Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (6/6)
Mariage du prince de Conti à Mlle de Blois.—Chambre de l'Arsenal ou Chambre ardente.—Affaire des poisons.—Emprisonnement du maréchal de Luxembourg.—Fuite de la comtesse de Soissons.—La Voisin accuse Mme de Bouillon.—Le Sage accuse le marquis de Cessac.—Mariage du Dauphin.—Mme de Richelieu nommée dame d'honneur de la Dauphine.—Mme de Soubise se plaint amèrement au roi de n'avoir pas été préférée à Mme de Richelieu et est exilée.
Cette année s'ouvrit par le mariage de mademoiselle de Blois, cette première fille de Louis XIV et de la tendre La Vallière, dont la réputation de beauté, portée au delà les mers, lui avait valu les hommages de l'empereur du Maroc, désireux de devenir son époux [742]. Saint-Simon prétend que son père avait voulu la marier au prince d'Orange, lequel aurait répondu que, dans sa maison, on avait l'habitude d'épouser des filles et non des bâtardes de roi; et il ajoute que c'est de là que vint la haine irréconciliable de Louis XIV pour le futur roi de la Grande-Bretagne [743]. Quoi qu'il en soit de cette anecdote, qui demanderait une autre caution pour être crue, le roi s'estimait alors heureux de voir sa fille, la plus chère de celles que ses coupables amours lui avaient données, recherchée par un prince du sang royal, le neveu du grand Condé, dont les solides qualités lui ont fait donner par le grand médisant de ce règne, le nom de Germanicus français, que l'histoire sanctionnerait, s'il n'emportait pas avec lui un injurieux souvenir de Tibère [744].
Le prince de Conti, sortant de l'adolescence, était devenu très-vite et très-passionément amoureux de mademoiselle de Blois, fort jeune aussi, belle, naïve, tendre et fort bien élevée par sa gouvernante, madame Colbert, sans doute sous la direction discrète mais efficace de la douce et pieuse carmélite, qui expiait sous la bure la faute de sa naissance. Outre la satisfaction de sa tendresse paternelle, Louis XIV cherchait dans l'établissement de sa fille aînée, une occasion de donner à celle qu'il avait la première et, à coup sûr, le mieux aimée, une marque qu'elle ne pût refuser de son estime et de sa durable affection. Madame de Sévigné remarque qu'il mariait sa fille comme si elle eût été celle de la reine, qu'il eût mariée au roi d'Espagne, avec une dot de cinq cent mille écus d'or, ainsi qu'on avait l'habitude d'en user avec les couronnes [745].
Nous voudrions pouvoir emprunter à notre inépuisable épistolaire tout ce joli petit roman, ainsi qu'elle l'appelle, des amours enfantines du prince de Conti et de mademoiselle de Blois, dont le monarque, arbitre de l'Europe, s'amusait avec une grâce inattendue et touchante. Mais l'espace qui se resserre de plus en plus nous force à contre-cœur (le lecteur partagera nos regrets) à nous contenter de ces deux extraits.
Voici ce qu'écrit une première fois madame de Sévigné, le 27 décembre 1679:
«La cour est toute réjouie du mariage de M. le prince de Conti et de mademoiselle de Blois. Ils s'aiment comme dans les romans: le roi s'est fait un grand jeu de leur inclination: il parla tendrement à sa fille, et l'assura qu'il l'aimoit si fort, qu'il n'avoit point voulu l'éloigner de lui: la petite fut si attendrie et si aise, qu'elle pleura. Le roi lui dit qu'il voyoit bien que c'est qu'elle avoit de l'aversion pour le mari qu'il lui avoit choisi: elle redoubla ses pleurs; son petit cœur ne pouvoit contenir tant de joie. Le roi conta cette petite scène, et tout le monde y prit plaisir. Pour M. le prince de Conti, il étoit transporté, il ne savoit ni ce qu'il disoit, ni ce qu'il faisoit; il passoit par-dessus tous les gens qu'il trouvoit en son chemin, pour aller voir mademoiselle de Blois. Madame Colbert ne vouloit pas qu'il la vît que le soir; il força les portes, et se jeta à ses pieds, et lui baisa la main; elle, sans autre façon, l'embrassa, et la revoilà à pleurer. Cette bonne petite princesse est si tendre et si jolie, que l'on voudroit la manger. Le comte de Gramont [746] fit ses compliments, comme les autres, au prince de Conti: «Monsieur, je me réjouis de votre mariage; croyez-moi, ménagez le beau-père, ne le chicanez point, ne prenez point garde à peu de chose avec lui; vivez bien dans cette famille, et je vous réponds que vous vous trouverez fort bien de cette alliance.» Le roi se réjouit de tout cela, et marie sa fille, en faisant des compliments, comme un autre, à M. le Prince, à M. le Duc (fils de Condé), et à madame la Duchesse, à laquelle il demande son amitié pour mademoiselle de Blois, disant qu'elle seroit trop heureuse d'être souvent auprès d'elle, et de suivre un si bon exemple. Il s'amuse à donner des transes au prince de Conti; il lui fait dire que les articles ne sont pas sans difficulté; qu'il faut remettre l'affaire à l'hiver qui vient: là-dessus le prince amoureux tombe comme évanoui; la princesse l'assure qu'elle n'en aura jamais d'autre. Cette fin s'écarte un peu dans le don Quichotte; mais, dans la vérité, il n'y eut jamais un si joli roman. Vous pouvez penser comme ce mariage et la manière dont le roi le fait donnent de plaisir en certain lieu [747]!» Madame de Montespan, en effet, pensait bien que ses enfants ne seraient pas différemment traités.
Ce mariage remit pour quelque temps en évidence cette pauvre La Vallière, déjà bien oubliée, car même celle qui l'avait remplacée avec tant de faste et d'arrogance, touchoit à son déclin. La timide violette [748], pendant son règne tout intime et renfermé, n'avait choqué ni lésé personne. Elle était généralement aimée, et malgré sa faute avait emporté l'estime publique dans sa pieuse retraite.
On était donc heureux du bien qui lui arrivait dans la personne de sa fille. Tout le monde vint faire compliment «à cette sainte carmélite [749].» Le grand Condé et son fils, plus courtisans toutefois que sincères, y coururent des premiers. On trouva «qu'elle avoit parfaitement accommodé son style à son voile noir, et assaisonné sa tendresse de mère avec celle d'épouse de Jésus-Christ [750].»
La marquise de Sévigné avait formé le projet, nous dirions plutôt fait la partie, d'aller la voir avec madame de Coulanges, car on venait là un peu comme à un spectacle intéressant et délicat. Mais la grande MADEMOISELLE, de temps en temps prise de tendre ressouvenir pour une femme, presque une amie, devant qui elle avait pleuré sans contrainte la rupture de son mariage avec Lauzun, voulut faire cette visite avec elle. Comme les autres! madame de Sévigné subit le charme qu'exerçait encore sous son voile sœur Louise de la Miséricorde, et sa visite nous a valu une jolie page qui eût manqué à l'histoire de cette amante délaissée par un roi, consolée par un Dieu.
«Je fus hier aux grandes Carmélites avec MADEMOISELLE, qui eut la bonne pensée de mander à madame de Lesdiguières de me mener. Nous entrâmes dans ce saint lieu; je fus ravie de l'esprit de la mère Agnès [751]; elle me parla de vous, comme vous connoissant par sa sœur. Je vis madame Stuart belle et contente. Je vis mademoiselle d'Épernon qui ne me trouva pas défigurée [752]; il y avoit plus de trente ans que nous ne nous étions vues: elle me parut horriblement changée... Mais quel ange m'apparut à la fin! car M. le prince de Conti la tenoit au parloir. Ce fut à mes yeux tous les charmes que nous avons vus autrefois; je ne la trouvai ni bouffie, ni jaune; elle est moins maigre et plus contente: elle a ses mêmes yeux et ses mêmes regards; l'austérité, la mauvaise nourriture et le peu de sommeil ne les lui ont ni creusés, ni battus; cet habit si étrange n'ôte rien à la bonne grâce, ni au bon air; pour la modestie, elle n'est pas plus grande que quand elle donnoit au monde une princesse de Conti; mais c'est assez pour une carmélite. Elle me dit mille honnêtetés, et me parla de vous si bien, si à propos, tout ce qu'elle dit étoit si assorti à sa personne, que je ne crois pas qu'il y ait rien de mieux. M. de Conti l'aime et l'honore tendrement: elle est son directeur; ce prince est dévot, et le sera comme son père. En vérité, cet habit et cette retraite sont une grande dignité pour elle [753].»
