Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (6/6)
Madame de Grignan trouve à Paris son frère, son beau-frère et Bussy.—Moment de la plus grande intimité entre madame de Sévigné et son cousin.—Ils se conviennent et se plaisent.—Vanité, extravagances de Bussy-Rabutin.—Il refuse le Monseigneur aux maréchaux.—Il se crée lui-même maréchal de France in petto.—Ne pouvant être duc, il ne veut plus qu'on l'appelle comte.—Le roi lui permet de revenir une seconde fois à Paris.—Sa cousine désire connaître ses Mémoires; ils les lisent ensemble.—Position de madame de Montespan à la cour.—Le roi distingue madame de Ludre.—On attribue à Bussy des couplets satiriques; sa justification.—La guerre recommence.—Louis XIV se met en campagne avant la fin de l'hiver.—Siége et prise de Valenciennes.—Le baron de Sévigné y est blessé.—Saint-Omer et Cambrai sont obligés de se rendre.—MONSIEUR gagne la bataille de Cassel.—Retour triomphant du roi; ovations qui lui sont faites: l'année 1677 appelée l'année de Louis le Grand.—Corneille chante les victoires du roi.—Madame de Sévigné achète à son fils la sous-lieutenance des gendarmes-Dauphin.—Maladie de madame de Grignan.—Appréhensions de sa mère.—Quelques troubles surviennent entre la mère et la fille.—Malentendus expliqués.
Madame de Grignan resta six mois à Paris. Pour cette période, nous ne trouvons que deux lettres de sa mère, l'une à Bussy, l'autre au comte de Guitaud. Toutefois, au moyen d'une correspondance qui recommence avec l'exactitude accoutumée, au lendemain de la séparation, il nous sera possible de connaître quelle fut, durant cette première moitié de l'année 1677, l'existence de la mère et de la fille.
En arrivant à Paris, madame de Grignan, indépendamment des amis de sa mère, qui étaient aussi les siens et que nous connaissons, retrouva son frère, guéri de son rhumatisme; le chevalier, son beau-frère, qui avait fait tout entière la longue campagne de 1676, sans y rencontrer d'occasion particulière d'accroître une fort jolie réputation que l'on tardait bien à récompenser; M. de la Garde, ce cousin à héritage des Grignan, qui, quelques mois auparavant, avait failli, à cinquante-six ans, épouser une jeune fille dont il eût pu être l'aïeul, et avait eu le bon esprit d'y renoncer, à la grande approbation de madame de Sévigné, qui, pour cela, lui restitue le nom de sage; et enfin Bussy-Rabutin, venu à Paris au mois de juin précédent avec une permission de deux mois, successivement prorogée jusqu'en mai 1677, par un accès de commisération royale, où la vanité de plus en plus vivace de ce disgracié satisfait voulait presque voir un retour de faveur.
M. a fait connaître en détail le premier voyage effectué par Bussy en 1674, après sept années d'exil, et ses tentatives infructueuses de réconciliation auprès de ses principaux ennemis, tels que Condé, la Rochefoucauld, Marsillac [362]. Lorsque madame de Sévigné, en juin 1676, retourna de Vichy à Paris, elle y trouva son cousin déjà installé depuis quelques jours. Il y avait deux ans qu'ils ne s'étaient revus; mais ils n'avaient point interrompu une correspondance qui chez eux paraissait un besoin, comme elle était un plaisir. Bussy disait plus tard à sa cousine que les lettres qu'elle lui avait écrites pendant les années 1674, 1675 et 1676, étaient celles qu'il trouvait le plus à son goût [363]. A ces diverses dates, ce quinteux parent en est revenu aux tendresses. Tantôt il lui écrit: «Vous êtes de ces gens qui ne devraient jamais mourir, comme il y en a qui ne devroient jamais naître [364].» Tantôt il lui proteste que, «comme il ne trouve aucune conversation qui lui plaise autant que la sienne, il ne trouve aussi point de lettres si agréables que celles qu'elle lui écrit [365].» Le 11 août 1675, il lui adresse cet éloge plus complet et plus cordial encore de sa façon d'écrire: «J'ai reçu votre lettre, madame, elle est assez longue, et je vous assure que je l'ai trouvée trop courte. Soit que votre style, comme vous dites, soit laconique, soit que vous vous étendiez davantage, il y a, ce me semble, dans vos lettres, des agréments qu'on ne voit point ailleurs; et il ne faut pas dire que c'est l'amitié que j'ai pour vous qui me les embellit, puisque de fort honnêtes gens, qui ne vous connoissent pas, les ont admirées [366].»
La correspondance de madame de Sévigné et de Bussy, pendant ces deux années écoulées sans se voir, se compose de trente-cinq lettres, dix-neuf écrites par celui-ci et seize par sa cousine. Le ton de cordialité qui y règne fait contraste avec le style de bec et d'ongles qui semble l'allure naturelle de cet esprit aigu, pointilleux, mieux disposé à rendre un coup qu'une tendresse, et n'ayant qu'un souci, dans les petites comme dans les grandes luttes, avec une femme et une parente comme avec un ennemi bardé de fer, ne pas avoir le dernier. Il est quelques parties de leur correspondance que nous voulons relever, car on y rencontre de nouveaux traits des deux principales figures de ces Mémoires, et de plus elles caractérisent des relations dont l'historique fait partie du plan dont nous achevons l'exécution.
Le faux bruit avait couru d'une première maladie sérieuse de madame de Sévigné avant celle de Bretagne. Se faisant de la nature et de la cause du mal de bizarres idées, et imaginant à ce sujet de plus singuliers remèdes, Bussy adresse à sa cousine cette lettre d'un ton qu'il se permet volontiers avec elle et que celle-ci sait entendre et pardonner: «J'ai appris que vous aviez été fort malade, ma chère cousine; cela m'a mis en peine pour l'avenir, et j'ai appréhendé une rechute. J'ai consulté votre mal à un habile médecin de ce pays-ci. Il m'a dit que les femmes d'un bon tempérament comme vous, demeurées veuves de bonne heure, et qui s'étoient un peu contraintes, étoient sujettes à des vapeurs. Cela m'a remis de l'appréhension que j'avois d'un plus grand mal; car enfin, le remède étant entre vos mains, je ne pense pas que vous haïssez assez la vie pour n'en pas user, ni que vous eussiez plus de peine à prendre un galant que du vin émétique. Vous devriez suivre mon conseil, ma chère cousine, d'autant plus qu'il ne sauroit vous paroître intéressé; car, si vous aviez besoin de vous mettre dans les remèdes, étant à cent lieues de vous, comme je suis, vraisemblablement ce ne seroit pas moi qui vous en servirois.»—«Votre médecin (lui répond madame de Sévigné de la même plume, mais plus finement taillée) qui dit que mon mal sont des vapeurs, et vous qui me proposez le moyen d'en guérir, n'êtes pas les premiers qui m'avez conseillé de me mettre dans les remèdes spécifiques; mais la raison de n'avoir point eu de précaution pour prévenir ces vapeurs par les remèdes que vous me proposez m'empêchera encore d'en user pour les guérir. Le désintéressement dont vous voulez que je vous loue dans le conseil que vous me donnez n'est pas si estimable qu'il l'auroit été du temps de notre belle jeunesse: peut-être qu'en ce temps-là vous auriez eu plus de mérite. Quoi qu'il en soit, je me porte bien, et, si je meurs de cette maladie, ce sera d'une belle épée, et je vous laisserai le soin de mon épitaphe [367].»
Cet accent de jovialité un peu crue revient quelquefois dans le commerce de ces deux esprits prompts à la riposte, et qui ne dédaignent pas ce qu'on appelle le mot pour rire. Madame de Sévigné ne s'en fait nullement faute. Le marquis de Coligny, avant d'épouser mademoiselle de Bussy, lui avait écrit, comme à une parente considérable et considérée, afin de lui demander en quelque sorte son consentement. «J'ai reçu, mande-t-elle au père, un compliment très-honnête de M. de Coligny. Je vois bien que vous n'avez pas manqué de lui dire que je suis l'aînée de votre maison, et que mon approbation est une chose qui tout au moins ne sauroit lui faire de mal.» Et, sur ce, elle décoche à son cousin, friand de telles épices, cette historiette un peu gauloise: «A propos de cela, je veux vous faire un petit conte qui me fit rire l'autre jour. Un garçon, étant accusé en justice d'avoir fait un enfant à une fille, il s'en défendoit à ses juges, et leur disoit: «Je pense bien, messieurs, que je n'y ai pas nui, mais ce n'est pas à moi l'enfant.» Mon cousin, je vous demande pardon, je trouve ce conte naïf et plaisant. S'il vous en vient un à la traverse, ne vous en contraignez pas [368].» Mis en goût et en gaieté, Dieu sait si Bussy s'en contraint, et il répond à sa cousine par une anecdote sur le chevalier de Rohan et madame d'Heudicourt que nous devons laisser (telle est chez nous le changement du langage, je ne dis pas des mœurs) à la place qu'elle occupe dans la correspondance de l'historien de la Gaule amoureuse [369].
La vanité de Bussy doit se dire comme on a dit, dans ce temps, l'héroïsme de Condé, l'éloquence de Bossuet, la sagesse de Catinat, la douceur de Fénelon. Bussy est une des curiosités du règne de Louis XIV. Ses lettres de la période qui nous occupe nous offrent deux remarquables exemples de cet orgueil à la fois triste et bouffon qui a dirigé et perdu sa vie.
On a vu qu'à la mort de Turenne, Louis XIV fit d'un seul coup huit maréchaux de France. C'était pour Bussy, leur doyen à tous, une belle occasion manquée, de parvenir à cette dignité, jusque-là le vif objet de son envie. «Dieu, écrit-il à sa cousine, n'a pas voulu que cela fût, ou que cela fût encore; je n'en murmure point, et, au contraire, je lui rends mille grâces du repos d'esprit qu'il m'a donné sur cela, et de ce qu'il m'a fait le courage encore plus grand que mes malheurs [370].» Résignation factice, paroles arrangées qui masquent le dépit le plus amer, et bientôt le plus injurieux pour autrui, ainsi qu'on va le voir dans une lutte que le mestre de camp général de la cavalerie légère soutint avec la plupart des nouveaux élus, et que l'on peut appeler sa campagne du monseigneur.
Quelle que fût sa pensée sur cette fournée de maréchaux, qu'il appelait maréchaux à la douzaine, Bussy, courtisan lors même qu'il n'affectionne ni n'estime, crut devoir faire son compliment à ceux qui lui étaient particulièrement connus, mais il omit de leur donner le titre de monseigneur, auquel les maréchaux de France pensaient avoir droit, et qui, en effet, était passé en tradition et en habitude. Par une théorie nouvelle et subtile, il entendait ne rendre cet hommage qu'à ceux qui étaient ses anciens comme lieutenants généraux, et il le refusait à ses cadets.
