Napoléon et Alexandre Ier (1/3): L'alliance russe sous le premier Empire
CHAPITRE II
UNE RECONNAISSANCE DIPLOMATIQUE
Le général Savary détaché temporairement auprès de l'empereur Alexandre.--Double objet de son envoi: il doit entretenir la confiance d'Alexandre et étudier les dispositions de la société russe.--Instructions de l'Empereur; mot de Talleyrand.--Voyage pénible; universelle malveillance.--Gracieux accueil du Tsar.--Ses conversations répétées mot pour mot dans les rapports du général.--Les soirées de Kammennoï-Ostrof.--L'impératrice Élisabeth.-- Simplicité d'Alexandre.--Les deux cours.--Situation de l'Impératrice mère.-- L'audience d'une minute.--Saint-Pétersbourg l'été; les Îles.--Savary éconduit de toutes parts.--Mortifications qu'on lui inflige.--Il envoie une première série d'informations; portraits des ministres russes et des représentants étrangers.--Le prince Adam Czartoryski et Joseph de Maistre.--L'empereur Alexandre essaye de diminuer les répugnances de la société pour l'envoyé français.--L'objet de ses délassements.--L'empereur Napoléon et les belles Russes.--Agitation croissante dans les salons.--Savary craint un attentat contre le Tsar; il s'institue officieusement son ministre de la police.- -Rôle de madame Narischkine.--Efforts pour amener Alexandre à épurer le ministère et à éloigner les mécontents: paroles caractéristiques de ce monarque.-- Opérations mondaines de Savary; son humeur batailleuse.--Résultats de son enquête.--Ses appréciations sur l'empereur Alexandre, l'impératrice régnante, l'impératrice mère.--Le musée de Pavlovsk.--Le grand-duc Constantin.-- Tableau de la noblesse.--Luxe et pénurie; raisons historiques du désordre des fortunes; danger qui en résulte pour l'alliance.--Qualités que devra posséder l'ambassadeur de Napoléon.--La question commerciale et économique.-- Napoléon désigne comme ambassadeur le général de Caulaincourt; moyens d'influence qu'il met à sa disposition.--Il continue vis-à-vis d'Alexandre son système de séduction personnelle.--Échange de cadeaux; correspondance intime et directe.--Quelle conclusion tire Napoléon des rapports de Savary.
I
Après un rapide séjour à Dresde, Napoléon était revenu en France jouir de sa gloire et s'adonner pour quelques instants au gouvernement intérieur de ses États. Quelque occupé qu'il fût de ce soin, sa pensée se reportait souvent, et non sans inquiétude, vers le jeune monarque qui venait de disparaître dans les profondeurs de la Russie. Rendu à lui-même, Alexandre ne se laisserait-il pas ressaisir par des influences contraires à la France, et son amitié de fraîche date résisterait-elle à l'épreuve de la séparation? Afin de conserver sut lui l'ascendant nécessaire, Napoléon voulut qu'aucune solution de continuité n'intervînt dans leurs rapports. Le rétablissement des relations diplomatiques, l'envoi d'ambassades respectives, avait été décidé, mais cette opération exigeait quelque temps, des formalités. En attendant qu'elle fût accomplie, Napoléon résolut de détacher auprès d'Alexandre l'un de ses aides de camp et de l'accréditer à Pétersbourg en mission temporaire. Cet envoyé, dépourvu de tout caractère officiel, recommandé seulement par ses épaulettes d'officier général, prendrait peut-être dans l'intimité du Tsar une place à laquelle pouvait difficilement prétendre un ambassadeur qualifié, dont l'étiquette fixait rigoureusement et limitait les prérogatives. L'aide de camp choisi fut le général Savary, qui avait assisté à l'entrevue et s'était trouvé plusieurs fois en rapport avec Alexandre: un chargé d'affaires, M. de Lesseps, lui fut adjoint pour l'expédition des affaires. A titre d'introduction, Savary reçut une lettre de son maître pour le Tsar: «Je prie Votre Majesté, disait l'Empereur, de le recevoir avec cette bonté qui lui est particulière et d'ajouter une entière confiance à ce qu'il lui dira de ma part 166.»
A vrai dire, il ne s'agissait pas encore de négocier, de régler les questions abordées ou effleurées à Tilsit, mais d'entretenir la confiance, de faire durer, en la renouvelant constamment, l'impression qu'avait produite sur le monarque russe le contact avec Napoléon. Vivant depuis dix ans auprès de l'Empereur, le voyant à toute heure, formé à le servir et à le comprendre, Savary transmettrait mieux que personne la pensée du maître, sur laquelle il s'était habitué à modeler la sienne; il en rendrait non seulement le sens, mais la forme, avec ces tournures originales qui la caractérisaient si fortement, apparaîtrait ainsi comme un rappel vivant des heures d'intimité passées à Tilsit et mettrait toujours auprès d'Alexandre quelque chose de Napoléon.
Sa mission avait un autre objet. Si l'empereur de Russie paraissait nous appartenir, son gouvernement, ses ministres, ses conseillers officiels ou privés, les chefs de la noblesse, les directeurs de l'opinion, tout ce qui à Pétersbourg pouvait influer sur la marche des affaires, sous un prince indulgent, tout ce qui pouvait servir, contrarier ou changer ses intentions, n'avait point figuré à Tilsit ni signé au pacte d'alliance. La Russie suivrait-elle l'évolution de son souverain? Au contraire, persisterait-elle envers nous dans une hostilité qui tiendrait continuellement en péril l'union et même la paix? Était-il possible d'agir sur elle, de la gagner en tout ou en partie? Avant de juger ce que l'on devait en attendre, il était nécessaire de la connaître, et l'on ne possédait sur son compte que des notions surannées, vagues ou contradictoires. Savary fut envoyé en reconnaissance. Il dut considérer de près la société russe, étudier les factions, les coteries, démêler le jeu des intrigues, examiner les moyens de créer un parti français, apprécier l'esprit de l'armée, et transmettre sur tous ces points des détails circonstanciés: Napoléon avait besoin de ces renseignements pour apprécier l'alliance à son juste prix et régler en conséquence sa marche ultérieure. Les talents d'observation, de pénétration, que Savary avait toujours déployés et qui plus tard devaient faire de lui un excellent chef de police, le rendaient particulièrement propre à ce rôle d'explorateur. Il dut toutefois l'aborder avec tact, s'insinuer dans la confiance des Russes, les observer sans en avoir l'air, évitant tout ce qui pourrait donner à ses investigations un caractère de surveillance et d'espionnage. D'un mot, Talleyrand lui traça sa conduite: «Tâchez, lui dit-il, de savoir beaucoup en demandant peu 167.»
Savary passa le Niémen avec une suite d'officiers et de secrétaires. Les Français traversèrent d'abord l'étroite bande de territoire prussien que n'avaient pas occupé nos armées, parlant haut, commandant en maîtres, menant grand tapage de vainqueurs. À la frontière de Russie, il leur en fallut rabattre. Pour commencer, on les assujettit à la formalité des passeports, bien que Savary eût pris soin de décliner toutes ses qualités 168. Lorsqu'il put continuer son chemin, il s'aperçut vite que la population russe nous considérait toujours en ennemis: partout des visages fermés ou malveillants, un mutisme impénétrable ou des paroles de haine. Obéissant à l'impulsion précédemment donnée, ignorant Tilsit, fonctionnaires et prêtres ne cessaient d'exciter contre nous le sentiment national et religieux. Comme Alexandre n'avait pas encore songé à révoquer l'ordre donné d'appeler la malédiction du ciel sur les Français, ennemis du Tsar, ennemis de Dieu, on continuait de prier officiellement dans toutes les églises pour notre extermination. À mesure que nos voyageurs approchaient de la capitale, l'hostilité prenait un caractère plus sensible, plus injurieux. Entré dans Pétersbourg, Savary eut quelque peine à s'y procurer un logement, personne ne se souciant de le recevoir et de l'héberger 169.
Pour se retrouver en pays ami, il lui fallut passer le seuil du palais impérial. Arrivé le 23 juillet, il fut reçu par Alexandre le soir même. Après quelques mots aimables à l'adresse de l'envoyé: «Comment se porte l'Empereur?» dit Alexandre, et tout de suite, avec cette aisance souveraine qui faisait partie de ses moyens de séduction, sur un ton d'amicale et confiante causerie, il se mit à parler de Tilsit, de ces jours dont le souvenir semblait posséder et bercer sa pensée. Savary a consigné par écrit cette conversation, en lui laissant la formé de dialogue, ainsi qu'il devait faire pour tous ses entretiens avec Alexandre, et ce tour donne à ses récits une vie singulière, ressuscite les personnages. Alexandre avait reçu la lettre de Napoléon et la lisait; il posa quelques questions sur le voyage de l'Empereur, et bientôt: «Il m'a donné à Tilsit des marques d'attachement que je n'oublierai jamais. Je suis bien sensible aux témoignages d'amitié qu'il me donne aujourd'hui, et lui sais gré du choix qu'il a fait de vous pour me les apporter.»
Après un moment de silence, en fixant le général: «Eh bien! reprit-il, plus j'y pense, et plus je suis content de l'avoir vu; je crains toujours d'oublier un seul mot de l'énorme quantité de choses qu'il m'a dites dans un si court intervalle de temps. C'est un homme extraordinaire, et il faut reconnaître, messieurs, que, quoique nous ayons quelque droit à votre estime, vous avez une supériorité marquée et qu'il faudrait être insensé pour vous la contester. Au reste, j'espère que cela est bien fini: j'ai une parole et je la tiendrai.--Avez-vous quelques instructions avec cette lettre?
Réponse.--Non, Sire, je n'ai ici aucun caractère et je n'ai pour commission que de faire mes efforts pour être agréable à Votre Majesté.
L'Empereur.--Avez-vous entendu parler du choix que veut faire l'Empereur pour envoyer près de moi?
Réponse.--Non, Sire. Beaucoup de personnes ambitionnaient cette faveur, mais l'Empereur n'avait encore rien prononcé. Il m'a recommandé de dire à Votre Majesté qu'il avait un long voyage à faire, son Corps législatif à ouvrir, ses communications avec le Sénat, son administration intérieure et son Conseil d'État qu'il n'avait pas présidé depuis longtemps, et que probablement ces soins l'occuperaient exclusivement au moment de son arrivée, mais qu'au premier instant de repos, il chercherait quelqu'un qui pût convenir à Votre Majesté et qui fût tout à fait dans les principes du grand événement de Tilsit.
L'Empereur.--Fort bien, je recevrai avec plaisir tout ce qui viendra de lui et parlera comme lui, c'est-à-dire qui sera toujours dans sa manière de voir qui est la mienne... entendez-vous, qui est la mienne 170.»
Après cette affirmation catégorique, l'audience dura encore quelques instants; quand elle fut terminée, le grand maréchal Tolstoï s'approcha de Savary, et, au nom de l'empereur, «qui, disait-il, n'aimait pas les cérémonies», l'invita à dîner pour le lendemain.
Savary dîna au Palais d'hiver le 24, et quelques jours après à Kaminennoï-Ostrof, résidence d'été de Sa Majesté. Les convives étaient peu nombreux, quelques ministres, deux ou trois grands officiers de la maison de l'empereur. Peu de minutes avant qu'on servît, l'impératrice paraissait, suivie de sa sœur la princesse Amélie de Bade. Élisabeth Alexievna était fort jolie et vraiment souveraine par la grâce incomparable de sa taille et de sa démarche. Quand Catherine II l'avait choisie pour en faire la femme du grand-duc Alexandre, jamais couple plus charmant ne s'était offert à l'adoration des peuples, et pourtant cette union, qui semblait promettre à Élisabeth le bonheur, ne lui avait donné qu'une couronne. Ame romanesque et fière, elle n'avait point su fixer l'adolescent inquiet auquel on l'avait mariée, et s'était refusée à admettre le partage; incomprise et délaissée, elle s'était alors repliée sur elle-même, cachait ses véritables sentiments sous une apparence d'impénétrable froideur, mettait une sorte d'orgueil à vivre comme une étrangère à la cour de son mari et à y passer ignorée. D'ailleurs, dédaignant l'intrigue, elle évitait, sinon d'avoir, au moins d'exprimer une opinion, affectait une docilité indifférente, cédait sur tout et ne réservait que son cœur. Elle accueillit l'envoyé français avec une politesse souriante et vide, et sa sœur imita cette attitude composée. Pourtant, Savary crut remarquer chez les deux princesses une nuance dans la résignation, et la contrainte lui parut moins visible chez la souveraine que chez son inséparable compagne.
A table, Savary était placé à côté et à la droite de l'empereur. La conversation était générale; Alexandre la dirigeait de préférence sur des sujets militaires, sur ses troupes, sur notre armée et les emprunts qu'il comptait lui faire. Une parfaite aisance régnait parmi les convives, et le ton familier de ces scènes faisait mieux ressortir l'élégance et la splendeur du cadre. La salle était magnifiquement décorée; la table, chargée de massive argenterie, offrait un luxe de fleurs qui donnait l'illusion d'un autre climat; la livrée, vêtue de rouge, avait grand air, et, debout derrière le siège des deux Majestés, des esclaves africains, avec leur visage d'ébène et leur costume à la turque, mettaient chez le Tsar un souvenir et comme une vision de l'Orient 171.
Après le dîner, l'impératrice se retirait de bonne heure; à Kammennoï-Ostrof, elle passait sur la terrasse, d'où sa vue se reposait sur de fraîches verdures, des eaux tranquilles, et découvrait au loin l'horizon embrasé des soirs du Nord. Autour de l'empereur, on restait entre hommes; il allait alors à Savary, le détachait du cercle, s'emparait de lui, l'emmenait dans le jardin, où la soirée se passait en conversations familières. On parlait du voyage que Napoléon avait promis de faire à Pétersbourg: «Je sais qu'il craint le froid, disait Alexandre, mais malgré cela, je ne le tiens pas quitte de venir me voir; il aura un appartement que je lui ferai chauffer au même degré qu'en Égypte.» Auparavant, lui-même irait à Paris; il voulait rendre visite à son allié, «causer encore avec lui, le voir chez lui, et toutes ses grandes institutions».--«Rien ne peut rendre, ajoute Savary, comment l'empereur Alexandre parle de ce voyage et avec quel plaisir. Il a déjà calculé qu'il arrivera en vingt jours à Paris et qu'il ne visitera nos grandes garnisons comme Metz et Strasbourg qu'à son retour. Il parle de cela comme d'une pensée favorite qu'il a toujours bercée.» Puis, Alexandre faisait allusion aux bruits du jour, aux nouvelles qui arrivaient d'Orient, laissait l'entretien glisser sur le terrain de la politique, et ne résistant pas à parler de l'objet qui lui tenait surtout au cœur, l'effleurait légèrement: «L'Empereur, disait-il, lors de l'événement arrivé à Constantinople, a eu la bonté de me dire qu'il se regardait comme tout à fait dégagé avec cette puissance, et, par une extrême bonté de sa part, m'a fait espérer..... Vous a-t-il parlé de cela?
