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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (6/6)

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CHAPITRE VIII.
1678-1679.

Mauvaise santé de madame de Grignan.—Bussy console sa mère.—Madame de Sévigné veut faire nommer son cousin historiographe du roi.—Le baron de Sévigné se distingue à la bataille de Mons.—Paix de Nimègue.—Apogée de Louis XIV.—La Princesse de Clèves.—Retour de Retz à Paris.—Mort de d'Hacqueville.—Le coadjuteur d'Arles prêche devant le roi.—Grâces aux exilés et aux prisonniers.—Mademoiselle de Fontanges.—Nouvelles discussions entre madame de Sévigné et sa fille.—Mort du cardinal de Retz.

Madame de Sévigné garda sa fille deux ans avec elle, en proie à de nouvelles inquiétudes sur cette santé si chère, moins sérieusement compromise qu'elle ne se le figurait, mais cependant assez sérieusement atteinte pour altérer une beauté qui non-seulement était son orgueil, mais faisait sa sécurité. «La belle Madelonne [523] est ici (dit-elle le 8 décembre 1677 à Bussy, son correspondant assidu pendant ces deux années), mais comme il n'y a pas un plaisir pur en ce monde, la joie que j'ai de la voir est fort troublée par le chagrin de sa mauvaise santé. Imaginez-vous, mon pauvre cousin, que cette jolie personne, que vous avez trouvée si souvent à votre gré, est devenue d'une maigreur et d'une délicatesse qui la rend une autre personne, et sa santé est tellement altérée, que je ne puis y penser sans en avoir une véritable inquiétude. Voilà ce que le bon Dieu me gardoit, en me redonnant ma fille [524]

Dès le premier jour, ce sont les mêmes alarmes, les mêmes exagérations qu'au voyage précédent, si rempli de craintes démenties par l'événement. Bussy ne prend point ainsi au tragique l'état de maigreur et d'épuisement de madame de Grignan, et il en fait le texte de quelques plaisanteries conjugales, dont le ton seul devait scandaliser sa cousine, car, au fond, elle pensait comme lui, et avait plus d'une fois fait, auprès de son gendre, acte de belle-mère indiscrète et grondeuse. «Ce que vous me mandez de la belle Madelonne, lui répond-il, me touche extrêmement pour son intérêt et pour le vôtre, car je vous aime fort toutes deux. Je vous disois, quand vous me mandâtes le dessein que vous aviez de donner votre fille à M. de Grignan, que vous ne pouviez mieux faire, et que je ne trouvois rien à redire en lui, sinon qu'il usoit trop de femmes. En effet, n'est-ce pas une honte, et un honnête assassinat de faire six enfants à une pauvre enfant elle-même, en neuf ans? Dieu me garde d'être prophète!.... mais quand il ne lui feroit d'autre mal que de l'avoir mise dans l'état où elle est, c'en seroit assez pour diminuer l'amitié que j'avois pour lui. Cependant, madame, il faut avoir grand soin de cette infante; il la faut surtout réjouir... Mais cela est plaisant que je m'embarque à vous dire pour une simple maigreur, tout ce qu'on diroit pour les plus grands malheurs. C'est vous qui m'avez surpris en vous lamentant pour cela, comme si c'étoit un mal incurable. Cependant le plaisir de vous voir, et Paris, engraisseront, avant qu'il soit deux mois, la belle Madelonne; un peu de célibat lui seroit fort salutaire; je ne sais, pourtant, si elle n'aimeroit pas mieux le mal que le remède: mais, n'est-ce pas assez parler d'elle pour une fois [525]?....»

Le mois suivant, à cause de la rigueur exceptionnelle de l'hiver, revinrent les grandes inquiétudes au sujet de la poitrine de madame de Grignan. «Je vous avoue, redit avec douleur sa mère à Bussy, que la mauvaise santé de cette pauvre Provençale me comble de tristesse; sa poitrine est d'une délicatesse qui me fait trembler, et le froid l'avoit tellement pénétrée, qu'elle en perdit, hier, la voix plus de trois heures; elle avoit une peine à respirer qui me faisoit mourir. Avec cela elle est opiniâtre, et refuse le seul remède qui la pourroit guérir, qui est le lait de vache: je crois que la nécessité l'y contraindra à la fin; en attendant, il est bien triste de la voir dans l'état où elle est [526]

Bussy qui, malgré de grandes protestations de paroles, n'est pas bienveillant pour madame de Grignan, laquelle, sous les mêmes apparences amicales, le lui rendait bien, cherche à rassurer sa mère par des arguments où il y a plus de malice enveloppée que de véritable intérêt. «Une égratignure avec du chagrin, lui dit-il, fait plus de mal que la fièvre quarte avec un esprit content d'ailleurs. Je vous parle ainsi, ma chère cousine, parce que je crois que tous les maux de la belle Madelonne viennent de sa tête. Tant qu'elle a été la plus jolie fille de France [527], elle a été la plus saine; elle est encore jeune, et cela me fait assurer qu'il n'y a que son esprit qui rende ses maux incurables. Son opiniâtreté est un bon témoignage; si elle vouloit guérir, elle ne résisteroit pas aux conseils des habiles gens en ces matières. Qu'elle se retourne de bon cœur à Dieu, en lui demandant la patience; qu'elle aime à vivre et à vivre gaiement. Je ne lui conseille rien que je n'aie pratiqué depuis douze ans [528]

Bussy voulait dire par là que madame de Grignan s'ennuyait en Provence, et regrettait Paris. «Je crois (lui écrivait-il trois ans auparavant, pendant le deuxième séjour de la jeune gouvernante auprès de sa mère), que vous aimeriez mieux aller et demeurer en Provence, que de faire la moindre des choses contre votre devoir; mais je crois que vous souhaiteriez extrêmement que votre devoir s'accordât à demeurer à Paris [529].» Dans ce même voyage de 1678, madame de Grignan ayant cru mander une douceur à Bussy en lui disant qu'il faisait fort mal de passer ses hivers en Bourgogne, quand elle passait les siens dans la capitale: «Vous savez aussi bien que moi (lui réplique-t-il avec une vivacité peu courtoise et un malicieux sous-entendu) que n'est pas à Paris qui veut [530]!....»

Pour qui connaît Bussy, Paris ne veut pas signifier ici madame de Sévigné, mais la cour; et ce ne serait peut-être pas calomnier ce bon parent que de dire qu'à ce moment il lui passait dans l'esprit, pour en faire un sujet de regret à sa cousine, quelque souvenir des projets gratuitement attribués à Louis XIV, et qui le portaient à écrire à madame de Montmorency avec autant de joie que peu de scrupule: «Je serois fort aise que le roi s'attachât à mademoiselle de Sévigné, car la demoiselle est fort de mes amies, et il ne pourroit être mieux en maîtresse [531].» M. Walckenaer a déjà désintéressé Louis XIV de ce dessein, et, par conséquent, il n'y a rien à en dire quant à madame de Grignan. En la tenant donc pour ce que la reconnaît Bussy, pour une femme qui mettait le devoir avant tout, il n'y aurait point à la blâmer d'avoir souhaité, ce qu'elle chercha inutilement à obtenir, une charge de cour pour son mari, qui l'eût fait elle-même vivre et probablement briller sur un théâtre plus digne d'elle, lui eût donné les moyens de relever la fortune de ses enfants, et surtout lui eût permis de passer sa vie avec sa mère.

Mais Bussy n'aime point madame de Grignan. A la mère il proteste «qu'en quelque lieu que sa fille et lui se trouvent, il l'aimera et l'estimera toujours extrêmement [532]:» sa correspondance de 1678 nous fournit deux exemples de cette tendresse, qui n'ont pas été relevés dans la biographie de madame de Grignan, et qui doivent trouver place ici, car ils constituent un de ces contrastes, entre ce qu'on dit et ce qu'on pense, qui sont à la fois plaisants et tristes.

Afin d'empêcher un luxe désordonné, auquel même les femmes qui passaient pour les plus sages prenaient part, le roi avait, sous peine d'amende, défendu le port des étoffes d'or et d'argent [533]. C'est à ce propos que l'une des nombreuses amies de Bussy, madame de Seneville, lui mande de Paris, le 25 avril: «Je ne saurois fermer ma lettre sans vous dire que votre belle cousine de Grignan, étant ces jours passés au Petit Saint-Antoine, toute couverte d'or et d'argent, malgré l'étroite défense et la plus exactement observée que jamais, essuya la réprimande et les menaces d'un commissaire qui en étonna tout le monde, et dont la dame fut fort embarrassée [534].» «Cela est bien imprudent à madame de Grignan, répond Bussy, de s'exposer à recevoir un affront; mais je ne comprends pas que le commissaire se soit contenté de la menacer, et ne lui ait pas fait payer l'amende. Cette femme-là a de l'esprit, mais un esprit aigre, d'une gloire insupportable, et fera bien des sottises. Elle se fera autant d'ennemis que sa mère s'est fait d'amis et d'adorateurs [535].» Trois mois après, et madame de Grignan à peu près guérie mais toujours très-maigre, l'amie la plus assidue de Bussy lui mande à son tour: «Je rencontrai, l'autre jour, madame de Sévigné, en vérité encore belle. On dit que madame de Grignan ne l'est plus, et qu'elle voit partir sa beauté avec un si grand regret, que cela la fera mourir [536].» Bussy reprend, toujours affectueux pour la mère, mais fort peu tendre au chagrin de la fille: «Ce n'est pas seulement le bon tempérament de madame de Sévigné qui la fait encore belle, c'est aussi son bon esprit. Je crois que quand on a la tête bien faite, on en a le visage plus beau. Pour madame de Grignan, je la trouve bien folle de ne vouloir pas survivre à sa beauté [537].» Ces rudesses, qui révèlent le fond du cœur, ont été raturées avec soin par Bussy ou par les siens [538] sur le manuscrit où il a copié de sa main les lettres qu'il écrivait et celles qu'il recevait, et qui, à défaut des missives autographes, a servi de texte original au dernier éditeur de sa correspondance. Il faut remercier celui-ci d'avoir, par une habile lecture, rétabli ces passages caractéristiques ainsi que plusieurs autres fragments intéressants que n'avaient pu déchiffrer ses devanciers. Bussy se gardait bien de faire connaître de tels blasphèmes à madame de Sévigné, et il continua à simuler pour la fille une grande tendresse, tout en éprouvant pour la mère une sincère et touchante affection, que l'âge ne faisait qu'accroître, affection mutuelle dont on trouve des marques nombreuses dans leur correspondance suivie de ces deux remarquables années 1678 et 1679 [539].

Ces deux années virent le point culminant de la grandeur de Louis XIV et de la prospérité de l'ancienne monarchie. Les victoires antérieures n'avaient pu encore décider l'Europe à la paix. Dans la campagne de 1678, Louis voulut frapper un grand coup qui décourageât toutes les espérances et forçât toutes les volontés. La guerre fut reprise, au cœur même de l'hiver, en Allemagne et en Flandre. Le roi partit lui-même, dès le 7 février, pour aller faire le siége de Gand, qui ouvrit ses portes le 9 mars, en même temps qu'on investissait Mons, Namur, Charleroy et Ypres, par une ruse de guerre dont l'ennemi fut complètement la dupe [540].

Madame de Sévigné rend bon compte à Bussy, son correspondant militaire, de ce nouveau succès: «Que dites-vous de la prise de Gand? Il y avoit longtemps, mon cousin, qu'on n'y avoit vu un roi de France. En vérité, le nôtre est admirable, et mériteroit bien d'avoir d'autres historiens que deux poëtes: vous savez aussi bien que moi ce qu'on dit en disant des poëtes? Il n'en auroit nul besoin; il ne faudroit ni fable ni fiction pour le mettre au-dessus des autres; il ne faudroit qu'un style droit, pur et net d'un homme de qualité et de guerre comme j'en connois. J'ai toujours cela dans la tête, et je reprendrai le fil de la conversation avec le ministre, comme le doit une bonne Françoise [541].» Ce ministre était M. de Pomponne, et madame de Sévigné veut parler ici d'un projet que, dans sa sollicitude de parente, elle avait formé d'obtenir pour Bussy le titre d'historiographe du roi, espérant qu'il y trouverait quelque occasion de profit ou de faveur.

Elle en avait déjà entretenu son cousin, quelques mois auparavant, en lui annonçant que le roi venait de charger Boileau et Racine d'écrire son histoire, et c'est à ceux-ci qu'elle fait allusion dans le passage que nous venons de transcrire. «Vous savez bien, lui disait-elle, que le roi a donné deux mille écus de pension à Racine et à Despréaux, en leur commandant de tout quitter pour travailler à son histoire, dont il aura soin de leur donner des mémoires. Je voudrois déjà voir ce bel ouvrage [542].»—«Je ne pense pas, riposte Bussy, que Despréaux et Racine soient capables de bien faire l'histoire du roi; mais ce sera sa justice et sa clémence qui le rendront recommandable à la postérité; sans cela on découvriroit toujours que les louanges qu'on lui auroit données ne seroient que des flatteries [543].» Le bel esprit, le capitaine-académicien, le Mestre de camp de la cavalerie légère et Maréchal de France in petto, en parle avec moins de modestie encore à son ami le duc de Saint-Aignan: «On m'a mandé que le roi avoit chargé Racine et Despréaux de travailler à son histoire. Sans parler du caractère de ces gens-là, que je tiens plus propres à des vers qu'à de la prose, j'avois cru qu'il falloit de plus nobles mains que les leurs pour cet ouvrage. Outre qu'un homme de guerre n'eût pas eu besoin de consulter personne pour parler en termes du métier, il me paroît que les actions du plus grand roi du monde devoient être écrites par un de ses principaux capitaines, si lui-même, comme César, ne s'en vouloit pas donner la peine [544]

Dix-sept ans auparavant Bussy-Rabutin avait conçu de lui-même le dessein formé dans ces derniers temps par l'amitié de sa cousine. C'est lui qui nous l'apprend en ces termes dans une lettre à Corbinelli: «Quand je priai le duc de Saint-Aignan, en 1664, de dire au roi qu'en attendant que je pusse recommencer à le servir dans la guerre, je suppliois Sa Majesté de trouver bon que j'écrivisse son histoire, il me fit réponse qu'il n'avoit pas encore assez fait pour cela, mais qu'il espéroit me donner un jour de la matière [545].» Aujourd'hui que la matière commençait à devenir suffisamment riche, Louis XIV avait mieux aimé confier le soin de sa renommée aux plumes respectées de Racine et de Boileau, qu'à celle de l'historien de madame de Montglat et de la comtesse d'Olonne.

