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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (6/6)

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CHAPITRE VII.
1677.

Vie active de madame de Sévigné.—Son empressement pour les membres de la famille de Grignan: c'est sa fille qu'elle aime en eux.—Le cardinal de Retz toujours l'objet d'une plus vive affection.—Madame de Sévigné s'inquiète de la santé de cette chère Éminence.—Les amis du cardinal veulent le ramener à Paris.—La retraite lui pèse, mais il est retenu par le respect humain.—Madame de Sévigné reprend sa chronique habituelle des amours royales.—Courte faveur de madame de Ludre.—Le roi l'abandonne.—Madame de Montespan sans pitié pour elle.—Madame de Sévigné compatit à l'infortune de la pauvre Io.—Madame de Ludre se retire au couvent.—Ascendant croissant de madame de Maintenon.—Le baron de Sévigné revient de l'armée, et retourne à sa vie dissipée. Sa mère et sa sœur cherchent inutilement à le marier.—Madame de Sévigné se rend pour la seconde fois aux Eaux. De Vichy; elle loue à Paris l'hôtel Carnavalet pour elle et sa fille, qui lui annonce son prochain retour.—Elles s'y retrouvent au mois de novembre.

Restée seule, madame de Sévigné reprend sa vie accoutumée, pleine de mouvement, de courses, de visites, et nous la voyons à Saint-Maur, où madame de la Fayette cherche à rétablir une santé délabrée, et dont les médecins disent qu'il est grand temps «de s'en inquiéter [431];» chez Gourville, près de l'hôtel de Condé, avec tous leurs amis, dans un jardin où ils trouvent «des jets d'eau, des cabinets, des allées en terrasses, six hautbois dans un coin, six violons dans un autre, des flûtes douces un peu plus près, un souper enchanté, une basse de viole admirable, une lune qui fut témoin de tout [432];» au Palais, où elle sollicite un procès en personne, et où «elle fit si bien, le bon abbé le dit ainsi, qu'elle obtint une petite injustice (on s'en vante!) après en avoir souffert beaucoup de grandes, par laquelle elle touchera deux cents louis, en attendant sept cents autres qu'elle devroit avoir il y a huit mois, et qu'on dit qu'elle aura cet hiver [433];» chez le frère du roi, à la cour duquel elle se montre plus souvent qu'à Versailles, car elle y est toujours très-bien reçue, et où «Monsieur, qui étoit chagrin, ne parla qu'à elle [434];» chez son ami le ministre, à Pomponne, où elle trouve un membre nouveau de cette famille d'anachorètes, Arnauld de Lusancy, «qui avoit trois ans de solitude par-dessus M. d'Andilly, leur père [435];» à Livry enfin, où elle va souvent pour fuir la ville et retrouver sa fille.

Mais, en l'absence de madame de Grignan, c'est à ceux qui portent ce nom et qui se trouvent à Paris, aux membres de cette famille d'adoption et devenue bien sienne, au coadjuteur, au bel abbé, au chevalier, à la Garde, que la marquise de Sévigné demande ses meilleurs, ses plus doux moments. C'est un besoin d'intimité, un entraînement dont l'expression est plaisante: «Je m'en vais chercher des Grignan, écrit-elle le 18 juin, je ne puis vivre sans en avoir pied ou aile [436].»—«J'ai été chercher des Grignan, répète-t-elle, car il m'en falloit [437];» et la semaine suivante: «Je ne puis être longtemps sans quelque Grignan, je les cherche, je les veux, j'en ai besoin [438].» Sans doute leurs qualités sont pour beaucoup dans cet empressement; mais il est peu probable que la gouvernante de la Provence leur ait montré ces trois lignes de la lettre suivante: «Je suis fort contente des soins de tous vos Grignan; je les aime, et leurs amitiés me sont nécessaires par d'autres raisons encore que par leur mérite [439].» Leur plus grand mérite, on le devine, c'est que madame de Sévigné peut avec eux parler sans retenue de sa fille. C'est cette fille qu'elle aime en eux.

Un autre culte, moins vif, mais non moins réel, était celui qu'elle avait voué à cette chère Éminence qu'elle craignait tant de ne plus revoir. Madame de Sévigné est, autant que la politique le lui permet, l'unique et minutieux biographe des dernières années de Retz; aussi mettons-nous du soin à recueillir ce qu'elle nous a conservé de ce personnage fameux [440]. Corbinelli, ambassadeur des amis communs, était allé le trouver dans sa retraite de Commercy, peut-être pour l'engager à sortir d'un isolement que l'on croyait funeste à sa santé [441]. Il envoie exactement son bulletin à madame de Sévigné, qui le repasse à sa fille: «Je vous envoie, lui dit-elle le 16 juin, ce que m'écrit Corbinelli de la vie de notre cardinal et de ses dignes occupations [442].» Malheureusement nous ne possédons point les lettres de Corbinelli, qui nous eussent fait entièrement connaître la vie intérieure du cardinal de Retz, occupé à rédiger les dernières pages de ses mémoires. Mais le prudent ambassadeur, connu par sa finesse, ne devait pas tout écrire de ce qui concernait l'ancien chef de la Fronde, alors dans le feu des souvenirs de ses exploits passés. Avide de renseignements nouveaux et plus complets, madame de Sévigné alla l'attendre, au retour, sous les discrets ombrages de Livry, qui se trouvait sur sa route. «Je me fais un plaisir, dit-elle, de l'attendre sur le grand chemin de Châlons, et de le tirer du carrosse au bout de l'avenue, pour l'amener passer un jour avec nous: nous causerons beaucoup; je vous en tiendrai compte [443].» Mais elle en fut pour sa course. «Je suis ici depuis hier matin (écrit-elle le lendemain). J'avois dessein d'attendre Corbinelli au passage, et de le prendre au bout de l'avenue, pour causer avec lui jusqu'à demain. Nous avons pris toutes les précautions, nous avons envoyé à Claie, et il se trouve qu'il avoit passé une demi-heure auparavant. Je vais demain le voir à Paris, et je vous manderai des nouvelles de son voyage [444].» Elle le voit, parle de longues heures avec lui, mais elle en écrit à sa fille avec une gêne et une discrétion désolantes:

«.... J'ai fort causé avec Corbinelli: il est charmé du cardinal; il n'a jamais vu une âme de cette couleur: celles des anciens Romains en avoient quelque chose. Vous êtes tendrement aimée de cette âme-là, et je suis assurée plus que jamais qu'il n'a jamais manqué à cette amitié: on voit quelquefois trouble, et cela vient du péché originel. Il faudroit des volumes pour vous rendre le détail de toutes les merveilles qu'il me conte [445].... La santé du cardinal n'est pas mauvaise présentement, quelquefois sa goutte fait peur; il semble qu'elle veuille remonter. J'ai une si grande amitié pour cette bonne Éminence, que je serois inconsolable que vous voulussiez lui faire le mal de lui refuser la vôtre; ne croyez pas que ce soit pour lui une chose indifférente [446].... Corbinelli est revenu encore plus philosophe de Commercy. Il me paroît qu'il a bien diverti le cardinal: nous en parlons sans cesse, et tout ce qu'il en dit augmente l'admiration et l'amitié qu'on a pour cette Éminence [447]

Voilà tout ce qu'on trouve dans madame de Sévigné sur cette mission de l'habile et ténébreux Corbinelli. Ce sont autant d'énigmes jetées à notre curiosité impuissante. Une seule chose nous apparaît clairement, c'est qu'un désaccord s'était manifesté entre le cardinal de Retz et sa chère nièce, et que madame de Sévigné poussait de toutes ses forces à la paix: nous rencontrerons bientôt d'autres détails qui complètent ce point délicat de la biographie de madame de Grignan.

