Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, (4/6)
Séjour de madame de Sévigné à Grignan.—Fête donnée à Grignan le 23 juillet, en réjouissance de la prise de Maëstricht par Louis XIV.—Causes de l'interruption de la correspondance entre Bussy et madame de Sévigné.—Bussy continue toujours à solliciter sa rentrée au service.—Sa liaison avec l'abbé de Choisy.—Liaison de l'abbé de Choisy avec madame Bossuet.—Bruit auquel cette correspondance donne lieu.—Elle cesse par la faute de Bussy.—Bussy cherche à marier sa fille aînée; le marquis de Coligny et le comte de Limoges se présentent.—Correspondance du comte de Limoges avec Bussy.—Bussy obtient la permission d'aller à Paris pour ses affaires.—Il renoue sa correspondance avec madame de Sévigné, avec la marquise de Courcelles et avec Corbinelli.—Attachement de Corbinelli pour madame de Sévigné.—Des personnes qui s'intéressent à Corbinelli.—Pourquoi il ne pouvait parvenir à rien.—Sa philosophie.—Ses sentiments religieux.—Ouvrage qu'il avait composé.—Il s'applique à l'étude de la philosophie de Descartes.—Proposition de madame de Grignan sur la liberté de l'âme.—Bien démontrée, selon Corbinelli, dans le traité de Louis de la Forge sur l'esprit de l'homme.—Détails sur ce traité.—Influence de la philosophie de Descartes à cette époque.—Caractère de cette philosophie. Elle se perd dans le mysticisme, et prépare le règne de la philosophie sensualiste.—De ses partisans et de ses adversaires.—Les femmes prennent part à ces hautes discussions.—De mademoiselle du Pré et de madame de la Vigne, et de leur correspondance avec Bussy.—Arrêt burlesque de Boileau.—Jugement sur le livre de Louis de la Forge.—Philosophie de madame de Sévigné.—Ses opinions religieuses sont puisées dans saint Augustin et dans les écrits des jansénistes.—Ses objections contre le cartésianisme.—Résultat des conférences tenues à Grignan sur ces graves matières.—Madame de Sévigné se confirme dans ses croyances.—Madame de Grignan devient sceptique;—Corbinelli, dévot mystique.—Le livre des maximes de Corbinelli.—Sa liaison avec madame le Maistre.—Le séjour de Grignan devait peu plaire à madame de Sévigné.—Elle se prépare à partir, et à retourner à Paris.
Madame de Sévigné avait tout le loisir de s'intéresser aux nouvelles du monde, de la littérature et du théâtre. Lorsqu'elle reçut les lettres de madame de Coulanges et de madame de la Fayette dont nous avons parlé, elle ne voyageait plus, elle ne s'occupait plus de la Provence ni des Provençaux; elle n'était plus à Aix, elle était à Grignan. Le lieutenant général gouverneur s'y était transporté pour y passer la belle saison, et madame de Sévigné jouissait encore, sans aucune jalouse distraction, du bonheur de s'entretenir avec sa fille à tout instant du jour, de la voir agir et commander dans son château, entourée de ses vassaux et de sa noble famille.
Après la prise de Maëstricht par Louis XIV, la joie fut telle à Paris que l'on alluma des feux et qu'on chanta le Te Deum sans aucun ordre de l'autorité. Ces démonstrations d'enthousiasme pour le succès des armes françaises furent imitées dans presque toutes les villes du royaume [690]. Dans une des gazettes du mois d'août, on lit l'article suivant [691]:
«A Grignan, en Provence, le 23 juillet, le comte de Grignan fit chanter le Te Deum, par deux chœurs de musique, dans l'église collégiale, où il se trouva avec plusieurs personnes de qualité; et sur le soir il alluma dans la place publique un grand feu qu'il avait
fait préparer, et qui fut exécuté aux fanfares des trompettes et avec décharge de canons.»
Madame de Sévigné assista à cette fête avec tous les habitants de Grignan: huit jours auparavant elle avait, par une lettre datée de ce lieu, renoué sa correspondance avec Bussy, interrompue depuis un an [692].
Cette interruption s'explique facilement. Les guerres interminables dans lesquelles Louis XIV se trouvait engagé par ses ambitieux desseins avaient persuadé à Bussy que tôt ou tard on aurait besoin des talents militaires et de la bravoure qu'on lui connaissait, et que, s'il ne revenait pas en faveur, on se trouverait en quelque sorte forcé, par le manque de bons généraux, de l'employer à son grade. Aussi cherchait-il à se mettre en état que le roi le fît sans répugnance; il tâchait de se faire des appuis parmi ceux qui entouraient le monarque, et il entretenait pour cet effet une nombreuse correspondance [693]. Des fragments de ses Mémoires à la louange du roi, des sonnets, des rondeaux, des madrigaux étaient surtout envoyés par lui au duc de Saint-Aignan, qui aimait et admirait les productions de son esprit et qui lui-même composait des vers plus médiocres que les siens [694]. Dans la galerie de son château Bussy avait un grand portrait de Louis XIV à cheval, au-dessous duquel il avait mis cette inscription:
LOUIS QUATORZIÈME, ROY DE FRANCE,
ARBITRE DE L'EUROPE,
FORT CONSIDÉRÉ ET MÊME CRAINT
DANS LES AUTRES PARTIES DU MONDE,
AIMABLE ET TERRIBLE,
LE PLUS BRAVE ET LE PLUS GALANT
PRINCE DE LA TERRE [695].
