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Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, (4/6)

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CHAPITRE V.
1672.

Des causes qui ont amené Louis XIV à faire la guerre aux Hollandais.—Commencements de cette guerre, qui produit une coalition et se termine par la paix de Nimègue.—Des diverses sociétés que fréquentait alors madame de Sévigné.—Personnages de la cour, de la robe.—Beaux esprits.—Lettres de madame de Sévigné pendant les six premiers mois de cette année, pour les nouvelles de guerre.—Des matériaux historiques.—Le désir d'aller voir sa fille la tourmente, parce qu'elle est retenue par la prolongation imprévue de la maladie de sa tante la Trousse.—Elle s'attriste d'être obligée de rester à Paris, lorsqu'elle avait résolu de partir.—Ce qu'elle répond à sa fille, qui lui avait demandé si elle aimait la vie.—Le comte de Grignan reconnaît tout ce qu'il lui doit pour le succès de ses démarches à la cour.—Elle faisait encore de la musique.—Elle se partage entre la société du Faubourg et celle de l'Arsenal.—Quelles étaient les personnes qui composaient cette dernière société.—L'Arsenal était sous la surintendance de Louvois.—Faveur de ce dernier.—Il est fait ministre et admis au conseil.—Louis XIV règle les préséances dans le commandement de l'armée.—Il donne à Turenne la suprématie sur quatre maréchaux.—Résistance de ceux-ci.—Plusieurs sont exilés.—Ils se soumettent, et sont rappelés.—Résumé de cette campagne par Louis XIV.—Passage du Rhin.—Épître de Boileau.—Résultats glorieux.—Inconvénients de cette guerre.—On aliène des domaines de l'État, on mécontente les protestants, on ruine et on décime la noblesse.—Rareté de l'argent.—Équipages à faire.—On partait comme volontaire.—Sévigné part en qualité de guidon des gendarmes du Dauphin.—Paris désert.—Douleur de toutes les dames lorsqu'elles apprennent la mort du comte de Saint-Paul.—Louis XIV nomme un conseil de régence, et fait la reine régente.—Madame de la Vallière reste à Saint-Germain en Laye.—Madame de Montespan se retire au lieu nommé le Genitoy, où Louis XIV va la voir.—Il voit aussi ses enfants.—Madame Scarron était à ce rendez-vous.—Conduite qu'elle se trace.—Quelle est la cause principale de l'influence qu'elle commence à acquérir.—Effets fâcheux du scandale donné par le roi.—Pour excuser ses faiblesses, il les protége dans les autres.—Il soustrait la duchesse de Mazarin à la puissance maritale.—Dangers auxquels étaient exposées les femmes jeunes et jolies à la cour de Louis XIV.—Nécessité de faire connaître les aventures de la marquise de Courcelles.

On était loin sans doute de ce fanatisme cruel qu'avaient développé chez tous les peuples de l'Europe les progrès de la réforme. La belliqueuse Allemagne ne se divisait plus pour assurer, sur les champs de bataille, le triomphe d'une opinion religieuse. L'Angleterre, quoique mécontente de son roi, ne se rappelait pourtant qu'avec effroi les maux causés par le puritanisme et la tyrannie de Cromwell. La France abhorrait les souvenirs de la Ligue; et les déchirements de la Fronde n'avaient servi qu'à lui faire mieux goûter la tranquillité dont on jouissait. Mais le désir de l'indépendance avait été à la fois la cause et l'effet du protestantisme; il avait germé dans tous les cœurs, il était devenu un besoin pour cette classe toujours croissante de la population, qui s'élevait par le commerce et l'industrie. Lorsque cette inquiète agitation des esprits eut cessé de se diriger vers les questions religieuses, elle envahit les théories politiques: on vit naître alors cette sourde haine contre l'autorité, ce penchant au républicanisme, dont les souverains de l'Europe ressentirent d'autant plus promptement les effets qu'il avait trouvé un organe puissant par tout l'univers dans la Hollande.