Quinze jours après, la marquise de Sévigné reçut, sur le compte de cet ami pour elle si cher et si illustre, des nouvelles qui vinrent troubler toute la joie que lui avaient causée les assurances rapportées par Corbinelli au sujet d'une santé soumise à d'inquiétantes intermittences. «Il est revenu, mande-t-elle, un gentilhomme de Commercy, depuis Corbinelli, qui m'a fait peur de la santé du cardinal; ce n'est plus une vie, c'est une langueur: j'aime et honore cette Éminence d'une manière à me faire un tourment de cette pensée: le temps ne répare point de telles pertes [448]

Soit qu'ils craignissent réellement pour lui le séjour de Commercy, soit désir de jouir encore de sa précieuse société, les plus chauds amis du cardinal de Retz avaient formé le dessein de l'attirer d'abord à Saint-Denis, dont il était abbé. Saint-Denis n'était pas Paris, mais s'en trouvait bien près; aussi était-il difficile de faire accepter à ce dégoûté théâtral ou convaincu, un tel séjour comme une continuation de sa retraite proclamée définitive. On entama probablement auprès du pape une négociation dans le but de lui faire intimer l'ordre au cardinal de quitter Commercy [449]. Dans le passage suivant, madame de Sévigné nous indique que, malgré la désapprobation de quelques amis de Retz, peut-être les plus considérables, qui, surtout soucieux de sa dignité, blâmaient ce retour déguisé, si peu de temps après son départ solennel, le projet allait son train, et elle loue fort sa fille, plus tendre à l'Éminence par lettre que de près, de si bien s'associer au désir des plus zélés: «Pour notre cardinal, j'ai pensé souvent comme vous; mais, soit que les ennemis ne soient pas en état de faire peur, ou que les amis ne soient pas sujets à prendre l'alarme, il est certain que rien ne se dérange. Vous faites très-bien d'en écrire à d'Hacqueville, et même au cardinal. Est-il un enfant? ne sauroit-il venir à Saint-Denis sans le consentement de ses précepteurs? et s'ils l'oublient, faut-il qu'il se laisse égorger? Vous avez très-bonne grâce à vous inquiéter sur la conservation d'une personne si considérable, et à qui vous devez tant d'amitié [450]

A deux mois de là, les choses en étaient au même point. Retz, qui évidemment s'ennuyait dans son exil volontaire, hésitait encore, car ses amis étaient toujours divisés sur l'opportunité de son retour. Quant à madame de Sévigné, plus que jamais son choix est fait, et le croyant en danger à Commercy, où, pour vaincre l'ennui qui le dévore, il s'épuise de travail et s'est mis à étudier les sciences les plus ardues, elle rappelle de tous ses vœux, au moins à Saint-Denis (elle préférerait Paris), cet ami qu'elle aime trop en femme qu'emporte son cœur pour raffiner sur sa dignité et sa réputation; bien appuyée en cela par madame de Grignan, qui se souvient à propos que Retz, ce parent plus proche par les sentiments que par le sang, était le parrain de sa fille Pauline. «Je ne suis point du tout contente, écrit sa mère le 12 octobre, de ce que j'ai appris de la santé du Cardinal; je suis assurée que, s'il demeure à Commercy, il ne la fera pas longue: il se casse la tête d'application; cela me touche sensiblement [451].» Et le 15: «Je suis en peine, comme vous de son parrain (de Pauline); cette pensée me tient au cœur et à l'esprit. Vous ignorez la grandeur de cette perte: il faut espérer que Dieu nous le conservera; il se tue, il s'épuise, il se casse la tête; il a toujours une petite fièvre. Je ne trouve pas que les autres en soient aussi en peine que moi: enfin, hormis le quart d'heure qu'il donne du pain à ses truites, il passe le reste avec dom Robert [452], dans les distillations et les distinctions de métaphysique, qui le feront mourir. On dira: Pourquoi se tue-t-il? Et que diantre veut-on qu'il fasse? Il a beau donner un temps considérable à l'église, il lui en reste encore trop [453].» Cette hésitation dura encore quelques mois, au grand chagrin de madame de Sévigné, qui cependant n'en parle plus dans ses lettres de cette année [454].

A peine madame de Grignan partie, madame de Sévigné retourne à son rôle de chroniqueur de tout ce monde qu'elle redonne à sa fille, pour son agrément et son instruction, vivant et pris sur le fait. C'est surtout des choses de la cour qu'elle est soigneuse de l'instruire, et madame de Sévigné, nous le redisons, est véritablement l'historien, et l'historien le plus complet, le plus fin, le plus piquant et le mieux renseigné, de ces révolutions féminines qui tenaient alors en éveil toute cette nation à part appelée la cour, laquelle ne se composait pas seulement des courtisans présents à Versailles ou à Paris, mais de tous ceux qui accidentellement se trouvaient disséminés dans les provinces.

«Nous attendons le roi (écrivait la marquise de Sévigné à Bussy, quelques jours avant le départ de sa fille), et les beautés sont alertes pour savoir de quel côté il tournera: ce retour-là est assez digne d'être observé [455].» Ce qui piquait surtout la curiosité publique, c'était de savoir quelle serait la conduite du roi à l'égard de madame de Ludre, qu'il avait distinguée depuis quelque temps, et dans laquelle plusieurs voulaient voir une rivale préférée et l'héritière présomptive de madame de Montespan. Les courtisans n'attendaient qu'un signe pour tourner le dos à la favorite régnante, et acclamer la belle chanoinesse. Mais l'illusion ne fut pas de longue durée. «Ah! ma fille (s'écrie madame de Sévigné dès le 11 juin, en revenant de la cour), quel triomphe à Versailles! quel orgueil redoublé! quel solide établissement! quelle duchesse de Valentinois [456]! quel ragoût, même par les distractions et par l'absence! quelle reprise de possession! Je fus une heure dans cette chambre; elle (madame de Montespan) étoit au lit, parée, coiffée: elle se reposoit pour la médianoche. Je fis vos compliments; elle répondit des douceurs, des louanges: sa sœur, en haut (madame de Thianges), se trouvant en elle-même toute la gloire de Niquée, donna des traits de haut en bas sur la pauvre Io (madame de Ludre), et rioit de ce qu'elle avoit l'audace de se plaindre d'elle. Représentez-vous tout ce qu'un orgueil peu généreux peut faire dire dans le triomphe, et vous en approcherez. On dit que la petite reprendra son train ordinaire chez MADAME. Elle s'est promenée, dans une solitude parfaite, avec la Moreuil, dans les jardins du maréchal du Plessis [457]

La marquise de Sévigné parle avec quelque intérêt de cette pauvre Ludre, qui était depuis longtemps l'une des bonnes amies de son amie madame de Coulanges [458], dont Sévigné, quatre ans auparavant, avait été ou avait voulu être amoureux, car «son ambition, disait à ce propos M. de la Rochefoucauld, est de mourir d'une amour qu'il n'a pas [459];» et qui surtout, rencontrée un jour à Saint-Germain par la mère de la gouvernante de la Provence, n'avait pas eu de peine à faire sa conquête, en s'écriant devant toute la cour, avec sa prononciation germanique, qui n'était pas sans grâce dans sa jolie bouche: Ah! pour matame te Grignan, elle est atorable [460]!

