Napoléon et Alexandre Ier (1/3): L'alliance russe sous le premier Empire
Sur l'univers soumis régnons sans violence,
l'allusion s'imposa, et l'on assure qu'un frisson électrique parcourut l'assistance. Pendant la représentation, Napoléon inspectait la salle, les visages, les toilettes, les attitudes; il remarqua dans une loge un vieillard dont la belle tête blanchie et la physionomie fine le frappèrent; ayant appris que ce vieillard était Wieland, le «Voltaire de l'Allemagne», il exprima le désir qu'on le lui présentât dans la soirée.
Quelques instants plus tard, dans la grande salle du château, où se pressait une assistance telle qu'aucune demeure impériale ou royale n'eût pu en réunir de pareille, Alexandre ouvrait le bal avec la reine de Westphalie. Le jeune monarque revint plusieurs fois à un plaisir où triomphaient son élégance et sa bonne mine: «L'empereur Alexandre danse, écrivait Napoléon à Joséphine, mais moi non: quarante ans sont quarante ans 571.»
Parcourant les groupes, il se fit présenter quelques femmes remarquables par leur beauté ou leur esprit, les laissa charmées d'un regard, d'une parole. Il parla aux personnages marquants, puis, apercevant Goethe, qui figurait à son rang de conseiller intime, l'aborda d'un air de connaissance. Quelques jours avant, sachant le poète à Erfurt, il avait voulu le voir, lui avait parlé de ses ouvrages avec compétence, avec admiration, avait discuté avec lui certains passages de Werther 572: «Voilà un homme», avait-il dit après l'audience. À Weimar, il reprit l'entretien, le poussa quelque temps, puis demanda Wieland: mais Wieland n'était pas là; le vieillard s'était retiré après le spectacle et n'allait plus au bal: il fallut se mettre à sa poursuite, le chercher jusque chez lui et l'amener d'autorité à l'Empereur.
«Je ne pus faire autrement, raconte Wieland, que de monter dans le carrosse qui me fut envoyé par la duchesse, et de me rendre au bal dans mon accoutrement ordinaire, une calotte sur la tête, sans être poudré, chaussé de bottes en drap, au reste mis avec décence. J'y arrivai à dix heures et demie. À peine fus-je entré que Napoléon vint à ma rencontre de l'autre bout de la salle: la duchesse elle-même me présenta à lui 573.»
L'accueil de l'Empereur au poète fut très particulier; ce ne fut point celui d'un monarque à un sujet qu'il tient à honorer de quelques faveurs. Dans le langage, dans l'attitude de Napoléon, rien de protecteur, nulle trace de cette bienveillance souveraine qui laisse subsister les distances. Voulant plaire à Wieland et faire sérieusement connaissance avec cet esprit, par un comble de délicatesse, d'habileté et de grandeur, il le traita pour ainsi dire en égal, lui parlant d'un ton simple, intéressé, à la fois éloigné de la hauteur et de la familiarité; on eût dit la rencontre de deux hommes de condition semblable, d'un génie supérieur dans des genres différents, qui prennent plaisir à s'étudier, à échanger leurs vues, et savent qu'ils ont mutuellement beaucoup à s'apprendre.
On ne regardait plus danser Alexandre: le spectacle était ailleurs. À distance respectueuse, princes, ministres, dignitaires, formaient autour de l'Empereur et du poète un cercle de curieux. Par respect pour ce grand souvenir, Wieland n'a jamais voulu écrire ni raconter en détail la conversation, mais les assistants en surprirent certaines parties, et des versions concordantes permettent d'en retracer quelques traits. Napoléon toucha aux matières les plus diverses, les plus hautes; il passa de la littérature à l'histoire, aux Grecs, qu'il comprenait mal, aux Romains, qu'il admirait fort, prit contre Tacite la défense des Césars, traita aussi des religions et de leur utilité sociale, parla du christianisme en politique plus qu'en croyant. Sur tous ces points, il s'exprimait avec chaleur, avec des expressions originales, quoique toujours graves, s'animant sans s'égayer, ne cherchant nullement à briller, à éblouir, seulement à mettre en avant des idées et à en susciter chez son interlocuteur. Il mêlait parfois à de profonds aperçus des paroles affectueuses, des questions intimes; mais le grand hommage qu'il rendait à Wieland était de montrer le prix qu'il attachait à connaître son opinion sur tous les sujets abordés. L'Allemand répondait en assez mauvais français, exposait ses vues, charmé tout à la fois et troublé par cette parole acérée qui le pénétrait à fond et scrutait toutes les parties de son intelligence. Après deux heures d'entretien, cédant à l'émotion, à la fatigue, il attendait et cherchait à provoquer un signe de congé: ne le voyant pas venir, il prit bravement son parti et fit le geste de se retirer: «Allez donc», lui dit amicalement l'Empereur, et il répéta: «Allez, bonne nuit.» Il revint alors à Gœthe, causa de nouveau avec lui et se retira enfin, laissant l'assistance sous l'impression de ces scènes mémorables 574.
Dans sa conduite, une pensée politique éclate. Depuis quelque temps, il s'apercevait qu'un sentiment nouveau et puissant, celui de la nationalité, s'éveillait en Allemagne, par nous, mais contre nous, au contact de nos idées, mais en haine de notre domination: découvrant en lui un adversaire redoutable, il essayait de l'apaiser et de le désarmer. À ce moment même, il mettait un soin tardif, mais remarquable, à ménager les populations germaniques et à adoucir leurs souffrances 575; il voulut en même temps honorer et se concilier l'esprit allemand dans la personne de ses plus illustres représentants, et ce fut ainsi qu'il laissa interpréter officiellement son accueil aux deux poètes. Dans le récit des fêtes publié sous les auspices de la cour de Weimar, nous lisons, à propos de la bienveillance témoignée à Goethe et à Wieland: «Le héros du siècle donna par là la preuve qu'il tient à la nation dont il est le protecteur, qu'il estime sa littérature et sa langue, qui forment son lien national 576.» Ajoutons que ces témoignages ne coûtaient pas à l'orgueil de Napoléon; il appréciait à leur juste valeur les forces intellectuelles, les traitait parfois en ennemies, les proscrivait durement, mais ne les méconnaissait point, et ne crut jamais déroger en traitant de puissance à puissance avec les rois de l'esprit.
La soirée de Weimar eut le lendemain sa contre-partie; après avoir rendu hommage à l'Allemagne policée et soumise, Napoléon affirma impitoyablement sa victoire sur l'Allemagne guerrière et révoltée, en y associant rétrospectivement Alexandre. Il avait fait avec cet empereur la partie d'aller visiter le champ de bataille d'Iéna, et cette excursion, à laquelle la cour de Weimar se prêta docilement, remplit la seconde journée. Des préparatifs de fête avaient été ordonnés sur le terrain même de la lutte; des mains allemandes avaient paré le lieu où avait succombé la grandeur prussienne. À l'endroit le plus élevé, sur un sommet décoré pour la circonstance du nom de mont Napoléon, on avait dressé un temple de la Victoire, éphémère bâtisse: un professeur d'Iéna en avait dessiné les lignes, et un conseiller aulique avait composé pour le fronton un distique prétentieux 577.
Napoléon et Alexandre se rendirent à cheval au pied du monument; après l'avoir visité, ils redescendirent sur un plateau moins élevé, d'où l'Empereur avait commandé l'action. Une estampe exécutée d'après nature les représente à cet endroit 578. Tous deux ont mis pied à terre, en avant d'un état-major de rois, de princes et de maréchaux. À quelques pas, leurs chevaux sellés et bridés les attendent; Napoléon a laissé le sien à la garde de son mamelouk. De grands feux allumés, des tentes rappellent le bivouac: plus loin, des soldats de Weimar contiennent une foule immense qui se presse et s'écrase pour voir. Napoléon tient une carte: après avoir expliqué à son allié la position des corps et les mouvements ordonnés, il évoque maintenant aux yeux d'Alexandre, dans la campagne ondulée qui se déploie autour d'eux, les masses noires de l'infanterie, les bandes de fumée qui avancent ou reculent suivant les péripéties de la lutte, les villages qui brûlent, l'assaut des positions, le heurt des escadrons, la vision confuse et troublante d'une bataille. Cette leçon d'art militaire terminée, pour compléter l'illusion, on déjeuna comme à la guerre, les souverains sous une tente, leur suite en plein champ. Pendant le déjeuner, Napoléon reçut une députation de l'université d'Iéna, accorda quelques grâces à la ville témoin de son triomphe, puis, lorsque les deux empereurs eurent exploré dans toutes ses parties le champ de bataille dont ils avaient d'abord embrassé l'ensemble, chassé autour d'Apolda, où Napoléon avait passé la nuit avant le combat, ils rentrèrent assez tôt à Erfurt pour paraître le soir au théâtre, et la représentation des Horaces termina cette journée si féconde en souvenirs 579.
À Erfurt, les empereurs reprirent leur vie régulière et presque monotone. Chaque matin, ils s'envoyaient complimenter par un chambellan: ils tenaient l'un et l'autre un lever, s'offraient aux regards de la foule dorée qui venait encombrer leurs appartements. Ils travaillaient ensuite avec leurs ministres: c'était le moment où Napoléon lisait les dépêches diplomatiques, dictait ses ordres, ses instructions, en moins grand nombre qu'à l'ordinaire, recevait les rapports du gouverneur de la place, accompagnés de notes de police. Il tenait à connaître dans leurs plus petits détails les incidents de la journée et de la soirée précédentes, à savoir, ce qui s'était dit dans les différentes sociétés, à quel endroit s'étaient réunis les «Prussiens», comment s'y prenait la police pour maintenir l'ordre, pour surveiller à la fois les mécontents et «les filous qui s'appropriaient les bourses, tabatières et montres des personnes sortant de la comédie 580».
Puis venaient les audiences: Napoléon les expédiait plus ou moins vite, entre deux conversations avec ses ministres, consultant la valeur plutôt que le rang des personnages présentés, continuant pendant son premier repas à la fois son travail et ses réceptions. C'est à pareil moment que Gœthe l'avait vu: en quelques traits il nous a laissé le croquis de la scène: «Je suis introduit: l'Empereur déjeune, assis à une grande table ronde; à sa droite et à quelques pas de la table, Talleyrand se tient debout; à sa gauche et tout près de lui, Daru, avec lequel il s'entretient des contributions à lever.» Il voulut revoir aussi Wieland et quelques académiciens de Weimar: il les retenait parfois à sa table, présidait à leurs discussions, et en ces instants, sensible à tous les genres de succès, se plaisait à tenir une cour de lettrés.
Dans la journée, les deux monarques se retrouvaient, conféraient, causaient, montaient à cheval. Les environs d'Erfurt, accidentés et riants, les conviaient à de longues excursions, et d'ailleurs les scènes militaires qui se succédaient autour de la ville leur offraient un but de promenade constamment varié. Le mouvement de troupes qui s'opérait du Nord au Midi, le changement de front de la Grande Armée, faisait passer presque chaque jour sous les murs d'Erfurt de nouveaux régiments. Napoléon voulait qu'ils fussent présentés à son hôte, que quelques-uns de leurs officiers remplissent auprès de lui un service d'honneur; comme à Tilsit, il l'emmenait dans les cantonnements, l'initiait à tous les détails de la vie militaire française. Il aimait aussi à faire paraître ses troupes sous les armes, en grande tenue, dans leur beauté martiale, multipliait les cérémonies où elles étaient appelées à figurer: manœuvres, parades, messes militaires, et c'était autour d'Erfurt un défilé continu et solennel, comme une grande revue passée en plusieurs jours 581x.
Alexandre suivait ces spectacles avec bonne grâce et témoignait d'y prendre intérêt: il savait varier ses éloges et rendre à chaque arme, à chaque corps, un hommage approprié. Parmi ses compagnons, le plus heureux sans contredit était le grand-duc Constantin. Toujours attentif aux détails, il retenait les numéros des régiments, relevait les moindres différences dans l'uniforme, l'allure, les mouvements de la troupe; il s'extasiait en connaisseur; les imperfections ne lui échappaient pas. Il revenait sans cesse «sur la discipline et la bonne tenue du 17e d'infanterie de ligne et du 6e de cuirassiers, sur la beauté du 8e de hussards, sur le peu d'instruction du 1er de hussards, sur la magnificence et l'air militaire des bataillons de la garde». Quand il fut rentré à Pétersbourg, son premier soin fut d'assembler les officiers de la garde à cheval et des houlans et de leur raconter ses impressions: «Les éloges n'ont pas tari sur tout, excepté sur le er de hussards.» En souvenir d'Erfurt, il rapportait toute une collection d'airs militaires français, et à la première parade dont il eut le commandement, par son ordre, tandis que les trompettes des chevaliers gardes sonnaient nos fanfares, les musiques de vingt-deux bataillons attaquèrent avec ensemble la marche française intitulée: «le Vivat du couronnement 582.»
