Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (6/6)
Madame de Grignan retourne en Provence.—Douleur toujours nouvelle de madame de Sévigné.—Dernières explications entre la mère et la fille.—Mariage de Louise d'Orléans avec Charles II, roi d'Espagne.—La duchesse de Villars accompagne la jeune reine à Madrid.—Sa correspondance avec mesdames de Coulanges et de Sévigné.—Disgrâce de M. de Pomponne.—Belle conduite de madame de Sévigné.—Le ministre disgracié emporte dans sa retraite l'estime publique et les regrets de la cour.
La comtesse de Grignan quitta Paris, le 13 septembre, sous la conduite de son mari, et en compagnie de son fils et des deux demoiselles de Grignan, «dans une santé assez délicate (écrit madame de Sévigné à Bussy), pour qu'elle en soit continuellement en peine [648].» Ces préoccupations, dues à l'excessive maigreur de sa fille, durèrent encore près d'une année. Afin de ménager madame de Grignan, le voyage devait avoir lieu en grande partie par eau: sur la Seine et l'Yonne de Paris à Auxerre, en diligence d'Auxerre à Châlons, et sur la Saône et le Rhône, de cette dernière ville à Grignan [649].
A chaque séparation de madame de Sévigné d'avec sa fille, on est tenté de reproduire ses plaintes, toujours répétées, mais toujours nouvelles, sur la cruelle destinée qui lui faisait passer le meilleur de sa vie loin de cette idole de son cœur. Nous ne voulons point faire subir au lecteur d'inutiles redites. La maternelle tendresse de madame de Sévigné n'est point à prouver; non qu'on ne l'ait niée, on conteste bien, depuis quelque temps, son mérite d'écrivain, car, pas plus que les contemporains d'Aristide, les Athéniens de Paris n'aiment les longues et monotones réputations. Mais nous nous sommes promis de couler à fond ce qui concerne les démêlés qui ont eu lieu entre la mère et la fille, démêlés souvent invoqués pour établir que cette grande passion affichée de madame de Sévigné n'avait été qu'un thème littéraire, un sujet d'amplification, une vanité de cœur, née du désir de paraître, dans son temps, la plus tendre mère, quand en réalité sa fille et elle ne pouvaient vivre quelques mois ensemble sans se piquer et se quereller. Ces querelles, dans toute leur vie, se sont reproduites trois fois: en 1674, et M. Walckenaer a fait connaître à quel propos [650]; en 1677, et nous avons vu que le souci réciproque de leur santé en fut la seule cause; et dans cette dernière circonstance, dont il nous reste trop peu à dire pour laisser incomplet un exposé qui ne pouvait trouver place dans les notices et biographies publiées jusqu'ici sur madame de Sévigné, à cause de leur cadre trop restreint, mais que la dimension de ces Mémoires nous a sollicité à reproduire dans son entier.
Madame de Sévigné est restée le double type du genre épistolaire et de l'amour maternel. On dit indifféremment l'auteur des Lettres, et la mère de madame de Grignan. Quant à l'écrivain, il n'est pas une page de son recueil qui ne le défende; la mère y éclate aussi dans toute sa sincère exagération et son adoration inquiète; et, selon nous, les passages les plus troublés, ceux qui ont trait aux discussions survenues entre ces deux femmes, fournissent la plus saisissante preuve d'une tendresse avec raison devenue proverbiale. Ils prouvent aussi, toute différence de caractère gardée, la véritable et solide affection de madame de Grignan, dont il faut apprécier avec une équitable indulgence la situation difficile, partagée qu'elle était entre ses devoirs souvent contradictoires de fille et d'épouse. Nous allons donc réunir ici les quelques fragments qui se lisent encore sur ce sujet dans la correspondance de madame de Sévigné, après le départ de sa fille: ils sont la dernière et plus caractéristique expression de ces querelles faute de s'entendre.
Comme à la précédente séparation, une fois partie, madame de Grignan, qui, afin de complaire à son mari, avait refusé de prolonger son séjour à Paris, a senti ce que dans ces derniers mois son humeur malheureuse pouvait avoir eu de blessant et d'injuste pour une telle mère. Son âme droite et son cœur honnête, s'exagérant l'offense, prodiguent les réparations, et, dès ses premières lettres, écrites à chaque étape, elle se répand en tendres excuses, implorant un pardon qui a devancé ses regrets.
Madame de Sévigné est venue cacher son ennui à Livry. C'est de là qu'elle répond à sa fille:
«J'attendois votre lettre avec impatience, et j'avois besoin d'être instruite de l'état où vous êtes; mais je n'ai jamais pu voir sans fondre en larmes tout ce que vous me dites de vos réflexions et de votre repentir sur mon sujet. Ah! ma très-chère, que me voulez-vous dire de pénitence et de pardon? je ne vois plus rien que tout ce que vous avez d'aimable, et mon cœur est fait d'une manière pour vous, qu'encore que je sois sensible jusqu'à l'excès à tout ce qui vient de vous, un mot, une douceur, un retour, une caresse, une tendresse, me désarme, me guérit en un moment comme par une puissance miraculeuse, et mon cœur retrouve toute sa tendresse qui, sans se diminuer, change seulement de nom, selon les différents mouvements qu'elle me donne. Je vous ai dit ceci plusieurs fois, je vous le dis encore, et c'est une vérité; je suis persuadée que vous ne voulez pas en abuser, mais il est certain que vous faites toujours, en quelque façon que ce puisse être, la seule agitation de mon âme: jugez si je suis sensiblement touchée de ce que vous me mandez. Plût à Dieu, ma fille, que je pusse vous revoir à l'hôtel de Carnavalet, non pas pour huit jours, ni pour y faire pénitence, mais pour vous embrasser et vous faire voir clairement que je ne puis être heureuse sans vous, et que les chagrins que l'amitié que j'ai pour vous m'a pu donner, me sont plus agréables que toute la fausse paix d'une ennuyeuse absence! Si votre cœur étoit un peu plus ouvert, vous ne seriez pas si injuste: par exemple, n'est-ce pas un assassinat que d'avoir cru qu'on vouloit vous ôter de mon cœur, et sur cela me dire des choses dures [651]? Et le moyen que je pusse deviner la cause de ces chagrins? Vous dites qu'ils étoient fondés: c'étoit dans votre imagination, ma fille, et sur cela vous aviez une conduite qui étoit plus capable de faire ce que vous craigniez, si c'étoit une chose faisable, que tous les discours que vous supposiez qu'on me faisoit: ils étoient sur un autre ton; et puisque vous voyiez bien que je vous aimois toujours, pourquoi suiviez-vous votre injuste pensée, et que ne tâchiez-vous plutôt, à tout hasard, de me faire connoître que vous m'aimiez? Je perdois beaucoup à me taire; j'étois digne de louange dans tout ce que je croyois ménager, et je me souviens que deux ou trois fois vous m'avez dit le soir des mots que je n'entendois point du tout alors. Ne retombez donc plus dans de pareilles injustices; parlez, éclaircissez-vous, on ne devine pas; ne faites point comme disoit le maréchal de Grammont, ne laissez point vivre ni rire des gens qui ont la gorge coupée et qui ne le sentent pas. Il faut parler aux gens raisonnables; c'est par là qu'on s'entend, et l'on se trouve toujours bien d'avoir de la sincérité: le temps vous persuadera peut-être de cette vérité. Je ne sais comme je me suis insensiblement engagée dans ce discours, il est peut-être mal à propos [652].....»
Deux jours après, elle continue: «Je reçois, ma très-aimable, votre lettre de tous les jours, et puis enfin d'Auxerre. Cette lettre m'étoit nécessaire. Je vous vois hors de ce bateau, où vous avez été dans un faux repos; car, après tout, cette allure est incommode. Ne me dites plus que je vous regrette sans sujet; où prenez-vous que je n'en aie pas tous les sujets du monde? Je ne sais pas ce qui vous repasse dans la tête; pour moi, je ne vois que votre amitié, que vos soins, vos bontés, vos caresses; je vous assure que c'est tout cela que j'ai perdu, et que c'est là ce que je regrette, sans que rien au monde puisse m'effacer un tel souvenir, ni me consoler d'une telle perte. Soyez bien persuadée, ma très-chère, que cette amitié, que vous appelez votre bien, ne vous peut jamais manquer: plût à Dieu que vous fussiez aussi assurée de conserver toutes les autres choses qui sont à vous [653]!» Le surlendemain, d'un style plus tendre encore, elle ajoute: «Je pense toujours à vous, et comme j'ai peu de distractions, je me trouve bien des pensées.... Je suis déjà trop vivement touchée du désir extrême de vous revoir, et de la tristesse d'une année d'absence; cette vue en gros ne me paraît pas supportable. Je suis tous les matins dans ce jardin que vous connoissez; je vous cherche partout, et tous les endroits où je vous ai vue me font mal; vous voyez bien que les moindres choses de ce qui a rapport à vous, ont fait impression dans mon pauvre cerveau. Je ne vous entretiendrois pas de ces sortes de foiblesses, dont je suis bien assurée que vous vous moquez, sans que la lettre d'aujourd'hui est un peu sur la pointe des vents: je ne réponds à rien, et je ne sais point de nouvelles.... Vos lettres aimables font toute ma consolation; je les relis souvent, et voici comme je fais: je ne me souviens plus de tout ce qui m'avoit paru des marques d'éloignement et d'indifférence; il me semble que cela ne vient point de vous, et je prends toutes vos tendresses, et dites et écrites, pour le véritable fond de votre cœur pour moi. Êtes-vous contente, ma belle? est-ce le moyen de vous aimer? et pouvez-vous jamais douter de mes sentiments, puisque, de bonne foi, j'ai cette conduite [654]?»
Voici enfin le plus vif et le plus pur accent de cette passion maternelle, qu'on a eu raison de comparer à l'amour même, artisan d'émotions et de trouble, et qui s'accroît par la souffrance:
«.... Il y a justement aujourd'hui quinze jours que je vous voyois et vous embrassois encore; il me semble que je ne pourrai jamais avoir le courage de passer un mois, et deux mois, et trois mois sans ma chère enfant. Ah! ma fille, c'est une éternité! J'ai des bouffées et des heures de tendresse que je ne puis soutenir. Quelle possession vous avez prise de mon cœur, et quelle trace vous avez faite dans ma tête! Vous avez raison d'en être bien persuadée, vous ne sauriez aller trop loin; ne craignez point de passer le but; allez, allez, portez vos idées où vous voudrez, elles n'iront pas au delà: et, pour vous, ma fille, ah! ne croyez point que j'aie pour remède à ma tendresse la pensée de n'être pas aimée de vous; non, non, je crois que vous m'aimez, je m'abandonne sur ce pied-là, et j'y compte sûrement. Vous me dites que votre cœur est comme je le puis souhaiter et comme je ne le crois pas; défaites-vous de cette pensée, il est comme je le souhaite et comme je le crois. Voilà qui est dit, je n'en parlerai plus, je vous conjure de vous en tenir là, et de croire, vous même, qu'un mot, un seul mot sera toujours capable de me remettre devant les yeux cette vérité, qui est toujours dans le fond de mon cœur, et que vous y trouverez quand vous voudrez m'ôter les illusions et les fantômes qui ne font que passer; mais je vous l'ai dit une fois, ma fille, ils me font peur et me font transir, tout fantômes qu'ils sont: ôtez-les moi donc, il vous est aisé, et vous y trouverez toujours, je dis toujours, le même cœur persuadé du vôtre, ce cœur qui vous aime uniquement, et que vous appelez votre bien avec justice, puisqu'il ne peut vous manquer. Finissons ce chapitre, qui ne finiroit pas naturellement, la source étant inépuisable, et parlons, ma chère enfant, des fatigues infinies de votre voyage [655]......»
