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Napoléon et Alexandre Ier (1/3): L'alliance russe sous le premier Empire

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CHAPITRE IX

PREMIER AJOURNEMENT


Napoléon prononce son action en Espagne.--Situation de la péninsule.- -Affolement de la cour.--Symptômes de révolution.--Napoléon incline de plus en plus à détrôner les Bourbons.--Tout engagement avec la Russie remis jusqu'après règlement de l'affaire espagnole.--Confidence de Talleyrand à Metternich.--L'Orient reste pour Napoléon l'objectif final.--Ses paroles au prince Guillaume de Prusse.--Mémoire demandé à M. de Champagny sur le partage et les moyens de l'opérer.--Nécessité d'entretenir la patience de la Russie.--Attitude de Tolstoï à Paris.--Ses fréquentations.--L'ambassadeur de Russie et madame Récamier.--Napoléon s'efforce de rassurer Tolstoï et lui fait espérer l'évacuation de la Prusse.--Il offre à Alexandre, ailleurs qu'en Orient, des concessions immédiates.--Il le presse itérativement de s'emparer de la Finlande.--La crise espagnole éclate.--Arrivée des lettres d'Alexandre et des rapports de Caulaincourt.--L'Empereur recule l'entrevue, ajourne toute discussion sur l'Orient et part pour Bayonne.--Nouvelles inquiétantes de Constantinople.--Mouvements brusques et incohérents de la politique ottomane.--Agitation guerrière.--Napoléon veut à tout prix empêcher la reprise des hostilités sur le Danube.--Il prend au nom d'Alexandre l'engagement qu'aucun acte de guerre ne sera commis avant l'issue des négociations entamées à Paris entre la Russie et la Porte.--Audace de cette démarche.--Comment sera-t- elle accueillie à Pétersbourg?--Confiance passagère et sérénité d'Alexandre.- -Il se prépare à partir pour Erfurt.--Succès des Russes en Finlande.--Le Tsar accepte cette province en cadeau de Napoléon.--Les belles de Pétersbourg.--Annexion de la Finlande.--Faveur qui en rejaillit sur l'alliance française.--Les chefs de l'opposition dans les salons de l'ambassade.--Le maréchal Bernadotte suspend son mouvement vers la Scanie.--Fâcheux effet produit à Pétersbourg.--On apprend le départ de l'Empereur pour Bayonne; déception d'Alexandre.--Seconde crise de l'alliance.--Importance politique et stratégique du rôle dévolu à Caulaincourt.

Tandis que l'on conférait à Pétersbourg, Napoléon agissait en Espagne. À supposer qu'il n'eût pas été fixé, le 2 février, sur les proportions qu'il donnerait à son entreprise, sur le mode d'intervention qu'il choisirait, ses projets avaient vite mûri, développés par les circonstances: dès le milieu du mois, la situation de la péninsule lui inspirait plus fortement le désir d'en finir avec les Bourbons, de brusquer les événements à Madrid et d'y implanter sa dynastie 385.

Note 385: (retour) C'est dans le milieu de février que Thiers, par une étude et une comparaison attentive des documents, croit pouvoir placer chez l'Empereur la naissance du plan suivant: déterminer les Bourbons à s'enfuir, en les terrifiant; les faire arrêter à Séville par notre flotte; puis, après les avoir ainsi éliminés sans leur permettre de se transporter en Amérique et de détacher les colonies de la métropole, établir un prince français sur le trône vacant des Espagnes (VIII, 428).

Poussées silencieusement au delà des Pyrénées, nos colonnes continuaient d'avancer, mettaient garnison dans les villes, occupaient les provinces, dépassaient l'Èbre, sans rencontrer de résistance, mais l'état intérieur du pays se révélait redoutable. Le sentiment national s'éveillait et souffrait, l'opinion s'éloignait de plus en plus d'un pouvoir discrédité, accusé de livrer l'Espagne à l'étranger; les mécontents se tournaient vers l'infant Ferdinand; les magistrats de la cour suprême, en acquittant les amis de ce prince prévenus de complot, semblaient condamner la vieille royauté, et de toutes parts apparaissaient les symptômes précurseurs d'une crise. Entre la révolution menaçante et notre armée, dont les intentions lui devenaient suspectes, la cour ne savait que trembler. Charles IV écrivait à Napoléon des lettres éperdues, le suppliant de rompre le silence et de faire connaître ses volontés. Autour de la reine, on agitait des mesures extrêmes et l'on songeait à fuir. Partout les ressorts du gouvernement se détendaient, le concours maritime de l'Espagne, destiné à servir de lien entre la réorganisation de la péninsule et nos entreprises sur la Méditerranée, nous faisait défaut; appelée à Toulon, l'escadre de Carthagène ne dépassait point les Baléares, manquait à Ganteaume sur les côtes de Sicile, et son absence laissait un vide dans nos combinaisons. Irrité de ces mécomptes, n'attendant plus rien d'une autorité défaillante, Napoléon réunissait ses armées d'Espagne sous le commandement de Murat et les poussait sur le chemin de Madrid. Jugeant que la moindre secousse imprimée au trône chancelant des Bourbons suffirait pour en déterminer la chute, il s'était résolu à précipiter ce dénouement; puis, quand la disparition de la dynastie régnante aurait fait place nette, il franchirait les Pyrénées, apparaîtrait aux Espagnols en arbitre, en réformateur, irrésistible et bienfaisant, et élèverait parmi eux un pouvoir qui ne serait qu'une émanation de lui-même. S'il avait paru, dans les semaines précédentes, surtout préoccupé de l'entreprise orientale, il ne dissimulait plus à ses entours qu'il comptait donner au règlement de l'affaire espagnole la priorité sur toute négociation définitive avec la Russie, et c'était à cette volonté que Talleyrand faisait allusion dans un nouvel entretien avec Metternich: «La question, disait-il en parlant du partage, me paraît un peu plus éloignée», et comme l'Autrichien, mal remis de l'épouvante que lui avait causée l'annonce de nos projets, se hâtait de saisir au passage cette espérance d'ajournement: «Ne dites pas ajournée, reprenait Talleyrand avec vivacité, je vous dis tout au plus moins imminente 386

En effet, l'Orient reste pour Napoléon l'objectif final. Le 17 février, écrivant à son frère Louis, il lui fait entrevoir l'instant où l'Angleterre, assaillie de tous côtés, «menacée dans les Indes par une armée française et russe 387», devra se rendre, et il le presse de coopérer à ce résultat par un redoublement d'activité maritime. Le 23, recevant le prince Guillaume de Prusse, qui vient l'implorer pour son pays, il l'accueille par ces paroles: «L'arrangement de vos affaires tient sa place parmi les combinaisons de la politique générale qui sont à la veille de se développer: ce n'est pas une affaire d'argent, mais de politique... Pendant l'été, ajoute-t-il, les grandes affaires seront peut-être arrangées.» Et il répète plusieurs fois que «dans ce moment, Constantinople est le point essentiel vers lequel se dirige sa politique», ajoutant que «selon les circonstances, il regardera les Turcs comme ses amis ou ses ennemis 388».

Note 386: (retour) Metternich, II, 161.
Note 387: (retour) Corresp., 13573.

Par son ordre, on rassemblait des renseignements topographiques sur la Turquie européenne et les facilités d'invasion qu'elle offrait; le ministère des relations extérieures avait été chargé spécialement de cette étude. Lorsque Napoléon avait écrit à Alexandre et à Caulaincourt les lettres du 2 février, il les avait adressées directement à son ambassadeur, sans emprunter l'intermédiaire du secrétaire d'État; même il n'avait point jugé à propos de mettre prématurément M. de Champagny dans la confidence de ce grand acte. On se tromperait étrangement, il est vrai, en croyant surprendre dans un tel procédé une intention de diplomatie occulte, le désir de modifier ou de traverser les directions officielles. Napoléon n'agissait jamais à l'encontre de ses ministres, il agissait parfois sans eux. Agents passifs et subordonnés de sa volonté, il ne les appelait à connaître toute sa pensée qu'autant que cette communication devenait indispensable pour l'accomplissement de leurs devoirs respectifs. Jugeant que l'affaire du partage devait se traiter directement entre les deux souverains, relevait de leur compétence immédiate, il avait voulu lui laisser tout d'abord un caractère intime et confidentiel, sans affaiblir par l'intervention des chancelleries l'autorité des paroles préliminaires qui s'échangeraient. Il ne renonçait pas pour cela à se priver des lumières que pourrait lui offrir le ministère des relations extérieures; il le consulta rétrospectivement. Dans le milieu de février, il demandait à Champagny, dont il appréciait au plus haut point le zèle et le dévouement, un travail à la fois politique et géographique sur le partage de la Turquie et les moyens de l'effectuer.