Il est curieux, d'abord, de comparer les termes de ses compliments avec sa méprisante façon de penser sur ses heureux rivaux. «Je me réjouis avec vous, monsieur, écrit-il au maréchal de Navailles, qu'enfin l'on vous ait fait justice; il y a longtemps que vous devriez avoir reçu celle-ci: le mérite a forcé les étoiles. Vous êtes en bonne et nombreuse compagnie [371].» A Vivonne il dit: «Enfin, monsieur, vous voilà parvenu aux grands honneurs de la guerre. Il n'y a guère plus d'un an que vous n'aviez ni établissement ni titre. La fortune avoit été un peu lente à vous récompenser, mais elle s'est assez bien remise en son devoir, et elle n'a plus qu'à vous donner les moyens d'augmenter la gloire que vous avez acquise... Je vous assure que je le souhaite de tout mon cœur; car personne ne vous honore, ne vous estime et ne vous aime plus que je ne fais [372].» Et à M. de Duras, il témoigne toute «sa joie de la justice que le roi vient de lui faire [373].»
Nous ne voyons pas que ceux-ci se soient formalisés de ce que Bussy leur refusait le monseigneur, et les appelait tout bonnement monsieur. Il n'en fut pas de même du maréchal de Créqui. Au mois de mai 1676, Bussy, se conformant au protocole dont il usait vis-à-vis de ses cadets, lui avait écrit une lettre, d'ailleurs fort polie, pour le remercier de quelques honnêtetés faites à son fils, qui servait en Flandre dans son corps. «Comptez, s'il vous plaît, sur moi, monsieur, lui disait-il, comme sur l'homme du monde qui vous aimera autant toute sa vie, et qui s'intéressera le plus à ce qui vous arrivera jamais [374].» Ce n'est pas de ce ton qu'il en parlait, sept mois auparavant, à madame de Sévigné lorsque, sur la nouvelle de la défaite essuyée par le nouveau maréchal, à Consarbrüch, il lui demandait si elle ne pensait pas que ce général malheureux voudrait n'être encore que le chevalier de Créqui. «Pour moi, ajoutait-il avec injure, je le souhaiterois si j'étois à sa place, car on pourroit croire qu'il mériteroit un jour d'être maréchal de France, et l'on voit aujourd'hui qu'il en est indigne [375].»
Soit qu'il connût ce premier jugement de Bussy sur sa personne et sa promotion (évidemment par d'autres que madame de Sévigné, cette opinion ayant pu être communiquée à plusieurs par l'indiscret complimenteur), soit qu'il eût une plus haute idée de sa dignité que quelques-uns de ses collègues, qui peut-être n'étaient qu'indulgents pour un maniaque d'orgueil et de médisance, dont la réputation était bien faite, le maréchal de Créqui refusa d'accepter les félicitations de Bussy, dans la forme employée par lui. Nouvelle lettre de celui-ci, où il développe son système sur le monseigneur. «Je ne crois pas, dit-il au maréchal, que vous ayez reçu ma lettre, car je n'en ai point eu de réponse. J'ai vu ici quelqu'un qui m'a voulu persuader que vous pouviez ne me l'avoir pas faite, parce que je ne vous avois pas traité de monseigneur, et que vous prétendiez que tout ce qui n'étoit pas officier de la couronne en devoit user ainsi avec MM. les maréchaux de France; mais je lui ai répondu qu'il n'y avoit point de règles si générales où il n'y eût des exceptions, et que, s'il y avoit quelqu'un qui les méritât, vous ne doutiez pas que ce ne dût être moi, de même que les Coligny, les Passage, les Estrées et les Gadagne; et il est si vrai que je dois être excepté, que MM. les maréchaux de Bellefonds, d'Humières, de Navailles, de Schomberg et de Lorges (gens qui savent aussi bien que qui que ce soit soutenir leur dignité) me font réponse comme si j'avois l'honneur d'être de leur corps, sachant bien qu'il n'y a que le peuple qui fasse de la différence d'un maréchal de France à moi, et que, quand le roi ne m'a pas fait la grâce de m'en donner le titre, Sa Majesté a eu ses raisons qui ne sont bonnes que pour elle [376].» Ces arguments et le ton avec lequel ils étaient exprimés ne purent convaincre le maréchal de Créqui, et il refusa de faire à Bussy la réponse qu'il demandait.
Bussy, alors, porta le débat devant son indulgent et compatissant ami, le duc de Saint-Aignan, «afin, dit-il dans les notes explicatives de sa correspondance, que si le maréchal de Créqui me vouloit faire sur cela une affaire auprès du roi, il lui fît entendre mes raisons [377].» Il lui envoyait en même temps sa lettre au maréchal. Le duc de Saint-Aignan adressa à Bussy la réponse suivante, que nous ne pouvons prendre au sérieux, et qui, si elle est, comme nous le croyons, une leçon donnée à un amour-propre que rien ne peut ni satisfaire ni contenir, reste comme un modèle de fine ironie et d'amical persiflage: «Je vous confesse, Monsieur, que j'aurois admiré la hauteur et la manière dont vous savez prendre les choses, si vous ne m'aviez accoutumé de telle sorte à l'admiration, que ce qui vient de vous ne me surprend plus. Cela est du meilleur sens, et le plus juste du monde, de faire de la distinction entre les vieux et les nouveaux maréchaux de France, c'est-à-dire entre ceux qui vous commandoient, et vos camarades ou ceux que vous avez commandés. Avec toute la qualité et tous les services que vous avez, vous ne sauriez vous mettre plus à la raison que vous faites [378].»
Il faut dire cependant, à la décharge de Bussy, qu'il n'était pas le seul qui éprouvât de la répugnance à traiter les maréchaux de monseigneur, même sans avoir sur eux l'ancienneté des services. Madame de Sévigné cite deux exemples de ce titre dérisoirement donné, ce qui équivalait à ne le donner point. «Le comte de Gramont, dit-elle à son cousin sans doute pour lui complaire, qui est en possession de dire toutes choses sans qu'on ose s'en fâcher, a écrit à Rochefort, le lendemain (de sa nomination):
«Monseigneur,
«La faveur l'a pu faire autant que le mérite.
«Monseigneur,
je suis votre très-humble serviteur,
«LE COMTE DE GRAMONT.»
«Mon père, ajoute-t-elle, est l'original de ce style; quand on fit maréchal de France M. de Schomberg, celui qui fut surintendant des finances, il lui écrivit:
«Monseigneur,
«Qualité, barbe noire, familiarité.
«CHANTAL.»
«Vous entendez bien qu'il vouloit dire qu'il avoit été fait maréchal de France parce qu'il avoit de la qualité, la barbe noire comme Louis XIII, et qu'il avoit de la familiarité avec lui. Il étoit joli, mon père [379]!»
La marquise de Sévigné qui connaissait, par M. de Pomponne, les idées du roi sur cette question d'étiquette, et qui déjà, par précaution, avait fait passer à M. de Grignan un avis qui n'était point inutile, conseille ainsi son irascible cousin, par voie d'allusion. Voyant qu'elle n'est pas comprise, elle y revient au moyen de cette anecdote clairement caractéristique. «Sur la plainte que le maréchal d'Albret a faite au roi que le marquis d'Ambres, en lui écrivant, ne le traitoit pas de monseigneur, Sa Majesté a ordonné à ce marquis de le faire, et, sur cela, il a écrit cette lettre au maréchal:
«Monseigneur,
«Votre maître et le mien m'a commandé d'user avec vous du terme de monseigneur; j'obéis à l'ordre que je viens d'en recevoir, avec la même exactitude que j'obéirai toujours à ce qui vient de sa part, persuadé que vous savez à quel point je suis, monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.»
Voici la réponse du maréchal d'Albret:
«Monsieur,
«Le roi, votre maître et le mien, étant le prince du monde le plus éclairé, vous a ordonné de me traiter de monseigneur, parce que vous le devez; et parce que je m'explique nettement et sans équivoque, je vous assurerai que je serai, à l'avenir, selon que votre conduite m'y obligera, monsieur, votre, etc. [380].»
Bussy fait la sourde oreille, et c'est le seul article de la lettre de sa cousine, qui en contient beaucoup d'autres, sur lequel, dans sa réponse détaillée, il oublie de s'expliquer. Mais, afin de faire disparaître cette différence qui le blesse, il adopte un parti d'une excentricité bouffonne, et qui frise vraiment la folie: il se nomme sans hésiter maréchal de France, et il put alors se donner à lui-même, in petto, du monseigneur tout à son aise [381].
En même temps, il lui prit une autre lubie, une autre vision, pour employer le mot du dix-septième siècle. Trouvant sans doute qu'on lui avait fait tort de ne pas le nommer duc et pair, comme on l'avait maltraité en ne le faisant point maréchal, il ne voulut plus de son titre de comte: «Ne m'appelez plus comte, écrit-il à sa cousine, j'ai passé le temps de l'être. Je suis pour le moins aussi las de ce titre que M. de Turenne l'étoit de celui de maréchal. Je le cède volontiers aux gens qu'il honore [382].» La surprise de madame de Sévigné ne fut pas médiocre. Elle dut croire son cousin décidément fou: «Vous ne voulez plus qu'on vous appelle comte, lui répond-elle presque sérieusement, et pourquoi, mon cher cousin? Ce n'est pas mon avis. Je n'ai encore vu personne qui se soit trouvé déshonoré de ce titre. Les comtes de Saint-Aignan, de Sault, du Lude, de Grignan, de Fiesque, de Brancas, et mille autres, l'ont porté sans chagrin. Il n'a point été profané comme celui de marquis. Quand un homme veut usurper un titre, ce n'est point celui de comte, c'est celui de marquis, qui est tellement gâté qu'en vérité je pardonne à ceux qui l'ont abandonné. Mais pour comte, quand on l'est comme vous, je ne comprends point du tout qu'on veuille le supprimer. Le nom de Bussy est assez commun; celui de comte le distingue, et le rend le nôtre, où l'on est accoutumé. On ne comprendra point ni d'où vous vient ce chagrin, ni cette vanité, car personne n'a commencé à désavouer ce titre. Voilà le sentiment de votre petite servante, et je suis assurée que bien des gens seront de mon avis. Mandez-moi si vous y résistez ou si vous vous y rendez, et en attendant, je vous embrasse, mon cher comte [383].»
Bussy n'a pas l'habitude de se rendre aussi facilement, et ce n'est pas petite affaire que de ramener au sens commun cette vanité qui fermente et s'aigrit dans la disgrâce et l'éloignement. Il veut traiter à fond cette bizarre question, et rien ne vaut son incroyable dissertation, pour faire bien connaître un personnage que Molière a oublié, et qui tient naturellement une très-grande place dans cet ouvrage.
«Quand je vous ai mandé ma lassitude sur le titre de comte, j'ai cru que vous entendriez d'abord la raison que j'avois d'en avoir; mais, puisqu'il vous la faut expliquer, ma chère cousine, je vous dirai que la promotion aux grands honneurs de la guerre que le roi a faite m'a donné meilleure opinion de moi que je n'avois, et que, m'étant persuadé que, sans ma mauvaise conduite, Sa Majesté m'auroit fait la grâce de me mettre dans le rang que mes longs et considérables services me devoient faire tenir, j'ai été honteux de la qualité de comte. En effet, me trouvant, sans vanité, égal en naissance, en capacité, en services, en courage et en esprit, aux plus habiles de ces maréchaux, et fort au-dessus des autres, je me suis fait maréchal in petto, et j'ai mieux aimé n'avoir aucun titre que d'en avoir un qui ne fût plus digne de moi. De dire que je serai confondu dans le grand nombre de gens qui portent le nom de Bussy, je vous répondrai que je serai assez honorablement différencié par celui de Rabutin, qui accompagnera toujours l'autre.