Cet amour pour madame de Ludre avait duré ce que dure un caprice. A son retour de Flandre, désirant calmer l'esprit jaloux et froissé de madame de Montespan, Louis XIV afficha pour la chanoinesse du Poussay une indifférence, une froideur qui la livra aux moqueries de la cour et aux représailles sans pitié de sa rivale. Celle-ci, bien plus encore que sa sœur, ne devait lui pardonner l'audace qu'elle avait eue de penser un instant pouvoir la supplanter, et, rétablie, du moins en apparence, dans tout son empire, elle lui fit payer cher la peur qu'elle-même avait éprouvée, bien plus réelle que ses mépris ne voulaient dire. Tout cela se trouve épars dans les lettres de madame de Sévigné, de cette seconde moitié de l'année 1677. Tantôt elle désigne madame de Ludre sous le nom d'Io, tantôt sous celui d'Isis, par une allusion à l'opéra de ce nom, représenté au commencement de l'année. «Cet opéra, dit M. Monmerqué dans une note à la lettre du 23 juin, ne réussit pas à cause de madame de Montespan, que toute la cour crut reconnaître dans le rôle de Junon, et l'on ne manqua pas de faire à madame de Ludre l'application de ces vers qu'Argus adresse à Io, dans la première scène du troisième acte:

Vous êtes aimable;

Vos yeux devoient moins charmer:

Vous êtes coupable

De vous faire trop aimer.

C'est une offense cruelle,

De paroître belle

A des yeux jaloux;

L'amour de Jupiter a trop paru pour vous [461].

«Io, ajoute madame de Sévigné le 15 juin, a été à la messe (à Versailles); on l'a regardée sous cape; mais on est insensible à son état et à sa tristesse. Elle va reprendre sa pauvre vie ordinaire: ce conseil est tout simple, il n'y a point de peine à l'imaginer. Jamais triomphe n'a été si complet que celui des autres; il est devenu inébranlable depuis qu'il n'a pu être ébranlé. Je fus une heure dans cette chambre; on n'y respire que la joie et la prospérité: je voudrois bien savoir qui osera s'y fier désormais [462]

L'une des amies qui correspondent le plus assidûment avec Bussy, lui donne de piquants détails sur cet incident de la messe royale, qui fut une cause d'affront pour cette malheureuse Io, si facilement sacrifiée à la jalousie de Junon irritée: «Le roi, allant ou revenant de la messe, regarda madame de Ludre, et lui dit quelque chose en passant; le même jour, cette dame-ci étant allée chez madame de Montespan, celle-ci la pensa étrangler, et lui fit une vie enragée. Le lendemain, le roi dit à Marsillac, qui étoit présent à la messe la veille, qu'il étoit son espion; de quoi Marsillac fut fort embarrassé; et le lendemain, il pria le roi de trouver bon qu'il allât faire un petit voyage de quinze jours à Liancourt. On dit qu'il ne reviendra pas sitôt, et qu'il pourroit bien aller en Poitou, car Sa Majesté lui accorda son congé fort librement. Tout le monde croit madame de Ludre abîmée sans ressource, et madame de Montespan triomphante [463].» Le fils de la Rochefoucauld était, on le sait, le confident, dirons-nous le complaisant de Louis XIV; mais il était, en même temps, l'ami de madame de Montespan qui, de son côté, avait contribué à sa haute faveur, et il la défendait de son mieux contre ces rivalités passagères, et surtout contre une rivalité bien plus redoutable, entourée de mystère encore, mais cheminant d'un pas sûr quoique lent, à l'ombre même et sous le couvert de ces infidélités bruyantes et peut-être calculées. Le bruit courait, en effet, qu'à son retour de l'armée, le roi, voulant faire d'un seul coup à madame de Maintenon la fortune qui lui manquait, lui avait donné pour deux cent mille écus de pierreries, comme témoignage de sa satisfaction pour les soins prodigués à ses enfants [464].

En abandonnant madame de Ludre, Louis XIV voulut aussi pourvoir à son sort et lui fit offrir, disait-on, une somme de quatre cent mille francs. La délaissée refusa d'abord tous les bienfaits. Il faut en faire honneur aux premières inspirations d'une âme honnête; toutefois son dépit et sa douleur furent grands, car elle avait ambitionné, sans trop d'amour peut-être, la première place dans le cœur du roi. Ce sont les amies de Bussy qui nous font connaître ces détails. «Madame de Ludre, écrit madame de Scudéry, est à Versailles, malade et affligée; on dit qu'elle a refusé deux cent mille francs que le roi lui a envoyés. En effet, cela est peu de chose à qui a prétendu partager le cœur et, en quelque façon, la couronne. Si elle n'avoit pas tant fait la sultane pendant qu'elle espéroit le devenir, on auroit pitié d'elle.»—«On dit, ajoute la même à dix jours de là, qu'on lui offre quatre cent mille francs, qu'elle refuse. Elle se conduit assez noblement et assez fièrement en tout ceci; mais tout ce qu'on fait sans fortune ne brille guère. Elle sortit, l'autre jour, de chez la reine comme le roi y entroit, et, à la chapelle, elle détourne la tête quand elle passe. Madame de Montespan est plus belle que jamais [465]

Bussy répond à ces lettres. «J'ai été surpris (dit-il fort désappointé à madame de Scudéry) de ne voir point de changement au retour du roi. Il me sembloit, par tout ce que j'avois entendu dire, qu'il y en auroit un. Ces immutabilités (voilà un grand mot) n'accommodent pas les misérables: ils voudroient, tous les jours, un changement jusqu'à ce qu'ils soient plus heureux; cependant il faut s'accommoder aux inclinations aussi bien qu'aux volontés du maître, et attendre avec tranquillité des conjonctures favorables. Madame de Montespan a eu de grandes alarmes cet hiver: la voilà un peu rassurée. Qui peut croire que cela durera longtemps? Elle-même, après les premiers moments de joie de son raffermissement, ne reprendra-t-elle pas de nouvelles craintes de retomber? car le temps, qui incommode les affaires des exilés, ruine celles des maîtresses. Pour madame de Ludre, les damnés souffrent-ils plus qu'elle? Et le roi lui-même, qui fait leur bonne et mauvaise fortune, aussi bien que celle de toute l'Europe, ce prince heureux et si digne de l'être, le croyez-vous content, madame? Pour moi, je ne le crois pas: il a le cœur trop bien fait pour mettre, sans quelques remords, le poignard dans le sein d'une fille qu'il quitte après l'avoir aimée, ou du moins après l'avoir persuadée de sa passion [466].»—«Si le refus, écrit-t-il avec son franc cynisme à madame de Montmorency, que fait madame de Ludre de ce qu'on lui veut donner, lui fait revenir son amant, je la trouverai fort habile: sinon, je dirai avec le vieux Senneterre, que les gens d'honneur n'ont point de chausses. Il n'appartient pas à ceux qui n'ont point de pain de faire les généreux [467]