Le ministre, ignorant que le principe même de la question se trouvait préjugé dans une forte mesure, l'examina longuement, apprécia l'opportunité de l'opération, résuma consciencieusement dans deux rapports les arguments pour et contre, évitant de se prononcer et s'en remettant à la sagesse du maître. À ses développements, il joignit plusieurs séries de notes dont une partie avait été rédigée par M. Barbié du Bocage, géographe du département; on y trouvait, d'après les données assez incomplètes que l'on possédait alors sur la péninsule des Balkans, le tracé des différentes routes que pourraient suivre des armées d'invasion parties de l'Adriatique et s'acheminant vers Constantinople; c'était un recueil d'itinéraires, indiquant les étapes, les distances, les ressources des pays à traverser, les obstacles à vaincre. De son côté, M. de Champagny avait nourri son exposé de toutes les informations qu'il avait pu colliger sur la superficie des différentes provinces et leur importance respective 389.

Note 389: (retour) Les deux mémoires de Champagny, avec leurs annexes et les lettres d'envoi à l'Empereur, sont conservés aux archives nationales, A. F. IV, 1688. À cette époque, M. de Champagny avouait à Tolstoï, qui continuait de lui exprimer ses craintes au sujet de la Silésie, que l'Empereur nourrissait «de plus vastes plans». Tolstoï à Roumiantsof, 12-22 février 1807. Archives de Saint- Pétersbourg.

À l'aide de ces travaux, l'Empereur se mettait en mesure de mieux discuter avec Alexandre, lorsque l'heure serait venue, les conditions du démembrement et de la conquête. En même temps, il avisait aux moyens d'adoucir pour la Russie l'amertume d'un délai qui entrait de plus en plus dans ses combinaisons. S'il ne revenait pas avec elle sur le partage, se contentant d'avoir jeté dans l'esprit du Tsar une grande espérance et attendant de savoir l'effet qu'elle y aurait produit, il se montrait, sur les autres questions, disposé à la complaisance. Employant avec la Russie tous les modes de communication, s'adressant par lettres à l'empereur et verbalement à Tolstoï, il composait son langage à l'un et à l'autre suivant la différence de leurs passions et de leur caractère.

C'était une tâche malaisée que de rassurer Tolstoï et de guérir ses défiances. L'ambassadeur résistait à toutes les séductions. Vainement l'Empereur l'attirait-il dans sa société privée; vainement cherchait-il toutes les occasions de le distinguer et de lui faire honneur: le Russe restait sombre, inquiet, préoccupé. Dans sa conduite, il prenait le contre-pied de tout ce qu'eût désiré Napoléon. Au lieu de voir une «société qui fût dans l'esprit du gouvernement 390», il cherchait toujours au faubourg Saint-Germain des consolations aux déboires que lui causait la partie officielle de sa mission; on eût dit qu'il prenait à tâche de se lier avec les personnes les moins agréables au souverain; auprès d'elles, il perdait sa froideur, devenait aimable: il alla jusqu'à être amoureux de madame Récamier, à l'instant où l'Empereur disait «qu'il regarderait comme son ennemi personnel» tout étranger qui fréquenterait le salon de cette dame 391. Pourtant, Napoléon ne lui tenait pas rigueur de tels procédés; désespérant de le ramener par des prévenances, il essaya à la fin de le raisonner et sentit la nécessité de quelques concessions, au moins apparentes, à la politique personnelle de l'ambassadeur.

Note 390: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 13 janvier 1808.
Note 391: (retour) Nouvelles et on dit de Pétersbourg du 18 août 1808: «On dit M. de Tolstoï amoureux de madame Récamier.» Voy. les Souvenirs de madame Récamier, publiés par madame Lenormant, I, 90.

Jusqu'alors, il ne lui avait promis l'évacuation de la Prusse que conditionnellement, si la Russie se retirait des Principautés; il s'était efforcé surtout de lui inculquer la patience, en la lui montrant la première vertu de son nouvel état: «Vous n'êtes pas diplomate, lui disait-il, vous voulez faire marcher les affaires comme les brigades et les régiments; vous voudriez les faire aller au galop; elles doivent être bien mûries 392.» Vers la fin de février, son langage devient plus affirmatif; il se dit à la veille d'évacuer la Prusse, parle spécialement de rendre à Frédéric-Guillaume sa capitale; il laisse même Daru signer à Berlin un projet d'arrangement financier. Il proteste aussi devant Tolstoï contre toute idée de rétablir la Pologne, assure qu'il évacuera le grand-duché aussitôt que la saison lui permettra de déplacer ses troupes: en juillet au plus tard, ajoute-t-il, tout sera si bien terminé, réglé, entre la France et la Russie, que les deux cours n'auront plus à échanger une explication avant quatre ou cinq ans 393.

Note 392: (retour) Tolstoï à Roumiantsof, 25 janvier-6 février 1807, Archives de Saint-Pétersbourg.
Note 393: (retour) Tolstoï à Roumiantsof, 8-20 février 1808. Archives de Saint-Pétersbourg. Cf. le rapport adressé le 19 mars de Pétersbourg à la cour de Prusse par le major Schœler, qui avait reçu connaissance des dépêches de Tolstoï. Hassel. 406.

À l'empereur Alexandre, il ménage de plus positives satisfactions. Il lui fait réitérer par Caulaincourt l'offre de la Finlande et l'engage à prononcer l'annexion de cette province: c'est un acompte qu'il lui accorde sur de plus vastes conquêtes, un moyen qu'il lui donne de calmer les impatiences de l'opinion et de traverser l'épreuve redoutable du printemps. Pour occuper et engager de plus en plus les Russes dans le Nord, il les entretient de sa coopération, annonce que le corps de Bernadotte est en marche, qu'il est entré dans le Holstein, et que, sous peu de jours, si la saison le permet, vingt mille Français avec dix mille Danois vont entamer la péninsule Scandinave par le Sud, tandis que les Russes l'aborderont par le Nord, et mettre Stockholm entre deux feux 394. Il consacre effectivement quelques soins à cette opération combinée 395, sans cesser d'observer avec une attention croissante l'Espagne, où il attend les événements qui vont lui donner le signal d'intervenir.

Note 394: (retour) Instruction à Caulaincourt, citée par ce dernier en extrait dans son rapport n° 27, 9 avril 1808.
Note 395: (retour) Corresp., 13592, 13651.

En mars, la crise espagnole éclate: terrifiée par l'approche de nos troupes, parvenue au dernier degré de l'épouvante, la cour a pris le parti de se retirer à Séville et ensuite de s'embarquer pour l'Amérique. Elle se dispose à s'éloigner, quand le peuple de Madrid, résolu d'empêcher cette fuite, se révolte contre Charles IV, ou plutôt contre la reine et son indigne favori. Le 18, l'insurrection se porte sur Aranjuez, résidence de la cour, s'empare du prince de la Paix, arrache au vieux roi un acte d'abdication, et proclame Ferdinand. Nos troupes vont entrer à Madrid, mais se trouveront entre deux pouvoirs qui se contestent et s'accusent mutuellement; la situation est devenue franchement révolutionnaire, l'Espagne s'ouvre d'elle-même à notre intervention, et Napoléon peut entrer en scène.

Il annonce aussitôt, prépare son départ. Toutefois, pour régler ses mouvements, il a besoin de savoir quel accueil Alexandre a fait à sa lettre, si ce prince accepte l'entrevue et en a déterminé la date. Que l'empereur de Russie, le prenant au mot, ait résolu de se rendre immédiatement à son appel, quelle raison alléguer pour manquer à un rendez-vous si formellement provoqué, si solennellement offert? Napoléon prolonge donc son séjour à Paris, impatient et comptant les jours, calculant que les réponses de Russie sont en chemin et ne peuvent tarder. Enfin, dans les derniers jours de mars, la double expédition d'Alexandre et de Caulaincourt lui arrive et le met à l'aise. En acceptant l'entrevue conditionnellement, le Tsar l'ajournait en fait, puisqu'il la subordonnait à l'issue de nouveaux pourparlers; Napoléon s'empare de cette circonstance pour en faire auprès de son allié l'excuse de son départ. L'entrevue devant se trouver retardée dans tous les cas, il se juge libre de prolonger le délai, écrit en ce sens à Caulaincourt, puis, le 2 avril, se met en chemin pour Bayonne, évitant de se prononcer sur le fond même des propositions russes et remettant toute discussion. Sans renoncer à ses projets ultérieurs sur l'Orient, il les exclut pour quelques semaines de sa pensée et les met momentanément hors de cause.


Afin de réserver en entier la question, il voulut empêcher sur le Danube la reprise des hostilités, que l'armistice non ratifié et d'ailleurs expiré laissait imminente; des événements de guerre, surgissant de ce côté, pourraient modifier la situation respective des parties et exercer sur nos décisions à venir un fâcheux préjugé. Depuis six mois, Russes et Turcs restaient en présence, l'arme au pied, attendant que Napoléon conciliât leurs différends ou leur rendît la liberté de se combattre, mais cette inaction commençait à leur peser, et les nouvelles de Constantinople, en particulier, devenaient menaçantes.