Ces provinces néerlandaises, que les rois de l'Europe aidèrent à s'affranchir de la dépendance de l'Espagne, avaient, lors du traité d'Aix-la-Chapelle, protégé l'Espagne contre l'ambition de Louis XIV. En moins d'un siècle, cette réunion de petites républiques était devenue la première puissance maritime du monde: orgueilleuse de ses colonies, de ses richesses et de son influence en Europe, elle donnait refuge à tous ceux que blessait l'autorité despotique des monarques; elle réimprimait les libelles publiés contre eux, et surtout ceux contre le roi de France, contre sa politique et son gouvernement; elle faisait frapper des médailles où se manifestait l'arrogance républicaine; et, usant du droit d'un État libre, elle faisait des lois de douanes utiles à son commerce, mais nuisibles au commerce de la France. Louis XIV, qu'elle blessait par tant de côtés, sut la priver de tous ses alliés [346] en leur persuadant qu'en déclarant la guerre à la Hollande il n'avait pour but que de mortifier l'orgueil de marchands assez audacieux pour s'ériger en arbitres des potentats. La Hollande fut envahie par une armée de 176,000 hommes, conduite et dirigée par Turenne et Condé [347], le roi présent avec l'élite de la noblesse de France [348]. Il n'en fallait pas tant pour accabler la malheureuse république, aussi habile à combattre sur mer qu'elle était incapable de se défendre sur terre, autrement que par son or. Cependant le patriotisme et le courage du désespoir l'empêchèrent de succomber sous les premiers et terribles coups qui lui furent portés. Fille de l'Océan, sur lequel elle avait conquis son territoire, elle appela l'Océan à son secours, et lui livra ses vertes campagnes. Les flots qui les couvrirent protégèrent contre l'ennemi vainqueur les remparts qui renfermaient les principales richesses et les derniers défenseurs de la république. Tous les souverains s'émurent à la nouvelle de cette terrible et menaçante invasion; ils armèrent: Louis XIV, qui eut à combattre seul contre tous, fut obligé de diviser sa redoutable armée pour faire face à tous ses ennemis, et la Hollande fut sauvée. Alors on ouvrit à Cologne des conférences, qui, prolongées depuis à Nimègue, se terminèrent, après cinq ans, par une paix générale [349]. La guerre n'en continua pas moins pendant le cours de ces négociations. La correspondance de madame de Sévigné jette quelquefois une vive lumière sur les événements de cette glorieuse période de notre histoire nationale.

Les cercles dans lesquels madame de Sévigné se trouvait mêlée par la nécessité des affaires, par les convenances de société ou les besoins de l'amitié comprenaient tout ce qu'il y avait alors dans Paris de personnages illustres ou considérables. Déjà nos lecteurs en connaissent une grande partie; mais la suite de la correspondance de madame de Sévigné nous introduit auprès de beaucoup d'autres, sur lesquels les mémoires du temps nous donnent des détails curieux. Nous nous contenterons de rappeler ici les noms des principaux: Mademoiselle [350], les Condé et Gourville; avec eux, les duchesses de Rohan, d'Arpajon, de Verneuil, de Gesvres; les Lavardin [351], surtout la femme du duc de Chaulnes; les d'Albret, les Beringhen, les Richelieu, les Duras, les Charost, les Villeroi, les Sully, les Castelnau, les Louvigny. C'est dans ces sociétés que brillaient l'abbé Têtu et Barillon, qui fut ambassadeur en Angleterre: celui-ci était alors, ainsi que le marquis de Beuvron, éperdument amoureux de madame Scarron; mais elle sut contenir toute cette passion dans les limites de l'amitié la plus dévouée [352]. Dans l'épée, nous citerons Dangeau, le comte de Sault, qui fut duc de Lesdiguières [353], illustré par les vers de Boileau; le comte de Guiche, frère de madame de Monaco, et l'amant de la duchesse de Brissac [354]. Dans les femmes d'un rang plus ou moins élevé, nous devons nommer: la maréchale d'Humières, dont le mari était parent de madame de Sévigné et de Bussy; madame du Puy du Fou [355], madame Duplessis-Bellière, les Créqui, les Guiche, les Sully; l'abbesse de Fontevrault, madame de Thianges, la comtesse de Fiesque, sa sœur, et sa voisine, cette belle madame de Vauvineux, que madame de Sévigné appelait Vauvinette; les Verneuil, les d'Entragues, la comtesse d'Olonne, la marquise de Courcelles, la marquise d'Huxelles, madame de Puisieux, et avec eux toute la société de la cour [356]. Dans la robe, les d'Ormesson [357], le président et la présidente Amelot [358], les de Mesmes, les d'Avaux, que l'abbé de Coulanges recevait à Livry [359]; les Colbert, les Pomponne, les Louvois. A cette nombreuse liste il faut ajouter encore, comme étant de la société intime de madame de Sévigné, toutes les personnes d'Aix qui avaient vu sa fille, tous ses amis et ses parents; Turpin de Crissé, comte de Sansei, et sa femme; Anne-Marie de Coulanges, le marquis et la marquise de la Trousse, ses cousins; enfin Retz, que madame de Sévigné appelait son cardinal. N'omettons par les beaux esprits du temps, Molière, Racine, Despréaux, qui lisait alors dans ces sociétés le Lutrin et l'Art poétique, et la Fontaine le conteur; puis après, Guilleragues, Benserade, Corbinelli, Langlade [360], l'abbé de la Victoire; et encore d'autres alliés, d'autres parents, le duc de Brancas, la bonne madame de Troche (Trochanire), bien établie à la cour, qui eut le talent de s'y faire beaucoup d'amis, et si jalouse de l'attachement que madame de Sévigné portait à madame de la Fayette [361]. On peut remarquer que madame de Sévigné prend part à tout ce qui passe autour d'elle dans la haute société, et que cependant elle est très-exacte à se rendre à la messe des Minimes de la place Royale, qui était celle de la noblesse et du grand monde; qu'elle ne manquait pas un sermon de Bourdaloue et de Mascaron, ce qui ne l'empêchait pas d'aller aussi admirer la Champmeslé dans Bajazet, de se rendre à la belle fête donnée à l'hôtel de Guise pour le mariage de mademoiselle d'Harcourt et du duc de Cadaval [362], et d'assister à la magnifique pompe funèbre du chancelier Séguier. Sa plume trace le récit de la mort de la princesse de Conti, cette nièce de Mazarin, la mère des pauvres, tant regrettée; celle de Madame douairière, qui laissait Mademoiselle maîtresse du Luxembourg: elle nous fait assister à l'incendie de l'hôtel du comte de Guitaud et aux noces du mariage de la belle la Mothe-Houdancourt avec le hideux duc de Ventadour [363].

