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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (6/6)

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CHAPITRE V.
1676.

Procès et supplice de la Brinvilliers.—Stupeur de la société parisienne.—L'attention revient aux intrigues de la cour et aux amours du roi.—Déclin de madame de Montespan; progrès de madame de Maintenon; intermède de la princesse de Soubise.—La marquise de Sévigné à la cour; description qu'elle en fait.—Elle est le véritable historien de cette époque de la vie galante de Louis XIV.—Retraite du cardinal de Retz à Commercy.—Madame de Sévigné plus que jamais fidèle à son admiration et à sa vieille amitié.—Son fils revient de l'armée.—Elle appelle sa fille à Paris.—Arrivée de madame de Grignan, après une absence de deux ans.

En se rendant à Vichy, madame de Sévigné avait laissé Paris entier sous l'émotion d'une affaire dont un nom à jamais fameux dira toute l'horreur, nous voulons parler du procès de la marquise de Brinvilliers, la Brinvilliers, comme la nomma, dès les premières rumeurs, l'indignation publique. Nous ne prétendons pas refaire ici un lugubre chapitre qu'on trouve dans tous les recueils de Causes célèbres, soigneux de se répéter [294]. Nous ne voulons qu'emprunter à la correspondance qui nous sert de guide quelques traits destinés à peindre cette héroïne de l'empoisonnement, ainsi que l'impression produite par ses forfaits dans le grand monde d'alors auquel elle appartenait, étant fille du lieutenant civil d'Aubray, et de plus «alliée à toute la robe [295]

On se figure la stupeur dans laquelle une semblable combinaison de scélératesses, une pareille perversité d'âme, jetèrent une société jusque-là vierge de tels faits. L'émotion allait croissant au fur et à mesure que les découvertes de l'instruction criminelle se répandaient dans le public. «Madame de Brinvilliers, écrit le 29 avril madame de Sévigné, n'est pas si aise que moi; elle est en prison, elle se défend assez bien; elle demanda, hier, à jouer au piquet, parce qu'elle s'ennuyoit. On a trouvé sa confession, elle nous apprend qu'à sept ans elle avoit cessé d'être fille; qu'elle avoit continué sur le même ton; qu'elle avoit empoisonné son père, ses frères, un de ses enfants et elle-même; mais que ce n'étoit que pour essayer d'un contre-poison: Médée n'en avoit pas tant fait. Elle a reconnu que cette confession est de son écriture; c'est une grande sottise; mais qu'elle avoit la fièvre chaude quand elle l'a écrite; que c'étoit une frénésie, une extravagance, qui ne pouvoit pas être lue sérieusement [296].» Le Ier mai, madame de Sévigné ajoute: «on ne parle ici que des discours et faits et gestes de la Brinvilliers. A-t-on jamais vu craindre d'oublier, dans sa confession, d'avoir tué son père? Les peccadilles qu'elle craint d'oublier sont admirables. Elle aimoit ce Sainte-Croix [297], elle vouloit l'épouser, et empoisonnoit fort souvent son mari à cette intention. Sainte-Croix, qui ne vouloit point d'une femme aussi méchante que lui, donnoit du contre-poison à ce pauvre mari; de sorte qu'ayant été ballotté cinq ou six fois de cette sorte, tantôt empoisonné, tantôt désempoisonné, il est demeuré en vie, et s'offre présentement de venir solliciter pour sa chère moitié: on ne finiroit point sur toutes ces folies [298]

On a relevé, pour s'en étonner, ce ton léger en parlant des plus grandes atrocités. On ne peut pas dire toutefois que l'âme de madame de Sévigné ne fût remplie d'horreur, en présence d'un pareil monstre. Mais telle est la tournure de son esprit et l'habitude de sa plume, que tout chez elle, même l'expression de l'indignation la moins douteuse, se traduit en traits piquants, en tours imprévus, d'autant plus saisissants qu'ils paraissent convenir moins au sujet qu'elle traite. Tel était, du reste, le ton général de la société parisienne aux prises avec cette épouvantable affaire, et l'on en trouve un bien autre exemple dans une lettre de M. de Coulanges, mêlée à la correspondance de sa cousine, et où le libre et plaisant chansonnier, en un style que nous n'osons reproduire, raconte à madame de Grignan comment la Brinvilliers a voulu se tuer, et n'a pu y parvenir pour avoir trop étudié l'histoire de Mithridate [299].

Les crimes de madame de Brinvilliers étaient tellement notoires qu'en ce qui la concernait personnellement la procédure ne fut ni longue ni compliquée. Ses aveux, d'ailleurs, son effrayant cynisme, simplifiaient encore l'œuvre de la justice. Mais, soit qu'elle voulût faire durer son procès, soit qu'elle espérât se sauver en compromettant des personnes haut placées, soit par l'unique désir ou le besoin de révéler la vérité et des vérités redoutables, elle ne tarda pas à accuser à son tour. On n'a point conservé ces révélations vraies ou fausses de la marquise de Brinvilliers. Un seul de ceux qu'elle incrimina fut mis en justice. Il s'appelait Penautier, avait été trésorier des États de Languedoc, et se trouvait alors receveur général du clergé de France. La Brinvilliers l'accusait d'avoir fait empoisonner le trésorier des États de Bourgogne, nommé Matarel, dont il avait d'abord convoité la place sans l'obtenir, et ensuite Saint-Laurent, receveur du clergé, dont il avait obtenu, en effet, la succession lucrative [300].

Penautier était fort riche, menait grand train, avait une table renommée, et comptait beaucoup d'amis; aussi employait-on de grands efforts pour le tirer de là: et ce n'était point sans raison, car le roi avait recommandé de pousser son affaire avec une entière rigueur. «Penautier, écrit madame de Sévigné (1er juillet), a été neuf jours dans le cachot de Ravaillac; il y mouroit; on l'a ôté: son affaire est désagréable; il a de grands protecteurs; M. de Paris (de Harlay) et M. Colbert le soutiennent hautement.» Avant de prononcer la condamnation de la marquise, dont la culpabilité était surabondamment établie, on voulut la confronter avec celui qui paraissait son complice, et qui, à en croire ce qu'on va lire, aurait été son amant. Madame de Sévigné mentionne le fait de cette confrontation, mais sans nous apprendre quels en furent les incidents et le résultat: «On a confronté Penautier à la Brinvilliers: cette entrevue fut fort triste: ils s'étoient vus autrefois plus agréablement. Elle a tant promis que si elle mouroit elle en feroit bien mourir d'autres, qu'on ne doute point qu'elle n'en dise assez pour entraîner celui-ci, ou du moins pour lui faire donner la question, qui est une chose terrible. Cet homme a un nombre infini d'amis d'importance, qu'il a obligés dans les deux emplois qu'il avoit. Ils n'oublient rien pour le servir; on ne doute point que de l'argent ne se jette partout; mais, s'il est convaincu, rien ne le peut sauver [301]

A quelques jours de là, cette fille de l'un des premiers fonctionnaires de Paris, alliée à une grande partie de la magistrature qui la condamnait, après avoir fait amende honorable devant Notre-Dame, vint expier ses crimes en place de Grève, au milieu d'une immense affluence de toutes les classes de la société, car on n'avait point encor vu, ce qui devait se revoir quelques années après, des femmes d'un semblable rang finir pour de tels crimes sur l'échafaud. Madame de Sévigné n'assistait point à ce terrible spectacle; elle se contenta de voir passer la patiente sur le pont Notre-Dame, et c'est d'après les renseignements qui lui furent fournis par des témoins oculaires, qu'elle a adressé à sa fille ce récit qu'on lit dans sa correspondance, et qui, seul, fait bien connaître tous les détails de la fin de la célèbre empoisonneuse [302]. Penautier fut plus heureux: son innocence, ou le crédit de ses amis, ou le défaut de preuves, le firent relâcher après une courte détention.

Cette émotion passée, le public reporta toute son attention sur un théâtre où se développait une action qui n'était pas près de finir, et qui avait le privilége (telle était la place que Louis XIV tenait dans son siècle) d'occuper, d'intéresser non-seulement la France, mais l'Europe.

On peut voir, dans M. Walckenaer, la séparation du roi et de la favorite en titre, par les efforts du parti religieux, dirigé surtout par Bossuet [303]: ce parti s'appuyait déjà sur madame Scarron, devenue, depuis deux ans, grâce à la faveur royale maintenant bien prononcée, marquise de Maintenon, et dont on connaissait les débats, les querelles d'humeur, en attendant les luttes d'influence, avec l'altière et bientôt jalouse Montespan. Cette séparation dura peu, et après que, moyennant une concession momentanée, Louis XIV eût pu, à la Pentecôte de 1675, accomplir, ce à quoi il tenait malgré de fâcheux écarts, tous ses devoirs religieux, il ne tarda pas à retourner à des habitudes plus fortes même que son amour. En effet, sa passion pour la marquise de Montespan commençait à décroître, minée en sens contraire par la séduction qui attirait son esprit, devenu plus sérieux, vers la gouvernante de ses enfants, et l'attrait qui poussait à d'irrésistibles infidélités ses sens rendus fragiles par la satiété.