Se conformant à ses instructions de janvier, Sébastiani avait sondé la Porte au sujet d'une cession des Principautés; il s'était acquitté de ce devoir avec douleur, se rappelant les jours où il garantissait fièrement aux Turcs l'intégrité de leur territoire et craignant qu'on ne lui opposât ses propres paroles. «J'ai éprouvé dans cette circonstance, écrivait-il, tout ce que les fonctions d'homme public ont de pénible 396.» Réuni solennellement pour écouter ses communications, le Divan les accueillit avec une morne stupeur. Sous le calme et la gravité propres aux Orientaux, l'indignation perçait sur les visages; seuls, nos ennemis triomphaient, voyant se confirmer leurs sinistres pronostics; aux yeux des autres ministres, le voile se déchirait, et il ne leur était plus permis de conserver un doute sur la défection de l'Empereur. Une réaction se produisit aussitôt contre nous; des paroles de haine et de colère parvinrent jusqu'aux oreilles de l'ambassadeur; nos amis furent privés de leurs charges, exilés, suppliciés; on reprit sous main des négociations avec l'Angleterre. Toutefois, le gouvernement de Mustapha IV, à la fois violent et faible, n'osa aller jusqu'au bout de son revirement; craignant nos armes, sentant vaguement un péril suprême planer sur sa tête, il essaya de le détourner par des ménagements. La réponse à notre communication fut conçue en termes dignes et non dépourvus d'habileté; la Porte ne se plaignait point, protestait de son inaltérable fidélité, mais affirmait sa volonté de ne point céder un pouce de son territoire; le Sultan écrivit personnellement à Napoléon pour lui demander de garantir l'intégrité de ses États. Le Divan refusa en premier lieu, puis se laissa arracher une promesse formelle d'ouvrir l'Albanie à nos troupes, si les Anglais paraissaient devant Corfou: le chef du parti antifrançais, porté d'abord au pouvoir, fut promptement destitué; en quelques jours, par brusques saccades, la politique ottomane évolua plusieurs fois, tantôt s'éloignant de nous, tantôt revenant à l'Empereur afin de forcer sa bienveillance, et l'on sentait dans ces mouvements incohérents le combat de craintes et de tendances diverses. Les Turcs n'étaient unanimes qu'en un point: la nécessité de prendre des mesures de défense et de salut. On rassemblait de nouvelles troupes, on appelait les bandes asiatiques, on parlait de guerre sainte et de levée en masse; l'armée du Danube s'augmentait, reprenait une attitude belliqueuse, et, dans cette situation critique, le moindre incident, la moindre provocation des Russes, renforcés eux-mêmes en prévision de la grande action prochaine, risquait d'amener un choc redoutable.

Note 396: (retour) Sébastiani à Champagny, 12 février 1808. Archives des affaires étrangères. Turquie, 216.

D'après Sébastiani, l'issue de ce conflit ne saurait être douteuse; les soldats du Sultan combattraient en braves, en furieux, mais leur ardeur désordonnée succomberait devant un ennemi supérieur par la discipline, l'armement et la tactique; il en résulterait pour la Turquie un grand désastre et une commotion fatale. Le gouvernement s'écroulerait, l'anarchie se déchaînerait dans la capitale, les provinces se détacheraient d'elles-mêmes, les Russes, dans l'élan de leur victoire, arriveraient d'un bond jusqu'à Constantinople et se trouveraient nantis des plus précieuses parties de l'empire avant que la France ait pu s'entendre avec eux sur la répartition des territoires orientaux 397.

Ce fut ce danger que Napoléon résolut de conjurer à tout prix. Afin de contenir la Porte en la rassurant, il agit d'autorité et engagea Alexandre sans le consulter; se portant fort des intentions de ce monarque, il fit savoir à Constantinople que la Russie n'agirait point avant l'issue des négociations qui se poursuivaient à Paris pour la forme entre Tolstoï et l'ambassadeur turc et que l'on pouvait à volonté rompre ou laisser traîner 398. Pour expliquer au cabinet de Pétersbourg cette mesure audacieuse, il ordonna de lui communiquer, comme pièces justificatives de sa bonne foi, les dépêches de Sébastiani qui attestaient l'abandon par la France des intérêts ottomans, mais qui indiquaient en même temps les conséquences d'une action prématurée des Russes 399. Ainsi, résolu plus que jamais d'en finir avec l'Espagne avant de revenir à l'Orient, il immobilisait tout dans cette partie du monde et, comprimant de sa main puissante la Russie et la Turquie prêtes à se heurter, suspendait le cours des événements.

Note 397: (retour) Dépêches de Sébastiani des 12, 15 et 26 février, 4 et 5 mars 1808. Archives des affaires étrangères, Turquie, 316. Cf. Lefebvre, III, 374- 380.
Note 398: (retour) Champagny à Sébastiani, 3 avril 1808, id.
Note 399: (retour) Champagny à Caulaincourt, 2 avril 1808, Russie, 143.

Prenant acte de notre garantie, la Porte se calma et consentit à ne point donner la première le signal de la lutte. La Russie se plierait-elle aussi docilement à nos volontés? Quel effet produiraient sur elle l'ajournement de ses espérances et l'interdiction d'agir? Croyant toucher au but de son ambition, Alexandre ne le verrait-il pas sans un amer déplaisir s'éloigner à nouveau? N'interpréterait-il point le départ de Napoléon comme un prétexte pour se dérober à toute concession définitive et un premier manque de foi?

Depuis la fin des conférences, aucun nuage n'était venu troubler la sérénité des rapports entre notre ambassade et le Palais d'hiver; on eût dit que la France et la Russie, dont l'harmonie avait été un instant troublée, se reprenaient à s'aimer sans arrière-pensée et goûtaient le charme d'une seconde lune de miel. Pour mieux faire sa cour à Napoléon, Alexandre dépassait en certains points les bornes de la condescendance: il allait jusqu'à interdire aux émigrés restés en Russie de porter la cocarde blanche et les fleurs de lis, proscrivait le noble et gracieux emblème de l'ancienne France. Par ces flatteries, il espérait attirer plus tôt l'Empereur à Erfurt et l'y rendre plus conciliant. Considérant l'entrevue comme très prochaine, il comptait de son côté les journées, calculait les distances; il estimait que la réponse de Napoléon serait connue à Pétersbourg le 15 avril, et qu'au commencement de mai les deux empereurs pourraient se réunir à Erfurt. Il mettait son plaisir à s'occuper de son voyage; ses équipages avaient reçu l'ordre de se tenir prêts: «Quand partons-nous?» disait-il gaiement à Caulaincourt, et il ne tarissait pas sur la joie qu'il éprouverait à revoir son allié, à retrouver les enchantements de Tilsit.

En attendant, il activait la guerre contre la Suède. Parfaitement résolu, depuis que ses troupes avaient franchi la frontière, à s'approprier la Finlande et la considérant déjà comme son domaine, il ne laissa point que d'en accepter le don avec reconnaissance. Ce cadeau de plusieurs centaines de mille âmes, sujettes du roi de Suède, fut offert et reçu avec une égale désinvolture, à titre d'attention et de galanterie: «L'Empereur, dit Caulaincourt à Alexandre en se servant des termes mêmes indiqués par son maître, désire bien que Votre Majesté soit en possession de la Finlande, et pour l'avantage personnel de Votre Majesté et pour que les belles de Pétersbourg n'en entendent plus le canon.»--«Je le remercie, répondit Alexandre, et pour moi et pour les belles de Pétersbourg; (en riant) je le leur dirai; il est toujours aimable pour moi 400

Note 400: (retour) Rapport de Caulaincourt du 7 mars 1808.

«L'affaire est en bon train», ajoutait-il. En effet, les premières opérations en Finlande avaient brillamment réussi. Surpris dans leurs postes mal gardés, les Suédois n'avaient tenu nulle part: Helsingfors, Abo, avaient été enlevés sans coup férir, et tandis que des colonnes volantes se répandaient dans toutes les parties du pays, où elles ne rencontraient d'autre obstacle que la nature, le gros de l'armée se concentrait autour de Sweaborg, capitale de la province, entreprenait le siège de cette place et la réduisait promptement. Le 5 avril, Alexandre écrivait à Napoléon que la ville, bombardée à outrance, demandait à capituler, le 10 mai, que l'acte de reddition était signé 401. Dans cette correspondance, il s'abstenait avec un tact parfait de revenir sur la question du partage; ayant exprimé très nettement ses désirs, il jugeait hors de propos d'y insister et de marquer ainsi un doute sur les dispositions de son allié; il pensait sans cesse à l'Orient et n'en parlait plus, se bornant à faire connaître que la Porte lui avait adressé des propositions d'accommodement direct et qu'il les avait déclinées. Il évitait aussi toute allusion au sort de la Prusse, laissant à Tolstoï le soin de traiter cette pénible affaire, d'obtenir la ratification et même, s'il était possible, l'amélioration de l'arrangement préparé à Berlin, et ses lettres n'étaient que le bulletin de ses succès: il voulait en instruire l'Empereur au fur et à mesure qu'ils survenaient, afin de lui en faire partager la joie, afin de lui montrer aussi qu'il profitait de ses conseils. Avant même que l'occupation totale de la Finlande fût un fait accompli, s'autorisant de nos encouragements et de nos exemples, préjugeant l'acte de cession qui serait arraché plus tard au roi de Suède, érigeant le droit de conquête en loi suprême, il avait prononcé la réunion de la province à l'empire par simple décret, à la manière de Rome et de Napoléon.

