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Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, (4/6)

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CHAPITRE X.
1673.

Séjour de madame de Sévigné en Provence.—Des lettres qu'elle écrit à ses amis de Paris.—Des lettres qu'elle reçoit.—Nouvelles qui lui sont données par M. de la Rochefoucauld, madame de Coulanges, madame de la Fayette.—Levée du siége de Charleroi.—Crédit de madame Dufresnoy.—Occupations nombreuses de Louis XIV.—Ses égards pour la reine.—Il laisse madame de Montespan à Courtray.—Habileté de sa politique.—Il fait à cheval toute la campagne de 1673.—Madame de Coulanges se fait peindre.—Voit en secret madame Scarron.—Rendez-vous du beau monde chez la maréchale d'Estrées.—Détails sur cette dame,—sur madame de Marans,—la comtesse du Plessis, de Clérambault,—M. de Mecklembourg.—Congrès pour la pacification.—De madame de Monaco et du comte de Tott.—De l'abbé de Choisy en Bourgogne.—L'abbé Têtu déplaît à madame de Coulanges.—Madame de la Fayette.—De sa paresse à écrire.—Ses vapeurs, ses prétentions à dominer la société parisienne.—Le roi donne une rente à son fils.—Recherchée par le fils du prince de Condé.—Sa correspondance avec Briord quand M. le Duc est à l'armée.—Madame de la Fayette et sa société vont dîner à Livry.—Chez qui.—Nouvelles de conversions et d'aventures galantes.—Du marquis d'Ambres.—Sur le titre de monseigneur.—Influence personnelle de Louis XIV sur la politique et les destinées de l'Europe.—Alliance intime de Louis XIV et de Charles II.—On s'occupait dans le monde de ce qui se passait dans les deux cours.—De Montaigu.—De sa liaison avec la duchesse de Brissac.—De son mariage avec la comtesse de Northumberland.—Le roi prend Maëstricht.—La Trousse est envoyé en Bourgogne.—Sévigné reste à Paris.—Il obtient un congé.—Il devient amoureux de madame du Ludres.—Il a besoin d'argent.—Madame de la Fayette en demande pour lui à sa mère.—Question entre deux maximes, faite par madame de la Fayette à madame de Sévigné.—Détails sur la Rochefoucauld et sur son livre des Maximes.—Corneille donne Pulchérie, et Racine Mithridate.—Mort de Molière.

Durant les quatorze mois des années 1672 et 1673, que madame de Sévigné se trouva réunie avec sa fille en Provence [608], on est privé du journal presque quotidien qu'elle lui transmettait, et qui nous instruit d'une foule de particularités importantes pour l'histoire de son siècle.

Mais l'âge n'avait rien fait perdre à madame de Sévigné de sa vive imagination et de la faculté qu'elle avait de se rendre présente à ses amis même lorsqu'elle en était séparée par de grandes distances, et de les intéresser à tout ce qui se passait autour d'elle. Aussi aimait-on à recevoir de ses lettres, et c'est une grande perte pour la littérature et l'histoire que la disparition de celles qu'elle écrivit, pendant son séjour en Provence, à son fils, à son cousin de Coulanges, à madame de la Fayette, à madame de Coulanges, à mademoiselle de Meri, sa cousine, sœur du marquis de la Trousse, qui transmettait les nouvelles de l'armée qu'elle recevait de son frère [609], et enfin au duc de la Rochefoucauld. Celui-ci, dont la réputation était grande comme bon juge des ouvrages d'esprit, auquel les Boileau, les la Fontaine, les Molière soumettaient leurs écrits, était plus charmé que tout autre à la lecture des lettres de madame de Sévigné, parce que, comme homme de cour, comme bel esprit, il appréciait mieux que tout autre le talent qui s'y montrait. Il commence ainsi la réponse à la première lettre qu'il reçut d'elle de Provence: «Vous ne sauriez croire le plaisir que vous m'avez fait de m'envoyer la plus agréable lettre qui ait jamais été écrite: elle a été lue et admirée comme vous le pouvez souhaiter; il me serait difficile de vous rien envoyer de ce prix-là [610].» Et madame de Coulanges lui écrit: «J'ai vu une lettre admirable que vous avez écrite à M. de Coulanges; elle est si pleine de bon sens et de raison que je suis persuadée que ce serait méchant signe à qui trouverait à y répondre. Je promis hier à madame de la Fayette qu'elle la verrait; je la trouvai tête à tête avec un appelé M. le duc d'Enghien [le fils du grand Condé]. On regretta le temps que vous étiez à Paris, on vous y souhaita: mais, hélas! ils sont inutiles les souhaits! et cependant on ne saurait s'empêcher d'en faire [611]

Heureusement que l'on possède quelques-unes des réponses qui ont été faites aux lettres qu'elle écrivit de Provence à ses amis, et qu'on peut, par ces réponses, suppléer en partie aux lettres qu'elle aurait écrites à sa fille si elle n'avait pas été en Provence.

Ces réponses sont de M. de la Rochefoucauld, de madame de Coulanges et de madame de la Fayette en dernier.

Madame de Coulanges était la mieux placée pour donner des nouvelles. Son oncle le Tellier était malade: c'est chez lui que les courriers descendaient. C'est elle qui apprend à madame de Sévigné la levée du siége de Charleroi [612], qui valut à Montal une belle récompense, une lettre flatteuse de Louis XIV [613], et des lettres de félicitations de Bussy, qui, pour rentrer en grâce, ne laissait échapper aucune occasion de flatter les généraux en faveur [614].

Elle lui dit: «Nous avons ici madame de Richelieu; j'y soupe ce soir avec madame Dufresnoy; il y a grande presse chez cette dernière à la cour.»