Moins exclusif dans ses goûts, Alexandre étudiait en Napoléon le législateur autant que le conquérant. Si son admiration était de plus en plus combattue par d'autres sentiments, sa curiosité restait en éveil, et les conversations de l'Empereur lui fournissaient toujours matière à s'instruire. Répondant à ses désirs, Napoléon se plaisait à l'entretenir des travaux de la paix autant que des occupations de la guerre. Avec une éloquence pittoresque et familière, il découvrait de grands projets en toutes choses, expliquait ses belles créations, en promettait d'autres, énumérait les merveilles de civilisation et d'art qu'il comptait faire éclore en foule sur le sol français, parlait des constructions imposantes qu'il ordonnait dans sa capitale et qui devaient donner au siège de l'empire une majesté sans pareille. Il évoquait l'image de Paris tel qu'il le rêvait, une Rome moderne, splendide et grave, peuplée d'arcs de triomphe, de portiques et de Panthéons. Ces tableaux frappaient la vive imagination d'Alexandre: sensible à tout ce qui lui paraissait noble, utile, nouveau, et brûlant de l'imiter, il allait demander qu'on lui envoyât le plan de tous les monuments qui devaient embellir nos villes 583. Il parlait lui-même de ses projets rénovateurs; Napoléon l'approuvait, le conseillait discrètement, l'engageait à gouverner d'une main ferme et à faire sentir son autorité. Il voulut voir Spéranski, causa longuement avec lui, lui fit cadeau de son portrait enrichi de diamants, et par ces témoignages flatteurs, qui s'adressaient au maître autant qu'au favori, semblait féliciter le Tsar d'avoir si bien placé sa confiance.
Il déployait un art singulier pour se mettre au niveau des goûts, des dispositions changeantes d'Alexandre. Tour à tour, il s'étudiait à l'éblouir par de lumineux aperçus, à le distraire par des propos frivoles ou piquants. Alexandre, enclin à une anxieuse mélancolie, avait aussi des accès de fougue et de jeunesse; Napoléon savait être jeune avec lui, partager son entrain. Connaissant son peu de goût pour le cérémonial, il savait l'isoler des pompes environnantes et lui faire mener, au milieu de l'appareil des cours, une existence d'intimité et presque de camaraderie: on eût dit, suivant un témoin oculaire, «deux jeunes gens de bonne compagnie, dont les plaisirs en commun n'auraient eu rien de caché l'un pour l'autre 584», et personne, à les voir si confiants, si expansifs, ne se fût douté des âpres dissentiments qui subsistaient entre eux. À certains moments, ils n'avaient qu'une demeure, qu'un appartement.
Au retour de la promenade, Alexandre avait-il quelque désordre à réparer dans sa toilette, Napoléon l'invitait à passer chez lui; mais il fallait alors que le Tsar se gardât d'admirer, sous peine de se voir offrir aussitôt ce qu'il avait paru remarquer. C'est ainsi que Napoléon lui fit cadeau de deux magnifiques nécessaires en vermeil, dont il avait coutume de se servir. Il n'oubliait pas les absents et réserva pour l'impératrice Élisabeth quelques-unes des belles porcelaines de Sèvres qu'il avait fait transporter à Erfurt. Pour remercier, Alexandre trouvait des mots qui n'avaient rien de banal. Un jour, comme il avait oublié de prendre son épée, Napoléon lui offrit la sienne: «Je ne la tirerai jamais contre Votre Majesté 585», dit le Tsar en l'acceptant. L'épée donnée par Napoléon est conservée aujourd'hui à Saint-Pétersbourg, au musée de l'Hermitage, non loin des trophées ravis à l'Empereur et à la France pendant la campagne de Russie.
Les souverains dînaient chaque soir chez Napoléon, au palais du gouvernement, Talleyrand et Champagny traitant par ordre les dignitaires étrangers et le corps diplomatique. Ensuite, l'assistance tout entière se retrouvait invariablement au spectacle. Napoléon avait fait aménager la salle tout exprès à l'intention d'Alexandre, qui avait l'ouïe un peu faible; on avait adopté la disposition usitée dans le propre palais du Tsar pour les spectacles de cour: il fallait qu'Alexandre retrouvât ses commodités, et pût croire qu'un coup de baguette magique avait transporté à Erfurt le théâtre de l'Hermitage. Les deux empereurs étaient assis immédiatement derrière l'orchestre, faisant face à la scène; les rois se mettaient à leurs côtés, sur le même rang; plus loin, derrière une balustrade, toute la confédération du Rhin, avec les ministres et dignitaires. Dans les loges, une foule élégante et parée, où des femmes en grand costume de cour se mêlaient aux personnages distingués que la curiosité avait attirés à Erfurt, faisaient à l'assemblée des souverains un cadre resplendissant 586.
Sur la scène, le spectacle était beau, renouvelé chaque soir, fécond en grands effets et en agréments de toute sorte. Napoléon avait voulu que cette partie des plaisirs offerts à son allié fût particulièrement soignée; il en avait choisi lui-même les éléments et réglé les attraits. D'ailleurs, dans ce genre de séduction à l'endroit d'Alexandre, il n'en était pas à son coup d'essai, et l'appel de la Comédie française à Erfurt n'était pour lui que la suite d'opérations bien concertées: avant de faire donner le corps de bataille, il avait lancé des éclaireurs.
On se rappelle qu'Alexandre, curieux de théâtre comme la plupart des Russes, avait exprimé après Tilsit le désir de posséder à sa cour quelques-uns de nos meilleurs acteurs, quelques-unes de nos comédiennes en renom. Napoléon avait fait étudier la question, mais ne l'avait point tranchée dans le sens de l'affirmative; nous ne savons par quel motif; peut-être était-il de l'avis du cardinal de Bernis, qui, prié par la tsarine Élisabeth de lui envoyer Lekain et mademoiselle Clairon, trouvait que «les plaisirs de Paris sont un article qui mérite l'attention du gouvernement, et que ce serait faire tomber la Comédie française que d'en retirer les principaux acteurs 587». L'Empereur n'envoya donc point de comédiens. Toutefois, le hasard s'étant mis de la partie et ayant servi les vœux d'Alexandre, Napoléon ne jugea pas à propos de le contrarier.
Un jour, Paris avait appris que la tragédienne à la mode, celle dont le talent et la beauté faisaient fureur, dont on citait les aventures, la célèbre mademoiselle Georges, avait disparu. On sut bientôt qu'elle était partie pour Pétersbourg, à la poursuite d'un jeune officier russe auquel elle s'était attachée et qui, disait-on, lui avait promis de l'épouser; en même temps qu'elle était parti Duport, danseur de l'Opéra, qui devait la rejoindre à Pétersbourg. Napoléon eût pu réclamer les fugitifs; il s'en garda et laissa à la Russie ce qu'elle nous avait pris. «Plusieurs artistes, écrivait-il à Caulaincourt par billet spécial, se sont sauvés de Paris pour se réfugier en Russie. Mon intention est que vous ignoriez cette mauvaise conduite. Ce n'est pas de danseuses et d'actrices que nous manquerons à Paris 588.» L'ambassadeur se conforma scrupuleusement à cet ordre: «La France, dit-il au Tsar, est assez peuplée pour ne pas courir après les déserteurs 589.»
La fugue de mademoiselle Georges avait d'ailleurs une autre cause que sa passion pour le jeune Russe; à côté de ce roman, il y avait une intrigue. À Pétersbourg, un parti assez nombreux s'était donné mission de ménager un rapprochement entre l'empereur et l'impératrice: on plaignait cette princesse, mère désolée, à peine épouse; on espérait aussi, en lui ramenant son mari, gagner des droits à sa reconnaissance et profiter d'un crédit reconquis. La tâche que l'on assumait était difficile, car l'empereur se montrait de plus en plus épris de madame Narischkine 590. N'osant attaquer de front cet attachement, on songea à une diversion. Les conjurés avaient des amis à Paris: par leur moyen, ils contribuèrent à attirer mademoiselle Georges dans la capitale russe, où on lui promettait une brillante fortune. Ils la feraient paraître devant l'empereur dans tout l'éclat de sa beauté, avec l'auréole du succès: Alexandre ne résisterait pas à des charmes réputés invincibles et délaisserait ses anciennes amours pour «la reine de théâtre 591». Mais une telle liaison ne saurait durer; on guérit d'une fantaisie plus facilement que d'une passion; détaché de ses habitudes, n'ayant pas eu le temps d'en contracter de nouvelles, Alexandre reviendrait au sentiment légitime et se laisserait ramener au devoir par le chemin du caprice. Nous ne savons si Napoléon connaissait ce dessein alors qu'il permit l'évasion de mademoiselle Georges; en tout cas, il ne le désapprouva point quand Caulaincourt lui en conta les détails. Madame Narischkine n'avait guère répondu à ses espérances: elle avait renoncé très vite à se mêler d'affaires et se contentait de régner sur le cœur du maître. «Ce n'est point une Pompadour, disait Joseph de Maistre, ce n'est point une Montespan, c'est plutôt une La Vallière, hormis qu'elle n'est pas boiteuse et que jamais elle ne se fera Carmélite 592.» À défaut de cette maîtresse inutile, il ne pouvait déplaire à l'Empereur que l'une de ses sujettes prît sur Alexandre quelque ascendant, dût-il être tout momentané: pour agir sur son allié, aucun moyen ne lui semblait négligeable.
À Pétersbourg, mademoiselle Georges reçut grand accueil: sa personne et son jeu firent sensation. Par malheur, elle se conduisit en transfuge plutôt qu'en émissaire, ménageant peu la France dans ses discours et parlant mal du gouvernement 593. De plus, si elle fut remarquée de l'empereur et appelée à Péterhof, dans le rôle intime qu'on lui avait destiné, elle dut se contenter d'un début, et son triomphe n'eut pas de lendemain. Alexandre céda au caprice, puis retourna à la passion, et madame Narischkine éprouva une fois de plus la valeur de son système, qui consistait, au dire de M. de Maistre, «à ne pas faire attention aux distractions 594».
Note 593: (retour) «Elle a parlé à un aide de camp de l'empereur, écrivait Caulaincourt, d'une manière si peu convenable de Paris, qu'on n'était pas payé, que les talents étaient persécutés, soumis au régime militaire, etc., que le chef de la police a eu ordre de lui intimer d'être plus circonspecte... Elle parle beaucoup de l'empereur Napoléon et prétend lui avoir plu pendant deux ans et lui être restée fidèle tout ce temps: depuis elle se donne le grand-duc de Berg, le grand-duc de Würzbourg, etc.» Feuille de nouvelles du 17 juin 1808.
Bien que l'expérience n'eût pas produit le résultat attendu, comme elle n'avait point paru déplaire au Tsar, Napoléon s'était proposé de la renouveler à Erfurt, avec des moyens plus étendus. Il avait donc fait venir, comme cortège à quelques-uns des premiers sujets du Théâtre-Français, la partie la plus séduisante de la figuration, ce que Metternich appelait «le cadre de la tragédie 595». Suivant le diplomate autrichien, fort expert en la matière, on avait procédé avec beaucoup de discernement, en ayant égard au visage des actrices plus qu'à leur talent, et ce soin n'avait pas échappé à la malignité du public parisien. Alexandre ne sut pas mauvais gré à son allié de cette prévenance et se montra disposé à profiter de tous les avantages qu'elle comportait. Toutefois, avant de fixer définitivement son choix, il s'en ouvrit à Napoléon et lui demanda conseil. L'Empereur loua fort son goût, mais, en ami véritable, se crut obligé de l'avertir qu'il eût, dans la circonstance, à se méfier des indiscrétions, et ne lui dissimula point que tout Paris connaîtrait l'aventure. La crainte d'une telle publicité arrêta Alexandre, fort circonspect sur cet article; il n'insista pas et se contenta de prendre au spectacle qui lui avait été ménagé un plaisir tout artistique 596.
Napoléon espérait aussi lui être agréable par le choix des pièces, le ravir et le frapper en faisant passer devant lui les chefs-d'œuvre de notre scène. Malheureusement, dans la composition du répertoire, il avait été un peu dupe de ses propres goûts. Il prisait par-dessus tout notre ancienne tragédie, cette forme d'art puissante, noble et réglée, où de hautes passions s'agitent dans un cadre étroitement mesuré: il la jugeait propre à susciter de grandes actions, des vertus sublimes, «à produire des héros 597», et des héros obéissants. Il avait donc cru que la variété dans un seul genre suffirait à satisfaire le public d'Erfurt, et n'avait admis aux honneurs de la représentation que ses auteurs préférés; comme il aimait d'abord l'œuvre de Racine, puis de Corneille et de Voltaire «ce qui est resté 598», le premier fut joué six fois, les deux autres chacun quatre fois. Mais les invités de l'Empereur étaient moins classiques que lui-même; en Allemagne, le théâtre se rajeunissait sous l'inspiration de Gœthe et de Schiller, et les compatriotes de ces génies novateurs n'applaudirent que par flatterie la tragédie française, «dont les bornes, disaient-ils, sont plus resserrées 599». Quant aux Russes, beaucoup d'entre eux n'étaient nullement à hauteur d'un tel spectacle. À Pétersbourg, lorsque mademoiselle Georges leur était apparue, ils avaient adulé la femme, célébré la tragédienne en vogue, mais le genre leur avait paru franchement suranné 600. À Erfurt, si le Tsar et ses compagnons se montrèrent très sensibles au talent des acteurs, à la perfection de leur jeu, il est à croire que quinze jours de tragédie leur parurent longs à supporter.