Réponse.--Je crois comprendre Votre Majesté dans ce moment. Elle me fait l'honneur de m'entretenir d'une chose de laquelle il m'a été parlé, mais sans aucune instruction.
Le Tsar.--L'Empereur, qui juge mieux que personne, a paru voir aussi que l'empire de Constantinople ne pouvait longtemps encore occuper une place parmi les puissances de l'Europe. Nous avons beaucoup parlé de cela, et j'avoue que si cette puissance doit s'écrouler un jour, la position de la Russie lui fait espérer d'hériter d'une partie de sa dépouille. L'Empereur a la bonté de me comprendre là-dessus, et je m'en rapporte entièrement à lui quand il croira le moment arrivé... Je compte beaucoup sur l'attachement qu'il m'a témoigné... Je ne presserai pas ce moment... 172» Et, sans insister davantage, se bornant à ce discret rappel, Alexandre revenait vite à de moins délicats sujets. Il parlait des autres puissances, de leur attitude qu'il blâmait, de leurs représentants à Pétersbourg qu'il n'épargnait pas, réservait pour la France toutes ses sympathies, pour notre envoyé toutes ses faveurs, et Savary se retirait flatté, ravi de cet accueil, enchanté de l'aimable monarque qui l'admettait à ses plus libres confidences.
Ces triomphantes soirées eurent, hélas! de cruels lendemains. Savary s'était vite aperçu qu'Alexandre Ier ne tenait pas à proprement parler une cour. Son intérieur ressemblait à celui d'un particulier riche, vivant avec ses amis, entouré d'un cercle qu'il s'était choisi et n'étendait pas; chez lui, peu de réceptions officielles, jamais de dîners de cérémonie, parce qu'il lui eût fallu, dans ce cas, «être assis sur un siège élevé et représenter comme un souverain 173». Si le général, s'étonnant de cette simplicité, demandait où trouver à Pétersbourg le faste, la solennité, l'appareil souverain, avec le prestige et l'ascendant qu'ils exercent, on lui répondait de les chercher auprès de l'impératrice douairière.
Marie Féodorovna, femme de Paul Ier et mère d'Alexandre, après la nuit tragique qui l'avait faite veuve, avait conservé en Russie une position sans précédent. Son fils, en montant sur le trône, avait voulu qu'elle gardât le rang, les dotations, les privilèges honorifiques, qui lui avaient été attribués; de plus, détestant le cérémonial, n'aimant que l'intimité ou la pompe toute militaire des revues et des défilés, il avait dédoublé en quelque sorte les fonctions de la souveraineté et, se réservant le soin des affaires, avait laissé à sa mère la partie d'extérieur et d'apparat. Marie Féodorovna convenait parfaitement au rôle que son fils lui abandonnait. Si le temps était loin où elle était apparue à la cour de Catherine II dans tout l'éclat de la jeunesse, belle et «blanche 174», l'âge et le malheur n'avaient fait que rehausser son prestige. Elle s'imposait maintenant par l'aspect digne de sa vie, par sa piété un peu théâtrale envers le passé, par le souvenir des épreuves qui avaient blessé son cœur sans altérer la sérénité de son front; on la révérait aujourd'hui, après l'avoir tour à tour admirée et plainte. D'une bienfaisance toujours en éveil, elle gouvernait les bonnes œuvres, régnait sur les pauvres et s'était fait, dans les États de son fils, un empire à elle, fondé sur l'amour et la reconnaissance. Avec cela, née pour la cour, habile à distinguer et à maintenir les rangs, aimant l'étiquette et l'introduisant dans les moindres détails de la vie, supportant sans fatigue de longues heures de représentation qui harassaient ses dames d'honneur, elle excellait à faire paraître la souveraineté sous sa forme la plus imposante et y mettait son orgueil. Elle avait donc continué à faire figure d'impératrice en exercice, recevant, trônant, s'entourant d'une maison nombreuse à laquelle celles de ses quatre plus jeunes enfants, qui vivaient à ses côtés, formaient autant de satellites. C'était auprès d'elle seulement que l'on voyait un service de dames, de chambellans, d'écuyers, de pages, la splendeur des grandes réceptions et le cérémonial des présentations officielles. Aussi, tout ce qui à Pétersbourg voulait une cour et ne pouvait s'en passer, ne la rencontrant plus que chez l'impératrice mère, venait l'y chercher; naturellement et sans effort, Marie Féodorovna avait retenu à elle les hommages, l'assiduité, le culte qui se rend aux personnes royales, et le pouvoir de la veille avait gardé tous les fidèles que celui du jour dédaignait d'attirer. C'était la Tsarine douairière que l'on allait remercier pour toute nomination obtenue, pour toute grâce conférée, alors même qu'elle n'y avait pris aucune part; les officiers nouvellement promus ou décorés venaient s'incliner devant elle et lui baiser la main 175. Bien qu'elle résidât d'ordinaire au château de Pavlovsk, à douze lieues de Pétersbourg, les grands ne laissaient jamais passer quinze jours sans faire acte de présence à son cercle, et Alexandre lui-même s'y montrait deux fois par semaine. L'ancienne cour,--c'était de ce nom que l'on désignait l'impératrice mère et son entourage,--demeurait ainsi la grande puissance sociale et mondaine de la Russie et, à ce titre, sans exercer l'autorité, conservait l'influence 176.
Note 175: (retour) «On ne va rien dire à l'impératrice régnante, écrivait Savary, et quand un étranger fait une observation à ce sujet, on lui répond que ce n'est pas d'usage... Dans les cérémonies publiques, l'impératrice mère prend le plus souvent le bras de l'empereur; l'impératrice régnante ne marche qu'après elle et seule. En voiture elle a toujours la droite du fond--l'impératrice régnante à sa gauche, et l'on a vu quelquefois l'empereur sur le devant. Il est arrivé fréquemment dans les cérémonies militaires, et je l'ai vu, que, les troupes étant sous les armes et l'empereur à cheval, la cérémonie ne commençait pas parce que l'impératrice mère n'était point arrivée.» Archives nationales, AF, IV, 1697.
Note 176: (retour) Notice sur la cour de Russie, jointe par Savary à ses rapports du 6 août 1807. Notes sur la cour de Russie et Saint-Pétersbourg, par le même, mémoire conservé aux archives nationales, AF, IV, 1697. Cf. Mémoires de Czartoryski, I, 275, 384, et Réminiscences sur Alexandre Ier et Napoléon er, par la comtesse de Choiseul-Gouffier, 355.
En politique, le rôle de l'ancienne cour aurait pu se comparer à celui d'une chambre haute dans les gouvernements constitutionnels. Lente à se décider et à évoluer, gardienne des traditions, elle modérait le mouvement de l'État; elle empêchait sans agir, et, pour qu'une mesure restât sans effet, il suffisait souvent qu'elle ne l'approuvât point. Or, elle n'avait pas encore ratifié la paix avec Napoléon, et la présence d'un envoyé français demeurait pour elle chose non avenue. Savary s'en aperçut vite aux dépens de son amour-propre. «Le 30, dit-il, je fus présenté à l'impératrice mère, au palais de Tauride; l'accueil fut froid et ne dura pas tout à fait une minute 177.»
Ce fut pour le général le signal des déboires. Il était arrivé à Pétersbourg en plein été; mais la belle saison ne suspendait pas la vie mondaine et ne faisait que la déplacer. La Russie officielle, c'est-à-dire l'ensemble des familles qui depuis un demi-siècle occupaient les fonctions de cour et d'État, désertait alors la capitale, mais restait à ses portes et s'établissait aux Îles. Dans ce site où l'imposante Néva, divisée en innombrables bras, se fait gracieuse et riante, enlace entre ses replis des pelouses et des bois, les résidences d'été, palais ou pavillons, s'étaient logées de toutes parts. Là, ministres, personnages influents, hommes de cour et de plaisir, femmes à la mode, élisaient domicile et restaient groupés. Aux Îles, on se voyait beaucoup; tout présentait un aspect de luxe et d'entrain; le jour, d'élégants équipages à quatre, six et huit chevaux sillonnaient les allées; le soir, les villas resplendissaient de lumières, et des concerts de trompes de chasse, improvisés sous bois, jetaient au loin leurs profondes fanfares. Aux réceptions pompeuses de la ville succédaient les réunions sans apprêt, les dîners à huit, dix ou douze personnes, la promenade dans les beaux jardins du comte Strogonof, situés en terrasse sur un bras du fleuve. Cette vie d'épanouissement et de grand air semblait offrir à Savary une occasion propice pour examiner de près la société russe et la surprendre dans son laisser-aller familier; il essaya consciencieusement de s'y ménager des accès.
Il s'inscrivit chez les principaux personnages; on ne lui rendit pas sa politesse. Il revint à la charge, réitéra ses visites et se vit opiniâtrement refusé. Comme si un rapide mot d'ordre eût circulé, la société russe se murait dans ses préjugés de caste, dans ses passions nationales, et refusait tout contact avec un étranger qui était son vainqueur et qui n'était pas de son monde 178.
Les femmes se montraient les plus hostiles. Françaises par les goûts et l'éducation, mais Françaises d'autrefois, elles ne nous reconnaissaient plus dans le peuple révolutionnaire qui s'imposait désormais par la force et la violence. Séduisantes pour la plupart, instruites, exerçant sur les hommes qui les entouraient le prestige d'une culture supérieure, elles savaient, en peu de mots qui portaient, désigner Savary à l'animadversion générale, et de lèvres gracieuses, où notre parler prenait d'ordinaire un charme un peu mièvre, tombaient sèchement des arrêts sans appel. Pendant les premières semaines de son séjour, Savary ne réussit pas à se faire ouvrir une seule maison; quand il dînait chez l'empereur, il voyait les autres convives l'abandonner le soir pour aller dans le monde, et lui s'en revenait tristement, disait-il, à la compagnie de son secrétaire 179.
La malveillance qu'on lui témoignait ne s'attachait pas seulement à son caractère, mais s'étendait à sa personne. Son rôle dans l'exécution du duc d'Enghien, rappelé, commenté, fournissait contre lui un argument décisif, décourageait de rares bonnes volontés, et contribuait aux mortifications qu'on lui infligeait en tous lieux. Paraissait-il à la promenade, il voyait tous les regards se porter sur lui avec une insistance blessante. S'il parcourait les rues de Pétersbourg, il remarquait à la devanture des libraires des pamphlets où sa nation, son empereur et lui-même étaient bafoués, des libelles contre- révolutionnaires, toute la littérature de l'émigration. Afin de tromper son dépit et son ennui, il en fut réduit pour quelque temps à prendre le rôle d'un voyageur obscur et solitaire, à visiter consciencieusement Pétersbourg, faisant à travers les églises, les galeries et les palais de cette majestueuse capitale, la promenade ordinaire des étrangers 180.
«Comment trouvez-vous Pétersbourg, général? lui dit l'empereur Alexandre au bout de quelques jours.--Étonnant, Sire, et l'Italie n'offre rien de comparable.--Comment passez-vous votre temps? Je sais que vous ne vous amusez pas. Vous avez donc vu peu de monde jusqu'à présent?--Sire, j'avoue à Votre Majesté que sans sa bonté et celle du grand-duc, je ne serais pas encore sorti de mon appartement.--Cela changera bientôt 181», reprit l'empereur, et, pour faciliter à Savary la patience, il lui conseilla d'aller visiter Cronstadt. Peu de temps après, de brillantes réunions eurent lieu au château de Péterhof pour la fête de l'impératrice mère. Alexandre eut soin d'y afficher le général français par les plus flatteuses distinctions, le tint toujours à ses côtés, donnant tacitement l'ordre de reconnaître en lui l'hôte autorisé de la Russie et le représentant d'un allié.
L'intervention du prince eut quelque effet. «Les visages ont pris un air plus riant, écrivait Savary, quelques portes se sont ouvertes. 182» Au bout d'un mois et demi de quarantaine, il fut reçu dans certaines maisons, s'y trouva avec des Russes haut placés, put les observer, et, le 23 septembre, une première note, après une sommaire et franche constatation des tendances hostiles de la société, transmettait une suite d'appréciations sur quelques personnages en vue 183. Savary s'est rencontré avec le prince Adam Czartoryski, de réputation européenne, chargé des affaires étrangères avant Austerlitz, «aujourd'hui sénateur et membre du Conseil; on ajoute dans le public: ami de l'empereur. Il a une conduite inexplicable, a l'air de ne se mêler de rien, et l'opinion le place presque partout. On ne sait ce qu'il veut; il voit peu de monde...» Et Savary ajoute, en marge, cette note qui surprend: «Je l'ai trouvé fort au-dessous de sa réputation. C'est un homme de l'opinion duquel on doit peu se soucier.» Jadis, le prince formait avec MM. Kotchoubey, Strogonof et Novossiltsof le conseil intime de l'empereur, ce que l'on appelait le Comité de salut public; que sont devenus les autres membres de ce cénacle? Kotchoubey est ministre de l'intérieur, mais sa position est ébranlée; Novossiltsof reste à craindre; toujours ami de l'empereur, il est libéral à l'anglaise et ne rêve que d'importer en Russie les institutions britanniques: «il en est ridicule», ajoute Savary. Parmi les meilleurs officiers de l'empereur, le prince Lobanof, désigné pour le portefeuille de la guerre, est à nous; l'amiral Tchitchagof, ministre de la marine, «est un jeune homme instruit dans sa partie; il n'est ni Anglais ni Français; c'est un bon Russe»; le comte Roumiantsof, ministre du commerce, et le général de Budberg, ministre des affaires étrangères, paraissent acquis à la France, avec la différence qui sépare un partisan de la veille d'un ami du lendemain. En arrière de ces ministres de premier plan, dans le groupe de portraits esquissés par Savary, apparaissent vaguement les titulaires des autres portefeuilles, figures effacées, et à l'écart se tient le héros de la dernière campagne, le prince Bagration, «homme sombre, ambitieux et n'aimant pas les Français».
Ce n'est point d'ailleurs parmi les Russes qu'il faut chercher les meneurs de la société. «Le corps diplomatique, dit Savary, la régente à son gré; il en dirige l'esprit et les plaisirs.» Or, le corps diplomatique est la citadelle de l'opposition. Les ambassadeurs d'Angleterre et d'Autriche mènent campagne contre nous; les agents des autres cours agissent sous leurs ordres, et ceux mêmes des États que Napoléon croit avoir enchaînés à sa politique, nous sont ouvertement ou perfidement hostiles. Il y a plus: on voit à Pétersbourg des ombres de diplomates, représentant des fantômes d'États, certains envoyés de souverains détrônés par Napoléon, se faire écouter et rendre des oracles. Des figures d'un autre âge, comme le vieux duc de Serra Capriola, ambassadeur de Naples depuis trente-cinq ans 184, tiennent en échec l'envoyé du vainqueur de l'Europe; qu'est-ce donc quand parmi ces ministres de rois in partibus se trouvent des adversaires d'un mérite redoutable? «On rencontre ici, dit Savary, un comte de Meister (Joseph de Maistre) qui prétend toujours être ministre de Sardaigne. C'est un homme d'esprit et un habitué de la maison de l'ambassadeur d'Autriche et de celui d'Angleterre. Il serait peut être mieux à Mittau qu'ici, s'il s'obstine à vouloir être ambassadeur du roi de Cagliari.»