«Et pour répondre maintenant à ce que vous me dites de tous ces messieurs qui ne se sont point trouvés déshonorés de porter le titre de comte, je vous dirai que les comtes de Saint-Aignan et du Lude étoient bien las de l'être quand le roi leur fit la grâce de les faire ducs; que le comte de Sault étoit encore jeune quand il fut duc par la mort de son père; que les comtes de Fiesque et de Brancas, s'ennuyant de l'être, comme je ne doutois pas qu'ils ne l'eussent fait, ne pourroient s'en prendre qu'à eux-mêmes, parce qu'ils n'avoient rien fait pour être plus, et que M. de Grignan n'avoit pas encore assez rendu de services pour s'impatienter d'être comte.
«Je crois, ma chère cousine, que vous approuverez mes raisons, car vous n'êtes pas personne à croire qu'il y a de la foiblesse à changer d'opinion quand vous en voyez une meilleure [384].»
Ainsi, de son aveu, Bussy quitte son titre parce que, seul, celui de duc lui semblait en harmonie avec la qualité de maréchal de France qu'il s'était octroyée. Ses ennemis, qu'il avait tant offensés, devaient être bien vengés de voir cet orgueil tombé là. Aussi c'est comme un malade que madame de Sévigné traite maintenant son cousin. Celui-ci lui avait envoyé la copie d'une lettre dans laquelle il demandait au roi la faveur de faire auprès de lui la campagne de 1676: «Faut-il que je vous parle, lui écrit-elle des Rochers, après avoir lu cette épître, de votre petit manifeste au roi? Il est digne de vous, de votre siècle et de la postérité.» Rien n'y manque—vous avez raison, ce que vous dites est parfait—c'est ainsi qu'on répond aux gens avec lesquels on ne veut plus discuter.
Bussy saisissait avidement les occasions, il les faisait naître au besoin, de se rappeler au souvenir de Louis XIV. Avec son caractère, écrasé par cette interminable disgrâce qui humiliait son amour-propre et ruinait ses intérêts, il est hors de doute que Bussy devait sentir dans son cœur une haine violente et, en vérité, bien compréhensible contre le prince qui, malgré ses supplications, persistait à le reléguer au fond de sa province. Aussi ce n'est pas sans dégoût qu'on lit toutes les plates adulations, les protestations sans dignité, les humilités excessives qui affadissent sa correspondance. «Quelque raison que Votre Majesté sache qu'on a de vous aimer, dit-il à Louis XIV dans ce manifeste dont vient de parler madame de Sévigné, peut-être que vous seriez surpris de voir que cette amitié résiste à la prison, à la destitution de charge et à l'exil; mais vous en serez persuadé quand je vous en aurai dit les raisons. Premièrement, Sire, il faut que vous teniez pour constant que, depuis que j'ai eu l'honneur d'approcher Votre Majesté, j'ai eu une admiration et, si je l'ose dire, une tendresse extraordinaire pour elle; et je ne doute pas que, me confiant un peu trop en ces sentiments-là, en la croyance qu'on ne pouvoit faillir avec de si bons principes, et en quelque sorte de mérite que je me sentois avoir d'ailleurs, je ne me sois relâché dans le reste de ma conduite, je n'aie négligé de faire des amis, et donné prise sur moi à ceux qui ne m'aimoient pas [385].»
En parcourant la fastidieuse série des placets de Bussy à Louis XIV, groupés toutefois avec raison par son habile éditeur à la suite de chaque volume de sa correspondance, on rencontre vingt passages de ce style piteux et abaissé, qui contraste si fort avec l'humeur intraitable et arrogante du personnage. Citons quelques fragments; nous y trouverons des traits qui complètent cette rogue et triste physionomie:
—«Sire, j'ai failli, écrit-il le 8 décembre 1671, et, quoiqu'il soit fort naturel de chercher à s'excuser, l'extrême respect que j'ai pour la justice de Votre Majesté fait que je n'essaye pas de paroître moins coupable devant elle; mais, Sire, ce qui aide fort à ma sincérité, en cette rencontre, c'est le zèle extraordinaire que j'ai eu toute ma vie pour la personne de Votre Majesté. Je me tiens si fort de ces sentiments, et je trouve qu'ils me font tant de mérite, que je n'ai pas de peine d'avouer franchement les fautes que j'ai faites [386].»
—«Sire (répète-t-il l'année d'après, avec un redoublement d'obséquiosité) il y a plus d'un an que je me donnai l'honneur d'écrire à Votre Majesté, pour lui demander très-humblement pardon, et lui offrir mes très-humbles services. Je n'aurois pas si longtemps attendu à vous demander miséricorde, si je n'avois pas appréhendé d'importuner Votre Majesté; mais, enfin, à qui aurois-je recours qu'au meilleur maître du monde? Pardonnez-moi donc, Sire, et, pour cet effet, permettez-moi d'aller à l'armée pour essayer de mériter les bonnes grâces de Votre Majesté par tous les services les plus considérables que je pourrai lui rendre, ou pour mourir en lui témoignant mon zèle. Si je pouvois faire à Votre Majesté un plus grand sacrifice que celui de ma vie, je le ferois de tout mon cœur, car personne n'aime plus Votre Majesté que je fais, et je prie Dieu qu'il m'abîme si je mens; oui, Sire, je vous aime plus que tout le monde ensemble, et, si je n'avois plus aimé Votre Majesté que Dieu même, peut-être n'aurois-je pas eu tous les malheurs qui me sont arrivés; car, enfin, il n'y a guère de plus vieil officier d'armée en France que moi, ni qui ait guère mieux servi; et (le dirai-je encore?) guère qui soit plus en état de servir. Il faut bien que Dieu ait été en colère contre moi, d'avoir aimé quelqu'un plus que lui, pour avoir rendu tout ce mérite inutile, et pour m'avoir laissé tomber dans les fautes qui ont obligé Votre Majesté de me châtier aussi justement qu'elle a fait [387].»
En 1673, remerciant le roi de la première permission qu'il lui avait accordée, après sept années d'exil, de revoir Paris, où l'appelait un procès important, Bussy s'exprime de la sorte: «Sire, je demande très-humblement pardon à Votre Majesté, si je ne puis plus retenir ma reconnoissance sur la permission qu'elle m'a donnée de venir à Paris pour quelque temps. Quoique cette grâce me soit considérable par l'ordre qu'elle me donnera moyen de mettre à mes affaires, elle me l'est bien plus par la marque qu'elle me donne du radoucissement de Votre Majesté.... Il n'a pas tenu à moi, Sire, que je n'en aie obtenu de plus considérables de Votre Majesté. Elle sait que je l'ai plusieurs fois très-humblement suppliée de m'accorder l'honneur de la suivre à ses campagnes, c'est-à-dire d'aller employer ma vie pour le service d'un maître adorable, dont j'eusse été trop heureux de baiser la main qui me frappoit; car personne ne s'est tant fait de justice que moi. J'ai toujours cru, Sire, et j'en suis encore persuadé de la plus claire vérité du monde, que Votre Majesté, à qui rien n'est caché, avoit toujours su que je l'avois aimée de tout mon cœur, et toujours admirée, et que cela lui avoit même donné quelque bonté pour moi; mais que, blâmant ma conduite avec raison, elle avoit mieux aimé satisfaire à sa justice qu'à ses propres inclinations [388].»
Au début de la campagne de 1674, persistant à offrir, systématiquement et sans perdre courage, des services toujours refusés: «J'espère, Sire, dit-il, que Votre Majesté, qui est l'image de Dieu, se laissera enfin fléchir à la persévérance, et que, considérant qu'il y a neuf ans que je souffre, elle donnera des bornes à ses châtiments; c'est peut-être la mort que je vous demande, Sire, mais il n'importe: je commence à l'aimer mieux, en vous servant, que la vie dans la disgrâce de Votre Majesté. Accordez-moi donc la grâce de pouvoir vous suivre à cette campagne, j'en supplie très-humblement Votre Majesté, et de croire que jamais homme qui a eu le malheur de déplaire à son maître n'en a eu tant de repentir que moi, ne s'est fait tant de justice sur les châtiments qu'il a reçus, et n'est, après tout cela, du meilleur cœur et avec plus de soumission, de Votre Majesté, etc [389]....» Mais, voyant le peu de succès de ses offres de service, Bussy se mit à afficher une résignation en apparence complète, et, au lendemain de la conquête de la Franche-Comté, il écrivit au roi en ces termes: «Je supplie très-humblement Votre Majesté de me permettre de lui témoigner la joie que j'ai de ses dernières conquêtes, et de voir que mon maître prenne le chemin de le devenir de tout le monde. Ma satisfaction auroit été tout entière si Votre Majesté avoit daigné accepter les offres de mon très-humble service; mais, enfin, comme je n'ai pu avoir ce plaisir, je m'en suis fait un autre qui est de me soumettre à vos volontés avec une résignation dont je suis assuré que Dieu se contenteroit. Si Votre Majesté la pouvoit connoître aussi bien que lui, et voir le fond de mon cœur, je ne serois pas aussi malheureux que je le suis [390].....»
Malgré ce dessein de faire contre mauvaise fortune bon cœur, Bussy, jusqu'à la paix de Nimègue, ne cessa de poursuivre Louis XIV de ses placets. Il devait attendre six ans encore avant de voir fléchir sa sévère disgrâce, et avant d'obtenir l'autorisation de reparaître à la cour, où même il ne put rester. Il fallait que les péchés de langue et de plume de cet esprit malfaisant fussent bien grands et eussent atteint plus haut que ceux que nous avons déjà nommés, peut-être le roi lui-même, plus vraisemblablement sa mère, pour expliquer cette rigueur si longtemps inflexible.
Dans le cours de l'année 1676, Louis XIV, qui mesurait à Bussy avec une si lente parcimonie le retour de ses bonnes grâces, avait paru se radoucir. A son retour de Bretagne, madame de Sévigné sut que son cousin avait obtenu, pour quelques mois, une nouvelle permission de résider à Paris; mais ce ne fut pas de Bussy qu'elle l'apprit. De la part de celui-ci, ce n'était point précisément défiance, car que pouvait-il appréhender d'une parente qui, malgré ses torts, lui avait donné tant de preuves d'affection? Probablement il redoutait les confidences, même involontaires, de madame de Sévigné à madame de la Fayette, son intime amie, et, par celle-ci, à la Rochefoucauld, dont il suspectait toujours la rancune. Mais, comme on l'a vu en 1674 [391], madame de Sévigné savait, avant même son cousin, par M. de Pomponne, qui ne lui cachait rien de ces choses et d'autres plus importantes, et que l'exilé employait de préférence auprès du roi, madame de Sévigné, disons-nous, connaissait parfaitement ce qui concernait Bussy: dans ses visites de bienvenue, le ministre dut lui apprendre ce que celui-ci ne lui disait point. En rentrant des Eaux, elle le trouva donc depuis quelques jours établi à Paris, content de n'avoir plus à se cacher, et, dans sa modestie habituelle, se faisant un triomphe exceptionnel de cette mince tolérance: «C'est une faveur qui me distingue des autres exilés, lui avait-il écrit à Vichy; le roi n'en a fait de pareilles qu'à moi [392].»