Note 600: (retour) Caulaincourt écrivait le 1er août, dans une feuille de nouvelles: «On parle beaucoup du début de mademoiselle Georges; elle a joué Phèdre, l'auditoire l'a fort goûtée, tout en riant à gorge déployée de Thésée, d'Hippolyte et du pauvre Théramène... Le grand-duc a répondu, à l'orchestre, à M. Narischkine qui la lui vantait beaucoup: «Vous auriez mieux fait de compléter l'opéra-comique que de nous faire venir un échantillon de tragédie. Au reste, vous avez beau dire, votre mademoiselle Georges dans son genre ne vaut pas mon cheval de parade dans le sien.»
Après le spectacle, l'assistance se dispersait, chacun réglant à sa guise l'emploi de sa soirée. Des lieux de plaisir et de réunion s'étaient ouverts. Dans certaines sociétés, on se retrouvait uniquement pour se distraire en commun: on soupait, on jouait. Les politiques se donnaient rendez-vous et tenaient de longs conciliabules au logis du prince Guillaume de Prusse, quartier général de nos ennemis. Il y avait enfin de véritables salons, improvisés par les soins de quelques femmes de tête et d'esprit. Ils groupaient ce qu'Erfurt comptait de plus distingué par la naissance, la position ou le mérite; c'était un honneur que d'y être admis, un privilège plus ou moins accessible; il s'était vite établi entre eux des rangs et une hiérarchie. Deux surtout brillaient d'un vif éclat, celui de la présidente de Recke et celui de la princesse de la Tour et Taxis, sœur de la reine de Prusse. Le premier était un terrain neutre, ouvert aux lettres autant qu'à la politique: on y entendait Gœthe discuter, au milieu d'un groupe de maréchaux, l'œuvre de nos tragiques. Le second avait un caractère plus aristocratique et une couleur antifrançaise: on y faisait la petite guerre contre Napoléon; par des bruits malveillants, par des allusions mordantes, on s'y vengeait du maître auquel chacun rendait en public un culte contraint; certains mots faisaient fortune, comme cette boutade de l'ambassadeur Tolstoï: «Notre empereur fait bâtir beaucoup d'églises: conseillez-lui d'en faire bâtir une à Notre-Dame del Soccorso d'Espagne, car, si elle ne se déclare pas pour lui, son empire est perdu 601.» Alexandre lui-même paraissait chez la princesse de la Tour et Taxis et s'y faisait remarquer par ses assiduités auprès de la princesse Stéphanie de Bade, le charme et le sourire de ces réunions. D'ordinaire, le Tsar s'exprimait sur Napoléon en termes enthousiastes, vantait sa bonté, sa facilité, le défendait du reproche d'ambition; quelquefois il paraissait soucieux, et même, a-t-on dit, lorsqu'il se trouvait en compagnie de nos adversaires déclarés, on obtenait de lui des paroles qui ne décourageaient pas trop leurs espérances; il était de ceux qui changent volontiers de langage en changeant de milieu 602.
Toutefois, ces excursions sur le terrain ennemi duraient peu, et d'apparence, sinon de cœur, Alexandre retournait vite à Napoléon. Souvent les deux empereurs s'en revenaient ensemble du spectacle, et la soirée s'achevait chez celui de Russie. L'entretien reprenait alors entre eux, se prolongeait durant ces heures de nuit, si favorables aux épanchements. D'ailleurs, à mesure que leur commerce se prolongeait, leur intimité se montrait plus expansive. S'ils ne se disaient pas tout, s'ils conservaient inviolables au fond de leur pensée certaines réserves, certains scrupules, ils se livraient à des confidences devant lesquelles ils avaient reculé tout d'abord. Laissant de côté les questions irritantes, ils se plaisaient à envisager au delà de leur accord présent, si incomplet qu'il fût, un avenir de concorde et d'union, ébauchaient des plans ou des rêves, et même un sujet délicat entre tous, dont chacun s'était entretenu à leur cour, si ce n'étaient eux-mêmes, une affaire d'État qui était en même temps une affaire de famille, après avoir longtemps occupé et inquiété leur esprit, allait un jour effleurer leurs lèvres.
V
PROPOS DE MARIAGE 603.
Depuis un an, l'Europe s'attendait au divorce de Napoléon et à son mariage avec une princesse russe: le bruit de ce double événement s'était répandu de tous côtés, et cette rumeur, grossie, dénaturée en passant de bouche en bouche, contenait pourtant une part de vérité. Dès le jour où Napoléon avait proclamé son pouvoir héréditaire et posé sur son front la couronne d'empereur, il avait senti le besoin d'assurer par un mariage fécond l'avenir de sa dynastie; depuis lors, il agitait périodiquement la question du divorce, sans la résoudre, partagé entre des sentiments contradictoires. Si la politique «qui n'a point de cœur», la «loi d'airain», comme il l'appelait, lui commandait une nouvelle union, il éprouvait un déchirement à l'idée de quitter Joséphine, d'éloigner la compagne dont l'affection attentive et enveloppante lui était devenue un besoin, et à laquelle il avait fait franchir avec lui tous les échelons de la grandeur. Une tendresse très réelle, un lien plus fort encore, l'habitude, et jusqu'à une sorte de superstition l'attachaient à Joséphine; en se séparant d'elle, n'allait-il point du même coup répudier son passé, fait de bonheur et de gloire, et rompre avec la fortune? Il hésitait donc, semblait par moments sur le point de se résoudre, puis le courage lui manquait: il ajournait alors toute décision, préférait attendre, et la pensée de divorcer se traduisait chez lui par des velléités intermittentes, de plus en plus impérieuses et rapprochées, il est vrai, à mesure que s'écoulaient les années.
Au lendemain de Tilsit, un de ces mouvements s'éleva dans son âme. À cet instant, tout le poussait à prendre un parti: la fin d'une campagne difficile, en le délivrant d'immédiats soucis, le rendait aux longues pensées et aux projets d'avenir: la mort venait de lui enlever le jeune prince Charles-Napoléon, l'enfant dans lequel il se plaisait par moments à voir un héritier désigné: enfin, pour la première fois, il venait de contracter avec une grande puissance des liens assez étroits pour que l'idée de les cimenter par un mariage ne parût pas irréalisable. Joséphine, qui sentait grandir et approcher le péril, avait accueilli l'Empereur avec angoisse: elle se montrait inquiète, défiante. Ce trouble, altérant sa santé et son caractère, déplaisait à Napoléon, qui n'aimait point autour de lui et proscrivait la tristesse; l'idée d'une séparation lui en devenait moins amère. Dans l'automne de 1807, pendant son séjour à Fontainebleau, il songea certainement au divorce; sa froideur marquée envers l'Impératrice, certaines confidences, certains indices, semblèrent présager la rupture 604.
Il n'en fallut pas davantage pour mettre en émoi tous ceux qu'un changement d'impératrice servirait dans leurs intérêts, leurs passions ou leurs convoitises. Napoléon avait pu vaincre l'Europe, briser trois coalitions: il n'avait pu chasser l'intrigue de sa cour. Autour de lui les Bonapartes et les Beauharnais se faisaient sourdement la guerre, et cette double influence se personnifiait en deux femmes. La reine Hortense, plus écoutée de l'Empereur que Joséphine elle-même, semblait aux Beauharnais le meilleur garant de leur fortune. Bonne, gracieuse, possédant des amis sûrs et divers, sachant recevoir et tenir un salon, elle servait de lien entre les parties d'une société mal rassemblée, et jouissait à la cour d'un crédit fondé sur la sympathie. Mais, en 1807, la perte de son enfant venait de briser son cœur: ses chagrins domestiques, sa santé ruinée, la faisaient s'effacer, et la princesse Caroline Murat, grande-duchesse de Berg, trouvait le champ libre devant elle pour agir et triompher. Affable, accueillante, magnifique, aimant le plaisir et le voulant autour d'elle, joignant à sa captivante beauté l'esprit dominateur d'une Napoléon, elle composait peu à peu, groupait autour d'elle et étendait sans cesse un parti hostile à l'Impératrice, auquel Fouché allait prêter l'appui de sa remuante activité.
Le ministre de la police portait à Joséphine une aversion raisonnée; il désirait un second mariage, parce qu'il y voyait un moyen de rassurer l'Europe, d'assagir l'Empereur, de procurer à la France quelques garanties d'avenir, en un mot de consolider le régime auquel se trouvait attachée la fortune de Fouché. Ce personnage avait l'intrigue audacieuse: pour peser sur l'Empereur et le déterminer, il imagina tout un plan. Chef de la police, il disposait de l'opinion: il annoncerait lui-même le divorce comme chose arrêtée; il ferait en sorte que la nouvelle en fût accueillie avec faveur, avec enthousiasme, créerait un mouvement des esprits, et, transmettant à Napoléon le témoignage anticipé de la reconnaissance publique, lui persuaderait de la mériter en accédant au vœu de ses sujets; avec une tranquille assurance, il préjugea les résolutions du maître et pensa les brusquer en les publiant par avance.
Ce fut donc dans les salons du ministre de la police, par ses soins, que la nouvelle du divorce fut mise en circulation. Sortie d'un tel lieu, munie de l'estampille officielle, elle ne pouvait manquer de se propager. Après avoir fait le tour de Paris, où elle jeta une vive émotion, elle gagna toutes les parties de l'empire et franchit la frontière. Les ambassadeurs la transmirent à leurs cours; les étrangers de passage en France s'empressèrent de rapporter dans leurs pays cette nouvelle à sensation; les agents de Fouché s'en firent l'écho de toutes parts, et, en un instant, les propos répétés à Paris se répandirent, en s'amplifiant, dans toute l'Europe. Mais nulle part cette semence féconde ne germa mieux qu'en Russie: elle y trouvait en effet un terrain approprié. Le grand acte annoncé n'était pas seulement pour piquer la curiosité des Russes, il risquait de les toucher directement. Si Napoléon divorçait, son nouveau choix se porterait à coup sûr sur une princesse de famille régnante, et la maison de Russie, par son rang, par les rapports d'intimité récemment établis, semblait la seule vers laquelle pussent se tourner ses regards. La demande d'une grande-duchesse apparaissait comme la conséquence presque inévitable du divorce, et il était naturel de penser que Napoléon et Alexandre, après s'être déclarés alliés, puis amis, voulussent devenir frères.
Alexandre avait deux sœurs non mariées. La cadette, la grande-duchesse Anne, était une enfant de quatorze ans. La cour et le monde la connaissaient à peine; frêle et timide, on la voyait parfois, aux côtés de l'impératrice mère, apparaître et passer: Joseph de Maistre la peint d'un mot: «Une colombe 605.» Pour parler de sa sœur aînée, il retrouve le ton galant et maniéré d'un courtisan de l'autre siècle: «Si j'étais peintre, écrit-il au chevalier de Rossi, je vous enverrais un de ses yeux; vous verriez combien la bonne nature y a enfermé d'esprit et de bonté 606.» Et il semblait que tout Pétersbourg partageât pour Catherine Pavlovna cette admiration enthousiaste. On échappait difficilement au charme de son regard, à l'attrait de sa jeunesse épanouie: en même temps on vantait en elle un cœur «digne de son rang 607», un caractère décidé, impérieux même, une fermeté d'âme au-dessus de son âge; elle semblait née pour plaire et régner, et dans sa personne, comme dans son nom, les Russes aimaient à retrouver le souvenir de leur grande Catherine.
Ce fut cette séduisante princesse que l'opinion de Pétersbourg désigna aussitôt pour la future impératrice et reine. La chose étant possible, on la déclara faite: les moindres indices, les plus futiles circonstances en parurent l'évidente confirmation. Parmi nos ennemis, les uns s'indignèrent assez haut et crièrent au scandale; d'autres se sentirent flattés, sans vouloir l'avouer: chez tout le monde, le besoin de parler et le désir de paraître informé l'emporta sur tout autre sentiment. Chacun disait avoir reçu de Paris des nouvelles positives, savoir les projets de Napoléon, ceux de l'empereur Alexandre: on fournissait des détails précis, multipliés, et, pendant quelques semaines, les salons n'eurent pas d'autre sujet d'entretien.
Caulaincourt ne pouvait manquer de se faire dans sa correspondance l'écho de ces bruits. Toutefois, n'osant aborder de front si délicate matière, il trouva un moyen d'en instruire indirectement l'Empereur. Il recueillait soigneusement et plaçait dans la feuille de nouvelles, annexée à chaque dépêche, les propos, les anecdotes qui se débitaient à Pétersbourg au sujet du mariage et les répétait sur le ton impersonnel, sans commentaire, en les passant au chapitre des on dit; nous les y voyons figurer à chaque nouveau courrier, sous leur forme frivole ou naïve.--31 décembre 1807: «Les bruits de divorce de Paris se répètent plus que jamais ici; on fait même parler l'empereur Alexandre et la grande-duchesse Catherine; elle aurait dit, sur ce qu'on lui témoignait quelques regrets de la perdre, qu'on ne pouvait en avoir, quand on était le gage de la paix éternelle pour son pays et qu'on épousait le plus grand homme qui eût existé.»--28 février 1808: «La grande-duchesse Catherine épouse l'Empereur, car elle apprend à danser les contredanses françaises.»