Il est vrai que l'auteur d'Andromaque et son fidèle ami s'annonçaient un peu trop en poëtes, c'est-à-dire en exagérateurs, ainsi que le sous-entend madame de Sévigné. Sa réponse à Bussy en note un exemple: «Vous me parlez fort bien, en vérité, sur Racine et sur Despréaux. Le roi leur dit, il y a quatre jours: «Je suis fâché que vous ne soyez venus à cette dernière campagne; vous auriez vu la guerre et votre voyage n'eût pas été long.» Racine lui répondit: «Sire, nous sommes deux bourgeois qui n'avons que des habits de ville; nous en commandâmes de campagne, mais les places que vous attaquiez furent plutôt prises que nos habits ne furent faits.» Cela fut reçu très-agréablement. Ah! que je sais un homme de qualité à qui j'aurois bien plutôt fait écrire mon histoire qu'à ces bourgeois-là, si j'étois son maître: c'est cela qui seroit digne de la postérité [546]!» Il n'est pas possible de prendre au sérieux de telles exclamations. Parents, amis, avons-nous dit, traitent cette vanité comme une maladie incurable. On passe tout à un homme qui ne doit point guérir. Madame de Sévigné suivait, cependant, avec sincérité, son projet auprès de M. de Pomponne, pressé par elle de pressentir le roi. En se faisant appuyer par Corbinelli, elle demande à son cousin, dans l'espoir de le faire parvenir au maître, un fragment choisi de ses Mémoires, comme échantillon de son savoir-faire, ce que Bussy s'empressa de lui envoyer, en y joignant un commencement de l'histoire de Louis XIV, qu'il avait essayé pendant son séjour à la Bastille [547].

Le roi avait emmené avec lui, au siége de Gand, ses deux historiens-poëtes, qui avaient eu tout le temps de s'équiper en guerre. La marquise de Sévigné s'égaye à leurs dépens, prenant le ton de la noblesse militaire, laquelle ne pensait pas que des bourgeois, ce qui veut alors dire tout ce qui n'était pas d'épée, eussent qualité pour parler des choses de la guerre: «Ces deux poëtes-historiens suivent donc la cour, plus ébaubis que vous ne le sauriez penser, à pied, à cheval, dans la boue jusqu'aux oreilles, couchant poétiquement aux rayons de la belle maîtresse d'Endymion. Il faut cependant qu'ils aient de bons yeux pour remarquer exactement toutes les actions du prince qu'ils veulent peindre. Ils font leur cour par l'étonnement qu'ils témoignent de ces légions si nombreuses, et des fatigues qui ne sont que trop vraies. Il me semble qu'ils ont assez de l'air des deux Jean Doucet [548]. Ils disoient l'autre jour au roi, qu'ils n'étoient plus si étonnés de la valeur extraordinaire des soldats, qu'ils avoient raison de souhaiter d'être tués pour finir une vie si épouvantable. Cela fait rire, et ils font leur cour. Ils disoient aussi qu'encore que le roi craigne les senteurs, ce Gand d'Espagne ne lui fera point de mal à la tête. J'y ajoute qu'un prince moins sage et moins grand que Sa Majesté, en pourroit bien être entêté, sans avoir de vapeurs. Voilà bien des sottises, mon cher cousin; je ne sais comme Racine et Despréaux m'ont conduite sans y penser; c'est ma plume qui a mis tout ceci sans mon consentement [549].» N'y avait-il pas là, de la part de madame de Sévigné, quelque légère pointe de rancune contre l'impitoyable bourreau de ce pauvre Chapelain, son maître, et contre le compagnon de joyeuse jeunesse de son fils, un confrère en Champmeslé, et, de plus, rival heureux de notre vieil ami Corneille?

Dans son beau travail sur madame de Maintenon, M. le duc de Noailles a reproduit une page des souvenirs de Racine fils qui doit figurer en cet endroit, car elle fait bien connaître toutes les circonstances de ce curieux épisode d'histoire littéraire, où se trouvent mêlés le nom de madame de Montespan et celui de sa rivale, avec des détails qui se rattachent à la chute de l'une et à l'élévation de l'autre:

«A cette époque (1677) on eut l'idée de faire une histoire par les médailles, des principaux événements du règne. «Ce projet, dit Louis Racine dans ses Mémoires sur la vie de son père, se changea bientôt en celui d'une histoire suivie du règne entier. C'est chez madame de Montespan qu'il fut agité et résolu. C'était elle qui l'avait imaginé, et, lorsqu'on eut pris ce parti, ce fut madame de Maintenon qui proposa au roi de charger du soin d'écrire cette histoire Boileau et mon père. Le roi, qui les en jugea capables, les nomma ses historiographes en 1677. Les deux historiens se mirent aussitôt à l'œuvre, et quand ils avaient écrit quelque morceau intéressant, ils allaient le lire au roi. Ces lectures se faisaient chez madame de Montespan. Tous deux avaient leur entrée chez elle aux heures que le roi venait y jouer, et madame de Maintenon était ordinairement présente à la lecture. Elle avait, au rapport de Boileau, plus de goût pour mon père que pour lui, et madame de Montespan avait, au contraire, plus de goût pour Boileau que pour mon père; mais ils faisaient toujours leur cour ensemble, sans aucune jalousie entre eux. Lorsque le roi arrivait chez madame de Montespan, ils lui lisaient quelque chose de son histoire; ensuite le jeu commençait, et lorsqu'il échappait à madame de Montespan, pendant le jeu, des paroles un peu aigres, ils remarquèrent, quoique fort peu clairvoyants, que le roi sans lui répondre regardait en souriant madame de Maintenon, qui était assise vis-à-vis de lui sur un tabouret, et qui enfin disparut tout à coup de ces assemblées. Ils la rencontrèrent dans la galerie, et ils lui demandèrent pourquoi elle ne venait plus écouter leur lecture. Elle leur répondit fort froidement: «Je ne suis plus admise à ces mystères.» Comme ils lui trouvaient beaucoup d'esprit, ils en furent mortifiés et étonnés. Leur étonnement fut bien plus grand lorsque le roi, obligé de garder le lit, les fit appeler avec ordre d'apporter ce qu'ils avaient écrit de nouveau sur son histoire, et qu'ils virent en entrant madame de Maintenon assise dans un fauteuil, près du chevet du roi, s'entretenant familièrement avec Sa Majesté. Ils allaient commencer leur lecture, lorsque madame de Montespan, qui n'était point attendue, entra, et après quelques compliments au roi en fit de si longs à madame de Maintenon que, pour les interrompre, le roi lui dit de s'asseoir; «n'étant pas juste, ajouta-t-il, qu'on lût sans vous un ouvrage que vous avez vous-même commandé.» Son premier mouvement fut de prendre une bougie pour éclairer le lecteur. Elle fit ensuite réflexion qu'il était plus convenable de s'asseoir et de faire tous ses efforts pour paraître attentive à la lecture. Depuis ce jour le crédit de madame de Maintenon alla en augmentant d'une manière si visible que les deux historiens lui firent leur cour autant qu'ils la savaient faire [550].» Dans ce rôle étudié, dans ce courroux concentré de madame de Montespan, on pressent la jalousie, les éclats, la colère dont nous serons bientôt les témoins.

Ce projet d'histoire confié au double talent de Boileau et de Racine, qui devaient se consulter avec Pellisson, déjà chargé précédemment de la même mission, n'aboutit point [551]. Quinze ans après, l'abbé de Choisy en parle comme d'un travail en cours d'exécution et dont on attendait encore les premières feuilles [552]. Brossette s'entretient souvent avec son ami de cette œuvre longue et difficile qui paraît avoir rebuté deux hommes pourvus de tous les dons de l'écrivain, mais à qui la nature avait refusé le génie tout particulier de l'histoire [553].

Soit que Louis XIV n'acceptât point l'offre qui lui était faite au nom de Bussy, soit que M. de Pomponne se souciât peu d'intervenir dans cette délicate affaire, madame de Sévigné en fut pour ses peines et ses vœux. Mais Bussy avait pris goût au projet; il s'y entêta, et, comme il s'était créé lui-même maréchal de France, il s'adjugea la mission plus loisible et mieux justifiée d'écrire l'histoire du roi. Il voulut l'en aviser directement par une lettre des plus bizarres, datée de son lieu d'exil, et où, entre autres choses, il lui dit ce qui suit: «Ce qui donnera encore beaucoup de créance à ce que j'écrirai de vous, Sire, ce sera de voir que je ne suis pas payé pour en parler, et de peur même qu'on ne croie, un jour, que c'étoit pour être rappelé que j'en disois tant de bien, je supplie Votre Majesté très-humblement de me laisser ici le reste de ma vie; où je la servirai mieux que la plupart de ceux qui l'approchent tous les jours. J'ai de la naissance et de l'esprit, Sire, aussi bien que M. de Comines, pour faire estimer ce que j'écrirai, et j'ai plus de services à la guerre que lui, ce qui donnera plus de poids à des mémoires qui traitent des actions d'un grand capitaine aussi bien que d'un grand roi [554].» Pour n'être pas d'un poëte, le lecteur voit qu'il ne manque rien à cet éloge. Quant à la bizarrerie du tour employé pour faire agréer sa demande, Bussy en donne, lui-même, une explication qui, sous le peu de modestie des termes, révèle toute l'habileté d'un courtisan sans cesse en quête de combinaisons capables de rappeler cette folle de Fortune à qui véritablement il déplaît [555]. «Cette lettre (dit-il en la transcrivant et en l'annotant sur ses manuscrits pour l'édification de la postérité) paroîtra si extraordinaire à la plupart du monde qui ne regardent que le dehors des affaires, que je veux dire les raisons qui me l'ont fait écrire. Premièrement, il faut qu'on sache que je ne voudrois pas avoir permission de retourner à la cour ou seulement à Paris, si l'on ne me donnoit, en même temps, des honneurs et du bien; car j'aurois beaucoup plus de peine de voir de près des gens, qui ont toujours été au-dessous de moi, tenir un plus grand rang et marcher d'un plus grand air, que je n'en ai de demeurer dans une province où les emplois que j'ai eus me distinguent de tout le monde; et quand même on me donneroit le bien et les honneurs que je devrois avoir, à quoi je ne vois nulle apparence, je m'en soucierois fort peu. L'âge que j'ai (soixante et un ans) et les injustices qu'on m'a faites me donnent un grand mépris de tout cela: cependant je voudrois bien établir mes enfants, et c'est ce qui m'oblige de faire au roi un grand sacrifice, en apparence, qui ne me coûte guère en effet, croyant ou qu'il ne se voudra pas laisser vaincre en honnêtetés, et qu'il me fera justice, ou qu'au moins il fera quelque chose pour ma famille. Si l'on examine cette lettre on la trouvera délicate et fine, et si elle ne fait pas l'effet qu'on en devroit attendre, ce seroit la faute de la Fortune, sans laquelle les desseins les mieux concertés et les mieux conduits ont toujours un méchant succès [556]

Louis XIV reçut avec une sorte de compassion cette épître qui lui fut remise par M. de Pomponne. C'est ce qu'on peut induire de la réponse de ce ministre à Bussy: «J'ai satisfait, monsieur, à ce que vous désiriez de moi. J'ai lu au roi la lettre que vous avez bien voulu m'adresser pour Sa Majesté. Elle étoit telle et si pleine de zèle et de passion pour sa gloire et pour son service, qu'elle m'a paru en avoir été agréablement écoutée. Personne, assurément, monsieur, ne peut mieux traiter que vous le grand sujet que vous proposez de l'histoire de Sa Majesté [557]

Bussy se pare de ce résultat négatif auprès de tous ses amis, ou de ceux qu'il croyait tels, quêtant de doubles félicitations, pour la lettre qu'il avait écrite et la banale réponse qui lui était faite. Sa cousine, en lui payant le tribut charitable et usité de ses louanges, lui donne quelques détails plus flatteurs pour son amour-propre sur l'accueil fait à sa mémorable épître par le roi et son bienveillant ministre. «Je loue fort, lui dit-elle, la lettre que vous avez écrite au roi; je l'avois déjà dit à son ministre, et nous avions admiré ensemble comme le désir de l'immortalité et de ne rien perdre de toutes les grandes vérités que l'on doit dire de son règne, ne l'a point porté à vouloir un historien digne de lui. Il reçut fort bien votre lettre, et dit en souriant: «Il a bien de l'esprit; il écrira bien quand il voudra écrire.» On dit là-dessus tout ce qu'il faut dire, et cela demeure tout court. Il n'importe, je trouve votre lettre d'un style noble, libre et galant, qui me plaît fort. Je ne crois pas qu'autre que vous ait jamais conseillé à son maître de laisser dans l'exil son petit serviteur, afin de donner créance au bien qu'on a à dire de lui, et d'ôter tout soupçon de flatterie à l'histoire qu'on veut écrire.» Le fidèle et compatissant Corbinelli ajoute aussi son coup d'encensoir et renchérit encore sur le style de madame de Sévigné, sachant bien qu'avec cet amour-propre robuste, il n'y a pas d'exagération à craindre, et qu'on ne peut jamais outrer la condescendance ni l'éloge. «J'ai lu, monsieur, lui dit-il, la lettre que vous écrivez au roi; je l'ai trouvée charmante par les sentiments, par le tour, par le style, par la noble facilité, et par tout ce qui peut rendre un ouvrage de cette espèce incomparable. Je n'y ai rien vu dont on se pût passer, ni rien non plus à y ajouter. Le roi devroit vous commander d'être son unique historien [558]

C'est chose risible de voir l'épanouissement de satisfaction et de reconnaissante tendresse qui se manifeste chez Bussy enivré par de telles complaisances. «Je voudrois, répond-il d'abord à sa cousine, que vous vissiez avec quelle joie je reçois vos lettres, madame; tout ce que je vous dirai jamais de plus tendre ne vous persuaderoit pas si bien que je vous aime, ni toutes les louanges que je vous donnerai, ne vous feront pas tant voir combien je vous estime... Je suis charmé de l'approbation que vous donnez à la lettre que j'ai écrite au roi; c'est, à mon gré, mon chef-d'œuvre, et je trouve que quand Sa Majesté ne seroit pas touchée de ce que je fais pour elle, son intérêt propre l'obligeroit à quelque reconnoissance pour moi ou pour ma maison. Je crois que mes Mémoires, et particulièrement cette dernière lettre, seront à la postérité une satire contre lui s'il est ingrat; et j'ai trouvé plus sûr, plus délicat et plus honnête de me venger ainsi des maux qu'il m'a faits, en cas qu'il ne veuille point les réparer, que de m'emporter contre lui en injures que j'aurois de la peine à faire passer pour légitimes [559].» Et dans un post-scriptum, à l'adresse de Corbinelli, Bussy saisit encore l'occasion de varier son double thème sur ses mérites propres et sur les obligations du roi: «J'ai trouvé ma lettre au roi fort belle, monsieur, quand je l'eus écrite; mais on ne peut jamais mieux connoître si elle l'est effectivement que vous le faites, ni le mieux dire. Il ne me paroît pas que Sa Majesté me dût commander de faire son histoire. Il devroit, seulement, avoir de la reconnoissance pour la manière dont je parle de lui, qui lui fera bien plus d'honneur que tout ce que diront les Pellisson, les Despréaux et les Racine. Qu'il soit aussi long qu'il voudra à reconnoître ce que je fais pour lui, sa lenteur à me faire du bien ne me ralentira pas à en dire de lui, et j'ai mes raisons de dire la vérité jusqu'au bout. Je fais depuis vingt ans tout ce que je puis pour faire dignement son éloge, et lui, il fait tout ce qu'il peut par son ingratitude pour faire de cet éloge une satire [560]

On voit ce qu'il y avait sous cette résignation factice et toute d'apparat. Bussy, quoi qu'il en ait dit, ne cessa jamais d'espérer, non pas seulement son retour à la cour, mais sa réintégration dans ses emplois. En attendant, il multipliait les prétextes de solliciter quelques faveurs pour ses deux fils, l'un d'épée et l'autre d'église, qu'on lui fit attendre, et qui furent médiocres, car le roi se contenta de donner au premier une compagnie de cavalerie, et une abbaye au second.