Madame de Sévigné est le véritable historien de toutes ces intrigues de cour, qu'elle s'attache à suivre afin de satisfaire sa curiosité propre et pour tenir sa fille et son gendre au courant de ce grave chapitre, les amours du roi, qu'il était utile et de bon ton de bien connaître, de la part de gouverneurs de province, obligés de régler là-dessus leur conduite et leurs entretiens. Elle mettait un grand prix et apportait un grand soin à pénétrer derrière la toile qui masquait, sous le triomphe apparent de la favorite attitrée, les progrès lents mais solides de celle qui, pressentant ou préparant sa suprême élévation, s'éloignait chaque jour davantage des amis qu'elle avait connus dans sa modeste fortune, et l'on sait que madame de Sévigné était du nombre. Celle-ci avait à sa portée plusieurs sources d'informations: madame de la Fayette et M. de la Rochefoucauld, quotidiennement renseignés par le prince de Marsillac, le confident, presque l'ami du roi; M. de Pomponne, ministre discret pour tout le monde, mais causeur confiant pour une femme dévouée et sûre; madame de Coulanges, l'amie la plus assidue de madame de Maintenon, la dernière quittée; madame de Thianges, la sœur aînée de la marquise de Montespan; sans compter les rumeurs journalières, données et reçues de toutes mains, soit à la cour, soit à la ville, dans cette chasse aux nouvelles qui faisait la vie des courtisans, et une bonne partie de l'existence de la mère de madame de Grignan.

L'ascendant de madame de Maintenon s'établissait mieux chaque jour depuis deux ans. On sait que, pendant les deux voyages qu'elle fit aux eaux des Pyrénées pour la santé du duc du Maine, son élève préféré, elle avait correspondu directement avec Louis XIV, usant du privilége qu'elle s'était réservé de ne rendre compte qu'à lui seul de l'éducation et du gouvernement de ses enfants. Le roi, qui avait goûté sa conversation, goûta plus encore son style élégant, noble et sobre. Madame de Maintenon savait ce qu'elle valait la plume à la main; il est à croire qu'elle ne négligea aucun de ses avantages épistolaires, rehaussés par cette droite raison qui ne l'abandonnait jamais, et, dans la circonstance, mise au service d'une véritable tendresse pour son élève, dont la sincérité avait déjà séduit le cœur d'un père plein de faiblesse pour cet enfant chéri.

Les uns ont fait de madame de Maintenon une ambitieuse savante, une femme à desseins profonds et patients, et décidée, à peine admise à la cour, à employer tous les moyens pour parvenir au but le plus élevé et le plus lointain: ouvrière de sa fortune, qu'elle a su construire sans trop de mérite, avec cette facilité loisible à tous que donnent l'absence de scrupules, le manque de reconnaissance et de fidélité envers une amie qui se confie en nous. D'autres, n'admettant point cette amitié de madame de Montespan qui aurait fait son ingratitude, nient toute menée sourde de sa part pour supplanter sa rivale, ce qui eût constitué sa duplicité. Ils expliquent tout par une coïncidence naturelle entre la lassitude nécessairement produite par la satiété chez un homme de quarante ans, et le goût ordinaire à cet âge, qui commence une vie nouvelle, pour une liaison plus délicate, plus honnête, basée surtout sur l'estime, le respect, les jouissances de l'esprit et les satisfactions de l'âme.

Nous croyons en effet que telle fut, à partir de l'année où nous sommes parvenus, la nature des sentiments que Louis XIV commença à éprouver pour madame de Maintenon. Nous croyons, de plus, à la sincère piété de celle-ci. Mais ce n'est point la traiter en ennemie, et l'on se rapproche, ce nous semble, de la vérité, en disant que si, dès le commencement, elle ne forma point le projet de supplanter madame de Montespan, si on n'a rien de déloyal à lui reprocher dans sa marche ascendante vers le pouvoir presque souverain, si elle ne doit point être taxée d'ingratitude, puisqu'elle n'était engagée qu'envers le roi, et n'avait voulu accepter que de lui des bienfaits et des honneurs, un moment vint cependant où, ayant découvert chez Louis XIV les premiers symptômes de lassitude et les scrupules naissants d'une âme entraînée mais non enchaînée à l'adultère, elle conçut l'espoir, elle forma le dessein chaque jour mieux accusé, de devenir non la maîtresse mais l'amie d'un grand roi. C'est alors qu'on la vit (habile et séduisant contraste aux yeux d'un amant fatigué) lutter soigneusement par le charme et la douceur de son humeur toujours égale contre les bouderies, les larmes, les emportements, les reproches d'une amante irritée et se désolant d'un abandon pressenti. En produisant d'abord, avec un certain faste, une piété purement passive; en saisissant ensuite habilement l'instant propice où, son influence accrue, elle pouvait la rendre agressive, et blâmer avec quelque apparence de mission religieuse auprès des deux amants leur double et scandaleux adultère, madame de Maintenon, si elle poursuivait le triomphe de la morale, suivait aussi la seule voie qui pouvait amener la chute de sa rivale et sa propre élévation. Nous le dirons donc, madame de Maintenon n'a pas fait naître les causes qui ont amené ce double résultat, mais elle les a utilisées avec une remarquable habileté. L'occasion s'est offerte à elle; elle en a profité.

Je sais bien que l'on a fait état de son projet d'abandonner la cour, et de tout sacrifier, dès cette même année 1676, alors que le prestige de madame de Montespan n'était point encore définitivement entamé, et que la retraite d'une rivale aussi redoutable eût peut-être, pour bien des années, consolidé sa position [304]. On produit la correspondance éminemment confidentielle de madame de Maintenon avec son confesseur. Son historien invoque surtout, à cet égard, une lettre d'elle écrite le 27 juin 1676, pendant que madame de Montespan était aux eaux de Bourbon: «Je désire plus ardemment que jamais, y dit-elle, d'être hors d'ici, et je me confirme de plus en plus dans l'opinion que je n'y puis servir Dieu; mais je vous en parle moins parce qu'il me revient que vous dites tout à l'abbé Testu... Je suis à merveille avec madame de Montespan, et je me sers de ce temps-là pour lui faire entendre que je veux me retirer: elle répond peu à ces propositions, il faudra voir ce que nous en ferons à son retour. Demandez à Dieu, je vous en conjure, qu'il conduise et rectifie mes desseins pour sa gloire et pour mon salut [305]

Dieu seul peut savoir ce qu'il y a eu de sincère dans ces projets de retraite. Tout ce que nous pouvons dire, les lettres de notre auteur à la main, c'est que, presqu'à la même date, madame de Maintenon était loin d'afficher, aux yeux clairvoyants de la cour, le dégoût modeste et pieux qui respire dans sa correspondance: «J'avois rêvé, écrit madame de Sévigné à sa fille, le 6 mai, en vous disant que madame de Thianges étoit allée conduire sa sœur (à Bourbon); il n'y a eu que la maréchale de Rochefort et la marquise de la Vallière qui ont été jusqu'à Essonne; elle (madame de Montespan) est toute seule... Si elle avoit voulu mener tout ce qu'il y a de dames à la cour, elle auroit pu choisir. Mais parlons de l'amie (madame de Maintenon); elle est encore plus triomphante que celle-ci; tout est comme soumis à son empire: toutes les femmes de chambre de sa voisine sont à elle; l'une lui tient le pot à pâte à genoux devant elle, l'autre lui apporte ses gants, l'autre l'endort; elle ne salue personne, et je crois que, dans son cœur, elle rit bien de cette servitude. On ne peut rien juger présentement de ce qui se passe entre elle et son amie [306].» Madame de Sévigné fait ici allusion aux scènes de hauteur que la marquise de Montespan, pendant les deux années précédentes, avait fait endurer à madame de Maintenon, et qui avaient révolté l'orgueil ou, pour employer un mot plus équitable, la dignité de celle-ci, scènes qui, en définitive, tournèrent à son profit, car le roi, à qui elle mit en quelque sorte et avec le respect convenable, le marché à la main, avait montré toute sa crainte de lui voir quitter l'éducation de ses enfants. Il ménagea lui-même un rapprochement entre sa maîtresse et cette gouvernante devenue indispensable, et prescrivit d'autorité, à la première plus qu'à la seconde, de cesser des débats qui l'affligeaient et le mécontentaient.