Aux prises avec les mépris de madame de Montespan et ne trouvant plus la position tenable, la belle chanoinesse prit le parti de quitter la cour, et se retira pendant quelque temps au Bouchet, chez la maréchale de Clérambault. «La belle Isis est au Bouchet, dit le 23 juin madame de Sévigné; le repos de la solitude lui plaît davantage que la cour ou Paris [468].» La semaine d'après, suivant jusqu'au bout son allusion mythologique, elle ajoute: «Io est dans les prairies, en toute liberté, et n'est observée par aucun Argus: Junon tonnante et triomphante [469].» Madame de Montespan, en effet, ne cessait d'afficher sa victoire dans tout son faste comme dans sa dureté. «Quanto et son ami, lit-on dans une lettre du 2 juillet, sont plus longtemps et plus vivement ensemble qu'ils n'ont jamais été: l'empressement des premières années s'y retrouve, et toutes les contraintes sont bannies, afin de mettre une bride sur le cou, qui persuade que jamais on n'a vu d'empire plus établi [470].» (30 juillet): «Madame de Montespan étoit, l'autre jour, toute couverte de diamants; on ne pouvoit soutenir l'éclat d'une si brillante divinité. L'attachement paroît plus fort qu'il n'a jamais été; ils en sont aux regards: il ne s'est jamais vu d'amour reprendre terre comme celui-là [471]

Mais les hauteurs de madame de Montespan avaient fini par valoir quelque sympathie à la pauvre abandonnée: «Vous ne pouvez assez plaindre, écrit à sa fille la marquise de Sévigné, ni assez admirer la triste aventure de cette nymphe: quand une certaine personne (madame de Montespan) en parle, elle dit ce haillon. L'événement rend tout permis [472].» Ce mot ne s'accorde point avec la réputation de beauté de madame de Ludre, que constate madame de Sévigné en annonçant son retour à son service de dame d'honneur de la duchesse d'Orléans: «Isis est retournée chez MADAME, tout comme elle étoit, belle comme un ange. Pour moi, j'aimerois mieux ce haillon loin que près [473].» Ailleurs elle l'appelle la belle Ludre, et s'extasie sur sa divine beauté [474]. Elle n'était pas sans esprit comme sans ambition, témoin ces deux mots que rapporte madame de Sévigné: «Un homme de la cour disoit, l'autre jour, à madame de Ludre: «Madame, vous êtes, ma foi, plus belle que jamais!—Tout de bon, dit-elle, j'en suis bien aise, c'est un ridicule de moins.»—«MADAME, disoit, l'autre jour, à madame de Ludre, en badinant avec un compas: Il faut que je crève ces deux yeux-là qui font tant de mal.—Crevez-les, madame, puisqu'ils n'ont pas fait tout celui que je voulois [475]

Mais, ne pouvant supporter l'humiliation à laquelle l'avait réduite la ruine éclatante de ses ambitieux desseins, madame de Ludre prit le parti définitif de se retirer aux Dames de Sainte-Marie du faubourg Saint-Germain. Lorsque MONSIEUR, à qui elle avait demandé la permission de quitter le service de la duchesse d'Orléans pour se mettre au couvent, fut venu sonder à cet égard la volonté du roi: «N'y est-elle pas déjà?» répondit celui-ci [476]. Ce fut le coup de grâce.

Si l'on en croit les lettres de la Palatine, madame de Montespan serait surtout parvenue à dégoûter Louis XIV de madame de Ludre en lui persuadant que, par l'effet d'un poison qu'on lui avait fait prendre dans sa première jeunesse, cette belle avait conservé une maladie de peau d'une dangereuse espèce [477]. La dureté du roi peut s'expliquer, sans cela, par l'inconstance de son cœur et son désir d'apaiser madame de Montespan et de lui faire illusion sur la durée de son règne. Il faut aussi prendre quelques-uns des motifs donnés par Bussy. «Du Ludre, dit-il dans une lettre à madame de Scudéry, a eu la plus méchante conduite du monde dans le temps qu'elle disputoit le cœur du roi; il sembloit, par le bruit qu'elle faisoit, qu'elle songeoit plus à passer pour maîtresse qu'à l'être, et le roi n'aime pas ces ostentations-là. Il faut dire la vérité, elle n'a ni le visage ni l'esprit comparables à l'esprit et au visage de madame de Montespan, et le mérite d'être la dernière en date n'est quelquefois pas considérable aux personnes qui sont gens d'habitude comme est le roi [478].» Quoi qu'il en soit, en qualité d'idole tombée avant d'avoir brillé, madame de Ludre ne tarda pas à être profondément oubliée. Un mois à peine après sa retraite au couvent, madame de Scudéry écrit dans une lettre à Bussy, cette ligne, qui ressemble à une épitaphe: «De Ludre est oubliée comme si elle étoit morte du temps du déluge [479].» Mais son oraison funèbre, la voici: «Vous savez bien, dit la marquise de Sévigné à sa fille à deux ans et demi de là, que madame de Ludre, lasse de bouder sans qu'on y prît garde, a enfin obtenu de son orgueil, si bien réglé, de prendre du roi deux mille écus de pension, et vingt-cinq mille francs pour payer ses pauvres créanciers, qui, n'ayant point été outragés, souhaitoient fort d'être payés grossièrement, sans rancune [480].» A cette date, elle quitta la maison des Dames de Sainte-Marie, pour se retirer dans l'un des couvents de Nancy, où à soixante-dix ans, assure la duchesse d'Orléans, elle était encore belle [481].

Pendant ces derniers triomphes de madame de Montespan, madame de Maintenon quittait Paris, et se rendait, pour la troisième fois, aux eaux de Baréges, auxquelles elle allait demander l'entière guérison de son royal élève. Le duc du Maine arriva, vers le milieu du mois de mai 1677, à Cognac, où commandait le comte d'Aubigné, qui lui fit une réception toute princière, destinée aussi, dans son intention, à honorer sa sœur. Le Mercure donne les détails caractéristiques de ce troisième voyage peu connu de madame de Maintenon et de son élève. Le comte d'Aubigné, à la tête de cent gentilshommes des plus qualifiés de la province, et comme lui à cheval, vint plus d'une lieue au-devant des voyageurs. En entrant dans la ville, le jeune prince y fut reçu «au bruit des boîtes et des mousquetades, que toute la bourgeoisie, qui étoit sous les armes, déchargea à son arrivée [482].» Pour lui servir de garde pendant les deux jours qu'il devait rester à Cognac, le gouverneur avait formé une compagnie des premiers enfants de la ville, qui, vêtus en Aragonnais, firent le service, la pique à la main, à la porte de sa chambre, ce qui le divertit fort. A Jonzac, la comtesse de ce nom vint prendre les voyageurs sur la route, et les hébergea magnifiquement. A Blaye, le duc du Maine trouva le duc de Roquelaure et M. de Sève, l'un gouverneur, l'autre intendant de la Guyenne, qui l'attendaient à la tête d'une députation des Jurats de Bordeaux. L'artillerie de la place annonça sa venue et son départ. Le lendemain il arriva dans la capitale de la province, et, en y entrant, il fut complimenté par le premier Jurat, M. de la Lande. Le même jour, le jeune prince visita Bordeaux, sous la conduite du duc de Roquelaure, mais toujours accompagné de sa gouvernante, que chacun traitait avec une déférence où il entrait quelque involontaire pressentiment. Lorsque le duc du Maine parut dans la cour du château Trompette, il y trouva toute la garnison rangée en bataille, qui lui présenta les armes au bruit des tambours et des fanfares. C'étaient là de véritables honneurs souverains [483]. On lui préparait d'autres fêtes, mais madame de Maintenon redouta l'exagération provinciale, déjà trop surexcitée, et, malgré les instances faites pour la retenir quelques jours à Bordeaux, elle en repartit le lendemain, avec son élève, pour se rendre à Baréges, où elle demeura quatre mois entiers, en apparence étrangère aux événements, aux intrigues encore embrouillées de la cour, mais toujours présente, par sa correspondance directe avec le roi, privilége essentiel qu'elle maintenait avec autorité, après l'avoir conquis avec peine. Cette correspondance entretenait de loin ce charme d'égale douceur, de lumineuse et forte raison, si puissant déjà sur l'esprit ébranlé du prince, et bientôt décisif auprès d'un homme qui se trouvait aux prises avec les restes orageux d'une passion presque éteinte, et les caprices fréquents d'un tempérament mal dompté.