Pendant les six mois qui précédèrent l'arrivée de sa fille madame de Sévigné reçut souvent les visites de Bussy; elles eurent lieu avec un contentement réciproque, car, malgré de profondes différences morales, ces deux esprits de même souche se conviennent et se plaisent. Bussy et sa cousine, dans leur jeunesse, avaient failli se laisser entraîner à un sentiment plus vif que l'amitié [393]; mais cette amitié, du moins, quoiqu'elle eût été mise à de délicates épreuves, avait toujours survécu, et aujourd'hui, toutes les vieilles querelles apaisées, elle était plus cordiale que jamais.
Toutefois durant ces six mois de commun séjour à Paris, soit dans les lettres de Bussy à ses divers correspondants, soit dans celles de madame de Sévigné à sa fille, on trouve peu de détails sur leurs relations journalières. «Venez m'aider, écrit le premier à madame de Grignan, le 27 juillet, à désopiler la rate de madame votre mère: votre absence empêche l'effet de mes remèdes [394].» Au mois d'octobre, nous le trouvons à Livry, où il est allé passer quelques jours, afin de contenter l'envie que sa cousine lui avait plusieurs fois manifestée de connaître ses Mémoires, auxquels il travaillait, et dont on parlait dans leur monde. «Vous devriez m'envoyer quelques morceaux de vos Mémoires, lui avait écrit le 18 septembre madame de Sévigné, je sais des gens qui en ont vu quelque chose, qui ne vous aiment pas tant que je fais, quoiqu'ils aient plus de mérite [395].» Bussy ne voulut pas lui adresser son manuscrit; il tenait à lui en faire la lecture lui-même. Son motif est «qu'il aime les louanges à tous les beaux endroits, et que si elle lisoit ses mémoires sans lui, elle ne lui en donneroit qu'en général pour tout l'ouvrage [396].» Cela peut s'appeler un auteur gourmet en fait d'éloge. La lecture eut lieu, et madame de Sévigné en rend un témoignage plus amical que sincère à sa fille, car les Souvenirs de Bussy, publiés après sa mort, par les soins de la marquise de Coligny, sont un assez terne ouvrage, et ne sauraient lutter d'intérêt avec la plupart des mémoires contemporains [397].
Bussy, dans ce voyage, communiqua la partie terminée de son travail à quelques amis dont il voulait avoir le sentiment. L'un d'eux était M. de Thou, président de l'une des chambres des Enquêtes, fils de l'historien et frère du malheureux ami de Cinq-Mars, qui avait dû épouser madame de Sévigné, fait omis par tous les biographes de celle-ci. «J'ai lu vos Mémoires avec beaucoup de satisfaction,» écrit le président à Bussy. Il lui donne en même temps les éloges que celui-ci recherchait, et il est difficile de n'y pas voir la complaisance usitée en pareil cas. Mais ce qu'il loue sans restriction, ce qu'il semble heureux de louer, ce sont les lettres de madame de Sévigné, que Bussy avait eu l'heureuse idée d'intercaler dans son récit. «J'ai admiré les lettres de madame de Sévigné, ajoute M. de Thou, et je les ai relues deux fois; c'est une personne pour laquelle j'ai eu toute ma vie un grand respect et une très-grande inclination: je l'ai pensé épouser, et c'est M. de la Châtre et madame votre cousine, sa femme, qui ménageoient la chose [398].» Nouveau témoignage de cette constante bonne renommée que, dans un mauvais jour, Bussy, sauf à s'en repentir plus tard, avait voulu obscurcir, et preuve nouvelle que, de son vivant, madame de Sévigné a joui de toute sa réputation épistolaire.
Nous avons dit que nous manquions presque entièrement de détails sur les faits personnels à madame de Sévigné et à madame de Grignan pendant le séjour de six mois de celle-ci à Paris. Cela se comprend. La marquise de Sévigné ayant avec elle sa fille et son cousin, ses deux principaux correspondants, ses lettres, source intarissable d'informations, nous font entièrement défaut. Mais, grâce à un recueil qui, après une interruption de quatre ans, recommença précisément à paraître vers cette époque, et auquel nous aurons dorénavant recours, comme à un répertoire historique des plus curieux, malgré sa forme presque toujours futile ou fade, nous pouvons énumérer (tout détail nous mènerait trop loin) les événements de politique, de guerre, d'art et de société, qui formèrent le spectacle ou l'entretien de la ville et de la cour, et par conséquent de la mère et de la fille, pendant ce premier semestre de 1677.
On y voit que l'hiver de cette année fut extrêmement brillant. Le premier jour de l'an, les comédiens de l'hôtel de Bourgogne donnèrent la première représentation de la Phèdre de Racine, à laquelle la troupe du roi, qui jouait au faubourg Saint-Germain, répondit le surlendemain, par l'apparition de la Phèdre de Pradon, cause de débats qui raviva un instant les passions littéraires amorties depuis dix ans [399]. La marquise de Sévigné et sa fille ne furent pas de celles (il y en eut!) qui donnèrent la préférence à ce dernier sur l'auteur d'Andromaque. Mais, si elle arrivait pleinement à Racine, madame de Sévigné ne faiblissait point dans son admiration pour son vieil ami Corneille, et ce dut être pour elle une joie toute particulière, un triomphe d'arrière-saison presque personnel, que de voir, par le choix et l'ordre du roi, le répertoire de ce père de notre tragédie, glorieusement ressuscité, après quelques années de négligence, non d'oubli. «Les beautés de l'opéra d'Isis, ajoute l'auteur du Mercure galant, n'ont pas fait perdre au roi et à toute la cour le souvenir des inimitables tragédies de M. Corneille l'aîné, qui furent représentées à Versailles pendant l'automne dernier [400].»
On connaît les vers dans lesquels le vieux poëte, qui s'était cru à jamais banni de la scène, transmet à ce roi si épris des choses grandes et belles l'expression émue d'une reconnaissance à laquelle se mêle ce sentiment si vif, si naturel mais si bizarre de tendresse, de préférence presque d'un père qui vieillit pour ses derniers et plus chétifs enfants. C'est le Mercure (il faut lui en laisser l'honneur) qui le premier a reproduit ces beaux vers: «Je vous envoie, dit le rédacteur à son correspondant anonyme, les vers que fit cet illustre auteur pour remercier Sa Majesté: il y a longtemps que vous me les demandez, et je n'avois pu, jusqu'à présent, en recouvrer une copie [401].»
En voici quelques-uns; nous voudrions tout citer:
Est-il vrai, grand monarque, et puis-je me vanter
Que tu prennes plaisir à me ressusciter?
Qu'au bout de quarante ans Cinna, Pompée, Horace,
Reviennent à la mode et retrouvent leur place;
Et que l'heureux brillant de mes jeunes rivaux
N'ôte point le vieux lustre à mes premiers travaux?
Achève, les derniers n'ont rien qui dégénère,
Rien qui les fasse croire enfants d'un autre père:
Ce sont des malheureux étouffés au berceau,
Qu'un seul de tes regards tireroit du tombeau.
Déjà Sertorius, Œdipe et Rodogune
Sont rentrés, par ton choix, dans toute leur fortune;
Et ce choix montreroit qu'Othon et Suréna
Ne sont pas des cadets indignes de Cinna.
Le peuple, je l'avoue, et la cour les dégradent;
Je foiblis, ou du moins ils se le persuadent;
Pour bien écrire encor, j'ai trop longtemps écrit,
Et les rides du front passent jusqu'à l'esprit.
Mais contre un tel abus que j'aurois de suffrages,
Si tu donnois le tien à mes derniers ouvrages!
Que de cette bonté l'impérieuse loi
Ramèneroit bientôt et peuple et cour vers moi!
Tel Sophocle, à cent ans, charmoit encore Athènes,
Tel bouillonnoit encor son vieux sang dans ses veines,
Diroient-ils à l'envi, lorsque Œdipe aux abois
De cent peuples pour lui gagna toutes les voix.
Je n'irai pas si loin, et, si mes quinze lustres
Font encor quelque peine aux modernes illustres,
S'il en est de fâcheux jusqu'à s'en chagriner,
Je n'aurai pas longtemps à les importuner.
Quoi que je m'en promette, ils n'en ont rien à craindre,
C'est le dernier éclat d'un feu prêt à s'éteindre;
Sur le point d'expirer il tâche d'éblouir,
Et ne frappe les yeux que pour s'évanouir.
Souffre, quoi qu'il en soit, que mon âme ravie
Te consacre le peu qui me reste de vie [402]......
Madame de Grignan trouva la cour livrée à de nouvelles intrigues. Sous les apparences d'un triomphe renouvelé, et d'un empire affiché avec plus d'ostentation qu'avant d'être contesté, madame de Montespan, en attendant qu'elle succombât sous la politique patiente de sa vraie rivale, avait, avons-nous dit, à se débattre contre des rivalités passagères, qui la piquaient, l'alarmaient, mais surtout l'indignaient, parce qu'elle les trouvait, sous tous les rapports, au-dessous d'elle. Celle dont on parlait alors le plus était madame de Ludre, fille d'honneur de MADAME, seconde duchesse d'Orléans, et chanoinesse du Poussay. Son nom revient souvent dans la suite de la correspondance de madame de Sévigné avec sa fille [403]. Dès le mois de janvier, Bussy, le premier, en écrit de Paris à l'un de ses correspondants, le premier président Brûlart, chef du parlement de Dijon, à qui il mandait tout, le sérieux et le galant: «Madame de Ludre fait bien du bruit à Saint-Germain; elle donne, dit-on, de l'amour au roi et alarmes à madame de Montespan, et les spectateurs attendent quelque changement avec impatience [404].»
M. Ludovic Lalanne a reproduit une note de Bussy-Rabutin, des plus intéressantes, et pour la biographie de son écrivain, et pour la connaissance des circonstances qui marquèrent la chute graduelle de madame de Montespan. Mais, afin de bien comprendre cette page nouvelle des mémoires de Bussy, il est bon de dire quelques mots d'un fait pour lui très-fâcheux, qui eut lieu précisément pendant cet hiver de 1677.
Successivement on avait vu paraître plusieurs pièces satiriques contre divers personnages de la cour, pièces que, nous ne savons pourquoi, on appelait des logements. Comme la réputation de médisance de Bussy était, quoi qu'il fît, indélébile, on les lui attribua. Il en fut avisé par le duc de Saint-Aignan, à la fois son ami et son collègue à l'Académie française, qualité qu'il cumulait avec celle de membre de l'académie d'Arles. C'est le roi lui-même qui avait appris ce fait au duc, un jour où cet infatigable intermédiaire lui présentait un rondeau de la composition de Bussy, humble et suppliant, sur le mot Pardonnez-moi, et assez mauvais pour que Louis XIV fût autorisé à l'attribuer à l'un des plus ridicules poëtes de son royaume: Bussy, en effet, ne mettait pas dans ses vers
l'esprit et l'arrangement de sa prose. Mais cette scène vaut la peine d'être reproduite.