Il n'est pas étonnant qu'on se montrât très-empressé auprès de cette maîtresse de Louvois: le ministre était à l'apogée de sa puissance et de sa faveur. Louis XIV avait quitté le théâtre de la guerre, et y avait laissé Louvois, auquel il transmettait ses ordres de Compiègne et ensuite de Saint-Germain. Le roi continuait à diriger l'ensemble des opérations militaires et des négociations auxquelles elles donnaient lieu, et il entretenait personnellement et sans aucun intermédiaire une correspondance très-active avec son ministre, avec Turenne et avec Condé. Il se relevait souvent la nuit pour répondre à de longues dépêches de Louvois, écrites en chiffres; et il dictait ses réponses à mesure qu'on les déchiffrait. Il ne lui cachait rien; il lui donnait les instructions les plus étendues et un pouvoir absolu pour l'exécution de ses ordres [615]. La maladie de le Tellier lui occasionna un surcroît de travail, parce qu'il ne voulut confier à personne le secret des lettres que le courrier portait à ce ministre; et il se les faisait remettre pour y répondre lui-même.

Charles II, son allié, lui était dévoué, et se conduisait par ses conseils. Louis XIV comprenait mieux que les ministres du roi d'Angleterre la constitution anglaise et la tactique parlementaire; ce fut lui qui empêcha Charles II de casser son parlement, et qui lui fit sentir la nécessité de le satisfaire. Ce fut lui qui donna à ce roi faible et dominé par la volupté une maîtresse française, mademoiselle de Kerouel, que Charles II fit duchesse de Portsmouth: Louis XIV la dota de la terre d'Aubigny-sur-Nière, et fixa d'avance le sort des enfants que le roi d'Angleterre pourrait en avoir, comme il aurait fait des siens propres [616].

Les historiens se sont mépris quand ils ont accusé Louis XIV d'avoir quitté l'armée par amour pour Montespan. Il crut que la reine était enceinte [617]; il la rejoignit et ne la quitta pas, soumettant même ses départs et le transport de sa cour d'un lieu dans un autre aux exigences de sa dévotion [618]. Lui-même aussi donna l'exemple de l'accomplissement des devoirs religieux. Le 1er avril (la veille du jour de Pâques en 1673), il communia solennellement dans l'église paroissiale de Saint-Germain en Laye: dans le jardin des Récollets il toucha 800 malades, et termina, à pied, ses stations du jubilé dans l'église des Augustins de la forêt [619]. Il avait laissé madame de Montespan à Courtray [620], et ne prenait d'autres distractions que celles de la chasse, le plus souvent dans les bois de Versailles. Aussitôt son arrivée à Saint-Germain, il écrivit à Louvois ces mots: «Il serait d'éclat d'agir pendant l'hiver [621];» et il donna des ordres pour attaquer en Flandre les Espagnols, qui avaient fourni au prince d'Orange des troupes et des canons [622]. Il était arrivé le 2 décembre (1672) à Saint-Germain, et il en repartit le 1er mai, accompagné de la reine, voyageant à cause d'elle à petites journées. Un heureux accouchement était pour lui d'un intérêt politique, et à cette considération il subordonnait toutes choses, même ses passions. Il n'arriva que le 15 à Courtray [623]. Il fit à cheval toute cette glorieuse campagne de 1673, dont il s'est complu à écrire lui-même l'histoire, comme la plus glorieuse de toutes celles qu'il ait faites.

Madame de Coulanges donne à madame de Sévigné toutes les nouvelles qui peuvent l'intéresser; elle se fait peindre, pour envoyer son portrait à M. de Grignan, qui le lui avait demandé. Elle n'oublie pas de parler à madame de Sévigné de leur amie commune, madame Scarron, dont la vie mystérieuse occupait vivement la cour. «Aucun mortel, dit madame de Coulanges, n'a commerce avec elle. J'ai reçu une de ses lettres; mais je me garde bien de m'en vanter, de peur des questions infinies que cela m'attire [624]

Madame de Coulanges dit encore dans cette lettre: «Le rendez-vous du beau monde est les soirs chez la maréchale d'Estrées.» C'était la sœur du marquis de Longueval de Manicamp, la veuve de François-Annibal d'Estrées, frère de Gabrielle d'Estrées, la maîtresse de Henri IV. Ce fut à l'âge de quatre-vingt-treize ans que François-Annibal épousa en troisièmes noces mademoiselle de Manicamp. On ne doit pas confondre cette maréchale d'Estrées, dont parle madame de Coulanges, avec la fille de Morin le financier, laquelle fut aussi maréchale d'Estrées par son mariage avec le comte d'Estrées, fils d'Annibal. L'hôtel de celle-ci fut, plus longtemps encore que celui de sa belle-mère, le rendez-vous du beau monde à Paris [625].