Facile aux concessions vis-à-vis de sa fille pour les personnes médiocrement aimées, madame de Sévigné ne lui cède jamais pour ce qui concerne ses vrais amis, ceux dont le dévouement lui est prouvé, dont la loyauté lui est connue, et elle les défend contre des préventions trop souvent injustes avec une vivacité qui surprend et plaît en même temps. C'est surtout du calomnié Corbinelli qu'elle se fait le défenseur obstiné. «Vous me répondez trop aimablement (écrit-elle à madame de Grignan dans la lettre suivante); il faut que je fasse ce mot exprès pour l'article de votre lettre, où vous me paraissez persuadée de toutes les vérités que je vous ai dites sur le retour sincère de mon cœur: mais que veut dire retour? mon cœur n'a jamais été détourné de vous. Je voyois des froideurs sans les pouvoir comprendre, non plus que celles que vous aviez pour ce pauvre Corbinelli; j'avoue que celles-là m'ont touchée sensiblement, elles étoient apparentes, et c'étoit une sorte d'injustice dont j'étois si bien instruite et que je voyois tous les jours si clairement qu'elle me faisoit petiller: bon Dieu! combien étoit-il digne du contraire! Avec quelle sagesse n'a-t-il pas supporté cette injuste disgrâce! je le retrouvois toujours le même homme, c'est-à-dire fidèlement appliqué, avec tout ce qu'il a d'esprit et d'adresse, à vous servir solidement [656].» Mais la gouvernante de la Provence était partie pleinement réconciliée avec Corbinelli, et, à dater de cet instant, elle ne cessa d'avoir pour lui des sentiments conformes à ceux de sa mère.
Au commencement d'octobre, madame de Grignan, bien confessée, bien pardonnée, mourante, suivant sa mère, mieux portante selon son mari, arriva dans son château, où elle devait trouver le repos et une entière guérison, et où le lieutenant de M. de Vendôme se proposait de réaliser quelques économies rendues nécessaires par le séjour coûteux de la capitale. Ce fut, nous l'avons dit, la fin des querelles, mais non des explications, et un an après, dans une lettre de Bretagne, nous trouvons ce ressouvenir des vieux péchés, naturellement amené par un accès de cordiale confiance de la part d'une cousine, mademoiselle de Méri, sœur de M. de la Trousse, et assez semblable à madame de Grignan par son esprit susceptible et ses manières peu ouvertes:
....«Ah! mon enfant, qu'il est aisé de vivre avec moi! qu'un peu de douceur, d'espèce de société, de confiance, même superficielle, que tout cela me mène loin! Je crois, en vérité, que personne n'a plus de facilité que moi dans le commerce de la vie civile; je voudrois que vous vissiez comme cela va bien, quand notre cousine veut: elle me témoigna, l'autre jour, qu'elle savoit en gros les malheurs de mon fils, et qu'elle eût bien voulu en savoir davantage; je me tins obligée de cette curiosité, et je lui contai tout le détail de nos misères, ainsi que de plusieurs autres choses [657]. Voilà ce qui s'appelle vivre avec les vivants! Mais quand on ne peut jamais rien dire qui ne soit repoussé durement; quand on croit avoir pris les tours les plus gracieux, et que toujours ce n'est pas cela, c'est tout le contraire; qu'on trouve toutes les portes fermées sur tous les chapitres qu'on pourroit traiter; que les choses les plus répandues se tournent en mystère; qu'une chose avérée est une médisance et une injustice; que la défiance, l'aigreur, l'aversion, sont visibles et sont mêlées dans toutes les paroles; en vérité cela serre le cœur, et franchement cela déplaît un peu. On n'est point accoutumé à ces chemins raboteux; et quand ce ne seroit que pour vous avoir enfantée, on devroit espérer un traitement plus doux. Cependant, ma fille, j'ai souvent éprouvé ces manières si peu honnêtes; ce qui fait que je vous en parle, c'est que cela est changé, et que j'en sens la douceur: si ce retour pouvoit durer, je vous jure que j'en aurois une joie sensible, mais je vous dis sensible; il faut me croire quand je parle, je ne parle pas toujours. Ce n'a point été un raccommodement, c'est un radoucissement de sang, entretenu par des conversations douces et assez sincères, et point comme si on revenoit toujours d'Allemagne. Enfin, je suis contente, et je vous assure qu'il faut peu pour me contenter: la privation des rudesses me tiendroit lieu d'amitié en un besoin: jugez ce que je sentirai si vous pouvez faire que l'honnêteté, la douceur, une superficie de confiance, la causerie, et tout ce qu'on a enfin avec ceux qui savent vivre, puisse être désormais établi entre elle et moi [658].»
Ceci est d'un ton moins affectueux qu'au lendemain de la séparation. Madame de Sévigné prévoit le retour de sa fille, et, de peur d'une rechute qu'elle veut empêcher à tout prix, soit par apostrophe directe, soit sous le couvert de mademoiselle de Méri, elle cherche à produire sur son esprit une impression salutaire et définitive. Dans toute la suite de la correspondance on ne trouve plus rien de ce style. Le lecteur sait donc bien maintenant, car tout a été mis sous ses yeux, ce qu'il faut penser de ce point délicat de la biographie de madame de Sévigné et de sa fille: elles ont, en vérité, vécu comme des amants, et ce n'est certes point de l'indifférence que prouvent ces brouilles d'un jour suivies de tendres raccommodements.
La comtesse de Grignan avait promis à sa mère de revenir dans un an. Cette année fut passée par madame de Sévigné moitié à Paris, et moitié en Bretagne. Mais avant de se rendre à sa terre des Rochers, elle put faire connaître à sa fille toute une série d'événements dont l'importance croissante donne à sa correspondance de cette date un prix vraiment exceptionnel. On y trouve, en effet, avec des détails qu'on demanderait vainement aux autres chroniqueurs contemporains,—les mariages de Louise d'Orléans avec le roi d'Espagne, du prince de Conti avec la fille de la Vallière, et du Dauphin avec la princesse de Bavière; le règne éphémère de mademoiselle de Fontanges, l'exaltation de madame de Maintenon, la sinistre affaire des Poisons, la disgrâce imprévue de M. de Pomponne, la mort de Fouquet, et enfin celle de La Rochefoucauld. Certes, il y aurait là de quoi faire un volume bien rempli, mais nous avons tant à dire encore, et il nous reste si peu de place, que nous abrégeons forcément, et le lecteur nous excusera si nous ne tirons pas de ces sujets intéressants tout le parti dont ils sont facilement susceptibles.
Le premier fait, en date, est le mariage de cette fille de la belle et infortunée Henriette d'Angleterre, comme sa mère destinée au malheur. Déjà, le 20 juillet, la marquise de Sévigné avait annoncé à Bussy les préparatifs d'une union par laquelle Louis XIV préludait au rôle qu'il voulait jouer dans les affaires de l'Espagne [659]. Mais l'ambition de Louise d'Orléans, si ce n'est son cœur, était ailleurs. Se doutant, la première, du désir de la jeune princesse d'épouser le Dauphin, la grande Mademoiselle avait reproché à son père, à qui elle attribue les mêmes projets, de la mener trop souvent à la cour: «Cela lui donnera, disait-elle, des dégoûts pour tous les autres partis, et si elle n'épouse pas M. le Dauphin, vous lui empoisonnez le reste de sa vie par l'espérance qu'elle en aura eue [660].» Aussi, quand il fut question, pour la fille de MONSIEUR, de quitter la France, même aux magnifiques conditions que la fortune lui offrait sans attendre, elle ne put s'empêcher de manifester son désappointement et sa tristesse. «Je vous fais reine d'Espagne, lui dit le roi, que pourrois-je de plus pour ma fille?—Ah! lui répondit-elle, vous pourriez plus pour votre nièce [661]!» A en croire MADEMOISELLE, le Dauphin, pas plus que Louis XIV, n'avait donné à entendre qu'il désirât ce mariage, et lorsqu'il vint féliciter sa cousine, soit défaut naturel de galanterie, soit désir d'éteindre une passion qu'il ne partageait point, il se borna à lui demander de lui envoyer de Madrid un produit du pays, appelé du Tourou, ajoutant, pour toute gracieuseté, qu'il l'aimait fort. «Cela la mit au désespoir, dit MADEMOISELLE, et elle ne l'oublia pas [662].»
La correspondance de madame de Sévigné est toute pleine des douleurs et des larmes de cette pauvre Louise d'Orléans, si désolée de quitter la France pour aller s'enfouir dans l'étouffante étiquette des palais espagnols. «La reine d'Espagne crie et pleure,» écrit-elle à madame de Grignan, dans sa première lettre [663]. «La reine d'Espagne, ajoute-t-elle le 18 septembre, crie toujours miséricorde, et se jette aux pieds de tout le monde; je ne sais comme l'orgueil d'Espagne s'accommode de ces désespoirs. Elle arrêta, l'autre jour, le roi par-delà l'heure de la messe; le roi lui dit: «Madame, ce seroit une belle chose que la reine catholique empêchât le roi très-chrétien d'aller à la messe.» On dit qu'ils seront tous fort aises d'être défaits de cette catholique [664].»
La cour s'apitoyait peu sur le sort de cette princesse, malheureuse de devenir reine. Mais outre son attachement, on le verra payé de retour, pour la fille de la première MADAME qu'elle avait bien connue, la marquise de Sévigné, au lendemain du départ de sa fille, ne pouvait s'empêcher de compatir à la situation d'une jeune femme qui allait pour jamais quitter tous les siens. «La reine d'Espagne, mande-t-elle le 20 septembre, devient fontaine aujourd'hui; je comprends bien aisément le mal des séparations [665].» Le 22, elle y revient: «On dit que la reine d'Espagne pleura excessivement en disant adieu au roi; ils retournèrent deux ou trois fois aux embrassades et au redoublement des sanglots: c'est une horrible chose que les séparations [666]!» La semaine d'après, enfin, elle donne ces derniers détails sur le départ triste et forcé de cette aimable princesse pressentant, peut-être, la tragique destinée qui l'attendait dans sa nouvelle patrie: «La reine d'Espagne va toujours criant et pleurant. Le peuple disoit, en la voyant dans la rue Saint-Honoré: «Ah! MONSIEUR est trop bon, il ne la laissera point aller, elle est trop affligée.» Le roi lui dit devant madame la Grande-Duchesse (la duchesse de Toscane, Marguerite-Louise de France, séparée de son mari, et à qui Louis XIV semble avoir voulu donner une leçon): «Madame, je souhaite de vous dire adieu pour jamais; ce seroit le plus grand malheur qui vous pût arriver que de revoir la France [667].»
Louise d'Orléans quitta Paris sous la conduite du prince et de la princesse d'Harcourt, chargés dans cette circonstance de représenter le roi, de la maréchale de Clérembault, gouvernante des enfants de MONSIEUR, et de madame, ou plutôt mademoiselle de Grancey, fille du maréchal de ce nom. Les lecteurs des Mémoires sur madame de Sévigné ont déjà pu se faire de ces deux derniers personnages une juste et suffisante idée [668]. M. Walckenaer a eu occasion de parler également, en faisant connaître leurs relations avec la marquise de Sévigné, du duc et de la duchesse de Villars, père et mère du futur maréchal de ce nom, envoyés devant pour recevoir la jeune reine à Madrid et aider ses premiers pas dans un monde pour elle si nouveau [669].