Ces premières informations ne satisfirent Napoléon qu'imparfaitement. Il attendait un tableau, et on lui envoyait une série de croquis. Il demanda à Savary des observations plus complètes et surtout plus profondes; jetant un regard interrogateur sur le lointain et obscur empire du Nord, il se demandait si la réunion de seigneurs groupés autour du trône composait à elle seule toute la nation pensante et agissante, si cette Russie mondaine n'en masquait pas une autre, moins attachée à ses préjugés, où notre influence pourrait trouver son point d'appui. «Veuillez faire connaître, ordonnait-il d'écrire à Savary, s'il existe une autre société, plus loin du trône, mais plus près du peuple 185.» À cette question, Savary pouvait répondre hardiment, comme il le fit, par la négative. À part un groupe de marchands, la Russie ne possédait point de classe moyenne; la noblesse reposait directement sur le peuple, masse en apparence inerte, inacessible à toute influence du dehors et où rien ne se distinguait des forces internes qui sommeillaient dans son sein. C'était l'aristocratie seule qu'il importait de connaître, afin de se mettre en mesure de la combattre ou de la rallier, et c'était elle que Savary s'obstinait avec raison à vouloir pénétrer et observer.
Dans le siège qu'il menait autour d'elle, l'empereur Alexandre continuait à le seconder. Ce prince procédait maintenant par démarches individuelles, agissait sur les personnes de son entourage et sur «les dames auxquelles il donnait quelques soins».--«Il m'est revenu par une voie entièrement sûre, ajoute Savary, différentes petites anecdotes galantes qui le concernent et dans lesquelles il a eu l'occasion de montrer toute la sincérité de son attachement pour Votre Majesté. C'est au point qu'il a rompu en visière avec une personne pour laquelle il avait des bontés dont il recevait le retour, parce qu'elle osa lui parler de tout ce qui s'était passé entre lui et l'empereur des Français 186.» De son côté, Savary s'adressait aux femmes que l'influence du séduisant monarque avait déjà ébranlées, et ce fut auprès de l'une d'elles qu'il rencontra son plus brillant succès.
Parmi les beautés de Pétersbourg, le Tsar avait particulièrement remarqué madame Alexandre Narischkine, la gracieuse et poétique Marie Antonovna, et le culte qu'il lui rendait depuis plusieurs années était tendre et persistant, sans se montrer exclusif. Admis chez le mari de cette dame, Savary fut bien accueilli par elle, la trouva favorablement disposée et jugea possible de la mettre tout à fait dans nos intérêts au prix de quelques menus services. Il suffirait de lui procurer les moyens de s'assurer, sur le terrain de l'élégance et de la mode, une supériorité décidée sur ses rivales. Paris seul pouvait les fournir. Malgré tout, les regards des Russes se tournaient encore vers cette capitale du luxe et du goût, et quelques-uns pardonnaient à la France en faveur de Paris. Avec un empressement intéressé, Savary songea aussitôt à faire venir de cette ville tout ce qui pourrait plaire à madame Narischkine et s'institua son fournisseur. Il en écrivit à Duroc, à Caulaincourt, mais ce fut surtout un jeune officier français, M. de Saint-Chamans, qu'il chargea de la commande; rien ne devait se faire naturellement qu'avec la permission de l'Empereur.
L'idée plut à Napoléon; il trouva seulement que Savary avait manqué de discrétion et mis trop de monde dans la confidence: «Tout ce qui tient à la vie privée d'un souverain, lui fit-il mander par Champagny, doit être un objet sacré 187.» L'affaire étant d'État, il ne fallait pas craindre de s'en ouvrir directement à l'Empereur, et ce fut lui qui voulut se charger de la commission. Après la mercuriale ministérielle, qui sauvait le principe, il écrivit personnellement à Savary, avec une amicale brusquerie: «Je ne vous connaissais pas aussi galant que vous l'êtes devenu. Toutefois, les modes pour vos belles Russes vont vous être expédiées. Je veux me charger des frais. Vous les remettrez en disant qu'ayant ouvert, par hasard, la dépêche par laquelle vous les demandiez, j'ai voulu en faire moi-même le choix. Vous savez que je m'entends très bien en toilettes 188.»
On ne sait si ces prévenances étaient nécessaires pour gagner définitivement Marie Antonovna; de plus sérieux motifs la dirigeaient. En fait, elle n'aimait pas beaucoup la France et point la politique, mais elle aimait tendrement Alexandre et croyait servir ses vœux, ses intérêts, sa sécurité même, en se faisant notre alliée. Son concours ne nous fut pas inutile; à plusieurs reprises, Savary fit passer au Tsar d'utiles avis par celle qu'il appelait, en style de guerrier sentimental, «l'objet de ses délassements»; de plus, madame Narischkine assista de bonne grâce le général dans ses opérations mondaines et contribua à augmenter le nombre des salons où il était admis.
La société russe était entamée; par contre, l'ardeur de nos adversaires en redoubla. Jusqu'alors, maîtres incontestés de la place, ils s'étaient bornés à une défensive dédaigneuse; l'attaque se prononçant, leur résistance s'organisa. La guerre des salons fut ouverte; les cercles qui nous étaient fermés--ils restaient de beaucoup les plus nombreux--prononcèrent l'anathème sur les autres; il suffisait qu'une maison accueillît les Français pour que le vide se fit autour d'elle. En même temps, l'opinion se déchaînait contre Alexandre; le ton des conversations, de frondeur qu'il était, se montait jusqu'à la violence; des propos graves s'échangeaient; on parlait d'amener à tout prix un changement de politique, fût-ce au prix d'un changement de règne, et Savary, instruit de ces clameurs, se demandait s'il n'y fallait point voir le symptôme avant-coureur d'une catastrophe. Les souvenirs de 1801 l'obsédaient, et, ses habitudes scrutatrices le portant à voir partout des complots, il craignait pour Alexandre le sort de Paul Ier. Considérant que son devoir envers Napoléon l'obligeait de veiller à la sécurité d'un monarque ami, il s'y appliquait consciencieusement. Il lisait l'histoire de Russie, afin d'y retrouver le récit des révolutions passées, se demandait comment elles auraient pu être prévenues, suppliait Alexandre de se faire suivre, excitait la vigilance de son entourage et s'instituait officieusement son ministre de la police 189. Il alla jusqu'à lui dénoncer des propos imprudents ou coupables tenus dans son armée, et la manière dont fut reçu cet avertissement le poussa à tenter une démarche qu'il jugeait susceptible de résultats décisifs. En achevant d'éclairer Alexandre sur les dangers de la tolérance, ne pourrait-il l'amener à un grand acte de vigueur, à remanier son conseil, à épurer la haute administration, à éloigner les meneurs du parti hostile? Ce coup d'autorité materait l'orgueilleuse société qui refusait de se rendre.
Savary tâta d'abord le terrain auprès de madame Narischkine; là, ses insinuations furent parfaitement accueillies. On le supplia de parler à l'empereur, d'être net et pressant: «Rappelez-vous, lui disait-on, que vous pouvez tout lui dire et qu'il vous écoutera 190.» Savary montrant quelque scrupule à prendre l'initiative d'une telle explication: «Eh bien! dit la dame, on vous parlera, et nous verrons si vous avez envie de le servir... Tâchez au moins, ajoutait-elle, de le rendre un peu plus méchant 191.»
Le surlendemain, Savary, à cheval et en grand uniforme, accompagnait l'empereur à une revue; pendant le défilé, Alexandre lui fit signe de se placer immédiatement à ses côtés, puis: «Vous dînez avec moi aujourd'hui, lui dit-il, et ne partez pas le soir, j'ai à vous entretenir.» Dans la conversation annoncée, Savary fut provoqué à dire tout ce qu'il savait. Il signala alors avec véhémence le mauvais langage des salons, l'agitation croissante, l'action pernicieuse de certains hommes, la nécessité de les frapper pour prévenir leurs desseins et les empêcher de corrompre plus longtemps l'opinion publique: «Cette opinion, ajouta-t-il, n'est point à mépriser du tout. Elle couve quelque chose, et il est d'autant plus urgent d'être en garde contre elle et d'aller crever le nuage avec l'épée, que, si on ne l'observe pas, elle finira par gagner tellement tous les esprits que, lorsque le moment de remplir les engagements de Votre Majesté sera arrivé, elle trouvera tous les ressorts détendus, jusque dans les membres du gouvernement... Il me semble donc que Votre Majesté aurait beaucoup à gagner en éloignant les hommes trop prononcés dans l'opposition et en les remplaçant par d'autres dont les principes connus aideraient à l'exécution de ce que Votre Majesté se propose, sans quoi il est possible qu'avant peu l'intrigue, la faction même et les cris de tout le commerce ne vous forcent encore à balancer entre l'Angleterre et nous. Je vous avoue, Sire, que je prévois ce moment...»
Ici, le Tsar l'interrompit et, lui prenant le bras: «Général, dit-il, le choix est tout fait et rien ne peut le changer. Ne discutons pas là-dessus et attendons les événements.» Alors, en termes émus, il invita Savary à ne point voir la Russie dans quelques fauteurs d'intrigues, à mépriser leurs menées et à leur opposer seulement le calme et le dédain. Il travaillait, disait-il, à mettre tout sur un autre pied, mais devait user de ménagements et ne rien précipiter; il avait à vaincre un ensemble de préjugés, à refaire l'éducation d'un peuple: le changement qu'il méditait ne pouvait s'opérer qu'à la longue. Il affirmait d'ailleurs qu'aucune intrigue ne l'ébranlerait et ne l'empêcherait d'aller à son but: il fit aussi allusion à l'espèce d'opposition que l'on essayait de créer entre sa mère et lui, et s'animant par degrés: «J'aime mes parents beaucoup, finit-il par dire, mais je règne et je veux que l'on ait pour moi des égards.»--«En disant cela, ajoute Savary, l'empereur paraissait s'échauffer; il s'arrêta tout à coup avec des yeux fixes, puis, me prenant par la main et me la serrant, il continua: «Vous voyez, général, que j'ai bien de la confiance en vous, puisque je vous entretiens de l'intérieur de ma famille. Je compte sur votre discrétion et sur votre attachement pour moi 192.»--Cette explosion de sensibilité paraissait sincère, mais elle termina l'entretien, auquel l'empereur ne donna point d'autre conclusion, et Savary reconnut que rien ne pourrait le décider à trancher dans le vif et à sévir contre une opposition où se retrouvaient beaucoup d'hommes demeurés chers à son cœur.
Sa tentative d'assaut ayant échoué, Savary revint à son travail de cheminement. Il s'y montrait infatigable. Fidèle à sa consigne, qui était de s'immiscer à tout prix dans la société, il ne se décourageait point des rebuffades; refusé à la porte «d'une beauté de Pétersbourg», il se présentait une seconde, puis une troisième fois, et se voyait reçu à la quatrième 193. S'il se rencontrait avec des adversaires, il acceptait la lutte et s'y comportait en brave. Durant cette période, nous le voyons batailler sans cesse, le verbe haut, toujours prêt à la riposte, relevant vertement chaque allusion malveillante, faisant respecter d'autorité son souverain et sa nation, et s'il supplée trop souvent au tact par l'aplomb, s'il a parfois le mauvais goût de déclamer des tirades révolutionnaires à la table de diplomates d'ancien régime, nous l'entendons aussi rabattre la jactance de nos ennemis par des mots qui font plaisir. Un Anglais parlait de l'Égypte perdue par nous: «C'est que l'Empereur n'y était pas, reprit vivement le général; s'il eût envoyé une de ses bottes, c'eût été assez pour vous mettre en fuite.» Étonnant par la singularité de ses manières, par son langage tour à tour brusque et fleuri, il intéressait aussi et finissait par s'imposer de toutes parts 194.
Pour diminuer les préventions de l'impératrice mère et de sa cour, le moyen qu'il employa ne fut pas mal choisi. Il demanda à visiter l'un des grands établissements de charité que Marie Féodorovna avait créés, qu'elle administrait elle-même et aimait à présenter comme des modèles du genre; il s'extasia très haut sur ce qu'on lui montrait, et apprit bientôt que son approbation avait été goûtée. À quelque temps de là, bien qu'il n'eût pas lui-même ses entrées au cercle de l'impératrice mère, il eut l'art d'y faire présenter un jeune officier français, M. de Montesquiou, qui fut admis malgré sa qualité et à cause de son nom; par cette brèche, s'il ne passa pas lui-même, il put jeter un coup d'œil sur l'intérieur de la place et y nouer quelques relations. Il se trouva ainsi posséder jusque dans les milieux les plus hostiles non certes un parti, mais des intelligences, ne ramena pas les dissidents, mais put reconnaître les positions à conquérir, leurs points faibles, les facilités d'attaque, fixer en un mot ses notions sur l'état de la société russe et les moyens de la conquérir; après cinq mois de séjour, un travail d'ensemble intitulé: «Notes sur la cour de Russie et Saint-Pétersbourg», vint transmettre à l'Empereur les résultats de son enquête 195.
II
«Un voyageur qui arrive à Saint-Pétersbourg, dit Savary dans son rapport, y remarque quatre choses bien distinctes, savoir: la cour, la noblesse, le corps des négociants, et le peuple qui est esclave.» Passant d'abord en revue la cour, il n'ajoute que peu de détails à ceux précédemment donnés sur l'empereur Alexandre, croit de plus en plus à la sincérité de ses sentiments. Il s'arrête un instant devant l'énigmatique figure qu'offre l'impératrice Élisabeth et dont nul n'a encore pénétré le mystère. «Depuis quatorze ans, dit-il, que l'impératrice régnante est ici, son caractère est encore inconnu de ceux mêmes qui la voient le plus habituellement. Elle s'observe tellement dans le monde, qu'elle ne laisse échapper aucune parole, aucun regard qui puisse la faire juger.» Savary la croit très fine et d'un jugement exercé, et «comme elle s'occupe beaucoup, dit-il, de choses sérieuses, lit beaucoup, raisonne bien de nos bons auteurs, et s'exalte l'imagination par la lecture de nos auteurs tragiques», il pense qu'il serait plus facile «de la saisir par l'esprit que par le cœur». Mais à quoi bon s'attacher à surprendre le secret de cette âme qui veut rester impénétrable et voilée? Moins que jamais l'impératrice aspire à jouer un rôle, et nous n'avons pas plus à espérer son appui qu'à craindre son hostilité. «Une politesse de loin en loin, un cadeau fait avec grâce la maintiendront dans la ligne de l'empereur son mari.»