Après la prise de Saint-Omer, dans le courant du mois de mai, Charles de Sévigné, on l'a vu, était venu rejoindre sa mère, afin de guérir sa blessure au talon, ce qui ne l'empêchait guère, toutefois, de courir la ville et les environs, en quête d'aventures et de futiles amours. Impuissante à le retenir, sa mère le persifle sans pitié sur ses bonnes fortunes et ses tribulations galantes. Ce qui la dépite ou la console, c'est que c'est sans passion au fond du cœur, qu'il se lance dans cette vie laborieuse, et compromettante pour sa réputation d'homme sérieux, qui formait l'ambition constamment déçue de sa mère. «Rien n'est si occupé, écrit celle-ci à madame de Grignan, qu'un homme qui n'est point amoureux; il représente en cinq ou six endroits, quel martyre [484]!» Le baron de Sévigné éprouvait ou simulait alors une grande passion pour madame du Gué-Bagnols. M. Walckenaer a fait connaître, par anticipation, ses amours avec cette sœur de madame de Coulanges, amours d'un jour pour une femme ridicule, qui, en vérité, ne méritait pas mieux [485]: nous n'en dirons rien ici.

Lorsque Sévigné avait douze ans de moins déjà sa mère était sa confidente; et quelles confidences! ses rapports avec Ninon, qui l'a qualifié avec tant de mépris amoureux. Aujourd'hui encore, il égaye cette mère, qui, comme autrefois, l'écoute pour le ramener, de la correspondance burlesque de sa nouvelle et bientôt défunte passion: «On pâme de rire avec moi, dit-elle, du style, de l'orthographe [486].» Elle le plaint sincèrement d'être condamné à répondre, trois fois la semaine, à de pareille prose: «Ma fille, cela est cruel, je vous assure... le pauvre garçon y succomberoit, sans la consolation qu'il trouve en moi [487].» Mais cela n'empêche point Sévigné de donner ses soins à sa mère. Ils se gardent l'un l'autre, et rien n'est charmant comme cette existence de mère et de fils, vivant ensemble en amis qui se soignent, sans se gêner. Qu'on en juge par cette gracieuse peinture que trace la fine plume du baron de Sévigné: «Pour vous montrer que votre frère, le sous-lieutenant, est plus joli garçon que vous ne croyez, c'est que j'ôte la plume des mains de maman mignonne, pour vous dire moi-même que je fais fort bien mon devoir. Nous nous gardons mutuellement, nous nous donnons une honnête liberté; point de petits remèdes de femmelettes. Vous vous portez bien; ma chère maman, j'en suis ravi. Vous avez bien dormi, cette nuit: comment va la tête? point de vapeurs? Dieu soit loué; allez prendre l'air, allez à Saint-Maur (chez madame de la Fayette), soupez chez madame de Schomberg, promenez-vous aux Tuileries; du reste, vous n'avez point d'incommodité, je vous mets la bride sur le cou. Voulez-vous manger des fraises, ou prendre du thé? Les fraises valent mieux. Adieu, maman, j'ai mal au talon: vous me garderez, s'il vous plaît, depuis midi jusqu'à trois heures, et puis vogue la galère. Voilà, ma petite sœur, comme font les gens raisonnables [488]

Afin de soustraire son fils à cette vie de dissipation stérile, madame de Sévigné aurait voulu le marier, et madame de Grignan, s'associant au désir de leur mère, essaya de lui faire épouser la fille de l'intendant de la Provence, M. de Rouillé, qui jouissait d'une fortune considérable. C'est ce qui se lit dans ce passage d'une lettre du 21 juillet, où l'on voit la loyauté de madame de Sévigné, sa rondeur dans les affaires mêmes les plus délicates: «Nous avons fort causé ici de nos desseins pour la petite intendante: madame de Vins m'assure que tout dépend du père, et que, quand la balle leur viendra, ils feront des merveilles. Nous avons trouvé à propos, pour ne point languir si longtemps, de vous envoyer un mémoire du bien de mon fils, et de ce qu'il peut espérer, afin qu'en confidence, vous le montriez à l'intendant, et que nous puissions savoir son sentiment, sans attendre tous les retardements et toutes les instructions qu'il faudroit essuyer si vous ne lui faisiez voir la vérité; mais une telle vérité, que si vous souffrez qu'il en rabatte, comme on fait toujours, et qu'il croie que votre mémoire est exagéré, il n'y a plus rien à faire. Notre style est si simple, et si peu celui des mariages, qu'à moins qu'on ne nous fasse l'honneur de nous croire, nous ne parviendrons jamais à rien: il est vrai qu'on peut s'informer, et que c'est où la franchise et la naïveté trouvent leur compte. Enfin, ma fille, nous vous recommandons cette affaire, et surtout un oui ou un non, afin que nous ne perdions pas un grand temps à une vision inutile [489]

Madame de Grignan fit tous ses efforts pour procurer à un frère qu'elle aimait ce riche établissement. Madame de Sévigné lui rend bien cette justice: «Je suis persuadée du plaisir que vous auriez à marier votre frère: je connois parfaitement votre cœur, et combien il seroit touché d'une chose si extraordinaire [490].» Cette chose extraordinaire n'eut point lieu, et il fallut quelques tentatives encore et quelques années au baron de Sévigné, avant de trouver un établissement qui, à la grande joie de sa mère, mit fin à cette vie de fades intrigues qui le compromettait et le diminuait. «Le roi, écrit celle-ci le 3 juillet 1677, a parlé encore comme étant persuadé que Sévigné a pris le mauvais air des officiers subalternes de cette compagnie [491];» la compagnie des Gendarmes-Dauphin, dont les officiers, renommés pour leur bravoure, semblaient peu soucieux de la discipline, et montraient peu de goût pour les détails journaliers et fastidieux du service. Pour ceux-là, la correspondance de madame de Sévigné en fournit maint exemple, Louis XIV et Louvois n'avaient point de pitié [492].