Pendant son ambassade de dix-huit mois, la duchesse de Villars eut, avec madame de Coulanges, une correspondance dont il ne nous est parvenu que trente-sept lettres, d'un style simple, aisé, parfois piquant, pleines d'intérêt quant au fond et faisant bien connaître la cour d'Espagne de ce temps, les mœurs et les usages du pays, mais ne pouvant certes lutter d'originalité, d'inspiration, de brio et d'ampleur, avec les lettres de son amie, madame de Sévigné [670]. A la mort du chevalier Marius de Perrin, éditeur de cette dernière (1754), la correspondance de madame de Villars, qui lui avait été confiée pour la publier pareillement, se trouva dans ses papiers, et c'est d'après la copie qu'il avait préparée et qu'il n'eut point le temps de faire imprimer que ces lettres ont été publiées depuis.
La duchesse de Villars était liée à la fois avec mesdames de Sévigné, de la Fayette et de Coulanges. Si elle fit choix pour sa correspondante ordinaire de celle-ci, plus jeune, plus répandue et non moins spirituelle, aimée et choyée par madame de Maintenon, et, de plus, cousine de Louvois, c'est qu'on la citait moins pour sa discrétion que pour sa vanité et son désir de paraître, et madame de Villars n'était point fâchée qu'on connût à Versailles les détails de son ambassade.
Cette conduite d'une amie ne laisse pas que d'émouvoir la susceptibilité de la marquise de Sévigné. «Madame de Villars (mande-t-elle à sa fille, le 8 novembre 1679) n'a écrit uniquement, en arrivant à Madrid, qu'à madame de Coulanges, et, dans cette lettre, elle nous fait des compliments à toutes nous autres, vieilles amies: madame de Schomberg, mademoiselle de Lestranges, madame de la Fayette, tout est en un paquet. Madame de Villars dit qu'il n'y a qu'à être en Espagne pour n'avoir plus d'envie d'y bâtir des châteaux. Vous voyez bien qu'elle ne pouvoit mieux adresser sa lettre, puisqu'elle vouloit mander cette gentillesse [671].»
Dans cette correspondance de dix-huit mois, qu'il serait trop long d'analyser, on voit bien les débuts de l'histoire de cette belle et triste fille d'une malheureuse mère: on y suit sa marche à travers l'Espagne pauvre et déchue; son arrivée à Madrid, ému un instant de sa venue; les premiers enchantements de Charles II, surpris de la beauté et heureux du bon esprit de sa compagne; puis les ennuis de celle-ci dans une cour où l'on déteste la France, ses quelques fautes de conduite ou plutôt ses quelques erreurs d'étiquette, et les commencements de son crédit sur l'esprit de son époux, qui lui coûtera la vie.
Charles II, accompagné de l'ambassadeur de France, était parti pour aller au-devant de la reine jusqu'au delà de Burgos, «transporté d'amour et d'impatience (écrit la duchesse de Villars), et d'une telle impétuosité qu'on ne peut le suivre [672].» La première entrevue ayant eu beaucoup de témoins, les conducteurs de la princesse, entre autres, et leur suite, fut connue à Paris bien avant que la relation que madame de Villars tenait de son mari, partie de Madrid le 29 novembre, eût pu parvenir à madame de Coulanges. Aussi, dès le 6 décembre, la marquise de Sévigné en envoie les détails à sa fille:
«On lit mille relations de la reine d'Espagne. Elle est toute livrée à l'Espagne: elle n'a conservé que quatre femmes de chambre françoises. Le roi la surprit comme elle se coiffoit, il ouvrit la porte lui-même; elle voulut se jeter à genoux et lui baiser la main; il la prévint, et lui baisa la sienne, de sorte qu'ils étoient tous deux à genoux. Ils se marièrent sans cérémonie, et puis se retirèrent pour causer: la reine entend l'espagnol; ils étoient habillés à l'espagnole. Ils arrivèrent à Burgos; ils se couchèrent à huit heures, et furent au lit le lendemain matin jusqu'à dix. La reine écrit de là à MONSIEUR, et lui mande qu'elle est heureuse et contente; qu'elle a trouvé le roi bien plus aimable qu'on ne lui avoit dit. Le roi est fort amoureux: la reine a été très-bien conseillée, et s'est fort bien conduite dans tout cela: devinez par quels conseils? Par ceux de madame de Grancey, car la maréchale (de Clérembault) étoit immobile, ayant joint une dose de la gravité d'Espagne avec sa philosophie stoïcienne. C'est donc madame de Grancey qui a fait le plus raisonnable personnage; aussi a-t-elle reçu de grandes louanges et de grands présents. Le roi (d'Espagne) lui donne une pension de six mille francs qu'elle prendra sur Bruxelles; elle a un don de dix mille écus sur un avis que Los Balbasez lui donna, et pour dix mille écus de pierreries. Elle mande que l'âme de madame de Fiennes est passée en elle, qu'elle prend à toutes mains, et qu'elle s'y accoutumera si bien, qu'elle s'ennuiera en France si on ne la traite comme en Espagne [673].»
Madame de Fiennes, renommée par sa causticité, l'était aussi par son avarice et son avidité. C'est d'elle que mademoiselle de Montpensier a dit qu'elle ambitionnait le bonheur des laquais, habitués qu'ils étaient à recevoir des étrennes [674]. Madame de Grancey, de son côté, avait bien peu de violence à se faire pour ouvrir les deux mains, car, si l'on en croit la seconde MADAME, il ne se vendait pas une charge dans la maison de MONSIEUR qu'on n'en payât un pot-de-vin à madame de Grancey et au chevalier de Lorraine, son amant, et favori scandaleux du duc d'Orléans [675]. Quant à la maréchale de Clérembault, qui avait paru s'acquitter de mauvaise grâce et même avec humeur d'une mission où elle trouvait, sans doute, que le profit ne compensait pas la peine, elle se vit remerciée avant son retour et bientôt remplacée comme gouvernante des enfants de MONSIEUR, par la marquise d'Effiat [676].
Vers la fin de décembre, l'une des lettres de la duchesse de Villars, lettre perdue, fut pour madame de Sévigné, qui en donne cette analyse à sa fille: «J'ai reçu, ce matin, une grande lettre de madame de Villars; je vous l'enverrois sans qu'elle ne contient que trois points qui ne vous apprendroient rien de nouveau. Il me paroît, de plus, qu'elle se renferme fort chez elle, voulant éviter tous les airs d'empressement, et faire mentir les prophéties. La reine veut la voir incognito; elle se fait prier pour se donner un nouveau prix. La reine est adorée; elle a paru, pour la dernière fois, chez la reine, sa belle-mère, habillée et parée à la françoise. Elle apprend le françois au roi, et le roi lui apprend l'espagnol: tout va bien jusqu'ici [677].» Ces lignes disent que l'ambassadrice de France à Madrid réservait pour la seule madame de Coulanges ses relations étendues et ses confidences intimes. Elles nous apprennent aussi que la connaissance du caractère un peu vain de la duchesse de Villars avait fait prophétiser qu'elle voudrait se rendre importante, et afficher son influence à la cour d'Espagne, par le moyen de la jeune reine, qui, en effet, lui témoignait un grand attachement. Mais, bien dirigée par son mari, madame de Villars se faisait, au contraire, désirer dans un palais où tout ce qui appartenait à la France était mal vu; non, comme le dit avec un peu de malice la marquise de Sévigné, pour donner à ses visites plus de prix, mais pour ne pas assumer, soit à Madrid, soit à Versailles, la responsabilité de tout ce que ferait et dirait la reine. Louis XIV n'eût point approuvé que l'on dégoûtât sa nièce de sa nouvelle patrie, «si loin de Versailles pour l'élégance et les amusements [678]». Aussi la duchesse de Villars est-elle alerte à prendre ses précautions sur ce point, dans ses lettres qu'elle adresse plus encore, nous l'avons dit, à madame de Maintenon qu'à madame de Coulanges: «Vous pouvez penser, dit-elle à cette dernière, que je ne tiens guère à la reine de propos qui soient propres à la faire soupirer incessamment après la France [679].»
La correspondance de madame de Villars obtenait un grand succès dans la société de la marquise de Sévigné, presque toute composée de ceux qui avaient aimé la mère de Louise d'Orléans et reportaient sur celle-ci des sentiments par elle connus et partagés. Madame de Sévigné constate ce succès, tout en laissant percer quelque jalousie de la préférence presque exclusive accordée à madame de Coulanges, et en faisant malicieusement honneur à l'air de l'Espagne d'un radoucissement dans l'humeur de l'ambassadrice, ce qui semblerait justifier quelque peu Saint-Simon, lequel, avec sa manière excessive, a dit d'elle: de l'esprit comme un démon,—méchante comme un serpent [680]: «Madame de Villars mande mille choses agréables à madame de Coulanges, chez qui on vient apprendre les nouvelles. Ce sont des relations qui font la joie de beaucoup de personnes: M. de La Rochefoucauld en est curieux. Madame de Vins et moi nous en attrapons ce que nous pouvons. Nous comprenons les raisons qui font que tout est réduit à ce bureau d'adresse; mais cela est mêlé de tant d'amitié et de tendresse, qu'il semble que son tempérament soit changé en Espagne, et qu'elle ait même oublié de souhaiter qu'on nous en fasse part. Cette reine d'Espagne est belle et grasse, le roi amoureux et jaloux sans savoir de quoi ni de qui: les combats de taureaux affreux, deux grands pensèrent y périr, leurs chevaux tués sous eux; très-souvent la scène est ensanglantée: voilà les divertissements d'un royaume chrétien: les nôtres sont bien opposés à cette destruction, et bien plus aisés à comprendre [681].»
Quelques mois après, l'ambassadrice faisait frissonner ses amies de Paris par des relations, que sa correspondance imprimée n'a point reproduites, sur les abominables divertissements que la cour et le peuple de Madrid cherchaient dans ces auto-da-fé, dignes des nations et des temps les plus barbares. Ceci a été écrit en plein dix-septième siècle! (13 juin 1680) «Il y aura lundi une fête de taureaux. On s'y attend à beaucoup de plaisir, parce qu'on n'a jamais vu de taureaux si furieux... Il y aura une autre fête, le 31 de ce mois, dont je vous ferai écrire une ample relation. Vous la trouverez bien extraordinaire; elle ne se fait que de cinquante en cinquante ans. On y brûle beaucoup de Juifs; et il y a d'autres supplices pour des hérétiques et des athées. Ce sont des choses horribles.»—(25 juillet) «Je n'ai pas eu le courage d'assister à cette horrible exécution des Juifs. Ce fut un affreux spectacle, selon ce que j'en ai entendu dire; mais, pour la semaine du jugement, il fallut bien y être, à moins de bonnes attestations de médecins d'être à l'extrémité, car autrement on eût passé pour hérétique; on trouve même très-mauvais que je ne parusse pas me divertir tout à fait de ce qui s'y passoit. Mais ce qu'on a vu exercer de cruautés à la mort de ces misérables, c'est ce qu'on ne vous peut décrire [682].» Ne se croirait-on pas revenu à Philippe II et au duc d'Albe?