La correspondance qu'il avait continuée assidûment avec sa cousine lui était doublement intéressante, non-seulement parce qu'il n'avait jamais cessé d'être charmé de sa personne et de son esprit, mais aussi parce que, par le grand nombre d'amis qu'il lui connaissait et par ses liaisons avec de Pomponne, il espérait bien employer le secours de sa parenté pour la réussite de ses projets. Mais, sous ce dernier rapport, ce n'était que lorsque madame de Sévigné habitait Paris que les lettres qu'il recevait d'elle pouvaient intéresser son ambition. Aussi, quand elle était aux Rochers, lui écrivait-il moins souvent. Cependant les relations de madame de Sévigné avec le duc de Chaulnes et d'autres personnages puissants de Bretagne étaient une considération qui lui faisait mettre quelque régularité dans sa correspondance. Il en fut tout autrement quand elle s'en alla voir sa fille; son éloignement de Paris faisait disparaître pour Bussy la possibilité de la faire intervenir en sa faveur, et le séjour en Provence lui ôtait l'espoir de recevoir des lettres d'elle utiles à ses projets, et lui donnait la crainte d'y trouver des motifs de contrariété. Il détestait les Grignan, et les Grignan ne l'aimaient pas; de sorte que, hormis ce qui avait trait à madame de Sévigné et à sa fille, il ne désirait rien savoir de ce qui se passait autour d'elles. Voilà sans doute le motif qui fit que Bussy interrompit pendant plus d'un an sa correspondance avec sa cousine [696]. Mais si pourtant il négligea de correspondre avec elle pendant le cours d'une année (depuis juillet 1672 jusqu'en juillet 1673), jamais il n'écrivit et ne reçut d'autres personnes un plus grand nombre de lettres; jamais, quoique ayant cinquante-cinq ans, il ne montra un plus grand désir de braver les fatigues et les périls de la guerre, et de faire oublier son âge par ses succès en amour. Ces passions surannées l'avaient lié avec un jeune homme, l'abbé de Choisy, qui n'est plus connu heureusement aujourd'hui que par de nombreux écrits non dépourvus d'agréments et d'instruction et irréprochables sous le rapport de la religion et des mœurs. L'abbé de Choisy avait quitté le nom de comtesse de Saincy ou des Barres; il ne portait plus d'habits de femme, et, après un voyage fait en Italie, il avait obtenu en 1663, par le crédit de sa mère, l'abbaye de Saint-Seine en Bourgogne [697], ce qui le forçait à résider souvent dans ce pays. Il avait à peine trente ans. Le temps de ses métamorphoses en jeune et jolie fille était passé, mais non pas les penchants qui y avaient donné lieu: seulement ils s'étaient affaiblis. Il aimait toujours le jeu et les femmes. Lorsque le sort lui avait été contraire, et qu'il était las de ses maîtresses, il quittait Paris, et allait en Bourgogne se renfermer dans son abbaye avec la résolution d'y résider pour faire des économies, et payer ses dettes. L'ennui le prenait, et il allait continuellement à Paris et à Dijon [698]. Ses traits étaient restés délicats et mignards; mais l'âge et le soleil d'Italie avaient donné à son charmant visage une apparence plus mâle [699]. Il obtint sans artifice, sans aucun perfide déguisement de nombreux succès auprès des femmes livrées à la galanterie [700]. A Dijon, il en rencontra une à laquelle il rendit des soins, et il s'en fit aimer; conquête plus facile à faire qu'à conserver: jeune, jolie, spirituelle, elle avait en outre la réputation d'écrire très-bien des lettres. Ce mérite était alors prisé dans la société et dans le monde comme aujourd'hui celui de la musique: l'abbé de Choisy le possédait, mais Bussy plus que personne.
La nouvelle maîtresse de l'abbé de Choisy était madame Bossuet [701], femme de Bossuet, trésorier général des états de Bourgogne, frère aîné de Jacques-Bénigne Bossuet. Elle était la fille de Nicolas Dumont, gentilhomme de Bourgogne, et d'Anne-Catherine de Hautoy, d'une maison distinguée de Lorraine. Nicolas Dumont s'était attaché avec trois de ses frères à la fortune de Condé; il avait suivi ce prince dans l'exil, et ce fut Condé qui, après sa rentrée en France, maria la jeune et belle fille de Dumont, et procura à son mari la place de trésorier général des états de Bourgogne. Ce mariage eut lieu le 26 avril 1662; et, lors de la mort du père des Bossuet, en 1667, madame Bossuet avait déjà deux fils. A l'époque de son mariage, son mari était le personnage le plus notable de la famille des Bossuet; il fut depuis intendant de Soissons et maître des requêtes; mais, lors de sa liaison avec l'abbé de Choisy, le beau-frère de madame Bossuet était l'évêque de Condom, le précepteur du Dauphin, le grand Bossuet, alors à l'apogée de sa gloire et de sa fortune [702].
Madame Bossuet désira entrer en correspondance avec Bussy, et faire connaissance avec ce personnage célèbre dans toute la Bourgogne. Elle manifesta ce désir à l'abbé de Choisy, qui mit d'autant plus d'empressement [703] à la satisfaire que nulle pensée jalouse ne le tourmentait à l'égard d'un rival dont l'âge était si fort disproportionné avec le sien. Il écrivit à ce sujet à Bussy, qui, toujours avide des louanges qu'on donnait à son esprit, ne manqua pas, dans un voyage qu'il fit à Dijon pour ses affaires, de rendre visite à madame Bossuet. Au moment de son départ ne l'ayant pas trouvée chez elle, il lui fit ses adieux par une lettre où il lui demandait son amitié [704]. Craignant sans doute le ridicule de se commettre avec une si jeune et si belle femme, il mit peu d'empressement à lui écrire; mais elle lui envoya la tragédie de Bérénice de Racine, qui venait de paraître; et, à propos et sur le sujet de cette pièce [705], il engagea avec elle une correspondance suivie; de telle sorte que, peu à peu séduit par les louanges qu'elle lui donnait, il finit par lui parler le langage de la galanterie et de l'amour. C'est où elle avait voulu l'amener. L'abbé de Choisy était retourné à Paris, et c'est à elle qu'il adressait les lettres qu'il écrivait à Bussy, et qui de Dijon étaient transmises à ce dernier dans le lieu de la Bourgogne où il se trouvait. De même Bussy faisait passer à madame Bossuet les lettres qu'il écrivait à l'abbé de Choisy [706], principalement pour qu'elle se procurât le plaisir d'en prendre lecture, et qu'elles lui valussent de nouveaux éloges [707].
Comme madame Bossuet ne faisait aucun mystère des lettres que lui écrivait Bussy, qu'elle en tirait même vanité, on sut dans toute la Bourgogne, et même à Paris [708], que le comte de Bussy-Rabutin entretenait une correspondance avec elle; et l'historien des Amours des Gaules fut mis au nombre des amants de cette belle-sœur de l'évêque de Condom. Madame de Montmorency, madame la comtesse de la Roche et mademoiselle de Scudéry, qui recevait chez elle l'abbé de Choisy, apprirent à Bussy que cela se disait à Paris [709].