De toutes les lettres adressées à madame de Sévigné pendant son séjour en Provence, celles de madame de la Fayette ressemblent le plus à celles de madame de Coulanges par la facilité du style et par l'intérêt des nouvelles qu'elles renferment. Madame de Coulanges et madame de la Fayette étaient très-liées, et faisaient leurs visites ensemble. Madame de Coulanges annonce que madame la princesse d'Harcourt, comme madame de Marans, tourne à la dévotion, et a paru sans rouge à la cour. Puis vient le mariage de la comtesse du Plessis, récemment veuve, avec le marquis de Clérambault, dont elle était amoureuse [626]. Cette comtesse du Plessis est cette petite-cousine de Bussy, dont mademoiselle d'Armentières et le comte de Choiseul font mention dans leurs lettres [627]. Elle suivit madame Henriette en Angleterre, et était de retour de ce pays au 30 juin 1670. Madame de Coulanges raconte encore sa visite au Palais-Royal, en compagnie avec madame de Monaco, chez Monsieur, qui lui fit beaucoup de caresses en présence de la maréchale de Clérambault. Cette dernière était gouvernante des enfants de Monsieur et une des plus singulières personnes de la cour: dans le tête-à-tête pleine d'esprit naturel, causant délicieusement; en société silencieuse par dédain du monde et par ménagement pour sa poitrine; aimant à jouer sans risquer de grosses sommes; riche et avare, dédaignant les modes, toujours en grand habit, et la dernière qui ait conservé l'usage du masque de velours noir pour conserver son teint, qui était fort beau [628]. Elle fut regrettée de Madame lorsqu'elle perdit sa charge, et qu'on la sacrifia à madame de Fiennes, à madame de Grancey, au chevalier de Lorraine et à tous ces gens avides et corrompus qui gouvernaient et entouraient Monsieur; ce qui justifia bien son mépris pour le genre humain, dont l'accuse madame de Sévigné [629]. Quant à madame de Monaco, toujours belle et blanche, elle est, dit madame de la Fayette, «engouée de cette Madame-ci comme de l'autre, et sa favorite [630].» Madame de la Fayette ridiculisait M. de Mecklembourg de ce qu'il était à Paris lorsque tout le monde était à l'armée [631]. Un congrès de toutes les puissances de l'Europe s'était formé pour parvenir à la pacification générale. La Suède, qui recevait des subsides de la France, avait été admise comme médiatrice. Elle envoya pour ambassadeur extraordinaire le comte de Tott, qui fut reçu avec beaucoup de distinction par Louis XIV. Sur le point de retourner dans son pays, le comte de Tott venait tous les jours voir madame de la Fayette et madame de Coulanges; tous les jours il parlait de madame de Sévigné, et des regrets qu'il avait de quitter Paris sans la voir [632]. Jeune, beau, noble dans ses manières, parlant français aussi facilement, aussi élégamment qu'aucun des courtisans de Louis XIV; grand joueur, dissipateur, galant et spirituel, de Tott, dit l'abbé de Choisy, était adoré et flatté par toutes les femmes [633]. Il revint à Paris l'année suivante, mais ce fut pour y mourir le dernier de sa noble race. M. de Chaulnes part, Langlade va en Poitou, Marsillac à Barréges. Madame de Coulanges annonce à madame de Sévigné tous ces départs, et aussi ceux de Vaubrun et de la Trousse; celui-ci est envoyé pour commander en Franche-Comté, sur la nouvelle qu'a eue le roi d'une révolte en ce pays. La Trousse s'afflige de n'avoir pu consoler madame de Coulanges de l'absence de tous ses amis; et comme elle n'a ni madame de Sévigné ni madame Scarron, elle ajoute plaisamment: «Je n'ai rien cette année de tout ce que j'aime; l'abbé Têtu et moi nous sommes contraints de nous aimer [634].» Ce vaporeux abbé, académicien, prédicateur, poëte, rimant des madrigaux et des poésies chrétiennes [635], recherchait trop les femmes pour que Louis XIV voulût consentir à en faire un évêque, malgré les instances qui lui furent faites à cet égard par les grandes dames de sa cour. Têtu fut surtout longtemps et fortement occupé de madame de Coulanges, qui se jouait de son amour et avec laquelle il rompit avec une sorte d'éclat [636].

Quoique madame de Sévigné se plaigne beaucoup de la paresse que madame de la Fayette met à lui répondre, cependant les lettres qui nous restent de celle-ci pendant le séjour de madame de Sévigné en Provence sont en plus grand nombre que celles de madame de Coulanges, et elles suffisent pour nous peindre l'existence de l'auteur de Zaïde et de la Princesse de Clèves, sujette aux vapeurs, aux fièvres, à la migraine. On la voit sans cesse tourmentée par le désir de jouer un rôle brillant; elle s'y croyait appelée par son esprit et par ses liaisons avec les grands personnages auxquels elle plaisait. Elle aurait aussi voulu tenir le haut bout de la société dans Paris, remplacer les Rambouillet, les Sablé, les Choisy, précieuses nullement ridicules, qui avaient disparu de la scène du monde; mais sa déplorable santé et plus encore l'instabilité de son humeur s'y opposaient. Bien vue de Louis XIV, il fallait qu'elle parût de temps en temps à la cour, ce qui était pour elle une grande fatigue. M. de la Rochefoucauld annonce à madame de Sévigné que madame de la Fayette ne peut lui répondre, parce qu'elle était allée le matin à Saint-Germain pour remercier le roi d'une pension de cinq cents écus qu'on lui a donnée sur une abbaye [637], pension qui lui en vaudra mille avec le temps. «Le roi a même accompagné ce présent de tant de paroles agréables qu'il y a lieu d'attendre de plus grandes grâces.»

M. le Duc, fils du prince de Condé, se plaisait beaucoup dans la société de madame de la Fayette: il allait fréquemment la voir; et quand il était à l'armée, elle entretenait une correspondance avec Briord, son premier écuyer, qui devint ambassadeur à Turin, fut envoyé à la Haye, et fait conseiller d'État d'épée. C'est par lui qu'elle apprend le plaisant trait de ce bourgeois d'Utrecht qui, voyant M. le Duc prendre, en sa présence, des familiarités un peu trop grandes avec sa femme jeune et jolie, lui dit: «Pour Dieu! monseigneur, Votre Altesse a la bonté d'être trop insolente [638]