Quoique la préférence trop marquée de la duchesse de Villars pour madame de Coulanges eût mis un peu de froideur entre elle et madame de Sévigné, si friande pour sa fille de nouvelles de première main, elles ne laissèrent pas, néanmoins, d'échanger quelques lettres, et dans celle-ci, datée du mois de mars, on trouve cette nouvelle trace d'une correspondance malheureusement perdue; on y voit, en outre, que la jeune reine conservait fidèle souvenir des amis de sa mère, restés les siens: «J'ai reçu, par cet ordinaire, une lettre de madame de Sévigné. Je ne saurois lui faire réponse aujourd'hui, quelque envie que j'en aie. J'ai fait lire à la reine l'endroit où madame de Sévigné parle d'elle et de ses jolis pieds, qui la faisoient si bien danser, et marcher de si bonne grâce. Cela lui a fait beaucoup de plaisir. Ensuite elle a pensé que ses jolis pieds, pour toute fonction, ne vont présentement qu'à faire quelques tours de chambre, et à huit heures et demie, tous les soirs, à la conduire dans son lit. Elle m'a ordonné de vous faire à toutes deux bien des amitiés... La reine me demanda fort des nouvelles de madame de Grignan, et si elle ne reviendroit point cet hiver à Paris [683].» Louise d'Orléans savait, comme tous les amis de la marquise de Sévigné, les moyens de plaire à cette mère idolâtre.
Deux mois après, et les choses se dessinant de jour en jour mieux à la cour d'Espagne, madame de Villars peut transmettre à madame de Coulanges ce résumé fidèle et complet de la situation: «La reine m'ordonne, et, si j'ose le dire, me prie instamment de la voir souvent. L'ennui du palais est affreux, et je dis quelquefois à cette princesse, quand j'entre dans sa chambre, qu'il me semble qu'on le sent, qu'on le voit, qu'on le touche, tant il est répandu épais. Cependant je n'oublie rien pour faire en sorte de lui persuader qu'il faut s'y accoutumer et tâcher de le moins sentir qu'elle pourra; car il n'est pas en mon pouvoir de la gâter, en la flattant de sottises et de chimères, dont beaucoup de gens ne sont que trop prodigues.... Je ne m'entremets de rien ici: la reine a du plaisir à voir une Françoise, et à parler sa langue naturelle. Nous chantons ensemble des airs d'opéra. Je chante quelquefois un menuet qu'elle danse. Quand elle me parle de Fontainebleau, de Saint-Cloud, je change de discours; et il faut éviter de lui en écrire des relations. Quand elle sort, rien n'est si triste que ses promenades. Elle est avec le roi dans un carrosse fort rude, tous les rideaux tirés. Mais, enfin, ce sont les usages d'Espagne; et je lui dis souvent qu'elle n'a pas dû croire qu'on les changeroit pour elle ni pour personne. Entre nous, ce que je ne comprends pas, c'est qu'on ne lui ait pas cherché par mer et par terre, et au poids de l'or, quelque femme d'esprit, de mérite et de prudence, pour servir à cette princesse de consolation et de conseil. Croyoit-on qu'elle n'en eût pas besoin en Espagne? Elle se conduit envers le roi avec douceur et complaisance. Pour des plaisirs, elle n'en voit aucun à espérer dans cette cour; mais, comme je n'ai aucun personnage à faire auprès d'elle, et que je n'ai ni charge ni mission de m'en mêler, ni de pénétrer rien sur le présent, le passé et l'avenir, elle me fait beaucoup d'honneur de vouloir que je sois souvent auprès d'elle; mais quand cela n'est pas, je ne meurs point d'ennui avec M. de Villars, avec qui j'aime bien autant m'aller promener [684].»
Malgré ses précautions et son habileté, malgré tout ce soin de ne pas s'immiscer dans des débuts délicats, et sa crainte d'en être soupçonnée, la duchesse de Villars n'était pas depuis un an à Madrid, que, déjà, les ministres espagnols l'accusaient d'intriguer et de vouloir exercer une influence indiscrète sur l'esprit de leur reine. Au mois de mars 1681, ils en vinrent jusqu'à demander le rappel de M. de Villars, auquel on ne reprochait rien, mais pour se débarrasser de sa femme, qu'ils redoutaient surtout. L'ambassadrice proteste, dans ses lettres à madame de Coulanges, qu'elle est pure de toute intrigue. «Vous et mes enfants, lui écrit-elle, me dites que j'ai fait des intrigues dans le palais. Si on savoit ce que c'est que l'intérieur de ce palais, et qu'aucune dame ni moi, ne nous disons jamais que bonjour et bonsoir, parce que je n'ai pu apprendre la langue du pays, on ne diroit pas que ç'a été avec les femmes, non plus qu'avec les hommes, dont aucun ne met le pied dans tout l'appartement de la reine.... Avec toute la tranquillité que doit inspirer le repos d'une bonne conscience, je suis pourtant affligée du malheur que j'ai de ne pouvoir quasi douter que mon nom n'a jamais été proféré que bien sinistrement devant tout ce qu'il y a de plus grand et de plus respectable dans le monde; et ce que je souffre à cet égard, me fait porter une véritable envie aux gens dont on n'a jamais entendu parler ni en bien ni en mal [685].» Ce qu'il y a de plus grand, c'est Louis XIV, et ce qu'il y a de plus respectable, évidemment madame de Maintenon.
Madame de Coulanges servait, néanmoins, de tout son pouvoir la duchesse de Villars à Versailles et à Paris, et celle-ci reconnaît dans ses lettres ces bons offices par d'inimaginables flatteries [686]. Mais Louis XIV n'avait point encore révélé sa politique future envers l'Espagne; vingt ans devaient s'écouler avant qu'il pût asseoir son petit-fils sur le trône de Charles II. Il était alors dans la période de ces ménagements habiles par lesquels il savait toujours masquer la préparation de ses hardis desseins. Il eut l'air de faire une concession à l'influence rivale de la France, et il rappela de Madrid le duc et la duchesse de Villars, toutefois sans leur infliger aucun blâme, car l'un et l'autre ne paraissent avoir eu d'autre tort à se reprocher que d'être trop bien reçus par la jeune reine, toujours fidèle et trop fidèle à son ancienne patrie.
Son amour pour la France lui coûta, on le sait, la vie dix ans après. Madame de La Fayette qui a raconté la tragique mort d'Henriette d'Angleterre, nous donne aussi des détails sinistres et précis sur la fin de cette nouvelle et innocente victime de la scélératesse des cours. «La reine d'Espagne, lit-on dans les Mémoires de la cour de France, mourut empoisonnée. Elle en avoit toujours eu du soupçon, et le mandoit presque tous les ordinaires à MONSIEUR. Enfin MONSIEUR lui avoit envoyé du contre-poison qui arriva le lendemain de sa mort. Le roi d'Espagne aimoit passionnément la reine; mais elle avoit conservé pour sa patrie un amour trop violent pour une personne d'esprit. Le conseil d'Espagne, qui voyoit qu'elle gouvernoit son mari, et qu'apparemment, si elle ne le mettoit pas dans les intérêts de la France, tout au moins l'empêcheroit-elle d'être dans des intérêts contraires, ce conseil, dis-je, ne pouvant souffrir cet empire, prévint par le poison l'alliance qui paroissoit devoir se faire. La reine fut empoisonnée, à ce que l'on a jugé, par une tasse de chocolat. Quand on vint dire à l'ambassadeur qu'elle étoit malade, il se transporta au palais, mais on lui dit que ce n'étoit pas la coutume que les ambassadeurs vissent les reines au lit. Il fallut qu'il se retirât, et le lendemain on l'envoya quérir dans le temps qu'elle commençoit à n'en pouvoir plus. La reine pria l'ambassadeur d'assurer MONSIEUR qu'elle ne songeoit qu'à lui en mourant, et lui redit une infinité de fois qu'elle mouroit de sa mort naturelle. Cette précaution qu'elle prenoit augmenta beaucoup les soupçons au lieu de les diminuer. Elle mourut plus âgée de six mois que feue MADAME, qui étoit sa mère, et qui mourut de la même mort, et eut à peu près les mêmes accidents [687].»
Mais revenons sur nos pas. En même temps qu'il unissait sa nièce au roi d'Espagne, Louis XIV négociait le mariage de son fils unique avec la princesse Christine-Victoire de Bavière. L'un des frères de Colbert, président au parlement, Colbert, marquis de Croissy, avait été envoyé auprès de l'Électeur bavarois, afin de lui demander sa fille pour l'héritier de la couronne de France. Quelque brillante que fût cette alliance, le duc de Bavière hésitait, influencé sans doute par les menées de l'Autriche, en tout et partout hostile à la France et craignant de la voir prendre ainsi pied au cœur de l'Allemagne. Depuis un mois Louis XIV attendait une solution qu'on lui faisait désirer, et le marquis de Pomponne, chargé du département des affaires étrangères, avait reçu recommandation de suivre cette affaire avec un soin tout particulier. Mais celui-ci, depuis quelque temps, se trouvait en butte aux sourdes menées de Louvois et de Colbert, réunis pour le perdre en une commune jalousie, avant d'en arriver à se disputer la prépondérance dans le conseil. L'aménité et la sûreté de son caractère lui avaient valu l'amitié et la considération du public ainsi que l'estime du maître. C'est ce qui faisait l'envie de ses deux collègues, plus craints qu'aimés. Ils avaient d'abord exploité contre lui l'épouvantail du jansénisme, où Louis XIV voyait à la fois un trouble religieux et une cabale politique. Mais la pureté et la prudence de conduite de M. de Pomponne étaient telles qu'on ne pouvait, sans une criante injustice, lui rien imputer de la polémique gênante et hautaine du grand Arnauld, son oncle, qui venait, au reste, de se retirer à Bruxelles afin d'user, sans compromettre personne, de toute la liberté de son indomptable esprit. Colbert et Louvois se rabattirent sur les détails du service d'un collègue dont ils voulaient se débarrasser dans l'espoir de le remplacer par un homme à eux. M. de Pomponne avait dans ses habitudes quelque nonchalance qui faisait son seul défaut, et contrastait avec la fiévreuse activité, l'imperturbable exactitude et l'initiative hardie de ses deux collègues. Ils le prirent par là, faisant valoir au roi, difficile sur les détails, des minuties comme des affaires de conséquence. Louis XIV, au comble de la puissance et dans tout l'éclat de sa renommée, sorti sans rivaux, du congrès de Nimègue, reprochait aussi alors au ministre chargé de traduire sa politique en Europe, de mettre trop de douceur, de contours polis, de formes conciliantes dans son langage; il eût voulu chez lui plus d'accent et plus d'élévation; un peu de hauteur même ne lui eût pas déplu. Mais Pomponne, qui ne manquait à l'occasion ni de dignité ni de fermeté, ne pouvait demander à l'exquise mesure de sa nature douce et tempérée, rien de ce qui froisse et de ce qui blesse.
Les choses en étaient là, lorsqu'un fait vraiment inexplicable vint précipiter sa chute.