Depuis quelques mois, les armées étaient au repos. Mais, vers la fin de juillet, le prince d'Orange ayant fait quelques mouvements, les officiers en congé reçurent l'ordre de rejoindre leurs corps. Sévigné souffrait réellement encore de sa blessure et ne marchait qu'avec grand'peine. Cependant, comme il ne laissait pas de vivre en homme de plaisir, et qu'il se faisait partout voir, en voiture ou en chaise, son intérêt, sa réputation, lui conseillèrent de partir; sa mère l'y engageait. «Je trouve, dit madame de Sévigné à ce propos, la réputation des hommes bien plus délicate et blonde que celle des femmes [493].» Le sentiment du devoir est chez elle très-net, et supérieur aux inquiétudes de la mère. «J'attends mon fils, ajoute-t-elle, il s'en va à l'armée: il n'étoit pas possible qu'il fît autrement; je voudrais même qu'il ne traînât point, et qu'il eût tout le mérite d'une si honnête résolution [494].» Mais, le bruit du siége de Charleroi par les ennemis s'étant répandu, Sévigné, alors, n'hésite plus entre ses plaisirs et la nécessité jusqu'à cet instant problématique de sa présence à l'armée. Il part avec son ardeur des jours de combat. «La nouvelle du siége de Charleroy, écrit madame de Sévigné à sa fille, le 10 août, a fait courir tous les jeunes gens et même les boiteux. Mon fils s'en va demain en chaise, sans nul équipage: tous ceux qui lui disent qu'il ne devroit pas y aller trouveroient fort étrange qu'il n'y allât pas. Il est donc fort louable de prendre sur lui pour faire son devoir [495].» Et, le 13, elle annonce, pour le louer encore, son départ en boitant: «Mon fils partit hier; il est fort loué de cette petite équipée; tel l'en blâme qui l'auroit accablé s'il n'étoit point parti: c'est dans ces occasions que le monde est plaisant... pour moi, j'ai fort approuvé son dessein, je l'avoue [496]

Mais ce ne fut qu'une fausse alerte, et la marquise de Sévigné apprit la levée du siége de Charleroy et le retour prochain de son fils, au moment où elle allait pour la seconde fois demander aux eaux de Vichy l'entière guérison des restes tenaces de son cruel rhumatisme.

Au plus fort de ses inquiétudes relativement à sa mère, madame de Grignan lui avait fait promettre d'aller passer une nouvelle saison à ces Eaux dont elle s'était si bien trouvée l'année d'avant. Madame de Sévigné n'y allait, en vérité, que pour donner à sa fille un exemple d'obéissance en matière de santé. «Songez à votre santé, lui redit-elle le 15 août en partant, si vous aimez la mienne; elle est si bonne, que, sans vous, je ne penserois pas à faire le voyage de Vichy; il est difficile de porter son imagination dans l'avenir, quand on est sans aucune sorte d'incommodité; mais enfin vous le voulez, et voilà qui est fait [497].» Elle partait avec son oncle, l'abbé de Coulanges, et devait trouver à Vichy le chevalier de Grignan. Elle prit, cette fois, par la Bourgogne; donna quelques jours au château d'Époisse, à son bon ami, M. de Guitaud; une journée à Bussy, dans sa résidence de Chasen; mit quelques affaires en ordre dans son domaine paternel de Bourbilly, et arriva, le 4 septembre, à Vichy, où elle trouva une société encore plus nombreuse que l'année précédente [498].

La narration de ce voyage de vingt jours, que nous sommes obligé d'omettre, est délicieuse dans madame de Sévigné. Parmi les incidents dont il fut semé, nous ne voulons relever que celui-ci, que l'on lit dans une lettre de Bussy-Rabutin à Corbinelli, et qui est aussi joliment conté que si madame de Sévigné avait tenu la plume.

«... J'oubliois de vous dire que nous allâmes cinq lieues au-devant de la marquise. Elle nous fit mettre dans son carrosse, ne voulant fier sa conduite qu'à un cocher célèbre qu'elle a depuis peu. A la vérité, à un quart de lieue de la dînée, il nous versa dans le plus beau chemin du monde. Le bon abbé de Coulanges étant tombé sur sa nièce, et Toulongeon sur la sienne, cela nous donna un peu de relâche. Mais admirez la fermeté de notre amie et son bon naturel. Dans le moment que nous versâmes, elle parloit de l'histoire de don Quichotte. Sa chute ne l'étourdit point, et, pour nous montrer qu'elle n'avoit pas la tête cassée, elle dit qu'il falloit remettre le chapitre de don Quichotte à une autre fois, et demanda comment se portoit l'Abbé. Il n'eut non plus de mal que les autres. On nous releva, et ma cousine fut trop heureuse de se remettre à la conduite du cocher de ma fille qu'elle avoit tant méprisé. Vous croyez bien que notre aventure ne tomba pas à terre, comme nous avions fait. Nous badinâmes quelque temps sur ce chapitre, et ce fut là où nous commençâmes à vous trouver à redire [499]

Nous avons déjà fait connaître Vichy et la vie qu'on y menait [500]. Le défaut d'espace ne nous permet pas, non plus, de demander à madame de Sévigné de nouvelles peintures de cette existence si différente de nos usages actuels. Aucun des hôtes de Vichy n'était réellement malade, sauf le chevalier de Grignan, déjà travaillé de sa goutte précoce. Les Eaux lui furent très-salutaires: au bout de quinze jours, «il marchoit tout seul et n'avoit nul besoin d'assistance.» Quant au Bien Bon, c'était une nouvelle provision de santé à dépenser en bons repas, qu'il était venu chercher, car il aime à remplir son sac; et, pour madame de Sévigné, Vichy apporta une nouvelle amélioration à ses mains si éprouvées, sans cependant faire entièrement disparaître ce mal interminable: «L'incommodité qui en reste, écrit-elle à sa fille en guise de consolation, est si petite que le temps est le seul remède que je veuille souffrir [501]

Une grande affaire, un vif souci domestique préoccupait la marquise de Sévigné, pendant son séjour à Vichy. Dans son désir persistant d'attirer sa fille à Paris, lorsque le moment serait venu pour le jeune duc de Vendôme d'aller prendre possession de son gouvernement de Provence dont M. de Grignan n'était qu'intérimaire, elle était en quête d'une grande maison, d'un véritable hôtel, où tous les membres des deux familles pussent tenir. Loger ensemble, c'était diminuer notablement la dépense et ajouter aux agréments de la société entre gens qui se convenaient et qui perdaient chaque jour beaucoup de temps à se trouver.

Depuis plusieurs années, la marquise de Sévigné n'avait pas quitté cette maison ou plutôt cet appartement de la rue Saint-Anastase, où elle était venue s'installer en 1672, en sortant de la rue de Thorigny, après avoir habité aussi la rue du Temple [502]. Dès le 14 juillet, un mois avant son départ pour Vichy, nous la voyons cherchant et faisant chercher une habitation commode pour elle et sa fille. Elle hésite entre l'une des maisons de la place Royale, appartenant à madame du Plessis-Guénégaud, et un hôtel de la rue des Trois-Pavillons, toujours dans ce quartier du Marais, où elle est née, et qu'elle a de la répugnance à abandonner [503]. Elle ne trouve pas facilement ce qu'elle veut, et elle n'est pas la seule: «Ce qui la console, c'est que la Bagnols et M. de la Trousse sont aussi embarrassés qu'elle [504].» Enfin, elle avisa un grand et bel hôtel, entre cour et jardin, situé rue Culture-Sainte-Catherine, à deux pas de la Place-Royale, et depuis un siècle illustré plus par les souvenirs de Jean Goujon, qui l'avait décoré, que par ceux des sires de Carnavalet qui l'avaient fait bâtir. L'Hôtel Carnavalet était devenu la propriété d'un M. d'Agaurry, conseiller au parlement de Grenoble, et il se trouvait alors occupé par la comtesse de Lillebonne, dont le temps devait expirer à la Saint-Rémy, c'est-à-dire, le 1er octobre, à moins que cette locataire qui avait témoigné l'intention de quitter la place, ne demandât, ce qui paraissait dans son droit, un renouvellement de bail. C'est dans cette appréhension que madame de Sévigné était partie de Paris, et ses craintes étaient vives, car l'hôtel Carnavalet, par ses dimensions, sa distribution, le nombre de ses appartements, se prêtait mieux qu'aucune des nombreuses maisons qu'elle avait visitées, à ses projets si caressés de vie en commun avec madame de Grignan, laquelle lui faisait espérer son arrivée pour le commencement de l'hiver.