C'est l'impératrice mère et son salon qu'il importe de gagner à tout prix. Par quels procédés cette conquête peut-elle s'opérer? Sur ce point, Savary évite de se prononcer et de rien préciser. D'après lui, l'entreprise peut être tentée; il faut qu'elle le soit, mais elle est assez importante et assez délicate pour que l'Empereur la prenne personnellement en main; son infaillible sagesse lui suggérera les moyens de la mener à bonne fin. Savary a cru remarquer pourtant que l'impératrice Marie se montrait extrêmement sensible aux égards. Toute marque de déférence lui est précieuse, les moindres présents sont par elle religieusement conservés, lorsqu'ils représentent une attention, une prévenance, et elle vit entourée d'objets qui tous évoquent un souvenir et dont les uns parlent à son cœur, les autres à son amour-propre. Son château de Pavlovsk est le temple du passé; visitant en touriste cette belle résidence, Savary y a vu le cabinet de l'empereur Paul conservé tel qu'il se trouvait au moment de sa mort 196. Dans les jardins, on lui a montré, auprès de mausolées et d'urnes funéraires élevés par l'impératrice à la mémoire de ses parents décédés, des arbres qui ont leur histoire et qui, plantés par Marie Féodorovna au moment de la naissance de chacun de ses enfants, consacrent le souvenir de ses joies intimes. Il a remarqué aussi un musée de présents royaux, un service de Sèvres envoyé par Louis XVI et ornant les petits appartements de l'impératrice, des tapisseries, don de Louis XV à Catherine II, et il a acquis la certitude que des cadeaux de même nature seraient accueillis avec reconnaissance, venant de l'homme extraordinaire qui fixe l'attention du monde, pourvu qu'ils soient de bon goût, offerts discrètement, et qu'ils puissent passer dans une certaine mesure pour un hommage délicat. «C'est l'élégance dans le choix, dit-il, et la grâce dans la manière de donner qui font surtout le prix de telles choses. Cela produirait un effet d'autant meilleur qu'il y a ici, et particulièrement à cette cour (celle de l'impératrice mère), des gens persuadés que sous l'empereur Napoléon nos fabriques et manufactures ne font rien d'aussi beau que ce qu'elles faisaient sous les rois. On a l'air de croire que nous avons traité les arts et métiers en Turcs et en Arabes.»
Après avoir attardé son lecteur à Pavlovsk, Savary le mène faire une rapide excursion au château de Strelna, résidence du grand-duc Constantin. Ce prince paraît entièrement français; comme il n'aime que le militaire et les plaisirs faciles, Napoléon est son dieu et Paris son paradis. Il aspire à revoir l'un et à connaître l'autre. En attendant, il vit seul à sept lieues de Pétersbourg, avec son régiment de houlans, et là, par un phénomène d'hérédité qui reparaît périodiquement dans la dynastie des Romanof, il reproduit à peu près les goûts et les occupations de son aïeul Pierre III; comme lui, il joue au soldat avec frénésie. Son château est tenu comme une forteresse; on y observe dans toute leur rigueur les détails du service des places. L'appartement du prince est un arsenal, sa bibliothèque ne se compose que d'ouvrages relatifs à l'armée, et les yeux fixés sur la grande nation militaire de l'Occident, il y cherche perpétuellement un sujet d'études minutieuses et de petites imitations. Pour orner ses jardins, il a fait élever par des prisonniers français un camp de Boulogne en miniature; les musiques de sa cavalerie ne jouent plus que des airs français, et c'est au son du Chant du départ que ses houlans défilent la parade. Éloignant d'ailleurs les sympathies par son humeur fantasque, Constantin Pavlovitch est peu populaire dans l'armée, qui lui reproche d'être plus militaire que belliqueux, et d'autre part cette recrue, malgré son rang dans la famille impériale, ne semble guère propre à nous ramener la société polie de Pétersbourg.
Cette dernière, qui se compose exclusivement de la noblesse, fournit à Savary le sujet d'un tableau détaillé, très vivant, très mordant. Sa sévérité va-t-elle jusqu'à l'injustice? Nous serions tenté de le croire, si le témoignage d'hommes placés mieux encore que lui pour bien voir, mais appartenant à des milieux tout différents, s'inspirant de principes et de passions tout autres, ne concordait avec le sien; son rapport apparaît comme le développement impitoyable, peut-être exagéré, mais logique, de certaines observations consignées par le prince Adam Czartoryski dans ses Mémoires, par Joseph de Maistre dans sa correspondance 197. Néanmoins, nous ne ferons pas difficulté de reconnaître que Savary, en tenant sous sa plume ceux qui l'avaient tant de fois éconduit, s'est trop souvenu de ses propres mésaventures. Sans pénétrer à fond cette société inquiète et complexe, où luttaient tant d'aspirations diverses, où tant d'idées fermentaient sous les passions et les frivolités mondaines, il s'est attaché à en relever les travers saillants, ceux qui paraissaient à première vue et s'accusaient en relief; puis, les envisageant dans leurs rapports avec la politique, il les signale avec véhémence à l'attention de l'Empereur.
Dans la société russe telle qu'elle se composait alors, Savary distingue deux parts: l'une comprend quelques familles d'une situation établie, d'une honorabilité irréprochable, d'un lustre traditionnel; l'autre, plus nombreuse, plus remuante, se montre à notre émissaire comme une réunion de grands seigneurs ruinés, avides de luxe et pauvres d'argent, chez lesquels le sens moral n'a pas toujours résisté aux embarras pécuniaires et à la pratique dégradante des expédients.
Cette pénurie s'expliquait historiquement. Catherine II, par calcul, Paul, par caprice, avaient laissé s'établir une pratique détestable, en vertu de laquelle le prince ne récompensait pas seulement les services de la noblesse, mais les payait au sens strict du mot; il les payait en argent, en domaines, en hommes. Sous Catherine, après chaque expédition heureuse contre la Turquie, le partage des terres conquises s'opérait entre les généraux et les officiers; la Russie faisait la guerre pour le butin autant que pour la gloire; «nous sommes restés un peu Asiatiques à cet égard», disait ingénument un ministre. Quand les dépouilles des vaincus ne suffisaient plus, Catherine employait les domaines de la couronne à gorger de richesses ceux qui la servaient bien; sa facilité de main, sa générosité dissipatrice, étaient demeurées proverbiales. Paul, désordonné et excessif en tout, outra encore ce système; il donnait «trois mille paysans comme il eût fait d'une bague 198». Encouragés par ces libéralités sans mesure, voyant dans le trésor impérial une inépuisable réserve, la noblesse russe avait donné carrière à ses instincts de dépense et d'ostentation. Une fureur de jouir et de paraître, une fièvre de plaisirs s'était emparée d'elle, et la plus jeune capitale de l'Europe en était devenue la plus fastueuse. À la fin du dix-huitième siècle, aux heures sombres où la tourmente révolutionnaire passait sur l'Europe, Pétersbourg demeurait le point lumineux où s'était réfugié tout le brillant de l'ancienne société, où la vie demeurait facile et insouciante du lendemain, l'hospitalité somptueuse, où l'on faisait assaut de prodigalités grandioses.
Tout à coup, au milieu de ce tourbillon où la société russe se laissait emporter, la source des profits s'était tarie. Appelé au trône, Alexandre y avait apporté des intentions réformatrices, le désir honnête de restaurer les finances de l'État et aussi de mettre fin à un usage avilissant; il avait suspendu toutes gratifications sur le trésor impérial, et aux demandes de secours répondait en conseillant l'économie. Mais l'impulsion était donnée, et les mœurs furent plus fortes que la volonté du monarque. La noblesse ne sut pas modérer son train, continua de vivre grandement, portes ouvertes, dans ses palais parés de tous les raffinements du luxe, au milieu d'un peuple de clients et de parasites, et bientôt, la munificence impériale ne réparant plus les brèches qui se creusaient sans cesse aux fortunes, une gêne universelle se glissa sous ces apparences dorées. En 1807, Pétersbourg, la capitale aux dehors splendides, était une ville de débiteurs, et Savary cite à cet égard des détails caractéristiques. «J'en connais plusieurs, dit-il en parlant des Russes, titrés, couverts de diamants les jours de représentation et occupant des charges éminentes dans l'État, auxquels il arrive fréquemment qu'un boulanger refuse au moment du dîner de fournir le pain nécessaire. On voit ici à cet égard des choses qu'on ne voit nulle autre part, des hommes qui ont des millions de dettes et qui n'ont d'autre ressource que de s'en mettre à la mode, que de s'en flatter et d'en tirer vanité.--Une femme titrée de Saint-Pétersbourg raconte comme une chose à laquelle elle met peu d'importance, qu'elle a cent cinquante mille roubles de dettes, et quand on l'invite à un bal paré et qu'elle n'a pu s'y rendre, il est ordinaire de l'entendre s'excuser en disant que le préteur n'a pas voulu lui confier ses diamants pour la nuit. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que tout cela ne fait aucun tort à ces femmes dans le monde, toutes étant à peu près dans le même cas.»
Dans ce désordre des fortunes réside en partie le péril pour le système nouveau et pour Alexandre. Si la faction anglaise a pu facilement ameuter l'opinion contre le signataire des traités de Tilsit, c'est qu'elle s'adressait à des mécontents d'ancienne date. Parmi eux, plusieurs ont épuisé leurs dernières ressources; l'horreur de leur situation les rend prêts à tout, et une révolution qui leur rouvrirait auprès d'un monarque nouveau le chemin des honneurs profitables, leur apparaît comme le moyen de salut. Qu'un chef audacieux se présente pour les mener à l'assaut du pouvoir, il trouvera en eux des soldats tout préparés, et Savary, qui sait ses auteurs, reconnaît ces ennemis intéressés du souverain dans les vers célèbres:
Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes
Que pressent de ses lois les ordres légitimes,
Et qui, désespérant de les plus éviter,
Si tout n'est renversé, ne sauraient subsister.
Mais le remède ne saurait-il se trouver dans le mal? Par ses faiblesses, qui la rendent dangereuse, l'aristocratie russe offre sur elle une prise facile. Si elles disposent certains de ses membres aux entreprises désespérées, elles la laissent aussi sans défense contre les appels du plaisir, l'éblouissement des fêtes données à propos et le prestige des grandes situations mondaines. À l'aide de tels moyens, ne peut-on la séduire et la fasciner? Qu'un ambassadeur de France s'établisse avec fracas à Pétersbourg, qu'il mène grand train et fasse étalage d'opulence, qu'il ouvre toutes grandes les portes de son hôtel, que ses fêtes soient de celles dont on parle et auxquelles il faut avoir assisté, les convictions politiques ne tiendront pas devant l'attrait du plaisir, et l'on verra les seigneurs russes se presser dans les salons de notre envoyé; celui-ci pourra gagner les uns et les plier à son ascendant, pénétrer les autres, surveiller à la fois et gouverner la société.
Ce système a été employé par plusieurs puissances tour à tour et avec succès; il est de tradition dans le pays, et c'est l'Angleterre qui le met aujourd'hui en pratique. Elle a si bien compris la nécessité de tenir à Pétersbourg maison ouverte qu'elle y a dédoublé son ambassade: un ministre de second rang, sir Stuart, fait les affaires; l'ambassadeur en titre, lord Gower, a surtout pour fonction de représenter. «Un grand indolent qui n'aime pas son métier», dit de lui l'empereur Alexandre; mais ce membre hautain de l'aristocratie britannique, d'une nonchalance superbe, possède les plus beaux chevaux de Pétersbourg, les plus luxueux équipages, la meilleure table, un train supérieur à celui de certains souverains d'Allemagne, et la noblesse, subjuguée par ses manières, éblouie de son faste, attirée par ses réceptions, vient docilement recevoir de sa bouche les leçons de l'Angleterre. Quand l'empereur Alexandre, se conformant aux stipulations de Tilsit, rompra avec Londres, le départ de la mission britannique opérera une révolution dans les habitudes de la société et la laissera déconcertée; c'est ce moment de désarroi qu'il faudra saisir pour l'attirer à nous, en prenant la direction de ses plaisirs et en lui offrant aussitôt un nouveau point de ralliement. Il est donc indispensable qu'à cette époque la France ait à Pétersbourg un représentant définitif, puissamment établi dans sa charge; que cet envoyé ne soit pas seulement un agent consciencieux et habile, mais un homme de grande allure, d'un nom ancien, s'il se peut, et retentissant, d'une situation personnelle hors de pair; qu'il soit surtout un maître de maison incomparable et ne craigne point de rival dans l'art de faire magnifiquement figure. S'il est pourvu de toutes ces qualités, notre représentant parviendra peut-être à recueillir en partie l'héritage politique de nos rivaux, en succédant à leur ambassadeur dans sa royauté mondaine. Non qu'il y ait lieu d'espérer un triomphe absolu; un parti d'opposition subsistera toujours, bien prononcé, irréductible, mais la masse indécise et flottante, celle qui suit l'impulsion et se laisse entraîner où l'on dîne et où l'on danse, viendra chercher le mot d'ordre au palais de France après l'avoir pris longtemps à celui d'Angleterre.