Le mariage se fit le 16 janvier, et l'on peut en voir de gracieuses descriptions dans la Correspondance de madame de Sévigné [754]. Mais, ô vanité des jeunes amours, ce joli roman ne put aller au delà de six mois. «Que dites-vous, écrit la marquise désappointée à sa fille dès le 7 juillet, de ce mariage de la princesse de Conti, sur qui toutes les fées avoient soufflé?» Elle s'arrête là, soit que la mésintelligence des époux fût déjà notoire et connue même en Provence, soit que les éditeurs de ses lettres aient fait porter sur ce chapitre leurs habituels et dommageables retranchements. Mais dans la lettre suivante, on lit ces mots qui paraissent donner tous les torts à l'acariâtre fille d'une si douce mère: «M. le Prince est du voyage (le roi allait partir pour Lille), et cette jeune princesse de Conti, qui est méchante comme un petit aspic pour son mari, demeure à Chantilly auprès de madame la Duchesse; cette école est excellente [755].» On comprend que le prince de Conti dut aussi se refroidir de son côté.
La suite de l'histoire des deux époux peut se faire en quelques lignes. Leur mariage avait duré cinq ans, en proie à une incurable mésintelligence, lorsqu'au mois de novembre 1685, la princesse de Conti fut atteinte de la petite vérole. Son mari s'enferma avec elle pour la soigner. Elle guérit et sauva même sa beauté, qui dura longtemps encore, mais le prince prit la même maladie et succomba en peu de jours [756]. «Tel vient de mourir à Paris, dit évidemment à ce propos La Bruyère, de la fièvre qu'il a gagnée à veiller sa femme qu'il n'aimoit point [757].» En annonçant cette mort du prince de Conti madame de Sévigné ajoute: «Sa belle veuve l'a fort pleuré; elle a cent mille écus de rente, et a reçu tant de marques de l'amitié du roi, et de son inclination naturelle pour elle, qu'avec de tels secours personne ne doute qu'elle ne se console [758].» Elle se consola, en effet, et les mémoires du temps sont pleins de ses amours avec le chevalier de Clermont-Chate. Mais cette liaison devint la cause pour elle de cuisants chagrins et d'une mortification sanglante, le chevalier de Clermont ayant fait le sacrifice insultant de sa correspondance à l'une de ses filles d'honneur, mademoiselle Chouin, dont il était devenu amoureux [759].
En même temps que la cour prenait part aux fêtes du mariage de la princesse de Conti, et se disputait les places de la maison de la nouvelle Dauphine, qui allait bientôt arriver, on s'entretenait avec curiosité et effroi des révélations qui surgissaient à chaque instant devant la Chambre de l'Arsenal, établie pour juger les nombreuses affaires d'empoisonnement depuis peu découvertes par la justice. Après avoir compromis des noms obscurs, la Voisin et la Vigoureux, dignes émules de la Brinvilliers, mais, de plus quelle, adonnées aux sortiléges et à la magie, indiquèrent des noms plus relevés, et l'instruction judiciaire se crut sur la voie de plus grands coupables. Dans le cours de l'année 1679, à la suite de leurs révélations, on vit arrêter successivement trois prêtres, Le Sage, Mariette et Davot, madame Brissart, femme d'un conseiller au parlement, Françoise Sainctot, femme de M. de Dreux, maître des requêtes, et madame Le Féron, veuve du président de la deuxième chambre des Enquêtes. Au mois d'août, les révélations montant toujours, on arrêta la dame suivante de madame la comtesse de Soissons, cette Olympe Mancini la plus italienne des nièces de Mazarin [760]. Parmi les clientes qui la consultaient en qualité de devineresse, la Voisin, avait nommé en même temps, la Sénéchale de Rennes, madame de Canilhac, la comtesse du Roure, la vicomtesse de Polignac, la maréchale de La Ferté, et bientôt la duchesse de Bouillon et la comtesse de Soissons, les deux sœurs. Pour couronner l'œuvre, la Vigoureux jeta enfin dans l'instruction le nom du maréchal de Luxembourg. On arrivait au plus hautes sphères de l'État.
Les deux révélatrices ne mêlaient d'abord ces noms que dans des opérations de sorcellerie, d'art divinatoire, de conjurations et de sorts. Mais chez elles l'empoisonneuse était tellement identifiée à la devineresse, que les avoir fréquentées était une note qui appelait nécessairement de la part de la justice de plus amples investigations. Le 22 décembre 1679, le roi justement alarmé, et voulant avoir le fin mot de ces ténébreuses affaires, où, on le verra, sa personne était intéressée, avait ordonné à la commission de l'Arsenal (que le peuple désignait sous le nom de Chambre ardente, car elle avait pour mission d'envoyer au feu les empoisonneurs) «de faire justice exacte, dans ce malheureux commerce, sans aucune distinction de personnes, de condition et de sexe [761].» Un mois après seulement, le 23 janvier, on apprit avec une stupéfaction facile à comprendre, l'arrestation ou l'ajournement en justice des plus grands personnages de la cour, la comtesse de Soissons et sa sœur la duchesse de Bouillon, le maréchal de Luxembourg et la princesse de Tingry, sa belle-sœur, la marquise d'Alluye, la maréchale de la Ferté, mesdames du Fontet et de Polignac, le comte de Cessac, de la maison de Clermont-Lodève, les marquis de Thermes et de Feuquières. Ici il faut donner la parole à madame de Sévigné.
Le mercredi, 24 janvier 1680, elle venait d'envoyer à la poste une longue lettre pour sa fille. Mais, ayant appris, dans la soirée, ces graves événements, elle reprend la plume et lui adresse ce supplément daté de dix heures du soir; «Ma grosse lettre est partie; mais quand il y a de grandes nouvelles, il faut les écrire, quoique vous puissiez les savoir par d'autres. Je vous dirai donc que madame la comtesse de Soissons est partie, cette nuit, pour Liége, ou pour quelque autre endroit qui ne soit pas la France. La Voisin l'a extrêmement marquée, et je pense que Sa Majesté lui a donné charitablement le temps de se retirer. M. de Luxembourg s'est mis volontairement à la Bastille, et se croit assez innocent pour prendre ce ton. On parle de madame de Tingry, de plusieurs autres encore; mais c'est un chaos, et je vous mande ce qui est positif; à vendredi le reste. On a trompetté madame la comtesse de Soissons à trois briefs jours, c'est-à-dire qu'on va lui faire son procès par contumace. Le roi dit à madame de Carignan [762]: «Madame, j'ai bien voulu que madame la Comtesse se soit sauvée; peut-être en rendrai-je compte un jour à Dieu et à mes peuples [763]».
Dans la lettre suivante, du vendredi 26 janvier, on trouve ces détails de l'étrange emprisonnement d'un maréchal de France, d'un Montmorency, du premier général d'alors après Turenne et Condé, impliqué dans une pareille affaire: «M. de Luxembourg étoit mercredi (24) à Saint-Germain, sans que le roi lui fît moins bonne mine qu'à l'ordinaire: on l'avertit qu'il y avoit contre lui un décret de prise de corps: il voulut parler au roi; vous pouvez penser ce qu'on dit. Sa Majesté lui dit que s'il étoit innocent il n'avoit qu'à s'aller mettre en prison, et qu'il avoit donné de si bons juges pour examiner ces sortes d'affaires, qu'il leur en laissoit toute la conduite. M. de Luxembourg pria qu'on ne l'y menât point, et en effet il monta aussitôt en carrosse, et s'en vint chez le père de La Chaise: Mesdames de Lavardin et de Mouci, qui venoient ici, le rencontrèrent dans la rue Saint-Honoré, assez triste dans son carrosse: après avoir été une heure aux Jésuites, il fut à la Bastille, et remit à Bezemaux (le gouverneur) l'ordre qu'il avoit apporté de Saint-Germain. Il entra d'abord dans une assez belle chambre. Madame de Mecklembourg (sa sœur) vint l'y voir, et pensa fondre en larmes; elle s'en alla, et une heure après qu'elle fut sortie, il arriva un ordre de le mettre dans une des horribles chambres grillées qui sont dans les tours, où l'on voit à peine le ciel, et défense de voir qui que ce fût. Voilà, ma fille, un grand sujet de réflexion: songez à la fortune brillante d'un tel homme, à l'honneur qu'il avoit eu de commander les armées du roi, et représentez-vous ce que ce fut pour lui d'entendre fermer ces gros verrous, et, s'il a dormi par excès d'abattement, pensez au réveil. Personne ne croit qu'il y ait du poison à son affaire. Je vous assure que voilà une sorte de malheur qui en efface bien d'autres [764].» La belle-sœur du maréchal, qui avait quitté l'état religieux pour devenir, l'année d'avant, dame du palais de la reine et princesse de Tingry, [765] recevait en même temps assignation de comparaître à bref délai devant le commission de l'Arsenal.