J'ai dit ailleurs combien le fils du grand Condé avait de goût pour embellir Chantilly, cette magnifique et royale demeure, et pour y organiser des fêtes [639]. Madame de la Fayette était invitée à toutes les fêtes que donnait M. le Duc. Elle alla à une de ses chasses en carrosse vitré, et la migraine l'empêcha de rendre compte à madame de Sévigné de ce voyage de Chantilly, qu'elle avait, dit-elle, commencé l'année passée, mais qu'elle ne put continuer, parce que la fièvre la prit sur le Pont-Neuf [640]. Mais, selon elle, «de tous les lieux que le soleil éclaire, il n'y en a point de pareil à celui-là;» et quand, par le triste bénéfice de l'âge, on a vu, au milieu de cette magnifique forêt, ce château, ces belles eaux, ces bosquets dans toute leur splendeur, on ne trouve rien là d'exagéré. Elle y resta six jours, et dit à madame de Sévigné: «Nous vous y avons extrêmement souhaitée, non-seulement par amitié, mais parce que vous êtes plus digne que personne du monde d'admirer ces beautés-là.» Le jour où madame de la Fayette écrivait cette phrase, qui n'était pas une flatterie [641], elle allait dîner à Livry avec MM. de la Rochefoucauld, Morangiès et Coulanges; il lui paraît étrange d'aller dans ce lieu sans madame de Sévigné. Le plus grand nombre des lecteurs doivent être également surpris que madame de la Fayette et ceux qui l'accompagnaient aillent dîner à Livry lorsque madame de Sévigné et son oncle en sont absents. Mais il faut se rappeler que l'abbaye de Livry n'était pas alors la seule maison où l'on dînât bien: Claude de Sanguin, seigneur de Livry, dont la terre fut par la suite érigée en marquisat, possédait au milieu de la forêt un très-beau château [642]; et, vu sa qualité de premier maître d'hôtel du roi, il devait avoir la prétention de donner au moins d'aussi bons dîners que l'abbé de Coulanges. Ce fut, à n'en pas douter, chez ce personnage que, vers la fin du mois de mai, lorsque les arbres de la forêt couvraient le sol de leurs ombres printanières, se rendirent tous ces amis de madame de Sévigné. Ils durent penser au temps où, jeunes, ils l'avaient vue dans ce même château, sous ces mêmes ombrages, avec son poëte Sanguin de Saint-Pavin [643].

Cette même année (1673) la fête de Livry fut célébrée; on rendit le pain bénit, et sur ce sujet l'intarissable Coulanges chanta, pendant le repas, une longue chanson intitulée le Pain bénit de Livry, qu'il avait composée sur l'air populaire Allons-nous à quatre. Il y parle de madame de Sévigné, de son absence, prolongée par le plaisir qu'elle éprouve en contemplant sa fille, plaisir pareil à celui de la Niquée du roman d'Amadis des Gaules, qui fut enchantée en voyant Fleurize son amant.

. . . . . . . . .

Certaine marquise,

Dit un garde-bois,

Qu'on voyait tant autrefois,

Où s'est-elle mise

Depuis treize mois?

Un moine s'avance,

Qui répond: Hélas!

Ne savez-vous pas

Qu'elle est en Provence,

Elle et ses appas?

Elle est enchantée

Auprès de Grignan,

Et se plaît en la voyant

Tout comme Niquée

Voyant son amant [644].

Madame de la Fayette et madame de Coulanges n'oublient ni l'une ni l'autre, dans leurs lettres, aucune de ces anecdotes satiriques ou galantes qui peignent les mœurs de la cour à cette époque. Dans les lettres de madame de Coulanges, c'est la princesse d'Harcourt qui a paru à la cour par pure dévotion. Nouvelle qui efface toutes les autres; Brancas [son père] en est ravi [645]. Dans les lettres de madame de la Fayette, c'est la Bonnetot dévote [646] qui ôte son œil de verre et ne met plus de rouge ni de boucles. Madame de Sévigné était au reste fort curieuse de ces sortes de nouvelles, et les provoquait par ses demandes. «Pour répondre à vos questions, lui écrit madame de la Fayette, je vous dirai que madame de Brissac [Gabrielle-Louise de Saint-Simon] est toujours à l'hôtel de Conti, environnée de peu d'amants, et d'amants peu propres à faire du bruit. Le premier président de Bordeaux est amoureux d'elle comme un fou. M. le Premier et ses enfants sont aussi fort assidus auprès d'elle [647]

Puis après vient le scandaleux procès du marquis d'Ambres: «Je dois voir demain madame du Vill....; c'est une certaine ridicule à qui M. d'Ambres a fait un enfant; elle l'a plaidé, et a perdu son procès; elle conte toutes les circonstances de son aventure; il n'y a rien au monde de pareil; elle prétend avoir été forcée: vous jugez bien que cela conduit à de beaux détails [648]

Ce n'est pas seulement le nom, mais toute l'existence de François Gelas de Voisin, marquis d'Ambres, qui se rattache à un changement de cérémonial et d'étiquette très-prononcé et à des modifications que le despotisme de Louis XIV introduisait dans les habitudes, sinon plus serviles, au moins plus respectueuses du langage. On écrivait monseigneur le Dauphin; mais en parlant de lui on ne disait jamais que M. le Dauphin; et ainsi pour les autres fils de France et princes du sang, ou les personnages moins élevés en dignité. Louis XIV décida qu'on dirait monseigneur en parlant au Dauphin [649]. Cette innovation (à laquelle Montausier et quelques autres ne se conformèrent jamais) en amena beaucoup d'autres: d'abord pour les princes de la famille royale; puis, dans une assemblée du clergé, les évêques prirent une délibération par laquelle ils convinrent qu'en s'écrivant ils se donneraient mutuellement le titre de monseigneur [650]. Ils ne réussirent d'abord à se le faire donner que par le clergé séculier et subalterne; mais le temps, ce grand maître de l'usage, fit accorder généralement ce titre aux évêques. Ensuite, et successivement, les ducs, les maréchaux, les ministres secrétaires d'État [651], les intendants même prétendirent au titre de monseigneur; mais ceux auxquels l'ancienneté de la naissance, le grade ou la fierté naturelle du caractère donnaient de la répugnance pour cette exigence de l'usage refusaient de s'y conformer. A une époque où ce point d'étiquette était fixé, où personne ne songeait à s'en écarter, Saint-Simon se vante [652] de ne s'y être jamais conformé, même en parlant au duc d'Orléans régent, dont il était l'ami et le partisan, et d'avoir été le seul qui lui dît Monsieur.