Il y aurait un autre moyen de substituer notre influence à celle de notre ennemie: ce serait d'introduire en Russie un commerce français. Savary a pu se rendre compte à quel point les relations d'intérêt et de négoce établies entre la Grande-Bretagne et la Russie contribuaient à l'intimité politique des deux États, et il fournit à ce sujet des détails curieux. Il a vu le commerce avec l'Angleterre entré de plus en plus dans les mœurs de la Russie; c'est lui qui peuple la Néva de voiles et de chalands, qui répand l'activité dans ses ports et anime ses quais; sur douze cents bâtiments que l'on voit entrer par an dans le grand fleuve, plus de six cents portent pavillon britannique. À Pétersbourg, le corps des marchands tout entier doit son aisance aux transactions avec l'Angleterre; une grande partie d'entre eux est de nationalité ou d'origine britannique; pour les autres, qu'ils soient Allemands ou Russes, l'intérêt leur a fait une seconde patrie et les a naturalisés Anglais. Les nobles eux-mêmes sont tributaires de la Grande-Bretagne; c'est elle qui, achetant le bois de leurs vastes domaines, leur sert la partie la plus régulière de leurs revenus; de plus, elle les a accoutumés à voir en elle le pourvoyeur attitré, traditionnel, indispensable, de toute une partie des objets nécessaires à leur vie. Les produits de son industrie sont partout en Russie; ils affluent chaque printemps par cargaisons immenses, et pour ceux qu'écartent des droits rigoureux ou prohibitifs, l'Angleterre les confectionne sur place par la main d'ouvriers à elle, émigrés volontaires, et fabrique en Russie des produits anglais. Elle fournit aux nobles le drap de leurs vêtements, le mobilier de leurs maisons, la vaisselle qui décore leurs tables, jusqu'au papier, aux plumes et à l'encre dont ils se servent, et se rendant maîtresse de leurs goûts, de leurs habitudes, de leurs commodités, a su tisser des liens ténus, mais innombrables et résistants, qui enlacent la Russie et la tiennent prisonnière. Cependant, après que la rupture politique aura momentanément suspendu ses envois, sera-t-il impossible à la France de remplacer ses produits par les nôtres et de succéder à son monopole? Savary ne le pense pas et conseille d'entreprendre cette œuvre, mais il ne se dissimule guère que les moyens à employer, envoi d'articles choisis, création d'une factorerie française, établissement de maisons recommandables, ne sauraient opérer que graduellement et à la longue. La conquête économique d'un empire doit être l'ouvrage du temps, et un marché ne s'enlève pas comme une place de guerre. La France ne peut donc espérer de combler immédiatement le vide immense que l'interruption du négoce avec l'Angleterre va produire en Russie, et d'éviter à ce pays une période de souffrances. Cette crise marquera pour l'alliance l'épreuve aiguë; c'est alors que se produira contre nous la révolte des intérêts, le choc furieux des mécontentements; c'est à ce moment que l'énergie deviendra particulièrement nécessaire à l'empereur Alexandre et qu'il sera à propos de la lui insuffler. Seul, l'empereur Napoléon, par ses communications directes avec ce prince et l'ascendant qu'il exercera sur lui, pourra le raidir contre des obsessions de toute sorte, l'amener aux rigueurs nécessaires, briser ainsi indirectement l'opposition du commerce, chasser l'intrigue de la cour et faire triompher définitivement la France en Russie. Un recours à l'Empereur, un appel à sa toute-puissance, l'espoir dans un miracle de son génie, telle est la conclusion à laquelle aboutit Savary dans cette matière comme en d'autres, et rien ne laisse mieux voir combien était limitée sa confiance en tous moyens humains et rationnels.
Dans les rapports du général, Napoléon puisa les éléments de plusieurs décisions. Le choix d'un ambassadeur pour Pétersbourg le préoccupait extrêmement. Sentant la nécessité de donner à sa représentation dans cette capitale un caractère exceptionnel, il s'était d'abord arrêté au parti suivant: un diplomate de carrière, possédant à fond la pratique et le maniement des affaires, M. de La Forest, ancien ministre à Berlin, serait accrédité comme ambassadeur; en même temps, l'Empereur tiendrait toujours à Pétersbourg l'un de ses aides de camp, attaché à la personne même du Tsar et appelé a remplacer Savary dans la familiarité de ce monarque. Cette résolution avait même transpiré, lorsque la nécessité reconnue par Napoléon d'agir non seulement sur l'empereur, mais sur la société, l'amena à changer d'avis et à concentrer sur l'ambassadeur tout le relief de la représentation; dès lors, la nomination d'un seul envoyé et un changement de personne devenaient nécessaires.
Napoléon possédait un homme que son nom et ses traditions de famille rattachaient à l'ancienne France et qui, cependant, avait donné au nouveau régime les preuves d'un dévouement sans réserve; c'était son grand écuyer, le général de division de Caulaincourt. Esprit distingué, cœur généreux et droit, Caulaincourt portait à l'Empereur un attachement chevaleresque, l'avait servi avec honneur dans différentes missions, dont l'une l'avait déjà conduit en Russie, et plus tard, à l'heure des épreuves, devait se grandir encore par cette fidélité au malheur qui est le privilège des âmes nobles. En même temps, ce galant homme se souvenait de ses origines, aimait à les rappeler par son langage, sa tenue, ses manières; ses goûts naturellement relevés le portaient vers l'élégance et le luxe; il recherchait l'atmosphère des cours, et aucune gloire ne pouvait lui être plus sensible que celle de réconcilier la France impériale avec l'une des aristocraties de la vieille Europe. Napoléon jugea que nul personnage de sa cour ou de son état-major n'était mieux propre à remplir, non seulement avec dignité, mais avec éclat, le premier poste de la diplomatie française. «J'envoie décidément Caulaincourt 199»; ce fut en ces termes qu'il annonça son choix à Savary le 1er novembre 1807. Quelques jours après, M. de Caulaincourt, malgré ses vives résistances, était désigné d'autorité pour aller à Pétersbourg, avec le titre d'ambassadeur extraordinaire, 800,000 francs de traitement, 250,000 francs pour frais d'installation, un personnel choisi de secrétaires et d'attachés, l'ordre de faire grand en toutes choses, de déployer un faste dominateur et d'entreprendre la conquête mondaine de la Russie.
Napoléon s'occupa de préparer les voies à son ambassadeur et, personnellement, chercha à plaire en Russie. Grands et petits moyens, rien ne fut épargné. Pour diminuer les souffrances du commerce, l'Empereur s'offrit à lui acheter des bois de mâture et à faire mettre trois vaisseaux français en construction sur les chantiers de Russie. Il promit à l'armée du Tsar cinquante mille fusils d'un nouveau modèle, ouvrit nos ports aux cadets désireux de perfectionner leur éducation navale. En même temps, il parut disposé à pourvoir aux amusements de Pétersbourg. Savary lui ayant fait connaître que l'ouverture d'un théâtre français ferait plaisir: «Talleyrand, répondit-il, enverra des acteurs et des actrices 200.»
Il voulut aussi que les relations avec les différentes cours de Russie devinssent suivies et spécialement courtoises. S'il dédaigna envers les deux impératrices les procédés de séduction un peu vulgaires dont avait parlé Savary, il tint à ce que son frère Jérôme et sa nouvelle belle-sœur, la reine Catherine de Westphalie, parente de Marie Féodorovna, annonçassent leur mariage à cette princesse en termes déférents. Vis-à-vis d'Alexandre, il se réserva d'agir lui-même et d'exercer son charme fascinateur. Un échange de courtoisies s'était établi déjà entre les deux souverains: Alexandre envoyait à l'Empereur des pelisses estimées quatre-vingt mille roubles chacune et s'intitulait son fourreur; Napoléon répondait par des cadeaux de porcelaines de Sèvres, choisies sur les indications de Savary et d'après les goûts du Tsar. De plus, jugeant que des témoignages d'abandon et de confiance le mèneraient mieux à gouverner l'esprit de ce prince, en le rendant maître de son cœur, il se mit à lui écrire directement et souvent; dans ses lettres, il mêlait avec tact au langage de la politique et des affaires des assurances d'attachement, exprimait en termes sobres et pénétrants, sans protestations exagérées, son désir de voir s'affermir entre Alexandre et lui une amitié réelle, une amitié d'hommes, simple et solide, et prolongeait ainsi à distance l'intimité de Tilsit 201.
Malgré l'espoir qu'il fondait sur ce commerce et les autres moyens d'ascendant qu'il s'était choisis, Napoléon avait trop le sentiment des réalités pour leur attribuer une efficacité certaine. Les constatations peu rassurantes de Savary fixaient dans son esprit les doutes qu'il n'avait cessé de concevoir sur la solidité de l'alliance russe; résolu plus que jamais à essayer franchement du système ébauché à Tilsit, il jugeait que l'imprudence de s'y abandonner sans réserve lui était péremptoirement démontrée. Il croyait peu cependant à l'imminence d'un attentat contre le Tsar; parmi les chefs de l'opposition, il n'en distinguait aucun dont l'audace fût à hauteur d'un tel forfait, ordonnait même à Savary de suspendre ses avertissements, les jugeant plus dangereux qu'utiles, mais n'en découvrait pas moins un grave péril dans les dispositions de la société russe; ce qu'il craignait d'elle était une influence pernicieuse sur l'esprit d'Alexandre, où il distinguait, malgré tout, un reste d'incertitude et de défiance. En somme, la Russie n'était qu'à demi conquise; sans doute, la position principale, culminante, c'est-à-dire l'empereur, était à nous, mais, située entre des masses hostiles qui s'étaient fortement retranchées, se défendaient bien et ne se laissaient que difficilement entamer, elle formait entre nos mains une possession aventurée, en l'air, pour parler le langage des opérations militaires, et toujours exposée aux entreprises de l'ennemi. Le retour de la Russie aux errements du passé apparaissait de plus en plus à Napoléon comme une hypothèse à prévoir et comme un élément essentiel à faire entrer dans ses calculs. Cette conviction, à laquelle les observations de Savary donnaient une base précise, devait exercer sur sa politique une influence très appréciable, et ses rapports avec Pétersbourg s'inspireront d'une double pensée, conserver d'une part l'alliance de la Russie, la mettre en activité et lui faire porter tous ses fruits, mais en même temps se tenir constamment en garde contre une défection nouvelle de cette puissance.
CHAPITRE III
RUPTURE AVEC L'ANGLETERRE
La Russie offre sa médiation à Londres; fin de non-recevoir qui lui est opposée.--L'Angleterre aux écoutes.--Elle ne surprend qu'en partie le secret de Tilsit.--Napoléon et l'Angleterre également résolus à ne point respecter la neutralité et l'indépendance du Danemark.--Le ministère britannique devance Napoléon.--Bombardement de Copenhague; capture de la flotte.--Impression produite sur Napoléon par cette catastrophe.--Son habileté à tirer parti même des circonstances les plus défavorables.--Il veut profiter de l'attentat commis par les Anglais pour soulever contre eux le continent et hâter l'exécution du plan de Tilsit.--Appels adressés à la Russie.--Entrée de l'Autriche dans la ligue continentale.--Raisons qui portent Alexandre Ier à ménager momentanément l'Angleterre.--Un postillon d'intrigues et de corruptions.--Sir Robert Wilson à la table du Tsar.--Comment se forme une légende.--Illusions du cabinet de Saint-James.--La politique russe s'accentue sous l'influence du comte Roumiantsof; antécédents et caractère de ce ministre.--Raisons d'ordre économique qui ont retardé le conflit des intérêts russes et anglais en Orient.--Paroles tentatrices de Wilson.--Son activité mondaine, ses succès de salon.--Savary utilement servi par ses instincts scrutateurs et policiers; mésaventure qu'il ménage à Wilson.--Colère et douleur d'Alexandre; ses paroles sur l'émancipation des serfs.--Wilson éconduit. --Manifeste de guerre.--Véritables causes de la rupture entre la Russie et l'Angleterre.--Alexandre met Napoléon en demeure de lui livrer les Principautés.
I
Le premier acte qu'imposaient au Tsar les stipulations de Tilsit était l'offre de sa médiation entre la France et l'Angleterre. Alexandre fit faire cette démarche à Londres; il lui fut répondu, le 29 août, que Sa Majesté Britannique désirait avant tout connaître «les principes justes et équitables sur lesquels la France entendait négocier»; elle demandait aussi qu'on lui communiquât les articles secrets du traité de Tilsit 202. Cette seconde prétention, incompatible avec les engagements pris envers Napoléon, rejetait en fait la médiation russe; elle trahissait en même temps la pensée dont le cabinet anglais se sentait, depuis un mois, assailli et troublé.
Dès que l'Angleterre avait appris l'entrevue succédant à l'armistice, dès qu'elle avait eu vent de négociations intimes entre les deux souverains, elle avait compris que leur réconciliation ne pourrait s'opérer qu'à ses dépens; ses craintes s'étaient éveillées, et sa curiosité s'était mise aux aguets. Sa police, active et corruptrice, était présente à Tilsit; elle s'était glissée au quartier général des deux armées. L'oreille attentive, elle recueillit quelques échos des paroles et des promesses échangées; seulement, comme il arrive d'ordinaire à qui se tient indiscrètement aux écoutes, elle ne recueillit que des lambeaux de phrases et d'idées, ne put transmettre à Londres que des renseignements vagues et d'autant plus inquiétants. Les efforts de l'Angleterre pour découvrir la vérité ne lui en dévoilèrent qu'une partie et, pour le reste, la réduisirent aux conjectures; elle sut qu'un accord se tramait contre elle, sans en connaître exactement la portée 203.
Afin de mieux s'éclairer, il ne lui était pas interdit de recourir aux précédents historiques et de consulter le passé pour pénétrer le présent. 1807 offrait de frappantes analogies avec 1801. Alors, l'Angleterre s'était déjà trouvée seule en présence de la France victorieuse de l'Europe. Après Marengo et Hohenlinden, comme plus tard après Iéna et Friedland, les puissances continentales, lasses de continuer au profit d'autrui une guerre dont elles payaient tous les frais, avaient laissé tomber leurs armes, capitulé tour à tour, et c'était la Russie qui s'était séparée le plus franchement de la cause britannique. Bonaparte avait songé aussitôt à se faire de cette puissance une arme contre les Anglais; toutefois, il n'avait osé exiger qu'elle se retournât immédiatement contre ses alliés de la veille; il s'était borné à la réunir aux autres riverains de la Baltique, Suède et Danemark, dans une ligue destinée à formuler, à affirmer et à soutenir au besoin par la force ces droits des neutres dans lesquels l'Angleterre voyait la négation de son despotisme sur les mers. La neutralité armée conduisait à une rupture avec Londres, mais permettait à la Russie de colorer sa défection d'un motif d'intérêt général, de l'accomplir graduellement, et ménageait la transition. À Tilsit, il était naturel de penser que Napoléon avait eu recours au même procédé, et l'Angleterre ne se résignait pas à admettre qu'Alexandre eût mis dans son évolution plus de brusquerie et moins de scrupules que Paul Ier. D'après ses prévisions, le seul engagement imposé au Tsar était d'accéder à une ligue d'apparence défensive, destinée en fait à préparer l'emploi contre l'Angleterre de forces navales imposantes 204. Encore était-il probable que la Russie, dans une telle coalition, se bornerait à un rôle de seconde ligne, consistant à peser sur la Suède et surtout à laisser agir le Danemark.
En 1801, si la Russie avait proclamé avec hauteur l'indépendance des mers, c'était le Danemark qui s'était fait le soldat de cette cause; pour elle, il avait versé son sang et risqué sa capitale. Aujourd'hui, avec ses vingt vaisseaux de haut bord, ses équipages exercés et braves, sa population de matelots, il semblait destiné à reprendre ce rôle, pourvu que le Tsar, son antique protecteur, l'encourageât ou au moins cessât de le retenir. Si la connivence d'Alexandre était indispensable à la formation d'une ligue de la Baltique, il était vraisemblable que le Danemark en serait le membre le plus actif et le plus prompt. En mettant d'emblée ce royaume hors de combat, l'Angleterre avait chance de déconcerter les autres membres de l'association projetée, de prévenir peut-être leur hostilité; elle considéra qu'il fallait frapper à Copenhague pour anéantir dans leur germe les projets de Tilsit.