La marquise de Sévigné avait le sien à la guerre qui se poursuivait avec des succès constants. Quelques jours après la prise de Gand, le roi avait en personne attaqué Ypres, qui, malgré une vive défense, fut obligé de se rendre le 25 avril 1678 [561]. Ce dernier succès décida de la paix, et Louis XIV retourna à Versailles pendant que les négociateurs de Nimègue activaient sérieusement leur œuvre, conduite jusque-là avec tant de lenteurs calculées. Mais toutes les puissances coalisées ne se rendirent point en même temps. La Hollande, qui avait le plus souffert depuis le commencement de la lutte, céda la première, et, le 10 août, un traité fut signé entre les envoyés des États généraux et les plénipotentiaires de la France, au grand dépit du tenace Guillaume d'Orange, qui, connaissant probablement (on l'en a accusé) la conclusion de la paix, quatre jours après n'en voulut pas moins combattre une dernière fois les Français qui tenaient la campagne sous le commandement de Luxembourg, dans le voisinage de Mons: il espérait en avoir bon marché, en les surprenant dans la croyance où ils étaient de la cessation des hostilités.

Madame de Sévigné donne sur cette rencontre inattendue des détails où la belle conduite de son fils tient une grande et maternelle part. «Où est votre fils, mon cousin (écrit-elle à Bussy)? Pour le mien, il ne mourra jamais, puisqu'il n'a pas été tué dix ou douze fois auprès de Mons. La paix étant faite et signée le 9 août, M. le prince d'Orange a voulu se donner le divertissement de ce tournoi. Vous savez qu'il n'y a pas eu moins de sang répandu qu'à Senef. Le lendemain du combat, il envoya faire des excuses à M. de Luxembourg, et lui manda que, s'il lui avoit fait savoir que la paix étoit signée, il se seroit bien gardé de le combattre. Cela ne vous paroît-il pas ressembler à l'homme qui se bat en duel à la comédie, et qui demande pardon à tous les coups qu'il donne dans le corps de son ennemi. Les principaux officiers des deux partis prirent donc, dans une conférence, un air de paix, et convinrent de faire entrer du secours dans Mons. Mon fils étoit à cette entrevue romanesque. Le marquis de Grana (il commandait le contingent espagnol dans l'armée coalisée) demanda à M. de Luxembourg qui étoit un escadron qui avoit soutenu, deux heures durant, le feu de neuf de ses canons, qui tiroient sans cesse pour se rendre maîtres de la batterie que mon fils soutenoit. M. de Luxembourg lui dit que c'étoient les gendarmes-Dauphin, et que M. de Sévigné, qu'il lui montra là présent, étoit à leur tête. Vous comprenez tout ce qui lui fut dit d'agréable, et combien, en pareille rencontre, on se trouve payé de sa patience. Il est vrai qu'elle fut grande; il eut quarante de ses gendarmes tués derrière lui. Je ne comprends pas comment on peut revenir de ces occasions si chaudes et si longues, où l'on n'a qu'une immutabilité qui nous fait voir la mort mille fois plus horrible que quand on est dans l'action, et qu'on s'occupe à battre et à se défendre. Voilà l'aventure de mon pauvre fils, et c'est ainsi que l'on en usa le propre jour que la paix commença. C'est comme cela qu'on pourroit dire de lui, plus justement qu'on ne disoit de Dangeau: «Si la paix dure dix ans, il sera maréchal de France [562].» Dangeau était devenu général sans presque avoir vu le feu: on ne pouvait mieux se moquer d'un avancement militaire obtenu seulement par des services de cour [563].

Cette belle conduite de Charles de Sévigné, qui inaugurait dignement ainsi son premier commandement militaire, est attestée par un journal soigneux d'enregistrer les nouvelles de guerre, et qui trouve moyen de joindra à l'éloge du sous-lieutenant des gendarmes-Dauphin, celui de sa mère et de sa sœur. «M. le marquis de Sévigné, dit l'auteur du Mercure galant à sa correspondante anonyme, commandant la compagnie de monseigneur le Dauphin, demeura exposé pendant trois heures à neuf pièces de canon des ennemis, qui tuèrent ou blessèrent quarante cavaliers de son escadron. On ne peut montrer plus de fermeté qu'il n'en fit paroître en cette rencontre. Vous n'en serez pas surprise après ce que je vous ai dit de lui dans plusieurs de mes lettres. Elles vous ont appris qu'il s'est souvent distingué, et on est aisément persuadé, par tout ce qu'il a fait, qu'il n'a pas moins de cœur qu'il y a de beauté et d'esprit dans sa famille [564]

Le procédé de Guillaume d'Orange fut diversement apprécié dans cette circonstance. «Les amis du prince, dit le chevalier Temple, firent, aussi bien que ses ennemis, plusieurs réflexions sur cette bataille. Quelques-uns dirent que Son Altesse savoit, avant le commencement du combat, que la paix avoit été signée; qu'il avoit trop hasardé les forces des États (de Hollande) et fait un trop grand sacrifice à son honneur, puisqu'il ne lui en pouvoit revenir aucun avantage. D'autres dirent que les lettres que les États écrivoient au prince pour l'avertir que la paix avoit été conclue, étoient, à la vérité, arrivées au camp au commencement du combat, mais que le marquis de Grana les avoit interceptées et les avoit cachées au prince, dans l'espérance que cette action pourroit empêcher les effets du traité. Je n'ai jamais pu être informé de la vérité de cette affaire; ce qu'il y a de certain, est que le prince d'Orange ne pouvoit finir la guerre avec plus de gloire, ni témoigner un plus grand ressentiment qu'on lui arrachât des mains une si belle occasion, en signant si précipitamment la paix, qu'il n'avoit jamais cru que les États pussent signer sans le consentement de l'Espagne [565].» «Mais (ajoute le diplomate anglais, lequel, malgré sa mauvaise humeur, ne marchande pas les louanges à la France, c'est-à-dire à son chef, qui, avec tant de succès et de gloire, faisait alors ses destinées), l'Espagne fut contrainte, d'une nécessité indispensable, d'accepter les conditions de paix que les Hollandois avoient négociées pour elle, ce qui laissa la paix de l'Empire et la restitution de la Lorraine entièrement à la discrétion de la France. Tout ce que je viens de rapporter me fait encore conclure que la conduite des François dans toute cette affaire a été admirable, et qu'il est très-vrai, selon le proverbe italien, que gli Francesi pazzi sono morti [566]

Les négociations ayant pour objet de procurer une paix générale prirent encore près d'une année. Enfin les premiers mois de 1679 virent successivement à Paris les cérémonies, les compliments et les fêtes pour la signature des divers traités avec la Hollande, l'Espagne, l'empereur d'Allemagne et le marquis de Brandebourg, qui n'était point encore roi de Prusse, traités où la France intervenait comme la puissance prépondérante en Europe. Ce furent dans tout le royaume, comme à Paris, des réjouissances infinies [567]. On était heureux et fier d'une aussi glorieuse issue de dix ans de guerres, qui avaient accru le renom de la France, tout en augmentant son territoire. Louis XIV en reçut ce nom de Grand, qui étonnait moins l'Europe qu'il ne nous étonne, et qu'elle traduisait à sa façon, en appelant le roi celui qu'il est de mode aujourd'hui d'amoindrir, parce qu'on ne veut voir que les malheurs et les fautes de sa vieillesse, trop oublieux des grandes choses accumulées dans les vingt-cinq années de sa splendeur. On sait que Louis XIV avait pris, ou, pour mieux dire, qu'on lui avait donné le soleil pour emblème. M. Clément, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, fit à propos de la paix générale une nouvelle devise pour lui. Elle se composait de l'arc-en-ciel, brillant après l'orage, avec ces mots: Solis opus [568]. Tout le monde applaudit à cette devise si bien trouvée.

La paix publiée, les armées rentrèrent en France, et la plupart des corps furent licenciés. Sévigné et le chevalier de Grignan revinrent à Paris, et contribuèrent pour leur part à l'agrément de l'hôtel Carnavalet, qui, grâce aux nombreux amis de madame de Sévigné et de sa fille, commençait à devenir l'un des centres de la vie parisienne, qu'il ne faut pas confondre avec la vie de cour.

Pendant ces deux radieuses années de 1678 et 1679, la mère et la fille furent témoins de plusieurs événements publics et privés, bien faits, les derniers surtout, pour provoquer leur intérêt, car ils concernaient des amis ou des connaissances dont les noms reviennent souvent dans ces Mémoires.

Le 16 mars 1678 parut, chez Barbin, un ouvrage annoncé d'avance, longtemps attendu avec impatience, et connu sans doute de madame de Sévigné par des lectures faites dans l'intimité. Nous voulons parler de la Princesse de Clèves de madame de La Fayette [569]. Il faut lire dans la notice exquise dont M. Sainte-Beuve a orné cette galerie de portraits de femmes qu'il a pris le temps de faire courts, et qui est un véritable écrin littéraire, il faut lire, disons-nous, tout ce qui est relatif à la composition, à l'apparition, au succès, à la portée et à l'influence de ce délicieux roman, qui accomplit la révolution du genre [570]. Malgré quelques prétentions de coopération attribuées à Segrais, et que ce juge à l'œil sûr écarte d'une manière définitive, la Princesse de Clèves, ainsi qu'il le dit, «fut bien reçue comme l'œuvre de la seule madame de La Fayette, aidée du goût de M. de La Rochefoucauld.» Madame de Sévigné avait trop de goût elle-même, et aimait trop les auteurs, pour ne pas apprécier favorablement leur livre; aussi en écrit-elle d'abord à Bussy sur le ton du plus complet éloge: «C'est une des plus charmantes choses, dit-elle, que j'aie jamais lues.» Mais Bussy trouve à redire; il distingue, il épluche, et, sur la demande de sa cousine, il lui envoie sa critique, assez bénigne toutefois. «Votre critique de la Princesse de Clèves est admirable, mon cousin, lui répond-elle un peu vite; j'y ai trouvé ce que j'en ai pensé [571]...» C'est là un de ces traits qui ont fait accuser madame de Sévigné de prendre assez facilement l'opinion des gens, de hurler parfois avec les loups. Non dans cette circonstance; et c'est bien plutôt une approbation de formule, telle qu'elle est depuis quelque temps dans l'habitude d'en prodiguer à Bussy.

Elle se montra moins facile à lui donner gain de cause sur le compte d'un autre ami dont le retour à Paris réalisait l'un de ses vœux les plus ardents, mais scandalisait fort ceux qui avaient admiré et approuvé sa disparition du monde. Après avoir longtemps hésité, le cardinal de Retz s'était enfin décidé à quitter sa retraite de Commercy, et, non content du séjour de Saint-Denis, était venu prendre gîte chez sa vraie nièce, à l'hôtel Lesdiguières, où il se dédommageait, paraît-il, de sa longue contrainte. C'est madame de Scudéry, toujours friande de détails malicieux, qui annonce cette nouvelle à Bussy en ces termes, à la date du 29 avril 1678: «Le cardinal de Retz est ici logé avec M. et madame de Lesdiguières; c'est une maison qui fait grosse figure, et le seul réduit (lieu de réunion) de Paris. Toute la France y est tous les soirs [572].» Bussy, qui avait cru à l'éternelle retraite de Retz, se répand en exclamations: «Le cardinal de Retz a donc jeté le froc aux orties. A qui se fiera-t-on après cela? Je n'ai jamais vu une vocation qui eût non-seulement tant d'apparence de sincérité, mais encore de durer jusqu'au tombeau. On m'a dit que le roi lui avoit fait mille amitiés. Je vois bien qu'on n'est dévot que jusqu'aux caresses d'un grand prince [573].» Toujours courtisan sous cachet: il sait bien que la poste a peu de respect et de scrupules et il veut avoir les bonnes grâces du Cabinet noir.

Quelques jours après l'arrivée de Retz à Paris, la marquise de Sévigné en écrit à l'un de ceux auxquels elle ouvre son cœur avec le plus de confiance. Cette lettre curieuse, qui fait connaître les motifs du retour du cardinal, ou du moins le tour que ses amis voulaient donner à sa rentrée dans le monde, ainsi que le mécontentement du public en regard de la joie un peu isolée de madame de Sévigné, ne se trouve pas dans la correspondance générale de celle-ci. On la lit dans le recueil particulier des Lettres inédites, publiées une première fois par Millevoye en 1814, et qui devront, quoi qu'en ait pensé le plus savant des éditeurs de notre illustre épistolaire, être comprises intégralement dans toute nouvelle édition de sa Correspondance [574]. Voici cette lettre, envoyée de Paris, le 28 avril, à M. le comte de Guitaud:

«J'ai épuisé tout mon esprit à écrire à mes hommes d'affaires, vous n'aurez que le reste. M. le cardinal de Retz est arrivé tout tel qu'il est parti: il loge à l'hôtel Lesdiguières. Il est allé, ce matin, à Saint-Germain; il a un procès à faire juger, qui achève de payer ses dettes, cela vaut bien la peine qu'il le sollicite lui-même. Je crois qu'il sera à Saint-Denis pendant le voyage du roi, qui s'en va le dixième de mai. Tout le monde meurt d'envie de trouver à reprendre quelque chose à cette Éminence; et il semble même que l'on soit en colère contre lui, et qu'on veuille rompre à feu et à sang. Je ne comprends point cette conduite, et, pour moi, j'ai été extrêmement aise de le voir: je ne suis point payée ni députée de la part de la forêt de Saint-Mihiel pour la venger de ce qu'il n'y passe point le reste de sa vie; je trouve que le pape en a mieux disposé qu'il n'auroit fait lui-même: le monde tout entier ne vaut pas la peine d'une telle contrainte, il n'y a que Dieu qui mérite qu'on soutienne ces sortes de retraites. Je lui fais crédit pour sa conduite; tous ses amis se sont si bien trouvés de s'être fiés à lui, que je veux m'y fier encore; il saura très-bien soutenir la gageure par la règle de sa vie. Vous ne le verrez point de ruelle en ruelle soutenir les conversations et juger les beaux ouvrages; il sera retiré de bonne heure, fera et recevra peu de visites, ne verra que ses amis et des gens qui lui conviennent, et qui ne seront point de contrebande à la régularité de sa vie. Voilà de quoi je trouve qu'on doit s'accommoder: pour moi, j'en suis contente, et j'aime et honore cette Éminence plus que jamais. Il m'a témoigné beaucoup d'amitié; la méchante santé de ma fille l'a empêchée de pouvoir rendre ce premier devoir par une visite [575]

Cette espèce de plaidoyer adressé par madame de Sévigné au comte de Guitaud, qui évidemment ne le lui demandait pas, indique la situation d'esprit des amis du cardinal de Retz: ils le défendent plus qu'on ne l'attaque, tant ils sentent le côté faible de sa conduite. On voit aussi, dans cette lettre, la confirmation qui va devenir plus formelle tout à l'heure, de cette négociation pressentie des amis de Retz, pour obtenir du pape qu'il usât envers lui d'une autorité qui devait trouver peu de résistance.