Louis XIV, avons-nous dit, attendait avec une impatience croissante l'acquiescement de la cour de Munich à l'alliance qu'il avait proposée. Le jeudi, 18 novembre, M. de Pomponne reçut enfin les dépêches par lesquelles le président Colbert faisait pressentir au roi l'heureuse conclusion de cette affaire. Il montait en voiture pour retourner à sa résidence favorite de Pomponne, sur les bords de la Marne, où il s'était attardé pendant quelques journées d'arrière-saison, au milieu d'une société d'intimes, tels que le duc de Chaulnes, M. de Caumartin, madame de Sévigné et quelques autres, également liés avec l'aimable ministre et sa charmante et influente belle-sœur, la marquise de Vins. Les dépêches de Bavière étaient chiffrées; M. de Pomponne les envoya à Paris pour être traduites, et, pensant que le roi ne connaîtrait point la date précise de l'arrivée du courrier, par une négligence, il faut le dire blâmable, il resta deux jours entiers avant de lui porter la correspondance tant désirée. Mais l'ambassadeur avait chargé le même courrier de remettre à son frère, le ministre, une lettre dans laquelle il lui donnait le résumé de ses dépêches; Colbert le fit lire au roi, qui, ayant inutilement attendu M. de Pomponne tout le vendredi et le samedi, ne le voyant point paraître, se décida enfin à le sacrifier. Louvois, qui avait le plus poussé à la chute, n'eut pas le bénéfice de cette campagne entreprise en commun avec son rival; celui-ci en recueillit tous les fruits, et ce fut le président Colbert de Croissy qui fut appelé au département des affaires étrangères.
L'histoire de la disgrâce de M. Pomponne forme l'un des épisodes les plus complets, les mieux sentis de la correspondance de madame de Sévigné: c'est avec le cœur, le cœur d'une amie de trente ans, qu'elle l'a racontée à sa fille. Les lettres qu'elle lui a consacrées sont un égal éloge pour le ministre tombé et pour son amie fidèle. Elles font bien comprendre aussi ce qu'était alors une disgrâce, mot effrayant, dernier des malheurs, sous un régime où la faveur royale, comme une divinité mystérieuse et redoutée, est l'objet de tous les hommages, de toutes les adorations, mêlées à la fois d'espérance et d'effroi. A ces divers titres, ces pages, remarquables d'ailleurs, doivent trouver place ici; ce n'est pas de la grande histoire, mais un intéressant chapitre de mémoires, destiné à faire connaître ce qu'on peut appeler le ménage intérieur du gouvernement de Louis XIV.
Voici la lettre qui annonça à madame de Grignan étonnée la chute d'un ministre qui était un intermédiaire utile, sinon un patron puissant, pour le lieutenant de la Provence:
A Paris, mercredi 22 novembre 1679.
«Vous allez être bien surprise et bien fâchée, ma chère enfant; M. de Pomponne est disgracié; il eut ordre samedi au soir, comme il revenoit de Pomponne, de se défaire de sa charge. Le roi avoit réglé qu'il auroit sept cent mille francs, et que la pension de vingt mille francs qu'il avoit comme ministre lui seroit continuée: Sa Majesté vouloit lui marquer par cet arrangement qu'elle étoit contente de sa fidélité. Ce fut M. Colbert qui lui fit ce compliment, en l'assurant qu'il étoit au désespoir d'être obligé, etc. M. de Pomponne demanda s'il ne pourroit point avoir l'honneur de parler au roi, et apprendre de sa bouche quelle étoit la faute qui avoit attiré ce coup de tonnerre; on lui dit qu'il ne le pouvoit pas, en sorte qu'il écrivit au roi pour lui marquer son extrême douleur et l'ignorance où il étoit de ce qui pouvoit avoir contribué à sa disgrâce: il lui parla de sa nombreuse famille et le supplia d'avoir égard à huit enfants qu'il avoit. Il fit remettre aussitôt ses chevaux au carrosse et revint à Paris où il arriva à minuit. M. de Pomponne n'étoit pas de ces ministres sur qui une disgrâce tombe à propos pour leur apprendre l'humanité qu'ils ont presque tous oubliée; la fortune n'avoit fait qu'employer les vertus qu'il avoit pour le bonheur des autres; on l'aimoit surtout, parce qu'on l'honoroit infiniment. Nous avions été, comme je vous l'ai mandé, le vendredi à Pomponne, M. de Chaulnes, Caumartin et moi: nous le trouvâmes, et les dames, qui nous reçurent fort gaiement. On causa tout le soir, on joua aux échecs: ah! quel échec et mat on lui préparoit à Saint-Germain! Il y alla dès le lendemain matin, parce qu'un courrier l'attendoit, de sorte que M. Colbert, qui croyoit le trouver le samedi au soir à l'ordinaire, sachant qu'il étoit allé droit à Saint-Germain, retourna sur ses pas et pensa crever ses chevaux. Pour nous, nous ne partîmes de Pomponne qu'après dîner; nous y laissâmes les dames, madame de Vins m'ayant chargée de mille amitiés pour vous. Il fallut donc leur mander cette triste nouvelle: ce fut un valet de chambre de M. de Pomponne, qui arriva le dimanche à neuf heures dans la chambre de madame de Vins; c'étoit une marche si extraordinaire que celle de cet homme, et il étoit si excessivement changé, que madame de Vins crut absolument qu'il venoit lui dire la mort de M. de Pomponne, de sorte que, quand elle sut qu'il n'étoit que disgracié, elle respira; mais elle sentit son mal quand elle fut remise; elle alla le dire à sa sœur. Elles partirent à l'instant, laissant tous ces petits garçons en larmes, et, accablées de douleur, elles arrivèrent à Paris à deux heures après midi. Vous pouvez vous représenter leur entrevue avec M. de Pomponne, et ce qu'ils sentirent en se revoyant si différents de ce qu'ils pensoient être la veille.
«Pour moi, j'appris cette nouvelle par l'abbé de Grignan; je vous avoue qu'elle me toucha droit au cœur. J'allai à leur porte dès le soir; on ne les voyoit point en public, j'entrai, je les trouvai tous trois. M. de Pomponne m'embrassa sans pouvoir prononcer une parole: les dames ne purent retenir leurs larmes ni moi les miennes: ma fille, vous n'auriez pas retenu les vôtres; c'étoit un spectacle douloureux: la circonstance de ce que nous venions de nous quitter à Pomponne d'une manière si différente augmenta notre tendresse. Enfin, je ne puis vous représenter cet état; la pauvre madame de Vins que j'avois laissée si fleurie n'étoit pas reconnoissable; je dis pas reconnoissable, une fièvre de quinze jours ne l'auroit pas tant changée: elle me parla de vous, et me dit qu'elle étoit persuadée que vous sentiriez sa douleur et l'état de M. de Pomponne; je l'en assurai. Nous parlâmes du contre-coup qu'elle ressentoit de cette disgrâce; il est épouvantable, et pour ses affaires, et pour l'agrément de sa vie et de son séjour, et pour la fortune de son mari; elle voit tout cela bien douloureusement. M. de Pomponne n'étoit point en faveur; mais il étoit en état d'obtenir de certaines choses ordinaires, qui font pourtant l'établissement des gens: il y a bien des degrés au-dessous de la faveur des autres, qui font la fortune des particuliers. C'étoit aussi une chose bien douce de se trouver naturellement établie à la cour: ô Dieu, quel changement! quel retranchement! quelle économie dans cette maison! Huit enfants, n'avoir pas eu le temps d'obtenir la moindre grâce! Ils doivent trente mille livres de rente; voyez ce qu'il leur restera: ils vont se réduire tristement à Paris, à Pomponne. On dit que tant de voyages, et quelquefois des courriers qui attendoient, même celui de Bavière qui étoit arrivé le vendredi, et que le roi attendoit impatiemment, ont un peu attiré ce malheur. Mais vous comprendrez aisément ces conduites de la Providence, quand vous saurez que c'est M. le président Colbert qui a la charge; comme il est en Bavière, son frère la fait en attendant, et lui a écrit, en se réjouissant et pour le surprendre, comme si on s'étoit trompé au-dessus de la lettre: A monsieur, monsieur Colbert, ministre et secrétaire d'État. J'en ai fait mes compliments dans la maison affligée; rien ne pouvoit être mieux. Faites un peu de réflexion à toute la puissance de cette famille, et joignez les pays étrangers à tout le reste; et vous verrez que tout ce qui est de l'autre côté où l'on se marie, ne vaut point cela.
«Ma pauvre enfant, voilà bien des détails et des circonstances; mais il me semble qu'ils ne sont point désagréables dans ces sortes d'occasions: il me semble que vous voulez toujours qu'on vous parle; je n'ai que trop parlé. Quand votre courrier viendra, je n'ai plus à le présenter; c'est encore un de mes chagrins de vous être désormais entièrement inutile; il est vrai que je l'étois déjà par madame de Vins; mais on se rallioit ensemble. Enfin, ma fille, voilà qui est fait, voilà le monde. M. de Pomponne est plus capable que personne de soutenir ce malheur avec courage, avec résignation et beaucoup de christianisme. Quand, d'ailleurs, on a usé comme lui de la fortune, on ne manque point d'être plaint dans l'adversité [688].»
Toute l'histoire de la disgrâce de M. de Pomponne est, en abrégé, dans cette première lettre. On y voit la cause occasionnelle de sa chute, la ligue antérieure de Colbert et de Louvois, le succès du premier et la déconvenue de ce côté où l'on se marie (mademoiselle de Louvois était à la veille d'épouser le petit-fils de La Rochefoucauld, fils de Marsillac le favori), la portée de cette disgrâce pour M. de Pomponne et les siens, sa résignation religieuse, et, enfin, les regrets dont il est l'objet.
Pendant deux mois, madame de Sévigné ne cesse de développer ces divers points, afin de satisfaire la curiosité de sa fille, curiosité inspirée par sa reconnaissance envers un ministre qui avait souvent aidé M. de Grignan dans son administration et son amitié plus particulière pour la belle-sœur de celui-ci, la marquise de Vins.
«Il est extrêmement regretté; toute la cour le plaint et lui fait des compliments,» dit madame de Sévigné, au lendemain de la chute [689]. Un mois après, en constatant qu'elle venait de voir chez M. de Pomponne plus de gens considérables qu'avant sa disgrâce, elle ajoute: «C'est le prix de n'avoir point changé pour ses amis; vous verrez qu'ils ne changeront point pour lui [690].» Et, pensant aux flatteurs habituels du succès, et peut-être aux Argus de Louvois, lequel cumulait avec le ministère de la guerre la surintendance des postes: «Un ministre de cette humeur, dit-elle, avec une facilité d'esprit et une bonté comme la sienne, est une chose si rare qu'il faut souffrir qu'on sente un peu une telle perte [691].» Madame de Grignan, au bout de peu de jours, se trouvant trop pleine d'une nouvelle qu'elle croyait déjà vieille pour la cour: «Elle ne sera pas sitôt oubliée de beaucoup de gens (lui réplique sa mère, forcée toutefois d'avouer que le temps a déjà passé par-là), car, pour le torrent, il va comme votre Durance quand elle est endiablée; mais elle n'entraîne pas tout avec elle [692].»
Quant à elle, avec un ton qu'autorise l'indépendance de son âme, elle s'écrie: «Le malheur ne me chassera pas de cette maison: il y a trente ans (c'est une belle date) que je suis amie de M. de Pomponne, je lui jure fidélité jusqu'à la fin de ma vie, plus dans la mauvaise que dans la bonne fortune [693].» Elle se fait la compagne, le courtisan assidu des affligés, mais avec des ménagements que la plus exquise délicatesse peut seule inspirer. «Je leur rends, dit-elle, des soins si naturellement que je me retiens, de peur que le vrai n'ait l'air d'une affectation et d'une fausse générosité.» Elle ajoute, et on le conçoit de reste: «Ils sont contents de moi [694].»