«J'ai trouvé ce matin, lui écrit le duc de Saint-Aignan le 9 février, l'occasion favorable de donner votre lettre au roi, Monsieur, avec le rondeau. Sa Majesté n'a pas cru d'abord qu'il fût de vous; et lorsque je lui ai dit en riant que les académiciens étoient obligés à se servir les uns les autres, surtout auprès de leur protecteur, Sa Majesté m'a répondu: «Ce n'est donc pas de l'académie royale d'Arles?» J'ai répliqué: «Non, Sire, c'est de l'Académie françoise.» Le roi m'a dit, toujours d'un visage fort ouvert: «C'est de l'abbé Cottin?» Enfin, je me suis expliqué, et je lui ai dit que c'étoit de vous. Sa Majesté a pris l'un et l'autre, et a dit qu'il les verroit, ajoutant avec un air qui témoignoit ne le pas croire, qu'il s'étoit fait des logements qu'on vous attribuoit. Je lui ai répondu que cela ne pouvoit pas être, mais que, comme on prenoit le temps pour dérober que les bohémiens étoient en quelque lieu, je ne doutois pas qu'on n'en usât ainsi maintenant que vous étiez à Paris; et comme je voulois continuer, le roi m'a interrompu pour me dire qu'une marque qu'il ne croyoit pas cela de vous, étoit qu'il vous laissoit à Paris; et là-dessus, lui voyant ouvrir votre lettre, je suis sorti du cabinet. Voilà, Monsieur, le détail de ce qui s'est passé ce matin, dont j'attends un heureux succès par les paroles et les manières douces et honnêtes que le roi a employées en parlant de vous [405].»
Le duc de Saint-Aignan avait fait œuvre d'amitié et aussi de justice en défendant, à cette occasion, ce pauvre médisant, victime de son mauvais renom. Il eût pu ajouter que Bussy, qui n'était pas un sot, n'aurait point été si mal avisé que de choisir précisément le moment de sa présence à Paris pour faire courir des satires à l'adresse de ses ennemis: dès qu'elles circulaient, lui présent, il est clair qu'elles n'étaient pas de lui. C'est ce qu'il répond lui-même à son ami, en lui rappelant un semblable précédent de son premier séjour à Paris, et, sur ce point, sa justification est complète: «Ne vous souvenez-vous pas, Monsieur, qu'en 1673, le roi m'ayant permis de venir ici, Sa Majesté vous dit, quelque temps après, qu'on m'attribuoit des chansons qu'il savoit bien que je n'avois pas faites? Voici une pareille rencontre, où le roi ne se laisse pas surprendre aux méchants ni aux sots. J'admire Sa Majesté de voir, en un moment, le vraisemblable de ce qu'on lui dit de moi. Il sent bien que j'ai l'âge et la raison qui sont nécessaires pour faire sage tout le monde, et que j'ai, par-dessus cela, une longue pénitence, qui me fait plus sage que tous les barbons. S'il savoit la reconnoissance que j'ai dans le cœur, de la justice qu'il me fait, il me feroit peut-être des grâces. Quoi qu'il fasse, je l'aimerai toujours comme mon bon maître, aux châtiments duquel je dois ce qui me manquoit de bonnes qualités [406].» On ne parle pas différemment de Dieu.
Mais Bussy ne tarda pas à connaître à qui il devait ce mauvais office. Ce n'était rien moins que la sœur de la sultane encore régnante, madame de Thianges, à laquelle l'unissait une parenté d'alliance, et qui, selon lui, avait été poussée à cela par ses ennemis, en tête desquels il place toujours M. de la Rochefoucauld, et le prince de Marsillac, son fils; mais c'est sans administrer aucune preuve qu'il accuse ces solides amis de madame de Sévigné.
«Deux jours après avoir écrit cette lettre (dit-il dans l'annotation dont nous parlions tout à l'heure) mademoiselle de Grancey me manda, par un de ses amis et des miens, que, s'étant trouvée dans la chambre de madame de Montespan, où étoit le roi, il y avoit sept ou huit jours, et la conversation étant tombée sur les logements qui couroient dans le monde, madame de Thianges avoit dit qu'on ne voyoit de ces sortes de médisances-là que quand j'étois à Paris, et je connus par là que le roi ne savoit cela que de madame de Thianges.
«Je savois déjà que cette femme avoit eu la lâcheté de m'abandonner, depuis cinq ou six ans, moi son parent et son ami, après s'être réchauffée pour moi et m'avoir promis de s'employer fortement aux occasions pour m'attirer des grâces; mais je ne croyois pas qu'elle fût assez infâme pour me vouloir couper la gorge, et pour inventer des choses contre moi, dans un temps où des accusations de cette nature me pourroient faire un tort irréparable dans l'esprit du roi; contre moi, dis-je, qui n'avois jamais manqué de respect ni d'amitié pour elle. Après avoir bien cherché les raisons qu'elle pouvoit avoir de sa rage, je n'en trouvai point d'autres, sinon que les Marsillac, qui me haïssoient et qui me craignoient, prenant la peine de vouloir satisfaire à sa sensualité, elle n'avoit osé refuser d'entrer dans la bassesse de leurs passions, et peut-être avoit-elle le cœur assez bas pour l'avoir fait sans contrainte.
«Dans ce temps-là, les plus clairvoyants de la cour demeuroient d'accord que madame de Montespan étoit fort baissée dans les bonnes grâces du roi, et disoient, pour appuyer leur opinion, qu'elle pleuroit souvent, qu'elle avoit sur le visage une tristesse profonde, que le roi paroissoit avoir un air plus dégagé que de coutume, qu'il se communiquoit plus aux courtisans, qu'il passoit moins de temps qu'à l'ordinaire dans la chambre de madame de Montespan, qu'il se couchoit de meilleure heure, qu'il étoit plus curieux en beaux habits depuis deux ou trois mois qu'il n'avoit encore été, et que cela faisoit voir qu'il cherchoit fortune. Pour moi qui ne voyois ces choses-là que de loin, je m'en fusse rapporté au jugement des gens qui étoient sur les lieux, si l'assassinat que me venoit de faire madame de Thianges, ne m'eût fait croire que sa sœur n'étoit pas sur le point de tomber, puisqu'en cet état on a bien d'autres choses à songer qu'à faire du mal aux gens qui ne contribuent pas à notre décadence [407].»
Mesdames de Sévigné et de Grignan n'étaient pas au nombre des personnes dont parle Bussy, qui se trouvaient sur les lieux, c'est-à-dire au sein même de la cour. La première n'y paraissait qu'en de rares occasions: quant à la gouvernante de la Provence, sa jeunesse, sa beauté fraîche encore, quoique à la veille de subir une éclipse, les intérêts de son mari, lui avaient fait jusque-là un devoir de s'y produire, mais une affection de poitrine qui vint l'affliger dans le cours de cet hiver la tint éloignée de Versailles et de Saint-Germain. D'ailleurs les plaisirs de la cour, avant la fin même du carnaval, se trouvèrent subitement interrompus par le départ inattendu du roi pour l'armée de Flandre, qui eut lieu le dernier jour du mois de février [408].
En commençant ainsi brusquement, et contre toute habitude, la campagne au sein même de l'hiver, Louis XIV avait voulu surprendre les ennemis, et c'était pour mieux cacher ses projets qu'il avait multiplié les fêtes à sa cour. On voit dans le fidèle Mercure l'agitation de ce départ précipité: «On s'y attendoit si peu qu'on avoit fait quantité d'agréables parties pour la fin du carnaval, qui furent rompues par la nécessité où chacun se trouva de songer à son équipage [409].»
Sévigné partait guidon, comme devant. Quant au chevalier de Grignan, il obtenait enfin la récompense de sa conduite dans la journée d'Altenheim. A la veille de l'ouverture de la campagne, il fut nommé brigadier de cavalerie, ce qui tenait le milieu entre le grade de colonel et celui de maréchal de camp, en même temps que Catinat, son camarade, était fait brigadier d'infanterie, et que le marquis de La Trousse, ce cousin de madame de Sévigné, qui était le colonel de son fils, était promu au grade de lieutenant général [410].
Louis XIV se proposait de prendre encore quelques-unes des principales villes de la Flandre. Avec une activité chaque jour plus habile et plus exigeante, Louvois lui avait tout préparé, hommes, approvisionnements, matériel. «Grâce à lui, ajoute le Mercure, cinquante mille hommes de cavalerie et d'infanterie ont trouvé toutes sortes de provisions dans une saison peu avancée, dans un pays ruiné, et sur des terres encore couvertes de neige. Cependant rien n'a manqué, et une place abondante en toutes choses, considérable par ses fortifications, difficile à prendre à cause de sa situation, défendue par un brave gouverneur qui avoit toute la résolution qu'il falloit pour soutenir un long siége, et par une nombreuse garnison composée d'Espagnols, de Walons et d'Allemands, et de quantité de noblesse du pays, a été prise d'assaut après huit jours [411].» C'est de l'importante place de Valenciennes qu'il est ici question. Vauban dirigeait ce siége, sous Louis XIV, qui était, en outre, assisté des maréchaux de Schomberg, de Lorges, de la Feuillade, d'Humières et de Luxembourg. Les assiégés se croyaient à l'abri de toute surprise. «Les bourgeois, fiers de tout ce que nous avons marqué qui leur servoit de défense, donnèrent les violons sur leurs remparts, le jour de carême-prenant, pour se moquer des troupes qui avoient investi la place; mais on leur répondit, quelques jours après, avec d'autres instruments qui leur ôtèrent l'envie de danser [412].» Le huitième jour de l'ouverture de la tranchée, le 10 mars, eut lieu l'assaut de l'un des principaux ouvrages de la place. L'attaque était conduite par le marquis de la Trousse et le comte de Saint-Géran. Les assiégés ne purent résister à l'élan des Français, qui emportèrent le bastion attaqué, en chassèrent les ennemis, les poursuivirent dans la ville, où ils entrèrent pêle-mêle avec eux, de telle sorte que le roi apprit la prise de Valenciennes presque en même temps que celle de ses ouvrages avancés. Il préserva les habitants du pillage, et accorda à la garnison les honneurs militaires. Tous ceux auxquels madame de Sévigné s'intéressait se distinguèrent à ce siége mémorable. Son fils même y reçut une blessure: «M. le marquis de Sévigné, dit en finissant la relation que nous avons sous les yeux, a aussi été blessé, à la tête des Dauphins, en portant des fascines avec une intrépidité sans exemple [413].»
Le reste de la campagne répondit à ce brillant début. En moins de deux mois, les deux fortes places de Saint-Omer et de Cambrai tombèrent en notre pouvoir, et MONSIEUR, frère du roi, eut la bonne fortune de battre dans une véritable bataille rangée le prince d'Orange, qui voulait secourir la première de ces villes. Nous emprunterons seulement quelques lignes, sur cette campagne, aux mémoires de celui qui y commandait le corps où servait le baron de Sévigné:
«Monsieur, dit le marquis de la Fare, attaqua Saint-Omer, et le roi, Cambrai: ces deux conquêtes ne furent pas si faciles. Le prince d'Orange marcha, avec trente mille hommes, au secours de Saint-Omer, mais Monsieur le battit bien à Cassel: après quoi le roi fit à son aise le siége de la ville et de la citadelle de Cambrai, et s'en retourna glorieusement à Versailles, non sans mal au cœur de ce que Monsieur avoit par-dessus lui une bataille gagnée. On remarqua qu'après la prise de Cambrai, étant venu voir Saint-Omer et Monsieur qui y étoit, il fut fort peu question de cette bataille dans leur conversation; qu'il n'eut pas la curiosité d'aller voir le lieu du combat, et ne fut apparemment pas trop content de ce que les peuples, sur son chemin, crioient: Vivent le roi, et Monsieur qui a gagné la bataille! Aussi a-ce été et la première et la dernière de ce prince; car, comme il fut prédit dès lors par des gens sensés, il ne s'est retrouvé de sa vie à la tête d'une armée. Cependant il étoit naturellement intrépide et affable sans bassesse, aimoit l'ordre, étoit capable d'arrangement, et de suivre un bon conseil. Il avoit assez de défauts pour qu'on soit obligé en conscience de rendre justice à ses bonnes qualités [414].»