Le 17 février 1673, madame de Scudéry écrivait [710]: «On dit que madame Bossuet est cachée à Paris, et qu'on la fait chercher pour l'enfermer dans un couvent. M. de Condom, son beau-frère, me loua l'autre jour sa beauté et son esprit; mais je vois bien qu'il n'est pas content de sa conduite. Est-il vrai, ne vous déplaise, que c'est vous qui l'avez amenée à trois ou quatre lieues de Paris? Notre ami l'abbé de Choisy a, dit-on, de grands soins d'elle. Il y a trois mois que je ne l'ai vu: l'amour démonte extrêmement la cervelle.»
On pourrait croire que la beauté de madame Bossuet était connue du roi, car madame de Scudéry termine sa lettre ainsi: «Vous me deviez bien venir voir quand vous amenâtes madame Bossuet à Paris. Je ne prétends pas que vous me veniez visiter malgré les défenses du roi. Il ne pardonnerait pas un voyage qu'on ne ferait que par amitié; mais je crois qu'il vous pardonnerait celui que vous avez fait pour madame Bossuet, s'il le savait; car le tyran qui vous a fait marcher est de sa connaissance [711].»
Mais en examinant cette correspondance avec attention, on s'aperçoit qu'un certain marquis, amoureux de madame Bossuet, s'était offert à elle pour servir d'intermédiaire entre elle et le roi, ce qu'elle refusa, craignant des indiscrétions [712]. Bussy, qui n'était point allé à Paris, répondit à mademoiselle Scudéry: «M. de Condom a raison de vous louer la beauté et l'esprit de madame Bossuet, mais surtout son esprit: personne ne l'a plus agréable qu'elle. Pour sa conduite, ce n'est pas la même chose: elle ne plaît à personne, pas même à ses amants en faveur, à qui elle est si mauvaise; et ce n'est pas seulement comme beau-frère ou comme évêque que M. de Condom y trouve à redire. Il a eu d'autres raisons; je ne sais si elles durent encore.»
Cette perfide insinuation caractérise bien l'envie et la méchanceté de Bussy. Il détestait Bossuet, non-seulement alors une des gloires de la France, mais aussi une puissance en Bourgogne, par l'amitié intime qui le liait au grand Condé, gouverneur de cette province et ennemi déclaré de Bussy. L'amitié qui unissait Condé et Bossuet était ancienne, et datait de la jeunesse de tous les deux. Lorsqu'âgé de vingt et un ans Bossuet soutint sa thèse de bachelier, Condé, qui n'en avait que vingt-six et qu'illustraient déjà les victoires de Fribourg, de Nordlingue et de Dunkerque, avait assisté, avec tout son état-major et les seigneurs de sa suite, au triomphe du jeune théologien. Depuis lors il était resté son ami et son admirateur, et il fut en toute occasion le protecteur de sa famille. Bussy avait des moyens de donner de la consistance à ses calomnies sur l'évêque de Condom. Il avait vu Bossuet très-jeune, avant qu'il fût entré dans les ordres, présenté chez Fouquet par madame Duplessis-Guénégaud, qui fut une de ses premières protectrices. Madame de Sévigné, dès le commencement de son mariage, avait fait connaissance avec Bossuet à l'hôtel de Rambouillet; et, depuis, elle eut des occasions plus fréquentes encore de se lier plus familièrement avec lui, lorsqu'il était un habitué de l'hôtel de Nevers [713]. L'historien du prélat est obligé d'avouer qu'à cette époque le jeune Bossuet n'avait pas cette sévérité de mœurs, cette répulsion pour les amusements mondains qu'il manifesta depuis; qu'il fréquentait les spectacles et aimait la comédie, bien qu'il la proscrivit depuis dans un de ses meilleurs écrits. De dix enfants qu'avait eus le père Bossuet, Bénigne était le septième; par conséquent son frère aîné était beaucoup plus âgé que lui. Bénigne Bossuet était fort bel homme, et n'avait que trente-quatre ans lors du mariage de sa belle-sœur. Mais, nonobstant ces faits, les perfides insinuations de Bussy ne nuisaient alors qu'à lui-même quand elles s'attaquaient à Bossuet [714]. La calomnie respecta ce grand homme tant qu'il vécut, et elle n'osa essayer de noircir sa vie que quand il fut descendu dans la tombe. Bussy, continuant sa lettre, dit: «Où avez-vous appris cette belle nouvelle, que j'ai mené madame Bossuet à Paris? Je vous assure qu'il n'y a rien de si faux.
Pour conduire un objet charmant,
Au hasard de déplaire au maître,
Il faudrait être son amant,
Et je n'ai pas l'honneur de l'être [715].
«La vérité est que je ne l'ai pas vue depuis l'année passée, au mois d'août, que je l'ai quittée à Dijon; et quoiqu'elle fût assez de mes amies, je n'ai appris de ses nouvelles que par le bruit public. Elle a été à Paris et puis en Lorraine, et puis est retournée à Paris, où elle est (dites-vous) cachée, et l'abbé de Choisy avec elle [716].»
Dans une de ses lettres, Bussy dépeint ainsi madame Bossuet: «C'est une des plus jolies femmes que j'aie jamais vues, de quelque côté qu'on la regarde.» Il en parle aussi comme aimant à exciter la passion sans la partager: ce qui était vrai pour lui, mais non pour l'abbé de Choisy [717].
Les flatteries que Bussy adressait à madame Bossuet dans les lettres qu'il lui écrivait prouvent qu'il n'eût pas demandé mieux que d'être son amant: s'il en fut autrement, c'est que madame Bossuet, entourée de plus jeunes galants, ne voulait pas pousser sa correspondance romanesque avec Bussy jusqu'au dénoûment [718]. Cette correspondance était pour elle un exercice d'esprit et un agréable entretien de confiance amicale; mais Bussy avait voulu donner à ses flatteries et à ses lettres un sens plus prononcé, qui tendit plus directement au but qu'il désirait atteindre; et il lui écrivit: «On ne peut longtemps avoir de l'amitié pour vous sans trouver que Patry avait raison de dire
Elle répondit:
«Si Patry avait fait pour moi les vers que vous m'avez adressés, je lui aurais répondu:
Soyez amant, si vous voulez;
Je ne le défends à personne;
Brûlez, parlez, persévérez;
Mais sachez que mon cœur se donne
Moins aisément qu'une couronne [720].»