En présence de cette universelle rumeur, l'empereur Alexandre et le comte Roumiantsof furent les plus étonnés, mais non les moins émus. Aucune insinuation ne leur était arrivée des Tuileries: à Tilsit, Napoléon n'avait touché mot de divorce ni de mariage; Caulaincourt n'avait reçu mission de faire à ce sujet aucune ouverture. Toutefois, on pouvait se demander si les bruits répandus à Pétersbourg avec tant de persistance, venus, on le savait, de source française et officielle, n'étaient pas un moyen de sonder l'opinion et de préparer les voies à une demande. Si cette démarche venait à se produire, elle mettrait le Tsar et son conseil dans un grand embarras. Refuser semblait bien difficile, sinon impossible: ce serait porter à l'alliance une atteinte probablement mortelle. D'autre part, s'unir par les liens du sang à un soldat couronné, si éblouissante que fût sa fortune, paraissait bien grave, bien compromettant, peu conforme aux principes des vieilles dynasties, et la cour de Russie ne s'était pas encore faite à l'idée de cette splendide mésalliance.
On risquait d'ailleurs de rencontrer, au sein même de la famille impériale, un obstacle difficile à surmonter. L'impératrice mère avait reçu de son mari défunt, par un acte de dernière volonté conçu sous forme d'ukase solennel et déposé en lieu sûr et sacré, dans la cathédrale de l'Assomption à Moscou, le pouvoir de disposer de ses filles, de régler leur avenir et leur établissement: ce titre lui permettait de s'opposer légalement à tout projet de mariage, lui conférait un véritable droit de veto dont elle ne manquerait pas d'user dans la circonstance, étant donnés ses sentiments connus envers l'empereur des Français. Sans doute la volonté du souverain régnant formait la loi suprême; Alexandre pourrait briser toute opposition, mais l'idée de parler en maître à sa mère lui était insupportable, et, s'il se réduisait à n'employer que la persuasion et la douceur, on avait à craindre que toutes ses instances n'échouassent devant l'entêtement d'une femme impérieuse et tenace. Quoi qu'il en dût être, il importait avant tout de pénétrer les intentions de l'empereur des Français et de percer ce mystère, afin que l'on pût délibérer sur le parti à prendre, se faire un plan de conduite, diminuer graduellement, s'il y avait lieu, les répugnances de l'impératrice mère et préparer les choses de longue main. Roumiantsof écrivit donc au comte Tolstoï une lettre très confidentielle, anxieuse, pressante, dans laquelle il stimulait tout à la fois le zèle et la curiosité de cet envoyé: «Je vous prie très instamment, disait-il, de vouloir bien me dire votre propre opinion sur ce projet. Existe-t-il en effet? y a-t-il apparence qu'il sera fait une telle proposition d'alliance? Ne vous épargnez, je vous en conjure, ni soins ni peines pour me satisfaire sur cet objet 608.»
Tolstoï, d'après ce qu'il avait vu et recueilli à Fontainebleau, entendu dire à Paris, croyait au divorce: il croyait même à l'intention d'épouser la grande-duchesse. Sans doute, cette idée le faisait frémir d'une sainte horreur; mais, écrivait-il d'un ton douloureux et pénétré, ne vivait-on point dans un «siècle où l'impossible est souvent ce qu'il y a de plus vraisemblable 609»? Toutefois, quand la lettre de Roumiantsof lui arriva, il venait de constater que l'affaire subissait un temps d'arrêt; tout semblait ajourné, et les manœuvres de Fouché, tournant contre leur auteur, avaient retardé le dénouement qu'elles devaient précipiter.
Après avoir préparé les esprits, mis l'attention en éveil, fait parler le public, Fouché avait risqué une démarche décisive. Il avait osé écrire à l'Impératrice, lui insinuant de prendre l'initiative d'une rupture et de s'immoler: c'était le moyen pour elle, disait-il, de s'acquérir à jamais des droits à la reconnaissance de l'Empereur, et d'obtenir, après le divorce, une compensation brillante. Joséphine, tout en pleurs, était allée trouver l'Empereur, non pour lui porter son sacrifice, mais pour demander une explication. Napoléon, pris au dépourvu, n'avait osé saisir cette occasion de parler et de rompre: il avait reculé, avait consolé et rassuré Joséphine, promettant qu'il ferait taire Fouché et le congédierait au besoin; en effet, il avait durement réprimandé le ministre, puis était parti lui-même pour l'Italie, laissant tout en suspens 610.
Au cours de son voyage, apprenant que le salon du ministre de la police demeurait le centre d'où partaient tous les dires malséants, il se courrouça de plus belle: non qu'il eût cessé de penser lui-même au divorce (sa conversation à Mantoue avec son frère Lucien prouve le contraire 611), mais il ne voulait pas que l'on en parlât et que l'opinion s'émût prématurément à ce sujet. Il réitéra donc ses reproches et ses injonctions à Fouché sous une forme accablante. «Je vous ai déjà fait connaître mon opinion, lui écrivait-il de Venise le 30 novembre, sur la folie des démarches que vous avez faites à Fontainebleau, relativement à mes affaires intérieures. Après avoir lu votre bulletin du 19, et bien instruit des propos que vous tenez à Paris, je ne puis que vous réitérer que votre devoir est de suivre mon opinion et non de marcher selon votre caprice. En vous conduisant différemment, vous égarez l'opinion, et vous sortez du chemin dans lequel tout honnête homme doit se tenir 612.»
Note 612: (retour) Corresp., 13373. Cf. les nos 13329 et 13379. Voir aussi Meneval, Napoléon et Marie-Louise, I, 213-214. Quelques mois plus tard, écrivant à Cambacérès, Napoléon faisait cette allusion ironique à la conduite de Fouché: «Il songe tant à l'avenir, témoin ses démarches pour un divorce!» (Lettre inédite du 17 juillet 1808.)
Vertement tancé, Fouché se tut quelques instants, et les bruits de divorce tombèrent 613. Puis, avec une hardiesse à peine croyable, l'incorrigible ministre se remit à désobéir; il se jugeait assuré de l'impunité finale, car il sentait que le maître, tout en blâmant ses procédés, ne désapprouvait pas entièrement son but et ne donnerait pas toujours tort aux instigateurs du divorce. En effet, revenu d'Italie, Napoléon fut ressaisi par la tentation d'en finir. Cette disposition, promptement remarquée, rendit courage aux adversaires de l'Impératrice, et, à nouveau, la partie se lia fortement entre eux 614. La princesse Caroline continuait de leur prêter l'appui de sa situation mondaine; toujours rivale d'Hortense, elle avait élevé à Paris salon contre salon. Le prince de Talleyrand, bien qu'il détestât Fouché, se prêtait à appuyer ses démarches en faveur du divorce, et, sur ce point spécial, consentait à une alliance. Bref, de tous côtés on circonvint l'Empereur, et bientôt, en le voyant incliner de plus en plus vers un parti de vigueur, on crut avoir définitivement cause gagnée.
Aussi bien, une crise nouvelle se préparait, mais, de même que les précédentes, elle n'allait aboutir à aucun résultat. Un soir de mars 1808, il devait y avoir spectacle aux Tuileries; la cour entière, réunie dans la salle de théâtre, attendait Leurs Majestés, lorsque le bruit se répandit qu'elles ne viendraient pas et qu'une explication décisive s'était engagée. Napoléon, fatigué, ému, malheureux, s'est couché: il a demandé l'Impératrice. Elle est venue toute parée, prête pour le spectacle, en grand costume de cour; il l'appelle à ses côtés, laisse éclater ses projets et le trouble de son âme: il voudrait que Joséphine demandât elle-même le divorce; à plusieurs reprises il ordonne, supplie, s'attendrit successivement, et la nuit se passe ainsi tout entière, entremêlée de pleurs, de reproches et de fougueuses caresses. Une plume spirituelle et bien informée a retracé cette scène, d'après les confidences de l'Impératrice, et nous a donné la version de Joséphine. Le rapport de Tolstoï à son ministre, écrit d'après les bruits de cour, ne diffère pas sensiblement de ce récit, si ce n'est qu'il lui fournit un épilogue que l'Impératrice avait cru devoir passer sous silence. Après avoir raconté que «ses larmes, ses instances, sa fermeté (car on prétend qu'elle en montra beaucoup), émurent l'Empereur, qui ne put rien gagner sur elle», Tolstoï ajoute: «Deux jours après il revint à la charge sans avoir obtenu davantage... Dans un accès d'emportement, il doit lui avoir dit qu'elle le forcerait à la fin à adopter ses bâtards. Elle saisit avec promptitude cette idée et se montra prête à les reconnaître. Surpris de cette complaisance à laquelle il ne s'attendait pas, il lui en exprima toute sa sensibilité, protestant qu'après un aussi beau procédé il ne se résoudrait jamais à se séparer d'elle. Il paraît que les choses en sont restées là. Un propos tenu par M. de Talleyrand à un de ses affidés l'accuse de n'avoir pas su prendre un parti dans cette circonstance. Quant à moi, je crains qu'il ne le prenne que trop tôt, et que, si l'Impératrice continue à montrer du caractère, il ne se passe de son consentement et ne fasse faire la demande de divorce en son nom 615.»
Ainsi, suivant Tolstoï, cette fois encore, le péril n'était qu'ajourné: il continuait d'exister et pouvait se prononcer d'un jour à l'autre. D'après ces renseignements, la possibilité d'une demande entra de plus en plus dans les prévisions et les calculs de la Russie. On voit alors se manifester à cette cour deux tendances opposées. L'impératrice mère, instruite du danger, veut y soustraire sa fille en la mariant au plus vite: elle cherche de tous côtés un parti. Alexandre craint que cette précipitation ne paraisse affectée, désobligeante pour son allié, en présence des bruits répandus, et ne soit interprétée comme un moyen d'éviter une demande; peut-être tient-il à se garder le moyen de donner à Napoléon une preuve irrécusable de sympathie, de confiance, si les vœux de ce monarque doivent se prononcer à bref délai: il retarde donc l'établissement de sa sœur, et c'est ainsi que l'action officielle du gouvernement vient contrarier les efforts privés de l'impératrice Marie.
Il avait été question naguère d'un mariage entre Catherine Pavlovna et le prince royal de Bavière. Dans l'été de 1808, le prince Kourakine, ambassadeur de Russie à Vienne, dont les relations avec le cercle de l'impératrice mère et avec cette princesse elle-même n'étaient un mystère pour personne, fit prier son collègue de Bavière, M. de Rechberg, de passer chez lui; il lui montra l'instant venu pour reprendre le projet: «On s'attend à Pétersbourg, lui dit-il, que vous fassiez des démarches.» La cour de Munich, fort intriguée, chargea son représentant à Pétersbourg, M. de Bray, de voir le comte Roumiantsof et d'éclaircir l'affaire. Aux premiers mots de l'envoyé bavarois, Roumiantsof manifesta un grand étonnement: informations prises, il fit réponse que c'était l'impératrice mère, et non le cabinet, qui avait autorisé le prince Kourakine à dire «que cette alliance, qui avait paru convenable autrefois, ne le paraissait pas moins aujourd'hui». Le ministre russe se hâta d'ajouter que l'affaire n'ayant pas été plus activement poussée à l'époque des premiers pourparlers, «il ne voyait pas de raison pour la renouer actuellement, et qu'il fallait regarder tout cela comme non avenu 616». La cour de Bavière se le tint pour dit, et s'enferma aussitôt dans une réserve absolue.
À défaut de ce parti, l'impératrice mère songea à s'en procurer d'autres. On parla tour à tour d'un prince de Cobourg, d'un archiduc; enfin, on vit arriver en Russie le prince Georges de Holstein-Oldenbourg, passé récemment au service du Tsar. En lui donnant un grand gouvernement, ne pouvait-on en faire un parti sortable pour Catherine Pavlovna? Sa personne offrait peu d'agrément: «Le prince est laid, chétif, couvert de boutons, écrivait Caulaincourt: il articule avec peine 617»; en comparaison de la princesse accomplie qu'on lui destinait, «les demoiselles de Pétersbourg ne le trouvaient pas assez aimable 618». Mais l'impératrice préférait pour sa fille un tel mari et la vie de province en Russie au premier trône de l'univers, partagé avec un usurpateur. Toutefois, si établi que parût le prince dans les bonnes grâces de la vieille Tsarine et dans l'intimité de la famille impériale, le mariage resta en suspens, et lorsque l'empereur Alexandre parut à Erfurt, la main de sa sœur demeurait libre.
À Erfurt, Napoléon n'apportait pas encore de résolution arrêtée, mais seulement la tendance, plus prononcée depuis un an, à laquelle il résistait et cédait tour à tour. L'occasion lui parut propice pour se précautionner du côté de la Russie. Il n'avait nullement l'intention de demander dès à présent ou de se faire proposer la princesse Catherine, mais il n'eût pas été fâché que la Russie se mît à sa disposition et s'obligeât, pour le cas où le divorce s'accomplirait, à lui tenir en réserve une grande-duchesse. Son désir était de lier Alexandre sans s'engager lui-même, d'obtenir quelques paroles qu'il pût rappeler et faire valoir au besoin comme une promesse positive.