C'est dans ces circonstances que Bussy, voulant avoir le cœur net sur la réapparition qu'on lui disait très-mondaine, d'un homme dont il avait fort loué la retraite, s'adressa à sa cousine, qui, mieux que personne, pouvait le renseigner à cet égard. «Mais je vous supplie, lui écrit-il le 14 juin, de me mander ce que c'est que le retour du cardinal de Retz dans le monde; cet homme que nous ne croyions revoir qu'au jour du jugement, est dans l'hôtel de Lesdiguières avec tout ce qu'il y a d'honnêtes gens en France [576]. Expliquez-moi cela, madame, car il me semble que ce retour n'est autre chose que ce que disoient ceux qui se moquoient de sa retraite [577].»—«Pour le cardinal de Retz (répond madame de Sévigné reprenant les choses d'un peu haut), vous savez qu'il a voulu se démettre de son chapeau de cardinal. Le pape ne l'a pas voulu, et non-seulement s'est trouvé offensé qu'on veuille se défaire de cette dignité quand on veut aller en paradis, mais il lui a défendu de faire aucun séjour à Saint-Mihiel, à trois lieues de Commercy, qui est le lieu qu'il avoit choisi pour demeure, disant qu'il n'est pas permis aux cardinaux de faire aucune résidence dans d'autres abbayes que dans les leurs. C'est la mode de Rome; et l'on ne se fait point ermite al dispetto del Papa. Ainsi Commercy étant le lieu du monde le plus passant, il est venu demeurer à Saint-Denis, où il passe sa vie très-conformément à la retraite qu'il s'est imposée. Il a été quelque temps à l'hôtel de Lesdiguières; mais cette maison étoit devenue la sienne. Ce n'étoient plus les amis du duc qui y dînoient, c'étoient ceux du cardinal. Il a vu très-peu de monde, et il est, il y a plus de deux mois, à Saint-Denis. Il a un procès qu'il fera juger, parce que, selon qu'il se tournera, ses dettes seront achevées d'être payées ou non. Vous savez qu'il s'est acquitté de onze cent mille écus. Il n'a reçu cet exemple de personne, et personne ne le suivra. Enfin, il faut se fier à lui de soutenir sa gageure. Il est bien plus régulier qu'en Lorraine, et il est toujours très-digne d'être honoré. Ceux qui veulent s'en dispenser l'auroient aussi bien fait, quand il seroit demeuré à Commercy, qu'étant revenu à Saint-Denis [578]

Ainsi le biais donné à la résurrection de cet ermite à bout de voies, c'était que Commercy se trouvant trop accessible et trop mondain, et Saint-Mihiel n'étant point sa propre abbaye, le cardinal, par esprit d'obéissance et un plus grand amour de la solitude, avait dû venir se loger à Saint-Denis, dont il était abbé titulaire, mais en subissant l'obligation d'en sortir lorsque ses affaires l'appelleraient à Paris, ce qui, quoi qu'en dise son heureuse, indulgente et peut-être candide amie, lui arrivait souvent. La considération du procès était pourtant réelle, si toutefois la présence de Retz eût été indispensable pour assurer le succès d'une cause juste. Ce procès fut gagné, et l'ancien dissipateur put achever de payer ses dettes. «Je suis bien aise (répond Bussy, décidé à se contenter de peu, évidemment pour plaire à sa cousine), que vous m'ayez éclairci de la conduite du cardinal de Retz, qui, de loin, me paroissoit changée, car j'aimois à l'estimer, et cela me fait croire qu'il soutiendra jusqu'au bout la beauté de sa retraite [579].» On voit combien Bussy est accommodant d'appeler retraite ce nouveau genre de vie dont Retz ne se départit point.

Le contentement de la marquise de Sévigné fut douloureusement troublé par la perte d'un ami unique, qui était aussi pour le cardinal de Retz l'un des trois fidèles qui, lors de son départ, lui avaient fait la conduite jusqu'à la frontière de la Lorraine [580]. Nous voulons parler de ce d'Hacqueville, révélé seulement mais pour toujours connu par la correspondance de madame de Sévigné: cet ami si dévoué, si obligeant, «trésor de bonté, de capacité, d'application, d'exactitude et d'impénétrable discrétion;» cet homme adorable, sans pareil, inépuisable, qui «faisoit des affaires de ses amis les siennes propres», et même, «n'aimoit que ceux dont il étoit accablé»; si allant, si venant, toujours courant, si habile à se multiplier qu'on l'avait surnommé les d'Hacqueville, dans l'impossibilité de croire qu'un seul pût rendre tant de services à la fois, et que madame de Sévigné, dans sa reconnaissance bien justifiée, nomme à son tour le grand d'Hacqueville [581].

Les lettres où elle devait parler de la perte de cet ami ne nous sont point parvenues. Son meilleur éditeur, sans rien rapporter des circonstances de cette mort, nous apprend qu'une note ancienne, inscrite sur une lettre adressée à la comtesse de Guitaud par d'Hacqueville, énonce que celui-ci était mort subitement à Paris, le 31 juillet 1678 [582]. On trouve, à cet égard, dans la nouvelle Correspondance de Bussy et de ses amis, quatre lignes négligées par les précédents éditeurs, que nous reproduisons, malgré la nature des détails qu'elles nous font connaître: «M. d'Hacqueville, écrit le 5 août M. de Gaignères [583], est mort en sept heures de temps, après avoir pris un lavement: chacun l'a cru empoisonné; cependant on l'a ouvert, et l'on a trouvé que le lavement avoit fait crever un abcès qu'il avoit dans le boyau [584].» Bussy repousse cette idée d'un empoisonnement si étrange. «Il faut avoir bien envie, répond-il, de trouver des causes étrangères à la mort de d'Hacqueville pour l'attribuer au poison. Pour moi je m'étonnois qu'avec le visage qu'il avoit il y avoit si longtemps, il eût tant vécu, outre qu'il étoit si généralement aimé que personne n'en vouloit à sa vie [585]

C'est une des premières fois, depuis la Brinvilliers, que revient, dans les correspondances du temps, ce mot sinistre d'empoisonnement, qui, avant un an, va de nouveau épouvanter Paris [586]. Le passage si précis et si peu destiné à déguiser la vérité, de Gaignères, doit suffire pour enlever à la mort de d'Hacqueville tout caractère extraordinaire. Cependant les soupçons dont parle le correspondant de Bussy ont été recueillis par un autre contemporain, l'abbé Blache, qui dans des Mémoires inouïs, non-seulement affirme que d'Hacqueville serait mort empoisonné, mais l'accuse lui-même (ceci est tout un monde de menées et d'horreurs souterraines) d'avoir été le complice du cardinal de Retz et de la marquise d'Assérac, dans un complot ourdi pendant de longues années, pour faire périr par le poison d'abord le cardinal Mazarin, et plus tard Louis XIV et le Dauphin son fils [587]. Des preuves, l'abbé Blache n'en donne point dans son œuvre, qui offre souvent des caractères d'évidente extravagance; mais il nous a semblé que nous ne devions rien déguiser au lecteur de ce qui concerne les principaux personnages de cette histoire [588].

Ce mois de juillet vit encore le mariage de la fille de l'un des hommes qui figurent souvent dans la correspondance de madame de Sévigné. Mais pour elle ce n'était qu'un ami de province, c'est-à-dire un de ceux à qui elle montrait une bienveillance un peu banale à cause de son séjour à Aigues-Mortes, où il avait été relégué, ce qui lui permettait de donner à madame de Grignan quelques soins dont la mère était reconnaissante. Nous voulons parler de ce brillant et perverti marquis de Vardes, exilé en 1672 pour avoir dévoilé à la reine Marie-Thérèse les amours de son époux et de la Vallière [589]. Lié depuis bien des années avec le disgracié, Corbinelli avait été choisi par lui pour son résident à Paris et auprès des puissances, et, prudent et de bon conseil, il conduisait ses affaires au contentement de toute la famille [590]. «C'est lui (écrit madame de Sévigné, deux ans avant, dans cette lettre que nous venons de citer), qui maintient l'union entre madame de Nicolaï (belle-mère de Vardes) et son gendre; c'est lui qui gouverne tous les desseins qu'on a pour la petite (la fille de Vardes); tout a relation et se mène par Corbinelli; il dépense très-peu à Vardes, car il est honnête, philosophe et discret [591].» En 1678, Corbinelli avait négocié le mariage de mademoiselle de Vardes, une riche héritière, avec Louis de Rohan-Chabot, duc de Rohan. L'agrément du roi obtenu, il partit pour le Languedoc, afin d'y faire consentir le père, à qui le roi demandait sa charge de capitaine des Cent-Suisses, pour en revêtir le marquis de Tilladet, et le prix probablement en être compté à sa fille. L'exilé voulait, au préalable, obtenir comme compensation son retour à la cour. Corbinelli revint du Languedoc avec la démission de Vardes et son consentement au mariage, qui eut lieu le 28 juillet, en son absence, son rappel devant se faire attendre encore cinq années [592].

Les amis de Corbinelli se flattaient que, satisfait de ses services, Vardes, dont la générosité était connue, profiterait de cette occasion pour accomplir, vis-à-vis de son résident, quelqu'un de ces actes de libéralité qu'un gentilhomme pauvre pouvait alors accepter sans honte et sans blâme, d'un plus grand seigneur que lui, favorisé de la fortune, et auquel il appartenait. Il n'en fut rien pour cette fois. Mais un ami, devenu plus magnifique à mesure qu'il avait mis plus d'ordre dans ses affaires, vint au secours d'un dénoûment si philosophiquement supporté jusque-là. «M. le cardinal de Retz, (mande à Bussy madame de Sévigné toute joyeuse et à cause de celui qui reçoit et à cause de celui qui donne), le plus généreux et le plus noble prélat du monde, a voulu donner à Corbinelli une marque de son amitié et de son estime. Il le reconnoît pour son allié, mais, bien plus, pour un homme aimable et fort malheureux. Il a trouvé du plaisir à le tirer d'un état où M. de Vardes l'a laissé, après tant de souffrances pour lui, et tant de services importants, et enfin il lui porta, avant-hier, deux cents pistoles pour une année de la pension qu'il lui veut donner. Il y a longtemps que je n'ai eu une joie si sensible. La sienne est beaucoup moindre; il n'y a que sa reconnoissance qui soit infinie; sa philosophie n'en est pas ébranlée; et comme je sais que vous l'aimez, je suis assurée que vous serez aussi aise que moi [593].» Bussy montre, en effet, un contentement égal: «Si vous saviez, dit-il, le redoublement d'estime et d'amitié que j'ai pour M. le cardinal de Retz depuis les grâces que j'ai appris qu'il a faites à notre ami, vous comprendriez combien je l'aime, et je suis si content du cardinal que je lui souhaiterois dix ans de moins que son pensionnaire; ce seroit le compte de tous les deux [594].» Lors de la guerre de la Fronde, Bussy avait plus d'une fois utilisé les services de Corbinelli, resté pour lui un ami [595]. La parenté, prise évidemment pour prétexte par Retz dans cet acte de libéralité, venait du mariage d'Antoine de Gondi avec Madeleine Corbinelli, contracté en 1463, quand les deux familles habitaient ensemble à Florence [596]. Mais le cardinal de Retz, qui avait curieusement étudié sa généalogie, n'en était pas, en 1678, à découvrir cette particularité de l'histoire de sa maison. Il est plus probable que ce qu'il récompensait d'une pension chez Corbinelli, c'était un dévouement récemment mis à l'épreuve, et une participation habile et discrète aux faits qui avaient amené son retour à Saint-Denis, ou pour mieux dire à Paris.

A la fin de cette année, M. de Grignan, après avoir tenu les Etats de la Provence à Lambesc, vint rejoindre sa femme à Paris. En annonçant leur clôture, de Visé ajoute avec sa galanterie habituelle pour le nom de Sévigné: «C'est M. le comte de Grignan, lieutenant-général de la province, qui a clos cette assemblée, et le même qui nous a enlevé la belle mademoiselle de Sévigné qui faisoit un des agréables ornements de la cour [597].» Le mois suivant, le même recueil annonce que «le duc de Vendôme avoit prêté serment de fidélité entre les mains du roi, pour son gouvernement de Provence [598].» Malgré cela, le jeune duc, aussi avide de plaisirs qu'il venait de se montrer passionné pour la guerre, était fort peu pressé d'aller prendre possession de son gouvernement, qu'il laissa, au gré de la cour, deux années encore entre les mains de son habile lieutenant.