Soit qu'elle se sentît coupable, soit, comme on le lui a fait dire, par crainte de la haine de Louvois, qui, selon elle, la voulait perdre, la comtesse de Soissons ne se sentit ni la volonté ni le courage d'envisager la prison [766]. Voici comment la marquise de Sévigné raconte sa disparition: «Elle jouoit à la bassette mercredi; M. de Bouillon entra; il la pria de passer dans son cabinet, et lui dit qu'il falloit sortir de France, ou aller à la Bastille. Elle ne balança point: elle fit sortir du jeu la marquise d'Alluye; elles ne parurent plus. L'heure du souper vint; on dit que madame la Comtesse soupoit en ville; tout le monde s'en alla, persuadé de quelque chose d'extraordinaire. Cependant on fit beaucoup de paquets; on prit de l'argent, des pierreries; on fit prendre des justaucorps gris aux laquais et aux cochers; on fit mettre huit chevaux au carrosse. Elle fit placer auprès d'elle dans le fond la marquise d'Alluye, qu'on dit qui ne vouloit pas aller, et deux femmes de chambre sur le devant. Elle dit à ses gens qu'ils ne se missent point en peine d'elle, qu'elle étoit innocente, mais que ces coquines de femmes avaient pris plaisir à la nommer. Elle pleura; elle passa chez madame de Carignan, et sortit de Paris à trois heures du matin [767]...» Bussy-Rabutin, qui, depuis le 11 décembre, avait été autorisé à venir à Paris, pour y suivre deux procès, intéressant, l'un sa femme, l'autre sa fille, transmet ces détails de plus à son futur gendre et futur ennemi, M. de la Rivière: «Le roi envoya M. de Bouillon dire à la comtesse de Soissons que si elle se sentoit innocente, elle entrât à la Bastille, et qu'il la serviroit comme son ami dans le procès qu'on lui feroit; mais que si elle étoit coupable, elle se retirât où elle voudroit. Elle manda au roi qu'elle étoit fort innocente, mais qu'elle ne pouvoit souffrir la prison, et ensuite elle partit avec la marquise d'Alluye, avec deux carrosses à six chevaux; elle va, dit-on, en Flandre [768].» Le marquis de Cessac s'empressa aussi de quitter la France, en même temps qu'Olympe Mancini et la marquise d'Alluye.
Bussy, dont il faut, dans cet exposé, rapprocher, ce qu'on n'a point fait encore, la correspondance de celle de sa cousine, est plus expressif et plus dur, et il formule en termes très-crus les accusations dont la plupart des personnes nommées étaient l'objet et qui étaient accueillies comme vérité par une portion du public: «On dit, écrit-il dans la première et plus fiévreuse semaine, que le crime de M. de Luxembourg est d'avoir fait empoisonner, à l'armée, un intendant des contributions de Flandre, duquel il avoit tiré l'argent du roi. La comtesse de Soissons (est accusée d'avoir empoisonné son mari [769]); la marquise d'Alluye, son beau-père, Sourdis; la princesse de Tingry, des enfants dont elle étoit accouchée; madame de Bouillon, un valet de chambre qui savoit ses commerces amoureux [770].» Et Bussy, acceptant pour plus que probable tout ce qu'on dit, ajoute: «On n'a jamais vu tant d'horreurs en France, parmi les gens de qualité, qu'on en voit aujourd'hui [771].» En province l'effet produit par cette affaire était plus grand encore, et la mise en justice seule de si hauts personnages, y semblait une preuve des crimes que l'opinion leur reprochait. «Je crois, monsieur (écrit de Laon, le 26 janvier, à Bussy sa fille, madame de Rabutin), que vous êtes bien surpris de voir tant de femmes de qualité accusées et quasi convaincues de poison, car il faut qu'il y ait des indices bien forts contre elles, puisqu'on a donné des prises de corps [772].» Un autre correspondant de Bussy, constatant le retentissement de cette affaire au dehors, et étendant outre mesure la solidarité de tels faits, lui écrit de Semur: «Voilà la cour de France bien décriée dans les pays étrangers, grâce aux dames et aux courtisans [773].»
Quant aux personnes simplement ajournées sans être détenues, le marquis de Feuquières, la comtesse du Roure, cette compagne intime de la Vallière, connue sous le nom de mademoiselle d'Attigny, la vicomtesse de Polignac, mère du futur cardinal de ce nom, la maréchale de La Ferté, de la famille d'Angennes, la princesse de Tingry, et la duchesse de Bouillon, elles furent interrogées à diverses reprises par la Chambre de l'Arsenal, et madame de Sévigné tient avec son soin accoutumé sa fille au courant de tout ce qui transpirait dans le public, curieux et inquiet, sur cette incroyable affaire. Elle put lui redonner en entier, dans la forme piquante où on le rapportait, l'interrogatoire de la duchesse de Bouillon, et on peut affirmer, sans le savoir, qu'il n'a dû rien perdre en malice en passant par la plume qui l'a reproduit.
«Madame de Bouillon entra comme une petite reine dans cette chambre; elle s'assit dans une chaise qu'on lui avoit préparée, et au lieu de répondre à la première question, elle demanda qu'on écrivît ce qu'elle vouloit dire; c'étoit: «Qu'elle ne venoit là que par le respect qu'elle avoit pour l'ordre du roi, et nullement pour la chambre, qu'elle ne reconnaissoit point, ne voulant point déroger aux priviléges des ducs.» Elle ne dit pas un mot que cela ne fût écrit; et puis elle ôta son gant et fit voir une très-belle main. Elle répondit sincèrement jusqu'à son âge.—Connaissez-vous la Vigoureux?—Non.—Connaissez-vous la Voisin?—Oui.—Pourquoi voulez-vous vous défaire de votre mari?—Moi, m'en défaire! vous n'avez qu'à lui demander s'il en est persuadé; il m'a donné la main jusqu'à cette porte.—Mais, pourquoi alliez-vous si souvent chez cette Voisin?—C'est que je voulois voir les Sibylles qu'elle m'avoit promises; cette compagnie méritoit bien qu'on fît tous les pas.—N'avez-vous pas montré à cette femme un sac d'argent?—Elle dit que non, par plus d'une raison, et, tout cela d'un air fort riant et fort dédaigneux.—Eh! bien, messieurs, est-ce là tout ce que vous avez à me dire?—Oui madame. Elle se lève, et en sortant, elle dit très-haut: «Vraiment, je n'eusse jamais cru que des hommes sages pussent demander tant de sottises.» Elle fut reçue de tous ses parents, amis et amies avec adoration, tant elle était jolie, naïve, naturelle, hardie, et d'un bon air et d'un esprit tranquille. [774]» On ajoutait dans le public qu'interrogée par un des juges si elle avait vu le diable chez la Voisin, madame de Bouillon lui avait répondu que oui, lui en décrivant le costume semblable à celui de son interrogateur [775].
Madame de Sévigné est un fidèle écho des rumeurs et des impressions de la grande société parisienne, aux prises avec un mystère dans lequel se trouvaient compromis un si grand nombre de ses membres. En face de l'humble public, de cette masse qui, jusque là, n'avait point été habituée à voir de tels personnages accusés de tels crimes, un sentiment involontaire de solidarité s'empare d'une partie des hautes classes. Dans le premier moment de surprise on avait cru tout possible; on avait tout accepté, même les crimes les plus énormes. Au bout de quelques jours, une réaction en sens contraire se manifestait déjà: la marquise de Sévigné la subit et la constate.