Les troupes furent mises dans leurs cantonnements, et Louis XIV, comme on vient de le voir, s'en revint triomphant à Versailles, vers la fin du mois de mai. Cette rapide campagne, plus brillante encore que celle de l'année précédente, avait frappé tous les esprits. Ce fut un concert unanime de louanges. Tous les corps vinrent complimenter le prince heureux qui avait pleinement prouvé, au profit de la France, qu'il pouvait se passer des généraux jusque-là réputés indispensables. Le peuple était dans l'ivresse au spectacle de cette grandeur nationale croissante, et l'imperturbable prospérité du roi augmentait encore le respect par l'admiration; aussi appela-t-on cette année 1677, l'année de Louis le Grand [415]. Jours heureux, siècle d'or de la royauté à la fois imposante et populaire! mémorable époque, aussi, pour la France, alors pleinement identifiée avec son roi!
Tous les poëtes s'en mêlèrent. Les recueils du temps sont pleins de vers, sonnets, rondeaux, odes, épîtres, la plupart détestables, à la louange de Louis et de son frère. L'année d'avant Boileau disait au roi:
Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire!
Il avait chanté Bouchain et Condé terrassés. Corneille, cette année, le devança, et, dans sa reconnaissance ravivée, écrivit ces vers, qui ne se ressentent en rien de la vieillesse de l'auteur:
Je vous l'avois bien dit, ennemis de la France,
Que pour vous la victoire auroit peu de constance,
Et que de Philisbourg à vos armes rendu
Le pénible succès vous seroit cher vendu.
A peine la campagne aux zéphyrs est ouverte,
Et trois villes déjà réparent notre perte,
Trois villes dont la moindre eût pu faire un État,
Lorsque chaque province avoit son potentat;
Trois villes qui pouvoient tenir autant d'années,
Si le ciel à Louis ne les eût destinées:
Et, comme si leur prise étoit trop peu pour nous,
Mont-Cassel vous apprend ce que pèsent nos coups.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Partout vous trouverez son âme et son ouvrage,
Des chefs faits de sa main, formés sur son courage,
Pleins de sa haute idée, intrépides, vaillants,
Jamais presque assaillis, toujours presque assaillants;
Partout de vrais François, soldats dès leur enfance,
Attachés au devoir, prompts à l'obéissance;
Partout enfin des cœurs qui savent aujourd'hui
Le faire partout craindre et ne craindre que lui.
Sur le zèle, grand roi, de ces âmes guerrières
Tu peux te reposer du soin de tes frontières,
Attendant que leur bras, vainqueur de tes Flamands,
Mêle un nouveau triomphe à tes délassements,
Qu'il réduise à la paix la Hollande et l'Espagne,
Que, par un coup de maître, il ferme la campagne,
Et que l'Aigle jaloux n'en puisse remporter
Que le sort des Lions que tu viens de dompter [416].»
La plus grande partie de la noblesse revint à Paris en même temps que le roi. Madame de Grignan, avant de partir, put y revoir son beau-frère, qui, selon sa coutume, avait honorablement figuré au siége de Valenciennes et à la bataille de Cassel, et son frère, qui avait à guérir une incommode blessure au talon.
Sévigné, à son retour, obtint ou plutôt se donna, pour son argent, un avancement qui le fit enfin sortir de son éternel guidonage. A la date du 19 mai, sa mère annonce ce changement en ces termes à Bussy, retourné, depuis quelques jours, en Bourgogne, sans avoir pu, cette fois encore, se raccommoder avec ses ennemis: «Mon fils a traité de la sous-lieutenance des Gendarmes de M. le Dauphin, avec la Fare, pour douze mille écus et son enseigne. Cette charge est fort jolie: elle nous revient à quarante mille écus; elle vaut l'intérêt de l'argent. Il se trouve par là à la tête de la compagnie, M. de la Trousse étant lieutenant-général. M. le Dauphin devient tous les jours plus considérable. La paix rendra cette charge encore plus belle que la guerre [417].» Les gendarmes-Dauphin étaient une espèce de gardes du corps de l'héritier de la couronne. Le lieutenant avait le grade de brigadier ou de maréchal de camp, et le sous-lieutenant, le rang de colonel. «La charge est jolie, répond Bussy avec son expérience des choses de la guerre, et très-jolie pour un homme de son âge. Vous voyez qu'avec de la patience il n'y a guère d'affaires au monde dont on ne vienne à bout [418].»
Le marquis de la Fare a consigné dans ses mémoires ce fait de la biographie du baron de Sévigné, ainsi que les motifs qui le déterminèrent lui-même à se défaire de sa charge, mais avec une différence relativement au prix mentionné par madame de Sévigné. «En ce temps-là, dit-il, ce général (M. de Luxembourg) ayant demandé que je fusse fait brigadier, attendu que plusieurs autres qui avoient moins de service que moi étoient déjà maréchaux de camp, il me fut répondu sèchement par Louvois que j'avois raison, mais que cela ne serviroit de rien. Cette réponse brutale et sincère du ministre alors tout-puissant, qui me haïssoit depuis longtemps, et à qui jamais je n'avois voulu faire ma cour, jointe au méchant état de mes affaires, à ma paresse et à l'amour que j'avois pour une femme qui le méritoit, tout cela me fit prendre le parti de me défaire de ma charge de sous-lieutenant des gendarmes de monseigneur le Dauphin, que j'avois presque toujours commandés depuis la création de ma compagnie, et je puis dire avec honneur. Je vendis donc cette charge, avec la permission du roi, quatre-vingt-dix mille livres au marquis de Sévigné, enseigne de la même compagnie. C'est ainsi que la haine de Louvois me fit quitter le service, parce que je m'imaginois que cet homme étoit immortel. Il le fit quitter à bien d'autres, qui valoient bien mieux que moi, et, entre autres, au duc de Lesdiguières, un des plus grands seigneurs de France et des plus capables de bien servir [419].» Cette femme dont parle le marquis de la Fare était madame de la Sablière, à laquelle il sacrifiait alors sa carrière, et qu'il quitta, hélas! pour le jeu, peu d'années après.
S'adressant à un ami, le comte de Guitaud, que nous voyons souvent, à partir de cet instant, figurer dans sa correspondance, madame de Sévigné explique ces chiffres d'une manière qui doit faire préférer sa version à celle de M. de la Fare. Dans cette lettre, à laquelle un éditeur des Lettres inédites a donné, sans désigner le jour, la date du mois de mai 1677, et qui est évidemment antérieure à celle qu'elle écrit à Bussy le 19, madame de Sévigné montre son fils occupé à la fois de céder son guidon à M. de Verderonne, et d'acheter une sous-lieutenance des chevau-légers du roi, ne sachant point alors que M. de la Fare voulait quitter le service. Elle confie à M. de Guitaud que Sévigné «perd quarante mille francs sur sa charge, car il ne la vend que quatre-vingt;» mais, ajoute-t-elle, «les charges sont fort rabaissées [420].» Douze mille écus, déjà mentionnés, plus quatre-vingt mille livres, se rapprochent plus des quarante mille écus dont parlait madame de Sévigné, que des quatre-vingt-dix mille livres énoncées par le marquis de la Fare. On voit par là ce qu'étaient les charges militaires, même les plus modestes; et on y voit aussi (c'est surtout ce que nous avons voulu établir), que madame de Sévigné, si dévouée aux intérêts de sa fille, ne reculait devant aucun sacrifice pour améliorer la carrière de son fils, et même pour satisfaire ses seules convenances. Elle avait pour ce fils une réelle et solide tendresse, mais elle était d'une autre nature que cette adoration perpétuelle pour madame de Grignan, dont, au reste, Sévigné n'était nullement jaloux, car il aimait lui aussi tendrement sa sœur.
Le cœur de madame de Sévigné fut mis à une cruelle épreuve pendant ce court séjour de madame de Grignan à Paris. La santé de celle-ci, sa fraîcheur, sa beauté, entières jusque-là, commencèrent à subir des atteintes qui durèrent plusieurs années, dues à ses préoccupations morales, causées à leur tour par le désordre des affaires de sa maison, ou, si l'on adopte une version de Bussy, à ses nombreuses couches, et probablement à ces deux causes à la fois. Il est facile de se figurer les alarmes et les tourments de madame de Sévigné. Au moindre symptôme elle s'inquiétait aussitôt, et madame de Grignan, répugnant à s'avouer malade, se refusait, par système, à tous les soins. Insistance d'un côté, résistance de l'autre: la mère veut que sa fille craigne, afin d'être assurée de sa prudence et de sa docilité, et celle-ci, en dissimulant ses souffrances, prétendait par là ménager sa mère et lui prouver son amour. Depuis la grave maladie de madame de Sévigné, sa fille avait aussi la tendance opposée de croire, au moindre signe, sa mère malade, et voulait exiger d'elle encore plus de précautions et de soins. Ainsi c'était à force de ménagements, d'attentions mutuelles, de sollicitude, de bonne volonté et de délicates intentions, que ces deux femmes en arrivaient à se rendre vraiment malheureuses. Mais cela n'autorise pas à dire, comme on l'a fait, qu'elles passaient leur vie à souhaiter d'être ensemble, et qu'elles ne pouvaient y vivre une fois réunies. On s'est emparé, à cet égard, des lettres très-rares de madame de Sévigné qui portent la trace des malentendus qui ont pu, à deux ou trois reprises, exister entre elle et sa fille, et l'on en a conclu à la froideur de celle-ci et à son manque de gracieuseté pour sa mère.
Par quelques passages relevés dans la correspondance qui suivit immédiatement le départ de madame de Grignan, nous allons faire bien connaître quelle fut leur vie intime pendant ces six mois dont on a invoqué le trouble et l'agitation pour prouver qu'il y avait entre elles une complète incompatibilité d'humeur [421]. Le lecteur approuvera qu'en cet endroit, comme dans deux ou trois autres qui vont suivre, nous recueillions avec soin toutes les traces de ces discussions. C'est la bonne fortune du cadre élargi, adopté par le premier et savant auteur des Mémoires sur madame de Sévigné, de permettre, à cet égard, le seul exposé complet qui ait été encore donné de ces petits orages intérieurs. Il n'en faut rien négliger, afin que l'on puisse bien juger le procès qui a été fait à la passion proverbiale de la mère, et à la froideur également traditionnelle de la fille.