Cette vue était incomplète, car elle n'embrassait pas dans toute leur étendue les engagements souscrits par Alexandre, mais elle était singulièrement pénétrante et juste. En effet, la possibilité d'un effort naval était le premier résultat que Napoléon attendait de sa réunion avec la Russie. Maître de la terre, il se retournait encore une fois vers la mer, où se tenait son insaisissable rivale, où il avait juré de la chercher, et il revenait contre elle à ses projets d'attaque directe où s'était naguère complu son génie. Ce serait une erreur grave, nuisible à l'intelligence de sa politique, que de voir dans le système de blocus inauguré par son décret de Berlin le seul mode de lutte admis désormais par lui contre l'Angleterre. Dans les dix mois qui suivent Tilsit, s'il poursuit, d'une part, et développe l'application du blocus continental dans ses plus extrêmes rigueurs, d'autre part, il étudie sans relâche et successivement de vastes combinaisons maritimes qu'il destine à frapper la puissance britannique dans ses parties vitales.
Parmi ces plans, le premier en date, celui qui se présenta tout de suite à son esprit, s'appliquait aux mers du Nord. Avec les côtes de la Manche, de la mer du Nord proprement dite, de la Baltique, Napoléon comptait former un immense front d'attaque contre l'Angleterre, le garnir de puissants moyens de guerre navale, flottes, flottilles, corps de débarquement, puis, par une série de manœuvres concertées, menacer, harceler l'ennemi, préparer enfin et faciliter une descente 205. Or, dans la distribution projetée des forces françaises ou alliées, la marine danoise, la seule qui comptât dans la Baltique, tenait une place importante et formait notre aile droite. La cour de Copenhague, il est vrai, malgré ses sympathies françaises, hésitait encore à se prononcer et essayait d'une neutralité dans laquelle elle voyait sa sauvegarde. Mais l'Empereur n'admettait plus un tel rôle, et le traité secret de Tilsit, on s'en souvient, avait décidé que le Danemark, de gré ou de force, deviendrait notre allié; la volonté d'exercer sur cet État une contrainte matérielle ressort d'ailleurs avec évidence des mouvements prescrits par l'Empereur à sa diplomatie et à ses troupes 206. Donc, il faut le reconnaître, les successeurs de Pitt, en poussant contre Copenhague une expédition destinée à subjuguer le Danemark et à lui ravir sa flotte, ne firent que deviner et devancer Napoléon; ils ne firent que briser, avant qu'il s'en saisît, l'arme dont il avait décidé de s'emparer. Seulement, leur attentat, par le mélange de perfidie et de brutalité avec lequel il fut exécuté, par l'universelle sympathie qu'inspira la victime, par la grandeur de la catastrophe, est demeuré l'exemple le plus cruel de l'insuffisance qu'opposent, hélas! en temps de crise, ces barrières appelées le droit des gens, la foi des traités, le respect des neutres, au déchaînement des grandes forces politiques.
Dans les derniers jours de juillet, l'expédition anglaise était en mer; au commencement d'août, une escadre de trente-sept vaisseaux enveloppait l'île de Seeland, où débarquait une année; on sait par quels actes l'amiral Gambier et le général Cathcart signalèrent leur présence. Le 1er septembre, après une suite de sommations arrogantes et de courageux refus, une ligne de batteries incendiaires ouvrait le feu contre Copenhague; au bout de cinq jours de bombardement, une partie de la ville était en flammes, des centaines de victimes avaient péri; Copenhague cédait alors, ouvrait ses portes, livrait son arsenal, laissait emmener la flotte, et ne sauvait que l'honneur. Le prince-régent s'était retiré dans le Holstein; ce fut de là qu'il écrivit à Napoléon pour lui offrir une alliance désormais inutile et nous appeler à le venger 207.
Ce désastre surprit l'Empereur et le courrouça; depuis la mort de Paul Ier, assure-t-on, il ne s'était point livré à de tels mouvements de colère. Cette explosion n'a rien qui doive surprendre. Et d'abord, si Napoléon avait pu croire un instant que l'Angleterre, abandonnée par la Russie, se résignerait à traiter, l'exploit sinistre de sa flotte infligeait à ces prévisions le plus outrageant démenti; il signifiait que les déceptions successives de l'Angleterre avaient surexcité son ardeur, loin de l'abattre, que Tilsit n'était, à ses yeux, qu'un incident de la grande lutte dont elle ne voulait pas entrevoir le terme, que son énergie sans scrupule ne désarmait point. De plus, la flotte danoise capturée, l'élément essentiel de la première combinaison formée pour conquérir la paix, au cas où l'Angleterre nous la refuserait, faisait défaut; par suite, le projet entier manquait de base et s'écroulait. Mais l'un des traits caractéristiques de Napoléon était une facilité prodigieuse à évoluer suivant les circonstances, à modifier et à renouveler continuellement ses desseins d'après la marche variable des événements. Habile à tirer parti de tout, même des revers, enveloppant de son regard les faits accomplis sous toutes leurs faces, il s'attachait toujours à leur découvrir un côté par lequel il pût s'en emparer et les tourner à ses fins; c'est ainsi qu'à maintes reprises une conjoncture fâcheuse, funeste même, devenait pour lui le point de départ d'une opération triomphante. Vaincu indirectement à Copenhague, il voit dans la destruction de la marine danoise un moyen de remplir l'autre partie de ses desseins, de fermer le continent aux Anglais. Dénonçant à l'Europe entière l'horreur de leur conduite, il la fera sentir spécialement à la Russie, déterminera ainsi cette puissance à tenir toutes ses promesses, à en avancer même l'exécution, à se déclarer le plus tôt possible contre la Grande- Bretagne; en même temps, il se servira de la Russie pour exercer une contrainte sur d'autres États, pour peser sur la Suède, sur l'Autriche même, pour les amener contre les agents, les nationaux, les produits de l'ennemi, à des mesures d'exclusion et de rigueur. C'est au Tsar qu'il destine la tâche de soulever le nord et même le centre du continent, tandis que lui-même, se chargeant du Midi, enlaçant l'Espagne, occupant le Portugal, poursuivra jusqu'au fond de la péninsule ibérique l'influence et le commerce de nos rivaux. Puisque ceux-ci s'affirment une fois de plus maîtres de l'Océan, il s'armera de leur criminelle victoire pour leur interdire la terre et les bannir de la société européenne.
Dès le 28 septembre, dans une lettre à Alexandre, il indiquait l'expédition de Copenhague comme la réponse significative des Anglais aux ouvertures de la Russie: «Il me semble, ajoutait-il, qu'il nous sera facile de les chasser de tout le continent; une déclaration commune produirait cet effet 208.» Le 13 octobre, dans une longue dépêche à Savary, M. de Champagny, qui a succédé à Talleyrand au ministère des relations extérieures, détaille les engagements pris par la Russie et rappelle qu'au 1er décembre elle doit avoir fermé ses ports et commencé la guerre, «Les ports du Portugal et de la Suède, continue le ministre, devront aussi être fermés de gré ou de force. La nature des choses veut que la France se charge de fermer ceux du Portugal, et la Russie ceux de la Suède... Les deux cours devront agir de concert auprès du cabinet de Vienne pour lui faire embrasser la cause commune 209.» Cette dernière demande allait devenir promptement sans objet. Prévoyant une mise en demeure, l'Autriche aima mieux se l'épargner en prévenant nos désirs; sur de simples insinuations, elle rappela de Londres son ambassadeur. Le 7 novembre, Napoléon ordonnait à Savary de communiquer cette nouvelle à l'empereur Alexandre; elle était de nature à piquer d'honneur ce monarque et à stimuler son zèle, pour le cas où il ne se serait pas encore mis en règle. «Il serait honteux pour la Russie, disait Napoléon, après un événement qui la touche de si près, d'être restée en arrière; mais j'espère que lord Gower est déjà chassé 210.»
II
Le passage du Sund par les vaisseaux de Gambier avait été connu à Pétersbourg dans le courant d'août; bientôt après, les bulletins terrifiants des opérations anglaises se succédèrent coup sur coup et produisirent une émotion croissante. Dès que l'on sut le bombardement de la ville et les premiers incendies, Alexandre fit remettre à Gower une note de protestation; en même temps, il faisait part à Savary de son indignation. Aux premières ouvertures du général, il répondit qu'il était prêt à prendre contre l'Angleterre les mesures que l'Empereur lui indiquerait; il n'attendait qu'un signal 211.
Ces assurances étaient-elles absolument sincères? Ce qui en ferait douter au premier abord, c'est certaine différence entre le langage affecté publiquement envers l'Angleterre et celui qu'on lui tenait en secret, entre le ton des notes diplomatiques et celui des conversations de cabinet. M. de Budberg laissait entendre à lord Gower que le Tsar n'avait point perdu l'habitude de considérer l'Angleterre comme sa meilleure alliée 212, et les rapports d'Alexandre lui-même avec un agent irrégulier de cette cour semblaient confirmer plutôt que démentir de telles confidences.
Depuis quelque temps, Savary signalait la présence à Pétersbourg «d'un postillon d'intrigues et de corruptions 213»; c'était un jeune officier anglais du nom de Wilson. On le comptait au nombre de ces agents qui formaient ce qu'on pourrait appeler la diplomatie errante de la coalition; sans résidence fixe, sans caractère permanent, ils se déplaçaient sans cesse, allaient d'une capitale à l'autre, réchauffaient partout le zèle de nos adversaires; ils pouvaient être, suivant les cas, approuvés ou désavoués, laissés au rôle de simples porte-parole ou élevés à celui de négociateurs autorisés; leurs menées conservèrent toujours entre les puissances d'invisibles liens, alors que Napoléon tranchait de son épée le nœud des coalitions.
De bonne race, intelligent, instruit, sir Robert Wilson avait fait la guerre avec honneur, toujours contre nous, et conquis sur le champ de bataille son grade de colonel. Pourtant, à considérer les portraits qui nous ont été laissés de lui au physique et au moral, à voir ce visage d'une finesse presque féminine, ce profil mince, ce regard à la fois pénétrant et charmeur, à lire les rapports de nos agents sur son compte et aussi le journal tenu par lui-même de son séjour à Pétersbourg, véritable courrier mondain où se mêlent à la politique des récits de fêtes et de piquantes appréciations sur les femmes, on reconnaît un homme habitué à trouver dans l'intrigue de cour et de cabinet son élément naturel. Il s'y plongeait en ce moment avec délices, car c'était encore un moyen de nuire à son ennemi abhorré. Bonaparte personnifiait tout ce qu'il détestait, la France, la Révolution, le triomphe des forces populaires sur les droits de la naissance et de l'éducation; il portait au conquérant une haine implacable, faite de patriotisme amer et de préjugés de caste, haine d'Anglais et d'aristocrate. Après avoir fait avec les Prussiens la campagne de 1806, celle de 1807 au quartier général de l'empereur Alexandre, envoyé aujourd'hui en Russie comme porteur de dépêches diplomatiques, il venait y reprendre la lutte contre nous sur un autre terrain et la menait activement dans les salons de Pétersbourg.
Bien accueilli partout, choyé par nos ennemis, il s'était posé hardiment en antagoniste de Savary, qu'il appelait «l'exécuteur du duc d'Enghien 214». Adroit, alerte, toujours en mouvement, il contrecarrait le général en tout, le suivait, ou le précédait dans ses visites, afin de prévenir ou de défaire son œuvre. Savary allait-il voir madame Narischkine? Il se croisait à la porte avec l'Anglais. Quelque autre dame ouvrait-elle son salon à l'envoyé français et à «sa clique», Wilson lui adressait de ce chef une verte réprimande et ne tolérait point pareille défaillance; il faisait bonne garde autour de la Russie «fashionable 215», s'appliquant à la défendre contre les Français et à lui épargner la souillure de leur contact. Fort insinuant, il pénétra jusqu'à la cour, où l'empereur le reçut avec une amicale familiarité, en ancien compagnon d'armes, dîna même à Kammenoï-Ostrof, et, par une rencontre assez étrange, son récit de cette scène ressemble trait pour trait à celui de Savary après sa première soirée au palais. Il y eut pour l'Anglais mêmes honneurs, mêmes prévenances, même place auprès du souverain que pour le Français; l'impératrice parla un peu plus au premier qu'au second, et ce fut la plus notable différence 216. Voici qui est encore plus singulier: à quelques jours de là, Wilson, dans une conversation avec M. d'Alopéus, ministre de Russie en Suède, fit allusion à certaines paroles plus que rassurantes que l'empereur lui aurait adressées; Alexandre serait allé jusqu'à dire qu'il verrait avec plaisir les troupes anglaises prolonger leur séjour dans l'île de Seeland, autour de Copenhague. Ce propos, transmis par Wilson à ses chefs et à ses amis de Londres, répété par eux dans la suite à titre de particularité historique, rapproché du langage tenu par M. de Budberg, a permis d'édifier une légende, celle d'Alexandre trahissant Napoléon au lendemain de Tilsit et rassurant d'avance les Anglais sur ses intentions, avant de leur opposer un simulacre de guerre 217.
L'attribution au Tsar d'un tel rôle ne repose, hâtons-nous de l'ajouter, que sur des données inexactes ou faussement interprétées. En premier lieu, le langage de M. de Budberg ne saurait être tenu pour l'expression de la pensée impériale; Alexandre avait retiré sa confiance à ce ministre et s'apprêtait à le remplacer. Quant aux paroles répétées par Wilson, Alexandre les démentit avec colère quelques semaines plus tard, non pas devant Napoléon ou ses agents, qui ne les connurent jamais, mais devant l'Angleterre et ne s'adressant qu'à elle. Wilson, sommé de s'expliquer, essaya de se tirer d'embarras en observant que le propos tombé de la bouche impériale, recueilli par lui, confié à d'Alopéus et reporté par ce dernier au Tsar, n'avait pu revenir à son auteur, après un tel circuit, qu'étrangement dénaturé; il n'insista pas sur sa première interprétation 218. Néanmoins, nous ne ferons pas difficulté d'admettre qu'Alexandre ait tenu alors, dans ses rapports particuliers avec l'Angleterre, un langage pacifique et presque amical; mais il serait téméraire, suivant nous, d'y chercher une arrière-pensée perfide envers la France.