Le recueil que nous consultons volontiers, et auquel nous trouvons à emprunter des détails nouveaux et négligés par les éditeurs de madame de Sévigné, nous apprend qu'au commencement de cet hiver, l'un des membres de la famille de Grignan, le coadjuteur d'Arles, qui, déjà, lors de la mort de Turenne, avait su se faire applaudir en haranguant le roi au nom du clergé [599], s'était de nouveau signalé en prêchant à Versailles à l'occasion de la fête de tous les Saints. Après avoir constaté avec complaisance «l'éloquence qu'on admira dans le sermon que M. de Grignan, coadjuteur d'Arles, fit à Versailles, le jour de la Toussaint, en présence de Leurs Majestés,» le Mercure de décembre ajoute: «Il seroit difficile d'exprimer les applaudissements qu'il en reçut. Le roi, lui-même, l'en félicita, et eut la bonté de lui dire qu'il n'avoit jamais mieux entendu prêcher [600].» Le mot est fort, à cette époque où la chaire retentissait de ces voix éloquentes ayant nom Fléchier, Bourdaloue, Bossuet. Il est difficile cependant de révoquer en doute cette courtoisie royale vis-à-vis du coadjuteur d'Arles, car, si bienveillant qu'il paraisse pour la famille de Grignan, De Visé, l'auteur du Mercure galant, à l'excès prudent et timide, n'eût osé gratuitement prêter au roi des discours que celui-ci n'aurait point tenus. Il y revient, et avec plus de détails, en rendant compte au mois de janvier de l'année suivante, des nouveaux succès obtenus par le coadjuteur à la station de l'Avent, que Louis XIV, évidemment satisfait de lui, l'avait chargé de prêcher devant la cour. Nous copions le Mercure, qui profite de l'occasion pour faire l'éloge des divers membres de la maison de Grignan, surtout de leur doyen vénéré, l'archevêque d'Arles, l'une des grandes situations du clergé provincial d'alors:

«Je me souviens de vous avoir parlé, le dernier mois, du succès qu'avoit eu M. le coadjuteur d'Arles en prêchant devant le roi, le jour de la fête de tous les Saints. J'aurois aujourd'hui beaucoup à vous dire, si j'entreprenois de vous marquer combien toute la cour a donné d'applaudissements à ses derniers sermons de l'Avent. Il est certain que Sa Majesté n'avoit de longtemps entendu un prédicateur, ni avec tant d'assiduité, ni avec tant de satisfaction: aussi a-t-elle dit plusieurs fois, à son avantage, qu'elle n'avoit jamais ouï mieux prêcher. Tous les compliments que lui a faits ce digne prélat, ont été aussi justes que bien tournés; et dans les louanges qu'il a données au roi, il a conservé toujours un certain air grave et d'autorité qu'inspire aux prédicateurs la dignité de leur caractère. Vous savez qu'il est de la maison de Grignan. Il a pour frères M. le comte de Grignan, lieutenant de roi en Provence, M. le chevalier de Grignan, mestre de camp et brigadier de cavalerie, qui s'est signalé dans plusieurs occasions pendant cette dernière guerre, et M. l'abbé de Grignan, que nous avons vu agent du clergé. Ils sont tous neveux de M. l'archevêque d'Arles, commandeur des ordres du roi. Personne n'ignore le mérite de ce grand prélat. Il est d'une vertu consommée, et, tout aveugle qu'il est, on peut dire qu'il y a peu d'hommes en France aussi éclairés que lui. J'irois loin si je m'engageois à vous faire ici l'éloge en particulier de tous ceux que je viens de vous nommer. Je vous dirai seulement une chose qui les fait admirer de toute la terre, c'est la parfaite union qu'on leur voit garder entre eux. Ils ont tous une si tendre et si cordiale amitié l'un pour l'autre, et ils vivent dans une si étroite correspondance, qu'il semble qu'ils n'aient qu'un cœur et qu'une âme. C'est ce qui fera toujours subsister cette illustre famille dans le même état, et qu'on peut prendre pour un présage assuré d'une prospérité éternelle [601].» L'union des Grignan, leur amour, leur fidèle dévouement de famille, ressortent de toutes les pages de la correspondance de madame de Sévigné, sauf toutefois en ce qui concerne le coadjuteur d'Arles, qui est l'occasion de cet éloge collectif, et dont nous verrons les coupables froideurs à l'égard d'un oncle qu'il fuyait trop pour le bruit de Paris. Quant à la prospérité présente de la maison de Grignan, madame de Sévigné nous dira bientôt ce qu'il fallait en penser; et ces promesses de splendeur future nous font un singulier effet à nous, qui connaissons les embarras alors cachés du gouverneur de la Provence, et qui savons que madame de Simiane se vit obligée, à quarante ans de là, de vendre le château de ses pères pour payer les frais de leur faste traditionnel.

M. de Grignan, qui avait amené avec lui son jeune fils, âgé de sept ans, fit pendant ce séjour à Paris sortir de leur couvent les deux filles nées de son premier mariage avec Angélique-Claire d'Angennes [602], et la correspondance de la marquise de Sévigné avec Bussy nous montre tout ce monde vivant plutôt de la vie de famille que des plaisirs du temps, dans l'hôtel de Carnavalet où l'on n'était point définitivement établi, ne l'ayant d'abord pris qu'à titre d'essai.

Pour la Cour et les grandes réunions mondaines de la Ville, l'hiver était des plus brillants. La paix mettait la joie dans tous les cœurs. C'était à Saint-Germain qu'avaient encore lieu les fêtes royales, en attendant l'achèvement de ce fastueux, ruineux et meurtrier Versailles, appelé avec raison un favori sans mérite, car il semblait un défi jeté à la nature par une volonté impatiente de tout dominer, même les éléments. «Le roi (dit à ce propos madame de Sévigné, le 12 octobre 1678) veut aller samedi à Versailles, mais il semble que Dieu ne le veuille pas, par l'impossibilité de faire que les bâtiments soient en état de le recevoir, et par la mortalité prodigieuse des ouvriers, dont on emporte, toutes les nuits, comme de l'Hôtel-Dieu, des chariots pleins de morts: on cache cette triste marche pour ne pas effrayer les ateliers, et ne pas décrier l'air de ce favori sans mérite. Vous savez ce bon mot sur Versailles [603].» La marquise de Sévigné ne dit point l'auteur de ce mot, qui n'était pas sans courage, et qu'elle accompagne de commentaires, pour le temps non moins hardis; mais Voltaire l'attribue au duc de Créqui [604].

Cet hiver, comme le précédent, fut d'une rigueur inusitée. Madame de Sévigné se plaint fort «des glaces et des neiges insupportables qui avoient fait des rues autant de grands chemins rompus d'ornières;» et, voulant justifier, auprès de Bussy, sa fille en retard d'une réponse, elle ajoute: «Sa poitrine, son encre, sa plume, ses pensées, tout est gelé [605].» Ce grand froid ne les empêchait point de courir aux prédications du rival de Bossuet, qui alors attiraient tout Paris. «Nous sommes occupées présentement, (écrit en février, au même, la marquise de Sévigné) à juger des beaux sermons: le père Bourdaloue tonne à Saint-Jacques de la Boucherie; il falloit qu'il prêchât dans un lieu plus accessible; la presse et les carrosses y font une telle confusion, que le commerce de tout ce quartier-là en est interrompu [606]

La joie de la paix était encore accrue par les bruits répandus de grâces prochaines. La pensée se reportait vers les disgraciés, les exilés, les prisonniers. Louis XIV était triomphant, l'opinion le faisait clément. Après avoir vaincu l'extérieur, il voulait, disait-on, remporter sa dernière victoire sur le cœur de ses sujets. Madame de Sévigné recueillait avidement tous ces bruits, son regard tourné vers la Bourgogne et Pignerol. Ce n'est pas elle, toutefois, qui annonce à son cousin, son seul correspondant de cette date, et, de plus, fort intéressé à la chose, la nouvelle des premières grâces faites par le roi; c'est le marquis de Trichâteau, gouverneur de Semur, l'un des voisins de terre du disgracié, lequel lui apprend, dans une lettre du 13 janvier 1679, qu'on lui mande de Paris que «le roi a fait revenir d'exil MM. d'Olonne, de Vassé, Vineuil, les abbés d'Effiat et de Bellébat [607],» éloignés des résidences royales, comme soupçonnés d'avoir pris part à des intrigues de cour pendant la jeunesse de Louis XIV.

Ce bon traitement envers des personnages relativement obscurs, ouvrait les cœurs à l'espérance pour d'autres absents plus célèbres et plus malheureux. C'était un sujet d'entretien toujours saisi avec empressement par la marquise de Sévigné. Le 27 février, elle mentionne à Bussy une conversation tenue à cet égard chez un personnage qu'elle ne désigne point, ce qui nous laisse flotter entre M. de Pomponne, M. de La Rochefoucauld, ou plutôt le cardinal de Retz, à cause de certains vœux de mauvaise fortune, formés à l'encontre de gens puissants: «J'étois, l'autre jour, en un lieu où l'on tailloit en plein drap sur les grâces que le public attendoit de la bonté du roi. On ouvroit des prisons, on faisoit revenir des exilés, en remettoit plusieurs choses à leur place, et on en ôtoit plusieurs aussi de celles qui y sont. Vous ne fûtes pas oublié dans ce remue-ménage, et l'on parla de vous dignement. Voilà tout ce qu'une lettre vous en peut apprendre [608].» Et comme présage de cet avenir souhaité, elle est heureuse de mander que celui qui tient évidemment une place privilégiée dans ses préoccupations et dans ses vœux, vient enfin d'obtenir une première faveur. «Savez-vous, reprend-t-elle, l'adoucissement de la prison de MM. de Lauzun et Fouquet? Cette permission qu'ils ont de voir tous ceux de la citadelle, et de se voir eux-mêmes, de manger et de causer ensemble, est peut-être une des plus sensibles joies qu'ils auront jamais [609].» Est-ce le hasard ou une sorte d'affectation d'indifférence en parlant à l'homme le plus malicieux et le mieux disposé à ne rien laisser tomber, qui lui fait ainsi nommer Lauzun, dont elle se soucie peu, avant Fouquet, toujours son ami?

Le premier, on le sait, après l'éclair de faveur extraordinaire qui faillit lui faire épouser la cousine germaine de Louis XIV, s'était par ses violences envers madame de Montespan, à laquelle il attribuait sa déconvenue, attiré le courroux royal, et au mois de novembre 1671 il avait été enfermé dans la citadelle de Pignerol, à côté du surintendant, qui resta neuf ans à se douter d'un pareil voisinage [610]. Fouquet obtint bientôt d'autres adoucissements que ceux dont parle son ancienne amie. Il put recevoir les habitants de Pignerol: enfin sa famille fut autorisée à le visiter et même à demeurer avec lui. Déjà son frère, l'abbé Fouquet, avait vu lever la défense qui, depuis vingt ans, pesait sur lui d'habiter Paris [611].

Les grâces que devait amener la paix se bornèrent là, et Bussy attendit encore trois ans avant de voir arriver son tour.

D'autres préoccupations vinrent bientôt captiver l'attention de la cour. C'est à l'année 1679 que se place le commencement du règne éphémère de cette beauté d'esprit simple, qu'on appelait mademoiselle de Fontanges. La première mention que l'on trouve d'elle se lit dans le Mercure du mois d'octobre 1678. En annonçant sa réception comme fille d'honneur de MADAME, seconde duchesse d'Orléans, De Visé, louangeur intrépide, lui accorde un témoignage qu'il ne craint pas d'étendre de sa personne à son esprit. «Le roi, dit-il, étant parti pour Versailles, le 16 de ce mois, Leurs Altesses Royales vinrent ici (à Paris) le lendemain, et reçurent mademoiselle de Fontanges à la place de mademoiselle de Mesnières, à présent duchesse de Villars. C'est une fort belle personne. Elle est grande, blonde, a le teint vif, les yeux bleus, et mille belles qualités de corps et d'esprit dans une grande jeunesse. M. le comte de Roussille, son père, est d'Auvergne [612]. Elle devait être présentée par madame la princesse Palatine, qui l'a donnée; mais, comme elle étoit malade, madame la duchesse de Ventadour l'a présentée au lieu d'elle» [613]. Née en 1661, mademoiselle de Fontanges avait alors dix-huit ans. MADAME confirme, en un point, ce portrait de l'auteur du Mercure: «Elle était, écrit-elle, belle des pieds jusqu'à la tête;» mais (ajoute-t-elle aussitôt) «elle avait peu de jugement» [614]. De plus, MADAME lui accorde «un fort bon cœur.» Elle ne parut pas plaire d'abord au roi: «Voilà un loup qui ne me mangera pas,» dit-il en riant à sa belle-sœur [615].

Mais son éclatante beauté, sa jeunesse radieuse, ne tardèrent pas à fixer tous les regards. «Mademoiselle de Fontanges fait bruit à la cour,» mande le 23 novembre madame de Scudéry [616]. Six mois ne s'étaient pas écoulés que des scènes vives et multipliées entre madame de Montespan et le roi, vinrent faire connaître à tous un amour que Louis XIV désirait tenir caché, amour violent comme une passion dernière de jeunesse attardée. Voulant surtout tenir de madame de Sévigné, si curieuse de tels faits, si bien renseignée de ces mystères, l'histoire de la nouvelle galanterie royale, nous renvoyons au chapitre suivant tous détails à cet égard, que nous fournira avec abondance sa correspondance bientôt reprise avec sa fille, et qui ici nous fait défaut. Il en sera de même de l'affaire dite des Poisons, qui commença aussi vers le même temps, et dont madame de Sévigné, une fois sa fille partie, lui déroule au long l'histoire vraiment inouïe.

Au mois de mai de cette année 1679, madame de Grignan avait formé le projet de s'en retourner en Provence, car le désir du duc de Vendôme de ne point encore quitter sa vie de plaisirs, y rappelait son mari. Le 29 du mois la marquise de Sévigné annonce en ces termes à Bussy une douleur pour elle toujours nouvelle: «Il y a dix jours que nous sommes tous à Livry par le plus beau temps du monde: ma fille s'y portoit assez bien; elle vient de partir avec plusieurs Grignans; je la suivrai demain. Je voudrois bien qu'elle me demeurât tout l'été: je crois que sa santé le voudroit aussi, mais elle a une raison austère qui lui fait préférer son devoir à sa vie. Nous l'arrêtâmes l'année passée, et, parce qu'elle croit se porter mieux, je crains qu'elle ne nous échappe celle-ci [617].» Mais dès la lettre suivante elle reprend: «Ma fille ne s'en ira qu'au mois de septembre. Elle se porte mieux. Elle vous fait mille amitiés. Si vous la connoissiez davantage, vous l'aimeriez encore mieux [618]

Qu'est-ce qui décida ainsi tout d'un coup madame de Grignan à prolonger de quatre mois son séjour à Paris, et fit aussi consentir M. de Grignan, pressé pourtant de retourner à son poste, à attendre sa femme pendant tout ce temps? Il y a là un petit mystère d'intérieur qui n'a jamais été recherché, ni même, ce nous semble, soupçonné, et qui nous paraît emprunter quelque lumière de certains points négligés de la correspondance de madame de Sévigné.

On a vu tout son culte pour le cardinal de Retz; on connaît aussi les sentiments affectueux et publiquement manifestés de celui-ci pour cette amie si ancienne et si fidèle, ainsi que pour sa fille [619]. Gondi avait presque fait le mariage de mademoiselle de Rabutin-Chantal avec le marquis de Sévigné, son parent. Il avait voulu être le parrain du troisième enfant de madame de Grignan qu'il se plaisait à appeler sa nièce, quoiqu'il n'y eût, au fond, entre eux, qu'une alliance fort éloignée. On lui attribuait des intentions testamentaires favorables à la maison de Grignan; mais ce n'était point à Pauline, sa filleule, que l'on pensait qu'il laisserait une portion, peut-être la totalité d'une fortune considérable encore, malgré de grands payements de dettes effectués depuis quelques années. Le cardinal avait paru s'attacher d'une manière toute particulière au jeune marquis de Grignan, qui annonçait une intelligence heureuse et un charmant caractère. Il lui avait déjà témoigné de loin de bienveillantes dispositions: la gentillesse de ses sept ans ne fit qu'accroître, à ce premier voyage à Paris, un attachement tout paternel et plein d'espérances. Comme la duchesse de Lesdiguières, la plus proche parente du cardinal de Retz, n'avait qu'un fils déjà puissamment riche, rien ne faisait obstacle à ce que celui de madame de Grignan fût choisi pour l'héritier du prélat.

C'était là l'un des rêves les plus choyés de madame de Sévigné, qui devinait, plus encore qu'elle ne la connaissait, la position gênée de son gendre. En vue de sa réalisation, elle ne négligeait rien de tout ce que pouvaient lui inspirer son amour passionné pour sa fille, son tact, son adresse, qu'amnistiait en ceci son véritable dévouement pour le cardinal de Retz. Elle trouvait un aide dans Corbinelli, pleinement associé à ses vœux et à ses projets, et employant sans restriction, dans l'intérêt des Grignan, son influence récente, mais réelle, sur l'esprit du cardinal.