«Mesdames de Bouillon et de Tingry furent interrogées lundi à cette Chambre de l'Arsenal. Leurs nobles familles les accompagnèrent jusqu'à la porte. Il ne paroît pas jusqu'ici qu'il y ait rien de noir aux sottises qu'on leur impute; il n'y a pas même du gris brun. Si on ne trouve rien de plus, voilà de grands scandales qu'on auroit pu épargner à des personnes de cette qualité. Le maréchal de Villeroy dit que ces messieurs et ces dames ne croient pas en Dieu et qu'ils croient au diable. Vraiment on conte des choses ridicules de tout ce qui se passoit chez ces abominables femmes. La maréchale de La Ferté alla par complaisance (chez la Voisin) avec madame la Comtesse et ne monta point. M. de Langres étoit avec la maréchale; voilà qui est bien noir: cette affaire lui donne un plaisir qu'elle n'a pas ordinairement, c'est d'entendre dire qu'elle est innocente [776]. La duchesse de Bouillon alla demander à la Voisin un peu de poison pour faire mourir un vieux et ennuyeux mari qu'elle avoit, et une invention pour épouser un jeune homme qu'elle aimoit. Ce jeune homme étoit M. de Vendôme, qui la menoit d'une main, et son mari de l'autre; et de rire. Quand une Mancine ne fait qu'une folie comme celle-là, c'est donné; et ces sorcières vous rendent cela sérieusement, et font horreur à toute l'Europe d'une bagatelle. Madame la comtesse de Soissons demandoit si elle ne pourroit point faire revenir un amant qui l'avoit quittée; cet amant étoit un grand prince, et on assure qu'elle dit que, s'il ne revenoit à elle, il s'en repentiroit: cela s'entend du roi, et tout est considérable sur un tel sujet. Mais voyons la suite: si elle a fait de plus grands crimes, elle n'en a pas parlé à ces gueuses-là. Un de nos amis dit qu'il y a une branche aînée au poison, où l'on ne remonte point, parce qu'elle n'est pas originaire de France; ce sont ici de petites branches de cadets qui n'ont pas de souliers. La Tingry fait imaginer quelque chose de plus important, parce qu'elle a été maîtresse des novices [777]. Elle dit: J'admire le monde; on croit que j'ai eu des enfants de M. de Luxembourg. Hélas! Dieu le sait. Enfin, le ton aujourd'hui c'est l'innocence des nommées et l'horreur de la diffamation; peut-être que demain ce sera le contraire. Vous connoissez ces sortes de voix générales, je vous en instruirai fidèlement; on ne parle ici d'autre chose; en effet, il n'y a guère d'exemples d'un pareil scandale dans une cour chrétienne. On dit que cette Voisin mettoit dans un four tous les petits enfants dont elle faisoit avorter; et madame de Coulanges, comme vous pouvez penser, ne manque pas de dire, en parlant de la Tingry, que c'étoit pour elle que le four chauffoit [778].» On dirait que le public impartial, auquel appartient évidemment madame de Sévigné, est tiraillé entre deux partis, dont l'un exagère et l'autre amoindrit tout, et qui l'emportent chacun à leur tour, les jolis mots comme les mots cruels allant leur train et brochant sur le tout.
L'affaire du maréchal duc de Luxembourg semblait prendre une tournure plus sérieuse. On n'en parlait pas sur ce ton léger; non que l'opinion du plus grand nombre lui fût contraire, mais la sévérité dont il était l'objet, pouvait tout faire croire et tout faire craindre. Ce que l'on racontait même de son attitude humble et pusillanime ne contribuait pas peu à alarmer les amis qui lui restaient. Nous ne pouvons omettre ce chapitre relatif au futur vainqueur de Steinkerque, chapitre si extraordinaire dans la correspondance de madame de Sévigné des mois de janvier et de février 1680, qui forme (on ne trouve ces détails que là) l'histoire extérieure de l'affaire des Poisons, dont nous verrons tout à l'heure la réalité judiciaire.
«Il faut reprendre (mande-t-elle à madame de Grignan, le 31 janvier) le fil des nouvelles que je laisse toujours un peu reposer quand je traite le chapitre de votre santé. M. de Luxembourg a été deux jours sans manger; il avait demandé plusieurs jésuites; on les lui a refusés: il a demandé la Vie des Saints, on la lui a donnée: il ne sait, comme vous voyez, à quel Saint se vouer. Il fut interrogé quatre heures, vendredi ou samedi, je ne m'en souviens pas; il parut ensuite fort soulagé, et soupa. On croit qu'il auroit mieux fait de mettre son innocence en pleine campagne, et de dire qu'il reviendroit quand ses juges naturels le feroient revenir. Il fait grand tort au duché en reconnoissant cette Chambre; mais il a voulu obéir aveuglément à Sa Majesté [779].» (En sa double qualité de duc et de pair, le maréchal de Luxembourg avait le privilége de ne pouvoir être jugé que par la grand'chambre du Parlement, avec l'adjonction des pairs de France.) Avant de clore sa lettre, la consciencieuse nouvelliste est allée une dernière fois par la ville à la chasse aux propos, et voici ce qu'elle en rapporte à la confusion plus grande du maréchal prisonnier: «M. de Luxembourg est entièrement déconfit; ce n'est pas un homme, ni un petit homme, ce n'est pas même une femme, c'est une vraie femmelette. «Fermez cette fenêtre—allumez du feu—donnez-moi du chocolat—donnez-moi ce livre—j'ai quitté Dieu, il m'a abandonné.» Voilà ce qu'il a montré à Bezemaux et à ses commissaires, avec une pâleur mortelle. Quand on n'a que cela à porter à la Bastille, il vaut bien mieux gagner pays, comme le roi, avec beaucoup de bonté, lui en avoit donné les moyens, jusqu'au moment qu'il s'est enfermé; mais il faut en revenir, malgré soi, à la Providence; il n'étoit pas naturel de se conduire comme il a fait, étant aussi foible qu'il le paroît [780]».
D'un naturel prompt à accuser, et, de plus, ulcéré par son éternelle disgrâce, et envieux-né de tous les maréchaux, ses cadets à l'armée, Bussy accueille et enregistre sans hésiter toutes les rumeurs les plus absurdes comme les plus noires sur M. de Luxembourg. Pour lui, il est en plein avec une étonnante crédulité dans le parti des pessimistes; et c'est un curieux symptôme de ce temps, de voir cet esprit qui n'est pas ordinaire et sans distinction, ne pas croire impossible l'existence et la puissance de la magie. «Le bruit est qu'on recherche M. de Luxembourg, écrit-il à Jeannin de Castille, sur les concussions aussi bien que sur les empoisonnements et sur la magie... Ses amis se moquent de l'accusation qu'on lui fait d'avoir fait des pactes avec le diable, et disent qu'on ne punit point de mort, au Parlement de Paris, le crime de sorcellerie. Il est vrai, mais on punit les maléfices, et ce fut pour cela qu'on fit brûler le maréchal de Raiz [781]; et qu'on feroit mourir M. de Luxembourg, si par la sorcellerie, il avoit fait mourir quelqu'un [782].» Bussy paraît très-consolé à l'avance de tout ce qui peut advenir de plus sinistre au maréchal. C'est sur le même ton que ses correspondants lui donnent la réplique. Faisant allusion à Boutteville, père du maréchal, décapité en 1627 pour cause de duel, et au duc de Montmorency, qui paya de sa tête, cinq ans après, sa révolte contre Louis XIII, ou plutôt contre Richelieu, madame de Rabutin, une femme! mande à son père ce mot cruel qui semble promettre au bourreau la tête du prisonnier: «Si M. de Luxembourg étoit convaincu, il passeroit mal son temps aussi bien que son père: on dit que l'échafaud est substitué dans cette maison [783];» c'est à dire que la hache y est héréditaire.
Ce grand procès criminel marchait trop lentement au gré de la galerie avide de nouvelles et d'émotions. Le 2 février madame de Sévigné annonce avec un certain regret que la Chambre ne travaillera de vingt jours, soit pour faire des informations nouvelles, soit pour faire venir de loin des gens accusés, «comme, par exemple, cette Polignac, qui a un décret, ainsi que la comtesse de Soissons [784].» Pour le plus grand nombre, les charges, à ce que l'on répétait, étaient bien légères. «Feuquières et madame du Roure, écrit madame de Sévigné, toujours des peccadilles.» Madame de La Ferté (redit-elle, car elle tient à son mot), «ravie d'être innocente une fois en sa vie, a voulu à toute force jouir de cette qualité.» Quoiqu'on l'eût laissée libre de ne pas venir s'expliquer devant la Chambre de l'Arsenal, elle insista pour être entendue; «et cela fut trouvé encore plus léger que madame de Bouillon.» Aussi la marquise ajoute-t-elle que «l'on continue à blâmer un peu la sagesse des juges, qui a fait tant de bruit, et nommé scandaleusement de si grands noms pour si peu de chose [785].»
Le premier feu des suppositions calmé, et dans le silence de l'œuvre mystérieuse des magistrats, la fatigue ou plutôt la légèreté parisienne finit par prendre entièrement le dessus. On ne voulut plus s'occuper de cette affaire, qui avait trompé l'attente publique, à moins de quelque grosse et très-certaine révélation. «On recommencera à travailler à cette Chambre plus tôt qu'on ne pensoit (mande le 7 février, madame de Sévigné): on assure qu'il y a bien des confrontations à faire. Il nous faut quelque chose de nouveau pour nous réveiller; on s'endort; et ce grand bruit est cessé jusqu'à la première occasion. On ne parle plus de M. de Luxembourg: j'admire vraiment comme les choses passent; c'est bien un vrai fleuve qui emporte tout avec soi. On nous promet pourtant encore des scènes curieuses [786].» Le surlendemain, même absence de nouvelles, si ce n'est qu'il n'y aura pas de tragédie: «L'affaire des Poisons est tout aplatie; on ne dit plus rien de nouveau. Le bruit est qu'il n'y aura point de sang répandu [787].» Le 14 février, la marquise annonce que la Chambre ardente a repris ses travaux, et que M. de Luxembourg a été mené deux fois à Vincennes, où étaient détenus notamment la Voisin, Le Sage et la Vigoureux, pour leur être confronté; mais «qu'on ne sait point le véritable état de son affaire.» Le 16, elle se plaint toujours que «les juges sont muets [788].»