Note 401: (retour) Nous avons publié ces deux lettres dans la Revue de la France moderne, 1er juin 1890.

Cet événement produisit à Pétersbourg une sensation profonde et toute à notre avantage. Pour la première fois, la valeur de l'alliance française se révélait par un signe matériel, palpable, évident pour tous. Alexandre, qui voyait dans la conquête de la Finlande un triomphe personnel, une première justification de sa politique, ne manqua point de faire ressortir ce côté de la question: «Vous plaindrez-vous encore de mon alliance avec la France? disait-il aux mécontents; qu'ont produit celles avec votre chère Angleterre 402?» L'argument était irréfutable et produisit son effet dans les cercles mondains. Sans doute, les incorrigibles ne désarmèrent point; dans les salons, la politique continua de provoquer d'aigres controverses, mais le crédit de nos adversaires se trouva ébranlé et leur nombre diminua. On vit même, symptôme caractéristique, les chefs de l'opposition, les Czartoryski, Novossiltsof, Strogonof, se présenter pour la première fois chez notre ambassadeur, faire acte de présence à ses soirées, et ces démarches individuelles, plus ou moins sincères, mais vivement commentées, semblaient le prélude d'une conversion en masse 403.

Note 402: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 5 avril 1808.
Note 403: (retour) Id. Caulaincourt poussait parfois la minutie dans ses informations jusqu'à reproduire mot pour mot, à la suite de ses rapports, les propos qui s'échangeaient dans les salons de Pétersbourg. Nous citons l'une de ces conversations prises sur le vif; on peut la rapprocher de certaines scènes où l'auteur de La guerre et la paix, avec la puissance évocatrice de son talent, fait parler la société russe de cette époque.

«Il y a eu une grande discussion chez le grand chambellan Narischkine sur la Finlande. «Je suis Russe, a dit le mari; quand je vois que l'empereur met pour toujours Pétersbourg à l'abri d'une insulte et qu'il réunit à son empire ce que notre grande Catherine n'osait même espérer, je suis content; cela doit nous faire espérer d'autres avantages.» La femme, qui est une commère, reprit: «Voilà notre chère grande-duchesse vengée de ce petit roi de Suède (Gustave IV avait autrefois brusquement rompu un projet de mariage avec une fille de Paul Ier). «Que la France nous donne ces provinces turques, que tous nos jeunes gens reviennent de l'armée et que nous ayons la paix; alors, si quelqu'un se plaint encore de l'Empereur, il devrait le chasser de la cour. Ces Anglais, ils nous ont toujours laissés là, ils ne pensent qu'à eux.» Quelques personnes plaignirent la Suède, disant tout bas que la France laissait prendre à la Russie ce qu'elle ne pouvait l'empêcher d'acquérir, mais qu'on verrait qu'elle ne lui laisserait pas les provinces turques. Voilà le dernier retranchement des mécontents, mais leur nombre est beaucoup diminué.

«La princesse Serge Galitsyne (jeune et jolie, qui a été à Paris et ne voyait que des artistes et des savants) a dit au ministre de Danemark: «Vous voilà province française! vous verrez ce qu'il vous en coûtera. L'Espagne peut vous servir d'exemple.»--«Il valait mieux recevoir les Anglais, n'est-ce pas»? reprit le ministre de Danemark, «ils ont si bien secondé leurs alliés.....»

«Madame Golovine, chez laquelle cela se passait, s'est aussi mêlée de la conversation dans le sens de la princesse; de part et d'autre on s'est dit de gros mots: «Vous parlez sans cesse de votre admiration pour l'Empereur, même de votre attachement pour lui», dit le ministre, à la fin, à la princesse, «croyez-vous que cette manière de penser soit d'accord avec vos sentiments? L'anglomanie vous a tourné la tête, vous n'êtes plus Russe.»--«Je sépare l'Empereur de tout ce qui se fait, répondit-elle; il est dupe de l'empereur des Français et de son ambassadeur qui nous gouverne; on lui jette de la poudre aux yeux comme à vous; on nous aveugle avec la Finlande, mais on verra avant peu que c'est tout ce qu'on veut nous donner. C'est là que j'attends tous nos amateurs de nouveautés...» Nouvelles de Pétersbourg du 12 au 15 avril 1808.

Une première déception suspendit ce mouvement. Se fondant sur les communications réitérées de l'Empereur, Alexandre et son ministère croyaient fermement et avaient laissé entendre autour d'eux que notre passage en Scanie allait se produire, que cette coopération faciliterait l'entière soumission de la Finlande et permettrait de plus audacieuses entreprises. Aussi bien, Bernadotte s'était avancé avec son corps jusqu'au point du Holstein le plus rapproché de l'archipel danois; c'était de là qu'il devait s'élancer à l'attaque des provinces méridionales de la Suède. Toutefois, si Napoléon, se conformant à ses promesses, avait envoyé au maréchal tout un plan d'offensive, il ne l'avait autorisé qu'éventuellement à en faire usage. Considérant la pointe en Scanie comme une simple diversion destinée elle-même à en favoriser une autre, celle que les Russes tenteraient contre Stockholm et les parties centrales du royaume, il y regardait à plusieurs fois avant d'engager témérairement ses troupes au delà de la Baltique et de risquer quelques-unes de ses divisions pour une cause qui ne l'intéressait point directement. Il avait donc recommandé à Bernadotte de n'agir qu'à coup sûr et en multipliant les précautions: le maréchal devait franchir les détroits et entrer en Suède, mais seulement au cas où les Danois lui fourniraient assez de troupes pour rendre infaillible le succès de l'opération 404. Naturellement circonspect, Bernadotte interpréta de tels ordres dans le sens le plus restrictif; il ne fit passer dans les îles qu'une avant-garde, puis, rencontrant chez les Danois peu d'empressement et apprenant l'arrivée dans la Baltique de quelques frégates anglaises, avant-garde d'une escadre, il interrompit tout à fait sa marche et ne bougea plus de sa position continentale.

Note 404: (retour) Corresp., 13672.

Connu très vite à Pétersbourg, cet arrêt y produisit la plus fâcheuse impression; on soupçonna à tort un contre-ordre de l'Empereur, et l'on y vit un premier signe de duplicité. Nerveuse et mobile à l'excès, l'opinion se reprit aussitôt; on venait à nous, on s'arrêta, et quelques symptômes de recul se manifestèrent. Alexandre lui-même parut affecté, et ce fut au milieu de l'émoi causé par cet incident qu'éclata la nouvelle du départ de l'Empereur pour Bayonne; la France se laissait décidément attirer vers le Sud-Ouest, lorsqu'on s'était attendu, d'une part, à la voir s'acheminer au Nord et, de l'autre, aider la Russie à déborder sur l'Orient.

«Voilà donc l'Empereur parti, dit Alexandre à Caulaincourt; le moment où je pouvais m'absenter de Pétersbourg avec le moins d'inconvénient passera, et rien ne sera fini. Je n'avais cependant pas pris la moitié du compas; je faisais les trois quarts du chemin pour que quelques jours pussent suffire à l'Empereur et qu'il eût la facilité de s'occuper après de ses autres affaires. Celles de Turquie sont aussi importantes; qui sait ce que les Turcs vont faire? Pour complaire à l'Empereur, je n'ai jamais profité d'aucun de mes avantages contre eux. Maintenant, il ajourne tout sans rien décider. Qu'en arrivera-t-il 405?...» Et il refusa de subordonner à notre assentiment la reprise des hostilités; il n'agirait pas encore, disait-il, retiendrait ses troupes aussi longtemps que possible, si les Turcs n'attaquaient point, mais n'entendait pas se lier les mains et se réservait de fixer lui-même les bornes de sa condescendance.

Note 405: (retour) Rapport de Caulaincourt du 20 avril 1808.