Quoique désirant fort pour son fils une fortune si nécessaire à son avenir, madame de Grignan était loin de mettre à sa poursuite la vivacité et les soins de sa mère. La tournure de son caractère, sa susceptibilité, sa roideur, la rendaient peu propre à ce manége obstiné, au moyen duquel les gens experts savent attirer à eux les successions les plus éloignées, les plus improbables. Incapable, autant qu'elle, de rien tenter d'excessif et de déloyal, madame de Sévigné eût voulu que sa fille se montrât, du moins, prévenante, polie sinon gracieuse, pour un homme dont l'amitié présente, indépendamment de tout futur bienfait, était à ses yeux un honneur et une source d'avantages.

Françoise de Sévigné avait été élevée à aimer le cardinal de Retz. Mais, depuis son mariage, elle paraissait avoir apporté dans ses relations avec lui une réserve, une tiédeur que n'expliqueraient pas suffisamment les restrictions prudentes mises par Retz à l'assentiment qui lui était demandé pour l'union de sa nièce avec le comte de Grignan, dont il pressentait les embarras de fortune. Le médiocre penchant, parfois visible, de celui-ci pour l'Éminence trop avisée, est-il un indice que cette opinion peu favorable lui fut connue? Quoi qu'il en soit, on peut trouver d'autres raisons du peu de cordialité qu'il éprouvait et que très-probablement il contribua à inspirer à sa femme, et c'est ici que se placent quelques aperçus, que nous croyons nouveaux, que l'on trouvera vraisemblablement hasardés, et dont nous ne nous dissimulons pas la délicatesse, sur la biographie de la fille de madame de Sévigné.

On connaît, par ce qu'il en a dit lui-même après beaucoup d'autres, la réputation galante de l'abbé de Gondi: coadjuteur, il n'en perdit rien; devenu cardinal, il en garda quelque chose, et, quoiqu'il ne fût plus jeune, on l'eût difficilement vu, sans soupçon injuste ou fondé, rendre des soins assidus à une jeune et jolie femme, qui, de son côté, se fût montrée heureuse ou seulement flattée de ses assiduités. M. de Grignan n'avait donc nul désir que sa femme se prêtât aux empressements souvent manifestés par Retz, qui, sous le couvert d'une parenté illusoire, eût pu prétendre à de faciles et dangereuses privautés. Rien ne permet de supposer au prélat des desseins, encore moins des entreprises, dont nulle trace sérieuse ne subsiste dans les souvenirs écrits du temps. Mais tout dans la conduite de madame de Grignan dénote une préoccupation, un souci, une crainte même de l'opinion, qui est à nos yeux la seule cause et l'explication plausible de sa froideur pour la chère Éminence de sa mère.

Cette froideur était intermittente, et la comtesse de Grignan en témoignait plus ou moins suivant les oscillations de l'opinion et de la médisance parisiennes. Parfois elle semblait répondre à l'affection affichée de cet oncle pour rire. Nous en trouvons un exemple dans ce passage d'une lettre de la vigilante madame de Scudéry, écrite quatre ans auparavant, à l'époque où le prince de l'Église, selon ses prôneurs pleinement dégoûté, préludait par la démission de son chapeau à une retraite que l'on disait sans retour: «Notre ami, le cardinal de Retz, quitte prochainement son chapeau, mais il ne quitte point, dit-on, madame de Grignan ni madame de Coulanges. Il passe le jour avec ces dames. Que dites-vous de cette retraite [620]?» Madame de Scudéry fournit aussi la preuve que, même à l'époque où ce récit est parvenu, après le retour si peu édifiant de Commercy, Retz n'avait rien rabattu de ses allures mondaines, on pourrait dire de ses habitudes galantes: le vieil homme subsistait toujours, sa pénitence au désert n'avait pu le changer. «On dit, écrit à Bussy sa fidèle amie, le 23 novembre 1678, que notre ami le cardinal de Retz ne bouge de chez madame de Bracciano. Cela n'est-il pas étrange qu'il faille de ces amusements-là toute la vie? qu'est-ce qui paroissoit avoir mieux renoncé à tout cela que lui?» [621] Bussy s'en explique d'abord avec son voisin de Semur, M. de Trichâteau: «On me mande, lui dit-il, que le cardinal de Retz achève de faire sa pénitence chez madame de Bracciano, qui, comme vous savez, étoit madame de Chalais, fille de Noirmoutier. Si cela est, je ne désespère pas de voir l'abbé de La Trappe revenir soupirer pour quelques dames de la Cour [622].» Dans sa réponse à madame de Scudéry, il manifeste encore son étonnement de voir le cardinal, dont il avait admiré le renoncement, quitter la voie de l'abbé de Rancé pour s'attacher aux pas de la future princesse des Ursins. «Si le cardinal de Retz, ajoute-t-il, va au paradis par chez madame de Bracciano, l'abbé de La Trappe est bien sot de tenir le chemin qu'il tient pour y aller» [623]. C'est en tout bien tout honneur, nous voulons le croire, que le cardinal de Retz fréquentait avec cette assiduité l'hôtel de la duchesse de Bracciano, encore jeune et belle; mais le peu de réserve de sa vie et la curiosité dont ses moindres actions étaient l'objet, suffisent pour expliquer et nous dirons justifier la conduite de madame de Grignan, amoureuse de sa bonne renommée.

Nous ne pensons pas que celle-ci eût fait à sa mère la confidence de son for intérieur et de ses scrupules à l'endroit du mondain prélat. Madame de Sévigné, qui croyait à la vertu de sa fille, comme elle croyait à son esprit et à sa raison, c'est-à-dire avec une foi tenant du culte, n'eût point accordé aux plus malintentionnés le pouvoir d'effleurer même sa pure réputation: d'un autre côté elle tenait son ami pour incapable d'autoriser tout mauvais jugement; c'était donc sans préoccupation aucune qu'elle poussait madame de Grignan à rendre au cardinal des soins plus assidus, et par reconnaissance d'une affection qu'elle lui certifiait, et à cause des espérances qu'elle avait conçues pour son petit-fils, dernier soutien d'une maison chancelante.

Déjà, en 1675, la marquise de Sévigné avait entretenu sa fille des dispositions favorables de leur ami commun, mais dans des termes indiquant qu'alors c'était à madame de Grignan, elle-même, que Retz voulait laisser tout ou partie de sa fortune. On va voir dans le passage suivant le peu de penchant qu'avait celle-ci à cultiver avec suite et bonne grâce ces chances de succession: «Pour ce que vous me dites de l'avenir touchant M. le cardinal, il est vrai que je l'ai vu fort possédé de l'envie de vous témoigner en grand volume son amitié, quand il aura payé ses dettes; ce sentiment me paroît assez obligeant pour que vous en soyez informée; mais, comme il y a deux ans à méditer sur la manière dont vous refuserez ses bienfaits, je pense, ma chère enfant, qu'il ne faut point prendre des mesures de si loin: Dieu nous le conserve et nous fasse la grâce d'être en état, dans ce temps, de lui faire entendre vos résolutions; il est fort inutile, entre ci et là, de s'en inquiéter. [624]» Évidemment c'était là aux yeux de madame de Grignan un héritage compromettant.

Sa répugnance sur ce point allait jusqu'à repousser les présents en apparence les plus innocents. M. Walckenaer a déjà parlé du refus de cette cassolette d'argent, de forme gothique, valant trois cents francs à peine, et que le cardinal de Retz, partant pour Saint-Mihiel, avait voulu envoyer comme souvenir à sa nièce [625]: rien ne put décider madame de Grignan à accepter ce mince cadeau, ni les instances du prélat, ni les prières et même les reproches de sa mère. «Il n'y a rien de noble à cette vision de générosité, lui écrivait celle-ci; je crois n'avoir pas l'âme trop intéressée, et j'en ai fait des preuves, mais je pense qu'il y a des occasions où c'est une rudesse et une ingratitude de refuser: que manque-t-il à M. le cardinal pour être en droit de vous faire un tel présent? à qui voulez-vous qu'il envoie cette bagatelle? Il a donné sa vaisselle à ses créanciers; s'il y ajoute ce bijou, il en aura bien cent écus; c'est une curiosité, c'est un souvenir, c'est de quoi parer un cabinet: on reçoit tout simplement avec tendresse et respect ces sortes de présents, et, comme il disoit cet hiver, il est au-dessous du magnanime de les refuser; c'est les estimer trop que d'y faire tant d'attention [626].» Le cardinal, sans doute pour forcer la main à madame de Grignan, s'étant obstiné à lui faire adresser dans son château ce présent malencontreux, celle-ci n'hésita pas à le lui renvoyer [627]. «Savez-vous bien, lui dit sa mère avec humeur, que vous n'avez pas pensé droit sur la cassolette, et qu'il (le cardinal) a été piqué de la hauteur dont vous avez traité cette dernière marque de son amitié! Assurément vous avez outré les beaux sentiments; ce n'est pas là, ma fille, où vous devez sentir l'horreur d'un présent d'argenterie: vous ne trouverez personne de votre sentiment, et vous devez vous défier de vous quand vous êtes seule de votre avis [628].» Nous dirons encore ici que ce don avait trop peu de valeur pour que le refus vînt uniquement d'une excessive et même ridicule générosité de caractère.

Trois ans après, comme le cardinal de Retz, toutes ses dettes payées, persistait dans son désir de témoigner à madame de Grignan son amitié «en grand volume», le moment était venu pour elle de refuser, comme elle en avait eu jusque-là le dessein, cette considérable et très-significative marque d'une affection plus redoutée que cultivée. C'est alors, sans doute, que Retz, soit par une inspiration personnelle, soit par suite de quelque maternelle insinuation de madame de Sévigné, soit plutôt par l'effet d'un habile conseil donné par le fidèle et ingénieux Corbinelli, s'arrêta à l'idée d'adopter pour héritier le jeune marquis de Grignan. Cette combinaison sauvait toutes les apparences: madame de Grignan n'était pas en nom, et cependant le bien arrivait à ce qu'elle avait de plus cher au monde. Nous pensons que c'est lorsque cette perspective s'ouvrit devant elle que la comtesse de Grignan, qui était sur le point de partir pour la Provence, se décida, de l'aveu de son mari, à rester à Paris, afin d'y suivre les chances qui se prononçaient en faveur de leur maison.

Mais, en faisant cette concession, madame de Grignan ne put prendre sur elle de changer sa conduite vis-à-vis du cardinal de Retz. Elle eût souhaité que la fortune vînt à son fils, mais sans paraître s'en occuper elle-même; et, bizarrerie que l'on conçoit après ce que nous venons de dire, plus le dessein du cardinal prenait forme et couleur, plus elle affichait de réserve et de froideur. Elle voulait et ne voulait pas. Sa tendresse maternelle lui faisait vivement désirer le succès, la crainte de l'opinion le lui faisait appréhender. Alternativement elle avouait et désavouait sa mère, qui, elle, marchait au but sans hésitation, sans souci jugé superflu. Tantôt elle trouvait le zèle de Corbinelli indiscret, et tantôt elle entrait à son égard dans d'injustes défiances, le prenant pour un faux ami. Que l'on ajoute à cela ce vice de caractère, ce défaut d'expansion, de confiance, de communication relativement à ses affaires domestiques, plus marqués encore à ce dernier voyage; que l'on tienne compte enfin d'une jalousie véritable, non moins vive qu'imméritée, contre l'ami le plus dévoué mais en même temps le confident le plus secret de sa mère, et l'on aura une idée de la situation morale de cette femme, d'ailleurs maladive de corps comme d'esprit, et, par contre-coup, des tribulations, des souffrances de madame de Sévigné.

Ce trouble douloureux a laissé des traces plus accusées encore que la première agitation de 1677, dont nous avons entretenu le lecteur au chapitre précédent, en mettant les textes sous ses yeux [629]. Nous voulons procéder de même dans cette seconde occasion: il ne faut rien perdre de l'expression de ces orages d'intérieur, car, intérêt de style et éloquence du cœur à part, ce sont des pièces de ce procès d'incompatibilité d'humeur qu'il a paru piquant d'intenter à cette mère idolâtre et à cette fille solidement dévouée.

Voici d'abord une lettre écrite à l'hôtel Carnavalet, d'une chambre à l'autre, après une véritable scène d'amoureux, où l'on s'est dit de désagréables choses, le cœur gros d'impatience, de tendresse, et surtout de larmes, qui débordent le lendemain, dans un assaut de générosité où chacune revendique pour elle seule les torts de la veille:

«J'ai mal dormi; vous m'accablâtes hier au soir, je n'ai pu supporter votre injustice. Je vois plus que les autres les qualités admirables que Dieu vous a données. J'admire votre courage, votre conduite. Je suis persuadée du fonds de l'amitié que vous avez pour moi. Toutes ces vérités sont établies dans le monde, et plus encore chez mes amis. Je serois bien fâchée qu'on pût douter que, vous aimant comme je fais, vous ne fussiez point pour moi comme vous êtes. Qu'y a-t-il donc? C'est que c'est moi qui ai toutes les imperfections dont vous vous chargiez hier au soir; et le hasard a fait qu'avec confiance je me plaignis hier à M. le chevalier que vous n'aviez pas assez d'indulgence pour toutes ces misères; que vous me les faisiez quelquefois trop sentir, que j'en étois quelquefois affligée et humiliée. Vous m'accusez aussi de parler à des personnes à qui je ne dis jamais rien de ce qu'il ne faut point dire. Vous me faites, sur cela, une injustice trop criante; vous donnez trop à vos préventions; quand elles sont établies, la raison et la vérité n'entrent plus chez vous. Je disois tout cela uniquement à M. le chevalier, il me parut convenir avec bonté de bien des choses; et quand je vois, après qu'il vous a parlé sans doute dans ce sens, que vous m'accusez de trouver ma fille tout imparfaite, toute pleine de défauts, tout ce que vous me dites hier au soir, et que ce n'est point cela que je pense et que je dis, et que c'est au contraire de vous trouver trop dure sur mes défauts dont je me plains, je dis: Qu'est-ce que ce changement? et je sens cette injustice, et je dors mal; mais je me porte fort bien et prendrai du café, ma bonne, si vous le voulez bien [630]

Au mois de mai 1679, la mésintelligence avait déjà commencé, et madame de Sévigné ayant peut-être un peu brusquement quitté l'hôtel Carnavalet pour les ombrages de Livry, si favorables aux soupirs, pendant que sa fille allait faire à Versailles une expédition utile aux intérêts de sa maison, celle-ci se permit quelques reproches, auxquels répond le billet suivant:

«Vous qui savez, ma bonne, comme je suis frappée des illusions et des fantômes, vous deviez bien m'épargner la vilaine idée des dernières paroles que vous m'avez dites. Si je ne vous aime pas, si je ne suis point aise de vous voir, si j'aime mieux Livry que vous, je vous avoue, ma belle, que je suis la plus trompée de toutes les personnes du monde. J'ai fait mon possible pour oublier vos reproches, et je n'ai pas eu beaucoup de peine à les trouver injustes. Demeurez à Paris et vous verrez si je n'y courrai pas avec bien plus de joie que je ne suis venue ici. Je me suis un peu remise en pensant à tout ce que vous allez faire où je ne serai point, et vous savez bien qu'il n'y a guère d'heure où vous puissiez me regretter; mais je ne suis pas de même et j'aime à vous regarder et à n'être pas loin de vous pendant que vous êtes en ces pays où les jours vous paroissent si longs; ils me paroîtroient tout de même si j'étois longtemps comme je suis présentement... [631]

Mais le précieux recueil édité par Millevoye nous fournit la plus curieuse de toutes les lettres de madame de Sévigné, publiées jusqu'ici sur ces troubles de famille.