Dans ce mutisme sans doute recommandé, et les choses semblant perdre chaque jour de leur gravité, après avoir accusé les magistrats de trop de précipitation, on s'égaya à leurs dépens au moyen de l'interrogatoire de la duchesse de Bouillon, qui, selon M. de La Rivière, se vengeait comme elle pouvait en se moquant de ses juges [789]. M. de Bouillon parlait de l'envoyer dans toute l'Europe, «où l'on pourroit croire que sa femme est une empoisonneuse [790].» Bussy apprend à La Rivière que cette conduite «avoit fort fâché le roi contre elle, car cela donne un grand ridicule à la chambre de justice [791]. «Aussi, dix jours après, la marquise de Sévigné annonce à sa fille que madame de Bouillon s'était si bien vantée des réponses par elle faites aux juges, qu'elle s'était attiré une bonne lettre de cachet pour aller à Nérac, où elle fut, en effet obligée de se rendre [792].
Le 21 février madame de Sévigné constate qu'on «ne parle plus de M. de Luxembourg [793].» Revenant sur la comtesse de Soissons, elle rapporte à sa fille le bruit qui courait qu'on lui avait fermé les portes de Namur et d'Anvers, et de plusieurs autres villes de Flandre, en disant: Nous ne voulons point de ces empoisonneuses. Avec un sérieux mêlé d'amertume elle ajoute: «C'est ainsi que cela se tourne; et désormais un François, dans les pays étrangers, et un empoisonneur, ce sera la même chose [794].» Dans la lettre suivante, elle redonne à madame de Grignan, d'après La Rochefoucauld, un incident grotesque et insultant de cette triste odyssée d'Olympe Mancini, où l'on voit bien l'horreur que cette affaire inouïe avait provoquée dans toute l'Europe: «M. de La Rochefoucauld nous conta hier qu'à Bruxelles la comtesse de Soissons avoit été contrainte de sortir doucement de l'église, et que l'on avoit fait une danse de chats liés ensemble, où, pour mieux dire, une criaillerie par malice, et un sabbat si épouvantable, qu'ayant crié en même temps que c'étoient des diables et des sorciers qui la suivoient, elle avoit été obligée, comme je vous dis, de quitter la place, pour laisser passer cette folie, qui ne vient pas d'une trop bonne disposition des peuples [795].»
Enfin, le 22 février, la Voisin fut brûlée en place de Grève. «Elle ne nous a rien produit de nouveau, dit madame de Sévigné;» c'est-à-dire qu'elle trompa le public, qui, voyant qu'elle n'avait rien établi de péremptoire dans le cours de la procédure contre les personnages dénommés par elle, l'attendait aux révélations in extremis, aux inspirations de l'échafaud. La marquise de Sévigné la vit passer des fenêtres de l'hôtel Sully, situé rue Saint-Antoine, en compagnie de mesdames de Sully, de Chaulnes, de Fiesque et de «bien d'autres.» Au retour elle fait à sa fille ce récit connu des dernières heures et du supplice de la condamnée, dont nous n'empruntons que les dernières et terribles lignes: «A Notre-Dame, elle ne voulut jamais prononcer l'amende honorable, et à la Grève elle se défendit autant qu'elle put de sortir du tombereau: on l'en tira de force; on la mit sur le bûcher assise et liée avec du fer, on la couvrit de paille; elle jura beaucoup; elle repoussa la paille cinq ou six fois; mais enfin le feu s'augmenta, et on la perdit de vue, et ses cendres sont en l'air présentement. Voilà la mort de madame Voisin, célèbre par ses crimes et par son impiété [796].»
On ne trouve plus dans madame de Sévigné que deux ou trois détails, à grande distance, sur ce procès des Poisons qui avait débuté avec tant de bruit. Le 1er mai, elle fait connaître la sortie de prison de madame de Dreux, après avoir été «admonestée, qui est une très-légère peine, avec cinq cents livres d'aumône.»—«On croit, ajoute-t-elle, que M. de Luxembourg sera tout aussi bien traité que madame de Dreux.... et c'est une chose terrible que le scandale qu'on a fait, sans pouvoir convaincre les accusés: cela marque aussi l'intégrité des juges [797].» Le 18 mai, enfin, elle apprend à madame de Grignan que dans l'affaire du maréchal, il n'y a que son intendant de condamné; qu'il a fait amende honorable et justifié son maître. Sa lettre toutefois est pleine de sous-entendus: «Il y auroit extrêmement à causer, dit-elle, à raisonner, à admirer sur tout cela [798].» Elle rend compte à peu près dans les mêmes termes à M. de Guitaud de cette solution qui surprenait quoiqu'elle ne déplût pas: «On me mande (elle est à la campagne) que l'intendant de M. de Luxembourg est condamné aux galères; qu'il s'est dédit de tout ce qu'il avoit dit contre son maître: voilà un bon ou un mauvais valet; pour lui, il est sorti de la Bastille plus blanc qu'un cygne; il est allé pour quelque temps à la campagne. Avez-vous jamais vu des fins et des commencements d'histoires comme celles-là? Il faudroit faire un petit tour en litière sur tous ces événements [799].»
Faisons, en compagnie des pièces originales, ce tour en litière que souhaitait madame de Sévigné pour s'expliquer sans réticences sur la fin d'une affaire qui lui semblait prêter autant à causer, à raisonner, à s'étonner. Elle était plus grosse, en effet, que ne l'a fait supposer son issue. L'histoire conventionnelle l'a traitée avec une légèreté et un vague dont était complice la royauté elle-même, peu désireuse de révéler au public de grands desseins avortés, des périls personnels conjurés. Une publication spéciale qui, sous la direction d'un esprit sagace, laborieux et exact, s'occupe des anciennes causes criminelles, en même temps que des procès nouveaux, vient de répandre sur l'affaire des Poisons une lumière inattendue, grâce à la découverte faite à la bibliothèque du Corps législatif (découverte pour nous, et non pour le savant membre de l'institut qui administre ce riche dépôt [800]) d'un résumé de la procédure instruite devant la Chambre de l'Arsenal [801]. Malgré l'ordre donné, dit-on, par Louis XIV d'en livrer les actes au feu, une partie fut retrouvée, en 1789, dans les archives de la Bastille, et de là portée à la bibliothèque de l'Arsenal, où M. Monmerqué a pu s'en servir en 1819 pour les notes de son édition des Lettres de madame de Sévigné, qui nous offrent quelques courtes analyses de ces précieux documents [802]. M. Dufey (de l'Yonne) les a utilisés aussi pour la composition de son Histoire de la Bastille [803]. «Disparus aujourd'hui, ajoute M. Fouquier, enlevés non-seulement à la curiosité publique, mais même à la France, on pense que si l'on pouvait les retrouver (ces papiers) ce serait en Russie qu'il faudrait les chercher [804].» Les documents conservés à la bibliothèque du Palais Bourbon consistent en une analyse des cartons de la Chambre ardente, trouvés dans la succession du lieutenant de police M. de la Reynie. On y lit les noms de plus de deux cents personnes dont la Chambre a eu à s'occuper, avec des détails qui autorisent celui qui a eu la bonne fortune de les consulter le premier, à dire que, grâce à ce document irrécusable, nous pouvons aujourd'hui connaître l'histoire vraie et jusqu'à présent ignorée de ce scandaleux procès. On le peut surtout en y joignant un travail récent de M. Michelet, où se remarquent plus qu'en aucun de ses écrits les défauts excessifs et les rares qualités de sa méthode historique, et le solide ouvrage consacré par M. Rousset à la vie et à l'administration de Louvois, qui a eu dans la direction de la procédure des Poisons une part ignorée jusqu'ici [805].
Le peu d'espace qui nous reste ne nous permet pas de faire nous-mêmes une pareille histoire. Le lecteur pourra facilement recourir aux sources que nous lui indiquons, et il reconnaîtra la portée politique de cette ténébreuse affaire, et les efforts du gouvernement pour l'étouffer et l'amoindrir.
Dès la fin de l'année 1679, Le Sage avait demandé à faire des révélations. Louvois fut chargé de les recevoir et de lui promettre la vie sauve s'il les jugeait complètes: l'exil dont cet accusé fut seulement frappé prouve que le ministre fut suffisamment édifié sur la sincérité de ses aveux. M. Rousset publie une lettre adressée à Louis XIV dans laquelle Louvois apprécie, sans les reproduire, les indications fournies à la justice par ce principal complice de La Voisin. D'après ses conversations avec lui, il signale au roi le danger de la présence de certains personnages à la Cour. Ce qui prouve l'importance des révélations de Le Sage, c'est que ce fut bientôt après, le 23 janvier, qu'eurent lieu les arrestations ou les ajournements qui produisirent dans Paris une si profonde émotion.