Sa fierté lui interdisant toute avance, il désirait qu'Alexandre parlât le premier: il le fit provoquer par Talleyrand et Caulaincourt. S'adressant successivement à l'un et à l'autre, il alla jusqu'à leur suggérer la manière de poser la question, les arguments à faire valoir auprès du Tsar pour le déterminer à parler: «l'affaire du divorce était d'intérêt européen; un nouveau mariage contribuerait à calmer l'ardeur guerrière dont on s'effrayait, ferait aimer à l'Empereur son chez lui». Toutefois, vis-à-vis même de ses familiers, dans son orgueil sans bornes, il ne voulait avoir l'air de rechercher personne; s'il jugeait la démarche utile, disait-il, c'était qu'il y voyait un moyen d'éprouver Alexandre: «C'est pour voir s'il est réellement de mes amis, s'il prend un véritable intérêt au bonheur de la France, car j'aime Joséphine; jamais je ne serai plus heureux; cet acte serait pour moi un sacrifice.» Et cependant, ajoutait-il, sa famille, ses conseillers le lui demandaient; on le sollicitait de toutes parts; on s'inquiétait de l'avenir; «on croit la France en viager sur ma tête!... Au fait, un fils serait bien utile.» En effet, que deviendrait l'empire si l'Empereur lui manquait? Pour lui succéder, ses frères ne convenaient pas; il savait que certaines personnes pensaient à Eugène, à une adoption, «mauvais moyen pour fonder une dynastie». Et peu à peu, se découvrant davantage, il en vint à poser quelques questions sur les grandes-duchesses.
Caulaincourt fit observer que l'aînée seule était en âge de se marier, et encore ne répondait-il pas du consentement de la famille impériale. La différence de culte serait un obstacle, et les princesses russes changeaient difficilement de religion: on en avait eu la preuve quelques années auparavant, lorsqu'un projet d'union entre le roi de Suède et la fille aînée de Paul Ier avait échoué pour cette cause. Un haussement d'épaules fut la seule réponse à cette observation, qui parut déplaire souverainement à l'Empereur. Qu'avaient à faire avec lui les traditions, les usages? allait-on comparer son alliance à celle d'un prince quelconque? Au reste, se hâta-t-il d'ajouter, il ne pensait pas plus à une grande-duchesse qu'à aucune autre: son parti n'était pas pris, son désir était uniquement de savoir si l'on approuverait le divorce à la cour alliée, si cet acte ne choquerait point les Russes, ce qu'en pensait personnellement Alexandre. Toutefois, ses interlocuteurs crurent comprendre que sa pensée dépassait ses paroles et que la certitude d'être agréé à Pétersbourg pourrait déterminer ou avancer sa décision 619.
Alexandre, tâté discrètement par Talleyrand et Caulaincourt, ne se refusa pas à la démarche qu'on lui demandait: c'était un moyen de tirer au clair une situation embarrassante. Il parla donc, exprima à l'Empereur le désir éprouvé par ses plus fidèles sujets, partagé par ses meilleurs amis, de lui voir consolider par un nouveau mariage son oeuvre et sa dynastie. Napoléon accueillit cette ouverture comme une marque d'attachement, s'y montra sensible, et la possibilité d'une alliance de famille fut envisagée entre les deux monarques. Toutefois, préoccupé avant tout d'éviter ce qui pourrait ressembler à un engagement, Napoléon se tint constamment dans le vague, rejetant le divorce et ses suites possibles parmi les éventualités de l'avenir. L'entretien placé sur ce terrain, il ne fut pas question de la grande-duchesse Catherine, dont l'âge appelait un établissement prochain; le nom de sa jeune soeur fut seul et légèrement prononcé. Alexandre, rassuré pour le présent, très heureux, au fond, qu'on ne l'obligeât pas à prendre un parti, qu'on lui laissât le temps de voir comment tournerait l'alliance politique, n'insista pas autrement, et la conversation prit fin sans conclure. Huit jours après le retour du Tsar dans sa capitale, le mariage de Catherine Pavlovna avec le duc d'Oldenbourg était officiellement annoncé 620.
Si Napoléon eût demandé cette princesse, il est probable qu'Alexandre n'eût osé la lui refuser, sauf à négocier le consentement de sa mère (il avait formellement indiqué cette réserve dans son entretien avec Caulaincourt). Napoléon renvoyant tout à un avenir peut-être éloigné, et la plus jeune princesse, dont l'âge se prêtait mal à un engagement immédiat, se trouvant seule en cause, Alexandre s'était abstenu de toute parole susceptible de lui être opposée comme un acquiescement anticipé à une demande incertaine. En somme, les propos d'Erfurt, entourés de mutuelles réticences, avaient eu l'inconvénient d'engager l'affaire du mariage sans qu'il y eût d'une part volonté arrêtée, de l'autre désir sincère de la faire aboutir; ils avaient créé une question de plus entre les deux empereurs, la plus scabreuse de toutes, et n'en avaient ni déterminé ni même facilité la solution 621.
Note 621: (retour) Documents inédits. Cf. les pièces 16210 et 16341 de la Correspondance de Napoléon, ainsi que la lettre de Champagny à Caulaincourt en date du 22 novembre 1809, et celle de Caulaincourt à Champagny en date du 3 janvier 1810. Archives des affaires étrangères, Russie, suppléments, 17.
VI
LA CONVENTION.
Parallèlement aux causeries vagues et aux insinuations à demi-mot, la négociation positive avait repris et suivait lentement son cours. À leur retour de Weimar, les empereurs avaient trouvé que, si MM. de Champagny et Roumiantsof s'étaient mis d'accord sur certaines des clauses à insérer dans le traité, plusieurs articles les arrêtaient; se réservant de lever par eux-mêmes ces obstacles, Napoléon et Alexandre voulurent que le travail de leurs ministres se continuât sous leur surveillance immédiate; tout débat revenait devant eux en appel. Il y avait entre leur hôtel et leur chancellerie d'incessantes allées et venues; Champagny et Roumiantsof se quittaient, se retrouvaient jusqu'à quatre fois par jour pour prendre et se transmettre les ordres de leurs maîtres. Sur le point de monter à cheval, pressé d'aller rejoindre Napoléon, Alexandre voyait arriver son ministre, fort en peine, qui lui signalait quelque nouveau litige et sollicitait des instructions: «L'empereur Napoléon m'attend, disait-il alors, j'arrangerai tout cela avec lui 622», et durant la promenade ou au cours de l'entretien du soir, on s'appliquait à trouver la formule qui devait tout concilier. On transigeait sur certaines questions; d'autres étaient écartées, et, grâce à ce procédé qui voilait de trop fréquents désaccords, la convention prenait forme dans ses différentes parties.
Le préambule et les articles 1 à 3 exprimaient le but à atteindre, c'est-à-dire la conclusion de la paix générale, et réglaient les démarches à tenter auprès de l'Angleterre. On proposerait à cette puissance de traiter; on nommerait des plénipotentiaires chargés de se rendre au lieu qu'elle désignerait; dans la négociation, la France et la Russie agiraient de concert, se communiqueraient toutes les propositions de la partie adverse, ne sépareraient jamais leurs intérêts: toutes clauses d'usage en pareil cas et qui ne fournirent matière à aucune difficulté.
Sur quelles bases se ferait la paix avec l'Angleterre? C'est à ce sujet que la France et la Russie s'assuraient cette réciprocité d'avantages qui formait la règle de leur alliance: indépendamment de leurs possessions antérieures, elles se garantissaient l'une à l'autre toutes les conquêtes qu'elles avaient réalisées ou poursuivies depuis Tilsit, la première dans le midi de l'Europe, la seconde dans le Nord et en Orient.
On convenait d'abord, par l'article 4, de traiter d'après l'état actuel des possessions, chacun devant conserver ce qu'il occupait. Mais cette promesse générale ne suffisait pas à rassurer deux ambitions également méfiantes, qui voulaient de positives sûretés. D'ailleurs l'Espagne, en pleine insurrection, échappait de fait à notre uti possidetis, et Napoléon tenait néanmoins à ce que l'attribution de ce royaume à sa dynastie fût placée expressément sous la garantie russe. Le Tsar dut donc s'obliger, par l'article 6, «à regarder comme condition absolue de la paix que l'Angleterre reconnaîtrait le nouvel ordre de choses établi par la France en Espagne». Quant aux changements opérés ou préparés depuis un an au delà des Alpes, Napoléon se satisfit d'une simple lettre qui lui fut adressée par Alexandre et portait reconnaissance anticipée de tout ce qu'il déciderait «sur le sort du royaume d'Étrurie et celui des autres États d'Italie 623».
En regard de ces stipulations tout à l'avantage de la France figuraient les engagements corrélatifs de Napoléon: c'était d'abord l'article 5, dans lequel ce monarque, reprenant les termes employés pour l'Espagne, s'obligeait à «regarder comme condition absolue de la paix avec l'Angleterre qu'elle reconnaîtrait la Finlande, la Valachie et la Moldavie comme faisant partie de l'empire de Russie».
Était-il nécessaire de s'expliquer plus amplement sur l'abandon que la France faisait à son alliée de la province suédoise et des deux provinces turques? Alexandre avait demandé tout d'abord que l'annexion de la Finlande à ses États fût explicitement reconnue, et Napoléon ne se montrait pas éloigné d'y consentir 624. Puis cette prétention fut abandonnée: le Tsar y voyait peu d'avantages, la France n'ayant jamais fait difficulté de sacrifier la Suède; il y reconnaissait quelques dangers, car Napoléon pourrait exiger en retour d'autres satisfactions. Le nom de la Finlande ne parut donc que dans l'article susmentionné. Le sort des autres parties de la monarchie suédoise ne paraît pas avoir été mis en question, bien qu'Alexandre reçût toute liberté pour continuer et pousser la guerre au Nord: on convint seulement, par l'article 13, de procurer au Danemark un agrandissement proportionné à ses épreuves et à ses services.
Pour la Moldavie et la Valachie, la question se posait différemment, et Napoléon, bien qu'il sentit que l'attitude de l'Autriche, en rendant indispensable l'accord avec la Russie, l'obligeait à plus de condescendance, formulait encore quelques réserves. Il offrait sa parole de ne point mettre obstacle à l'annexion des Principautés par la Russie, mais priait son allié de ne point user sur-le-champ de cette latitude et de lui garder le secret quelques mois; il désirait que la Russie attendît, avant de signifier aux Turcs sa volonté de garder les deux provinces et de leur offrir la paix à ce prix, l'issue des négociations avec Londres. Son raisonnement était le suivant: le cabinet de Saint-James emploie de persévérants efforts pour se réconcilier avec la Porte et l'attirer dans son alliance; les Turcs hésitent encore, car ils n'ont pas perdu toute foi en Napoléon et s'imaginent que la France les aidera à sauvegarder l'intégrité de leur territoire. Mais que le Tsar, au sortir d'Erfurt, réclame d'eux impérieusement l'abandon des deux provinces, ils connaîtront que la France les a délaissés, trahis, livrés. Dans l'excès de leur désespoir, ils se rejetteront violemment vers l'Angleterre et mettront à sa disposition toutes les ressources de leur empire. Notre ennemie, qu'on s'était flatté d'enfermer dans son domaine maritime, reprendra terre en Orient comme en Espagne et, ressaisissant le continent d'Europe par ses deux extrémités, se sentira mieux placée pour soutenir la lutte et encouragée à la poursuivre. «Elle retrouvera un allié, disait la note déjà citée 625, des débouchés pour ses manufactures et pénétrera dans la mer Noire. La paix serait plus difficile, et la guerre plus désavantageuse pour la Russie.»--«Et si la paix était faite entre la Russie et la Porte», reprenait Napoléon en personne, faisant valoir un autre argument, «pendant que les négociations auraient lieu avec l'Angleterre, ce serait un incident qui aurait plus d'inconvénients que d'avantages, puisque l'Angleterre verrait plus clair dans les affaires qui seraient traitées à Erfurt; et le traité fait avec la Porte lui ferait comprendre que les idées de partage sont éloignées, et l'effrayerait moins 626.» Que la Russie se contente donc encore d'occuper les deux provinces, qu'elle les considère comme son bien, les administre et les organise à son gré, s'y défende contre toute attaque, mais qu'elle renonce à en exiger immédiatement la cession à Constantinople: il ne s'agit point pour elle d'ajourner l'exercice, mais seulement l'affirmation publique de son droit.
Par malheur, toute restriction, si légère qu'elle fût, à la jouissance des avantages concédés, avait le don d'émouvoir les Russes et de les indisposer. S'il était un point sur lequel Alexandre et son ministre eussent apporté à Erfurt une opinion toute faite, sur lequel ils fussent parfaitement fixés, résolus à décliner toute transaction, c'était la nécessité reconnue par eux de procurer à l'empire un agrandissement immédiat aux dépens de la Turquie. À cet égard, leur parti était arrêté, irrévocable. Le grand reproche qu'ils adressaient à la politique française était de ne les avoir jusqu'à présent payés que d'espérances. Depuis un an, Napoléon les remettait sans cesse. Inquiets de ces délais répétés, fatigués de l'attente, ils avaient hâte d'en sortir, et Roumiantsof s'exprimait à ce sujet avec une franchise presque brutale: «Nous ne pouvons, disait-il à Champagny, consentir à prolonger l'état de choses qui existe depuis un an; il a été trop contraire à nos intérêts; nous sommes venus ici tout exprès pour vous déclarer que nous allions y mettre un terme 627.» Forts des prétendues paroles de Tilsit, des services rendus par la Russie à la cause commune, ils arrivaient en créanciers pressés, avides de jouir, et réclamaient le payement d'une dette qu'ils considéraient comme exigible depuis de longs mois. Préférant une satisfaction partielle, mais accordée sur l'heure, à la perspective d'avantages illimités, aimant mieux recevoir les Principautés tout de suite que la promesse de Constantinople, ils brûlaient de présenter à la Russie un avantage définitivement acquis, et l'on eût dit que le Tsar avait juré à ses peuples de ne point revenir d'Erfurt sans leur rapporter un lambeau de la Turquie.