M. de Pomponne s'honorait par la façon simple et digne dont il supportait la disgrâce. Dès le premier jour son amie l'avait dit: «M. de Pomponne prendra bien son parti, et soutiendra dignement son infortune [695].» Elle le peint, la semaine suivante, «sans tristesse et sans abattement, mais, pourtant, sans affectation d'être gai, et d'une manière si noble, si naturelle, et si précisément mêlée et composée de tout ce qu'il faut pour attirer l'admiration, qu'il n'a pas de peine à y réussir [696].» Elle proclame que c'est la tête la mieux faite qu'elle ait vue. «Comme le ministère ne l'avoit pas changé, dit-elle, la disgrâce ne le change point aussi.» «Enfin, ajoute-t-elle, nous l'allons revoir ce M. de Pomponne si parfait, comme nous l'avons vu autrefois: il ne sera plus que le plus honnête homme du monde [697].»
Pomponne appartenait à une famille de fervents disciples de la Providence. Il n'était pas de ceux qui attendent l'adversité pour penser à Dieu. Il s'humilia et ne s'irrita point. Ame croyante et, pour sa part, résignée aux nécessités d'une vie qui avait trompé tous ses vœux, son amie était faite pour le comprendre et l'approuver. Le lendemain du coup, c'est le sujet de leur premier entretien. «Nous avons bien parlé de la Providence, dit madame de Sévigné en quittant son cher disgracié, il entend bien cette doctrine.» «Il faut en revenir à la Providence, redit-elle dans la lettre suivante, dont M. de Pomponne est adorateur et disciple; et le moyen de vivre sans cette divine doctrine? il faudroit se pendre vingt fois le jour, et encore, avec tout cela, on a bien de la peine à s'en empêcher [698].»
Madame de Vins prenait avec moins de fermeté et surtout moins de résignation religieuse cette ruine de la commune fortune. Madame de Sévigné lui prodigue de plus féminines consolations dans la persuasion où elle est «qu'elle sentira bien plus longtemps cette douleur que M. de Pomponne [699].» Madame de Grignan et madame de Villars, ses deux meilleures amies, étant absentes, la marquise de Sévigné les remplace auprès d'elle. Elle lui sert de compagnie et de contenance dans ses visites à ceux qui aujourd'hui la plaignent ou en ont l'air, et qui la courtisaient hier à cause de son influence reconnue sur son beau-frère. Un grand mois après, elle n'avait pu trouver encore la force nécessaire pour accepter ce renversement soudain d'une position dont elle s'était fait une douce habitude, et qui devait profiter à l'avancement de son mari et à l'établissement de son fils. «Madame de Vins, écrit à sa fille madame de Sévigné le 29 décembre, me paroît toujours touchée jusqu'aux larmes, dont j'ai vu rougir plusieurs fois ses beaux yeux. Elle ne veut faire de visites qu'avec moi, puisque vous et madame de Villars lui manquez; elle peut disposer de ma personne tant qu'elle s'en accommodera. J'ai trop de raisons pour me trouver heureuse de ce goût... Son cœur la mène et lui fait souhaiter le séjour de Pomponne; cet attachement est digne d'être honoré, et adoucit les malheurs communs [700].»
Madame de Sévigné resta seize jours à recevoir la réponse de sa fille à la lettre par laquelle elle lui faisait connaître le renvoi de leur ami. Comme elle avait à s'expliquer sur un acte plus ou moins loyal des deux principaux ministres, la gouvernante de la Provence jugea prudent de ne point adresser directement sa lettre à sa mère; elle la lui fit parvenir par une voie détournée, ce qui apporta dans sa correspondance un retard inusité, dont madame de Sévigné, on s'en doute, fut prompte à s'alarmer. «Le voilà donc, ce cher paquet (s'écrie-t-elle le 8 décembre en tenant enfin la réponse de sa fille), le voilà! Vous avez très-bien fait de le déguiser et de le dépayser un peu. Je ne suis point du tout surprise de votre surprise, ni de votre douleur; ce que j'en ai senti, je le sens encore tous les jours [701];» et elle loue «les réflexions si tendres, si justes, si sages et si bonnes» de madame de Grignan. Celle-ci envoyait à sa mère, pour M. de Pomponne et madame de Vins, des lettres dont nous avons l'une, celle adressée au ministre déchu, où, en des termes un peu trop entortillés pourtant, elle lui demande, comme le plus honorable et le plus précieux des biens qu'elle ait encore reçus de lui, la continuation de son amitié. «Avec les sentiments que je me trouve pour vous, monsieur (lui dit-elle en terminant, du ton d'un hommage naturel et mieux senti), il m'est difficile de vous plaindre; il me semble que vous auriez beaucoup perdu si vous aviez cessé d'être M. de Pomponne, quand vous avez eu d'autres dignités; mais de quelle perte ne doit-on pas se consoler quand on est assuré d'être toujours l'homme du monde dont les vertus et le singulier mérite se font le plus aimer et respecter [702].» Les condoléances de madame de Grignan furent accueillies comme venant aussi d'un cœur sincère. Le 27 décembre, sa mère lui mande que M. de Pomponne lui avait parlé fort tendrement d'elle, et lui avait paru fort touché de sa dernière lettre, et que madame de Vins s'était attendrie en parlant de la bonté de son cœur; «et tous nos yeux rougirent,» ajoute-t-elle [703].
L'une des réflexions de madame de Grignan, réflexion bien singulièrement personnelle, était que son malheur, sa mauvaise fortune avait dû influer sur la disgrâce de M. de Pomponne, leur patron. La marquise de Sévigné n'hésite pas à revendiquer pour son fils et pour elle une part de ce guignon de famille. Mais, en répondant à sa fille, elle lui donne une meilleure explication de la chute de leur ami, amenée, nous l'avons dit, par les efforts communs de ses deux collègues, de Louvois surtout, qui se trouva, à son grand désappointement, n'avoir travaillé que pour son rival. Madame de Sévigné précise mieux ici les détails relatifs à cette dépêche de Bavière, qui fit éclater l'orage. Madame de Grignan avait paru craindre de trop s'appesantir sur un sujet qui déjà, depuis quelque temps, faisait tous les frais de la correspondance de sa mère:
«... Parlons-en tant que vous voudrez, ma très-chère, lui dit celle-ci; vous aurez vu par toutes mes lettres que je traite ce chapitre très-naturellement, et qu'il me seroit difficile de m'en taire puisque j'y pense très-souvent, et que si j'ai un degré de chaleur moins que vous pour la belle-sœur, j'en ai aussi bien plus que vous pour le beau-frère. Les anciennes dates, les commerces, les liaisons, me font trouver, dans cette occasion, plus d'attachement que je ne pensois en avoir. Ils sont encore à la campagne: je vous envoie deux de leurs billets qu'ils m'écrivent en me renvoyant vos paquets. Voilà l'état où ils sont; se peut-il rien ajouter à la tendresse et à la droiture de leurs sentiments? Je n'oublierai rien pour leur confirmer la bonne opinion qu'ils ont de l'amitié et de l'estime que j'ai pour eux; elle est augmentée par leurs malheurs: je suis persuadée, ma fille, que le nôtre a contribué à leur disgrâce. Jetez les yeux sur tous nos amis, et vous trouverez vos réflexions fort justes. Il y auroit bien des choses à dire sur toute cette affaire; tout ce que vous pensez est fort droit. Je crois vous avoir fait entendre que depuis longtemps on faisoit valoir les minuties: cela avoit formé une disposition qui étoit toujours fomentée dans la pensée d'en profiter, et la dernière faute impatienta et combla cette mesure: d'autres se servirent sur-le-champ de l'occasion, et tout fut résolu en un moment. Voici le fait: un courrier attendu avec impatience étoit arrivé le jeudi au soir; M. de Pomponne donne tout à déchiffrer, et c'étoit une affaire de vingt-quatre heures. Il dit au courrier de ne point paroître; mais, comme le courrier étoit à celui qui l'envoyoit, il donna les lettres à la famille: cette famille, c'est-à-dire le frère, dit à Sa Majesté ce qu'on mandoit de Bavière; l'impatience prit de savoir ce qu'on déchiffroit; on attendit donc le jeudi au soir, le vendredi tout le jour, et le samedi jusqu'à cinq heures du soir. Vraiment, quand M. de Pomponne arriva, tout étoit fait; et le matin encore on eût pu se remettre dans les arçons. Il étoit chez lui à la campagne, persuadé qu'on ne sauroit rien; il y reçut les déchiffrements le soir du vendredi; il partit le samedi matin à dix heures; mais il étoit trop tard. Et voilà la raison, le prétexte, et tout ce qu'il vous plaira; car il est certain que, soit cela, soit autre chose, on avoit enfin renversé cette fortune qui ne tenoit plus à rien. Mais le plaisant de cette affaire, c'est que celui qui avoit ses desseins n'en a pas profité, et a été plus affligé qu'on ne peut croire [704].»
Madame de Grignan, comme sa mère, avait bien pensé que cette affaire de courrier n'était que la goutte d'eau qui fait répandre le vase [705]. Les courtisans, néanmoins, ceux qui dans le silence du maître ne sont jamais embarrassés pour trouver à sa décharge les justes motifs d'une rigueur, disaient (c'est madame de Sévigné qui parle) que, depuis deux ans, M. de Pomponne était gâté auprès du roi, qu'il était opiniâtre au conseil, qu'il allait trop souvent à Pomponne, que cela lui ôtait l'exactitude et que les courriers attendaient [706]. Madame de Grignan avait pensé aussi que, sans doute, le nom d'Arnauld n'était point étranger à la disgrâce de Pomponne: «Personne ne croit, lui répond sa mère, que le nom y ait eu part; peut-être aussi qu'il y est entré pour sa vade [707].» Et elle résume ainsi, d'une manière piquante, son opinion conforme à celle de sa fille: «Vous avez raison, la dernière faute n'a point fait tout le mal, mais elle a fait résoudre ce qui ne l'étoit pas encore. Un certain homme (Louvois) avoit donné de grands coups depuis un an, espérant tout réunir: mais on bat les buissons, et les autres prennent les oiseaux, de sorte que l'affliction n'a pas été médiocre... C'est donc un mat qui a été donné, lorsqu'on croyoit avoir le plus beau jeu du monde, et rassembler toutes ses pièces ensemble. [708]» On comprend que Louis XIV n'eût pas voulu mettre dans les mêmes mains les affaires étrangères et la guerre.