Celle qui reste le plus sérieusement chargée, soit dans les documents conservés à la bibliothèque du Corps législatif soit dans les trop courts extraits empruntés par M. de Monmerqué au dossier aujourd'hui disparu de la bibliothèque de l'Arsenal, est la comtesse de Soissons. Soumise à la question le 17 février, deux jours avant sa condamnation, La Voisin avait déclaré qu'il était très-vrai que la comtesse était venue chez elle avec la maréchale de La Ferté et la marquise d'Alluyes; que lui ayant dit, d'après l'inspection de sa main, qu'elle avait été aimée d'un grand prince, madame de Soissons lui avait demandé si cela reviendrait, ajoutant: «Qu'il fallait bien que cela revînt d'une façon ou d'autre..... et qu'elle porteroit sa vengeance plus loin, et sur l'un et sur l'autre, et jusqu'à s'en défaire [806].» Dans le résumé de Me Brunet, analysé par M. Fouquier, on trouve nettement formulée, à la charge de la comtesse de Soissons, l'accusation d'avoir fait préparer un placet contenant un poison en poudre très-subtil qu'elle devait remettre au roi en se jetant à ses genoux, et le résumé ajoute même que, pendant que le roi l'aurait lu, la comtesse devait encore glisser dans ses poches de cette poudre empoisonnée [807].
La Voisin, sur la sellette, s'était expliquée sur le compte de la duchesse de Bouillon. Elle ne chargea pas comme sa sœur cette seconde nièce de Mazarin: elle dit qu'en effet elle était venue chez elle, mais uniquement pour satisfaire un motif de curiosité. M. de Monmerqué a reproduit une partie de l'interrogatoire subi par madame de Bouillon, le 29 janvier, cinq jours après le départ de sa sœur. Cette pièce ressemble peu au piquant dialogue recueilli par madame de Sévigné, et où la duchesse semblait avoir mis tant de persiflage et de hauteur. Elle est ici suffisamment humble et parfaitement sérieuse, car Le Sage, dans ses révélations, l'avait accusée d'avoir voulu obtenir par la magie la mort de son mari, afin d'épouser le duc de Vendôme. Madame de Bouillon fut obligée d'avouer qu'en effet elle était allée chez La Voisin pour y consulter un très-habile homme, que celle-ci disait connaître, et «qui savoit faire des merveilles,» lequel n'était autre que Le Sage. La duchesse était partie en compagnie du duc de Vendôme, du marquis de Ruvigny, de madame de Chaulieu et de l'abbé de ce nom. «Étant passée, déclara-t-elle, où étoit ledit Le Sage, elle lui demanda ce qu'il savoit faire d'extraordinaire, et ledit le Sage lui ayant dit qu'il feroit brûler en sa présence un billet, et qu'après cela il le feroit retrouver où elle voudroit, et elle répondante lui ayant dit sur cela qu'il n'en falloit pas davantage, ledit Le Sage lui dit qu'il falloit écrire quelques demandes; sur quoi M. le duc de Vendôme en écrivit deux, dont l'une étoit pour savoir où étoit alors M. le duc de Nevers, et l'autre si M. le duc de Beaufort étoit mort; lequel billet ayant été cacheté, ledit Le Sage le lia avec du fil ou de la soie, et y mit du soufre avec quelques enveloppes de papier; après quoi M. de Vendôme prit ledit billet qu'il fit brûler lui-même en la présence d'elle répondante, sur un réchaud, dans la chambre de La Voisin, et après cela ledit Le Sage dit à elle répondante qu'elle retrouveroit ce billet brûlé dans une porcelaine chez elle, ce qui n'arriva pas néanmoins. Mais deux ou trois jours après Le Sage vint chez elle et lui rapporta ledit billet, ce qui la surprit extrêmement, et de le voir cacheté comme il étoit, et au même état que lorsqu'il fut remis audit Le Sage.» Surpris d'un pareil fait, les mêmes voulurent recommencer l'expérience. Un nouveau billet fut, à quelques jours de là, remis à Le Sage, et pareillement brûlé par lui. Mais, comme il tardait à le rapporter, la duchesse de Bouillon envoya plusieurs fois chez lui, «et y passa elle-même.» Après plusieurs excuses, Le Sage «vint trois ou quatre jours après chez elle répondante, où il lui dit que les sibylles (qu'il disait consulter) étoient empêchées.» La duchesse ajoute dans son interrogatoire que depuis elle n'avoit pas revu Le Sage, et qu'elle trouva la chose si ridicule qu'elle la raconta à plusieurs personnes et en écrivit même à son mari, alors à l'armée. L'un des commissaires, la mettant en présence de la déclaration de Le Sage qui la concernait, lui demanda s'il n'était pas vrai que dans l'un des billets donnés par elle ou en son nom il eût été question de la mort du duc de Bouillon, elle répondit que non, «et que la chose étoit si étrange qu'elle se détruisoit d'elle-même [808].»
Le fait de Le Sage n'était qu'un vulgaire tour de passe-passe, que le dernier de nos bateleurs accomplit chaque jour sans faillir aux yeux ébahis de la foule. Quant à l'accusation portée contre la duchesse de Bouillon, eût-elle été prouvée, elle ne constituait qu'un fait de prétendue magie, et, quoi qu'on en dise, quoi qu'en semble penser Bussy, ni Louis XIV, ni ses ministres, ni les juges ne pensaient que l'on pût, par les pratiques de la sorcellerie, amener la mort de quelques personnes; au point de vue religieux, au point de vue même de la législation civile qui punissait l'impiété et le blasphème, on pouvait être reconnu coupable de magie, mais non d'homicide par magie. La duchesse de Bouillon alla donc, pour quelque temps, expier à Nérac sa trop grande curiosité, peut-être son désir trop hâtif de devenir veuve, mais surtout sa légèreté de paroles, au sortir d'un interrogatoire où elle semble avoir eu trop de peur pour y mettre tant d'esprit.
Les rigueurs extrêmes furent réservées aux personnes convaincues ou très-fortement soupçonnées d'avoir eu recours au poison. C'est ce qui explique la différence du traitement fait aux deux nièces de Mazarin. Après une courte absence, l'une reparut à la Cour; mais la comtesse de Soissons ne put jamais rentrer en France, et mourut en exil, léguant sa vengeance à son avant-dernier fils, qui malheureusement se trouva être un homme de génie, et fit cruellement connaître à Louis XIV le nom du prince Eugène.
Un regrettable et charmant écrivain a voulu désintéresser Olympe Mancini dans toutes les accusations dont elle a été l'objet, et, tout en avouant son amour pour Louis XIV et son ardent désir de reconquérir un empire perdu, rejeter sur l'implacable et aveugle animosité de Louvois sa sortie déshonorante de la France et son exil sans fin. Un peu de passion galante pour les nièces de Mazarin, et un sentiment de générosité vis-à-vis d'une femme perdue par la tradition populaire, l'ont égaré [809]. L'analyse de la procédure de l'Arsenal, qui nous a été transmise par le notaire Brunet, incrimine cette femme d'une façon bien autrement grave et précise que les extraits uniques conservés par M. de Monmerqué. Il est un fait, ensuite, dans lequel il est bien difficile de la justifier entièrement: c'est l'empoisonnement de la reine d'Espagne, la malheureuse Louise d'Orléans. Saint-Simon en accuse formellement la comtesse de Soissons. En effet, ses liaisons avec l'ambassadeur d'Autriche, le comte de Mansfeld, auteur présumé du coup, sa fuite précipitée de Madrid, au lendemain de la mort de la reine, sont de grands indices contre elle; nous disons indices, car il a été dans la destinée d'Olympe Mancini d'être soupçonnée de tous les crimes, sans avoir été convaincue d'aucun.
L'un des plus compromis par les révélations de Le Sage était le marquis de Cessac. A l'en croire, ce crédule et peu scrupuleux personnage était venu plusieurs fois le trouver pour lui demander le secret de gagner, ou pour mieux dire de tricher sûrement au jeu du roi; un moyen de se défaire en cachette de son frère, le comte de Clermont, et une recette pour se faire aimer de sa belle-sœur [810]. Resté hors de France pendant dix ans, le marquis de Cessac, en 1690, vint se constituer prisonnier à la Bastille, et en sortit avec un arrêt favorable, qui l'acquitta sans trop le réhabiliter.