Aussi bien, Alexandre avait un double motif pour ne point dévoiler prématurément ses desseins à la cour qu'il s'était obligé à attaquer. Par le coup qu'elle venait de frapper, l'Angleterre avait montré qu'elle aimait mieux prévenir qu'attendre une attaque. Sa flotte était dans la Baltique; une attitude trop prononcée de la Russie pouvait l'amener devant l'embouchure de la Neva, avec l'intention d'infliger à Pétersbourg le sort de Copenhague. À Cronstadt, on s'attendit pendant plusieurs jours à la voir paraître; les forts furent réparés, les batteries armées, on fit provision de boulets rouges; mais ces préparatifs, suffisants pour protéger la capitale, laissaient les autres ports de la Baltique exposés à de graves insultes, tant que l'hiver n'aurait point dressé devant eux son rempart de glace 219. D'autre part, la plus belle flotte de la Russie, commandée par l'amiral Séniavine, employée au commencement de l'année contre les Turcs et rappelée aujourd'hui du Levant, remontait lentement vers le Nord en faisant le tour de l'Europe; divisée en plusieurs fractions, éparse sur la Méditerranée, elle demeurait à la merci des croisières britanniques, tant qu'elle n'aurait point achevé son périple. Si elle se déclarait trop tôt, la Russie s'exposait donc à un désastre presque assuré; elle faisait plus que brûler, elle livrait ses vaisseaux. Dans ces conditions, il est naturel de penser qu'Alexandre voulut endormir les défiances du cabinet de Londres, qu'il déploya envers Wilson et ses compatriotes le pouvoir de dissimuler dont la nature l'avait si spécialement doué, suivant la remarque d'un homme d'État britannique 220, et que, s'il chercha à tromper quelqu'un, ce fut moins Napoléon que l'Angleterre.
Son but fut atteint, car le cabinet de Londres crut à la possibilité d'éviter une rupture et se garda à son tour de rien précipiter. S'attachant aux avis rassurants de Gower et de Wilson plus qu'aux notes de protestation contre le bombardement, il ne vit dans ces dernières que l'expression d'une colère officielle, s'en émut peu, et se flatta, moyennant certaines concessions, de conclure avec la Russie, sur l'affaire danoise, un arrangement qui assurerait l'immobilité du grand empire. Le Danemark réduit à l'impuissance, il n'en coûtait plus à l'Angleterre de reconnaître la neutralité de cet État et celle de la Baltique; au Foreign-Office, on imagina d'offrir au Tsar de prendre l'une et l'autre sous sa garantie; ce rôle à la fois pacifique et protecteur plairait peut-être à l'orgueil sentimental d'Alexandre. Wilson, appelé à Londres en septembre, dut rapporter immédiatement à Pétersbourg cette proposition, en y ajoutant sur tous les points les explications les plus satisfaisantes; s'il trouvait les esprits bien disposés, lord Gower interviendrait officiellement pour signer un accord. Le leste officier ne fit donc que toucher barre à Londres; après quelques journées passées à conférer avec M. Canning, il repartait le 2 octobre, voyageant en courrier, et le 17 tombait à Pétersbourg, où ses amis de la cour et de la ville l'accueillirent à bras ouverts 221.
Durant son absence, la saison s'était avancée; l'approche de l'hiver fermait désormais la Baltique aux incursions des Anglais. Quant aux vaisseaux de Séniavine, ils avaient trouvé asile, quelques-uns dans les ports d'Italie, la plupart à Lisbonne, et, placés en fait dans la main de Napoléon, échappaient du moins à la rapacité britannique. En même temps, la Russie prenait de plus en plus sa voie dans un sens défavorable à l'Angleterre, moins par l'effet du bombardement de Copenhague que par une suite naturelle de l'évolution commencée à Tilsit.
Un changement dans le ministère contribua à cette inflexion plus prononcée de la politique moscovite. En septembre, le comte Roumiantsof, qui gouvernait le département du commerce, vit un jour entrer chez lui l'empereur lui-même, tenant le portefeuille des affaires étrangères;--le portefeuille demeurait en ce temps, non seulement au figuré, mais au propre, l'attribut de la fonction ministérielle. Alexandre remit au comte le précieux fardeau, ou plutôt le lui imposa, malgré une résistance assez vive 222.
Nicolas Roumiantsof était le plus glorieux survivant d'un autre âge. Distingué depuis longtemps par d'honorables services, possesseur d'une immense fortune, riche aussi de considération et d'estime, les charges d'État, si hautes qu'elles fussent, ne pouvaient ajouter à l'éclat de sa situation, et ce vieillard chargé d'ans et de dignités, ce ministre grand seigneur, dont la personne et les manières gardaient le parfum du siècle disparu, eût pu croire déroger plutôt que s'élever en s'assujettissant davantage au souci journalier des affaires. Il se laissa tenter toutefois par la fonction offerte, parce qu'il y vit le moyen de faire prévaloir une politique qui lui était chère et de la conduire à de triomphantes destinées.
Les hommes d'État russes peuvent se diviser en deux catégories, les Européens et les Orientaux; les premiers rêvent surtout pour leur gouvernement le rôle de modérateur et d'arbitre dans les querelles du continent, les autres estiment que la Russie doit oublier l'Europe pour ne considérer que ses intérêts propres sur le Danube et la mer Noire. Roumiantsof était un Oriental; il l'était par tradition et, si je puis dire, de naissance. Fils du feld-maréchal Roumiantsof, qui avait le premier porté l'aigle impériale au delà du Danube et cueilli au pied du Balkan d'immortels lauriers, il gardait le culte de ses grands souvenirs. De plus, parvenu pendant la plus brillante période du règne de Catherine à sa pleine maturité, à cet âge où l'homme assoit définitivement ses principes, où son esprit, son caractère, sa manière de voir et de juger prennent un pli qui ne se modifie plus, Nicolas Roumiantsof avait fait sa foi et sa doctrine politiques des idées qui régnaient alors à la cour de Russie, celles qui avaient produit les entreprises réitérées contre la Turquie et trouvé dans le projet grec leur plus audacieuse formule. Si la grande impératrice n'avait fait qu'entrevoir Byzance, si la vie lui avait manqué pour assujettir à son sceptre les plus belles parties de la monarchie ottomane, la reprise de ce dessein n'incombait-elle pas à son petit-fils comme un devoir glorieux? Roumiantsof s'attachait d'autant plus à cette pensée que la Révolution française, avec son cortège de guerres et de bouleversements, lui semblait en favoriser l'exécution; au milieu de l'écroulement de l'ancien monde, il serait plus facile à la Russie de pousser du pied l'édifice vermoulu qui chancelait en Orient; ce ne serait qu'une révolution de plus au milieu de tant d'autres, et la plus attendue, la plus légitime de toutes. Au début du nouveau règne, alors que la Russie s'épuisait à lutter contre Napoléon au lieu de suivre sur le Danube les traces de Catherine, Roumiantsof s'était effacé, se confinant dans une fonction spéciale. L'acte de Tilsit, en marquant un retour vers la politique orientale, le ramenait naturellement au premier plan et faisait de lui l'homme indiqué, presque nécessaire. Appelé au pouvoir, il y apportait des vues plus arrêtées que celles de son maître, dont les conceptions gardaient quelque chose de nuageux et d'indéfini, plus d'audace dans ses désirs, plus de rigueur dans ses déductions. Il se montrait plus enclin qu'Alexandre à l'idée de partager la Turquie et, dans tous les cas, n'admettait point que la crise actuelle se terminât sans qu'il en résultât pour son pays une notable extension. Sous son influence, les vues de la Russie sur l'Orient commencent à se préciser; des velléités à la fois très ardentes et très vagues tendent à se transformer en un système méthodiquement conçu, lié dans toutes ses parties, et dont la rupture avec l'Angleterre forme l'un des éléments essentiels.
L'Angleterre, il est vrai, avait longtemps fermé les yeux sur les usurpations orientales de la Russie, et ce n'est pas l'un des spectacles les moins surprenants du dix-huitième siècle que de voir la future rivale des tsars applaudir aux victoires de Catherine II, prêter à cette princesse ses marins, ses officiers, pour concourir à l'anéantissement des flottes ottomanes, et servir de pilote à la Russie dans les mers du Levant. L'intérêt commercial expliquait cette conduite. Si la Russie était l'un des marchés de l'Angleterre, l'Orient demeurait celui de la France, et nos voisins d'outre-Manche favorisaient leurs clients, les consommateurs de leurs produits, au détriment de ces Turcs qui délaissaient les draps de Londres pour ceux du Languedoc. Pourtant, à la veille de la Révolution, alors que les progrès de la Russie mettaient en péril l'existence même de l'État turc et que, de son côté, l'Angleterre se créait un empire en Asie, Pitt eut la vision prophétique d'un choc entre ces deux forces à marche convergente; il reconnut l'imprudence de laisser les routes terrestres de l'Inde passer des mains indolentes du musulman dans celles du Russe ambitieux et dominateur; il essaya d'ériger la préservation de l'empire ottoman en dogme de la politique britannique 223. Mais la nation ne le comprit pas et refusa de le suivre; les marchands de la Cité s'insurgèrent presque à l'idée d'une guerre contre la Russie; Pitt ne put agir et ne fut qu'un précurseur.
Après lui, sa doctrine germa sous l'action des circonstances. La Révolution et l'expédition d'Égypte nous avaient chassés des Échelles; les Anglais y prirent en partie notre place, s'y trouvèrent en rivalité avec le commerce moscovite, et tandis qu'en Europe la Grande-Bretagne et la Russie restaient étroitement unies, dans le Levant, les intérêts se distinguaient, se mettaient en opposition, et l'antagonisme des deux États naissait. Si la nécessité de combattre l'influence française les avait rapprochés sur ce terrain en 1807 et amené le miracle d'une flotte anglaise menaçant Constantinople au nom du Tsar, cet accord contre nature, œuvre d'une politique éperdue, ne pouvait durer; l'hostilité qu'il recouvrait, latente, mais déjà profonde, n'attendait qu'une occasion pour éclater; Tilsit la lui fournit. Le cabinet de Saint-James comprit tout de suite que l'Orient formait l'un des objets du contrat passé entre les deux empereurs, et crut devoir opposer aux prétentions éventuelles de la Russie une déclaration de principes: le gouvernement de Sa Majesté, dit Canning au ministre de Russie, ne reconnaîtrait jamais un arrangement où la Porte serait sacrifiée 224. Cette communication frappa vivement Alexandre et Roumiantsof; elle leur démontrait que le revirement de l'Angleterre était complet, que cette puissance se mettait désormais en travers de leurs ambitions, et qu'il leur faudrait tôt ou tard la combattre avant de réaliser aux dépens de la Turquie les bénéfices attendus.
Or, il était d'un intérêt majeur pour la Russie que ce règlement de comptes avec la Porte se fît sans retard. Les dispositions de Napoléon lui offraient une occasion extraordinairement favorable pour l'entreprendre, non seulement en ce qu'elles semblaient admettre une vaste dépossession de la Turquie, mais aussi en ce qu'elles excluaient l'Autriche du partage ou au moins l'y réduisaient à un rôle subordonné. De toutes les puissances, c'était l'Autriche la mieux située pour contrarier ou balancer les progrès de la Russie. Dans les négociations de partage qui avaient eu lieu à différentes époques, il avait fallu toujours, pour conjurer son hostilité ou gagner son concours, tenter sa cupidité par l'appât de riches compensations, et il demeurait acquis que toute entreprise à poursuivre en Orient, de compte à demi avec elle, se solderait pour la Russie par des sacrifices qui neutraliseraient en partie ses avantages. C'était donc pour Alexandre une chance inespérée, une véritable bonne fortune que d'avoir saisi Napoléon à Tilsit dans un moment d'humeur contre la cour de Vienne, de l'avoir trouvé prévenu, irrité contre elle, prêt à la punir de sa conduite ambiguë pendant la guerre en lui refusant tout agrandissement sérieux en Orient. L'Autriche, il est vrai, pourrait s'insurger contre cet arrêt, mais elle était mal remise du coup que Napoléon lui avait asséné en 1805; sa réorganisation militaire n'était pas achevée, son immobilité dans de récentes circonstances avait suffisamment manifesté son impuissance d'agir, et il serait facile, au prix de quelques concessions à son amour-propre, de l'amener à fermer les yeux sur ses intérêts sacrifiés. Donc, pensait la Russie, puisqu'il était impossible d'effectuer aucune opération importante en Orient, qu'il s'agît d'un partage combiné avec Napoléon ou de conquêtes isolées à poursuivre avec son assentiment, sans avoir la guerre avec les Anglais, mieux valait faire cette guerre et cette opération tout de suite, alors que l'on n'avait pas à craindre l'intervention d'un tiers incommode, et l'empereur Alexandre inclinait à resserrer ses liens avec nous, à remplir scrupuleusement ses promesses, dans l'espoir de résoudre la question d'Orient avec la France seule, contre l'Angleterre et sans l'Autriche 225.
Ce calcul n'échappait pas complètement à la cour de Londres. Aussi, après avoir tout d'abord opposé aux exigences possibles de la Russie une fin de non-recevoir, avait-elle compris le danger de se maintenir sur un terrain aussi ferme, et essayait-elle maintenant de prouver à Pétersbourg que l'Orient lui-même, entre amis d'ancienne date, pourrait fournir matière à transaction. La question turque était de celles que Wilson devait aborder et, s'il était possible, traiter à fond pendant son deuxième voyage; muni d'instructions confidentielles, il avait ordre de ne rien céder qui pût compromettre l'existence de l'empire ottoman, mais, ce point mis hors de cause, devait se montrer coulant sur tous les autres et user envers Alexandre de séductions variées.
Il vit Roumiantsof le 30 octobre. Tout d'abord, il développa la proposition relative au Danemark et à la Baltique, mais bientôt, comme si les deux interlocuteurs eussent senti que là n'était point le nœud de la difficulté, on parla d'autre chose. Wilson affirma que l'Angleterre était prête aux plus grands sacrifices pour conserver l'amitié du Tsar; elle ne prétendait point le brouiller avec la France, l'entraîner dans une nouvelle coalition, ne demandait que sa neutralité et voulait faire son bien sans qu'il eût à s'en mêler. Prenant alors un ton mystérieux, l'envoyé déclara que son gouvernement ne traiterait jamais avec Napoléon avant d'avoir élevé contre l'omnipotence française des barrières suffisantes; ces sûretés ne pourraient consister qu'en de sérieux avantages territoriaux pour la Prusse et pour la Russie du côté de l'Allemagne. Ici, Roumiantsof ne put cacher quelque surprise; pensait-on que la Russie consentirait à s'étendre dans la direction de la France, se créant imprudemment des points de contact avec le redoutable empire? Wilson n'insista pas, et l'on passa en Orient.