La communication des lettres de Sébastiani produisit sur lui un effet contraire à celui que l'on s'en était promis; il releva dans leur contenu un esprit de défiance envers la Russie et demanda si la France, en lui faisant lire ces dépêches, n'avait point voulu le préparer à un changement de système 406. Il s'étonnait surtout de ne point savoir si l'Empereur adhérait à la note Roumiantsof, s'il admettait la part que la Russie s'était faite, et cette incertitude lui pesait. Comme toujours, Roumiantsof se montrait plus explicite, plus pressant que son maître; il accentuait les plaintes, soulignait les reproches, réclamait une réponse catégorique: «L'Empereur, disait-il, ne peut pourtant nous oublier tout à fait entre Paris et Madrid 407.» Quant à la société, son retour en arrière était complet: elle s'était remise dans une position d'hostilité et de combat.

Note 406: (retour) Caulaincourt à Champagny, 6 mai 1808.
Note 407: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 28 avril 1808.

Tout concourait d'ailleurs à troubler, à attrister la Russie, à lui faire voir le revers de cette alliance qui s'était montrée à elle, peu de semaines auparavant, sous un jour brillant et favorable. Plus incertaine que jamais au Midi, la situation se modifie brusquement au Nord et devient mauvaise. Remis de leur désarroi, les Suédois ont commencé de se défendre; leurs qualités de bons soldats se sont retrouvées; dans plusieurs engagements, ils ont ressaisi l'avantage, infligé à l'amour-propre de leur ennemi de cuisantes blessures: ils viennent d'enlever l'île de Gothland avec sa garnison, et ce poste, situé tout près de la côte finlandaise, leur fournit le moyen d'y reprendre pied, remet en question le sort de la province. Derrière la Suède, l'Angleterre commence à se montrer, découvrant ses moyens et se portant au secours de ses alliés. Les dix mille soldats du général Moore, retirés de Sicile, viennent de débarquer à Gothenbourg. On sait la flotte britannique dans les eaux danoises; on croit la voir paraître sur la Baltique; on n'ignore pas que les côtes de l'empire sont dégarnies de troupes, que l'armée de Finlande, mal commandée, mal pourvue, dispersée sur un territoire trop étendu, résisterait difficilement à un retour offensif de l'ennemi; on craint qu'une attaque combinée des Suédois et des Anglais ne rejette la guerre jusqu'aux portes de la capitale, et Pétersbourg ne se sent plus en sûreté.

En même temps, la rupture du commerce avec Londres fait sentir ses effets; les transactions s'arrêtent, les ruines se succèdent, le papier-monnaie subit une effrayante dépréciation, l'universelle souffrance ajoute aux embarras du gouvernement et avive en lui la douleur de ses propres mécomptes. Alexandre sent renaître ses soupçons, se fortifier ses doutes, et Caulaincourt va avoir à lutter contre un retour d'inquiétude et de défiance. Désormais, le rôle de notre ambassadeur se modifie. Il ne s'agit plus pour lui, dans une offensive brillante, de poursuivre sur le terrain de l'Orient une passe d'armes diplomatique, destinée à préparer une rencontre plus sérieuse entre les deux empereurs: son poste devient défensif et prend, sous ce rapport, une valeur capitale. Tandis que la puissance napoléonienne se détourne temporairement vers l'Espagne, Caulaincourt doit couvrir ce mouvement, contenir le Nord, et, empêchant que la Russie ne s'unisse à l'Allemagne révoltée pour nous surprendre en plein changement de front, assurer la sécurité de notre évolution.



CHAPITRE X

L'ENTREVUE SANS CONDITIONS


Revirements successifs dans la pensée et le langage d'Alexandre.-- L'autocrate de Russie et les journaux français.--Mémoire du prince Adam Czartoryski. --Rentrée en scène de Pozzo di Borgo.--Efforts de Caulaincourt pour réaliser la conquête mondaine de la Russie; il sollicite des renforts.--Voyage d'exploration à Moscou.--L'ambassadeur travaille à s'attirer de plus en plus l'estime et la confiance d'Alexandre.--Il donne des conseils stratégiques.--Blâme de Napoléon.--Belle réponse de Caulaincourt.--Napoléon continue à agir sur Alexandre par le sentiment.--Lettre de condoléance.--Explications données au sujet de l'Espagne: les événements de Bayonne commentés par Napoléon lui-même.--Plaidoyer du 8 juillet.--Les affaires d'Espagne mettent l'alliance à une nouvelle épreuve.--Alexandre dissimule ses sentiments, approuve et flatte Napoléon.--Il espère hâter par ce moyen le règlement de la question orientale.--Napoléon rompt le silence, mais se dérobe encore à tout engagement compromettant: il désire l'entrevue sans conditions.--Lassitude et énervement d'Alexandre.--Il accepte l'entrevue sans conditions.-- Dernière discussion au sujet de Constantinople et des Dardanelles.--Se croyant assuré de l'Espagne, Napoléon revient à ses projets sur l'Orient et les Indes: développement gigantesque qu'il compte leur donner.--Les flottes de Brest et de Lorient.--La nouvelle expédition d'Égypte.--Observations de Decrès.--Napoléon comparé à Dieu.--Activité surhumaine et innombrables préparatifs.--Annonce d'extraordinaires événements.--Tandis que Napoléon se croit sur le point d'arracher la paix à l'Angleterre par un ensemble d'opérations accablantes, l'Espagne se soulève et donne à l'Europe le signal de la révolte.

I

Alexandre passait par des alternatives d'espoir et de découragement, et son langage reflétait les ondulations de sa pensée. Parfois, revenant à son système favori, il cherchait à toucher l'Empereur en affectant pour la France et pour lui un enthousiasme débordant: il lui faisait transmettre par Caulaincourt des assurances d'admiration et d'attachement, y mêlant quelques discrets conseils de modération. «Après avoir réglé les affaires de Turquie et de l'Inde, disait-il, qui forceront l'Angleterre à la paix, l'Empereur n'aura plus besoin que de repos et de bonheur surtout. Il ne peut plus rien désirer. Il me le disait souvent à Tilsit dans des moments d'épanchement. Quel voeu peut-on former quand on commande à des Français? Quelle nation! Quelles lumières! Quelle différence avec celle-ci! Nous avons sauté tous les échelons. Pierre Ier a été trop pressé de jouir; Catherine n'aimait que le clinquant. À la paix, en la conservant, on adorera l'Empereur autant qu'on l'a admiré à la guerre. Quel génie! Mais il lui faut du bonheur, de la tranquillité, pour jouir de tout ce qu'il a fait, il en faut à tous les hommes. L'activité de l'esprit de l'Empereur lui en fera sentir plus tard le besoin. Moi, je désire qu'il soit heureux, car je me suis attaché à lui à Tilsit... J'aime que nos contemporains mêmes lui rendent justice. Je vous assure que ceux qui ne pensent pas comme moi sont mal accueillis par l'empereur Alexandre. Personne n'est plus son admirateur que moi... 408»

Au lendemain de ces épanchements, Alexandre montrait de nouveau un front soucieux, voilé de tristesse: il «battait froid 409» à l'ambassadeur. À quelle raison attribuer ce subit changement? Alexandre était susceptible par nature: ses récents déboires avaient irrité, exaspéré en lui cette disposition, et il en était venu à ce point de sensibilité où la moindre piqûre d'épingle fait souffrir comme une blessure. Il suffisait alors d'un léger incident, d'un article de journal français conçu dans un sens défavorable à la Russie, pour que le doute rentrât poignant dans son âme, et Caulaincourt devait employer de longues heures à le calmer, à le rassurer, tâche délicate et toujours à reprendre, travail de Pénélope où chaque jour défaisait l'oeuvre de la veille.

Note 408: (retour) Rapport de Caulaincourt du 27 avril 1808.
Note 409: (retour) Caulaincourt à Champagny, 8 juin 1808.

En effet, quittant notre ambassadeur, Alexandre retrouvait ses ministres, ses amis, sa famille, et, autour de lui, chacun semblait s'être donné le mot pour le détourner de la France. Son cabinet actuel, choisi cependant parmi les personnages les moins opposés au système de Tilsit, lui recommandait la prudence et le mettait sur ses gardes. Quant à ses anciens conseillers, aux confidents de ses premiers rêves et de ses jeunes enthousiasmes, s'ils semblaient par moments renoncer à la lutte et quitter la place, ils redoublaient en secret de vigilance et d'hostilité. Le prince Adam Czartoryski partait pour Vienne, mais, en s'éloignant, lançait un dernier trait: il faisait passer à l'empereur un mémoire rédigé avec talent et virulence, où l'avenir était peint sous les plus noires couleurs. Les agents ordinaires de la coalition se remettaient à l'œuvre: Pozzo di Borgo avait reparu. Alexandre, il est vrai, dans ses causeries avec Caulaincourt, s'exprimait fort durement sur le compte de cet ennemi personnel de Napoléon 410: il promettait de l'écarter à nouveau, mais ses assurances n'étaient qu'à moitié sincères. Renvoyant à Vienne son ancien émissaire dans cette ville, il l'autorisait à lui faire connaître son avis sur tout ce qui pouvait intéresser la sécurité ou la gloire de la Russie 411, et Pozzo s'empressait, avant de partir, de lui adresser un travail d'ensemble sur la situation. Dans cet écrit, avec son franc-parler, sa verve, sa passion habituels, il s'attachait à prouver que la Russie, en se fiant à Napoléon, courait aux abîmes, que l'offre du partage, en la supposant sincère, n'en était pas moins un piège, que le Tsar, en exécutant cette périlleuse opération au signal et sous la direction de la France, se ferait à la fois l'instrument et le jouet d'une ambition sans scrupules 412.