Toutefois il fallait bien du temps pour ruiner d'une manière définitive cet empire entamé de madame de Montespan, empire établi sur l'esprit, la beauté, le plaisir, ces trois fées qui avaient dominé la seconde jeunesse d'un prince, séduit, au début de la vie, par la grâce et la candeur de la douce la Vallière, et qui devait finir sous le charme de la raison solide, de l'esprit droit, de l'humeur prévenante et docile d'une amie qui sut régner en professant l'obéissance. Mais ce qui retenait pour six ans encore Louis XIV dans les liens de cette Mortemart toujours belle, c'était l'ardeur sensuelle qui lui venait de son aïeul, et à laquelle répondait mal le vertueux et tendre amour de sa timide épouse. L'âge seul devait l'amortir. Lorsque le roi, après la prise de Bouchain, quitta son armée pour retourner à Versailles, on put donc croire au triomphe complet, à un règne nouveau de la marquise de Montespan, et ce n'était plus qu'en souriant que l'on reparlait de cette pure amitié qui, l'année d'avant, avait été le mot d'ordre à la cour, pour colorer aux yeux du parti religieux, la rentrée de la favorite dans son appartement accoutumé, sous le couvert et le prétexte de sa charge de première dame d'honneur de la reine.

«Le roi arrive ce soir à Saint-Germain (écrit madame de Sévigné le 8 juillet 1676), et, par hasard, madame de Montespan s'y trouve aussi le même jour; j'aurois voulu donner un autre air à ce retour, puisque c'est une pure amitié [307].» Deux jours après, elle fait connaître toutes les circonstances de ce retour caractéristique: «Le bon ami de Quanto avoit résolu de n'arriver que lorsqu'elle arriveroit de son côté; de sorte que, si cela ne se fût trouvé juste le même jour, il auroit couché à trente lieues d'ici: mais enfin tout alla à souhait. La famille de l'ami alla au-devant de lui: on donna du temps aux bienséances, mais beaucoup plus à la pure et simple amitié, qui occupa tout le soir. On fit hier une promenade ensemble, accompagnés de quelques dames; on fut bien aise d'aller à Versailles, pour le visiter avant que la cour y vienne.» Après un tour en ville où elle a complété et rectifié ses renseignements, madame de Sévigné continue dans cette même lettre: «L'ami de Quanto arriva un quart d'heure avant Quanto, et, comme il causoit en famille, on le vint avertir de l'arrivée: il courut avec un grand empressement, et fut longtemps avec elle. Il fut hier à cette promenade que je vous ai dite, mais en tiers avec Quanto et son amie (madame de Maintenon): nulle autre personne n'y fut admise, et la sœur (madame de Thianges) en a été très-affligée: voilà tout ce que je sais [308]

Soit pour soustraire son royal amant aux séductions d'une cour où, depuis leur tentative de séparation, bien des femmes aspiraient à la remplacer; soit pour la satisfaction d'un amour de tête, si ce n'est de cœur, et qui devenait plus exigeant à mesure qu'il était moins partagé, madame de Montespan, pendant près d'un mois, s'attacha à retenir le roi dans son appartement, redoublant de cette habile et souveraine coquetterie des manières et de l'esprit avec laquelle elle sut l'enchaîner si longtemps. Mais les courtisans ne tardèrent pas à se plaindre de cette sorte d'amoureuse séquestration, qui prenait sur leurs plaisirs et tenait leurs intérêts en souffrance. La favorite restaurée comprit qu'elle affichait par là des craintes ou un égoïsme également peu séants; elle s'empressa de redonner le roi à la France, comme le dit madame de Sévigné, dans une lettre des plus curieuses, où elle retrace de la cour, de la situation et de la personne de madame de Montespan, du jeu royal, des autres divertissements de cette vie enchantée, et de sa propre réception dans ce lieu qu'elle visite rarement, un tableau que nous devons reproduire en entier. Notre épistolaire sans rivale est là avec tout l'art qu'elle veut avoir (car ceci est une relation qui sera lue au petit lever de la gouvernante de la Provence) et le naturel qu'elle ne peut jamais perdre.

«Voici un changement de scène qui vous paraîtra aussi agréable qu'à tout le monde. Je fus samedi à Versailles avec les Villars: voici comme cela va. Vous connaissez la toilette de la reine, la messe, le dîner; mais il n'est plus besoin de se faire étouffer pendant que Leurs Majestés sont à table; car, à trois heures, le roi, la reine, Monsieur, Madame, Mademoiselle, tout ce qu'il y a de princes et de princesses, madame de Montespan, toute sa suite, tous les courtisans, toutes les dames, enfin ce qui s'appelle la cour de France, se trouve dans ce bel appartement du roi que vous connoissez. Tout est meublé divinement, tout est magnifique. On ne sait ce que c'est que d'y avoir chaud; on passe d'un lieu à l'autre sans faire la presse nulle part. Un jeu de reversi donne la forme et fixe tout. Le roi est auprès de madame de Montespan qui tient la carte; MONSIEUR, la reine et madame de Soubise; Dangeau et compagnie; Langlée et compagnie; mille louis sont répandus sur le tapis, il n'y a point d'autres jetons. Je voyois jouer Dangeau, et j'admirois combien nous sommes sots au jeu auprès de lui. Il ne songe qu'à son affaire, et gagne où les autres perdent; il ne néglige rien, il profite de tout, il n'est point distrait: en un mot, sa bonne conduite défie la fortune; aussi les deux cent mille francs en dix jours, les cent mille écus en un mois, tout cela se met sur le livre de sa recette. Il dit que je prenois part à son jeu, de sorte que je fus assise très-agréablement et très-commodément. Je saluai le roi ainsi que vous me l'avez appris; il me rendit mon salut comme si j'avois été jeune et belle. La reine me parla aussi longtemps de ma maladie, que si c'eût été une couche. Elle me dit encore quelques mots de vous. M. le Duc me fit mille de ces caresses à quoi il ne pense pas. Le maréchal de Lorges m'attaqua sous le nom du chevalier de Grignan; enfin tutti quanti. Vous savez ce que c'est que de recevoir un mot de tout ce que l'on trouve en son chemin. Madame de Montespan me parla de Bourbon; elle me pria de lui conter Vichy, et comme je m'en étois trouvée; elle me dit que Bourbon, au lieu de guérir un genou, lui a fait mal aux deux. Je lui trouvai le dos bien plat, comme disoit la maréchale de la Meilleraie; mais sérieusement c'est une chose surprenante que sa beauté; sa taille n'est pas de la moitié si grosse qu'elle étoit, sans que son teint, ni ses yeux, ni ses lèvres en soient moins bien. Elle étoit tout habillée de point de France; coiffée de mille boucles; les deux des tempes lui tombent fort bas sur les joues; des rubans noirs sur sa tête, des perles de la maréchale de l'Hôpital, embellies de boucles et de pendeloques de diamants de la dernière beauté, trois ou quatre poinçons, point de coiffe, en un mot, une triomphante beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs. Elle a su qu'on se plaignoit qu'elle empêchoit toute la France de voir le roi; elle l'a redonné, comme vous voyez; et vous ne sauriez croire la joie que tout le monde en a, ni de quelle beauté cela rend la cour. Cette agréable confusion, sans confusion, de tout ce qu'il y a de plus choisi, dure depuis trois heures jusqu'à six. S'il vient des courriers, le roi se retire un moment pour lire ses lettres, et puis revient. Il y a toujours quelque musique qu'il écoute, et qui fait un très-bon effet. Il cause avec les dames qui ont accoutumé d'avoir cet honneur. Enfin on quitte le jeu à six heures; on n'a point du tout de peine à faire les comptes; il n'y a point de jetons ni de marques; les poules sont au moins de cinq, six ou sept cents louis, les grosses de mille, de douze cents. On en met d'abord vingt-cinq chacun, c'est cent; et puis celui qui fait en met dix; on donne chacun quatre louis à celui qui a le quinola; on passe; et quand on fait jouer, et qu'on ne prend pas la poule, on en met seize à la poule, pour apprendre à jouer mal à propos. On parle sans cesse, et rien ne demeure sur le cœur. Combien avez-vous de cœurs? J'en ai deux, j'en ai trois, j'en ai un; j'en ai quatre: il n'en a donc que trois, que quatre, et Dangeau est ravi de tout ce caquet: il découvre le jeu, il tire ses conséquences, il voit à qui il a affaire; enfin j'étois fort aise de voir cet excès d'habileté: vraiment c'est bien lui qui sait le dessous des cartes, car il sait toutes les autres couleurs. On monte donc à six heures en calèche, le roi, madame de Montespan, MONSIEUR, madame de Thianges, et la bonne d'Heudicourt sur le strapontin, c'est-à-dire comme en paradis, ou dans la gloire de Niquée [309]. Vous savez comme ces calèches sont faites; on ne se regarde point, on est tourné du même côté. La reine étoit dans une autre avec les princesses, et ensuite tout le monde attroupé, selon sa fantaisie. On va sur le canal dans des gondoles, on y trouve de la musique, on revient à dix heures, on trouve la comédie, minuit sonne, on fait médianoche; voilà comme se passa le samedi.