Malgré la résignation de M. de Pomponne, son calme et sa force d'esprit, ses amis redoutaient pour lui le vide de sa nouvelle existence. C'est une pensée venue, dès le début, à madame de Sévigné. Elle avait fait, avec madame de Coulanges, une visite à son ami le lendemain de sa disgrâce: «Ce premier jour nous toucha, remarque-t-elle; il étoit désoccupé et commençoit à sentir la vie et la véritable longueur des jours, car, de la manière dont les siens étoient pleins, c'étoit un torrent précipité que sa vie; il ne la sentoit pas; elle couroit rapidement sans qu'il pût la retenir [709].» Six semaines après, on trouve cet aveu de M. Pomponne, que même pour les âmes les moins portées aux vanités de la puissance, la vie de cour avait une séduction à laquelle il n'était pas facile de se soustraire: «M. de Pomponne aura besoin de toute sa raison pour oublier parfaitement ce pays-là, et pour reprendre la vie de Paris. Savez-vous bien qu'il y a un sort dans ce tourbillon, qui empêche d'abord de sentir le charme du repos et de la tranquillité? Puisqu'il est de cet avis, il faut croire sa solide sagesse [710].» Mais, comme madame de Sévigné connaît la sincère piété de son ami, elle estime que sa disgrâce sera le chemin de son salut, et croit pouvoir assurer «qu'il ne perdra guère de temps à se jeter dans la solitude [711]» En effet, le ministre disgracié, voulant faire une retraite complète, avait formé le dessein d'aller se fixer sur les bords de la Marne, dans son château ou plutôt sa maison de Pomponne, et il n'attendait pour partir que la liquidation de la finance de sa charge, c'est-à-dire le remboursement de ce qu'il avait eu à payer en remplaçant M. de Lyonne. Quoique dépendant du choix et de la confiance la plus directe du prince, les charges de secrétaires d'État étaient, comme tous les emplois, soumises au régime de la vénalité.
Mais ici encore une appréhension vint traverser l'esprit, ou mieux, le cœur de madame de Sévigné. Elle craint «que le séjour de Pomponne, que son ami a aimé si démesurément, et qui a causé tous ses péchés véniels, ne lui devienne insupportable par un caprice qui arrive souvent.» «Cette trop grande liberté d'y être, ajoute-t-elle, lui donnera du dégoût, et le fera souvenir que ce Pomponne a contribué à son malheur. Ne sera-ce point comme l'abbé d'Effiat, qui, pour marquer son chagrin contre Veret, disoit qu'il avoit épousé sa maîtresse? Mais non, car tout cela est fou et M. de Pomponne est sage. [712].» C'était un sage, en effet.
Le 12 janvier, enfin, M. de Pomponne reçut son argent et paya ses dettes. Il sortait des affaires plus pauvre qu'il n'y était entré. Cela était rare. Il en reçut plus de louange et plus d'estime: supérieurs à lui en génie et en services, Colbert et Louvois, qui le renversaient, ne peuvent se parer, devant l'histoire, d'un pareil désintéressement.
Avant de partir pour son exil volontaire, il restait à M. de Pomponne une épreuve à subir. Il avait à prendre congé du roi qui, lui ayant fait attendre une audience près de trois mois, la lui accorda enfin le lundi, 5 février. Il faut encore emprunter à madame de Sévigné le récit de cette dernière entrevue du souverain déjà calmé et radouci, et du ministre fidèle et attendri, et, on le sent, toujours estimé d'un maître qui s'en sépare à regret:
«... Il y eut une bien triste scène lundi, et que vous comprendrez aisément: M. de Pomponne est enfin allé à la cour. Il craignoit fort cette journée: vous pouvez vous imaginer tout ce qu'il pensa par le chemin, et lorsqu'il revit les cours de Saint-Germain, lorsqu'il reçut les compliments de tous les courtisans dont il fut accablé. Il étoit saisi: il entra dans la chambre du roi qui l'attendoit. Que peut-on dire? et par où commencer? Le roi l'assura qu'il étoit toujours content de sa fidélité, de ses services; qu'il étoit en repos de toutes les affaires secrètes dont il avoit connoissance; qu'il lui feroit du bien et à sa famille. M. de Pomponne ne put retenir quelques larmes, en lui parlant du malheur qu'il avoit eu de lui déplaire: il ajouta que, pour sa famille, il l'abandonnoit aux bontés de Sa Majesté; que toute sa douleur étoit d'être éloigné d'un maître auquel il étoit attaché autant par inclination que par devoir; qu'il étoit difficile de ne pas sentir vivement cette sorte de perte; que c'étoit celle qui le perçoit, et qui faisoit voir en lui des marques de faiblesse, qu'il espéroit que Sa Majesté lui pardonneroit. Le roi lui dit qu'il en étoit touché; qu'elles venoient d'un si bon fond qu'il ne devoit pas en être fâché. Tout roula sur ce point, et M. de Pomponne sortit avec les yeux un peu rouges, et comme un homme qui ne méritoit pas son malheur. Il me conta tout cela hier au soir; il eût bien voulu paroître plus ferme, mais il ne fut pas le maître de son émotion. C'est la seule occasion où il ait paru trop touché; et ce ne seroit pas mal faire sa cour, s'il y avoit encore une cour à faire. Il reprendra la suite de son courage, et le voilà quitte d'une grande affaire: ce sont des renouvellements que l'on ne peut s'empêcher de sentir comme lui. Madame de Vins a été à Saint-Germain; bon Dieu, quelle différence! on lui a fait assez de compliments, mais c'étoit son pays, et elle n'y a plus ni feu ni lieu: j'ai senti ce qu'elle a souffert dans ce voyage [713].»
En dehors de madame de Sévigné, nous trouvons peu de choses sur ce renvoi de M. de Pomponne qui tient tant de place dans sa correspondance. L'ancien valet de chambre de l'abbé de La Rochefoucauld, devenu successivement, à force de justesse d'esprit, de droiture de cœur, d'intelligence, d'habileté et surtout de probité, secrétaire de l'auteur des Maximes, intendant du prince de Condé, ministre plénipotentiaire, conseiller d'État, et surtout riche à millions, Gourville, dans cette affaire, cherche un peu à justifier tout le monde, mais cependant plutôt Louvois que Colbert [714]. Il rend d'abord justice à la matière dont M. de Pomponne s'acquittait de sa charge. Il montre l'entreprenant Louvois cherchant, dès le début, à s'immiscer dans les questions étrangères, et «prenant occasion, quand il la pouvoit trouver, de faire voir au roi qu'il en savoit plus que les autres.» Mais il nie qu'il ait été pour quelque chose dans la disgrâce de son collègue, attribuée par Gourville au fait unique du courrier de Bavière, qu'il raconte comme madame de Sévigné, et à propos duquel il donne de justes louanges à la patience de Louis XIV. Il n'affirme pas l'hostilité active de Colbert; néanmoins son ton réservé l'accuse plus qu'il ne le justifie. «Il se peut bien faire, dit-il, que M. Colbert ne se soit pas mis beaucoup en peine d'excuser M. de Pomponne, cela n'étant guère d'usage entre les ministres; car, entre amis particuliers, M. Colbert auroit envoyé un cavalier à M. de Pomponne pour l'avertir de la peine où étoit le roi, et il ne falloit pas plus de trois heures pour cela [715].»
Bienvenu partout, Gourville fut un des premiers reçus par M. de Pomponne. A l'en croire (et la connaissance de son caractère comme le ton de ses mémoires portent à la confiance), le ministre l'accueillit comme un ami, l'embrassa, et lui communiqua pour en avoir son sentiment la lettre qu'il écrivait au roi, cette lettre dont parle madame de Sévigné, où Pomponne cherchait à excuser ou plutôt à expliquer sa conduite, et demandait l'appui du roi pour sa famille. A deux reprises et malgré les contestations de Gourville, M. de Pomponne lui avoua «qu'il croyoit que M. de Louvois étoit cause de sa perte.» Le grand argument de Gourville, sans aucun doute de bonne foi, était que Louvois, «en l'ôtant de là, ne devoit pas espérer d'en mettre un autre en sa place, et même pouvoit craindre que celui sur qui le roi jetteroit les yeux, ne lui fît peut-être plus de peine que lui [716].» Gourville semble croire qu'il avait fini par convaincre son interlocuteur. Mais il y a lieu d'en douter, en voyant madame de Sévigné, pendant trois mois écho persistant de la maison affligée, attribuer à l'ambitieux Louvois la principale part, l'initiative ancienne dans la disgrâce de M. de Pomponne, soit qu'il eût voulu mettre à sa place, comme on l'a prétendu, M. Courtin, son ami, soit, comme on l'a dit encore, qu'il eût espéré se faire adjuger le portefeuille des affaires étrangères [717].
Après Gourville, l'abbé de Choisy et Saint-Simon sont presque les seuls qui parlent encore de M. de Pomponne, le premier avec une sévérité excessive, le second avec cette plénitude dans la louange, qui est chez lui la contre-partie de son impitoyable critique.
Suivant l'abbé de Choisy, M. de Pomponne aurait eu de grandes obligations à sa mère: «Elle avoit, dit-il, un an durant, montré au roi de belles lettres qu'il lui écrivoit de Suède, et cela n'avoit pas peu contribué à le faire ministre. Il est vrai que, ces belles lettres, il étoit trois mois à les faire; et quand il fut en place, on s'aperçut bientôt que c'étoit un bon homme, d'un génie assez court [718].» L'historien de Port-Royal a raison de dire que l'abbé de Choisy, «quand il tranche à ce point, est une autorité légère [719].»
Quant à Saint-Simon, il a tracé de ce ministre, si parfaitement honnête homme, ce qui n'est pas synonyme de bon homme, un portrait qui est un de ses mieux réussis dans l'éloge, chose plus difficile, surtout pour lui, de réussir en louant que d'exceller dans l'invective.
«C'étoit, dit-il, un homme qui excelloit surtout par un sens droit, juste, exquis, qui pesoit tout et faisoit tout avec maturité, mais sans lenteur; d'une modestie, d'une modération, d'une simplicité de mœurs admirables, et de la plus solide et de la plus éclairée piété. Ses yeux montroient de la douceur et de l'esprit; toute sa physionomie, de la sagesse et de la candeur; un art, une dextérité, un talent singulier à prendre ses avantages en traitant; une finesse, une souplesse sans ruse qui savoit parvenir à ses fins sans irriter; une douceur et une patience qui charmoit dans les affaires; et, avec cela, une fermeté, et, quand il le falloit, une hauteur à soutenir l'intérêt de l'État et la grandeur de la couronne, que rien ne pouvoit entamer. Avec ces qualités il se fit aimer de tous les ministres étrangers, comme il l'avoit été dans les divers pays où il avoit négocié. Il en étoit également estimé, et il en avoit su gagner la confiance. Poli, obligeant, et jamais ministre qu'en traitant, il se fit adorer à la cour, où il mena une vie égale, unie, et toujours éloignée du luxe et de l'épargne, et ne connaissant de délassement de son grand travail qu'avec sa famille, ses amis et ses livres. La douceur et le sel de son commerce étoient charmants, et ses conversations, sans qu'il le voulût, infiniment instructives. Tout se faisoit chez lui et par lui avec ordre, et rien ne demeuroit en arrière, sans jamais altérer sa tranquillité [720].»
Saint-Simon pense que la disgrâce de M. de Pomponne fut principalement due à des considérations religieuses, et il affirme aussi, par la tradition conservée jusqu'à lui, que Louvois et Colbert, dès longtemps ligués ensemble, furent les véritables instigateurs de sa chute.