En remettant au chevalier de Perrin la correspondance de son aïeule pour la première édition autorisée de 1734, la marquise de Simiane avait eu soin d'en retirer ce qui accusait de trop vives discussions entre la mère et la fille. Les lettres fournies par elle contiennent cependant la preuve de ces dissentiments passagers; on l'a vu pour l'année 1677, on le verra tout à l'heure pour cette nouvelle crise. Mais dans ce que la piété trop timorée de la petite-fille a laissé passer, rien n'approche de la netteté et de la franchise émue de cet accent maternel qui domine dans la lettre qu'un hasard heureux avait mise entre les mains de Millevoye. C'est toujours le même cœur idolâtre, mais qui veut en finir avec un caractère malheureux, cause de chagrins renaissants. Toutefois, au courant de ce langage inusité de froide raison et de maternelle autorité, madame de Sévigné se sent prise d'un accès de plus tendre faiblesse à l'idée d'une séparation prochaine, que ces nouveaux malentendus semblent devoir hâter. Les autres parties de la lettre ont reçu leur commentaire de ce que nous avons dit de la situation d'esprit de madame de Grignan à l'égard du confident de sa mère, et du cardinal de Retz, ainsi que des démarches qui étaient faites en vue de la succession du prélat. On y voit encore que celui-ci avait cru devoir renouveler, mais sans plus de succès que pour sa cassolette, l'offre de quelque libéralité nouvelle, afin d'éprouver la docilité de sa nièce en matière de présents.

Paris, 1679.

«Il faut, ma chère bonne, que je me donne le plaisir de vous écrire, une fois pour toutes, comme je suis pour vous. Je n'ai point l'esprit de vous le dire; je ne vous dis rien qu'avec timidité et de mauvaise grâce, tenez-vous donc à ceci. Je ne touche point au fond de la tendresse sensible et naturelle que j'ai pour vous; c'est un prodige. Je ne sais pas quel effet peut faire en vous l'opposition que vous dites qui est dans nos esprits; il faut qu'elle ne soit pas si grande dans nos sentiments, ou qu'il y ait quelque chose d'extraordinaire pour moi, puisqu'il est vrai que mon attachement pour vous n'en est pas moindre. Il semble que je veuille vaincre ces obstacles, et que cela augmente mon amitié plutôt que de la diminuer: enfin, jamais, ce me semble, on ne peut aimer plus parfaitement. Je vous assure, ma bonne, que je ne suis occupée que de vous, ou par rapport à vous, ne disant et ne faisant rien que ce qui me paroît vous être le plus utile. C'est dans cette pensée que j'ai eu toutes les conversations avec S. E. qui ont toujours roulé sur dire que vous avez de l'aversion pour lui. Il est très-sensible à la perte de la place qu'il croit avoir eue dans votre amitié; il ne sait pourquoi il l'a perdue. Il croit devoir être le premier de vos amis, il croit être des derniers. Voilà ce qui cause ses agitations et sur quoi roulent toutes ses pensées. Sur cela, je crois avoir dit et ménagé tout ce que l'amitié que j'ai pour vous, et l'envie de conserver un ami si bon et si utile, pouvoit m'inspirer, contestant ce qu'il falloit contester, ne lâchant jamais que vous eussiez de l'horreur pour lui, soutenant que vous aviez un fonds d'estime, d'amitié et de reconnoissance, qu'il retrouveroit s'il prenoit d'autres manières; en un mot, disant toujours si précisément tout ce qu'il falloit dire, et ménageant si bien son esprit malgré ses chagrins, que, si je méritois d'être louée de faire quelque chose de bien pour vous, il me sembloit que ma conduite l'eût mérité. C'est ce qui me surprit, lorsqu'au milieu de cette exacte conduite, il me parut que vous faisiez une mine de chagrin à Corbinelli, qui la méritoit justement comme moi, et encore moins, s'il se peut, car il a plus d'esprit et sait mieux frapper où il veut. C'est ce que je n'ai pas encore compris, non plus que la perte que je vois que vous voulez bien faire de cette Éminence. Jamais je n'ai vu un cœur si aisé à gouverner pour peu que vous voulussiez en prendre la peine. Il croyoit avoir retrouvé, l'autre jour, ce fonds d'amitié dont je lui avois toujours répondu; car j'ai cru bien faire de travailler sur ce fonds; mais je ne sais comme tout d'un coup cela s'est tourné d'une autre manière. Est-il juste, ma bonne, qu'une bagatelle sur quoi il s'est trompé, m'assurant que vous la souffririez sans colère, m'étant moi-même appuyée sur sa parole pour la souffrir; est-il possible que cela puisse faire un si grand effet? Le moyen de le penser! Eh bien! nous avons mal deviné; vous ne l'avez pas voulu: on l'a supprimé et renvoyé: voilà qui est fait; c'est une chose non avenue, cela ne vaut pas, en vérité, le ton que vous avez pris. Je crois que vous avez des raisons; j'en suis persuadée par la bonne opinion que j'ai de votre raison. Sans cela ne seroit-il point naturel de ménager un tel ami? Quelle affaire auprès du roi, quelle succession, quel avis, quelle économie pourroit jamais vous être si utile, qu'un cœur dont le penchant naturel est la tendresse et la libéralité, qui tient pour une faveur de souffrir qu'il l'exerce pour vous, qui n'est occupé que du plaisir de vous en faire, qui a pour confident toute votre famille, et dont la conduite et l'absence ne peuvent, ce me semble, vous obliger à de grands soins? Il ne lui faudroit que d'être persuadé que vous avez de l'amitié pour lui, comme il a cru que vous en aviez eu, et même avec moins de démonstrations, parce que ce temps est passé. Voilà ce que je vois du point de vue où je suis; mais comme ce n'est qu'un côté, et que du vôtre je ne sais aucune de vos raisons ni de vos sentiments, il est très-possible que je raisonne mal. Je trouvois moi-même un si grand intérêt à vous conserver cette source inépuisable, et cela pourroit être bon à tant de choses, qu'il étoit bien naturel de travailler sur ce fonds.

«Mais je quitte ce discours pour revenir un peu à moi. Vous disiez bien cruellement, ma bonne, que je serois trop heureuse quand vous seriez loin de moi, que vous me donniez mille chagrins, que vous ne faisiez que me contrarier. Je ne puis penser à ce discours sans avoir le cœur percé, et fondre en larmes. Ma très-chère, vous ignorez bien comme je suis pour vous, si vous ne savez que tous les chagrins que me peut donner l'excès de la tendresse que j'ai pour vous, sont plus agréables que tous les plaisirs du monde où vous n'avez point de part. Il est vrai que je suis quelquefois blessée de l'entière ignorance où je suis de vos sentiments, du peu de part que j'ai à votre confiance: j'accorde avec peine l'amitié que vous avez pour moi avec cette séparation de toutes sortes de confidences. Je sais que vos amis sont traités autrement; mais enfin, je me dis que c'est mon malheur que vous êtes de cette humeur, qu'on ne se change point; et, plus que tout cela, ma bonne, admirez la faiblesse d'une véritable tendresse, c'est qu'effectivement votre présence, un mot d'amitié, un retour, une douceur, me ramène et me fait tout oublier. Ainsi, ma belle, ayant mille fois plus de joie que de chagrin, et le fonds étant invariable, jugez avec quelle douleur je souffre que vous pensiez que je puisse aimer votre absence. Vous ne sauriez le croire, si vous pensez à l'infinie tendresse que j'ai pour vous; voilà comme elle est invariable et toujours sensible. Tout autre sentiment est passager et ne dure qu'un moment, le fonds est comme je vous le dis. Jugez comme je m'accommoderai d'une absence qui m'ôte de légers chagrins que je ne sens plus, et qui m'ôte une créature dont la présence et la moindre amitié fait ma vie et mon unique plaisir. Joignez-y les inquiétudes de votre santé, et vous n'aurez pas la cruauté de me faire une si grande injustice; songez-y, ma bonne, à ce départ, et ne le pressez point, vous en êtes la maîtresse. Songez que ce que vous appelez des forces a toujours été par votre faute et l'incertitude de vos résolutions; car, pour moi, hélas! je n'ai jamais eu qu'un but, qui est votre santé, votre présence, et de vous retenir avec moi. Mais vous ôtez tout crédit par la force des choses que vous dites pour confondre, qui sont précisément contre vous. Il faudroit quelquefois ménager ceux qui pourroient faire un bon personnage dans les occasions. Ma pauvre bonne, voilà une abominable lettre; je me suis abandonnée au plaisir de vous parler et de vous dire comme je suis pour vous. Je parlerois d'ici à demain, je ne veux point de réponse; Dieu vous en garde, ce n'est pas mon dessein. Embrassez-moi seulement et me demandez pardon; mais je dis pardon, d'avoir cru que je puisse trouver du repos dans votre absence [632]

Mais l'événement le plus imprévu allait mettre fin à cette délicate et pénible situation. Vers le milieu du mois d'août, le cardinal de Retz, dont la santé semblait s'être raffermie depuis son retour, tomba subitement malade. En peu de jours le mal eut fait de tels progrès que ses amis purent tout craindre, surtout en voyant la complète divergence d'opinions des médecins et des personnes qui le soignaient à l'hôtel Lesdiguières, où il s'était alité. Sa maladie paraît avoir été une véritable fièvre pernicieuse que l'on s'obstinait à traiter par les moyens impuissants de la vieille médecine, quand on avait sous la main le remède infaillible, le Quinquina, introduit, depuis quelques années, avec de grandes contestations de la part de l'École, mais alors, précisément, popularisé par un médecin venu de Londres. Le chevalier Talbot, c'est son nom, avait dû à la précieuse écorce du Pérou des cures éclatantes qui, en peu de temps, l'avaient rendu lui-même célèbre: on ne l'appelait plus que l'Anglois, et son remède qui était du vin fortement saturé de quina, le remède de l'Anglois.

Les merveilles, avec raison attribuées au Quinquina, étaient faites pour séduire un esprit hardi et porté aux nouveautés comme le cardinal de Retz, et, quelque temps auparavant, l'abbé de Livry, cet oncle si utile et si cher à madame de Sévigné, ayant été atteint d'une fièvre catarrhale, qui pouvait devenir grave, ce fut le cardinal qui décida facilement son amie, vraie disciple de Molière à l'égard de la pédantesque Faculté, à faire appeler l'Anglois pour soigner son Bien-Bon. En quelques jours le chevalier Talbot eut coupé la fièvre de l'abbé de Coulanges, donnant ainsi tout loisir de guérir, sans crainte de complication fâcheuse, une oppression de poitrine qui avait grandement effrayé madame de Sévigné. Aussi, dès que la fièvre du cardinal de Retz eut pris une tournure alarmante, la marquise fut-elle une des plus vives à réclamer que le remède de l'Anglois lui fût administré, soutenue en cela par sa fille et madame de la Fayette, qui, comme elle, visitaient assidûment l'hôtel de Lesdiguières. Mais elles n'y avaient pas la même influence que les maîtres de la maison qui d'accord avec quelques autres amis considérables, paraissent avoir été opposés à l'emploi du curatif nouveau, soit par crainte de froisser les sommités médicales qui entouraient le cardinal, soit, ce qu'il vaut mieux penser, par une conviction contraire à cette panacée, dénigrée et vantée avec un égal emportement, mais que, cependant, le malade réclamait avec insistance. Après quelques jours de ces débats funestes, et devant l'impuissance avouée de l'École officielle, on se décida enfin à recourir au chevalier Talbot. A la vue du malade, celui-ci déclara qu'on l'avait fait appeler trop tard. Le lendemain, 24 août, en effet, à deux heures de l'après-midi, le cardinal de Retz rendait le dernier soupir, à la grande désolation de madame de Sévigné, empressée de raconter cette mort et sa douleur à son correspondant des choses délicates et intimes, le comte de Guitaud. Voici son récit, emprunté au recueil de Millevoye, dont l'importance se trouve, par ces détails, confirmée une fois de plus:

«Hélas! mon pauvre monsieur, quelle nouvelle vous allez apprendre, et quelle douleur j'ai à supporter! M. le cardinal de Retz mourut hier, après sept jours de fièvre continue. Dieu n'a pas voulu qu'on lui donnât du remède de l'Anglois, quoiqu'il le demandât, et que l'expérience de notre bon abbé de Coulanges fût tout chaud, et que ce fût même cette Éminence qui nous décidât pour nous tirer de la cruelle Faculté, en protestant que s'il avoit un seul accès de fièvre, il enverroit quérir ce médecin anglois. Sur cela, il tombe malade, il demande ce remède; il a la fièvre; il est accablé d'humeurs qui lui causent des faiblesses; il a un hoquet qui marque la bile dans l'estomac. Tout cela est précisément ce qui est propre pour être guéri et consommé par le remède chaud et vineux de cet Anglois. Mme de la Fayette, ma fille et moi, nous crions miséricorde, et nous présentons notre abbé ressuscité, et Dieu ne veut pas que personne décide, et chacun, en disant: Je ne veux me charger de rien, se charge de tout; et enfin M. Petit, soutenu de M. Belay, l'a premièrement fait saigner quatre fois en trois jours, et puis deux petits verres de casse, qui l'ont fait mourir dans l'opération, car la casse n'est pas un remède indifférent quand la fièvre est maligne. Quand ce pauvre cardinal fut à l'agonie, ils consentirent qu'on envoyât quérir l'Anglois: il vint et dit qu'il ne savoit pas ressusciter les morts. Ainsi est péri devant nos yeux cet homme si aimable et si illustre, que l'on ne pouvoit connoître sans l'aimer.