De plus, dans leurs rapports avec Napoléon, Alexandre et Roumiantsof en étaient venus à un tel point de défiance que toute parole de l'Empereur prenait pour eux un sens suspect et renfermait un piège. Dans le cas présent, le sursis réclamé leur semblait impliquer une réserve sur le fond même de leur droit. Si Napoléon, se disaient-ils, prétendait les ajourner à nouveau, c'était avec l'espoir de les tromper et de les frustrer. Tandis qu'ils s'abstiendraient d'agir, tarderaient à exiger des Turcs une renonciation expresse, à se munir d'un titre formel, Napoléon soumettrait l'Espagne. Cette tâche achevée, son attention se reporterait sur l'Orient. Si la paix n'était pas faite avec l'Angleterre, il reviendrait à ses idées primitives: retrouvant les Russes toujours en guerre avec la Porte, il en profiterait pour leur proposer le partage, et ce lui serait un moyen de balancer l'effet de ses concessions d'Erfurt par des avantages plus considérables pour la France, de susciter d'interminables difficultés, de remettre tout en question 628. D'autre part, si la paix avec l'Angleterre se concluait avant que la Russie eût réglé son différend avec la Porte, quelle garantie aurait Alexandre contre une nouvelle évolution de la politique napoléonienne? L'Empereur, à qui l'alliance du Nord ne serait plus indispensable, ne pourrait-il se retourner vers les Turcs, appuyer, seconder leur résistance à de tardives prétentions, et reprendre subrepticement ce que d'impérieuses nécessités l'avaient seules obligé de céder? Il fallait donc que la question orientale, loin de rester entr'ouverte, ainsi que le voulait une politique insidieuse, fût close sur-le-champ, en quelques semaines, avant que Napoléon pût se passer de la Russie et alors que son intérêt demeurait le garant de sa sincérité. D'ailleurs, Alexandre et son ministre avaient hâte de mettre la dernière main à leur oeuvre sur le Danube pour retrouver eux-mêmes leur liberté d'action en Europe, pour n'avoir plus besoin de Napoléon, et ce fut avec le parti pris de se montrer intraitable que Roumiantsof aborda la discussion des articles par lesquels le projet français, inspiré par l'Empereur, préparé par Talleyrand, soutenu par Champagny, essayait de régler le sort immédiat et la destinée future des Principautés.
Ce projet, dans sa rédaction primitive, contenait un article, le huitième, ainsi conçu: «S. M. l'empereur de Russie, d'après les révolutions et changements qui agitent l'empire ottoman et qui ne laissent aucune possibilité de donner et par conséquent aucune espérance d'obtenir des garanties suffisantes pour les personnes et pour les biens des habitants de la Valachie et de la Moldavie, étant résolu à ne point s'en dessaisir, d'autant plus que leur possession seule peut donner a son empire une frontière naturelle et nécessaire, S. M. l'empereur Napoléon ne s'oppose point aux déterminations de S. M. l'empereur de toutes les Russies 629.» Alexandre et Roumiantsof trouvèrent ces expressions trop faibles et proposèrent de leur en substituer d'autres. «S. M. l'empereur Napoléon, dirait-on, consent à ce que l'empereur de Russie possède en toute souveraineté la Valachie et la Moldavie, en prenant le Danube pour frontière, et en reconnaît dès ce moment la réunion à l'empire de Russie...» Après quelque résistance, Napoléon admit que son acquiescement aux vues d'Alexandre fût ainsi précisé, et la rédaction russe fut acceptée. «S'il est une manière plus formelle, plus énergique, disait Champagny, d'exprimer ce consentement, cette reconnaissance, nous l'adopterons, mais, au nom de ce grand intérêt de la pacification, bornez-vous à cela dans ce moment 630», et la discussion se renouvela avec plus de force sur l'article suivant.
Cette disposition accordait à la Russie le droit de négocier directement avec la Porte, sans notre intermédiaire, l'acquisition des Principautés, et Napoléon, qui avait voulu d'abord retenir sa qualité de médiateur, afin de conserver la direction des pourparlers, se contentait finalement de cette simple réserve: «Il ne sera donné à la Porte aucun éveil sur les intentions de la Russie, que l'on n'ait connu l'effet des propositions faites par les deux puissances à l'Angleterre.» Cette phrase, péremptoirement repoussée par Roumiantsof, devint pour l'entente une nouvelle pierre d'achoppement.
Après plusieurs conférences, après une discussion finale de deux heures, Champagny reconnut chez son interlocuteur un préjugé systématique qui le rendait sourd à tout argument: «Cette obstination de M. de Roumiantsof, écrivait-il à l'Empereur, n'est pas le produit du moment; elle tient à de longues réflexions qui n'ont eu qu'un but, à une attente impatiemment supportée, enfin à l'opinion que, dans le moment actuel, rien ne peut s'opposer à l'exécution des vues de la Russie. Je désespère de la vaincre 631.»
Le ministre avouant son impuissance et se dérobant, l'Empereur le remplaça dans la lutte, donna de sa personne, essaya de fléchir Alexandre; mais ses efforts se brisèrent à nouveau contre la patiente ténacité de son allié. Enfin ce débat, devenu menaçant pour le sort de l'alliance, se termina par une transaction. Napoléon consentit que l'article ne fît mention d'aucun terme, n'imposât aux Russes aucun délai: il fut convenu seulement que notre diplomatie à Constantinople n'aurait pas à appuyer leurs revendications, resterait libre de ménager les susceptibilités ottomanes et de démentir tout concert entre les deux cours impériales aux dépens de la Turquie. De plus, Alexandre donna sa parole qu'il ne prononcerait pas ses exigences et ne mettrait point ses troupes en mouvement avant le 1er janvier 1809 632; à cette date, l'Angleterre aurait pris son parti sur les ouvertures de paix, se serait engagée par une réponse, et le retour de la Turquie à son alliance, s'il venait à se produire, ne saurait influer rétrospectivement sur ses décisions. Cette réserve purement verbale n'apparut point dans l'article 9, qui fut rédigé définitivement comme il suit:
«Sa Majesté l'empereur de Russie s'engage à garder dans le plus profond secret l'article précédent (celui qui reconnaît la réunion des Principautés à la Russie) et à entamer, soit à Constantinople, soit partout ailleurs, une négociation, afin d'obtenir à l'amiable, si cela se peut, la cession de ces deux provinces. La France renonce à sa médiation. Les plénipotentiaires ou agents des deux puissances s'entendront sur le langage à tenir, afin de ne pas compromettre l'amitié existant entre la France et la Porte, ainsi que la sûreté des Français résidant dans les Échelles, pour empêcher la Porte de se jeter dans les bras de l'Angleterre.»
L'article subséquent spécifia le concours éventuel que les deux puissances auraient à se prêter contre l'Autriche. Ici encore, le traité appliquait le principe d'un échange de services entre la France et la Russie sur le terrain de leurs intérêts respectifs. Si l'Autriche attaquait la Russie en Orient et s'alliait aux Turcs pour sauver les Principautés, Napoléon ferait marcher contre elle; par réciprocité, si l'Autriche se mettait en guerre contre la France, le Tsar embrasserait notre cause, «devant considérer ce cas comme un de ceux de l'alliance générale qui unit les deux empires».
Quelques-unes des dispositions finales du traité achevaient de caractériser l'œuvre tout entière. Conformément au principe posé par Napoléon, l'acte d'Erfurt ne se donnait pas pour but de régler à tout jamais les rapports entre la Russie et la France, ni même de dresser un plan définitif d'opérations contre l'Angleterre: c'était un premier concert de mesures, à la suite duquel, s'il y avait lieu, on aviserait à s'entendre sur des moyens plus énergiques. Cette pensée ressort nettement de l'article 12: «Si les démarches faites par les deux hautes parties contractantes pour ramener la paix, y était-il dit, sont infructueuses..., Leurs Majestés Impériales se réuniront de nouveau, dans le délai d'un an, pour s'entendre sur les opérations de la guerre commune et sur les moyens de la poursuivre avec toutes les forces et toutes les ressources des deux empires.» C'était dans cette nouvelle entrevue que l'on aurait à aborder le problème laissé en suspens, à examiner si le partage de l'Orient ne s'imposait point comme suprême moyen de coercition contre l'Angleterre.
En attendant, il convenait que la proie demeurât intacte, qu'aucune part n'en fût prématurément distraite, sauf celle qui venait d'être détachée au profit de la Russie: «Les hautes parties contractantes s'engagent d'ailleurs, disait l'article 16, à maintenir l'intégrité des autres possessions de l'empire ottoman, ne voulant ni faire elles-mêmes ni souffrir qu'il soit fait aucune entreprise contre aucune partie de cet empire sans qu'elles en soient préalablement prévenues.» Qu'on se garde toutefois de voir dans ce sursis accordé par Napoléon à la monarchie orientale une véritable permission de vivre. Pour l'Empereur, l'article s'interprétait en ce sens que les deux cours s'interdisaient de porter l'une sans l'autre la main sur la Turquie, s'engageaient à la défendre contre les entreprises de tiers ambitieux, la plaçaient sous leur garde jalouse, se réservaient de fixer seules l'heure et les conditions du partage; c'était moins pour l'empire ottoman une garantie réelle qu'une mise sous séquestre.
Ainsi se trouva établi le texte du traité, qu'on se promettait de tenir secret pendant dix ans. Napoléon avait discuté et admis une à une les clauses de cet acte, très différent de celui qu'il s'était proposé de signer à Erfurt, sans que l'on sût encore s'il agréerait l'ensemble de l'œuvre, s'il s'en contenterait, s'il ne viendrait pas brusquement élever ou renouveler d'autres prétentions. À cet égard, ses ministres eux-mêmes ne se flattaient pas de posséder toute sa pensée. Certes, il eût souhaité que l'accord fût plus étendu, plus explicite, qu'il prévît mieux certaines éventualités. Il insistait toujours pour que les engagements contre l'Autriche fussent aussi développés que possible. Méditant déjà d'enlever la Hollande aux mains hésitantes du roi Louis et de la relier plus étroitement au système continental en la réunissant à l'empire, il eût voulu qu'un article fît allusion à ce royaume et lui en abandonnât la disposition. Mais ces exigences en faisaient naître d'autres chez Alexandre: les incidents se multipliaient, altéraient les rapports sans amener de résultats positifs: à la longue, la fatigue venait; la vie d'Erfurt, avec la répétition des mêmes divertissements, des mêmes débats, n'offrait plus de charme aux deux souverains: ils avaient hâte de conclure et de se quitter. À la fin, ils prirent le parti de s'en tenir aux dispositions formulées, de n'en pas dire davantage, dans la crainte qu'à vouloir trop préciser on n'arrivât à constater de profonds et dangereux dissentiments. On se contenta d'avoir assuré le présent, et, le 12 octobre, on signa, suivant le mot énergique d'un témoin, «en fermant les yeux, pour ne pas voir dans l'avenir 633».
La tâche des empereurs n'était pas terminée. Il leur fallait arrêter les termes de leur lettre commune au roi d'Angleterre; il leur restait aussi à rédiger leur réponse individuelle à l'empereur d'Autriche, puisqu'ils n'avaient pu s'entendre pour un langage identique.
Alexandre consentit que la lettre au roi Georges fût conçue dans les termes les plus propres à effrayer l'Angleterre sur les suites d'un refus; on mit dans la bouche des deux monarques un langage modéré, habile et digne; on ne laissa apparaître que derrière un sincère désir de conciliation la possibilité de suprêmes bouleversements.
«Sire, disait la lettre, les circonstances actuelles de l'Europe nous ont réunis à Erfurt. Notre première pensée est de céder au vœu et au besoin de tous les peuples et de chercher, par une prompte pacification avec Votre Majesté, le remède le plus efficace aux malheurs qui pèsent sur toutes les nations. Nous en faisons connaître notre sincère désir à Votre Majesté par cette présente lettre.
«La guerre longue et sanglante qui a déchiré le continent est terminée sans qu'elle puisse se renouveler. Beaucoup de changements ont eu lieu en Europe. Beaucoup d'États ont été bouleversés. La cause en est dans l'état d'agitation et de malheur où la cessation de commerce maritime a placé les plus grands peuples. De plus grands changements encore peuvent avoir lieu, et tous contraires à la politique de la nation anglaise. La paix est donc à la fois dans l'intérêt des peuples du continent comme dans l'intérêt des peuples de la Grande-Bretagne.