Madame de Sévigné avait chargé le zélé mais formaliste d'Hacqueville de suivre cette affaire, qui forme un article obligé de toutes ses lettres de Vichy. «Je vous conjure (écrit-elle le 7 septembre à sa fille, qui mettait, elle aussi, dans la conclusion sa part d'indécision) de mander à d'Hacqueville ce que vous avez résolu pour cet hiver, afin que nous prenions l'hôtel de Carnavalet ou non [505].» Cette même semaine lui apporta l'assurance de la venue de sa fille qui la priait, nous ne savons pourquoi, de n'en point trop parler. Le vieil archevêque d'Arles, le patriarche et l'oracle de la famille, avait décidé que ce voyage, où l'on devait produire les filles d'un premier lit de M. de Grignan, était dans les intérêts de la maison. Madame de Sévigné s'empressa d'écrire le dernier mot à d'Hacqueville. «La Providence veut donc que vous veniez cet hiver, répond-elle en même temps tout heureuse à madame de Grignan, et que nous soyons en même maison: je n'ai nul dessein d'en sonner la trompette; mais il a fallu le mander à d'Hacqueville pour nous arrêter le Carnavalet. Il me semble que c'est une grande commodité à toutes deux, et bien de la peine épargnée, de ne pas avoir à nous chercher. Il y a des heures du soir et du matin, pour ceux qui logent ensemble, qu'on ne remplace point quand on est pêle-mêle avec les visites.» Dans la crainte que, malgré ces raisons si cordiales et si vraies, son gendre ou sa fille n'aient quelque projet personnel pour leur établissement à Paris, elle leur fait entendre qu'ils sont encore libres de refuser, car ce qui lui importe avant tout, c'est que sa fille revienne; et pour l'attirer, et en souvenir des récentes querelles, elle lui promet une mère bien accommodante, bien obéissante, ce qui est peut-être une manière délicate de lui prêcher la docilité. «Si je me trompe, lui dit-elle donc, et que vous ayez pour vous seule une autre maison trouvée, je me conformerai à vos desseins, j'entrerai dans vos pensées, je me ferai un plaisir de vos volontés; vous me ferez changer d'opinion, je croirai que tout ce que j'avois imaginé n'étoit point bien; car je veux sur toutes choses que vous soyez contente, et quand vous le serez, je le serai [506].» Mais le courrier suivant vint complétement rassurer madame de Sévigné, au moins du côté de sa fille. Celle-ci lui déclarait fort nettement «qu'elle vouloit dérober la chambre de quelqu'un (dans telle maison que sa mère choisirait) et venir loger chez elle, sans se soucier si elle le trouve bon ou non, seulement pour lui apprendre à l'avoir persuadée qu'elle ne pouvoit jamais l'incommoder.»—«Venez, venez, ma très-chère, s'écrie cette mère ravie, voilà un style qui convient mieux à la tendresse que j'ai pour vous, que celui que vous aviez l'autre jour dans une de vos lettres,»—et auquel, sans doute, madame de Sévigné faisait réponse en lui mettant maternellement et le cœur gros, le marché à la main pour cet hôtel Carnavalet si désiré, qu'elle veut maintenant plus que jamais, puisque sa fille entend l'habiter avec elle. «Je crois, ajoute-t-elle, que d'Hacqueville nous a pris la Carnavalette, nous nous y trouverons fort bien; il faudra tâcher de s'y accommoder, rien n'étant plus honnête, ni à meilleur marché que de loger ensemble. J'espère que ce voyage, qui est l'ouvrage de la politique de toute la famille, sera aussi heureux que l'autre a été triste et désagréable par le mauvais état de votre santé [507]

Mais maintenant c'est d'Hacqueville qui tarde. Il veut si bien faire les choses, si justement peser le pour et le contre, les avantages et les inconvénients; voir, sur le point de conclure, s'il ne trouverait pas quelque demeure plus à la convenance de ses amies, qu'il ne peut se décider à en finir; et cependant il n'était d'abord question que d'un bail à l'essai de six mois. Madame de Sévigné s'impatiente contre ce méticuleux et trop obligeant ami: «D'Hacqueville lanterne tant pour la Carnavalette, que je meurs de peur qu'il ne la laisse aller: hé, bon Dieu! faut-il tant de façons pour six mois? Avons-nous mieux? Écrivez-lui, comme moi, qu'il ne se serve point en cette occasion de son profond jugement [508].» Madame de Sévigné en écrit dans les mêmes termes à l'un de ses confidents, M. de Guitaud: «J'espère que M. d'Hacqueville nous louera l'hôtel de Carnavalet, à moins que son profond jugement, qui veut que tout soit parfait, ne lui fasse perdre cette occasion, qui nous mettroit entièrement sur le pavé. Vous verrez par cette lettre, que je vous envoie quasi tout entière, que nous avons besoin d'une maison, puisque la bonne Grignan est forcée de venir à Paris, par M. l'archevêque, qui a prononcé ex cathedrâ, que ce voyage étoit nécessaire [509]

Mais d'Hacqueville continue à se taire, et les inquiétudes de la marquise de Sévigné se tournent de nouveau du côté de madame de Lillebonne. «Je crois (mande-t-elle à sa fille le 21), que d'Hacqueville nous louera l'hôtel de Carnavalet, à moins que madame de Lillebonne ne se ravise et n'en veuille point sortir à cette Saint-Rémy: je reconnoîtrois bien notre guignon à cela [510].» Le lendemain, même incertitude, même tourment; décidément d'Hacqueville est trop soigneux, trop parfait: «Nous verrons ce que fera le grand d'Hacqueville; je meurs de peur que madame de Lillebonne ne veuille pas déloger [511].» Madame de Sévigné quitta Vichy le 22 septembre, sans savoir encore si décidément elle resterait maîtresse de cet hôtel si vif objet de son envie.