«De vous dire combien de fois on me parla de vous, combien on me demanda de vos nouvelles, combien on me fit de questions sans attendre la réponse, combien j'en épargnois, combien on s'en soucioit peu, combien je m'en souciois encore moins, vous reconnoîtriez au naturel l'iniqua corte. Cependant elle ne fut jamais si agréable, et l'on souhaite fort que cela continue [310]

Mais la triomphante sécurité de madame de Montespan ne devait pas être de longue durée. Le roi, en attendant cette grande infidélité du cœur que préparait dans l'ombre l'ascendant toujours croissant de madame de Maintenon, se laissait aller à des caprices des sens qui désolaient la jalousie éveillée de sa maîtresse, moins jeune que belle. Rien n'est curieux comme de suivre la révélation de cette situation bizarre, dans la correspondance de madame de Sévigné, qui, l'oreille au guet, tantôt bien, tantôt mal renseignée, un jour croyant à l'éternel empire de la favorite, l'autre à sa chute imminente, reproduit en un style fait pour rester tous ces événements d'une heure, ces rumeurs passagères si peu dignes de vivre.

Au commencement d'août, on avait parlé de l'une des filles de la reine, nièce de madame de Montespan, mademoiselle de Théobon: «J'ai vu, écrit le 7 la marquise de Sévigné, des gens qui sont revenus de la cour; ils sont persuadés que la vision de Théobon est entièrement ridicule, et que jamais la souveraine puissance de Quanto n'a été si bien établie. Elle se sent au-dessus de toutes choses, et ne craint non plus ses petites morveuses de nièces, que si elles étoient charbonnées. Comme elle a bien de l'esprit, elle paroît entièrement délivrée de la crainte d'enfermer le loup dans la bergerie: sa beauté est extrême, sa parure est comme sa beauté, et sa gaieté comme sa parure [311]

Ce qui devait parfois faire une entière illusion à madame de Montespan, c'était la tendresse vive que le roi témoignait pour ses enfants, et surtout pour le jeune duc du Maine, que Louis XIV semblait préférer à sa descendance légitime. Ses grâces, son esprit précoce, étaient bien faits pour séduire même tout autre qu'un père, s'il en faut croire le témoignage peu suspect de madame de Sévigné. «M. du Maine, mande-t-elle, est un prodige d'esprit: premièrement aucun ton, aucune finesse ne lui manquent; il en veut comme les autres à M. de Montausier; c'est sur cela que je dis l'iniqua corte. Il le voyoit passer un jour sous ses fenêtres, avec une petite baguette qu'il tenoit en l'air, il lui cria: M. de Montausier, toujours le bâton haut! Mettez-y le ton et l'intelligence, et vous trouverez qu'à six ans on n'a guère de ces manières-là: il en dit tous les jours mille dans ce même genre. Il étoit, il y a quelques jours, sur le canal dans une gondole, où il soupoit fort près de celle du roi: on ne veut point qu'il l'appelle mon papa; il se mit à boire, et follement s'écria: A la santé du roi, mon père! et puis se jeta, en mourant de rire, sur madame de Maintenon. Je ne sais pourquoi je vous dis ces choses-là; ce sont, je vous assure, les moindres [312].» Mais en jouissant de la spirituelle gentillesse d'un fils qu'il adorait, le roi en faisait moins honneur à la mère qu'à l'institutrice qui développait avec tant d'adresse et de sollicitude ces dons naturels; aussi, quelques jours après, la marquise de Sévigné a-t-elle lieu d'ajouter: «L'amie de madame de Coulanges (on sait que cela veut dire madame de Maintenon) est toujours dans une haute faveur [313]

Vers le milieu du même mois, on remarqua que madame de Montespan était restée deux ou trois jours sans paraître au salon du roi, qui, lui, n'avait garde de manquer à son jeu quotidien. C'était un nouvel accès de jalousie qui en était cause, mais, cette fois (la chronique posthume l'a révélé) mieux justifiée qu'à propos de cette Théobon dont parlait tout à l'heure madame de Sévigné. «J'apprends, écrit celle-ci le 19 août, que la belle madame a reparu dans le bel appartement comme à l'ordinaire, et que ce qui avoit causé son chagrin étoit une légère inquiétude de son ami et de madame de Soubise. Si cela est, on verra bientôt cette dernière sécher sur pied; car on ne pardonne pas seulement d'avoir plu [314].» Et ce trait annonce ce que va être la jalousie croissante de cette femme ardente, altière et habituée à dominer, et combien elle va souffrir. La marquise de Sévigné est peu disposée à s'attendrir sur de pareilles douleurs: sans doute elle se rappelait ce que madame de Montespan avait fait endurer à la Vallière, et puis, avec ses principes d'honnête femme et de mère parfaite, elle pensait que la première n'avait que ce qu'elle méritait, ayant abandonné époux, enfants, pour venir à la cour vivre le front levé dans son double adultère. Aussi son ton n'est que plaisant lorsqu'elle parle des tribulations de la marquise de Montespan et des ruses qu'emploie son amant couronné pour lui dissimuler ses infidélités: «On dit que l'on sent la chair fraîche dans le pays de Quanto. On ne sait pas bien droitement où c'est, on a nommé la dame que je vous ai nommée; mais, comme on est fin en ce pays, peut-être que ce n'est pas là. Enfin il est certain que le cavalier est gai et réveillé, et la demoiselle triste, embarrassée et quelquefois larmoyante. Je vous dirai la suite si je le puis. Madame de Maintenon est allée à Maintenon pour trois semaines. Le roi lui a envoyé le Nôtre pour ajuster cette belle et laide terre [315].» Laide aujourd'hui, et bientôt digne d'une reine.

Ces prévenances pour la gouvernante de ses enfants causaient aussi, pour leur part, les larmes de madame de Montespan, sentant par instinct les dangers de sa position, entre le goût qui poussait le roi vers madame de Soubise et la faveur envahissante de madame de Maintenon. Dans sa correspondance adressée à sa fille, madame de Sévigné fait marcher de front ce qui concerne ces trois femmes, et si, par elle, nous ne savons pas toujours avec vérité ce qui en était, au moins savons-nous bien ce qui paraissait et ce qu'on en croyait.

A chaque pas on voit se dessiner mieux l'évolution habilement conduite par madame de Maintenon, soigneuse de s'éloigner de ses anciens amis, en vue et par pressentiment de sa prochaine fortune, dont les approches semblent troubler cette raison que l'on croyait si solide. «Madame de Maintenon, dit à ce propos madame de Sévigné, est toujours à Maintenon avec Barillon et la Tourte [316]: elle a prié d'autres gens d'y aller; mais celui que vous disiez autrefois qui vouloit faire trotter votre esprit, et qui est le déserteur de cette cour, a répondu fort plaisamment qu'il n'y avoit point présentement de logement pour les amis, qu'il n'y en avoit que pour les valets. Vous voyez de quoi on accuse cette bonne tête: à qui peut-on se fier désormais? Il est vrai que sa faveur est extrême, et que l'ami de Quanto en parle comme de sa première ou seconde amie. Il lui a envoyé un illustre (le Nôtre) pour rendre sa maison admirablement belle. On dit que MONSIEUR y doit aller, je pense même que ce fut hier, avec madame de Montespan: ils devaient faire cette diligence en relais, sans y coucher [317].» «On prétend, ajoute-t-elle trois semaines après, que cette amie de l'amie (madame de Maintenon) n'est plus ce qu'elle étoit, et qu'il ne faut plus compter sur aucune bonne tête, puisque celle-là n'a pas soutenu le tourbillon de ce bon pays [318]

Mais, sans analyse et sans commentaire, il va être intéressant et il nous suffira de rapprocher, en un même récit, les divers passages où madame de Sévigné donne à sa fille le bulletin quotidien de cette ondoyante intrigue, de cette comédie de cour à quatre personnages, où madame de Montespan lutte héroïquement par le sourire et par les larmes, afin de disputer le cœur du roi à l'attrait platonique de madame de Maintenon, et sa personne aux très-vulgaires desseins de la princesse de Soubise.