«Nous nous réunissons pour prier Votre Majesté d'écouter la voix de l'humanité, en faisant taire celle des passions, de chercher, avec l'intention d'y parvenir, à concilier tous les intérêts, et, par là, garantir toutes les puissances qui existent, et assurer le bonheur de l'Europe et de cette génération à la tête de laquelle la Providence nous a placés 634.»
Il fut convenu que cet écrit serait porté de Boulogne à Douvres à bord d'un bâtiment parlementaire français: expédié par le comte Roumiantsof à M. Canning, secrétaire d'État de Sa Majesté Britannique, il serait accompagné d'une lettre d'envoi offrant de traiter d'après la base de l'uti possidetis et «toute autre fondée sur la justice, la réciprocité et l'égalité qui doivent régner entre toutes les grandes nations 635». En même temps, M. Roumiantsof viendrait s'établir pour quelque temps à Paris, afin de suivre, comme plénipotentiaire de Russie, les négociations avec l'Angleterre.
Relativement à l'Autriche, la divergence d'opinion entre les deux souverains s'était traduite, dès le début de l'entrevue, par un langage dissemblable à M. de Vincent. Après l'arrivée du courrier d'Andréossy, Napoléon avait accueilli «très vivement» l'envoyé autrichien, la colère dans les yeux, la menace à la bouche. «Faudra-t-il toujours, lui dit-il, que je trouve l'Autriche sur mon chemin, en travers de mes projets? Je voulais vivre avec vous en bonne intelligence, vous faire de grands avantages: cependant, c'est quand tout paraissait réglé, fini entre nous, que vos armements sont venus mettre l'Europe en alarme. Que prétendez-vous? Le traité de Presbourg a irrévocablement fixé votre sort. Voulez-vous remettre en question ce qu'il a décidé? Alors, c'est la guerre que vous cherchez; je dois m'y préparer, et je vous la ferai terrible. Je ne la désire ni ne la crains; mes moyens sont immenses; l'empereur Alexandre est et restera mon allié: vos insinuations, vos offres ne l'ont pas ébranlé; il remplira scrupuleusement ses obligations, j'en ai la certitude, et dirigera contre vous toutes les forces de son empire. Dans ces conditions, l'instant vous est-il propice pour m'attaquer? C'est à vous d'en juger, l'avenir vous donnera tort ou raison. Et pourtant, ne serait-il pas temps de vous tenir tranquilles, après avoir quatre fois succombé, de vous consacrer à l'amélioration de vos finances, à votre prospérité intérieure? Votre véritable intérêt n'est-il pas de licencier vos milices, de réduire vos troupes de ligne, qui elles-mêmes sont encore trop nombreuses, lorsqu'aucun danger ne vous menace et que vous ne pouvez avoir d'ennemis que ceux que vous vous ferez par vos provocations et vos armements inconsidérés?»
Au reste, ajoutait l'Empereur, il ne se laisserait plus braver impunément; à la première proclamation belliqueuse, il répondrait par la guerre et ne poserait plus les armes avant d'avoir réduit à cent mille hommes les forces de l'Autriche. Il se radoucissait toutefois par instants, laissait entendre que, si l'on reprenait à Vienne une attitude pacifique, il éloignerait ses troupes, retirerait ses garnisons des places de l'Oder: «En attendant, dit-il avec un sourire, je vais rendre Berlin à la reine de Prusse.» Mais il revenait toujours à ses deux exigences principales: l'Autriche devait renoncer à tous armements extraordinaires, reconnaître les rois français d'Espagne et de Naples 636.
Au sortir de cet orageux entretien, le baron de Vincent vit le Tsar en particulier; il s'attendait à retrouver dans la bouche de ce monarque, sous une forme peut-être adoucie, les reproches et les injonctions du terrible empereur. Quelle ne fut pas sa joie, lorsque Alexandre, évitant toute allusion au désarmement, sur lequel Napoléon avait tant insisté, mit au contraire une sorte d'affectation à reconnaître le caractère purement organique et par suite irréprochable des mesures prises: «Nul n'a le droit, disait-il, d'intervenir dans les affaires intérieures d'un autre État.» Il se bornait à conseiller une attitude prudente, réfléchie, dans l'intérêt même de l'Autriche, «qui n'avait point de meilleur ami que lui, et qu'il se sentait engagé d'honneur à préserver de toute atteinte 637». Sa lettre à l'empereur François, très courte, ne fit que reproduire la même assurance: «Je vous prie, disait-il, d'être bien persuadé de l'intérêt que je prends à Votre Majesté et à l'intégrité de son empire 638.» En un mot, sa préoccupation semblait être de rassurer la cour de Vienne contre la crainte d'une attaque bien plus que de lui interdire l'offensive.
Parmi toutes les mesures réclamées par Napoléon envers cette puissance, Alexandre, on se le rappelle, n'en avait adopté qu'une: il avait consenti à réitérer ses efforts, en les combinant avec les nôtres, pour obtenir la reconnaissance des nouveaux rois. Encore eut-il soin d'ôter à cette démarche le caractère que Napoléon eût voulu lui donner, celui d'une véritable mise en demeure, d'un ultimatum dont le rejet entraînerait la rupture des relations: le prince Kourakine dut se borner à exprimer un conseil et un voeu. Le cabinet de Vienne ayant opposé une nouvelle fin de non-recevoir, Alexandre ne voulut pas peser davantage sur les déterminations de son ancienne alliée et suspendit ses instances; croyant plus que jamais à la candeur de l'Autriche, à l'innocuité de ses préparatifs, il estimait avoir assez fait pour la retenir en lui adressant un avertissement platonique: «Le grand objet, écrivait-il à Roumiantsof, celui d'empêcher l'Autriche d'attaquer la France et de provoquer un embrasement général, a été atteint, et d'après ce que Anstett (le chargé d'affaires de Russie à Vienne, successeur du prince Kourakine) mande, toutes ses mesures militaires ne sont que défensives. Il est vrai que ces mesures ont augmenté considérablement ses forces, mais je n'y vois pas de mal, et la France n'en sera que moins empressée de rompre avec l'Autriche 639.»
En somme, par suite des défaillances de la Russie, la partie comminatoire du système proposé par Napoléon se trouva totalement manquée. En la jugeant indispensable, l'Empereur n'avait jamais refusé de lui donner pour pendant des explications et des procédés. Réduit à ces seuls moyens, dont la valeur lui semblait problématique, il se demandait sous quelle forme les employer, afin de les rendre un peu plus efficaces, hésitait, prenait conseil 640: il adopta enfin l'idée d'écrire à François Ier une lettre détaillée, très franche, haute à la fois et conciliante, où il exposait sans détour la gravité de la situation, formulait ses demandes, mais affirmait, essayait de prouver qu'il n'en voulait ni à l'existence ni à l'intégrité de l'Autriche 641. En même temps, afin d'encourager cette cour à prendre des mesures de désarmement, il lui en donna l'exemple et invita les princes du Rhin à dissoudre leurs contingents, sauf à les remettre sur le pied de guerre au moindre symptôme de danger: «Nous voulons, leur écrivait-il, tranquillité et sûreté 642», et cette phrase résumait toute sa politique présente à l'égard de l'Autriche.
Le sort de la Prusse fut un instant remis en question à la fin des conférences. Le roi Frédéric-Guillaume s'était résigné à ratifier la convention du 8 septembre: en se livrant de la sorte à merci, il espérait fléchir le vainqueur et obtenir un adoucissement des charges imposées à sa monarchie. «Le Roi, disait une note apportée à Erfurt par le comte Goltz, en autorisant le soussigné à présenter et à faire usage de cette ratification pure et simple des engagements contractés par la susdite convention, sent en premier lieu que son refus ne serait pas compatible avec les considérations dues à sa position. Il s'y est porté de plus encore par un effet de la confiance illimitée que lui inspire la magnanimité de Sa Majesté l'Empereur et Roi qui, assurément, ne voudra pas la ruine de la Prusse,--et si, par cet acte de déférence, le Roi renonce au droit de négocier des modifications indispensablement nécessaires à apporter au mode et à la détermination des termes des payements à acquitter, il ne renonce pas à celui de les solliciter de la générosité de Sa Majesté Impériale et Royale et de prouver, en vertu de la droiture de son caractère, qu'il est impossible d'acquitter au terme prescrit par la convention la somme énorme de cent quarante millions de francs, qui excède de beaucoup la totalité des ressources restantes à la Prusse 643.» Suivait un tableau désolant des difficultés financières du royaume; on y indiquait l'épuisement de ses revenus, l'anéantissement de son crédit, et, cette pièce justificative à la main, le comte Goltz se présentait en suppliant.
Alexandre joignant ses efforts aux instances de l'envoyé prussien, Napoléon ne se montra pas tout à fait inexorable; il fit remise à Frédéric-Guillaume de vingt millions sur cent cinquante; il consentit que les conditions et les époques de payement devinssent l'objet d'un règlement ultérieur entre la France et la Prusse. Cette concession fut spécifiée dans une lettre écrite par Napoléon à Alexandre, la veille de leur séparation, le Tsar renonçant, de son côté, à se prévaloir de l'article du traité de Tilsit qui faisait espérer à la Prusse, au moment de la paix générale, quelques restitutions sur la rive gauche de l'Elbe.
«J'ai fait toutes mes affaires avec l'empereur de Russie 644», écrivait le 13 octobre Napoléon à son frère Joseph. En effet, cette laborieuse conférence d'Erfurt, où tant et de si graves questions avaient été agitées au milieu des plaisirs et des intrigues, touchait à son terme. Le 14 octobre, Napoléon et Alexandre sortirent ensemble de la ville, au milieu du cérémonial déjà déployé pour leur entrée. À cheval, suivis de leur maison militaire, ils prirent le chemin de Weimar: près de l'endroit où avait eu lieu leur rencontre, ils mirent pied à terre, s'entretinrent encore quelques instants; enfin, après un échange prolongé de cordialités, ils se séparèrent, et Alexandre, montant en voiture, alla coucher à Weimar. À son arrivée dans cette ville, on assure que son premier soin fut d'écrire à sa mère, afin de la rassurer et de la plaisanter tout à la fois sur ses terreurs; faisant allusion aux bruits d'enlèvement, de captivité, qui avaient couru, il aurait tracé ces seules lignes: «Nous avons quitté la forteresse d'Erfurt et avec regret l'empereur Napoléon: je vous écris de Weimar 645.»
Lorsque Napoléon eut vu s'éloigner les équipages russes, il revint vers Erfurt, au pas, sans parler, et on le vit s'absorber dans une méditation nuancée de tristesse 646. Vers quels horizons se portait sa pensée ardente, inquiète et profonde? Était-ce vers l'Espagne, qui l'attirait et le repoussait tout à la fois, où il sentait la nécessité d'aller en personne, où il répugnait pourtant à s'enfoncer, comme si un pressentiment l'eût engagé à se défier de cet abîme? Ou bien, se remémorant les incidents d'Erfurt, repassant l'oeuvre de la veille, se prenait-il, sans en méconnaître la valeur, à en constater l'imperfection?
L'entrevue d'Erfurt avait resserré momentanément nos liens avec la Russie: tranchant par une série de transactions les différends soulevés entre les deux cours, elle écartait de leurs rapports toute cause de mésintelligence immédiate; elle garantissait à l'Empereur que la Russie ne s'unirait point à nos ennemis pour nous prendre à revers, tandis que la Grande Armée s'engagerait sur le chemin de Madrid: elle rendait moins dangereuse l'hostilité grandissante de l'Autriche, la haine farouche de la Prusse, la sourde révolte de l'Allemagne; elle prévenait momentanément tout danger d'universelle coalition.
Avait-elle rempli le but plus élevé encore que lui avaient assigné solennellement les empereurs? avait-elle préparé sérieusement, par un grand effort à deux, la paix avec l'Angleterre et le repos du monde? Cette terminaison de son oeuvre, Napoléon l'avait attendue pendant six mois d'un colloque décisif avec le Tsar: amener l'Angleterre à traiter, telle était la pensée obstinée, persistante, qu'il avait apportée à Erfurt; elle éclatait dans toutes ses conversations intimes, avait frappé les personnes de son entourage: «D'après ce que je pus remarquer alors, dit l'une d'elles, l'Empereur tenait par-dessus tout à faire la paix: pour y arriver, il paraissait réellement disposé à beaucoup de concessions 647.» Au sortir d'Erfurt, il désirait toujours la paix, mais n'y croyait plus; l'entrevue avait trompé ses espérances en réduisant le concert de mesures contre l'Angleterre à une manifestation vaine, en laissant subsister sur le continent toutes les chances de guerre que les derniers événements y avaient accumulées.
Au moins, l'entrevue aurait-elle pour résultat de donner aux rapports entre la France et la Russie une base fixe et solide, de rendre possible entre Napoléon et Alexandre un retour de confiance et d'opérer dans leurs sentiments respectifs une sincère rénovation? Si cet effet se produisait, Napoléon, mieux assuré de la Russie, se trouverait plus fort pour résister aux assauts de ses ennemis, briser des coalitions partielles, développer ses moyens de guerre maritime, et peut-être la prolongation de l'alliance formée à Tilsit, consacrée à Erfurt, le conduirait-elle lentement à son but, à cette paix qu'il ne pouvait plus attendre que de la lassitude et de l'épuisement de sa rivale.