Piqué au vif de se voir traité si lestement, Bussy se vengea de madame Bossuet par les propos indiscrets qu'il tint sur son compte, et leur correspondance cessa. Mais Bussy en eut regret; il reconnut ses torts, et écrivit pour réparer sa faute à madame Bossuet, qui n'avait pas, comme autrefois madame de Sévigné, des motifs de parenté et de tendre affection pour lui pardonner. Elle lui répondit de manière à le convaincre que leur rupture était définitive [721]. Il avait donc cessé depuis quelque temps toute correspondance avec elle, lorsqu'elle disparut de Dijon. On la fit chercher dans Paris, où l'on crut que Bussy, rompant son ban, l'avait secrètement conduite. Sa lettre à madame de Scudéry était donc sur cela en tout point, conforme à la vérité. Bussy ne cacha pas même à cette amie qu'il avait été fortement épris de madame Bossuet. «Il n'est pas vrai, lui écrivait-il, que je sois fâché que la conduite de madame Bossuet m'ait empêché de l'aimer, car je ne veux plus avoir de passions; mais il est certain que, si du temps que j'en voulais, j'eusse trouvé une femme faite comme elle, fidèle et tendre, je l'eusse aimée plus que ma vie [722].»
Alors que Bussy permettait à son imagination de s'arrêter sur la folie de passions si peu faites pour son âge, il cherchait à marier sa fille aînée, celle qu'il avait eue de sa première femme. Privée de sa mère dès son bas âge, mademoiselle de Rabutin fut élevée chez la comtesse de Toulongeon, son aïeule, et ensuite au couvent des sœurs de Sainte-Marie. Lors de son exil, Bussy l'emmena avec lui en Bourgogne, où, dit-il, «je lui ai plus appris à vivre que toute autre chose.» Avec lui, en effet, son esprit se développa, son goût se forma; elle apprit à bien réciter des vers et même à en faire; elle jouait la comédie avec grâce et avec naturel; enfin, elle faisait le charme de la société que Bussy réunissait dans ses deux châteaux [723]. C'était à elle que le P. Rapin envoyait les nouveautés littéraires qu'il jugeait dignes d'être lues par elle et par son père. Il lui fit parvenir surtout la comédie des Femmes savantes, de Molière, qui lui plaisait plus que toute autre pièce de cet inimitable auteur [724]. Parmi les divers partis qui se présentèrent, le marquis de Coligny [725], qui devait par la suite obtenir sa main, fut d'abord écarté par Bussy, qui donna la préférence au comte de Limoges, fils du marquis de Chandenier, capitaine des gardes du corps [726]. Bussy lui trouvait assez de noblesse, mais pas assez de bien; et il voulait transmettre en héritage ce qu'il possédait à son fils aîné, et ne donner qu'une faible dot à sa fille.
Le jeune homme, dans l'espoir d'épouser mademoiselle de Rabutin, dont il était amoureux, s'embarqua sur l'escadre du comte d'Estrées, pour gagner un grade à la guerre, et y fut tué [727]. Mais alors il avait été refusé par mademoiselle de Bussy, qui épousa le marquis de Coligny. Elle, ainsi que sa tante madame de Sévigné, parlent avec dédain de ce comte de Limoges [728]. Cependant, tant qu'il fut question de ce mariage, Bussy y gagna un correspondant de plus; et quoiqu'il en eût de bien zélés et de bien notables, et que le nombre eût été augmenté de l'abbé Fléchier, qui venait d'être reçu de l'Académie française, et de Despréaux, qui ne devait y entrer que dix ans plus tard, cependant les lettres qu'il reçut alors du jeune comte de Limoges surpassent en importance historique toutes celles de cette époque contenues dans le recueil de Bussy. Ce jeune homme s'était trouvé au célèbre combat des flottes combinées d'Angleterre et de France contre celles de Hollande, où, malgré la grande inégalité des forces, Tromp et Ruyter parvinrent à sauver leur patrie d'une ruine entière [729]. Les lettres du comte de Limoges, écrites de Londres et des côtes de la Grande-Bretagne [730], renferment sur nos voisins alliés, et alors alliés très-dévoués, des détails piquants et curieux qui devaient beaucoup plaire à Bussy. Elles lui valurent aussi des lettres du comte d'Estrées, qui commandait en chef la flotte. Le comte d'Estrées s'intéressait au comte de Limoges, à cause de sa bravoure. Il était brave en effet celui dont Villeroy disait que, dans les siéges, il n'avait d'autre lit que la tranchée [731]!
Bussy ne cessait de solliciter des services et d'adresser au roi des plaintes sur son exil, demandant qu'il lui fût permis au moins d'aller à Paris, pour vaquer à des procès d'où dépendait une grande partie de sa fortune. Il ne recevait point de réponse, et il se désespérait, lorsque tout à coup la permission de se rendre dans la capitale lui fut accordée sur une demande qu'il n'avait point écrite, dont il n'avait aucune connaissance. C'était cette excellente amie madame de Scudéry qui, sachant ses projets, ses désirs, l'urgence des affaires qui lui commandaient de se rendre à Paris, avait intéressé en sa faveur la duchesse de Noailles. Celle-ci avait sollicité son mari, et son mari le roi. Madame de Scudéry avait elle-même dressé la requête au nom de Bussy; elle l'avait signée et fait présenter comme de lui, sans lui en parler. Lorsqu'elle eut réussi, elle lui envoya la lettre du duc de Noailles, qui lui notifiait la permission du roi [732].