Afin de stimuler l'irrésolu d'Hacqueville elle lui avait adjoint la pétulante madame de Coulanges, et elle augurait bien de cette intervention. Du château de Langlar, où elle ne trouva point son ami l'abbé Bayard, qui précisément à cette heure mourait à Paris, elle ajoute: «J'attends des nouvelles de d'Hacqueville sur cet hôtel de Carnavalet; mais il est si plein de difficultés, que si nous l'avons ce sera par madame de Coulanges, qui les aplanit toutes [512].» Rien encore à la station de Saint-Pierre-le-Moûtier. Elle ne sait où elle va descendre à Paris. Elle pense que madame de Grignan est sans doute mieux instruite, et qu'on lui aura directement écrit: «Vous savez mieux que moi si nous avons une maison ou non; je n'ai plus de lettres de d'Hacqueville, et je marche en aveugle, sans savoir ma destinée; qu'importe, c'est un plaisir,»—puisqu'elle va attendre sa fille à Paris [513]. Enfin, à Autri, elle trouve une lettre de d'Hacqueville lui annonçant que tout est terminé, et que l'hôtel Carnavalet est bien à elle! «Je m'en vais vous ranger la Carnavalette, écrit-elle toute joyeuse à madame de Grignan, car enfin nous l'avons, et j'en suis fort aise [514]

Arrivés à Paris, la marquise de Sévigné et le Bien Bon allèrent descendre chez M. de Coulanges, où toute leur famille et leurs amis les attendaient. Si elle revenait de Vichy avec les mains encore un peu raides, madame de Sévigné en rapportait une seconde jeunesse qui semblait devoir toujours durer, même à faire la part de l'exagération pleine de verve et de cordialité de son joyeux cousin. «Nous la tenons enfin cette incomparable mère-Beauté, écrit le gai chansonnier à madame de Grignan, plus incomparable et plus mère-Beauté que jamais: car croyez-vous qu'elle soit arrivée fatiguée? croyez-vous qu'elle ait gardé le lit? rien de tout cela; elle me fit l'honneur de débarquer chez moi, plus belle, plus fraîche, plus rayonnante qu'on ne peut dire; et, depuis ce jour-là, elle a été dans une agitation continuelle, dont elle se porte très-bien, quant au corps s'entend: et, pour son esprit, il est, ma foi, avec vous, et, s'il vient faire un tour dans son beau corps, c'est pour parler encore de cette rare comtesse qui est en Provence [515]

Madame de Sévigné s'empressa d'aller visiter son hôtel Carnavalet qu'elle n'avait vu que superficiellement jusque-là. Elle en rend bon compte à sa fille: «Dieu merci, nous avons l'hôtel de Carnavalet. C'est une affaire admirable; nous y tiendrons tous, et nous aurons le bel air: comme on ne peut pas tout avoir, il faut se passer des parquets et des petites cheminées à la mode; mais nous aurons une belle cour, un beau jardin, un beau quartier, et de bonnes petites Filles bleues qui sont fort commodes [516]; et nous serons ensemble, et vous m'aimerez, ma chère enfant: je voudrois pouvoir retrancher de ce trésor qui m'est si cher, toute l'inquiétude que vous avez pour ma santé; demandez à tous ces hommes, comme je suis belle [517]...» Coulanges a répondu pour tous.

Arrivée le 6 octobre, dès le 12 Mme de Sévigné commence son emménagement. «Nous sommes en l'air, dit-elle le 15, tous mes gens occupés à déménager: j'ai campé dans ma chambre, je suis présentement dans celle du Bien Bon, sans autre chose qu'une table pour vous écrire; c'est assez: je crois que nous serons tous fort contents de la Carnavalette [518].» Pendant que ce déménagement, sans doute considérable, s'opérait, et qu'on disposait, en même temps, pour les convenances de ses nouveaux hôtes l'hôtel Carnavalet, madame de Sévigné avait pris gîte chez son cousin de Coulanges. Elle y resta plusieurs jours, car le 20, rendant compte à madame de Grignan, de toutes ses fatigues et de ses tracas, elle écrit: «Il faut un peu que je vous parle, ma fille, de notre hôtel de Carnavalet. J'y serai dans un jour ou deux: mais comme nous sommes très-bien chez M. et madame de Coulanges, et que nous voyons clairement qu'ils en sont fort aises, nous nous rangeons, nous nous établissons, nous meublons notre chambre, et ces jours de loisir nous ôtent tout l'embarras et tout le désordre du délogement. Nous irons coucher paisiblement, comme on va dans une maison où l'on demeure depuis trois mois. N'apportez point de tapisserie, nous trouverons ici ce qu'il vous faut: je me divertis extrêmement à vous donner le plaisir de n'avoir aucun chagrin, au moins en arrivant.... Je reçois des visites en l'air, des Rochefoucauld, des Tarente; c'est quelquefois dans la cour de Carnavalet, sur le timon de mon carrosse. Je sois dans le chaos; vous trouverez le démêlement du monde et des éléments [519].» Huit jours après, tenant sa fille au courant des dispositions prises, et la croyant en route, elle ajoute: «M. de Coulanges est parti ce matin pour aller à Lyon; il vous dira comme nous sommes logés fort honnêtement. Il n'y avoit pas à balancer à prendre le haut pour nous, le bas pour M. de Grignan et ses filles: tout sera fort bien [520]

Le 3 novembre, madame de Grignan n'était point encore arrivée, car sa mère écrit à Bussy: «Je suis logée à l'hôtel de Carnavalet. C'est une belle et grande maison; je souhaite d'y être longtemps, car le déménagement m'a beaucoup fatiguée. J'y attends la belle comtesse [521].» Ce ne fut point impunément que, dans sa vive impatience d'être plus tôt prête à recevoir son idole, madame de Sévigné avait multiplié les fatigues; elle fut prise tout à coup d'une assez sérieuse indisposition que, malgré son habituelle répugnance pour les remèdes, elle attaqua avec une grande vigueur, voulant surtout guérir avant l'arrivée de sa fille, dont elle craignait évidemment les reproches. C'est ce qu'on lit dans cette lettre adressée à M. et à madame de Guitaud, qui venaient de quitter Paris pour retourner en Bourgogne: «Comment vous portez-vous, monsieur et madame, de votre voyage? Vous avez eu un assez beau temps; pour moi j'ai eu une colique néphrétique et bilieuse (rien que cela) qui m'a duré depuis le mardi, lendemain de votre départ, jusqu'à vendredi. Ces jours sont longs à passer, et si je voulois vous dire que, depuis que vous êtes partis, les jours m'ont duré des siècles, il y auroit un air assez poétique dans cette exagération, et ce seroit pourtant une vérité. Je fus saignée le mercredi, à dix heures du soir, et parce que je suis très-difficile, on m'en tira quatre palettes, afin de n'y pas revenir une seconde fois; enfin, à force de remèdes, de ce qu'on appelle remèdes, dont on compteroit aussitôt le nombre que celui des sables de la mer, je me suis trouvée guérie le vendredi; le samedi on me purgea, afin de ne manquer à rien; le dimanche je vais à la messe avec une pâleur honnête, qui faisoit voir à mes amis que j'avois été digne de leurs soins; et aujourd'hui je garde ma chambre et fais l'entendue dans mon hôtel de Carnavalet, que vous ne reconnoîtriez pas depuis qu'il est rangé. J'y attends la belle Grignan dans cinq ou six jours [522]

Madame de Grignan arriva, en effet, vers le milieu du mois de novembre, seule, son mari étant retenu encore par son service en Provence. Elle prit possession, à son tour, d'une maison que la mère et la fille conservèrent pendant vingt ans, et qui fut la dernière habitation de madame de Sévigné à Paris: grande illustration pour cette demeure que nous décrirons dans l'un des chapitres suivants. Cette considération que madame de Sévigné y passa le reste de son existence, nous a paru justifier l'espèce d'historique qui précède.

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