Toutes ces occupations, tout ce monde ne faisaient pas oublier à madame de Sévigné Blanche, sa petite-fille, ni le fils de Bussy, étudiant au collége de Clermont [364]. C'est surtout dans les six premiers mois de l'année 1672, si fertiles en grands événements militaires, que la correspondance de madame de Sévigné avec sa fille est très-active, et offre plus d'instruction pour l'histoire. Jamais elle ne mena une vie plus agitée et plus tourmentée. Le bruit courait que la guerre allait avoir lieu; son fils était parti pour l'armée; non-seulement elle était privée de sa société, mais ses craintes maternelles étaient grandes [365]. Elle avait promis à sa fille de l'aller voir en Provence, et elle était dévorée du désir de remplir sa promesse; mais la maladie de sa tante la retenait à Paris. Chaque jour madame de la Trousse était près de sa fin, et cependant des semaines, des mois s'écoulaient dans des crises qui, sans donner aucun espoir de salut, ne permettaient pas de fixer l'époque du terme fatal. Tantôt madame de Sévigné espérait que la maladie traînerait en longueur; alors elle se décidait à se mettre en route; mais à peine sa résolution était-elle prise que des symptômes alarmants se manifestaient et que la crainte d'abandonner dans ses derniers moments cette tante qu'elle aimait la forçait à différer son départ. Cette alternative cruelle, ces anxiétés constantes, ce combat entre les pieux devoirs qu'elle remplissait près de sa parente et la privation de cette joie du cœur, qu'elle se promettait depuis si longtemps, d'aller rejoindre sa fille; ce projet de voyage, caressé par sa vive imagination, toujours près d'être exécuté et toujours différé, lui donnaient des mouvements d'impatience, et lui faisaient former des vœux que réprimaient aussitôt de poignants remords. Cette torture de l'âme fut portée à son plus haut degré par la douleur que lui causa la mort du chevalier de Grignan, le plus aimable de tous ceux de son nom: il plaisait à sa fille, jusqu'à donner matière à la malignité des chansonniers; il était aussi le compagnon de son fils, et fut pleuré par les deux familles [366]. Madame de Sévigné, dans cet état de profonde tristesse et de découragement [367] qui nous fait souvent regretter d'avoir reçu une existence qui doit finir, exprime à sa fille ses plus intimes pensées, où tant de personnes sensibles et pieuses se reconnaîtront [368]. «Vous me demandez, ma chère enfant, si j'aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j'y trouve des chagrins cuisants; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort: je me trouve si malheureuse d'avoir à finir tout ceci par elle que, si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m'embarrasse: je suis embarquée dans la vie sans mon consentement; il faut que j'en sorte, cela m'assomme. Et comment en sortirai-je? par où, par quelle porte? quand sera-ce? en quelle disposition? souffrirai-je mille et mille douleurs qui me feront mourir désespérée? aurai-je un transport au cerveau? mourrai-je d'un accident? comment serai-je avec Dieu? qu'aurai-je à lui présenter? n'aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur? que puis-je espérer? suis-je digne du paradis? suis-je digne de l'enfer? Quelle alternative! quel embarras! Rien n'est si fou que de mettre son salut dans l'incertitude, mais rien n'est si naturel; et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je m'abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène que par les épines dont elle est semée. Vous me direz que je veux donc vivre éternellement? Point du tout; mais si on m'avait demandé mon avis, j'aurais bien aimé mourir entre les bras de ma nourrice: cela m'aurait ôté bien des ennuis, et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément.» Ainsi parlait une femme riche, honorée, aimée, brillante de santé; qui enfin, par les bienfaits privilégiés de la Providence, se trouvait en possession de tous les éléments de bonheur!