Bussy alors se ressouvint qu'il avait négligé d'écrire à madame de Sévigné depuis qu'elle était en Provence [733]. Il savait que l'époque de son retour à Paris approchait, et qu'il aurait besoin de son intervention pour se réconcilier avec ses ennemis, et obtenir son rappel à la cour. Il y croyait, il était gonflé d'espérance [734]. Déjà en effet la Gazette de Hollande [735], instruite de son prochain voyage à Paris, avait annoncé qu'il allait avoir un commandement dans l'armée. Il avait négligé la marquise de Gouville autant que madame de Sévigné; et, en arrivant dans la capitale, il ne pouvait se dispenser d'aller lui rendre visite. Il résolut de renouer ces deux correspondances, dont il avait été autrefois si fortement préoccupé [736]. La lettre que Bussy adresse à madame de Sévigné est courte, et telle qu'il la fallait pour provoquer une réponse plus longue. Bussy promet d'envoyer de nouveaux projets de généalogie des Rabutin, sur lesquels il serait bien aise d'avoir l'avis de l'abbé de Coulanges [737]. Comme il regrettait de ne plus recevoir aucune lettre de Corbinelli, il termine ainsi la sienne: «Madame, mandez-moi de vos nouvelles; je suis en peine aussi de n'en avoir aucune de notre ami. Quelqu'un m'a dit qu'il était dans une dévotion extrême. Si c'était cela qui l'empêchât d'avoir commerce avec moi, j'aimerais autant qu'il fût déjà en paradis.»
Bussy ne tarda pas à recevoir de madame de Sévigné une lettre très-amicale. Elle lui disait: «Au mois de septembre j'irai à Bourbilly, où je prétends que vous viendrez me trouver [738].»
Corbinelli fit une plus longue lettre. Son attachement pour madame de Sévigné augmentait à mesure qu'il la voyait plus souvent, et sa société était pour lui un besoin de tous les jours [739]. Allait-elle à Grignan, il se rendait à Grignan; retournait-elle à Paris, il revenait à Paris. Dans la conversation de ce savant, de cet érudit homme du monde, madame de Sévigné trouvait des distractions sans nombre, une intarissable source d'instruction, un empressement bien doux à lui rendre service et à la consoler dans les chagrins qu'elle-même se créait. Corbinelli, en effet, naturellement sensible et affectionné, s'occupait toujours des amis qu'il s'était faits, et tous ses amis s'occupaient de lui. Madame de la Fayette avait alors écrit à son sujet à madame de Sévigné [740]: «Mandez-moi de ses nouvelles: tant de bonnes volontés seront-elles toujours inutiles à ce pauvre homme? Pour moi, je crois que c'est son mérite qui lui porte malheur; Segrais porte aussi guignon. Madame de Thianges est des amies de Corbinelli, madame Scarron, mille personnes, et je ne lui vois plus aucune espérance de quoi que ce puisse être. On donne des pensions aux beaux esprits; c'est un fonds abandonné à cela: il en mérite mieux que ceux qui en ont. Point de nouvelles; on ne peut rien obtenir pour lui.»
Les causes qui empêchaient Corbinelli d'augmenter sa trop modique fortune étaient faciles à deviner, et sans doute madame de la Fayette avait trop de pénétration pour ne pas les reconnaître; mais il devait lui convenir de feindre l'ignorance sur ce point. La Rochefoucauld, Marsillac, dont elle disposait, madame Scarron, madame de Thianges, Segrais et tant d'autres avaient à la cour d'autres choses à faire qu'à user leur crédit pour obtenir des grâces en faveur d'un ami qui ne les sollicitait pas, qui ne flattait personne, qui restait attaché aux grands dont il était l'ami, même lorsqu'ils étaient exilés, comme Vardes et comme Bussy. En ne se montrant pas plus empressés que lui de changer pour un peu d'argent son heureuse existence, ne lui rendait-on pas service? Pouvait-on lui donner des fonctions lucratives sans lui imposer en même temps des devoirs à remplir, sans lui ôter l'admirable emploi qu'il faisait de ses loisirs indépendants? Lui qui avait toujours vécu libre et heureux, lui qui donnait tous ses moments à la satisfaction de son cœur et de son esprit, comment eût-il pu supporter le supplice d'avoir pour pensée principale le soin d'amasser de l'argent? Comment eût-il pu subir la torture d'assujettir toutes ses actions à ce but unique? Un si dur esclavage eût été incompatible avec le bonheur dont il a joui pendant sa vie séculaire. Son calme philosophique se peint tout entier dans cette réponse à Bussy:
«J'aurais un fort grand besoin, Monsieur, que le bruit de ma dévotion continuât: il y a si longtemps que le contraire dure que ce changement en ferait peut-être un dans ma fortune. Ce n'est pas que je ne sois pleinement convaincu que le bonheur et le malheur de ce monde ne soit le pur et unique effet de la Providence, où la fortune et le caprice des rois n'ont aucune part. Je parle si souvent sur ce ton-là qu'on l'a pris pour le sentiment d'un bon chrétien, quoiqu'il ne soit que celui d'un bon philosophe.» Il informe ensuite Bussy qu'avec madame de Sévigné et madame de Grignan ils ont lu Tacite tout l'hiver; «et, ajoute-t-il, je vous assure que nous le traduisons très-bien [741].» Ce nous s'applique moins à lui qu'à ses compagnes, qui n'auraient pas entrepris de traduire Tacite sans son secours. Il apprend de même à Bussy qu'il a fait un gros traité de rhétorique en français, un autre de l'art historique, et un gros commentaire sur l'Art poétique d'Horace. Mais il lui parle surtout de la philosophie de Descartes, à l'étude de laquelle il s'est plus particulièrement adonné depuis un an: «Sa métaphysique me plaît; ses principes sont aisés et ses déductions naturelles. Que ne l'étudiez-vous? Elle vous divertirait avec mesdemoiselles de Bussy (Bussy avait ses deux filles avec lui). Madame de Grignan la sait à miracle, et en parle divinement. Elle me soutenait l'autre jour que plus il y a d'indifférence dans l'âme, et moins il y a de liberté. C'est une proposition que soutient agréablement M. de la Forge dans un traité de l'Esprit de l'homme, qu'il a fait en français et qui m'a paru admirable [742].» Bussy, qui ne comprend rien à la philosophie de Descartes, qui n'a pas lu le traité de la Forge, répond spirituellement: «Puisque madame de Grignan vous soutient que plus il y a d'indifférence dans une âme, moins il y a de liberté, je crois qu'elle peut soutenir qu'on est extrêmement libre quand on est passionnément amoureux [743].» Bussy avait raison de se railler de cette proposition, parce qu'il entendait par indifférence cette faculté positive que nous avons de nous déterminer à choisir entre deux contraires, c'est-à-dire à affirmer ou à nier une même chose [744]. Mais Descartes entendait par indifférence cet état neutre de l'âme dans lequel elle se trouve quand elle ne sait à quoi se déterminer; «de sorte, disait-il, que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre, par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt un défaut ou un manquement dans la connaissance qu'une perfection dans la volonté; car si je voyais toujours clairement ce qui est vrai, ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire; et ainsi je serais entièrement libre sans jamais être indifférent [745].» Et, à l'aide du copieux commentaire de Louis de la Forge sur ce texte de Descartes, madame de Grignan prouvait victorieusement la vérité de son prétendu paradoxe.