Le marquis d'Ambres, dont Saint-Simon blâme la hauteur, était de la même humeur que lui. Le père de ce marquis avait été fait chevalier des ordres du roi en 1633 [653]. Colonel du régiment de Champagne en 1657, il fut ensuite, au moyen d'un payement de 200,000 francs, nommé lieutenant général pour le roi dans le gouvernement de Guyenne [654]. D'Albret, comte de Miossens, maréchal de France, était gouverneur de cette province. C'était à l'époque où les militaires d'un haut grade hésitaient à donner le monseigneur aux maréchaux de France. Grignan, Lavardin, Beuvron et autres évitaient la difficulté en faisant écrire leurs femmes, leurs mères, leurs sœurs. Le marquis d'Ambres, plus franc ou plus fier, refusa net le monseigneur au maréchal d'Albret [655]; et tous deux en appelèrent au jugement du roi sur ce différend. Le roi ordonna à d'Ambres de donner le titre de monseigneur à d'Albret. Cette décision fut la loi à laquelle tout le monde se soumit. D'Ambres, dont elle choquait l'orgueil, en s'y conformant, écrivit à d'Albret une lettre insolente, qui lui attira une réponse de même sorte. Le résultat de cette querelle fut que d'Ambres quitta le service [656]. C'était, dit Saint-Simon, un «grand homme très-bien fait, très-brave homme, avec de l'esprit et de la dignité dans les manières.» Il fut despote dans ses domaines et à la cour, où il paraissait souvent, quoique froidement accueilli par le roi, auquel il survécut, ayant prolongé sa carrière jusqu'à l'âge de quatre-vingt-un ans [657].

Ce n'était pas seulement par ses victoires, par la bravoure de ses troupes, par le génie de ses généraux et de ses marins que Louis XIV agitait toutes les puissances de l'Europe et pesait sur elles; c'était encore par l'activité de ses négociations, l'adresse et l'habileté de ses diplomates. Jamais toutes ces causes de succès n'agirent avec plus d'évidence et de force que durant les conférences de Cologne et dans tout le temps qui précéda la paix de Nimègue. Jamais monarque ne sut plus que Louis XIV profiter avec habileté de la bonne fortune; ce qui est peut-être plus rare que de savoir trouver des ressources contre la mauvaise. C'est bien à tort qu'en s'emparant des fautes de la vieillesse de Louis XIV on a voulu lui ravir la gloire due à ses belles années, et attribuer l'éclat de cette partie de son règne aux seuls grands hommes dont il savait s'entourer. Aujourd'hui que tout ce qu'il y a d'important à connaître de cette grande époque de notre histoire a été mis au jour, nous savons que tout aboutissait à ce roi; et si Condé, Turenne, Louvois lui soumettaient leurs idées pour la guerre; si Colbert, Louvois, Pomponne, le Tellier traitaient et préparaient les grandes affaires de l'intérieur et de l'extérieur, c'était lui seul qui ordonnait; lui seul répartissait le travail entre ses ministres, ses commandeurs, ses guerriers, ses chefs d'escadre; de sorte qu'aucun conflit d'autorité ne pouvait nuire à l'action du gouvernement. Il saisissait avec un coup d'œil d'aigle l'ensemble et les résultats des opérations militaires, les intérêts compliqués des différents États, s'attachant à connaître et à influencer les personnages qui les gouvernaient. Il ne confiait de ses secrets, de ses pensées, à ses serviteurs les plus dévoués, que ce qui leur était strictement nécessaire pour bien opérer dans les différentes affaires dont ils étaient chargés. Les deux puissances qu'il avait eu le talent d'enchaîner aux intérêts de la France étaient la Suède et l'Angleterre. Pour ce dernier pays, il avait employé toutes les ressources de l'intrigue, de la corruption; et il était parvenu à entraîner Charles II, ses ministres et ses ambassadeurs dans la sphère de son ambitieuse politique, contre les intérêts de l'Angleterre, contre la volonté du parlement anglais, affaibli dans son opposition à la couronne par le souvenir récent des dernières révolutions et dominé par la crainte d'en produire encore une nouvelle. Il résultait de cette situation des deux États une sorte d'alliance et de confraternité entre la cour de France et celle d'Angleterre; et la seconde imitait la première, beaucoup plus brillante et plus riche.

Charles II, qui pendant l'usurpation de Cromwell avait passé en France sa jeunesse, conservait sur le trône ses inclinations pour les mœurs faciles, élégantes de ce pays. Sa cour, comme celle de Louis XIV, fut brillante, polie, remarquable par l'éclat des fêtes, des beautés qui y brillèrent; et elle fut aussi le théâtre de beaucoup d'intrigues amoureuses, auxquelles les courtisans se complaisaient, à l'exemple du monarque. Ces rapports de goûts, d'occupations, de divertissements contribuèrent à former les liens qui unissaient les souverains et la noblesse des deux pays: on s'occupait en France des aventures, des intrigues galantes d'Angleterre, comme en Angleterre de celles de France.

Une des femmes qui avaient fait le plus de bruit à Paris, pour sa beauté, était la comtesse de Northumberland.

Madame de la Fayette envoya, le 30 septembre 1672, à madame de Sévigné, à Aix, une lettre du comte de Sunderland, la chargeant de la faire remettre à la comtesse de Northumberland, à Aix. «M. de la Rochefoucauld, que le comte de Sunderland voit très-souvent, s'est chargé de lui remettre ce paquet. Comme vous n'êtes plus à Aix, ajoute-t-elle, je vous supplie d'écrire un mot à madame de Northumberland, afin qu'elle fasse réponse, et qu'elle vous mande qu'elle l'a reçu: vous m'enverrez sa réponse. On dit ici que si M. de Montaigu n'a pas un heureux succès de son voyage; il passera en Italie, pour faire voir que ce n'est pas pour les beaux yeux de madame de Northumberland qu'il court le pays. Mandez-moi un peu ce que vous verrez de cette affaire, et comme quoi il sera traité [658]

Montaigu était alors l'amant de la duchesse de Brissac; il la négligea dès qu'il commença à faire sa cour à la comtesse de Northumberland [659].