Pourtant madame de Sévigné ne se laissait point abattre par la mélancolie. Elle mettait à profit le retard qu'éprouvait son voyage pour se rendre utile à son gendre. Sans cesse elle allait à la quête des nouvelles les plus récentes et les plus sûres, pour les écrire sur-le-champ à sa fille. Il faut que le comte de Grignan ait exprimé vivement, dans une des lettres qu'il lui écrivit, sa reconnaissance du service qu'elle lui avait rendu, puisqu'elle juge à propos de repousser comme des flatteries ce qu'il avait dit à cet égard.

«Vous me flattez, mon cher comte: je ne prends qu'une partie de vos douceurs, qui est le remercîment que vous me faites de vous avoir donné une femme qui fait tout l'agrément de votre vie. Oh! pour cela, je crois que j'y ai un peu contribué; mais pour votre autorité dans la province, vous l'avez par vous-même, par votre mérite, votre naissance, votre conduite: tout cela ne vient pas de moi.» Puis elle ajoute aussitôt, en s'adressant à sa fille, un détail qui prouve que, malgré son âge et les tourments qui l'assiégeaient, elle s'occupait encore de musique [369]. «Ah! que vous perdez que je n'aie pas le cœur content! Le Camus m'a prise en amitié; il dit que je chante bien ses airs, il en fait de divins: mais je suis triste, et je n'apprends rien; vous les chanteriez comme un ange. Le Camus estime fort votre voix et votre science. J'ai regret à ces sortes de petits agréments que nous négligeons: pourquoi les perdre? Je dis toujours qu'il ne faut pas s'en défaire, et que ce n'est pas trop de tout. Mais que faire quand on a un nœud à la gorge?»

C'était principalement entre les sociétés du Faubourg et de l'Arsenal que madame de Sévigné se partageait: dans la première, celle de la Rochefoucauld, du prince de Marsillac, de madame de la Fayette, elle apprenait les nouvelles de cour; dans la seconde, tout ce qui concernait la guerre. La tête en quelque sorte de cette seconde société était celle du comte de Lude, grand maître de l'artillerie. Cette société se composait de personnes demeurant dans le quartier, liées avec madame de Sévigné depuis sa jeunesse; qui, comme elle, avaient brillé au temps de la Fronde, et conservé, accru même leur influence dans le beau monde. C'étaient surtout la marquise et le marquis de Villars, qu'on avait surnommé le bel Orondate [370]; il fut une des brillantes conquêtes de la marquise de Gourville [371]. Chez la marquise de Villars se réunissaient madame de Fontenac et mademoiselle d'Outrelaise, deux femmes inséparables, dites les divines dans le temps de leur jeunesse et qui conservaient encore ce surnom. La première, femme d'esprit et d'empire, dit Saint-Simon [372], refusa de suivre son mari lorsqu'il fut nommé, en cette année 1672, gouverneur du Canada [373]: c'est celle que madame de Maintenon a choisie pour conseil dans le moment le plus critique de sa vie [374]. La liaison de madame de Sévigné avec le comte de Guitaud [375] se resserra encore lorsque celui-ci obtint le gouvernement des îles Sainte-Marguerite, parce qu'alors il eut des rapports de service avec le comte de Grignan. Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, devint grosse, et accoucha en même temps que madame de Grignan [376]. Madame de Guitaud, avec beaucoup d'esprit, était recherchée du grand monde, d'où l'écartait son penchant à la dévotion. Il n'en était pas ainsi de la comtesse de Saint-Géran [377], qui faisait partie de cette société de l'Arsenal, et qui attirait si souvent dans ce quartier madame de Sévigné. La comtesse de Saint-Géran, charmante d'esprit et de corps, poussant à un point extrême la recherche, la délicatesse, la propreté dans les plaisirs de la table, était fort recherchée à la cour, où sa charge de dame du palais de la reine lui donnait du crédit: réservée dans sa conduite, elle remplissait avec exactitude tous ses devoirs pieux; mais elle ne put résister aux séductions du brillant Seignelay, le fils aîné de Colbert. Il l'aima, et en fut aimé. Madame de Saint-Géran était l'amie intime de la marquise de Villars, et ces deux jeunes femmes se rendaient agréables à madame de Sévigné à cause de l'amitié qu'elles avaient pour madame de Grignan [378]. La duchesse de Brissac, coquette et légère, plaisait à madame de Sévigné par ses qualités aimables. Les mœurs dépravées du duc de Brissac [379] disposèrent tout le monde à l'indulgence pour les faiblesses et les intrigues galantes de sa femme [380] avec le jeune duc de Longueville (le comte de Saint-Paul), le comte de Guiche [381] et le marquis Henri d'Harcourt.