Alexandre lisait et gardait les mémoires rédigés par les adversaires de l'alliance; celui de Czartoryski fut retrouvé à sa mort dans ses papiers 413. S'ils ne le persuadaient pas encore, ils l'ébranlaient; en lui renvoyant le reflet démesurément grossi de ses propres défiances, ils les lui faisaient discerner plus nettement, et ce contact assidu avec la pensée de nos ennemis, pendant les heures consacrées chaque jour par le monarque au travail d'État, suscitait en lui d'amères et dangereuses réflexions.

Note 410: (retour) Rapport de Caulaincourt du 27 avril 1808.
Note 411: (retour) Archives Pozzo di Borgo.
Note 413: (retour) Voy. le t. VI du Recueil de la Société historique russe.

Le soir, Alexandre retrouvait la société assemblée chez l'impératrice mère, chez les princes, dans les maisons où il avait coutume de paraître, et l'écho des passions antifrançaises montait jusqu'à lui. Ayant pris le parti de discuter avec les salons, au lieu de les réduire au silence, il se trouvait maintenant embarrassé pour répondre à leurs objections. Assez brave pour tenir tête à l'opinion, il n'était pas assez convaincu pour ne tenir aucun compte de ses révoltes et ne s'en point affliger. Pendant quelques semaines, écrivait Caulaincourt, il avait été heureux, «parce qu'on ne le boudait plus 414»; il souffrait aujourd'hui de lire sur les visages, voilées sous les formes du respect, une tristesse anxieuse ou l'expression d'une pitié plus insupportable encore.

Note 414: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 4 juin 1808.

Caulaincourt était là, il est vrai, se multipliant, toujours sur la brèche, s'appliquant sans relâche à atténuer les mécontentements et, par suite, leur action fâcheuse sur l'esprit du maître. Pour ressaisir son ascendant mondain, il ne négligeait aucun des moyens dont peut user un ambassadeur zélé et magnifique; il n'épargnait ni sa personne ni sa fortune. Il était parvenu à étonner de son faste une société «où le plus malaisé particulier allait à quatre chevaux 415»: on citait son train, son luxe, sa dépense, ses raffinements 416. Ses récents mécomptes ne l'avaient point découragé, et, pour lui emprunter une comparaison, «après avoir porté quelques semaines en triomphe le drapeau de la France», il le tenait aujourd'hui «haut et ferme dans la tempête».--«On venait beaucoup chez moi, écrivait-il, on y reviendra sous peu 417.» Si sa grandeur même l'empêchait de trop multiplier les avances, s'il lui fallait attendre la société plutôt que de la rechercher, il lui adressait, avec mission de la ramener, les membres les plus actifs et les plus séduisants de son ambassade; il demandait même à son gouvernement que l'on grossît le nombre de ces auxiliaires; il sollicitait des renforts: «J'ose rappeler à Votre Majesté, écrivait-il à l'Empereur, qu'un officier jeune, surtout bien élevé et spirituel, musicien, chantant agréablement, me serait fort utile pour mettre à la raison quelques jeunes femmes plus indignées que les autres. Les gardes fourmillent de jolis jeunes gens qui ont des talents de société: quelques-uns sont aimables; il faut donc mieux qu'eux ou rien.» Et il va jusqu'à citer, parmi ses relations de Paris, l'homme qu'il juge le mieux pourvu des qualités propres à un tel emploi 418 et le plus apte à «ramener sous notre bannière tout le parti Czartoryski et Kotchoubey, qui est, il faut l'avouer, celui où s'est réfugié l'esprit mâle et femelle de la capitales 419».

Note 416: (retour) «Caulaincourt a donné un souper magnifique où il y avait sept poires de trois cents francs chacune.» Joseph de Maistre, 325.
Note 417: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 22 mai 1808.
Note 419: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 28 avril 1808.

Ses opérations ne se bornent pas à Pétersbourg; il lance l'un de ses attachés en éclaireur jusqu'à Moscou, où se sont retirés les disgraciés de tous les règnes et où l'on signale une dangereuse effervescence. Dans l'état des esprits, une subite explosion, un attentat contre l'empereur, redevient une hypothèse à prévoir; il importe d'en vérifier la possibilité, afin de se mettre, le cas échéant, en position d'y parer. À cet égard, les renseignements pris tant à Moscou qu'à Pétersbourg parurent rassurants; ils le furent moins sous d'autres rapports: la noblesse russe ne préparait pas une révolution, mais se rattachait plus que jamais à l'espoir d'amener un changement de politique. Partout nos ennemis reprenaient le dessus; ils régnaient dans les salons, y aiguisaient leurs traits, y lançaient leurs épigrammes, et leur audace même leur valait de plus nombreux alliés; certains amis de la veille, tels que le grand-duc Constantin, le grand maréchal Tolstoï, devenaient hésitants, et leur influence auprès de l'empereur cessait de s'exercer au profit de la bonne cause.

Caulaincourt revenait alors à l'idée d'agir directement sur le monarque, «le seul homme, reconnaissait-il avec chagrin, qui soit peut-être un peu de bonne foi dans le système actuel 420». À défaut de son esprit, toujours combattu entre des tendances diverses, ne saurait-on retenir et fixer son coeur? Alexandre continuait de témoigner pour la personne de l'ambassadeur beaucoup de goût et de sympathie. Si ces sentiments, cultivés, développés avec soin, prenaient la force d'un véritable attachement, s'il s'établissait entre le souverain et l'ambassadeur une confiance absolue d'homme à homme, les affaires en recueilleraient indirectement le profit. Alexandre ajouterait foi plus facilement aux déclarations de notre envoyé, lorsque celui-ci lui affirmerait la sincérité de notre politique; on croit mieux aux paroles qui passent par des lèvres amies. Pour servir plus utilement l'Empereur, Caulaincourt s'attacha à gagner de plus en plus et à mériter l'affection d'Alexandre.

Note 420: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 8 juin 1808.

Dans cette tâche, il eut à lutter de nouveau contre la société qui, non contente de traverser ses opérations politiques, le prenait personnellement à partie, s'efforçait de lui ravir la confiance et jusqu'à l'estime du maître. Des bruits perfides avaient été répandus sur son compte, et l'on affectait, contre toute équité, de rattacher son nom à des souvenirs particulièrement odieux; profitant de sa présence à Strasbourg en 1804, avec une mission spéciale et distincte, on lui prêtait un rôle dans l'enlèvement du duc d'Enghien; on montrait en lui l'un des instruments choisis par Bonaparte pour saisir et frapper une illustre victime. Caulaincourt crut devoir à l'intérêt public, autant qu'à son honneur, de dissiper à cet égard tous les doutes qui pouvaient s'être élevés dans l'esprit d'Alexandre; il provoqua une explication confidentielle, rétablit, pièces en mains, la vérité des faits, amena son interlocuteur à s'incliner de bonne grâce devant l'évidence, et fit justice une fois pour toutes de la calomnie qu'on lui jetait périodiquement à la face 421.

En même temps, dans ses entretiens d'affaires, il contrariait Alexandre le moins possible, semblait entrer dans ses vues, ne discutait point la légitimité de ses prétentions, s'attachait à excuser plutôt qu'à justifier nos retards. Il alla jusqu'à s'ériger en conseiller militaire du Tsar et le fit profiter d'une expérience acquise aux côtés de Napoléon. Il lui adressa des aperçus techniques, des mémoires raisonnés sur les moyens de couvrir la Finlande et d'assurer cette acquisition, un plan d'offensive contre la péninsule Scandinave. Alexandre parut apprécier au plus haut point ces marques de dévouement, et les premiers effets de sa reconnaissance furent un blâme plus sévère aux meneurs de l'opposition, l'avis donné à certains d'entre eux «qu'ils feraient bien de voyager 422».

Cependant cette tactique nouvelle, que Caulaincourt avouait franchement dans ses rapports et dont il commençait à recueillir les fruits, ne fut nullement approuvée de l'Empereur. Celui-ci jugeait les conseils donnés au Tsar peu compatibles avec le rôle d'ambassadeur et témoignant d'une sollicitude trop marquée pour des intérêts étrangers: «Souvenez-vous, écrivit-il durement à son envoyé, de rester Français 423

Note 421: (retour) Voy. Lefebvre, III, 362.
Note 422: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 22 mai 1808.