«Je vous mande tout ceci dans la douleur de mon cœur, par cette confiance qui me fait vous dire plus qu'aux autres, car il ne faut point, s'il vous plaît, que cela retourne. Le funeste succès n'a que trop justifié nos discours, et l'on ne peut retourner sur cette conduite, sans faire beaucoup de bruit; voilà ce qui me tient uniquement à l'esprit. Ma fille est touchée comme elle le doit. Je n'ose parler de son départ; il me semble pourtant que tout me quitte et que le pis qui me puisse arriver, qui est son absence, va bientôt m'achever d'accabler. Monsieur et madame, ne vous fais-je pas un peu de pitié? Ces différentes tristesses m'ont empêchée de sentir assez la convalescence de notre bon abbé, qui est revenu de la mort... J'aurois cent choses à vous dire, mais le moyen, quand on a le cœur pressé [633]

Voilà de la vraie douleur. Ainsi exprimés, ces regrets honorent celui qui les inspire et celle qui les ressent. Le même jour, la marquise de Sévigné mande cette perte à Bussy, dans des termes également sentis, quoiqu'on y trouve moins de confiance et d'abandon: «Plaignez-moi, mon cousin, d'avoir perdu le cardinal de Retz. Vous savez combien il étoit aimable et digne de l'estime de tous ceux qui le connoissoient. J'étois son amie depuis trente ans, et je n'avois jamais reçu que des marques tendres de son amitié. Elle m'étoit également honorable et délicieuse. Il étoit d'un commerce aisé plus que personne du monde. Huit jours de fièvre continue m'ont ôté cet illustre ami. J'en suis touchée jusqu'au fond du cœur..... Notre bon abbé de Coulanges a pensé mourir. Le remède du médecin anglois l'a ressuscité. Dieu n'a pas voulu que M. le cardinal de Retz s'en servît, quoiqu'il le demandât sans cesse. L'heure de sa mort étoit marquée et cela ne se dérange point [634].» La réponse de Bussy est assez sèche: «Votre lettre m'a d'abord réjoui, Madame, mais ensuite j'ai été fâché de voir qu'elle n'étoit que d'une petite feuille de papier, et je l'ai été bien davantage quand j'y ai vu la mort de M. le cardinal de Retz; je sais l'amitié qui étoit entre vous deux, et quand je ne le regretterois pas par l'estime que j'avois pour lui, et par l'amitié qu'il m'avoit promise, je le regretterois pour l'amour de vous, aux intérêts de qui je prends toute la part qu'on peut prendre.... Je suis ravi que le bon abbé n'ait pas suivi le cardinal. Il est encore plus nécessaire que Son Éminence [635]

Madame de Sévigné nous fournit à peu près les seuls détails que nous possédions sur la mort du cardinal de Retz, comme presque seule elle nous a fait connaître l'emploi de ses dernières années. Dans la publication mensuelle qui tient registre exact de tous les faits relatifs aux personnages notables du temps, nous lisons cependant ces quelques lignes qui ont échappé aux biographes du célèbre cardinal: «On a trouvé pour plus de trois millions quatre cent mille livres de quittances de ses dettes...... Sa résignation à la mort a été admirable. Il a employé ses derniers moments à des actes d'humilité, et voulu être enterré à Saint-Denis, hors le chœur, et sur la main droite, et sans aucune cérémonie. Il a été porté dans un carrosse, avec un seul prêtre, comme il l'avoit expressément demandé. Messieurs de l'Abbaye n'ont pas laissé de lui faire tous les honneurs qui lui étoient dus, et sont venus recevoir son corps à la porte de la ville. On a su, depuis sa mort, une chose très-particulière. Le pape lui avoit écrit, depuis quelque temps, pour lui demander l'idée d'un parfait cardinal, afin qu'apprenant de lui les qualités qu'il jugeoit nécessaires à le former, il ne fît aucun choix sans connoissance. La lettre étoit pleine de marques d'estime pour M. le cardinal de Retz, qu'on assure avoir travaillé à cet ouvrage. Il est mort âgé de soixante-six ans [636]

En avril était morte la duchesse de Longueville et en juillet la non moins fameuse duchesse de Chevreuse. Ainsi disparaissaient, en plein midi de la royauté triomphante, ces premiers acteurs de la Fronde, dont les noms, coup sur coup prononcés, réveillèrent pour un court instant le souvenir effacé de leur importance évanouie. Vingt-huit ans à peine s'étaient écoulés depuis cette époque si pleine de bruit et de passions heureusement contraires; on eût dit d'un siècle, tant le pouvoir royal (effet ordinaire des révolutions avortées et des tentatives malavisées de gratuite anarchie) avait grandi en force et en éclat!

Ce qui se faisait toujours, même pour des personnages qui n'avalent ni l'importance ni la célébrité du cardinal de Retz, n'eut point lieu à la mort de l'ancien chef de la Fronde. Il ne fut prononcé en son honneur aucune oraison funèbre, œuvre délicate, on le conçoit, et, par conséquent, peu recherchée. Six ans après, Bossuet, dans son panégyrique du chancelier Le Tellier, ayant à louer la fidélité de son héros, pendant la crise de 1648, ne recula pas devant la figure de ce Gracque en camail, et, en quelques traits de sa main de maître, il reproduisit, saisissante pour tous, une physionomie peut-être unique dans l'histoire de nos troubles et de nos mœurs. On a cité vingt fois ce passage à la Tacite, dont les premiers mots firent aussitôt circuler dans tout l'auditoire le nom du cardinal de Retz: «Puis-je oublier celui que je vois partout dans le récit de nos malheurs, cet homme si fidèle aux particuliers, si redoutable à l'État, d'un caractère si haut qu'on ne pouvoit ni l'estimer, ni le craindre, ni l'aimer, ni le haïr à demi; ferme génie que nous avons vu, en ébranlant l'univers, s'attirer une dignité qu'à la fin il voulut quitter comme trop chèrement achetée, ainsi qu'il eut le courage de le reconnoître dans le lieu le plus éminent de la chrétienté, et enfin comme peu capable de contenter ses désirs? tant il connut son erreur et le vide des grandeurs humaines! Mais, pendant qu'il vouloit acquérir ce qu'il devoit un jour mépriser, il remua tout par de secrets et de puissants ressorts; et après que tous les partis furent abattus, il sembla encore se soutenir seul, et seul encore menacer le favori victorieux de ses tristes et intrépides regards [637]

Quatre années auparavant, un portrait de Retz dans le goût du temps, plus détaillé, plus familier, mais également vrai quoique d'une manière bien différente, avait couru dans la société de madame de Sévigné, laquelle s'était empressée de l'envoyer à sa fille, avec cette annonce qui en certifie la ressemblance et le prix: «Voilà un portrait qui s'est fait brusquement sur le cardinal; celui qui l'a fait n'est point son intime ami, il n'a nul dessein que le cardinal le voie, ni que cet écrit coure; il n'a point prétendu le louer: le portrait m'a paru très-bon par toutes ces raisons; je vous l'envoie et vous prie de n'en donner aucune copie: on est si lassé de louanges en face, qu'il y a du ragoût à pouvoir être assuré que l'on n'a eu nul dessein de faire plaisir, et que voilà ce qu'on dit quand on dit la vérité toute nue, toute naïve [638].

Portrait du cardinal de Retz.

«Paul de Gondi, cardinal de Retz, a beaucoup d'élévation, d'étendue d'esprit, et plus d'ostentation que de vraie grandeur de courage. Il a une mémoire extraordinaire, plus de force que de politesse dans ses paroles, l'humeur facile, de la docilité et de la foiblesse à souffrir les plaintes et les reproches de ses amis; peu de piété, quelques apparences de religion. Il paroît ambitieux sans l'être; la vanité, et ceux qui l'ont conduit, lui ont fait entreprendre de grandes choses, presque toutes opposées à sa profession: il a suscité les plus grands désordres de l'État, sans avoir un dessein formé de s'en prévaloir; et bien loin de se déclarer ennemi du cardinal Mazarin, pour occuper sa place, il n'a pensé qu'à lui paroître redoutable, et à se flatter de la fausse vanité de lui être opposé. Il a su, néanmoins, profiter avec habileté des malheurs publics pour se faire cardinal; il a souffert sa prison avec fermeté, et n'a dû sa liberté qu'à sa hardiesse. La paresse l'a soutenu avec gloire durant plusieurs années dans l'obscurité d'une vie errante et cachée; il a conservé l'archevêché de Paris contre la puissance du cardinal Mazarin; mais, après la mort de ce ministre, il s'en est démis, sans connoître ce qu'il faisoit et sans prendre cette conjoncture pour ménager les intérêts de ses amis et les siens propres. Il est entré dans divers conclaves, et sa conduite a toujours augmenté sa réputation. Sa pente naturelle est l'oisiveté; il travaille, néanmoins, avec activité dans les affaires qui le pressent, et il se repose avec nonchalance quand elles sont finies. Il a une grande présence d'esprit, et il sait tellement tourner à son avantage les occasions que la fortune lui offre, qu'il semble qu'il les ait prévues et désirées. Il aime à raconter; il veut éblouir indifféremment tous ceux qui l'écoutent par des aventures extraordinaires, et souvent son imagination lui fournit plus que sa mémoire. Il est faux dans la plupart de ses qualités, et ce qui a le plus contribué à sa réputation, est de savoir donner un beau jour à ses défauts. Il est insensible à la haine et à l'amitié, quelques soins qu'il ait pris de paraître occupé de l'une ou de l'autre. Il est incapable d'envie et d'avarice, soit par vertu, soit par inapplication. Il a plus emprunté de ses amis, qu'un particulier ne pouvoit espérer de leur pouvoir rendre; il a senti de la vanité à trouver tant de crédit, et à entreprendre de s'acquitter. Il n'a point de goût ni de délicatesse; il s'amuse à tout, et ne se plaît à rien; il évite avec adresse de laisser pénétrer qu'il n'a qu'une légère connoissance de toutes choses [639].....»

Dans une lettre subséquente, la marquise de Sévigné donne à sa fille le nom de l'auteur de ce portrait, qui était pour elle un ami presque à l'égal du cardinal de Retz. Elle lui fait connaître, en même temps, l'opinion de ce dernier sur cette appréciation de son caractère que, par une indiscrétion louable dans ses motifs, elle n'avait pu se tenir de lui communiquer. «Il m'a paru, dit-elle, que l'envie d'être approuvé de l'académie d'Arles pourra vous faire avoir quelques Maximes de M. de La Rochefoucauld. Le portrait vient de lui, et ce qui me le fit trouver bon, et le montrer au cardinal, c'est qu'il n'a jamais été fait pour être vu: c'étoit un secret que j'ai forcé, par le goût que je trouvai à des louanges en absence, de la part d'un homme qui n'est ni intime ami, ni flatteur. Notre cardinal trouva le même plaisir que moi à voir que c'étoit ainsi que la vérité forçoit à parler de lui quand on ne l'aimoit guère, et qu'on croyoit qu'il ne le sauroit jamais [640].» De l'aveu de Retz et de son amie, cette peinture où, avec un art infini et dans une forme exquise, les parts sont faites égales à l'ombre et à la lumière, à l'éloge et au blâme, est donc ressemblante et fidèle. On pouvait dire plus en faveur du personnage, et la supériorité que déploya le cardinal de Retz dans les négociations religieuses où il fut employé après sa réconciliation avec la cour, n'est pas ici suffisamment accusée. Mais un trait surtout, le plus honorable pour le caractère du prélat, a été omis par La Rochefoucauld, trait qu'a recueilli avec soin un autre contemporain: «Quand il pouvoit découvrir, dit Saint-Evremont, que des personnes qu'il considéroit manquoient des choses nécessaires, il trouvoit mille moyens ingénieux pour soulager leur besoin et pour ménager leur amour-propre. Les dernières années de sa vie, il leur distribuoit, le premier jour de chaque mois, une somme assez considérable, qu'il prenoit sur son entretien [641]

Corbinelli avait été un de ceux à qui l'ingénieuse libéralité du cardinal de Retz savait forcer la main. Mais l'impassible philosophe, dont la Fortune semblait vouloir fatiguer la patience, ne jouit pas longtemps de la pension que, sous le couvert de leur parenté illusoire, le prélat généreux lui avait fait accepter. «Admirez en passant (écrit à ce propos à son cousin la marquise de Sévigné) le malheur de Corbinelli. M. le cardinal de Retz l'aimoit chèrement: il commence à lui donner une pension de deux mille francs; son étoile a, je crois, fait mourir cette Éminence [642].» Et Bussy, rappelant la mort non moins inopportune d'un protecteur encore plus puissant de leur ami commun, ajoute: «C'est notre ami Corbinelli qui est encore plus à plaindre; personne ne perd tant que lui. Il y a longtemps que j'ai remarqué que son étoile changeoit le bien en mal, et qu'il portoit malheur à ses amis. Le pape Urbain VIII, qui le reconnoissoit pour son parent, et qui, sur ce pied-là, l'auroit avancé, mourut dès qu'il commença de l'aimer. Le cardinal de Retz veut lui faire du bien: il ne passe pas l'année [643]

Quant à la succession du cardinal, la promptitude de sa mort l'empêcha sans doute d'en disposer ainsi qu'il en avait témoigné le désir: l'absence de testament fit donc passer ce qui lui restait à la duchesse de Lesdiguières, sa nièce à la mode de Bretagne, et la famille de Grignan se vit ainsi privée d'un héritage qui lui eût été si utile. Le souvenir et le regret de l'inutilité de ses efforts à cet égard, poursuivent encore à un an de là madame de Sévigné passant au pied du château de Nantes où son ami avait été retenu prisonnier après la Fronde et d'où il s'était évadé avec une grande audace. «Nous venons d'arriver en cette ville si bien située (écrit-elle à sa fille le 13 mai 1680); je ne puis jamais passer au pied d'une certaine tour que je ne me souvienne de ce pauvre cardinal et de sa funeste mort, encore plus funeste que vous ne le sauriez penser. Je passe entièrement sur cet article sur quoi il y auroit trop à dire; il vaut mieux se taire mille fois; peut-être que la Providence voudra quelque jour que nous en parlions à fond [644].» Ce passage de madame de Sévigné a fait penser à quelques-uns que la mort du cardinal de Retz n'avait pas été naturelle; d'autres ont cru qu'il avait lui-même abrégé ses jours, par le poison sans doute [645]. M. Monmerqué estime que cette double opinion n'est pas fondée. Il fait remarquer avec raison que madame de Grignan ayant assisté comme sa mère aux derniers moments du cardinal, celle-ci ne pouvait lui apprendre aucun détail qui lui fût inconnu. Nous dirons comme lui que cette mort inopinée aura été funeste à la fortune de madame de Grignan, en empêchant le prélat de faire en faveur de son fils des dispositions testamentaires qu'il semblait avoir depuis longtemps arrêtées. A l'appui de cette explication on peut invoquer avec M. Monmerqué le passage suivant d'une lettre écrite par madame de Sévigné à sa fille le 25 août 1680: «Il y a bientôt un an que je vous ai quittée, et ce fut comme hier que le petit marquis fit une grande perte [646].» Une preuve que la mort du cardinal de Retz fut naturelle nous paraît encore résulter de ce fragment tiré d'une lettre du 18 août de la même année, et qui n'a point été relevé: «J'ai songé, ma fille, en quel état étoit ce bon abbé il y a un an, et tous vos soins aimables, que je dois mettre sur mon compte, et quels secours je tirois de vos conseils, et cet Anglois, et ce cardinal y qui mourut, ce me semble, de la maladie de l'abbé [647]

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