«(2 septembre 1676.)—La vision de madame de Soubise a passé plus vite qu'un éclair; tout est raccommodé. On me mande que l'autre jour, au jeu, Quanto avoit la tête appuyée familièrement sur l'épaule de son ami; on crut que cette affectation étoit pour dire: Je suis mieux que jamais. Madame de Maintenon est revenue de chez elle; sa faveur est extrême [319]

«(4 septembre.)—Quanto n'a point été un jour à la comédie, ni joué deux jours. On veut tout expliquer: on trouve toutes les dames belles, c'est qu'on est trop fin: la belle des belles est gaie, c'est un bon témoignage. Madame de Maintenon est revenue; elle promet à madame de Coulanges un voyage pour elle toute seule; elle l'attend fort patiemment à Livry (où se trouve la marquise de Sévigné); elle a mille complaisances pour moi [320]

«(11 septembre.)—Tout le monde croit que l'étoile de Quanto pâlit. Il y a des larmes, des chagrins naturels, des gaietés affectées, des bouderies; enfin, ma chère, tout finit. On regarde, on observe, on s'imagine, on croit voir des rayons de lumière sur des visages que l'on trouvoit indignes, il y a un mois, d'être comparés aux autres: on joue fort gaiement, quoique la belle garde sa chambre. Les uns tremblent, les autres rient, les uns souhaitent l'immutabilité, la plupart un changement de théâtre; enfin voici le temps d'une crise digne d'attention, à ce que disent les plus clairvoyants [321]

«(14 septembre.)—Madame de Coulanges (alors à Versailles) me mande, et d'autres aussi, que madame de Soubise est partie pour aller à Lorges; ce voyage fait grand honneur à sa vertu. On dit qu'il y a eu un bon raccommodement, peut-être trop bon [322]

«(16 septembre.)—Madame de Soubise est partie avec beaucoup de chagrin, craignant bien qu'on ne lui pardonne pas l'ombre seulement de sa fusée: car ce fut une grande boucle tirée lorsque l'on y pensoit le moins qui mit l'alarme au camp. Je vous en dirai davantage quand j'aurai vu Sylphide (madame de Coulanges [323]).»

«(30 septembre.)—Tout le monde croit que l'ami n'a plus d'amour, et que Quanto est embarrassée entre les conséquences qui suivroient le retour des faveurs, et le danger de n'en plus faire, crainte qu'on n'en cherche ailleurs. D'un autre côté le parti de l'amitié n'est point pris nettement: tant de beauté encore et tant d'orgueil se réduisent difficilement à la seconde place. Les jalousies sont vives; mais ont-elles jamais rien empêché? Il est certain qu'il y a eu des regards, des façons pour la bonne femme (madame de Soubise); mais, quoique tout ce que vous dites soit parfaitement vrai, elle est une autre, et c'est beaucoup [324]. Bien des gens croient qu'elle est trop bien conseillée pour lever l'étendard d'une telle perfidie, avec si peu d'apparence d'en jouir longtemps; elle seroit précisément en butte à la fureur de Quanto; elle ouvriroit le chemin à l'infidélité, et serviroit comme d'un passage pour aller à d'autres plus jeunes et plus ragoûtantes: voilà mes réflexions, chacun regarde, et l'on croit que le temps découvrira quelque chose. La bonne femme a demandé le congé de son mari (il servait à l'armée de Flandre) et, depuis son retour, elle ne se montre ni parée, ni autrement qu'à l'ordinaire [325]

«(2 octobre.)—Madame de Maintenon vint hier voir madame de Coulanges (qui relevait de maladie à Bâville); elle témoigna beaucoup de tendresse à cette pauvre malade, et bien de la joie de sa résurrection. L'ami et l'amie avoient été tout hier ensemble: la femme (la reine) étoit venue à Paris. On dîna ensemble, on ne joua point en public. Enfin la joie est revenue, et tous les airs de jalousie ont disparu... Les humeurs sont adoucies; et enfin ce que l'on mande aujourd'hui n'est plus vrai demain: c'est un pays bien opposé à l'immutabilité [326]

«(7 octobre.)—La vision de la bonne femme passe à vue d'œil, mais sans croire qu'il y ait plus autre chose que la crainte qui attache à Quanto.... Madame de Soubise est allée voir son mari malade en Flandre: cela me plaît [327]

«(15 octobre).—... Si Quanto avoit bridé sa coiffe à Pâques de l'année qu'elle revint à Paris, elle ne seroit pas dans l'agitation où elle est: il y avoit du bon esprit à prendre ce parti; mais la faiblesse humaine est grande; on veut ménager des restes de beauté; cette économie ruine plutôt qu'elle n'enrichit. La bonne femme est en Flandre: cela ferme la bouche [328]

«(16 octobre.)—Madame de Soubise est revenue de Flandre; je l'ai vue et lui ai rendu une visite qu'elle me fit à mon retour de Bretagne. Je l'ai trouvée fort belle, à une dent près, qui lui fait un étrange effet au-devant de la bouche; son mari est en parfaite santé et fort gai [329].....»

«(21 octobre.)—Madame de Soubise a paru avec son mari, deux coiffes et une dent de moins, à la cour; de sorte que l'on n'a pas le mot à dire. Elle avoit une de ses dents de devant un peu endommagée; ma foi, elle a péri, et l'on voit une place comme celle du gros abbé (le Camus de Pontcarré, aumônier du roi) dont elle ne se soucie guère davantage; c'est pourtant une étrange perte [330]

«(6 novembre.)—Madame de Coulanges vient de me mander que, du jour d'hier, la dent avoit paru arrachée: si cela est, vous aurez très-bien deviné qu'on n'aura point de dent contre elle [331]

C'est par cette pointe d'un goût qui ne lui est pas habituel, que madame de Sévigné termine l'histoire alors cachée de la princesse de Soubise. Depuis, les mémoires contemporains ont parlé. Ce n'était, certes, point là une vision, comme le disait tout à l'heure madame de Sévigné. Mais le cœur entra pour fort peu dans cette liaison, dont le plaisir, d'une part, et, de l'autre, les calculs les plus intéressés, formaient tout l'objet.

Madame de Caylus et Saint-Simon se sont expliqués sur ce mystérieux épisode de la vie galante de Louis XIV, d'une façon qui ne laisse rien dans le doute et l'obscurité. «Madame de Montespan, dit la première, découvrit cette intrigue par l'affectation que madame de Soubise avoit de mettre certains pendants d'oreilles d'émeraudes, les jours que M. de Soubise alloit à Paris. Sur cette idée, elle observa le roi, le fit suivre, et il se trouva que c'étoit effectivement le signal du rendez-vous. Madame de Soubise avoit un mari qui ne ressembloit pas à celui de madame de Montespan, et pour lequel il falloit avoir des ménagements. D'ailleurs madame de Soubise étoit trop solide pour s'arrêter à des délicatesses de sentiment que la force de son esprit ou la froideur de son tempérament lui faisoit regarder comme des faiblesses honteuses. Uniquement occupée des intérêts et de la grandeur de sa maison, tout ce qui ne s'opposoit pas à ses vues lui étoit indifférent. Pour juger si madame de Soubise s'est conduite selon ces maximes, il suffit de considérer l'état présent de cette maison et de la comparer à ce qu'elle étoit quand elle y est entrée. A peine M. de Soubise avoit-il alors six mille livres de rente.