Là, disait l'émissaire de Canning, l'Angleterre ne se refuserait à rien de ce qui serait compatible avec ses principes. Sans doute, elle ne consentirait jamais à une suppression, à un partage total de la Turquie, mais elle reconnaissait que la Russie possédait au delà du Danube des intérêts de premier ordre; loin de les combattre, elle voulait s'en faire la protectrice, la gardienne, et les soigner à l'égal des siens. Elle savait que le cabinet de Pétersbourg entretenait une correspondance avec les Grecs d'Albanie, d'Épire et de Morée; ces fils mystérieux venaient de se rompre par l'abandon des positions russes dans la Méditerranée, qui en formaient les points d'attache; l'Angleterre offrait de les renouer au moyen d'agents à elle, et de se faire l'intermédiaire du Tsar avec les clients traditionnels de son empire. Ce n'était pas assez, et sa munificence réservait à Alexandre un magnifique présent, véritable joyau du Levant, dont la Russie avait pu d'autant mieux juger la valeur qu'elle l'avait tenu longtemps en son pouvoir: «Je dois vous dire, déclara Wilson, que l'Angleterre se propose d'attaquer sans délai et de prendre les îles Ioniennes qui ont été cédées à la France, ne voulant pas les lui laisser, à quelque prix que ce soit. Notre intention n'est pas de les garder, mais de forcer la France à vous les laisser à la paix.» De la sorte, l'Angleterre restituerait à ses anciens alliés ce que la France venait de leur enlever, et effacerait au prix de son sang l'une des conséquences de Friedland. La Russie voulait-elle plus? il ne serait pas impossible de la satisfaire. Elle occupait la Moldavie, la Valachie, et le bruit public lui prêtait l'intention de les garder. La Grande-Bretagne pourrait y consentir, ne voyant pas dans ces mutilations infligées à la Turquie un véritable démembrement, mais à une condition: c'était que l'on trouverait quelque moyen de désintéresser l'Autriche, et que tout se ferait d'accord avec elle. En énonçant cette dernière concession, Wilson croyait peut-être porter le coup suprême; il ignorait que la réserve dont il l'accompagnait lui ôtait toute valeur, les Russes considérant que l'un des avantages essentiels de leur situation présente était de n'avoir pas à compter avec Vienne. D'ailleurs, à Tilsit, Napoléon avait paru disposé à offrir d'emblée tout ce que l'Angleterre se laissait péniblement arracher; il avait même laissé entrevoir de plus brillantes perspectives. L'incorruptibilité de la Russie était surtout prévoyance, et si les offres britanniques la touchaient peu, c'était qu'elle s'attendait de notre part à une surenchère décisive.
Roumiantsof n'opposa donc que le silence aux paroles tentatrices de Wilson; laissant celui-ci se découvrir, prodiguer ses moyens, épuiser ses arguments, il se tint constamment sur une défensive impénétrable, et l'Anglais, malgré la politesse parfaite du ministre, sortit de l'entretien déçu, troublé, se demandant si son éloquence ne s'était pas dépensée en pure perte auprès d'un interlocuteur dont le siège était fait 226.
L'imminence d'une rupture apparut alors à tous les yeux; ceux mêmes de Gower furent dessillés. Un seul espoir restait à nos ennemis; ils comptaient sur un soulèvement de l'opinion, assez fort, assez unanime pour faire reculer l'empereur en l'effrayant sur les conséquences de sa détermination. Plus remuant que jamais, Wilson s'évertuait à susciter ce mouvement, et à l'incroyable audace de ses discours, on pouvait se demander s'il n'était point accouru en Russie pour y souffler la rébellion: «Il avait l'air, écrivait Savary toujours en proie à ses sombres pressentiments, d'être venu hâter un événement 227.»
La vie de notre actif adversaire s'employait en conciliabules et en démarches; le matin, il travaillait--c'était son expression --avec les chefs de la faction anglaise; il passait la journée en compagnie des officiers aux chevaliers-gardes, pour la plupart viveurs, besoigneux, qui ne nous avaient point pardonné Austerlitz; le soir, il se montrait dans toutes les réunions mondaines, dîners, thés, bals, soupers, attisant la haine contre les Français et distribuant le mot d'ordre. Le retour de la saison d'hiver, en rouvrant à la société ses lieux habituels de rendez-vous et de plaisir, lui fournissait l'occasion de l'y trouver groupée et de la régenter en masse. Au théâtre, on le voyait parcourir les loges, aller de l'une à l'autre, avec l'air d'un général qui inspecte ses troupes et les anime au combat. Le 31 octobre, une fête chez l'une des dames de la cour donna lieu en sa faveur à une sorte de manifestation. Il eut l'honneur d'ouvrir le bal avec la comtesse Lieven, grande maîtresse de l'impératrice mère, et la princesse Amélie le choisit pour cavalier à la polonaise. Cette danse ou plutôt cette marche majestueuse et lente, sous l'éclat des lustres, au milieu du chatoiement des uniformes et des parures, devant six cents personnes, les plus qualifiées de Pétersbourg, prit pour le jeune Anglais les proportions d'un triomphe. Était-ce celui de l'Angleterre? Wilson s'en flattait et consignait cet espoir dans son journal 228. Mais son cri de victoire était prématuré; grisé par ses succès de salon, il se méprenait sur le pouvoir de ses intrigues; d'ailleurs, perdant toute mesure, il avait fourni à ses adversaires les moyens de l'évincer, et son imprudence lui ménageait une cruelle mésaventure.
Afin de monter davantage les esprits, il avait introduit en Russie, à plusieurs exemplaires, une brochure intitulée: Réflexions sur la paix de Tilsit. C'était un pamphlet né à Londres; on y trouvait, au milieu des invectives ordinaires contre la France, des passages positivement injurieux pour Alexandre. Wilson et Gower se faisant les distributeurs de cet écrit, il fut bientôt dans toutes les mains; il circulait et faisait son œuvre, échappant toutefois à la police impériale, partout présent et toujours insaisissable. Savary, qui surveillait tous les mouvements de l'Anglais, eut alors l'idée que ses propres facultés de découvreur pourraient une fois de plus servir la bonne cause; sans chercher à rivaliser avec Wilson sur le terrain des grâces et de l'élégance mondaines, il se mit à la poursuite de la mystérieuse brochure, réussit à s'en procurer un exemplaire, et le lendemain, invité à dîner chez l'empereur, eut soin de se munir de sa conquête.
«Ces messieurs du parti anglais recommencent donc à causer? lui dit l'empereur en l'apercevant.--Oui, Sire, et plus que jamais. Cette fois, cela paraît mériter attention, puisqu'à Pétersbourg même et parmi des officiers de votre cour on débite des libelles dans lesquels on ose séparer Votre Majesté de la nation et de son armée. Ces ouvrages dégoûtants ont été apportés de Londres ici par M. de Wilson et distribués par lui à MM. Orlof, Novossiltsof, Kotchoubey, Strogonof et quelques autres.--L'empereur: C'est-à-dire tout le parti anglais. Mais avez-vous lu vous-même cette brochure?--Oui, Sire, et la voilà. J'ai cherché à me la procurer pour vous la remettre. Votre Majesté verra combien il est instant d'empêcher ces messieurs d'aller trop loin pour qu'elle ne se trouve pas dans la nécessité de punir d'une manière trop sévère.--L'empereur (avec l'air satisfait): Je vous remercie bien, général; Romanzof 229 m'avait promis cette pièce, qu'il n'avait pas encore pu avoir, mais vous avez été plus habile que lui.....»
«Je viens de lire cette vile brochure, reprit l'empereur dans la soirée. Il faut être bien osé pour apporter un pareil ouvrage en même temps que des dépêches de cabinet. Je vous remercie de me l'avoir confié. Dites-le à l'Empereur, mais ajoutez-lui que, loin d'y avoir attaché de l'importance, je foule aux pieds tout ce qu'elle renferme contre lui et contre moi. J'espère qu'il me jugera assez bien pour être persuadé que je ne puis être ébranlé.» Puis, ce fut chez Alexandre une explosion plus douloureuse encore qu'indignée contre les hommes qui avaient reçu et colporté le libelle, contre ces traîtres qu'il rencontrait partout sur sa route, contre les agents incapables de le comprendre et de le servir. «Votre empereur, dit-il, est plus heureux que moi; il a trouvé des hommes et il en a beaucoup formé. Moi, au contraire, je n'ai pas même assez de ce qu'on appelle hommes chez vous, pour composer mon ministère, et, indépendamment de cela, j'ai trouvé mille abus à réformer, des gens en place indignes d'y être.» Il continua longtemps sur ce ton, parlant de ses volontés rénovatrices, des entraves que leur opposait l'état social de la Russie, des habitudes de désordre introduites sous les gouvernements précédents, de l'ignorance du peuple, devenu propriété vénale, objet de trafic pour les grands; il ajouta ces paroles remarquables, où se peint vraiment une âme éprise du progrès et du bien: «Je veux sortir la nation de cet état de barbarie. Je dis même plus, si la civilisation était assez avancée, j'abolirais cet esclavage, dût-il m'en coûter la tête 230.»
II congédia ensuite Savary, en promettant un avertissement sévère aux coupables, et cette fois sa colère ne fut pas dépourvue de sanction: «Depuis un moment, écrit le général en marge de son rapport, M. de Kotchoubey a reçu l'ordre de remettre son portefeuille, M. Novossiltsof a reçu l'ordre de voyager, et M. Orlof est venu se mettre à genoux aux pieds de l'empereur en lui avouant que lord Gower lui avait remis lui-même la brochure.» Cet acte de vigueur précéda immédiatement les mesures décisives contre l'Angleterre. Wilson avait osé écrire au Tsar; sa lettre lui revint non décachetée. Quelques jours après, le 7 novembre, une déclaration fulminante était lancée contre son gouvernement; elle prononçait la suspension des rapports, affirmait à nouveau les principes de droit maritime contestés à Londres et précédait immédiatement le début des hostilités.
Ainsi, un mois avant la date fixée par le traité de Tilsit, sans avoir reçu de Napoléon un rappel positif,--les instructions envoyées à Savary en novembre, véritable sommation d'agir à l'adresse de la Russie, ne parvinrent à Pétersbourg que vers la fin du mois,--Alexandre se déclarait contre l'Angleterre, et par cette violence faite aux sentiments, aux intérêts matériels de son peuple, donnait à son allié un gage indiscutable de sa bonne foi. Savary, par l'adresse avec laquelle il avait su retourner contre nos adversaires les armes discourtoises dont ils faisaient usage, avait peut-être hâté de quelques jours les mesures extrêmes; il les avait rendues plus brusques et plus éclatantes. Ce serait toutefois exagérer son rôle que d'attribuer à son intervention, si opportunément qu'elle se soit produite, le mérite d'avoir décidé la rupture. Si l'empereur Alexandre se résout alors à la guerre, c'est que l'évolution dont nous avons noté en lui les progrès est désormais parvenue à son terme; l'exécution anticipée de son engagement avec la France lui apparaît comme la contre-partie indispensable de la politique d'action, de revendications positives et pressantes, à laquelle il se fixe irrévocablement en Orient. Jusqu'alors, s'il s'attachait de plus en plus aux espérances que Napoléon lui avait fait concevoir, si l'occasion pour les réaliser lui semblait particulièrement propice, il n'avait osé encore en formuler l'expression; il attendait que l'Empereur parlât le premier et reprît la conversation commencée à Tilsit; désirant de vastes agrandissements, il les subordonnait, dans une certaine mesure, au parti que prendrait Napoléon sur l'ensemble de la question turque; pour le cas où la France préférerait ajourner le partage, il ne se refusait pas tout à fait--des travaux rédigés sous son inspiration en font foi 231--à se contenter d'avantageuses rectifications de frontières en Europe et en Asie. Aujourd'hui, mûries, développées par la réflexion, encouragées par Roumiantsof, ses convoitises s'accentuent et s'enhardissent; il se décide à produire des prétentions, et c'est afin de pouvoir réclamer beaucoup qu'il accorde tout ce qu'il saurait donner, c'est-à-dire un concours empressé contre l'Angleterre. Ayant payé d'avance, il se sentira plus fort pour demander que la France paye à première sommation et, après s'être exécuté correctement, galamment même, se jugera en droit d'exiger chez Napoléon une parfaite réciprocité. L'attentat contre le Danemark lui fournissait un juste motif de rupture; il dissipait ses scrupules et mettait sa conscience à l'aise. Certes, une honorable indignation, à laquelle se joignait le désir de faire éclater dans tous ses actes un raffinement de loyauté, contribua à sa décision, mais n'en fut pas la cause déterminante, et tandis qu'il signait les actes par lesquels il se constituait ennemi de l'Angleterre, ses regards cherchaient au loin les rives du Danube plutôt qu'ils ne s'attachaient aux ruines fumantes de Copenhague.
Cette disposition se révèle nettement par les paroles, par les commentaires dont fut accompagnée la notification à Savary des mesures prises. Alexandre voulut lui faire savoir toutes les propositions dont l'avait accablé l'Angleterre, en insistant sur celles qui avaient trait à l'Orient: «Dites à l'Empereur, ajoutait-il, que l'intrigue est au comble; on voudrait nous acheter, mais on ne m'aura pas; je mets tout à la porte au plus vite 232, et il laissait entendre qu'il aimerait mieux devoir à Napoléon qu'à l'ennemi commun l'accomplissement de ses vœux. De son côté, en termes voilés, mais suffisamment expressifs, forçant le sens des conventions de Tilsit, Roumiantsof s'attachait à établir une similitude parfaite entre les engagements souscrits par Alexandre contre l'Angleterre et les promesses de Napoléon relatives à la Turquie, à traiter concurremment les deux questions. À l'exposé des moyens que l'on allait employer pour la guerre maritime, il faisait succéder des aperçus caractéristiques sur l'Orient; d'après lui, la situation s'aggravait à Constantinople; là, le désordre dans le gouvernement, l'agitation dans la rue, la violence et la rébellion chez les milices régnaient à l'état chronique; la Turquie entrait en décomposition. «Vous voyez, disait le ministre, que l'on va être obligé d'annoncer dans les journaux que l'empire ottoman est mort et que l'on invite ses héritiers à se présenter à la succession 233.» L'empereur ne dédaignait point d'employer les mêmes procédés; après avoir annoncé à Savary que son parti était pris et qu'il rompait avec l'Angleterre: «Parlons d'autre chose», lui disait-il, et il l'emmenait brusquement en Orient; il rappelait alors en quels termes Napoléon avait prononcé à Tilsit la condamnation de la Turquie, et se plaisait à répéter cet arrêt tombé de lèvres infaillibles.
Ces insinuations, ces provocations étaient le prélude d'une mise en demeure véritable. Sans réclamer encore le partage, Alexandre invita Savary à transmettre de sa part à Napoléon la demande formelle des deux Principautés; il désirait que la Moldavie et la Valachie fussent réunies à son empire dans tous les cas, quelle que dût être la décision à prendre sur le sort de la monarchie ottomane. Cette communication fit l'objet d'une dépêche écrite par Savary le 18 novembre 234, neuf jours après le manifeste de guerre contre l'Angleterre, et le rapprochement des dates achève de démontrer l'étroite corrélation que la Russie établissait entre ces deux démarches. En même temps, elle prononçait son attitude sur le Danube; là, faisant échouer les tentatives de conciliation opérées en vertu du traité de Tilsit, soulevant des difficultés, ranimant le conflit, elle signifiait son intention de repousser tout accommodement modéré avec les Turcs, de conserver au moins une partie de leur empire et de se rémunérer à leurs dépens du service rendu contre l'Angleterre.