Descartes avait rouvert chez les modernes le champ de bataille, fermé depuis des siècles, à cet antagonisme philosophique qui résulte de la double nature de l'homme spiritualiste et sensualiste; il avait renouvelé le combat entre l'idée et la sensation, entre l'esprit et la matière. L'intelligence de l'homme est-elle pourvue d'une force inhérente à son essence? est-elle douée de la faculté de percevoir, ou n'est-elle que le miroir sur lequel s'empreint la perception? L'idée pure existe-t-elle par elle-même, ou n'est-elle que la sensation transformée? Ces doctrines opposées s'étaient autrefois personnifiées chez les Grecs dans Aristote et dans Platon. Descartes, en se plaçant dans le camp de ce dernier, étonna le monde par la hardiesse des sublimes efforts de son génie scrutateur et par la manière décisive, absolue avec laquelle il paraît résoudre les plus difficiles problèmes de la pensée humaine. Par l'enchaînement serré de ses idées, il semble vouloir toujours démontrer, comme a dit son disciple de la Forge, «qu'il en est des vérités comme des êtres: elles dépendent toutes les unes des autres; elles sont toutes jointes, ou comme des effets à leurs causes, ou comme des causes à leurs effets, ou comme des propriétés à leur essence [746].»
Près d'un quart de siècle s'était écoulé depuis la mort de Descartes, et les partisans de ses doctrines n'avaient cessé de s'accroître parmi ceux que recommandaient la profondeur de leur esprit, l'universalité de leur savoir et la pratique des plus hautes vertus. Les théologiens surtout, en adoptant cette philosophie, la complétèrent; ils ajoutèrent le sentiment à l'idée, l'amour à la raison. Ainsi modifiée, cette philosophie n'était nullement contraire à la foi et aux décisions de l'Église, que Descartes respecta toujours, mais en plaçant le doute comme sentinelle impitoyable aux portes de l'intelligence, et en n'y admettant que l'absolu. Ce système tendait à accroître l'orgueil de l'homme et sa confiance dans son intelligence, et, par l'abus de la raison, à faire tomber l'esprit humain dans les abîmes sans fond du scepticisme; ou, par l'excès de l'exaltation religieuse, à vaporiser ses forces dans les nuages du mysticisme. Ce double danger, auquel le cartésianisme ne put échapper, le discrédita, et prépara le succès de la philosophie sensualiste du siècle suivant. Mais, à l'époque qui nous occupe, le cartésianisme était en progrès; et ses partisans avaient, pour le défendre contre ses antagonistes, toute l'ardeur des néophytes. Ce qui caractérise ce siècle si différent du nôtre, c'est que ce fut à des femmes que s'était adressé Descartes pour hâter le succès de ses méditations ardues. La palatine princesse Élisabeth et la reine Christine avaient été ses disciples et ses protectrices; et, après sa mort, nombre de femmes se glorifiaient d'apprécier sa philosophie, et se déclaraient cartésiennes. Dans cette lettre à Corbinelli, où Bussy exprime, pour lui et pour sa fille, le regret de n'avoir personne pour les mettre en train sur la nouvelle philosophie, il manifeste le désir de l'apprendre, et il ajoute: «Mais, à propos de Descartes, je vous envoie des vers qu'une de mes amies a faits sur sa philosophie; vous les trouverez de bon sens, à mon avis [747].» Cette pièce de vers, de l'une des plus savantes et des plus spirituelles correspondantes de Bussy, mademoiselle Dupré, fut imprimée dans le recueil du P. Bouhours, avec ce titre: l'Ombre de Descartes [748]. Dans ces vers, l'ombre de Descartes s'adresse à mademoiselle de la Vigne, comme elle cartésienne, comme elle aussi connue par son talent pour la poésie. Mademoiselle de la Vigne, fille d'un médecin et fort belle, pour se livrer avec plus de liberté à ses goûts pour l'étude, ne se maria point: elle était alors âgée de trente-neuf ans, et il paraît que ses savants entretiens sur la philosophie cartésienne lui avaient acquis une assez grande réputation pour que (même en accordant toute licence à l'hyperbole poétique) mademoiselle Dupré ait osé faire parler de la manière suivante l'ombre de Descartes:
Par vos illustres soins mes écrits à leur tour
De tous les vrais savants vont devenir l'amour;
J'aperçois nos deux noms, toujours joints l'un à l'autre,
Porter chez nos neveux ma gloire avec la vôtre,
Et j'entends déjà dire en cent climats divers:
Descartes et la Vigne ont instruit l'univers.
L'épître à mademoiselle de la Vigne, dont Bussy envoya une copie aux hôtes du château de Grignan, dut y être lue avec plaisir. Alors, comme nous l'apprend Corbinelli, on s'occupait à Grignan de l'étude de la philosophie de Descartes. Elle était le seul aliment à ce besoin de discussion qui semble inhérent à l'esprit humain et sans lequel il tomberait dans une ennuyeuse torpeur. Les bulles, les querelles des jansénistes et des jésuites paraissaient suspendues, et les réguliers de Port-Royal avaient été réintégrés dans leurs couvents. Dès l'année 1668, le grand Arnauld avait obtenu la permission de reparaître. Boileau, qui l'avait souvent rencontré chez le premier président M. de Lamoignon, et s'était lié d'amitié avec ce grand docteur de Sorbonne, lui avait courageusement adressé sa nouvelle épître [749] sur la fausse honte qui nous empêche d'avouer que nous sommes convaincus des vérités que nous avions repoussées: le satirique se disposait à faire imprimer l'arrêt burlesque en faveur des nouveautés philosophiques de Descartes, Gassendi et autres, qu'il avait composé pour prévenir un arrêt sérieux que l'Université songeait à obtenir du parlement contre ceux qui enseigneraient dans les écoles d'autres principes que les principes d'Aristote. Madame de Sévigné en avait reçu (en septembre 1671) une copie manuscrite, tandis qu'elle était en Bretagne [750]. Cette pièce, qu'elle avait d'abord trouvée parfaite et pleine d'esprit [751], devint pour elle admirable quand sa fille, à laquelle elle l'avait envoyée, l'eut approuvée.