D'après ce que nous venons de dire des cours de France et d'Angleterre, on serait tenté de croire que le mystérieux paquet de l'ambassadeur anglais était relatif à une intrigue d'amour, et que le comte de Sunderland, qui avait succédé à Montaigu en qualité d'ambassadeur en France, était encore son rival à l'égard de la comtesse de Northumberland.

Ces apparences n'avaient rien de réel. La réputation de la comtesse de Northumberland fut toujours intacte; et Robert Spencer, second comte de Sunderland, qui fut deux fois ambassadeur en France et deux fois premier ministre d'Angleterre, avait épousé une très-belle femme: c'était Anne Digby, fille du fameux lord Digby, comte de Bristol, dont Bussy a raconté, dans son libelle, les amours avec la duchesse de Châtillon [660].

Lord Digby, dont la vie si remplie d'aventures fut, selon l'expression d'Horace Walpole, une contradiction perpétuelle, avait été fort lié, au temps de la Fronde, avec le duc de la Rochefoucauld, et il ne manqua pas de lui recommander son gendre et sa fille. Celle-ci fut présentée à la cour de Louis XIV, où, parmi tant de femmes remarquables, sa beauté fit sensation [661].

Il n'en fut pas ainsi de lady Northumberland, au jugement de madame de la Fayette, dont les appréciations, il faut le dire, sont presque toujours sévères et souvent peu bienveillantes quand il s'agit des personnes de son sexe. Dans sa lettre du 15 avril 1673, elle écrit à madame de Sévigné: «Madame de Northumberland me vint voir hier; j'avais été la chercher avec madame de Coulanges. Elle me parut une femme qui a été fort belle, mais qui n'a plus un seul trait de visage qui se soutienne ni où il soit resté le moindre air de jeunesse: j'en fus surprise. Elle est assez mal habillée, point de grâce: enfin, je n'en fus point du tout éblouie. Elle me parut entendre fort bien tout ce qu'on dit, ou, pour mieux dire, ce que je dis; car j'étais seule. M. de la Rochefoucauld et madame de Thianges, qui avaient envie de la voir, ne vinrent que comme elle sortait. Montaigu m'avait mandé qu'elle viendrait me voir; je lui ai fort parlé d'elle; il ne fait aucune façon d'être embarqué à son service, et paraît très-rempli d'espérance [662]

En effet, Montaigu partit le 24 mai, pour se rendre en Angleterre; lady Northumberland, deux jours après [663]. Elle le rejoignit à Titchefield, au château de Wriothesley, dans le Hampshire, où le mariage se fit. C'était le château de la famille de lady Northumberland, ou d'Élisabeth Wriothesley. Elle était la plus jeune des filles du lord trésorier Southampton, et sœur de l'héroïque épouse de ce Russell dont la mort fut un des crimes et une des plus grandes fautes du règne de Charles II. Ainsi, par les Russell lady Northumberland se trouvait alliée au marquis de Ruvigny, calviniste et mandataire des Églises réformées en mission, qui lui permit de rendre de grands services comme diplomate, lorsque Louis XIV n'était pas encore devenu intolérant et persécuteur. Élisabeth Wriothesley avait hérité des grands biens de son aïeul maternel; elle fut mariée très-jeune à Josselyn Percy, onzième comte de Northumberland. Les deux époux se rendirent à Paris pour raison de santé, accompagnés de Locke, leur médecin, devenu depuis si célèbre par ses ouvrages de métaphysique. Le comte continua son voyage jusqu'en Italie, et mourut à Turin de la fièvre, en 1670. Sa femme, restée à Paris, avait été confiée par lui aux soins de Locke et à Montaigu, alors ambassadeur d'Angleterre. Celui-ci mit toute son application à consoler la jeune et riche veuve, et, par ses assiduités et sa constance, parvint à se faire agréer d'elle comme époux. Elle mourut à quarante-quatre ans, en 1690. Montaigu fit un second mariage plus riche encore, et surtout plus extraordinaire. Il épousa la folle duchesse d'Albermale, dont il ne put obtenir le consentement qu'en lui faisant croire qu'il était l'empereur de la Chine [664]. Il lui fit rendre tous les honneurs comme à une véritable impératrice de Chine, et la retint renfermée dans ce même hôtel de Montaigu, si célèbre depuis qu'il est devenu le Musée britannique [665] (British Museum).

Que faisait Sévigné tandis que sa mère était en Provence; que son parent le marquis de la Trousse quittait Paris pour commander en Bourgogne; que Louis XIV laissait Saint-Germain et Versailles, allait sans Turenne ni Condé, mais assisté de Vauban, assiéger et prendre la forte place de Maëstricht [666]? Sévigné, ennuyé des fatigues de la guerre, demandait un congé qu'il était bien sûr d'obtenir, puisqu'il employait, pour le solliciter, l'intermédiaire de madame de Coulanges, très-désireuse de conserver auprès d'elle ce jeune et aimable guidon [667]. Avec elle, il allait dîner chez la duchesse de Richelieu; il allait voir les nouvelles pièces au théâtre: Mithridate, Pulchérie; il l'accompagnait à Saint-Germain, ainsi que madame de la Fayette; et toutes deux, très-satisfaites de pouvoir disposer d'un tel cavalier, donnent de ses nouvelles à sa mère, et font son éloge. Et comme il lui fallait toujours un attachement de cœur, ce n'était plus d'une actrice ou d'une femme philosophe, aux appas surannés, qu'il était épris, mais de la belle madame du Ludres, cette chanoinesse de Poussay, si affectée dans son parler, si coquette, dame d'honneur de la reine et amie de madame de Coulanges. Elle n'avait pas encore attiré les regards du roi [668], et le chevalier de Vivonne et le chevalier de Vendôme se disputaient alors ses faveurs. Mais madame de la Fayette jugeait de Sévigné comme Ninon: «Votre fils, écrit-elle à sa mère, est amoureux comme un perdu de mademoiselle de Poussay; il n'aspire qu'à être aussi transi que la Fare [669].» M. de la Rochefoucauld dit que l'ambition de Sévigné est de mourir d'un amour qu'il n'a pas, «car nous ne le tenons pas, ajoute-t-il, du bois dont on fait les passions [670]