«..... Pour dire la vérité, je crois que madame de Soubise et madame de Montespan n'aimoient guère plus le roi l'une que l'autre: toutes deux avoient de l'ambition, la première pour sa famille, la seconde pour elle-même. Madame de Soubise vouloit élever sa maison et l'enrichir; madame de Montespan vouloit gouverner et faire sentir son autorité. Mais je ne pousserai pas plus loin ce parallèle; je dirai seulement que, si l'on en excepte la beauté et la taille, qui pourtant n'étoient en madame de Soubise que comme un beau tableau ou une belle statue, elle ne devoit pas disputer un cœur avec madame de Montespan. Son esprit, uniquement porté aux affaires, rendoit sa conversation froide et plate; madame de Montespan, au contraire, rendoit agréables les matières les plus sérieuses, et ennoblissoit les plus communes; aussi je crois que le roi n'a jamais été fort amoureux de madame de Soubise, et que madame de Montespan auroit eu tort d'en être inquiète [332]

Saint-Simon n'aime pas la maison de Soubise; il en veut à sa récente princerie: c'est dire de quel ton il parle de l'habile et peu scrupuleuse femme qui, pour grandir les siens, consentit à être une maîtresse d'occasion, n'éprouvant pas plus d'amour qu'elle n'en inspirait, et comment il qualifie le complaisant époux, trop satisfait des profits qu'attirait la faveur royale pour s'inquiéter des moyens employés à l'acquérir. Saint-Simon a connu les récits faits par la marquise de Sévigné, de cette chute progressive de madame de Montespan, de la marche ascendante de madame de Maintenon, et de l'intermède de madame de Soubise. «La fortune, pour n'oser nommer ici la Providence (dit-il au moment de sa plus grande bile contre madame de Maintenon) fortifia de plus en plus le goût du roi pour cette femme adroite et experte au métier, que les jalousies continuelles de madame de Montespan rendaient encore plus solide par les sorties fréquentes que son humeur aigrie lui faisait faire sans ménagement sur le roi et sur elle; et c'est ce que madame de Sévigné sait peindre si joliment en énigmes, dans ses lettres à madame de Grignan, où elle l'entretient quelquefois de ces mouvements de cour, parce que madame de Maintenon avait été à Paris assez de la société de madame de Sévigné, de madame de Coulanges, de madame de la Fayette, et qu'elle commençait à leur faire sentir son importance. On y voit aussi, dans le même goût, des traits charmants sur la faveur voilée mais brillante de madame de Soubise [333]

Madame de Montespan néanmoins avait encore tous les dehors, toutes les allures et les prérogatives d'une maîtresse en titre. Son règne agité se manifestait par des signes où l'on reconnaissait les intermittences de l'amour du roi, tantôt refroidi et infidèle, et tantôt subjugué, comme aux meilleurs jours, par tant de beauté, de rare esprit et de charme voluptueux. Madame de Montespan était, en outre, la mère d'enfants que Louis XIV aimait tendrement. Le roi la traitait donc toujours avec une considération qui retenait les courtisans, trop enclins à délaisser les anciennes idoles pour en encenser de nouvelles. Aussi vit-on alors deux hommes de cour émérites lutter entre eux, pour offrir à la favorite menacée mais encore régnante des marques d'ingénieuse galanterie.

«M. de Langlée (dit madame de Sévigné dans une lettre charmante et souvent reproduite) a donné à madame de Montespan une robe d'or sur or, rebrodé d'or, rebordé d'or, et par-dessus un or frisé, rebroché d'un or mêlé avec un certain or, qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée: ce sont les fées qui ont fait cet ouvrage en secret; âme vivante n'en avoit connaissance. On la voulut donner aussi mystérieusement qu'elle avoit été fabriquée. Le tailleur de madame de Montespan lui apporta l'habit qu'elle lui avoit ordonné, il en avoit fait le corps sur des mesures ridicules: voilà des cris et des gronderies comme vous pouvez le penser; le tailleur dit en tremblant: «Madame, comme le temps presse, voyez si cet autre habit que voilà ne pourroit point vous accommoder, faute d'autre.» On découvrit l'habit:—Ah! la belle chose! ah! quelle étoffe! vient-elle du ciel? Il n'y en a point de pareille sur la terre. On essaye le corps; il est à peindre. Le roi arrive; le tailleur dit: «Madame, il est fait pour vous.» On comprend que c'est une galanterie; mais qui peut l'avoir faite? C'est Langlée, dit le roi: C'est Langlée, assurément, dit madame de Montespan; personne que lui ne peut avoir imaginé une telle magnificence: c'est Langlée, c'est Langlée: tout le monde répète: C'est Langlée; les échos en demeurèrent d'accord, et disent, c'est Langlée; et moi, ma fille, je vous dis, pour être à la mode, C'est Langlée [334]

C'était là un hommage de joueur souvent heureux au jeu du roi. Voici un cadeau d'un autre genre fait par un second joueur plus constamment heureux encore. «Dangeau (mande, à quelques jours de là, madame de Sévigné à sa fille) a voulu faire des présents aussi bien que Langlée: il a commencé la ménagerie de Clagny [335]: il a ramassé pour deux mille écus de toutes les tourterelles les plus passionnées, de toutes les truies les plus grasses, de toutes les vaches les plus pleines, de tous les moutons les plus frisés, de tous les oisons les plus oisons, et fit hier passer en revue tout cet équipage comme celui de Jacob, que vous avez dans votre cabinet de Grignan [336]

Ce qu'écrivait la plupart du temps madame de Sévigné était uniquement par ouï-dire, car elle allait rarement à la cour, et à cause de son âge, et à cause du peu de faveur qu'elle y trouvait, quoiqu'elle n'y rencontrât que des gens bien disposés pour elle, et tout au moins inoffensifs. Ses amitiés vives et fidèles étaient ailleurs, et celles-ci étaient peu faites pour rompre cette glace de politesse, mêlée de considération et d'une certaine crainte de sa plume, qui l'accueillait dans le cercle royal. Nous avons dit ce que n'avaient pas cessé de lui être Fouquet et tous les siens. Sa liaison intime avec le cardinal de Retz est bien connue de tous les lecteurs des volumes publiés par M. le baron Walckenaer.

M. Walckenaer [337] nous a montré cet ancien héros de la Fronde, occupé à achever la rédaction de ses Mémoires, sorte de confession générale familière aux personnages sur le retour, et dans laquelle, peu indulgent aux péchés des autres, on se pare volontiers des siens, que l'on a soin d'habiller en belles actions, en combinaisons profondes, et en représailles toujours justifiées. On a vu aussi la retraite subite de Retz à Commercy, dans sa jolie maison de Ville-Issey, située près de sa riche abbaye de Saint-Mihiel. Il quittait le monde et ses rares amis, pour faire des économies dans le but de payer ses énormes dettes, bilan de la guerre civile et châtiment du chef de parti, et afin de mettre, comme le lui avait dit Turenne parlant de lui-même, quelque temps entre la vie et la mort. Voulant aussi finir dans l'humilité une carrière commencée dans la dissipation, l'ambition et l'intrigue, Retz s'était démis de ce chapeau de cardinal qu'il avait poursuivi par tant de moyens illégitimes et permis.

On croyait peu à son abnégation et à la sincérité de ce projet de retraite. Madame de Sévigné, qui prend toujours feu pour ceux qu'elle aime, ne supportait pas patiemment de telles irrévérences. «Le monde, écrit-elle à Bussy, par rage de ne pouvoir mordre sur un si beau dessein, dit qu'il en sortira. Eh bien, envieux, attendez donc qu'il en sorte, et en attendant taisez-vous; car, de quelque côté qu'on puisse regarder cette action, elle est belle; et, si on savoit comme moi qu'elle vient purement du désir de faire son salut et de l'horreur de sa vie passée, on ne cesserait point de l'admirer.» Quant à l'offre du chapeau, tout en affirmant la sincérité de son ami, madame de Sévigné affiche alternativement la crainte que le pape ne l'accepte, et l'espoir qu'il n'en voudra pas. Quelle joie quand elle apprend que le saint-père et le sacré collége ont refusé cette démission, habilement ou sérieusement offerte par son cher cardinal! «Voilà notre cardinal recardinalisé, mande-t-elle à sa fille!—Notre cardinal l'est à fer et à clou!»—«Sa Sainteté a parfaitement bien fait, ce me semble, ajoute-t-elle; la lettre du consistoire est un panégyrique: je serois fâchée de mourir sans avoir encore une fois embrassé cette chère Éminence. Vous devez lui écrire et ne le point abandonner, sous prétexte qu'il est dans la troisième région: on n'y est jamais assez pour aimer les apparences d'oubli de ceux qui nous doivent aimer [338]

Ici se manifeste une fois de plus la nuance bien tranchée qui existe entre les sentiments de la mère et ceux de la fille à l'égard de la chère Éminence. Soit défaut de sympathie, au fond, soit effet de sa tiède nature, ou plutôt circonspection excessive de la part d'une gouvernante de province pour le roi, madame de Grignan mettait dans ses rapports avec le chef mal amnistié de la Fronde, une réserve, une froideur qui contrastaient essentiellement avec la franche amitié, l'admiration publique de sa mère. Aussi, quand la première, un peu trop rudement peut-être, refusait une pièce d'argenterie que le prélat, partant pour sa retraite définitive, avait voulu envoyer comme souvenir à sa chère nièce [339], madame de Sévigné, toute pleine de son affection admirative, écrivait de Retz, au milieu de sa douleur de la mort de Turenne, ces mots qu'on lui a avec raison reprochés: «On disoit l'autre jour, en bon lieu, que l'on ne connoissoit que deux hommes au-dessus des autres hommes, lui et M. de Turenne: le voilà donc seul dans ce point d'élévation [340]!» Et dans une lettre suivante, par opposition au héros de la guerre, elle l'appelle résolûment le héros du Bréviaire, car, auprès d'elle, rien ne diminue l'importance pourtant évanouie de cet homme dont la renommée a ébloui sa jeunesse, et dont l'amitié fut le charme durable de sa vie.