Voyant donc qu'à force d'attentions réciproques, elles en étaient venues à ne plus s'entendre, M. de Grignan se décida à hâter le départ de sa femme, après s'être bien assuré toutefois auprès des médecins les plus habiles que non-seulement le voyage n'aurait aucun inconvénient pour sa santé, mais qu'il aiderait, au contraire, à un rétablissement que, suivant eux, l'air de la Provence devait infailliblement compléter; car, grâce au ciel, madame de Grignan n'était point atteinte de cette redoutable maladie de poitrine que sa mère, effrayée de sa maigreur soudaine, s'était prise à craindre. Cette opinion des docteurs, partagée par les amis, n'en effraye pas moins madame de Sévigné. Elle croit sa fille perdue, en songeant aux fatigues de la route et à la bise de Grignan. Et si, contre son attente, tout tourne à bien, quelle humiliation que l'on puisse dire que l'éloignement leur est plus salutaire que leur présence! Mais que sa fille guérisse, cela seul importe: elle en aura à la fois la joie et l'affront.
A peine madame de Grignan partie, cette mère éplorée continue avec la plume la conversation interrompue par ce brusque départ:
«Paris, mardi 8 juin 1677.
«Non, ma fille, je ne vous dis rien, rien du tout: vous ne savez que trop ce que mon cœur est pour vous; mais puis-je vous cacher tout à fait l'inquiétude que me donne votre santé? C'est un endroit par où je n'avois pas encore été blessée; cette première épreuve n'est pas mauvaise: je vous plains d'avoir le même mal pour moi; mais plût à Dieu que je n'eusse pas plus de sujet de craindre que vous! Ce qui me console, c'est l'assurance que M. de Grignan m'a donnée de ne point pousser à bout votre courage; il est chargé d'une vie où tient absolument la mienne: ce n'est pas une raison pour lui faire augmenter ses soins; celle de l'amitié qu'il a pour vous est la plus forte. C'est aussi dans cette confiance, mon très-cher comte, que je vous recommande encore ma fille: observez-la bien, parlez à Montgobert (femme de madame de Grignan), entendez-vous ensemble pour une affaire si importante. Je compte fort sur vous, ma chère Montgobert. Ah! ma chère enfant, tous les soins de ceux qui sont autour de vous ne vous manqueront pas, mais ils vous seront bien inutiles si vous ne vous gouvernez vous-même. Vous vous sentez mieux que personne; et si vous trouvez que vous ayez assez de force pour aller à Grignan, et que tout d'un coup vous trouviez que vous n'en avez pas assez pour revenir à Paris; si enfin les médecins de ce pays-là, qui ne voudront pas que l'honneur de vous guérir leur échappe, vous mettent au point d'être plus épuisée que vous ne l'êtes; ah! ne croyez pas que je puisse résister à cette douleur. Mais je veux espérer qu'à notre honte tout ira bien. Je ne me soucierai guère de l'affront que vous ferez à l'air natal, pourvu que vous soyez dans un meilleur état. Je suis chez la bonne Troche, dont l'amitié est charmante; nulle autre ne m'étoit propre; je vous écrirai encore demain un mot; ne m'ôtez point cette unique consolation. J'ai bien envie de savoir de vos nouvelles; pour moi, je suis en parfaite santé, les larmes ne me font point de mal. Adieu, mes chers enfants; que cette calèche que j'ai vue partir est bien précisément ce qui m'occupe, et le sujet de toutes mes pensées!» Madame de la Troche continue: «La voilà, cette chère commère, qui a la bonté de me faire confidence de sa sensible douleur. Je viens de la faire dîner, elle est un peu calmée; conservez-vous, belle comtesse, et tout ira bien; ne la trompez point sur votre santé, ou, pour mieux dire, ne vous trompez point vous-même; observez-vous, et ne négligez pas la moindre douleur ni la moindre chaleur que vous sentirez à cette poitrine: tout est de conséquence, et pour vous et pour cette aimable mère. Adieu, belle comtesse, je vous assure que je suis bien vive pour sa santé, et que je suis à vous bien tendrement.» Madame de Sévigné ajoute le lendemain: «Adieu, mon ange, je vous rends ce que vous me dites sans cesse: songez que votre santé fait la mienne, et que tout m'est inutile dans le monde, si vous ne guérissez [422].»
Vraiment, c'est la mère; mais c'est quelque chose de plus que la tendresse maternelle ordinaire. Il y a dans l'expression un feu, un pathétique qui ne peut venir que d'un cœur dont madame de Grignan a été le seul amour. Qu'on en juge par ces lignes, qui font également honneur à la tendresse de celle-ci, aussi vive que sa mère sur ces mutuelles inquiétudes de santé, quoiqu'elle se montre toujours moins démonstrative, moins facile à l'attendrissement et aux larmes.
«Il me semble que, pourvu que je n'eusse mal qu'à la poitrine, et vous qu'à la tête, nous ne ferions qu'en rire; mais votre poitrine me tient fort au cœur, et vous êtes en peine de ma tête; hé bien! je lui ferai, pour l'amour de vous, plus d'honneur qu'elle ne mérite; et, par la même raison, mettez bien, je vous supplie, votre petite poitrine dans du coton... Songez à vous, ma chère enfant, ne vous faites point de dragons; songez à me venir achever votre visite, puisque, comme vous dites, la destinée, c'est-à-dire la Providence, a coupé si court, contre toute sorte de raison, celle que vous aviez voulu me faire.... Quelle journée! quelle amertume! quelle séparation! Vous pleurâtes, ma très-chère, et c'est une affaire pour vous; ce n'est pas la même chose pour moi, c'est mon tempérament. La circonstance de votre mauvaise santé fait une grande augmentation à ma douleur: il me semble que, si je n'avois que l'absence pour quelque temps, je m'en accommoderais fort bien; mais cette idée de votre maigreur, de cette foiblesse de voix, de ce visage fondu, de cette belle gorge méconnoissable, voilà ce que mon cœur ne peut soutenir. Si vous voulez donc me faire tout le plus grand bien que je puisse désirer, mettez toute votre application à sortir de cet état... Adieu, ma très-chère; je me trouve toute nue, toute seule, de ne plus vous avoir. Il ne faut regarder que la Providence dans cette séparation: on n'y comprendroit rien autrement; mais c'est peut-être par là que Dieu veut vous redonner votre santé. Je le crois, je l'espère, mon cher comte, vous nous en avez quasi répondu; donnez donc tous vos soins, je vous en conjure [423].»
Pendant que cette fille adorée chemine sous la conduite prudente de M. de Grignan, et retrouve, à chaque étape, une santé qui l'attendait sur la route, madame de Sévigné se soulage dans ses lettres de la contrainte qu'elle s'est imposée et qu'on lui a imposée; car on lui a fait bien des injustices depuis deux mois! non point sa fille, qu'elle proclame affectueuse et bonne, quoique celle-ci s'accuse du contraire, craignant (madame de Sévigné doit être au fond de cet avis) de n'avoir pas montré assez d'amour à une mère qui en mérite tant.
«Enfin, ma fille, il est donc vrai que vous vous portez mieux, et que le repos, le silence et la complaisance que vous avez pour ceux qui vous gouvernent, vous donnent un calme que vous n'aviez point ici. Vous pouvez vous représenter si je respire, d'espérer que vous allez vous rétablir; je vous avoue que nul remède au monde n'est si bon pour me soulager le cœur, que de m'ôter de l'esprit l'état où je vous ai vue ces derniers jours. Je ne soutiens point cette pensée; j'en ai même été si frappée que je n'ai pas démêlé la part que votre absence a eue dans ce que j'ai senti. Vous ne sauriez être trop persuadée de la sensible joie que j'ai de vous voir, et de l'ennui que je trouve à passer ma vie sans vous: cependant je ne suis pas encore entrée dans ces réflexions, et je n'ai fait que penser à votre état, transir pour l'avenir, et craindre qu'il ne devienne pis; voilà ce qui m'a possédée; quand je serai en repos là-dessus, je crois que je n'aurai pas le temps de penser à toutes ces autres choses, et que vous songerez à votre retour. Ma chère enfant, il faut que les réflexions que vous ferez entre ci et là vous ôtent un peu des craintes inutiles que vous avez pour ma santé: je me sens coupable d'une partie de vos dragons; quel dommage que vous prodiguiez vos inquiétudes pour une santé toute rétablie, et qui n'a plus à craindre que le mal que vous faites à la vôtre!... Vous qui avez tant de raison et de courage, faut-il que vous soyez la dupe de ces vains fantômes? Vous croyez que je suis malade, je me porte bien: vous regrettez Vichy, je n'en ai nul besoin que par une précaution qui peut fort bien se retarder; ainsi de mille autres choses... Quant à moi, si j'ai de l'inquiétude, elle n'est que trop bien fondée; ce n'est point une vision que l'état où je vous ai laissée. M. de Grignan et tous vos amis en ont été effrayés. Je saute aux nues quand on vient me dire: Vous vous faites mourir toutes deux, il faut vous séparer; vraiment voilà un beau remède, et bien propre, en effet, à finir tous mes maux; mais ce n'est pas comme ils l'entendent: ils lisoient dans ma pensée, et trouvoient que j'étois en peine de vous; et de quoi veulent-ils donc que je sois en peine? Je n'ai jamais vu tant d'injustice qu'on m'en a fait dans ces derniers temps. Ce n'étoit pas vous; au contraire, je vous conjure, ma fille, de ne point croire que vous ayez rien à vous reprocher à mon égard: tout cela rouloit sur ce soin de ma santé dont il faut vous corriger; vous n'avez point caché votre amitié, comme vous le pensez. Que voulez-vous dire? est-il possible que vous puissiez tirer un dragon de tant de douceurs, de caresses, de soins, de tendresses, de complaisances? Ne me parlez donc plus sur ce ton: il faudroit que je fusse bien déraisonnable, si je n'étois pleinement satisfaite...... [424]»
«.... Quels remercîments ne dois-je point à Dieu de l'état où vous êtes? Enfin vous dormez, vous mangez un peu, vous avez du repos: vous n'êtes point accablée, épuisée, dégoûtée comme ces derniers jours: ah! ma fille! quelle sûreté pour ma santé, quand la vôtre prend le chemin de se rétablir! Que voulez-vous dire du mal que vous m'avez fait? c'est uniquement par l'état où je vous ai vue; car, pour notre séparation, elle m'auroit été supportable dans l'espérance de vous revoir plutôt qu'à l'ordinaire; mais, quand il est question de la vie, ah! ma très-chère, c'est une sorte de douleur dont je n'avois jamais senti la cruauté, et je vous avoue que j'y aurois succombé. C'est donc à vous à me guérir et à me garantir du plus grand de tous les maux [425].»
Puis viennent les résolutions de mieux vivre à l'avenir, dont madame de Sévigné prend quelques-unes à son compte, mais en en laissant la plus grande part à sa fille, qui a eu le double tort de ne pas se croire malade et de prêter des maux à sa mère. Il faut se corriger, user mutuellement de complaisance, de confiance, afin de ne plus jouer la partie de M. de Grignan, qui, déposant sa femme presque guérie dans son château, répète, l'affreux homme! que le meilleur remède à leurs maux réels ou imaginaires est une bonne séparation.