Cette parole, qui frappa Caulaincourt au coeur, provoqua en lui une noble révolte; il la releva avec une hardiesse respectueuse et refusa d'accepter un reproche contre lequel protestait toute sa vie: «J'ose croire, répondit-il, que Votre Majesté a l'opinion de moi que j'ai fait mes preuves. Si elle avait daigné penser que sa plume est le burin de l'histoire, peut-être n'aurait-elle pas abreuvé d'une telle amertume un serviteur dont elle a éprouvé la fidélité et le dévouement.» Il justifiait en même temps sa conduite par les résultats qu'elle avait produits: «Ces détails, auxquels Votre Majesté a trouvé le ton de conseils, m'ont plus servi que tout autre moyen pour gagner la confiance de ce souverain et faire diversion aux embarras du moment... Montrer sur certaines choses du zèle pour son service, c'est toucher ce prince au coeur. Il me sait trop attaché à Votre Majesté pour ne pas attribuer un avis qui lui paraît utile à l'intérêt qu'elle lui porte. L'empereur n'a montré à personne les mémoires ou réflexions que je lui ai remis; je sais cependant qu'il a donné des ordres sur tout. Je serai, Sire, plus circonspect à l'avenir. Si je l'ai été moins, c'est qu'il fallait capter tout à fait la confiance de ce prince, me rendre même un peu nécessaire pour ne rien perdre dans un moment où tout le monde l'éloignait plus ou moins de moi..... Quant aux embarras de ma position, Votre Majesté les connaît mieux que moi; je me borne donc à l'assurer qu'elle ne tousse pas qu'on ne l'entende ici, et qu'une partie de la société est trop l'écho de tout le mal qui se pense et se dit en Europe contre la France, pour qu'on ne doive pas être toujours en garde contre elle et occupé à déjouer ses menées. La bienveillance de l'empereur pour moi dans ces derniers temps et sa fermeté ont plus découragé l'opposition que tout ce qui s'était passé avant. Peut-être méritais-je, sous ce rapport, que Votre Majesté ne me soupçonnât pas d'avoir douté de sa confiance et de ses bontés; on veut m'accabler, Sire, mais Votre Majesté me rend justice au fond de son coeur 424

Note 424: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 22 mai 1808.

En préjugeant de la sorte les sentiments intimes de l'Empereur, Caulaincourt ne s'abusait point. Suivant une pratique qui lui était familière, Napoléon avait laissé volontairement son expression dépasser sa pensée, afin d'impressionner plus fortement l'agent auquel il s'adressait: en fait, il n'avait jamais cessé d'apprécier à leur juste valeur les nobles qualités de M. de Caulaincourt, son zèle à toute épreuve, et, dans l'instant qu'il le reprenait avec une sévérité cruelle, il récompensait son dévouement en le créant duc de Vicence 425. Seulement, ombrageux à l'excès, il n'admettait pas que l'un de ses officiers se mît en contact trop intime avec un souverain étranger; surtout, il n'entendait point que Caulaincourt, par ses avis, fît l'éducation militaire des Russes et développât en eux des facultés qu'ils pourraient un jour utiliser contre nous.

Note 425: (retour) Informé de cette faveur avant M. de Caulaincourt lui- même, le Tsar prit plaisir à la lui annoncer: «C'est l'empereur Alexandre, lui dit-il, qui vous aura appelé le premier Monsieur le duc de Vicence.» Rapport du 20 avril 1808.

Au reste, il ne renonçait nullement à employer lui-même vis-à-vis d'Alexandre ces moyens d'influence directe et de sentiment qu'il interdisait à son envoyé. S'il craignait que d'autres ne fussent pas les plus forts à ce jeu dangereux et ne se laissassent prendre au charme de l'aimable monarque, en croyant le captiver, il se sentait assez sûr de lui-même pour n'avoir pas à craindre de tels entraînements; il savait que ni caresses ni prévenances ne sauraient le faire dévier d'un pas des voies inflexibles et mystérieuses par lesquelles il menait sa politique. Comptant reprendre à Erfurt l'oeuvre de séduction tentée à Tilsit, il la préparait en maintenant ses rapports avec son allié sur un pied d'amicale et confiante familiarité.

Quelle que fût la circonstance, il s'attachait à prouver au Tsar qu'il l'aimait pour lui-même, en dehors de toute préoccupation politique. Il témoignait de s'associer à ses émotions, à ses chagrins: apprenant qu'Alexandre venait d'éprouver une grande douleur par la perte de son unique enfant, la jeune grande-duchesse Élisabeth, il lui écrivait ces lignes: «Je partage toute la peine de Votre Majesté. Je sens combien son coeur a dû être affecté de la perte qu'elle vient de faire. Veut-elle me permettre de lui réitérer l'assurance qu'elle a bien loin d'elle un ami qui sent toutes ses peines et qui prend part à tout ce qui peut lui arriver d'avantageux 426?» Dans d'autres lettres, il se montrait impatient de la rencontre projetée: «Je désire fort, disait-il, le moment de revoir Votre Majesté et de lui dire de vive voix tout ce qu'elle m'inspire 427.» Même, s'il évitait momentanément toute allusion au partage, craignant qu'on ne lui opposât quelque parole compromettante quand viendrait l'instant d'entamer le suprême débat, il se prêtait, sur toutes autres matières, à entrer dans de fréquentes, intimes et cordiales explications.

Note 426: (retour) Tatistcheff, Nouvelle Revue du 15 juin 1890.
Note 427: (retour) Corresp., 13792.

Ce soin devient surtout sensible à mesure que les affaires d'Espagne approchent de leur crise. Arrêté à mi-chemin entre Paris et Madrid, établi à Bayonne, Napoléon y attendait Charles IV et Ferdinand VII, qui s'étaient laissé attirer à ce rendez-vous. Successivement le jeune prince, puis le vieux roi et la reine arrivent et viennent s'abandonner à Napoléon en le prenant pour juge: le dénouement se prépare, la «tragédie est à son cinquième acte 428». En ce moment décisif, Napoléon n'oublie pas la Russie; son attention se reporte périodiquement sur elle, et plus que jamais il sent le besoin de garder le contact avec Alexandre. Il tient à lui expliquer les motifs de sa conduite envers l'Espagne, à lui présenter sous un jour favorable les opérations destinées à mettre ce royaume entre ses mains; il veut l'habituer peu à peu à l'idée d'une audacieuse prise de possession. Tantôt, c'est au Tsar lui-même qu'il s'adresse; tantôt, par de courts billets à Caulaincourt, il fait la leçon à l'ambassadeur, fournit les explications à donner, les termes mêmes à employer; nous avons ainsi le bulletin des événements de Bayonne rédigé par Napoléon lui-même et le commentaire dont il les accompagne au fur et à mesure de leur développement 429.

Note 429: (retour) Ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, nous ne possédons pas le texte original des lettres de l'Empereur à Caulaincourt, mais l'ambassadeur en répétait les termes mêmes dans ses conversations avec Alexandre, qui sont reproduites dans ses rapports.

Le 29 avril, écrivant à Alexandre, il se borne à lui annoncer la présence à Bayonne du couple royal et du prince des Asturies: il parle de leurs différends et, sur un ton presque débonnaire, se plaint du tracas que lui causent ces déplaisants conflits, sans paraître y attacher trop d'importance: «Cette querelle de famille, dit-il, et les symptômes de révolution qui s'annoncent en Espagne, me donnent quelque embarras, mais je serai bientôt libre pour concerter la grande affaire avec Votre Majesté 430.» Cependant l'action s'engage, le père et le fils sont en présence; Napoléon les oppose l'un à l'autre, les confond l'un par l'autre, les terrifie également, afin de les jeter tous deux à ses pieds humiliés, prosternés, anéantis, prêts à livrer leurs droits en échange d'un asile. C'est à ce dénouement qu'il importe de préparer Alexandre, en discréditant de plus en plus à ses yeux les Bourbons d'Espagne, en démontrant l'impossibilité de les faire régner; Caulaincourt est chargé de tenir le langage suivant: «Le fils récrimine contre le père, le père contre le fils: cela n'avance pas les affaires. Il sera bien difficile de les mettre d'accord. Le fils heurte les principes et la morale, le père la nation. L'un ou l'autre calmera difficilement l'effervescence et pourra en imposer à toutes les passions que ces événements ont déchaînées. Au reste, l'Empereur regrette toujours beaucoup que l'entrevue n'ait pas eu lieu comme il l'avait proposé: il aimerait mieux être à Erfurt qu'à Bayonne 431

Note 430: (retour) Corresp., 13792.
Note 431: (retour) Rapport de Caulaincourt du 29 mai.