Cependant un autre motif que son amour pour madame du Ludres retenait Sévigné dans la capitale plus longtemps peut-être qu'il ne l'aurait voulu: c'était le besoin d'argent. Sans avoir aucun vice ou aucun goût ruineux, il avait peu d'ordre; et sa mère lui ayant déjà avancé de fortes sommes pour l'acquisition de sa charge de guidon et pour ses équipages, il n'osait plus rien réclamer. Aussi, malgré l'intimité qui régnait entre elle et lui, il crut devoir lui faire cette demande par l'intermédiaire de madame de la Fayette et de d'Hacqueville. La manière un peu sévère dont madame de la Fayette rappelle à son amie qu'elle est beaucoup plus prodigue pour sa fille que pour son fils prouve que l'on aimait moins la sœur que le frère, et que, comme tous les amis de madame de Sévigné, madame de la Fayette désapprouvait l'excessive faiblesse et la continuelle admiration de son amie pour madame de Grignan:

«Je ne vous puis dire que deux mots de votre fils: il sort d'ici; il m'est venu dire adieu, et me prier de vous écrire ses raisons sur l'argent: elles sont si bonnes que je n'ai pas besoin de les expliquer fort au long, car vous voyez, d'où vous êtes, la dépense d'une campagne qui ne finit point. Tout le monde est au désespoir et se ruine: il est impossible que votre fils ne fasse pas un peu comme les autres; et, de plus, la grande amitié que vous avez pour madame de Grignan fait qu'il en faut témoigner à son frère. Je laisse au grand d'Hacqueville à vous en dire davantage [671]

Madame de la Fayette gourmande aussi sur ses exigences madame de Sévigné, qui mettait en doute son amitié, parce qu'en raison de sa paresse naturelle elle négligeait de lui répondre. «Je suis très-aise, lui écrit madame de la Fayette, d'aimer madame de Coulanges à cause de vous. Résolvez-vous, ma belle, de me voir soutenir toute ma vie, de toute la pointe de mon éloquence, que je vous aime plus encore que vous ne m'aimez. J'en ferais convenir Corbinelli en un quart d'heure [672]; et vos défiances seules composent votre unique défaut et la seule chose qui peut me déplaire en vous. M. de la Rochefoucauld vous écrira [673]

La Rochefoucauld n'écrivit pas aussitôt qu'il l'avait promis; car il se sert encore de la plume de madame de la Fayette pour consulter madame de Sévigné et aussi Corbinelli, sur une pensée qu'il avait probablement le projet d'insérer dans son livre de Réflexions ou Sentences et Maximes morales. Il en avait déjà publié trois éditions: la seconde, avec des corrections et des retranchements; la troisième, corrigée et augmentée [674]; il en fut de même des trois éditions qui suivirent. La Rochefoucauld avait fait de la composition de ce petit livre l'amusement des loisirs de sa vieillesse; il y faisait participer sa société intime, et surtout madame de la Fayette. N'ayant reçu durant les guerres civiles qu'une éducation imparfaite [675], il était beaucoup moins lettré que son amie; mais, par la tournure de son esprit et par son expérience du monde, il était plus capable de peindre l'homme corrompu des cours et de rédiger avec concision et finesse le code honteux de leur morale que tous les gens de lettres et toutes les femmes spirituelles dont il était entouré. Il craignait toujours de trop grossir son recueil; et il essayait en quelque sorte l'effet de ses réflexions sur le public de son choix. Il acceptait différentes rédactions des mêmes pensées avant de les admettre à la publication. Segrais, auquel il soumettait la copie de chacune des éditions, dit qu'il y a des maximes qui ont été changées plus de trente fois [676].

Madame de la Fayette termine ainsi une de ses lettres à madame de Sévigné: «M. de la Rochefoucauld se porte très-bien; il vous fait mille et mille compliments, et à Corbinelli. Voici une question entre deux maximes:

On pardonne les infidélités, mais on ne les oublie pas.
On oublie les infidélités, mais on ne les pardonne pas.

«Aimez-vous mieux avoir fait une infidélité à votre amant, que vous aimez pourtant toujours, ou qu'il vous en ait fait une, et qu'il vous aime toujours [677]?» Et pour expliquer le sens de cette question entre deux maximes, question pourtant assez claire, madame de la Fayette dit qu'il s'agit ici d'infidélités passagères. Quant aux deux maximes, le choix de madame de Sévigné ne pouvait être douteux; mais, pour répondre à la subtile question que lui pose madame de la Fayette, une chose lui manquait, l'expérience; et elle pouvait, je pense, en renvoyer la décision à son amie. La Rochefoucauld avait déjà inséré dans la troisième édition cette maxime: «On pardonne tant que l'on aime [678].» Il ne parlait nulle part, dans cette édition, de l'infidélité entre amants. Dans la quatrième, il n'inséra aucune des deux maximes que rapporte ici madame de la Fayette; mais il en ajouta quatre nouvelles qui concernent «cette faute considérable en amour,» pour nous servir de l'expression qu'emploie madame de la Fayette dans sa lettre [679].

Les deux correspondantes de madame de Sévigné ne pouvaient, en l'instruisant des nouvelles du grand monde, lui laisser ignorer celles qui intéressaient la littérature. Au théâtre, deux pièces nouvelles avaient été jouées, et formaient événement; elles étaient de deux grands auteurs, entre lesquels se partageaient alors le public, la cour et l'Académie. Corneille avait fait jouer Pulchérie, et Racine Mithridate [680]; alors madame de Coulanges écrit à madame de Sévigné: «Mithridate est une pièce charmante: on y pleure; on y est dans une continuelle admiration; on la voit trente fois, on la trouve plus belle la trentième fois que la première. Pulchérie n'a point réussi [681];» et madame de la Fayette: «M. de Coulanges m'a assuré qu'il vous enverrait Mithridate.» Madame de Sévigné, avant d'aller rejoindre madame de Grignan, sept mois avant la représentation de Pulchérie, lui avait écrit, en lui envoyant la tragédie de Bajazet: «Je suis folle de Corneille; il nous donnera encore Pulchérie, où l'on reverra

La main qui crayonna

La mort du grand Pompée et l'âme de Cinna.