Tout ce quartier de l'Arsenal était placé sous la surintendance de Louvois, qui jouissait alors d'une grande faveur. Louis XIV le fit ministre, et lui donna, comme tel, entrée au conseil [382]. Les détails qui nous ont été transmis sur les préparatifs de cette guerre nous apprennent avec quelle habileté Louis XIV avait su organiser sa vaste administration. Un ordre émané de lui régla que, lors de la jonction de plusieurs corps d'armée, le droit de commander en chef serait dévolu, après le roi, à Monsieur, ensuite au prince de Condé, puis à M. de Turenne, et que dans ce dernier cas tous les maréchaux de France seraient tenus d'obéir à celui-ci [383]. Cet ordre déplut aux maréchaux. Madame de Sévigné nous initie aux moyens de persuasion et de douceur que Louis XIV tenta auprès des plus renommés avant de forcer l'obéissance par des mesures de rigueur. Bellefonds, de Créqui et d'Humières firent des remontrances, et résistèrent aux volontés du monarque: ils furent exilés, et il ne leur fut permis de rentrer au service qu'après avoir promis une entière soumission. Louvois fomentait secrètement cette résistance des maréchaux en haine de Turenne, qu'il n'aimait pas; mais Louis XIV ne se confiait pas uniquement à son ministre, et concertait lui-même ses plans de campagne avec Turenne et avec le prince de Condé. Ces deux grands capitaines correspondaient, pour les principales résolutions stratégiques, avec le monarque directement, et avec Louvois pour les besoins de leur armée et le détail des opérations militaires [384]. Louis XIV écrivait de sa main des instructions pour Louvois; celui-ci faisait des rapports détaillés de tous les ordres donnés par lui au nom du roi. Le roi les renvoyait à Louvois après les avoir lus et avoir mis en marge ce qu'il approuvait ou désapprouvait, supprimant, modifiant, ajoutant au travail de son ministre, et dirigeant ainsi réellement par lui-même, jusque dans les moindres détails, toutes les opérations de la guerre, comme aussi les négociations qu'elle nécessitait.

Aussi se ressouvenait-il toujours avec un juste orgueil des succès de cette campagne, que Boileau immortalisa par un poëme [385], l'année même qu'elle se termina. Voici comme Louis XIV, dans les mémoires militaires qu'il a écrits longtemps après, résume lui-même d'une manière très-noble cette belle époque de sa vie [386]:

«Après avoir pris toutes les précautions de toutes les manières, tant par des alliances que par des levées de troupes, des magasins, des vaisseaux et des sommes considérables d'argent, j'ai fait des traités avec l'Angleterre, l'électeur de Cologne et l'évêque de Munster, pour attaquer les Hollandais; avec la Suède, pour tenir l'Allemagne en bride; avec les ducs d'Hannover et de Neubourg, et avec l'empereur, pour qu'ils ne prissent aucune part dans les démêlés qui allaient se mouvoir. Comme j'ai été obligé de faire des dépenses immenses de tous côtés pour cette guerre, tant devant que dans le fort de mes travaux, je me suis trouvé bien heureux de m'être préparé, comme j'ai fait depuis longtemps; car rien n'a manqué dans mes entreprises; et, dans le cours de cette guerre, je peux me vanter d'avoir fait ce que la France peut faire seule. Il en est sorti dix millions pour mes alliés; j'ai répandu des trésors, et je me trouve en état de me faire craindre de mes ennemis, de donner de l'étonnement à mes voisins et du désespoir à mes envieux. Tous mes sujets ont secondé mes intentions de tout leur pouvoir: dans les armées par leur valeur, dans mon royaume par leur zèle, dans les pays étrangers par leur industrie et leur capacité. Pour tout dire, la France a fait voir la différence qu'il y a des autres nations à celle qu'elle produit [387]

Mais c'est à la promptitude de ses succès, c'est à la facilité avec laquelle il se contentait des résultats qui satisfaisaient son orgueil que sont dus les revers que Louis XIV subit à la fin de son règne. Ils le forcèrent enfin de convenir, à son lit de mort, qu'il avait trop aimé la guerre: non, s'il ne l'avait aimée que pour la grandeur de la France; car s'il eût alors consolidé, par une paix durable et d'utiles alliances, une partie de ses conquêtes, et s'il eût appliqué à la prospérité de l'agriculture et du commerce son aptitude aux grandes choses, il eût évité les reproches de sa conscience, et rien n'eût terni l'éclat d'un nom resté glorieux malgré tant de fautes.