Ainsi madame de Sévigné se trouvait bien disposée pour recevoir les leçons de Corbinelli et de sa fille, qui voulaient faire d'elle une prosélyte de Descartes. Le livre de Louis de la Forge était merveilleusement choisi comme moyen d'instruction: c'était un excellent ouvrage d'exposition cartésienne; il ne contenait rien de neuf, rien qui ne fût déjà dans Descartes, dans ses Méditations, dans ses réponses aux objections, ses principes, son traité des passions, ses lettres; mais tout cela était recueilli et commenté avec méthode et clarté; et, de nos jours, le savant et véridique historien de la philosophie du XVIIe siècle a jugé que, même après la lecture des œuvres du maître, ce traité d'un de ses meilleurs disciples méritait d'être connu pour lui-même et complétait sa doctrine psychologique en quelques points secondaires [752]. La longue préface du docteur de Saumur est peut-être la meilleure et la plus importante partie de son ouvrage; elle en est certainement la plus adroite. Il savait que les plus grands obstacles qui s'opposaient à l'établissement du cartésianisme dans les écoles et dans les séminaires étaient les doctrines d'Aristote et de saint Augustin, qui y dominaient depuis longtemps; et il s'attache à démontrer que les points fondamentaux de la philosophie cartésienne se retrouvent dans Aristote et dans saint Augustin, et surtout que ce dernier «ne pensait pas autrement que M. Descartes touchant la nature de l'âme [753].»
Pour Aristote, madame de Sévigné en faisait bon marché: elle ne l'avait pas lu. Mais quant à saint Augustin, c'était tout différent: elle connaissait et comprenait très-bien la doctrine de ce premier des métaphysiciens de la chrétienté, et elle y adhérait fortement. Les lectures qu'elle avait faites de Nicole, de Pascal, les sermons de Bourdaloue, ses entretiens avec les Arnauld, avec Bossuet, Mascaron l'avaient rendue très-forte en théologie.
En arrivant en Provence, elle dit à Arnauld d'Andilly: «Vous seriez bien étonné si j'allais devenir bonne à Aix! Je m'y sens quelquefois portée par un esprit de contradiction; et voyant combien Dieu y est peu aimé, je me trouve chargée d'en faire mon devoir... Je suis plus coupable que les autres, car j'en sais beaucoup [754].»
Elle faisait cet aveu à Arnauld d'Andilly plutôt par humilité que par vanité, et pour montrer qu'elle ne voulait pas s'excuser sur ses manquements à la religion par l'ignorance de ses devoirs. Nous savons qu'elle cachait sa science, sous ce rapport bien différente de sa fille [755]. On ne peut douter que, dans les entretiens qu'elle eut à Grignan avec elle et avec Corbinelli, elle n'ait opposé de fortes objections aux raisonnements qu'on lui produisait et qu'on puisait dans le traité du docteur de Saumur.
Dans ces intéressants et sérieux débats, madame de Sévigné n'aura pas oublié de faire remarquer que de la Forge dit, au début de son ouvrage, qu'il ne prétend se servir, dans ses démonstrations, d'aucune des vérités que la foi nous a révélées, parce que de tels arguments ne sont pas bons à employer en philosophie, «dont le principal but est, dit-il, de découvrir les vérités où la seule lumière naturelle peut atteindre [756];» mais qu'ensuite, lorsqu'il veut démontrer l'immortalité de l'âme, il n'en peut trouver d'autre preuve certaine que les promesses de Dieu faites à l'homme par la révélation; car Dieu, dont toutes les âmes émanent, peut, dans sa toute-puissance, anéantir ce qu'il a lui-même créé [757].
Madame de Sévigné dut surtout faire observer que les philosophes cartésiens, qui prétendent ne procéder que selon une méthode rigoureuse, et avoir constamment en main la pierre de touche du doute pour éprouver la réalité et le degré de pureté de chaque vérité, sont, au contraire, dans leurs spéculations hardies, les plus téméraires, les plus dogmatiques de tous les philosophes; qu'ils étaient souvent fort obscurs dans leurs démonstrations et dangereux pour les vérités de la foi [758]; et que surtout ils avaient le grand défaut d'abuser du raisonnement et de fatiguer en vain l'attention, en la fixant sur des matières qui sortent des limites imposées à l'entendement humain et à la nature périssable de l'homme, comme, par exemple, lorsque de la Forge entreprend d'examiner quel sera l'état de l'âme après la mort [759]. Quels furent les résultats des conférences tenues à Grignan sur ces graves sujets entre madame de Sévigné, madame de Grignan et Corbinelli? Nous les connaissons par les lettres subséquentes de madame de Sévigné; nous les avons déjà fait entrevoir à nos lecteurs par des citations extraites de quelques-unes de ces lettres, mais nous ne les avons pas résumés d'une manière assez précise. Ces résultats furent que madame de Sévigné demeura plus que jamais convaincue de l'inanité de la philosophie cartésienne pour prouver la vérité de la foi. Cela se montre évidemment dans ses lettres, par quelques railleries qu'elle et sa fille s'adressent [760], et par le besoin qu'elles manifestent de se convaincre mutuellement et de s'entretenir sur ces matières. Madame de Sévigné parle plus souvent qu'avant son séjour à Grignan de son père Descartes; elle se dit de plus en plus bête pour comprendre les grandes vérités de sa doctrine; et sa fille, pour la provoquer à son tour, lui demande si elle est toujours «cette petite dévote qui ne vaut guère [761].»
Mais, chose remarquable, les effets de ces conférences furent tout autres pour Corbinelli. Dans ses lettres à Bussy, il nous apprend qu'il est philosophe; peu après, madame de Sévigné se vante que Corbinelli ne négligera plus la religion, depuis qu'il a appris à la connaître. En effet, il s'était converti; mais en se convertissant il resta cartésien; et sa foi, exaltée par l'effet de ses opinions philosophiques, le transporta dans la région du mysticisme. Madame de Grignan fut très-mécontente de ce changement qui s'était opéré dans l'esprit de Corbinelli; elle se permit de l'appeler le mystique du diable [762].