«Il faut penser, ma fille, à vous guérir l'esprit et le corps; et si vous ne voulez point mourir dans votre pays, et au milieu de nous, il ne faut plus voir les choses que comme elles sont, ne les point grossir dans votre imagination, ne point trouver que je suis malade quand je me porte bien: si vous ne prenez cette résolution, on vous fera un régime et une nécessité de ne jamais me voir: je ne sais si ce remède seroit bon pour vous; quant à moi, je vous assure qu'il seroit indubitable pour finir ma vie. Faites sur cela vos réflexions; quand j'ai été en peine de vous, je n'en avois que trop de sujet; plût à Dieu que ce n'eût été qu'une vision! le trouble de tous vos amis et le changement de votre visage ne confirmoient que trop mes craintes et mes frayeurs. Travaillez donc, ma chère enfant, à tout ce qui peut rendre votre retour aussi agréable que votre départ a été triste et douloureux. Pour moi, que faut-il que je fasse? Dois-je me bien porter? je me porte très-bien; dois-je songer à ma santé? j'y pense pour l'amour de vous; dois-je enfin ne me point inquiéter sur votre sujet? c'est de quoi je ne vous réponds pas quand vous serez dans l'état où je vous ai vue. Je vous parle sincèrement: travaillez là-dessus; et, quand on vient me dire présentement: Vous voyez comme elle se porte; et vous-même, vous êtes en repos: vous voilà fort bien toutes deux. Oui, fort bien, voilà un régime admirable; tellement que, pour nous bien porter, il faut que nous soyons à deux cent mille lieues l'une de l'autre; et l'on me dit cela avec un air tranquille: voilà justement ce qui m'échauffe le sang, et me fait sauter aux nues. Au nom de Dieu, ma fille, rétablissons notre réputation par un autre voyage, où nous soyons plus raisonnables, c'est-à-dire vous, et où l'on ne nous dise plus: Vous vous tuez l'une l'autre. Je suis si rebattue de ces discours que je n'en puis plus... Adieu, ma très-chère, profitez de vos réflexions et des miennes; aimez-moi, et ne me cachez point un si précieux trésor. Ne craignez point que la tendresse que j'ai pour vous me fasse du mal, c'est ma vie [426].»
Cette crainte, qu'au nom de leur santé réciproque on ne veuille les tenir dorénavant éloignées l'une de l'autre, demeure la constante préoccupation de madame de Sévigné. Afin donc que cette expérience ne fasse point autorité, elle ne peut se lasser de dire et de prouver que les choses se fussent passées bien différemment et au plus grand avantage de madame de Grignan, si celle-ci y avait mis une docilité dont sa mère veut, pour l'avenir, recevoir la promesse, car là seulement est pour elle la certitude de la santé de sa fille, et la possibilité de son retour.
«... Vous étiez disposée, ajoute-t-elle, d'une manière si extraordinaire, que les mêmes pensées qui vous ont déterminée à partir m'ont fait consentir à cette douleur, sans oser faire autre chose que d'étouffer mes sentiments. C'étoit un crime pour moi, que d'être en peine de votre santé: je vous voyois périr devant mes yeux, et il ne m'étoit pas permis de répandre une larme; c'étoit vous tuer, c'étoit vous assassiner; il falloit étouffer: je n'ai jamais vu une sorte de martyre plus cruel ni plus nouveau. Si, au lieu de cette contrainte, qui ne faisoit qu'augmenter ma peine, vous eussiez été disposée à vous tenir pour languissante, et que votre amitié pour moi se fût tournée en complaisance, et à me témoigner un véritable désir de suivre les avis des médecins, à vous nourrir, à suivre un régime, à m'avouer que le repos et l'air de Livry vous eussent été bons; c'est cela qui m'eût véritablement consolée, et non pas d'écraser tous nos sentiments. Ah! ma fille! nous étions d'une manière sur la fin qu'il falloit faire comme nous avons fait. Dieu nous montroit sa volonté par cette conduite: mais il faut tâcher de voir s'il ne veut pas bien que nous nous corrigions, et qu'au lieu du désespoir auquel vous me condamniez par amitié, il ne seroit point un peu plus naturel et plus commode de donner à nos cœurs la liberté qu'ils veulent avoir, et sans laquelle il n'est pas possible de vivre en repos. Voilà qui est dit une fois pour toutes; je n'en dirai plus rien: mais faisons nos réflexions chacune de notre côté, afin que, quand il plaira à Dieu que nous nous retrouvions ensemble, nous ne retombions pas dans de pareils inconvénients. C'est une marque du besoin que vous aviez de ne plus vous contraindre, que le soulagement que vous avez trouvé dans les fatigues d'un voyage si long. Il faut des remèdes extraordinaires aux personnes qui le sont; les médecins n'eussent jamais imaginé celui-là: Dieu veuille qu'il continue d'être bon, et que l'air de Grignan ne vous soit point contraire! Il falloit que je vous écrivisse tout ceci une seule fois pour soulager mon cœur, et pour vous dire qu'à la première occasion, nous ne nous mettions plus dans le cas qu'on vienne nous faire l'abominable compliment de nous dire, avec toute sorte d'agrément, que, pour être fort bien, il faut ne nous revoir jamais. J'admire la patience qui peut souffrir la cruauté de cette pensée [427].»
Je n'en dirai plus rien; c'est-à-dire que, même après cette longue explosion, elle ne peut s'en taire. «Vous me mandez des choses admirables de votre santé (écrit-elle le 19 juillet, heureuse et humiliée du prodige accompli, contre ses prévisions, par ce redoutable air de Grignan); vous dormez, vous mangez, vous êtes en repos: point de devoirs; point de visites; point de mère qui vous aime: vous avez oublié cet article, et c'est le plus essentiel. Enfin, ma fille, il ne m'étoit pas permis d'être en peine de votre état; tous vos amis en étoient inquiétés, et je devois être tranquille! J'avois tort de craindre que l'air de la Provence ne vous fît une maladie considérable; vous ne dormiez ni ne mangiez; et vous voir disparoître devant mes yeux devoit être une bagatelle qui n'attirât pas seulement mon attention! Ah! mon enfant, quand je vous ai vue en santé, ai-je pensé à m'inquiéter pour l'avenir? Étoit-ce là que je portois mes pensées? Mais je vous voyois, et je vous croyois malade d'un mal qui est à redouter pour la jeunesse; et, au lieu d'essayer à me consoler par une conduite qui vous redonne votre santé ordinaire, on ne me parle que d'absence: c'est moi qui vous tue, c'est moi qui suis cause de tous vos maux. Quand je songe à tout ce que je cachois de mes craintes, et le peu qui m'en échappoit faisoit de si terribles effets, je conclus qu'il ne m'est pas permis de vous aimer, et je dis qu'on veut de moi des choses si monstrueuses et si opposées que, n'espérant pas d'y pouvoir parvenir, je n'ai que la ressource de votre bonne santé pour me tirer de cet embarras. Mais, Dieu merci, l'air et le repos de Grignan ont fait ce miracle; j'en ai une joie proportionnée à mon amitié. M. de Grignan a gagné son procès, et doit craindre de me revoir avec vous, autant qu'il aime votre vie: je comprends ses bons tons et vos plaisanteries là-dessus. Il me semble que vous jouez bon jeu, bon argent: vous vous portez bien, vous le dites, vous en riez avec votre mari; comment pourroit-on faire de la fausse monnoie d'un si bon aloi [428]?»
Sa joie continue à chaque lettre: «Je tâche de me consoler (dit-elle le 23, songeant toujours à cette visite interrompue de sa fille), dans la pensée que vous dormez, que vous mangez, que vous êtes en repos, que vous n'êtes plus dévorée de mille dragons, que votre joli visage reprend son agréable figure, que votre gorge n'est plus comme celle d'une personne étique: c'est dans ces changements que je veux trouver un adoucissement à notre séparation...» Le 28 elle ajoute, forte de l'attestation de sa femme de confiance, car les assurances de sa fille ont auprès d'elle besoin d'une caution: «Enfin, ma très-chère, je suis assurée de votre santé; Montgobert ne me trompe pas; dites-le-moi cependant encore; écrivez-le-moi en vers et en prose; repétez-le-moi pour la trentième fois: que tous les échos me redisent cette charmante nouvelle: si j'avois une musique comme M. de Grignan, ce seroit là mon opéra. Il est vrai que je suis ravie de penser au miracle que Dieu a fait en vous guérissant par ce pénible voyage, et ce terrible air de Grignan qui devoit vous faire mourir: j'en veux un peu à la prudence humaine; je me souviens de quelques tours qu'elle a faits, et qui sont dignes de risée: la voilà décriée pour jamais. Comprenez-vous bien la joie que j'aurai, si je vous revois avec cet aimable visage qui me plaît, un embonpoint raisonnable, une gaieté qui vient quasi toujours de la bonne disposition; quand j'aurai autant de plaisir à vous regarder que j'ai eu de douleur sensible; quand je vous verrai comme vous devez être, étant jeune, et non pas usée, consumée, dépérie, échauffée, épuisée, desséchée; enfin quand je n'aurai que les chagrins courants de la vie, sans en avoir un qui assomme? Si je puis jamais avoir cette consolation, je pourrai me vanter d'avoir senti le bien et le mal en perfection. Cependant votre exemple coupe la gorge, à droite et à gauche: le duc de Sully dit à sa femme: «Vous êtes malade, venez à Sully; voyez madame de Grignan, le repos de sa maison l'a rétablie sans qu'elle ait fait aucun remède [429].»
Revenue en santé, madame de Grignan croit pouvoir se permettre avec sa mère une innocente plaisanterie, et lui écrit à son tour que l'expérience vient bien de démontrer qu'elles sont plus heureuses éloignées qu'ensemble. Il faut voir sauter aux nues madame de Sévigné! Elle n'admet pas de plaisanterie en semblable matière. «Je reprends, ma fille, lui répond-elle le 11 août, les derniers mots de votre lettre; ils sont assommants: «Vous ne sauriez plus rien faire de mal, car vous ne m'avez plus; j'étois le désordre de votre esprit, de votre santé, de votre maison; je ne vaux rien du tout pour vous.» Quelles paroles! comment les peut-on penser? et comment les peut-on lire? Vous dites bien pis que tout ce qui m'a tant déplu, et qu'on avoit la cruauté de me dire quand vous partîtes. Il me paroissoit que tous ces gens-là avoient parié à qui se déferoit de moi le plus promptement. Vous continuez sur le même ton: je me moquois d'eux quand je croyois que vous étiez pour moi; à cette heure je vois bien que vous êtes du complot. Je n'ai rien à vous répondre que ce que vous me disiez l'autre jour: «Quand la vie et les arrangements sont tournés d'une certaine façon, qu'elle passe donc cette vie tant qu'elle voudra;» et même le plus vite qu'elle pourra: voilà ce que vous me réduisez à souhaiter avec votre chienne de Provence [430]!»
C'est la fin de ces tendres explications. Après avoir combattu avec une vivacité que l'on apporte à la défense du foyer, le système de M. de Grignan sur les avantages d'une séparation qui fait tout son tourment dans ce monde, madame de Sévigné se met à désirer de nouveau la venue de sa fille, bien inspirée toutefois, si, dans l'impossibilité d'aimer moins cette chère et parfois trop froide idole, elle s'était attachée à le laisser moins paraître.