Certes, Alexandre avait lieu de quitter Erfurt satisfait. Il avait gagné deux provinces aussi vastes qu'un royaume, les plus utiles, les mieux situées, les plus précieuses que la Russie pût désirer pour l'accomplissement de ses desseins traditionnels. Établie définitivement sur le Danube, maîtresse de cette frontière effleurée par Pierre le Grand, conquise et abandonnée par Catherine II, la Russie distançait en Orient toutes prétentions rivales, et marquait une étape importante, peut-être décisive, sur le chemin de Constantinople. Mise désormais en contact avec les parties vives et centrales de la Turquie, elle presserait d'un poids plus fort sur cet empire désagrégé, se trouverait toujours à portée de le dominer ou de le conquérir, de l'assujettir à son influence ou d'en recueillir les dépouilles. Si plus tard Alexandre n'eût point renoncé spontanément aux bénéfices de l'entrevue, on peut croire que l'histoire de notre siècle eût changé; peut-être le problème oriental eût-il été tranché par l'établissement définitif de la prépondérance russe; peut-être verrions-nous le Tsar régner sur des contrées qu'il n'a pu que partiellement affranchir.
La vive intelligence d'Alexandre percevait très nettement ces avantages, s'en réjouissait, mais son imagination avait rêvé plus et se sentait déçue. Pendant plusieurs mois, il avait vécu avec une grande espérance, celle de procurer dès à présent à la Russie la conquête qui la ferait maîtresse de l'Orient. Cette espérance, il ne l'avait pas spontanément embrassée; elle lui avait été inspirée et suggérée par Napoléon; il y avait résisté d'abord, puis s'y était abandonné, s'y était passionnément attaché. C'était elle qui le soutenait dans les amertumes du présent; s'il suivait Napoléon par des chemins obscurs, dangereux, c'était que Constantinople restait à l'horizon, éclairant la voie, montrant le but, rayonnant au loin d'une splendeur mystique. Aujourd'hui que l'image enchanteresse s'était définitivement dérobée, revenu de lui-même a la réalité, Alexandre la trouvait belle encore, mais inférieure à ce qu'il s'était promis; il regrettait le songe évanoui, et son âme slave souffrait de ne plus pouvoir rêver.
D'ailleurs, quelque prix qu'il reconnût au présent des Principautés, une réflexion contrariait l'élan de sa reconnaissance. Ces provinces qu'on lui octroyait aujourd'hui, ne les lui avait-on pas refusées opiniâtrement pendant une année, car c'était les lui refuser que de mettre à leur abandon des conditions inadmissibles. Si Napoléon cédait à la fin, c'était que les événements contraignaient sa volonté: il cédait, pensait Alexandre, parce que ses revers au delà des Pyrénées, avec leur contre-coup en Allemagne, l'obligeaient de ménager à tout prix la Russie, et la gratitude du Tsar allait à l'Espagne révoltée plus qu'à Napoléon, se refusait à tenir compte d'une complaisance tardive et forcée.
Charmé des avantages obtenus, Alexandre se retirait mécontent de celui qui les lui avait accordés, confirmé définitivement dans son doute sur la loyauté et les intentions de son allié. Ce doute, nous l'avons suivi dans sa marche ascendante et ses progrès successifs. Nous l'avons surpris en germe à Tilsit; nous l'avons vu croître sous l'empire d'une brusque révolte, lorsque Napoléon avait proposé une deuxième mutilation de la Prusse; nous lui avons vu prendre un développement nouveau au printemps de 1808, lorsque l'Empereur, après avoir offert le partage, en avait retardé l'exécution, lorsque l'immensité, l'extrême complication de ses projets, son entreprise d'Espagne, point de départ de tous les événements qui devaient entraîner sa perte, lui avaient fait éluder les demandes et les satisfactions de la Russie. C'était l'Espagne encore, l'Espagne fatale, qui, montrant en lui le spoliateur des dynasties légitimes, le ravisseur de couronnes, avait fait franchir à Alexandre une troisième étape dans la voie de la désaffection. C'était elle enfin, cause première des terreurs ressenties et des armements opérés à Vienne, qui avait jeté entre les deux empereurs cette question autrichienne sur laquelle l'accord n'avait pu qu'imparfaitement s'opérer, après des débats où Alexandre avait cru surprendre de nouveau chez son allié des intentions attentatoires à la dignité et à l'indépendance des États. Ce quatrième sujet de crainte et de suspicion avait porté au comble les inquiétudes d'Alexandre, et Erfurt, où tout devait s'éclaircir et se concilier, avait vu s'opérer le phénomène inverse de celui qui s'était accompli à Tilsit. Sur les bords du Niémen, c'était la confiance qui l'avait emporté dans l'esprit du Tsar, refoulant des sentiments contraires sans les détruire; à Erfurt, la défiance avait repris définitivement le dessus, comprimant un reste d'inclination. Si l'empereur Alexandre n'était pas d'ores et déjà résolu à se détacher de nous aussitôt qu'il aurait terminé la guerre turque, s'il ne fixait pas dès à présent l'instant de la rupture, le moindre froissement, tout changement en Europe qui dérangerait l'équilibre instable des rapports, tout événement qui lui ferait paraître Napoléon plus menaçant et plus redoutable encore, suffirait à déterminer sa défection, à le rejeter vers nos ennemis, et l'alliance ne survivrait pas à une nouvelle épreuve.
Or, cette crise suprême, elle approchait, accourait du fond de l'horizon; c'était cette guerre avec l'Autriche que l'entrevue d'Erfurt eût pu conjurer peut-être, et qu'elle allait, au contraire, précipiter. Assurément, il est douteux que même la volonté fortement exprimée des deux empereurs eût fait reculer l'Autriche; peut-être cette puissance eût-elle préféré la guerre, une guerre immédiate et sans merci, aux dangers d'une soumission: dès le début des conférences, elle avait averti le gouvernement de Londres qu'elle tiendrait ferme, repousserait comme perfides et captieuses toutes propositions qui viendraient d'Erfurt, s'isolerait de toute combinaison dirigée contre la puissance britannique 648. Il n'en est pas moins certain que l'attitude d'Alexandre à Erfurt la fortifia dans ses dispositions belliqueuses, en lui permettant de croire que la Russie ne se laisserait jamais entraîner contre elle à une action sérieuse.
Pendant les semaines qui suivirent l'entrevue, tous les observateurs de la politique viennoise, agents français et étrangers, sauf ceux de Russie, remarquèrent en elle une allure plus décidée: les armements se poursuivaient avec plus de vigueur, l'activité guerrière redoublait. Dès le mois d'octobre, M. de Stadion, instruit par M. de Vincent des conversations d'Alexandre, adressait à l'Angleterre une demande de subsides: il lui promettait une diversion, lui faisait dire de ne point céder, de ne point entamer de négociations «dans un moment où l'Autriche espérait des avantages de la continuation de la guerre 649.» Quelques jours plus tard, il est vrai, la connaissance de l'engagement éventuel contre l'Autriche, surprise par M. de Vincent dans les derniers moments de l'entrevue, affecta cet envoyé et impressionna son gouvernement; mais une intervention occulte et malfaisante allait promptement rassurer la cour de Vienne et précipiter ses décisions.
À Erfurt, Talleyrand avait triomphé de Napoléon: son système avait prévalu contre celui de l'Empereur. Revenu à Paris, il n'a rien de plus pressé que d'annoncer cette victoire à M. de Metternich et de s'en attribuer le mérite; s'il s'est borné jusqu'alors à détourner notre allié de s'abandonner sans réserve, il se met maintenant en intimes communications avec la puissance qui arme contre nous, qui se prépare à nous assaillir; il va jusqu'au bout dans la voie de la défection et passe à l'ennemi. Il livre à Metternich le secret du désaccord survenu entre les deux empereurs, et ses impressions sur le résultat des conférences se résument dans cette phrase décisive: «Alexandre n'est plus entraînable contre vous 650.» Il va plus loin, il exprime l'espoir d'un rapprochement intime entre l'Autriche et la Russie: «Depuis la bataille d'Austerlitz, dit-il, les rapports d'Alexandre avec l'Autriche n'ont point été plus favorables. Il ne dépendra que de vous et de votre ambassadeur à Pétersbourg de renouer avec la Russie des relations aussi intimes que celles qui existèrent avant cette époque: c'est cette réunion seule qui peut sauver les restes de l'indépendance de l'Europe 651.»
Lorsque Talleyrand travaille ainsi à poser les fondements d'une nouvelle coalition continentale, sa connivence avec l'agresseur du lendemain n'est pas entièrement consciente; son erreur est toujours de croire qu'à Vienne on arme uniquement pour se mettre à l'abri d'une surprise, et que l'on ne songe point encore à fondre sur nos frontières; son but est d'établir l'Autriche et la Russie sur une ligne de défense commune, d'opposer cette double digue à l'ambition napoléonienne. Mais l'Autriche, aveuglée par sa passion, va relever dans les paroles rassurantes du prince un argument à l'appui de ses velléités d'attaque, et Talleyrand, en lui garantissant la bienveillance ou au moins l'inaction de la Russie, se trouve lui délivrer un permis d'entrée en campagne.
Le rapprochement des dates, la concordance des documents permettent de saisir entre les confidences du ministre français et les déterminations finales de la cour ennemie une corrélation trop évidente. Les entretiens de Metternich et de Talleyrand ont eu lieu en octobre, en novembre: à la fin de ce dernier mois, Metternich retourne à Vienne, en congé temporaire. À Vienne, d'après les données recueillies à Paris, il rédige un mémoire sur l'ensemble de la situation; il conclut implicitement à la guerre, en se fondant sur deux raisons, développées l'une et l'autre dans un mémoire particulier: la première est l'insuffisance des forces que Napoléon, occupé en Espagne, pourra opposer à l'irruption des masses autrichiennes; la seconde est le changement survenu dans les dispositions d'Alexandre, changement ménagé, constaté et certifié par Talleyrand 652. Le travail de Metternich porte la date du 4 décembre; le 10, Stadion résume par écrit les avantages que lui paraît présenter l'offensive; dans les jours qui suivent, l'empereur François se rallie sans réserve à ce parti, cédant aux instances de son ministre, aux raisons de son ambassadeur, et les instructions dressées le 23 pour Metternich, qui retourne à Paris, trahissent les intentions définitivement belliqueuses de l'Autriche: «Si la guerre, y est-il dit, n'entre pas dans les calculs de Napoléon, elle doit essentiellement entrer dans les nôtres 653.» S'il est recommandé à Metternich de réitérer ses assurances pacifiques jusqu'à ce que «l'époque d'un changement ou plutôt d'un renforcement de langage lui soit indiqué de Vienne», c'est à seule fin de donner le change sur les dispositions réelles de sa cour, en attendant qu'elle ait mis la dernière main à ses armements et réuni tous ses moyens; le printemps de 1809 est l'époque choisie pour commencer une guerre résolue en principe.
Cette lutte inévitable ne détruirait pas seulement jusqu'aux dernières chances de paix générale: quel qu'en soit le résultat, elle ne saurait qu'être fatale à nos rapports avec la Russie. Si Napoléon essuyait des revers, Alexandre céderait facilement au mouvement irrésistible de l'opinion, au désir de venger Austerlitz, Friedland, et se jetterait dans la ligue européenne pour en prendre le commandement. Si la fortune nous restait fidèle, si Napoléon frappait l'un de ces coups de foudre auxquels il avait habitué ses adversaires, l'Autriche s'écroulait. Resté seul en Europe avec Napoléon, Alexandre n'apercevrait plus en lui qu'un rival. Il se sentirait menacé dans sa sécurité, atteint dans ses intérêts essentiels, en voyant la domination française, qui abandonnait aujourd'hui les rivages de la Vistule d'où elle l'avait si longtemps inquiété, le rejoindre à travers les débris de l'Autriche, le toucher à nouveau, sinon par elle-même, au moins par les États feudataires qui prolongeaient notre système, et les deux empires redeviendraient ennemis en se retrouvant voisins. Le point de contact et de discorde était tout désigné: c'était cet État de Varsovie où tressaillait et s'agitait la Pologne prête à revivre. Alliés naturels de la France contre l'Autriche, les Polonais, après avoir pris part à la lutte, prétendraient et auraient droit à une portion des dépouilles; leurs progrès, leurs convoitises réveilleraient avec la Russie une querelle mal assoupie et que rendraient plus aiguë les défiances préconçues d'Alexandre. Nos victoires sur la Prusse nous avaient fait restaurer à demi la Pologne, nos succès sur l'Autriche prépareraient une plus complète reconstitution et provoqueraient avec le troisième copartageant d'inévitables conflits. L'accord d'octobre 1808, s'il avait tranché quelques-unes des questions que le traité de 1807 avait posées plutôt que résolues, laissait donc subsister entre la France et la Russie des causes de mésintelligence latentes et profondes. Il avait prorogé l'alliance, mais ne l'avait point fixée, et, malgré les espérances suscitées par la rencontre des deux empereurs, malgré l'alarme jetée dans le camp de nos adversaires, Erfurt n'avait point couronné l'oeuvre inachevée de Tilsit.