Pour subvenir aux dépenses énormes de cette guerre, Colbert se vit forcé d'user de ressources ruineuses et d'aliéner les domaines de l'État: comme ils étaient inaliénables selon les lois, on viola les lois par un édit. Ce qui était un mal plus grave, pour faire enregistrer cet édit on corrompit les magistrats [388]; on augmenta les impôts, que Colbert faisait principalement peser sur l'agriculture, afin de protéger le commerce et l'industrie. Enfin, la Hollande était un pays éminemment protestant; et ce fut un effet désastreux de la guerre contre cette république, qui s'était affranchie du joug d'un despote catholique et persécuteur, d'exciter, pour les souffrances qui lui étaient infligées par le monarque français, les sympathies des protestants de France; de faire naître la défiance du monarque contre ceux de cette communion qui le servaient avec zèle et avec talent. De là des mesures de précaution et de sûreté qui lui aliénaient cette portion de ses sujets, presque tous hommes dévoués, magistrats pleins d'honneur, militaires éprouvés, riches commerçants, habiles manufacturiers. Sous ce rapport, on peut dire avec vérité que cette guerre contre la Hollande, qui paraît être la campagne la plus glorieuse du règne de Louis XIV, a au contraire été l'événement dont les conséquences devaient être les plus funestes aux intérêts de la France et de son monarque.

Ce que les lettres de madame de Sévigné font bien ressortir sur les inconvénients de la guerre, c'est que chaque campagne était une cause de ruine pour la noblesse, principal soutien du trône. Tous ceux qui composaient la cour du roi et qui briguaient des commandements étaient endettés par le luxe de la cour, par les habitudes de jeu et de dissipation qui y régnaient; et comme il leur fallait acheter des chevaux, des armes, des équipages de guerre, pour pouvoir se rendre à l'armée, ils étaient obligés d'avoir recours aux usuriers, et s'endettaient encore: souvent ils n'avaient plus d'autre ressource que les libéralités du roi, toujours prodiguées au détriment des finances du royaume. Cette noblesse, qui par sa valeur se faisait en temps de guerre décimer sur les champs de bataille, était en temps de paix ou dans les intervalles des campagnes obséquieuse et mendiante auprès du pouvoir [389]. Madame de Sévigné fut contrainte à de grandes dépenses pour son fils; elle donna de l'argent à Barillon, pour le lui remettre pendant la campagne. Pour consoler son cousin Bussy de n'avoir pu obtenir du roi un commandement, elle lui dit que l'argent est si rare, et les emprunts qu'on est obligé de faire pour aller à la guerre si considérables et si difficiles qu'il peut se vanter d'être le seul homme de sa qualité qui ait conservé du pain [390]. Sans doute elle exagère; mais cette exagération prouve quelle était alors la détresse des courtisans et des hommes d'épée.

Madame de Sévigné se plaint du vide qui s'est fait dans Paris après le départ du roi pour l'armée; elle exagère probablement le nombre des personnes qui en sont sorties, qu'elle porte à cent mille [391]. «Notre cardinal (de Retz), dit-elle, est parti hier; il n'y a pas un homme de qualité à Paris; tout est avec le roi, ou dans ses gouvernements, ou chez soi [392].» Ceux qui n'étaient pas commandés pour cette expédition obtenaient de partir comme volontaires; et madame de Sévigné flétrit par ses railleries le duc de Sully, qui, jeune, riche et en santé, «a soutenu de voir partir tout le monde, sans avoir été non plus ébranlé de suivre les autres que s'il avait vu faire une partie d'aller ramasser des coquilles [393].» Cette espèce de désertion honteuse était due à sa jeune et jolie femme, qui se montrait plus jalouse de la conservation de son mari que de sa gloire. Ce duc se retira à Sully, où il vécut presque toujours en disgrâce et loin de la cour [394]. Sévigné n'était point commandé pour cette expédition; et l'on voit que, malgré sa tendresse maternelle, madame de Sévigné eût plutôt engagé son fils à partir comme volontaire que de le voir rester oisif. Mais il n'en fut pas réduit à cette extrémité, et il put partir sous les ordres de son parent la Trousse, comme guidon des gendarmes du Dauphin [395], dont la Trousse était capitaine; ce qui convenait beaucoup à sa mère, parce qu'ainsi il se trouvait moins exposé. Cependant les alarmes de cette mère furent vives. Pour les calmer, Bussy lui écrivit une lettre toute militaire, où il apprécie à sa juste valeur le fameux passage du Rhin, si prodigieusement vanté, et décrit les dangers que courent à la guerre les officiers, selon la nature des armes et des grades. Il raconte aussi un propos fort graveleux du prince d'Orange, au sujet de l'opinion des jeunes filles sur les hommes, et des moines sur les guerriers. Cette plaisanterie fut bien accueillie par madame de Sévigné, et elle y répond avec beaucoup de gaieté. Son esprit était tranquille [396]; elle était rassurée par les lettres qu'elle avait reçues de son fils, qui lui annonçait la prise des villes, la Hollande presque entièrement conquise, la guerre terminée sans qu'il eût reçu aucune blessure.