Madame du Roure avait été accusée par La Voisin d'être venue la consulter pour se faire aimer du roi, et amener la mort de mademoiselle de La Vallière. Mais, confrontée avec son accusatrice, elle n'en fut pas reconnue, et La Voisin déclare, pour expliquer son manque de mémoire, que les faits énoncés par elle remontaient déjà à quatorze ans [811].
Dans un extrait de l'interrogatoire de Marie de La Marc, femme du marquis de Fontet, mestre de camp d'un régiment de cavalerie, tiré des mêmes manuscrits de l'Arsenal, on trouve quelques détails qui ne sont point dépourvus d'intérêt, sur certains faits relatifs au marquis de Feuquières et au maréchal de Luxembourg. Ce qui concerne ce dernier doit d'autant plus fixer l'attention, que les pièces de son dossier, distinctes des documents consultés par M. de Monmerqué à la bibliothèque de l'Arsenal, n'ont pas, selon le même, «été retrouvées parmi celles de l'affaire des Poisons qui existent à la bibliothèque de MONSIEUR» [812]. Seraient-ce les mêmes pièces qui auraient passé du cabinet de MONSIEUR, le comte d'Artois à cette époque (1819), dans la bibliothèque du Corps législatif? C'est un doute, un fait à vérifier.
Après avoir gardé un silence presque absolu dans son premier interrogatoire du 28 janvier 1680, la marquise de Fontet, le 6 mars suivant, fit connaître aux commissaires «qu'ayant appris que l'instruction que l'on faisoit regardoit le service du roi, la considération du bien public l'obligeoit de déclarer que le duc de Luxembourg et M. le marquis de Feuquières étoient venus chez elle, un jour que Le Sage (qui se faisait appeler du Buisson) s'y trouvoit.» Ils montèrent tous trois dans une chambre haute, avec un laquais qui portait un réchaud de feu. «Ils firent sortir le laquais, ne demeurèrent pas longtemps dans cette chambre, et sortirent ensuite, sans parler à madame de Fontet, et sans qu'elle ait su ce qui s'étoit passé chez elle.» On y avait brûlé des billets dont le contenu n'est point constaté, et il paraît que ni le maréchal, ni M. de Feuquières, n'avaient été satisfaits des tours de Le Sage, car, le 12 mars, madame de Fontet, complétant ses souvenirs, déclara aux magistrats instructeurs «qu'ayant revu le duc de Luxembourg quelques jours après, il lui dit que Le Sage étoit un fripon, qui ne savoit rien.» Elle ajouta que le marquis de Feuquières, regrettant sans doute les pistoles arrachées à sa crédulité, lui avait dit, de son côté, «que Le Sage étoit un escroc.» L'historien de la maison de Montmorency, Dézormeaux, donne à cette scène un tour plus favorable pour le maréchal. Celui-ci, on le sait, publia pour sa défense une lettre où il rappelait avec hauteur et noblesse les services de sa famille. On lui imputait d'avoir fait un pacte avec le diable, dans un écrit remis à Le Sage, et cela pour obtenir trois choses: la découverte de titres égarés ou dérobés, et qui devaient lui faire adjuger des biens considérables qu'il réclamait en justice comme ayant autrefois appartenu à sa maison; les moyens d'arriver à de grands commandements militaires et à de hautes fonctions dans l'État, et, comme moyen de fortune assurée, la réussite du dessein qu'on lui attribuait de faire épouser à son fils la fille de Louvois, celle que nous venons de voir mariée au petit-fils de la Rochefoucauld. C'est à ce dernier point que le duc de Luxembourg, dans sa lettre, a fait cette réponse que l'histoire a recueillie et admirée: «Quand Matthieu de Montmorency épousa la veuve de Louis le Gros, il ne s'adressa point au diable, mais aux états généraux, qui déclarèrent que, pour acquérir au roi mineur l'appui des Montmorency il fallait faire ce mariage [813].» Voltaire a pris le ton de cette lettre, écrite après coup, pour le ton de l'interrogatoire de Luxembourg. Il ne s'annonce point ainsi dans le consciencieux travail de M. Fouquier: sa tenue y est trop conforme à celle que nous a révélée la correspondance de madame de Sévigné. Dans sa lettre déjà citée, Louvois, dès le lendemain de son entretien avec Le Sage, avait fait connaître au roi ces mêmes imputations sur lesquelles fut basée la procédure suivie contre le maréchal. Les hommes de guerre, avides de fortune et de gloire comme lui, courtisaient à l'envi un ministre dont l'influence était si considérable: rien ne fait donc obstacle à la réalité du projet matrimonial attribué au duc de Luxembourg.
Le Sage, le chargeant d'un crime vulgaire, l'avait en outre accusé d'avoir voulu faire empoisonner une comédienne, la Dupin, entre les mains de laquelle se trouvaient ses titres perdus, et qui refusait de les rendre. Ceci était plus grave qu'un pacte avec le diable pour les retrouver, et l'on comprend l'indignation avec laquelle Luxembourg rejeta une pareille accusation. On lui représenta l'écrit, signé de lui, dans lequel il se vouait au diable pour obtenir son appui. Il reconnut sa signature, mais il dénia, comme œuvre d'une main étrangère, le corps de l'écriture. Le jugement intervenu dans son affaire mit au compte de son intendant Bonnard ces lignes accusatrices. Bonnard fut convaincu de les avoir ajoutées au pouvoir signé en blanc que son maître disait lui avoir remis pour arriver à la découverte des papiers intéressant sa fortune. Mis hors de cause par arrêt en date du 14 mai 1681, le maréchal de Luxembourg reçut le 18 l'ordre de se rendre à vingt lieues de Paris dans ses terres, d'où il ne fut rappelé qu'au mois de juin de l'année suivante.
Quant aux autres personnes de distinction comprises dans la procédure des Poisons, et que nous avons nommées, mesdames de La Ferté, de Cœnishac, du Fontet, de Polignac, de Tingry, MM. de Thermes, de Feuquières, etc., elles s'en tirèrent encore à meilleur marché que le maréchal, les premières investigations n'ayant mis à leur charge que des faits de puérile curiosité, ou de croyance ridicule, mais fort commune, en la puissance de la magie. C'est là ce qu'il est peut-être permis de reprocher au vainqueur de Fleurus; car, pour des crimes, nul ne peut y songer. D'ailleurs la manière dont Louis XIV le traita par la suite indique qu'il l'avait surtout reconnu pur de tout mauvais dessein, de tout complot contre sa personne, comme son inflexible sévérité à l'égard de la comtesse de Soissons prouve qu'il l'en croyait capable, sinon coupable.
Si l'on en croit le document conservé à la bibliothèque du Corps législatif, c'est au même motif qu'il faudrait attribuer la rigueur persistante dont fut l'objet le surintendant Fouquet; et c'est ici la partie nouvelle et vraiment imprévue du travail de M. Fouquier. Il a recueilli dans le résumé de Me Brunet des indices nombreux, nous n'oserions dire des preuves, que, pendant de longues années, du fond de sa prison, Fouquet organisa, ou mieux inspira une conjuration permanente contre la personne de Louis XIV, lorsqu'il eut acquis la conviction, partagée par quelques-uns de ses amis, que la mort seule du roi pourrait le rendre à la liberté. Déjà son nom avait été prononcé dans le procès de la Brinvilliers. Il n'en fut nullement question dans le public en cette dernière circonstance, et la marquise de Sévigné n'eut ni le chagrin d'entendre accuser son ami, ni l'occasion, sans nul doute chaleureusement saisie, de le défendre: mais il faut finir cet article déjà trop long de ces mémoires. Nous renvoyons donc à la Chambre ardente de M. Fouquier le lecteur désireux d'approfondir la grave accusation portée contre un homme, que la science historique nouvelle a déjà assez maltraité, et que de plus complètes recherches finiraient peut-être par accabler [814].
Quelle conclusion y a-t-il à tirer de toute cette affaire quant au temps qui en fut témoin? Faut-il, comme M. Michelet, condamner un régime tout entier pour des faits individuels quoique trop nombreux, et y voir une preuve de la gangrène générale d'une société parée, au dehors, de tout l'éclat du génie, de toutes les grâces de la civilisation la plus polie? Nous aimons mieux (ce sera plus juste et plus vrai) dire avec Voltaire: «Cette abomination ne fut que le partage de quelques particuliers, et ne corrompit point les mœurs adoucies de la nation [815].»
Après les premières émotions de l'affaire des Poisons, la Cour porta toute son attention sur le mariage de l'héritier de la couronne, qui devait être l'occasion de grâces nombreuses et de la création de nouvelles charges fort enviées et chaudement disputées. Madame de Maintenon eut la haute main dans la composition de la maison de la Dauphine, et on vit bien alors quel chemin elle avait fait dans l'esprit plutôt que dans le cœur d'un prince qui s'éloignait chaque jour davantage de madame de Montespan, et que mademoiselle de Fontanges, eût-elle vécu, n'eût pu garder longtemps avec sa beauté sans esprit.