Le cardinal de Retz passa un an dans la plus absolue retraite, accomplissant, au milieu des œuvres les plus édifiantes de piété et de charité, le programme qu'il s'était tracé, et demandant à la lecture et à l'étude les occupations nécessaires à sa dévorante activité. Une maladie assez semblable à celle qui avait failli emporter son amie vint l'affliger, et alarmer celle-ci au printemps de 1676. «Je suis toujours en peine, écrit-elle à madame de Grignan le 28 mai, de la santé de notre cardinal; il s'est épuisé à lire: eh! mon Dieu, n'avoit-il pas tout lu [341]?» Et la semaine suivante: «M. le cardinal me mandoit, l'autre jour, que les médecins avoient nommé son mal de tête un rhumatisme de membranes: quel diantre de nom! A ce mot de rhumatisme je pensai pleurer [342]

Cependant, le pape Clément X étant mort, le cardinal de Retz, malgré ses réelles souffrances, dut, sur l'invitation personnelle du roi, se rendre au conclave afin d'y faire prévaloir les intérêts de la France. En partant pour Rome, le 2 août, il écrivit à madame de Sévigné pour lui dire adieu. Elle avait espéré qu'il irait s'embarquer à Marseille, et alors elle recommandait à sa fille «de faire toute chose pour avoir encore la joie de le voir en passant [343].» Mais les cardinaux français prirent, à l'aller et au retour, la voie de terre, et passèrent par Grenoble, ce qui priva madame de Grignan du plaisir que sa mère s'était promis pour elle. «Vous n'aurez pas le plaisir d'avoir cette chère Éminence (écrit madame de Sévigné le 5 août, en annonçant à sa fille ce contre-temps qui est bien plutôt une déception pour elle-même que pour la gouvernante de la Provence); je suis en peine de sa santé: il étoit dans les remèdes, mais il a fallu céder aux instantes prières du maître, qui lui écrivit de sa propre main [344].» Louis XIV avait, à bon droit, grande confiance dans les lumières, l'habileté et le patriotisme du cardinal de Retz, et celui-ci arrivait à Rome en quelque sorte comme le chef du parti français, qui alors avait fort à lutter contre celui de l'Empire, son adversaire traditionnel en Italie.

Le cardinal écrivit exactement à la marquise de Sévigné, de Lyon, de Turin, de Rome, et, contre les prévisions de tous et les craintes de son amie, il ne tarda pas à lui annoncer que «sa santé étoit bien meilleure qu'il n'eût osé l'espérer [345].» Les opérations du conclave furent longues. Enfin, dans les derniers jours de septembre, Retz put mander, et il le fit avec empressement, à madame de Sévigné l'élection du cardinal Odescalchi, sous le nom d'Innocent XI. «M. le cardinal, dit-elle, m'écrit du lendemain qu'il a fait un pape, et m'assure qu'il n'a aucun scrupule.... Il me mande que le pape est encore plus saint d'effet que de nom; qu'il vous a écrit de Lyon en passant, et qu'il ne vous verra point en repassant, dont il est très-fâché; de sorte qu'il se retrouvera dans peu de jours chez lui, comme si de rien n'étoit. Ce voyage lui a fait bien de l'honneur, car il ne se peut rien ajouter au bon exemple qu'il a donné. On croit même que, par le bon choix du souverain pontife, il a remis dans le conclave le Saint-Esprit, qui en étoit exilé depuis tant d'années [346].» Le savant éditeur de la correspondance fait remarquer avec raison qu'il est probable que Retz avait combattu l'élection du nouveau pontife, mais que «le pape une fois nommé, il devait paraître de l'avis du conclave [347].» Une première fois, en 1669, le cardinal de Retz s'était montré opposé à l'exaltation d'Odescalchi, et le parti français était parvenu à faire nommer le cardinal Altieri, devenu Clément X. En 1676, la défection du cardinal d'Estrées fit passer celui que la France croyait lui être hostile, mais à la vertu duquel tout le monde rendait hommage. C'est ce qui résulte de la Relation des conclaves de 1689 et de 1691, que nous a laissée M. de Coulanges, le cousin de la marquise de Sévigné, lequel tenait ces détails rétrospectifs de la bouche du cardinal de Bouillon, qu'il avait accompagné à Rome [348].

Le cardinal de Retz rentra vers le milieu de novembre dans sa retraite de Commercy, mais sans repasser par Paris, dont il s'était lui-même exilé, à la grande douleur de son amie, qui ne pouvait se faire à cette idée de ne plus le voir. «M. de Pomponne, écrit-elle le 18, m'a dit qu'à Rome il n'est question que de notre cardinal; il n'en vient point de lettres qui ne soient pleines de ses louanges: on vouloit l'y retenir pour être le conseil du pape; il s'est encore acquis une nouvelle estime dans ce dernier voyage; il a passé par Grenoble, pour voir sa nièce (la duchesse de Sault-Lesdiguières), mais ce n'est pas sa chère nièce: c'est une chose bien cruelle de ne plus espérer la joie de le revoir; savez-vous bien que cela fait une de mes tristes pensées?»—«Je souhaite, redit-elle à sa fille le surlendemain, que vous vous accommodiez mieux que moi de la pensée de ne le voir jamais; je ne puis m'y accoutumer;» et mêlant à l'idée de cette séparation d'un ami la pensée d'un éloignement bien plus pénible encore: «Je suis destinée, ajoute-t-elle avec mélancolie, à périr par les absences [349]

Aussi madame de Sévigné ne s'occupe-t-elle que des moyens de posséder au plus tôt cette fille dont déjà depuis deux ans elle se trouvait séparée. Forte de son sacrifice de Vichy, elle insiste auprès de M. de Grignan pour qu'une satisfaction si nécessaire à sa vie ne lui soit pas plus longtemps refusée. Toutes ses lettres portent la trace de ce désir devenu chez elle une idée fixe. Désireuse, de son côté, de revoir sa mère, mais retenue par les devoirs de sa situation et les exigences de ses affaires domestiques, madame de Grignan, en septembre, en octobre, en novembre, annonça successivement son arrivée, sans pouvoir réaliser ses projets sincères à cet égard. Ainsi renvoyée de mois en mois, cette pauvre mère en vient à un état d'accablement et de tristesse qui serait une preuve, pour ceux qui en auraient besoin, de l'étendue et de la sincérité d'une tendresse dont on a dit l'expression exagérée, tandis qu'elle n'est que passionnément vraie [350].

En attendant, madame de Sévigné cherche et trouve une occupation du goût de son cœur dans la poursuite des affaires de son gendre et de son fils. Après avoir pris une honorable part aux événements de la campagne dont nous avons rappelé les principaux faits, le baron de Sévigné, malade d'un rhumatisme à la cuisse, et croyant toute opération sérieuse ajournée, était revenu de lui-même à Paris, sans congé, le 22 octobre [351]. Ce retour justifié, mais irrégulier quant à la forme, ne laissa pas que de causer quelques ennuis à sa mère. Sévigné montrait en effet, par là, qu'il n'était pas trop esclave de la discipline militaire, et le roi n'aimait guère qu'on prît de telles libertés avec la hiérarchie. Madame de Sévigné jugea prudent de garder son fils en quelque sorte caché à Livry, jusqu'à ce que sa position eût été régularisée. «Le Frater est toujours ici, mande-t-elle à madame de Grignan, attendant ses attestations qui lui feront avoir son congé. Il clopine, il fait des remèdes; et quoique on nous menace de toutes les sévérités de l'ancienne discipline, nous vivons en paix, dans l'espérance que nous ne serons point pendus. Nous causons et nous lisons: le compère, qui sent que je suis ici pour l'amour de lui, me fait des excuses de la pluie, et n'oublie rien pour me divertir; il y réussit à merveille; nous parlons souvent de vous avec tendresse.» Et le Frater, de ce charmant esprit qui contraste avec le ton un peu tendu de sa sœur, continue: «Ma mère est ici pour l'amour de moi; je suis un pauvre criminel, que l'on menace tous les jours de la Bastille ou d'être cassé. J'espère pourtant que tout s'apaisera par le retour prochain de toutes les troupes. L'état où je suis pourrait tout seul produire cet effet; mais ce n'est plus la mode. Je fais tout ce que je puis pour consoler ma mère, et du vilain temps, et d'avoir quitté Paris: mais elle ne veut pas m'entendre quand je lui parle là-dessus. Elle revient toujours sur les soins que j'ai pris d'elle pendant sa maladie, et, à ce que je puis juger par ses discours, elle est fort fâchée que mon rhumatisme ne soit pas universel, et que je n'aie pas la fièvre continue, afin de pouvoir me témoigner toute sa tendresse et toute l'étendue de sa reconnoissance. Elle seroit tout à fait contente si elle m'avoit seulement vu en état de me faire confesser; mais, par malheur, ce n'est pas pour cette fois: il faut qu'elle se réduise à me voir clopiner comme clopinoit jadis M. de la Rochefoucauld, qui va présentement comme un Basque [352]