Il faut que tout cède à son génie [682].» Madame de Sévigné, lorsqu'elle écrivait ces lignes, avait-elle entendu une lecture de Pulchérie? Je le crois. Quoique Voltaire assure que cette tragédie est inférieure à ce que Coras, Bonnecorse et Pradon ont jamais fait de plus plat, il n'est pas moins vrai que Corneille a laissé dans cette pièce de nombreuses traces de son génie mourant. Il a su, dans le rôle de Pulchérie, faire parler l'amour avec cette élévation de sentiment et de fierté héroïque qui plaisait tant aux dames de l'hôtel de Rambouillet et aux héroïnes de la Fronde, tandis que Racine avait affadi, par le langage doucereux et galant de la cour de Louis XIV, le rôle de Mithridate, tracé par lui avec une admirable vigueur [683]. Pulchérie néanmoins n'eut pas un grand succès. Racine, qui venait d'être reçu à l'Académie française, avait pu faire représenter sa tragédie par les excellents comédiens de l'hôtel de Bourgogne, tandis que Corneille fut obligé de confier la sienne à des acteurs médiocres, sur le théâtre du Marais, situé dans un quartier qui avait passé de mode. Mais comme ce quartier était habité par beaucoup de personnes de l'ancienne société, qui, de même que madame de Sévigné, y avaient passé leur jeunesse, Corneille devait y conserver beaucoup de partisans; ceux de Racine, au contraire, étaient principalement dans le faubourg Saint-Germain et le quartier du Louvre. La pièce de Corneille se soutint pendant quelque temps au théâtre, et même s'y maintint quelques années encore après la nouveauté [684]. Pulchérie aurait pu dire aux spectateurs qui l'avaient applaudie et aux critiques qui en ont parlé avec tant de mépris:

. . . . . . . . . . . . Je n'ai pas mérité
Ni cet excès d'honneur ni cette indignité.

Mais dans les lettres que madame de Coulanges et madame de la Fayette adressèrent à madame de Sévigné tandis qu'elle était à Aix, nous cherchons en vain la mention de l'événement le plus désastreux pour la littérature et le théâtre, mention qui aurait dû précéder la lettre sur la représentation de Pulchérie. Le haut justicier, le hardi flagellateur des travers et des ridicules de son temps, le grand amuseur du grand roi, Molière, n'était plus; il avait succombé, à l'âge de cinquante et un ans, à la double passion d'auteur et d'acteur comique, dont l'attrait invincible l'avait, dès l'âge de puberté, entraîné loin du toit paternel.

La littérature et le théâtre ne firent jamais une perte plus grande et plus généralement sentie; il semblait que ce fin discernement, ce spirituel bon sens, cette humeur joviale, satirique et bouffonne qui distinguent le peuple français s'ensevelissaient dans la tombe où était renfermé cet homme.

Louis XIV rendit une ordonnance spéciale pour protéger contre la rapacité des comédiens de campagne la dernière œuvre de Molière, le Malade imaginaire [685], et versa ses bienfaits sur sa troupe, qui par cette mort fut menacée de désorganisation; mais elle se reforma, et se transporta du Palais-Royal dans la rue Mazarine [686]. Cependant Louis XIV ne voulut pas user de son autorité pour protéger contre les ressentiments de l'Église les restes mortels d'un homme qu'il regretta toute sa vie. La voix imposante de Bourdaloue se faisait entendre fréquemment dans la chaire de Saint-Germain en Laye [687], et le clergé s'opposait aux amusements du théâtre, comme contraires aux bonnes mœurs. Molière était nommément l'objet de ses attaques, parce que, par son génie, il était parvenu à inspirer au monarque et à toutes les classes de la nation (car il écrivit pour tous) le goût le plus vif pour la comédie. En cela le clergé remplissait un devoir, et Louis XIV le sentait bien; mais il ne put jamais faire ce sacrifice à sa conscience: il aima toujours le spectacle et la musique; et Molière et Lulli furent les deux hommes dont il ressentit le plus vivement la perte [688].

L'abbé d'Aubignac, docteur en droit canonique, fit un livre pour réfuter l'écrit que Nicole, en 1659, avait publié contre les théâtres; mais l'abbé d'Aubignac composait lui-même des pièces, et d'ailleurs il n'avait, pour défendre une telle cause, ni l'éloquence de Bourdaloue ni le savoir de Bossuet [689]. Aux ministres de la religion est venu se joindre, comme antagoniste de Molière et de la comédie, le plus éloquent, le plus dialecticien des sophistes du XVIIIe siècle et le plus dangereux ennemi du christianisme. Jean-Jacques Rousseau a été plus loin peut-être, dans ses attaques contre Molière et la comédie, que Nicole, Bourdaloue et Bossuet; et cependant l'admiration pour le génie de Molière n'a cessé de s'accroître; jamais nous n'avons été plus généralement, plus constamment, plus fortement dominés par la passion du théâtre. Les licences contre les bonnes mœurs, si justement reprochées à Molière, n'ont fait depuis, malgré les efforts des pasteurs de l'Église, des moralistes et quelquefois des gouvernements, qu'usurper une large part sur la scène française: ces licences sont parvenues à un degré de dévergondage tel qu'il faut, dans les temps qui ont précédé la renaissance des lettres en Europe, reculer jusqu'au siècle d'Aristophane pour trouver des exemples qui les égalent.

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