L'histoire de madame de Maintenon à cette époque décisive de sa vie est fort mêlée à celle du mariage du Dauphin; mais, seule, madame de Sévigné nous en fait connaître quelques particularités. Ailleurs on la voit tout d'un coup établie souveraine; madame de Sévigné nous fait compter les pas et mesurer les degrés de cette élévation lente, continue et sans pareille. Ses renseignements étaient sûrs. Par madame de La Fayette et M. de La Rochefoucauld, elle savait ce que pouvait en dire le prince de Marsillac, ce demi-favori du roi, depuis qu'il s'était décidé à ne plus avoir de favori en titre; et par madame de Coulanges elle pénétrait dans l'intérieur de madame de Maintenon. Dès le 29 novembre 1679, diligente à renseigner sa fille sur la situation du thermomètre de la Cour, elle lui écrit: «Madame de Coulanges a été quinze jours à la Cour; madame de Maintenon étoit enrhumée, et ne vouloit pas la laisser partir..... Quanto et l'enrhumée sont très-mal; cette dernière est toujours parfaitement bien avec le centre de toutes choses, et c'est ce qui fait la rage. Je vous conterois mille bagatelles si vous étiez ici [816].» Le 13 décembre elle ajoute: «Nous saurons bientôt ceux qui seront nommés pour madame la Dauphine; c'est à l'arrivée de ce dernier courrier qu'on les déclarera. Il y en a qui disent que madame de Maintenon sera placée d'une manière à surprendre; ce ne sera pas à cause de Quanto, car c'est la plus belle haine de nos jours.» Et, rendant justice à un mérite par elle pratiqué et bien connu, madame de Sévigné termine par cette observation: «Elle n'a vraiment besoin de personne que de son bon apprêt [817].»
Les colères de madame de Montespan n'étaient pas faites pour ramener le roi. Ces transports produisaient un effet tout contraire à celui qu'en attendait peut-être une femme dont la passion troublait l'esprit, si clairvoyant autrefois. Madame de Caylus, bien au courant de cet intérieur troublé, a dit avec raison: «L'esprit qui ne nous apprend pas à vaincre notre humeur devient inutile, quand il faut ramener les mêmes gens qu'elle a écartés, et si les caractères doux souffrent plus longtemps que les autres, leur fuite est sans retour [818].» Pendant qu'à la vue de son empire croulant, madame de Montespan s'abandonnait aux désagréables éclats de sa colère, la supériorité de sa rivale s'établissait par le contraste de sa douceur, de son égalité d'âme, qualités inestimables pour un homme lassé des passions orageuses, et cherchant le port au sein d'une affection paisible et solide. La nièce de madame de Maintenon a parfaitement mis en relief cette différence des deux caractères, donnant à sa tante les mêmes louanges que l'histoire a consacrées: «Le roi trouva une grande différence dans l'humeur de madame de Maintenon; il trouva une femme toujours modeste, toujours maîtresse d'elle-même, toujours raisonnable, et qui joignoit encore à des qualités si rares les agréments de l'esprit et de la conversation.»
C'est sans doute à un temps voisin du mariage du Dauphin qu'il faut placer cette sorte de ligue formée par Louvois et le prince de Marsillac, de concert avec madame de Montespan, pour perdre madame de Maintenon dans l'esprit du roi, ligue dont parle seulement madame de Caylus. Mêlant ensemble leurs intérêts et leurs passions, ils voulurent, dit-elle [819], dégoûter le roi, «mais ils s'y prirent trop tard; l'estime et l'amitié qu'il avoit pour elle avoient déjà pris de trop fortes racines. Sa conduite étoit d'ailleurs trop bonne et ses sentiments trop purs pour donner le moindre prétexte à l'envie et à la calomnie. J'ignore les détails de cette cabale, dont madame de Maintenon ne m'a parlé que très-légèrement, et seulement en personne qui sait oublier les injures, mais qui ne les ignore pas [820].»
Voulant distinguer, même au déclin de son amour, dans madame de Montespan, la mère des enfants qu'il se proposait de reconnaître, Louis XIV lui avait donné, quelque temps auparavant, la grande place de Surintendante de la maison de la reine, dont la comtesse de Soissons avait été forcée de se démettre. Par une sorte de balance égale entre la femme qu'il ménageait encore avant de l'abandonner, et celle qu'il estimait de plus en plus, il désira que madame de Maintenon trouvât, dans la maison de la Dauphine, un état indépendant, car jusque là elle n'avait eu à la cour d'autre position que celle de gouvernante des enfants du roi et de madame de Montespan. Elle eût pu prétendre à la première place, celle de dame d'honneur; elle aima mieux y faire nommer une ancienne amie, la duchesse de Richelieu, alors dame d'honneur de la reine. Le même emploi auprès de l'épouse jeune et inexpérimentée de l'héritier de la couronne, était d'une importance supérieure à cause de l'influence qui devait s'y attacher.
La veuve de Scarron, et ce lui fut un honneur dans sa mauvaise fortune, avait été fort bien accueillie à l'hôtel Richelieu, sorte de doublure et d'héritier de l'hôtel Rambouillet, dont l'abbé Testu était le Voiture, où elle avait rencontré madame de Sévigné, et où brillait madame de Coulanges, ce qui fut l'origine de leur intimité [821]. «Sans bien, sans beauté, sans jeunesse, et même sans beaucoup d'esprit, madame de Richelieu avait épousé par son savoir-faire, au grand étonnement de toute la Cour et de la reine-mère, qui s'y opposa, l'héritier du cardinal de Richelieu, un homme revêtu des plus grandes dignités de l'État, parfaitement bien fait, et qui, par son âge, auroit pu être son fils; mais il étoit aisé de s'emparer de M. de Richelieu: avec de la douceur, et des louanges sur sa figure, son esprit et son caractère, il n'y avoit rien qu'on ne pût obtenir de lui [822].» Le duc de Richelieu fut fait chevalier d'honneur de la Dauphine en même temps que sa femme était mise à la tête de la maison de la nouvelle princesse. La bonne renommée de la duchesse de Richelieu fut aussi l'une des raisons de l'appui de madame de Maintenon, comme la vertu reconnue de la marquise de Montchevreuil, une autre amie, fut cause qu'elle la fit nommer gouvernante des filles d'honneur formant la Chambre de la Dauphine, bien aise de se parer devant la Cour de ses honorables et anciennes amitiés [823]. Les filles de la reine furent mesdemoiselles de Laval, depuis duchesse de Roquelaure; de Biron et de Gontaud, deux sœurs, mariées, la première au marquis de Nogaret, et la seconde au marquis d'Urfé; de Tonnerre, devenue madame de Musy; de Rambure, qui épousa M. de Polignac, et mademoiselle de Jarnac, morte jeune sans être mariée: «Toutes de grande naissance et sans nulle beauté extraordinaire,» dit madame de Sévigné [824]; Louis XIV n'avait pas voulu mettre à côté de son fils les séductions qui avaient entraîné sa jeunesse.
La marquise de Sévigné entretient sa fille de tout un épisode se rattachant à la formation de la maison de la Dauphine et relatif à la duchesse de Soubise. Ce nom semble venir là pour compléter le nombre des femmes, des sultanes qui se disputaient la faveur du maître. Avide d'honneur et surtout d'argent, l'ambition rangée de madame de Soubise avait prétendu à la place de dame d'honneur de la reine, laissée vacante par la duchesse de Richelieu. Mais Louis XIV, désireux sans doute de rompre tous ses anciens liens, n'avait pas voulu donner les mains à un arrangement qui eût placé chaque jour devant ses yeux, avec tous les priviléges et les facilités de l'intimité, madame de Soubise. Celle-ci jouissait depuis longtemps de la confiance de la reine, qui, dans sa simplicité et sa crédulité, insistait vivement afin de l'avoir pour dame d'honneur: mademoiselle de Montpensier dit «qu'elle la préféroit à tout le monde [825].» Le roi fut inflexible. Madame de Soubise se plaignit; MADEMOISELLE ajoute même qu'elle écrivit à Louis XIV une lettre «fort emportée,» ce qui lui valut un exil momentané dans ses terres. Naturellement la duchesse évincée dut s'en prendre à celle dont l'influence avait fait préférer madame de Richelieu, et que les courtisans commençaient à appeler madame de Maintenant, et peut-être est-ce à elle qu'elle en avait dans cette lettre qui la fit éloigner de la Cour, où elle ne reparut plus dans cet état de faveur demi-voilée qui servait à la fois ses intérêts et sa réputation [826].