En même temps qu'elle poursuivait le congé de son fils auprès de Louvois, qui, à cause de sa parenté avec madame de Coulanges, se montrait gracieux pour elle, la marquise de Sévigné sollicitait de Colbert le renouvellement de la faible indemnité que le roi avait l'habitude d'accorder, à titre de gratification, aux gouverneurs de province dont il était satisfait. Louvois était rude dans le service, mais galant pour les dames. Il n'en était pas de même de Colbert: celui-ci faisait toujours mauvais visage à qui venait lui demander de l'argent [353]. Madame de Sévigné l'éprouva pour son compte en allant l'entretenir des intérêts de son gendre et de sa fille. «J'ai voulu aller à Saint-Germain parler à M. Colbert de votre pension, écrit-elle à cette dernière; j'y étois très-bien accompagnée: M. de Saint-Géran, M. d'Hacqueville et plusieurs autres me consoloient par avance de la glace que j'attendois. Je lui parlai donc de cette pension, je touchai un mot des occupations continuelles et du zèle pour le service du roi; un autre mot des extrêmes dépenses à quoi l'on étoit obligé, et qui ne permettoient pas de rien négliger pour les soutenir; que c'étoit avec peine que M. l'abbé de Grignan et moi nous l'importunions de cette affaire: tout cela étoit plus court et mieux rangé; mais je n'aurai nulle fatigue à vous dire la réponse: Madame, j'en aurai soin; et il me ramène à la porte; et voilà qui est fait [354].» Toutefois madame de Sévigné fut plus heureuse que madame Cornuel. On sait, que ne pouvant tirer du ministre austère ni un mot de réponse, ni même une marque d'attention: «Monseigneur, lui dit celle-ci, faites au moins signe que vous m'entendez [355]

Enfin madame de Grignan se décida à venir à Paris aussitôt que son mari auroit obtenu des États de Provence le don extraordinaire de huit cent mille francs que le roi leur demandait pour cette année (un tiers de plus que les années précédentes), et fait nommer M. de Saint-Andiol, son beau-frère, procureur du pays, c'est-à-dire chargé d'aller porter à Versailles le vote de l'assemblée. C'est dans cette circonstance qu'il faut voir toute la tendresse maternelle de madame de Sévigné. «Je suis vraiment bien contente, dit-elle à sa fille en recevant cette nouvelle, de la bonne résolution que vous prenez; elle sera approuvée de tout le monde, et vous êtes fort loin de comprendre la joie qu'elle me donne [356]

Mais voici un messager envoyé devant, qui accourt annonçant cette chère venue. Quel feu! quelle allégresse, quel trouble!

«Livry, mercredi 25 novembre 1676.—Je me promène dans cette avenue; je vois venir un courrier. Qui est-ce? C'est Pomier: ah! vraiment, voilà qui est admirable. Et quand viendra ma fille?—Madame, elle doit être partie présentement.—Venez donc que je vous embrasse. Et votre don de l'assemblée?—Madame, il est accordé.—A combien?—A huit cent mille francs.—Voilà qui est fort bien, notre pressoir est bon, il n'y a rien à craindre, il n'y a qu'à serrer, notre corde est bonne. Enfin j'ouvre votre lettre, et je vois un détail qui me ravit. Je reconnois aisément les deux caractères, et je vois enfin que vous partez. Je ne vous dis rien sur la parfaite joie que j'en ai. Je vais demain à Paris avec mon fils; il n'y a plus de danger pour lui. J'écris un mot à M. de Pomponne pour lui présenter notre courrier. Vous êtes en chemin par un temps admirable, mais je crains la gelée. Je vous enverrai un carrosse où vous voudrez. Je vais renvoyer Pomier, afin qu'il aille, ce soir, à Versailles, c'est-à-dire à Saint-Germain. J'étrangle tout, car le temps presse. Je me porte fort bien; je vous embrasse mille fois, et le Frater aussi [357]

Avant l'arrivée de sa fille, madame de Sévigné n'écrit plus que trois lettres, trois billets de ce même style, rapide, coupé, joyeux. On voit qu'à la veille de jouir de cette chère présence, elle n'a plus le cœur à l'écriture. «Je ne sais ce que j'ai, dit-elle à son idole, je n'ai plus de goût à vous écrire: d'où vient cela? seroit-ce que je ne vous aime plus [358]?» Elle annonce aux gouverneurs de la Provence que «la nouvelle des huit cent mille francs a été très-agréable au roi et à tous ses ministres»; et, pour compléter cette bouffée de contentement, voilà que le maître accorde à M. de Grignan cette gratification modeste, mais indispensable au voyage de Paris, tant était grande alors la gêne de la noblesse provinciale, et si avancée la ruine latente d'une maison dont le faste apparent ne se soutenait qu'à force d'artifices et d'héroïques expédients. «M. de Pomponne, ajoute cette mère heureuse, le 9 décembre, a glissé fort à propos nos cinq mille francs. Le roi dit, en riant: On dit tous les ans que ce sera pour la dernière fois. M. de Pomponne, en riant, répliqua: Sire, ils sont employés à vous bien servir. Sa Majesté apprit aussi que le marquis de Saint-Andiol étoit procureur du pays; le sourire continua, comme disant qu'on voyoit bien la part qu'avoit M. de Grignan à cette nomination. M. de Pomponne lui dit: Sire, la chose a passé d'une voix, sans aucune contestation ni cabale. Cette conversation finit, et se passa fort bien [359]

Partie d'Aix le 1er décembre, la comtesse de Grignan, seule, car son mari était encore retenu par ses fonctions, cheminait lentement à travers la neige et la glace qu'elle avait trouvées sur sa route, au lieu du beau temps que lui prédisait sa mère, d'abord parce qu'elle le souhaitait, mais aussi pour l'encourager à entreprendre cette longue et fastidieuse marche. Son cœur suit sa fille dans ses pénibles étapes. Elle ne veut pas qu'elle arrive sans trouver sur sa route des excuses de tout ce mauvais temps: «Que ne vous dois-je point, ma chère enfant, pour tant de peines, de fatigues, d'ennuis, de froid, de gelée, de frimas, de veilles? Je crois avoir souffert toutes ces incommodités avec vous; ma pensée n'a pas été un moment séparée de vous, je vous ai suivie partout, et j'ai trouvé mille fois que je ne valois pas l'extrême peine que vous preniez pour moi; c'est-à-dire, par un certain côté, car celui de la tendresse et de l'amitié relève bien mon mérite à votre égard. Quel voyage, bon Dieu! et quelle saison! vous arriverez précisément le plus court jour de l'année, et par conséquent vous nous ramènerez le soleil. J'ai vu une devise qui me conviendroit assez; c'est un arbre sec et comme mort, et autour ces paroles: fin che sol ritorni. Qu'en dites-vous, ma fille? Je ne vous parlerai donc point de votre voyage, nulle question là-dessus; nous tirerons le rideau sur vingt jours d'extrêmes fatigues, et nous tâcherons de donner un autre cours aux petits esprits, et d'autres idées à votre imagination [360]..... Je vous attendrai à dîner à Villeneuve Saint-Georges; vous y trouverez votre potage tout chaud; et, sans faire tort à qui que ce puisse être (ceci pour vous, monsieur de Grignan), vous y trouverez la personne du monde qui vous aime le plus parfaitement. L'abbé vous attendra dans votre chambre bien éclairée avec un bon feu. Ma chère enfant, quelle joie! Puis-je en avoir jamais une plus sensible [361]

Madame de Grignan arriva à Paris le 22 décembre. On peut se figurer les transports de madame de Sévigné de revoir sa fille après deux années entières d'absence, et il faut affirmer aussi la joie de celle-ci, de se retrouver enfin auprès d'une telle mère. Mais, vanité des projets humains, même des plus légitimes rêves de l'amour maternel, ce séjour commun à Paris, que madame de Sévigné avait tant souhaité, fut pour elle l'époque la plus pénible, la plus agitée et la plus douloureuse de son existence, et cela à cause de sa fille et par sa fille, ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant.

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