Les qualités de M. de Pomponne formaient, selon lui, un trop grand contraste avec celles des deux autres ministres, plus brillants mais moins aimables, pour en pouvoir être souffertes avec patience. «Chacun d'eux vouloit ambler sur la besogne d'autrui.» Ils désiraient surtout avoir la main dans les affaires étrangères. Mais, au dire de Saint-Simon, la grande connaissance qu'avait M. de Pomponne de la situation de l'Europe et du personnel des cours, lui avait maintenu, pour les questions extérieures, la première place dans le conseil du roi. De là chez ses collègues le désir de s'en débarrasser, afin de le remplacer par un homme plus docile. Saint-Simon déclare nettement que le jansénisme fut leur prétexte et leur moyen. Se relayant dans leurs attaques, «allant l'un après l'autre à la sape,» ils décidèrent enfin le roi «au sacrifice,» mais non «sans une extrême répugnance [721].» Louis de Brienne est plus formel encore sur la part qu'eut dans le renvoi de M. de Pomponne la crainte du jansénisme. «Le cardinal d'Estrées, dit-il, donna avis à Sa Majesté que M. Arnauld seroit infailliblement cardinal s'il vouloit l'être, et si elle ne l'empêchoit. Ce fut la principale cause de la disgrâce de son neveu... Je suis persuadé, quant à moi, que le jansénisme et la peur qu'eurent les jésuites de voir M. Arnauld cardinal ont contribué plus que toute autre chose à la perte de M. de Pomponne [722].»
Comme madame de Sévigné, Saint-Simon appelle l'incident du courrier de Bavière, «la dernière goutte d'eau.» Aux détails que nous connaissons déjà, il ajoute deux particularités. Madame de Soubise, «alors dans le temps florissant de sa beauté et de sa faveur,» bien instruite de tout ce qui se tramait contre M. de Pomponne, son ami, et présente, sans doute, lorsque celui-ci reçut son courrier, l'aurait conjuré de ne point retourner à Pomponne, et probablement d'aller avertir le roi de l'arrivée d'une correspondance si impatiemment attendue, en même temps qu'il l'envoyait déchiffrer. Comme elle n'osa s'expliquer davantage, M. de Pomponne partit pour sa maison des champs, pensant pouvoir le lendemain satisfaire la curiosité du roi. Mais le commis qui déchiffrait habituellement les dépêches étrangères, profitant de l'absence de son maître, était allé se divertir à l'Opéra. Il ne revint de Paris à Saint-Germain, à l'hôtel ministériel où se faisaient les déchiffrements, que le lendemain, et ce contre-temps ajouta encore aux trop longs délais que l'absence du ministre devait entraîner [723].»
Le duc de Saint-Simon termine l'article qu'il a consacré à la disgrâce de M. de Pomponne par cette anecdote réellement piquante si elle est vraie.—«Ce grand coup frappé, Louvois, dont Colbert, qui avoit ses raisons, avoit exigé de ne pas dire un mot de toute cette menée à son père (le chancelier), se hâta d'aller lui conter la menée et le succès: «Mais, lui répondit froidement l'habile Le Tellier, avez-vous un homme tout prêt pour mettre en cette place?—Non, lui répondit son fils, on n'a songé qu'à se défaire de celui qui y étoit, et maintenant la place vide ne manquera pas, et il faut voir de qui la remplir.—Vous n'êtes qu'un sot, mon fils, avec tout votre esprit et vos vues, lui répliqua Le Tellier; M. Colbert en sait plus que vous, et vous verrez qu'à l'heure qu'il est, il sait le successeur et il l'a proposé; vous serez pis qu'avec l'homme que vous avez chassé, qui, avec toutes ses bonnes parties, n'étoit pas, au moins, plus à M. Colbert qu'à vous: je vous le répète, vous vous en repentirez [724].» Saint-Simon ajoute que Louvois en fut brouillé plus que jamais avec Colbert. Gourville, de son côté, dit tenir de M. de Pomponne, que «ses enfants ayant pris le parti de la guerre, M. de Louvois les avoit aidés en tout ce qu'il avoit pu;» par un remords, sans doute, de sa conduite envers leur père, ou plutôt par dépit du succès de Colbert, son rival [725].
Il nous reste à reproduire une dernière explication de la chute de M. de Pomponne. Celle-ci devrait être la véritable, si l'on considère l'autorité dont elle émane. Il n'en est pas de plus haute.
On sait que Louis XIV, voulant laisser au Dauphin son fils un monument de son expérience et de son affection, avait entrepris des Mémoires qui, malgré le concours de Pellisson et surtout de son lecteur, devenu précepteur du Dauphin, M. de Périgny, ne purent être menés à fin, soit difficulté du sujet soit inconstance de l'auteur, et fatigue de ses interprètes. Une nouvelle et complète édition de cette œuvre de forme indigeste mais remarquable à tant d'autres titres, permet de juger Louis XIV, non peut-être tel qu'il était, mais tel qu'il voulait paraître aux yeux de la postérité plus encore qu'à ceux de son fils [726]. Ce qu'il prépare à celui-ci, c'est une théorie du pouvoir royal, réalisant son idéal du parfait souverain et de la vraie grandeur. Il lui recommande surtout, ce dont il faisait montre, la fermeté, la force d'âme, la résistance aux suggestions de la bonté, quand parle le bien de l'État, ou l'intérêt de la royauté, ce qui, dans son esprit, est synonyme. C'est à ce propos que, dans un morceau fameux sur le Métier de roi, après avoir résumé avec grandeur son système des devoirs royaux, il donne à son fils, comme un exemple de faiblesse à éviter, et que par conséquent il se reproche, sa condescendance à conserver M. de Pomponne au ministère, même longtemps après s'être aperçu de son insuffisance et de son peu d'aptitude à représenter au dehors la politique d'un roi tel que lui. Le lecteur ne nous blâmera point de mettre, en entier sous ses yeux ce fragment déjà donné une première fois par Voltaire, qui dans sa lettre de remercîment au maréchal de Noailles, qui le lui avait procuré, l'appelle «un des plus beaux monuments de la gloire de Louis XIV, qui est bien pensé, bien fait, qui montre un esprit juste et une grande âme [727].» Toujours écrivain, même lorsqu'il copie, Voltaire, n'a pu s'empêcher de marquer de sa touche ce morceau souvent remanié, mais que le dernier et scrupuleux éditeur des Mémoires de Louis XIV, a eu le bon esprit de reproduire en lui laissant à la fois toute la saveur et toute l'incorrection d'un premier jet. Voici donc, avec son orthographe si étrange, ce chapitre sur le Métier de roi, qui appartient à l'histoire du renvoi de M. de Pomponne:
«Les roys sont souvent obligés à faire des choses contre leur inclination et qui blesse leur bon naturel. Ils doivent aimer à faire plesir et il faut qu'ils chatie souvent et perde des gens à qui naturellement ils veulent du bien. L'interest de l'Estat doit marcher le premier. On doit forser son inclination et ne ce pas mettre en estat de ce reprocher dans quelque chose d'important qu'on pouvoit faire mieux, mais que quelques interet particuliers en ont empesché et ont destourné les veues qu'on devoit avoir pour la grandeur, le bien et la puissance de l'Estat. Souvent où il y a des endroits qu'ils font peine il y en a de délicats qu'il est difficile à desmesler [728]. On a des idées confuses. Tant que cela est on peut demeurer sans ce desterminer. Mais dès que l'on s'est fixé l'esprit à quelque chose et qu'on croit voir le meilleur party il le faut prendre. C'est ce qui m'a fait réussir souvent dans ce que jay fait. Les fautes que jay faites et qui m'ont donné des peines infinies ont esté par complaisance ou pour me laisser aller trop nonchalament aux avis des autres. Rien naist si dangereux que la foiblesse de quelque nature qu'elle soit. Pour commander aux autres il faut seslever au-dessus d'eux et après avoir entendu ce qui vient de tous les endroits on ce doit desterminer par le jugement qu'on doit faire sans préocupation et pensant toujours à ne rien ordonner [729] qui soit indigne de soy du caractère qu'on porte ny de la grandeur de l'Estat. Les princes qui ont de bonnes intentions et quelque connoissance de leurs affaires soit par expérience soit par étude et une grande application à ce rendre capables trouve tant de différentes choses par lesquelles ils ce peuvent connoistre qu'ils doivent avoir un soing particulier et une aplication universelle à tout. Il faut ce garder contre soy mesme prendre garde à toute inclination et estre toujours en garde contre son naturel. Le mestier de roy est grand noble et délitieux quand on ce sent digne de bien s'acquister de toutes les choses auxquelles il engage. Mais il naist pas exempt de peines, de fatigues et d'inquiestudes. L'incertitude désespère quelquefois et quand on a passé un temps raisonnable [730] à examiner une affaire il faut se desterminer et prendre le party qu'on croit le meilleur [731]. Quand on a l'Estat en veue on travaille pour soy. Le bien de l'un fait la gloire de l'autre. Quand le premier est heureux élevé et puissant celuy qui en est cause en est glorieux et par [732] conséquent doit plus gouster que ses sujets par raport à luy et à eux tout ce qu'il y a de plus agréable dans la vie. Quand on c'est mespris il faut resparer [733] la faute le plus tost qu'il est possible et que nulle considération en empesche pas mesme la bonté. En 1671 un ministre [734] mourut qui avoit une charge de secrétaire d'Estat ayant le despartement des étrangers. Il estoit homme capable mais non pas sen défaut. Il ne laissoit pas de bien remplir ce poste qui est très-important. Je fus quelque temps à penser à qui je ferois avoir sa charge et après avoir bien examiné je treuvé qu'un homme [735] qui avoit longtemps servy dans les ambassades estoit celuy qui la rempliroit le mieux. Je l'envoïé querir. Mon choix fut aprouvé de tout le monde ce qui n'arrive pas toujours. Je le mis en possession de la charge à son retour. Je ne le connaissois que de réputation et par les commissions dont je l'avois chargé qu'il avoit bien exécutées [736]. Mais l'employ que je luy ay donné s'est trouvé trop grand et trop estendu pour luy. J'ai soufer plusieurs ennées de sa foiblesse de son opiniastreté et de son inaplication [737]. Il m'en a cousté des choses considérables. Je nay pas profité de tous les avantages que je pouvois avoir et tout cela par complaisance et bonté. Enfin il faut [738] que je lui ordonne de ce retirer, parce que tout ce qui passe par luy perd de la grandeur et de la force qu'on doit avoir en exécutant les ordres d'un roy de France qui naist pas malheureux. Ci j'avois pris le party de l'esloigner plus tost j'aurois esvité les inconvéniens qui me sont arrivés et je ne me reprocherois pas que ma complaisance pour luy a pu nuire à l'Estat. Jay fait ce destail pour faire voir une exemple de ce que jay dit cy devant. [739]»
Louis XIV reproche à Pomponne «son opiniâtreté et son inapplication»; la marquise de Sévigné, qui recueille tous les bruits relatifs à son ami, nous a dit également qu'on l'accusait, depuis deux ans, «d'être opiniâtre au conseil, d'aller trop souvent à Pomponne, ce qui lui ôtoit l'exactitude [740].» On pourrait croire que les secrétaires de Louis XIV, ceux qui étaient chargés de donner habituellement à ses pensées une allure littéraire dont la postérité se fût bien passée, ont divulgué les motifs indiqués par lui à son fils de la disgrâce de M. de Pomponne, dans cette tirade qui paraît écrite au jour même de l'événement; à moins que le roi, ce qu'on doit peu supposer de sa discrétion habituelle, n'ait fait entendre à son entourage les reproches qu'il croyait pouvoir adresser à son ministre.
Mais, à douze ans de là, Louis XIV, un peu moins enivré de son grand succès de Nimègue, se chargea de justifier en quelque sorte contre lui-même, M. de Pomponne, en lui restituant avec honneur sa place dans le conseil [741].