Mais quelle douleur dans la famille des Longueville, des Condé, des la Rochefoucauld et parmi toutes les femmes de la cour, lorsqu'on sut qu'au fameux passage avait succombé, par sa faute et son imprudente audace, ce beau comte de Saint-Paul, cet unique et orgueilleux héritier d'une noble maison, cher aux dames, cher aux guerriers, et à l'existence duquel se rattachaient tant de souvenirs, tant d'espérance et tant d'amour! Il faut lire dans madame de Sévigné le récit touchant et pathétique des scènes occasionnées par cette mort illustre. Elle-même, gagnée par la sympathie de la douleur, n'hésite pas à déclarer que la Hollande est achetée trop cher par la perte du précieux rejeton du duc de Condé, pour lequel le duc de la Rochefoucauld avait une tendresse de père [397]. Cependant, au milieu de ces tristesses, madame de Sévigné n'oublie pas d'égayer sa fille sur les femmes de la cour qui avaient eu des liaisons amoureuses avec ce beau jeune homme et qui toutes voulaient avoir des conversations avec M. de la Rochefoucauld. Dans ce nombre de pleureuses, qui, dit-elle, décréditent le métier, sont: la comtesse de Marans, à laquelle madame de Sévigné prête un discours de consolation ridicule adressé à mademoiselle de Montalais, sa sœur; madame de Castelnau, qui est consolée parce qu'on lui a rapporté que M. de Longueville disait à Ninon: «Mademoiselle, délivrez-moi donc de cette grosse marquise de Castelnau.» «Là-dessus elle danse. Pour la marquise d'Uxelles, elle est affligée comme une honnête et véritable amie [398]

Ce fut à la reine que Louis XIV adressa la relation officielle du grand fait d'armes de cette campagne, le passage du Rhin; ce fut à elle qu'il rendit compte de la prise des villes et des prodigieux succès de ses armes. Cette excellente princesse, incapable d'aucune intrigue, d'aucune brigue, n'occupait personne; et personne ne s'occupait d'elle, même à la cour. La Gazette officielle rappelait seulement son rang et son existence toutes les fois qu'elle remplissait à sa paroisse ses devoirs de dévotion, ou qu'elle allait rendre visite et passer la journée aux Carmélites de la rue du Bouloir [399]. Louis XIV l'avait cependant fait déclarer régente pour gouverner le royaume en son absence, conjointement avec un conseil de régence dont faisaient partie le garde des sceaux, le Tellier et Colbert [400]: c'est pourquoi il lui adressait directement ses dépêches. Cela était digne et bien; mais ce qui n'était pas en harmonie avec une telle conduite, c'était l'éclat que Louis XIV donnait à ses amours; c'était l'exemple de ses offenses publiques envers la religion et les mœurs. La Vallière fut condamnée à rester à Saint-Germain en Laye pendant l'absence du roi. Il semble que Louis XIV croyait nécessaire à sa dignité d'avoir une maîtresse en titre, car alors le règne de la Vallière était passé: Montespan l'avait remplacée. Celle-ci l'emportait sur sa rivale par sa beauté et par la supériorité de son esprit. Déjà elle avait eu de Louis XIV plusieurs enfants, et se trouvait enceinte et presque à terme lorsqu'il partit pour l'armée [401]. Cependant, comme elle était mariée, on dissimulait ses grossesses et ses accouchements; mais madame de Sévigné était toujours bien instruite de ces choses, et avait soin d'en informer sa fille. Elle apprit d'abord vaguement qu'il y avait eu, au moment du départ, une entrevue pleine de tendresse et de touchants adieux [402]; mais ensuite, lorsqu'elle eut plus de détails, elle écrit à madame de Grignan:

«L'amant de celle que vous avez nommée l'incomparable ne la trouva point à la première couchée, mais sur le chemin, dans une maison de Sanguin, au delà de celle que vous connaissez. Il y fut deux heures; on croit qu'il y vit ses enfants pour la première fois. La belle y est demeurée avec des gardes et une de ses amies; elle y sera trois à quatre mois sans en partir. Madame de la Vallière est à Saint-Germain; madame de Thianges est ici chez son père. Je vis l'autre jour sa fille; elle est au-dessus de tout ce qu'il y a de plus beau. Il y a des gens qui disent que le roi fut droit à Nanteuil; mais ce qui est de fait, c'est que la belle est à cette maison qu'on appelle le Genitoy. Je ne vous mande rien que de vrai; je hais et méprise les fausses nouvelles.»

Le Genitoy est un château isolé, entre Jossigny et Bussy Saint-George, près de Lagny, dont l'origine est antérieure au XIIe siècle. Ce château appartenait, lorsque madame de Montespan alla s'y établir, à Louis Sanguin, seigneur de Livry, premier maître d'hôtel du roi [403]; ce qui explique pourquoi madame de Sévigné était si bien informée. C'est là que madame de Montespan accoucha du comte de Vexin [404], le 20 juin, c'est-à-dire sept semaines après son entrevue. Louis XIV était parti à l'improviste, la veille du jour qu'il avait fixé, à dix heures du matin, suivi seulement de douze personnes, pour se trouver à ce rendez-vous; et il rejoignit après toute sa suite, qui s'était dirigée sur la route de Nanteuil-le-Haudoin [405]. Si le roi vit là pour la première fois, au château de Genitoy, les enfants qu'il avait eus de madame de Montespan, madame Scarron, qui ne les quittait pas, devait être présente à cette entrevue: c'était donc l'amie de madame de Montespan que désignait madame de Sévigné: comme elle savait que sa fille la devinerait, elle s'abstient de la nommer.

De toutes les femmes que connaissait madame de Montespan, madame Scarron était celle qui pouvait le moins faire naître sa jalousie. La rigueur des principes religieux de la gouvernante de ses enfants, sa conduite si sage, si réservée écartaient d'elle tout soupçon. Le roi était encore dans le feu de la jeunesse et des passions, et, pour faire excuser ses propres faiblesses, il était plus disposé à les tolérer dans les autres qu'à y résister lui-même. Ainsi il usait de sa toute-puissance pour protéger contre de justes ressentiments la duchesse de Mazarin, qui voyageait incognito en aventurière en Italie et en France, afin de fuir le domicile marital [406], et qui allait partout répétant plaisamment ce cri général au temps de la Fronde: «Point de Mazarin!» Le scandale donné par le roi, si nuisible aux bonnes mœurs, était encore plus fatal au bonheur des femmes de la cour. Paraissait-il une jeune femme pourvue de quelque attrait, appelée dans cette cour galante par sa naissance, le rang et les dignités de sa famille, elle était aussitôt assiégée par une foule de séducteurs aimables, puissants, adroits, qui avaient le plus souvent pour complices celles qui, par leur âge, leurs fonctions, leur haute position, auraient dû être les protectrices de son innocence, les guides de son inexpérience.

Madame de Sévigné nous parle, dans ses lettres, de la marquise de Courcelles, qui était en prison et dont le procès attirait fortement l'attention publique; madame de Sévigné disait, en plaisantant, que «ce procès allait faire renchérir les charges de juges.» Il est donc nécessaire de raconter les aventures singulières de cette victime de la corruption des cours [407].

La rivalité des ministres de Louis XIV, leurs intrigues pour l'élévation de leurs familles, l'abus qu'ils faisaient de leur pouvoir, les maux causés par l'ambition, la soif des richesses, l'emportement des passions et tout ce qui caractérise le mauvais côté d'une époque glorieuse se reflètent dans la vie de cette femme, dont les infortunes, malgré ses écarts, sont de nature à intéresser les cœurs les plus insensibles et les esprits les plus indifférents. D'ailleurs la vie de la marquise de Courcelles explique tant de choses dans l'histoire de ce temps, les noms de tous les personnages qu'elle met en scène reviennent tant de fois sous la plume de madame de Sévigné que ce serait mal remplir les promesses du titre de cet ouvrage si l'on ne faisait pas connaître une destinée aussi singulière.

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