«Mais je vous gronde, répondit madame de Sévigné, de trouver notre Corbinelli le mystique du diable. Votre frère en pâme de rire [ce frère, à la fin de sa vie, devint plus mystique que Corbinelli]; je le gronde comme vous. Comment! mystique du diable, un homme qui ne songe qu'à détruire son empire, qui ne cesse d'avoir commerce avec les ennemis du diable, qui sont les saints et les saintes de l'Église! un homme qui ne compte pour rien son chien de corps, qui souffre la pauvreté chrétiennement, vous direz philosophiquement; qui ne cesse de célébrer les perfections et l'existence de Dieu!... Et vous appelez cela le mystique du diable!... Il y a dans ce mot un air de plaisanterie qui fait rire d'abord et qui pourrait surprendre les simples. Mais je résiste, comme vous voyez; et je soutiens le fidèle admirateur de sainte Thérèse, de ma grand'mère et du bienheureux Jean de la Croix [763].» Yupez, ou Jean de la Croix, qui fut avec sainte Thérèse le législateur des carmes déchaussés, est un des auteurs mystiques dont les ouvrages ont été le plus répandus; et Corbinelli devait d'autant mieux se plaire à leur lecture qu'il était familiarisé avec la langue espagnole, si harmonieuse, si expressive, si bien adaptée à la sensation de la vive flamme de l'amour de Dieu et des angoisses de l'âme, délices et tourments du solitaire voué à la vie contemplative.
Cependant la mysticité de Corbinelli n'a jamais affaibli son attachement pour ses amis, ni même diminué son estime pour la philosophie cartésienne. Le savant Huet s'était montré, dans sa jeunesse, partisan de Descartes; mais longtemps après il combattit sa doctrine, et voulut jeter du ridicule sur son auteur quand ce grand homme abandonna sa patrie pour devenir le courtisan d'une reine de Suède [764]. Corbinelli prit à cette occasion la défense de Descartes; et ses amis, auxquels il lut son écrit, l'engagèrent à le terminer et à le publier; mais il n'en fit rien. Jamais il ne put se résoudre à faire imprimer aucun de ses ouvrages; et madame de Sévigné nous en donne la raison quand elle dit de lui: «Vous le connaissez, il brûle tout ce qu'il griffonne: toujours vide de lui-même et plein des autres, son amour-propre est l'intime ami de leur orgueil [765].» C'est par cette raison que des nombreux ouvrages de Corbinelli dont il est fait mention dans ses lettres, aucun n'a été imprimé, et qu'on a seulement publié cinq petits volumes qui ne contiennent que des extraits de livres de littérature légère [766]. On n'y a point admis les extraits de livres composés sur des sujets pieux, les seuls auxquels il se complaisait dans sa vieillesse. «Il a, dit madame de Sévigné, un Malaval qui le charme; il a trouvé que ma grand'mère et l'amour de Dieu de notre grand-père saint François de Sales étaient aussi spirituels que sainte Thérèse. Il a tiré de ces livres cinq cents maximes d'une beauté parfaite; il va tous les jours chez madame le Maigre, très-jolie femme, où l'on ne parle que de Dieu, de la morale chrétienne, de l'évangile du jour: cela s'appelle des conversations saintes; il en est charmé, il y brille; il est insensible à tout le reste [767].» Ceci se rapporte à une époque postérieure à celle dont nous traitons. Lorsque Corbinelli était à Grignan avec madame de Sévigné et sa fille, il s'entretenait alors du Tasse avec la première et des Méditations de Descartes avec la seconde [768]; mais il ne se préoccupait nullement de la Pratique facile pour élever l'âme à la contemplation, de François Malaval.
Quand une grande ferveur de dévotion inspira à Corbinelli un goût exclusif pour les écrits des mystiques, madame de Sévigné fut la première qui en fut instruite; mais cette confidence d'un ami qu'elle estimait tant n'eut sur elle qu'une faible influence. Madame de Sévigné aimait trop ses enfants, ses amis, le monde pour aimer Dieu à la manière de sa grand'mère et du saint évêque de Genève, qu'elle appelle son grand-père, ne se faisant aucun scrupule de badiner plaisamment sur l'usage qui avait prévalu de ne pas séparer les noms vénérés de Frémyot de Chantal et de François de Sales.
Lorsqu'il fallut se résoudre à quitter Grignan, madame de Sévigné ne pensait plus qu'avec effroi à l'instant fatal où elle se séparerait de sa fille. Dans la Provence, elle n'avait vu qu'elle, elle ne regrettait qu'elle; et elle n'eût pu surmonter sa douleur sans la promesse que lui fit madame de Grignan de venir la rejoindre. La diplomatie d'une assemblée de députés des villes et des communautés, les intrigues du palais d'un gouverneur de province n'intéressaient que médiocrement une femme habituée aux agitations d'une cour où luttaient les ambitions les plus élevées, où se décidait la fortune de tant de hauts personnages, d'une cour dont l'éclat et la splendeur s'accroissaient chaque jour par la gloire du monarque qui y régnait. Le pays où madame de Grignan se trouvait heureuse de dominer plaisait peu à madame de Sévigné: la pâle verdure des oliviers, le sombre aspect des cyprès, l'ardeur desséchante d'un ciel d'azur fatiguaient ou attristaient ses regards. Ce château de Grignan, exposé à tous les vents, sans abri contre les rayons brûlants du soleil, d'où l'œil plane orgueilleusement sur des champs pierreux et infertiles, lui faisait regretter les beaux ombrages de Livry. A cette Provence si vantée elle préférait sa verte Bourgogne et sa Bretagne inculte. Lyon, Aix, Marseille, Toulon avaient charmé sa curiosité, mais ne pouvaient lui faire oublier Paris, Versailles, Saint-Germain. La nouveauté des aspects et des objets qui s'offraient à ses regards lui rendait plus chers encore les endroits où elle avait passé son enfance, sa jeunesse, les plus belles années de sa vie. C'est dans ces lieux si pleins de ses souvenirs et de ses vives émotions que nous allons la suivre.
NOTES
ET
ÉCLAIRCISSEMENTS.