Bientôt l'événement préparé se produit; la révolte de Madrid, survenue le 2 mai, vient le précipiter. Ferdinand VII, épouvanté de l'acte accompli en son nom, chargé des imprécations paternelles, renonce à tous ses droits; le pouvoir retourne nominalement au vieux roi, qui se hâte de le repousser: la couronne d'Espagne est à terre; Napoléon s'en saisit et va en disposer. Pour se justifier auprès d'Alexandre, son procédé consiste toujours à se montrer mené, entraîné par les circonstances, sans qu'il ait prémédité son usurpation. «Le père, dit Caulaincourt par ordre, ayant déshonoré le fils et le fils déconsidéré le père, il était impossible que ni l'un ni l'autre en imposât à une nation fière et ardente, parmi laquelle se développaient tous les germes d'une révolution. Le plus pressé était donc de sauver ce pays et ses colonies. Votre Majesté avouera qu'il n'y avait pas d'autre moyen. Quant au retour de l'Empereur, ce dénouement imprévu pourra peut-être, comme le pense Votre Majesté, le retarder un peu 432.» Quelques jours s'écoulent encore: Napoléon se dévoile tout à fait et annonce qu'il réserve à son frère Joseph la royauté d'Espagne. Il fait dire aussitôt à Pétersbourg «que le changement de dynastie ne donnait que plus d'indépendance au pays, que l'Empereur ne gardait rien pour lui, que la France ne trouverait d'autre avantage que plus de sécurité, en cas de guerre, dans le gouvernement d'un prince de sa dynastie que dans celle des Bourbons», et il insiste à nouveau sur la nécessité où il s'est trouvé «d'arracher l'Espagne à l'anarchie 433». Enfin, lorsque Joseph est proclamé, il reprend sa correspondance avec Alexandre et lui écrit une lettre assez longue, presque embarrassée, dans laquelle il raisonne, se disculpe, prévoit les objections, cherche à les détruire, emploie un ton de discussion qui ne lui est pas habituel; sa lettre est moins une apologie qu'un plaidoyer.

Note 432: (retour) Rapports envoyés avec la lettre du 17 juin.
Note 433: (retour) Id., 10 juillet.

«Monsieur mon frère, dit-il, j'envoie à Votre Majesté la constitution que la junte espagnole vient d'arrêter. Les désordres de ce pays étaient arrivés à un degré difficile à concevoir. Obligé de me mêler de ses affaires, j'ai été, par la pente irrésistible des événements, conduit à un système qui, en assurant le bonheur de l'Espagne, assure la tranquillité de mes États. Dans cette nouvelle situation, l'Espagne sera en réalité plus indépendante de moi qu'elle ne l'a jamais été; mais j'aurai l'avantage que, se trouvant dans une position naturelle et n'ayant aucun sujet de méfiance du côté de terre, elle emploiera tous ses moyens au rétablissement de sa marine. J'ai lieu d'être très satisfait de toutes les personnes de rang, de fortune ou d'éducation. Les moines seuls, qui occupent la moitié du territoire, prévoyant dans le nouvel ordre de choses la destruction des abus, et les nombreux agents de l'Inquisition, qui entrevoient la fin de leur existence, agitent le pays. Je sens bien que cet événement ouvrira un des plus vastes champs pour disserter. On ne voudra pas apprécier les circonstances et les événements; on voudra que tout ait été suscité et prémédité. Cependant, si je n'eusse considéré que l'intérêt de la France, j'aurais eu un moyen plus simple, qui eût été d'étendre mes frontières de ce côté et d'amoindrir l'Espagne; car qui ne sait que les liens de parenté entrent pour peu de chose dans les calculs de la politique et deviennent nuls au bout de vingt ans? Philippe V a fait la guerre à son grand-père. Une province, comme la Catalogne ou la Navarre, ajoutée à la France, eût été plus pour sa puissance que le changement qui vient d'avoir lieu, qui en réalité n'est utile qu'à l'Espagne 434

C'était à l'aide de tels arguments que Napoléon s'appliquait à défendre ses mesures spoliatrices et à en atténuer l'impression. Plus tard, parlant des mêmes faits, mais s'adressant à la postérité, il s'exprimera en juge, décidera contre lui-même, et, sans cesser d'affirmer avec une hauteur superbe la grandeur de son but, ne cherchera plus à pallier la violence inique et malhabile des moyens: il reconnaîtra dans l'affaire d'Espagne la faute capitale de son règne et la cause de sa chute 435.

Note 434: (retour) Corresp., n° 14170.
Note 435: (retour) Mémorial, 14 juin 1816.

II

En présence d'un acte qui atteignait toutes les anciennes dynasties dans l'une d'elles, Alexandre se montra plus Russe qu'Européen, plus attentif à poursuivre ses intérêts propres qu'à sauvegarder le droit des couronnes. Ce n'était point que cette usurpation, succédant à tant d'autres, ne redoublât ses alarmes à l'endroit d'une ambition qui ne songeait qu'à elle et se cherchait sans cesse de nouvelles proies. Cependant, quelque ébranlée que fût sa foi dans le système essayé à Tilsit, sa prudence, son amour-propre, son ambition surtout, lui commandaient d'y persévérer. L'expérience ne serait vraiment concluante et ne pourrait donner ses fruits qu'à la condition de se prolonger. Était-ce au moment où la Russie semblait appelée à recueillir le prix de sa longanimité, où Napoléon, après avoir disposé de l'Espagne, ne pourrait plus alléguer aucune raison pour se dérober au règlement de l'affaire orientale, qu'il convenait de se l'aliéner par des observations et des reproches. Résigné par ces motifs à la condescendance, Alexandre voulut au moins s'en faire un mérite auprès de son allié, en y mettant cette bonne grâce qui ne lui coûtait jamais. Ne pouvant s'insurger contre les événements du Midi, il ne se borna pas à les ratifier par son silence, mais eut l'air de les approuver, et celant au plus profond de son âme ses véritables sentiments, sut en afficher d'autres.

Tant que durèrent les négociations de Bayonne, il évita toute question déplacée, se contentant des explications qu'on lui donnait et laissant agir Napoléon; peu favorable d'ailleurs aux Bourbons d'Espagne, il n'eut pas trop à se contraindre pour s'exprimer sur leur compte d'un ton dédaigneux ou léger: l'abdication de Charles IV lui parut naturelle chez un prince qui ne «voulait plus vivre que pour sa Louise et pour son Emmanuel 436». Quand le dénouement fut connu, il n'eut pour l'Empereur que des paroles d'approbation et alla jusqu'à la flatterie: «Je croyais, disait-il, qu'il avait rempli toutes les pages de l'histoire, mais il lui en reste une belle pour l'Espagne 437», et il saluait en lui «le régénérateur, le législateur 438» de cette contrée. Lorsque la nouvelle constitution du royaume lui fut présentée, il la trouva libérale et digne de son auteur. Toutefois, à certaines précautions de langage, à certains mots placés avec tact, il était aisé de se convaincre que le Tsar ne considérait point ses éloges comme purement gratuits: «Je ne suis ni ne serai jaloux, disait-il, d'aucun des avantages qu'a ou que peut avoir l'Empereur 439», mais il avait commencé par indiquer que les satisfactions devaient être réciproques. Il ne manquait pas, en termes significatifs, d'insister sur la correction de son attitude, sur «sa discrétion pendant tout le temps de ces événements 440», et l'on voyait qu'il prenait note de ses bons procédés, les laissait s'accumuler, se réservant de les faire valoir en masse lors de cette explication décisive sur les affaires d'Orient qu'il réclamait avec une inquiète persévérance.

Note 436: (retour) La reine et le prince de la Paix. Rapport de Caulaincourt du 27 avril 1808.
Note 439: (retour) Rapport de Caulaincourt du 10 juillet 1808.

Il n'était jamais entré dans la pensée de Napoléon de se soustraire à cette échéance, sauf dans l'hypothèse d'un accommodement avec l'Angleterre, mais seulement de la retarder. S'il répugnait encore à préciser ses engagements avec la Russie, il admettait toujours le principe du partage pour le cas où la cour de Londres perpétuerait la lutte. Il comprenait également le danger de mettre à une épreuve trop prolongée la patience d'Alexandre. Aussi, dès le mois de mai, à peine maître des négociations de Bayonne et assuré de l'effacement des Bourbons, considérant que le plus difficile de sa tâche au Midi est accompli, il reporte sur l'Orient une part de son attention. Un coup d'œil jeté sur le plan de morcellement dressé par Roumiantsof lui avait suffi pour le juger inadmissible en bien des points: un examen plus sérieux ne fit que le fortifier dans cette conviction; néanmoins, il ne désespérait pas de concilier un jour les prétentions respectives, et dès à présent, dans le but de raviver les espérances d'Alexandre plutôt que d'arriver à un accord immédiat, il ne se refusa point à reprendre le débat.

La note de Roumiantsof et la lettre confirmative d'Alexandre, en posant comme condition à l'entrevue un accord préalable sur les bases du partage, l'obligeaient de modifier sa tactique. Au lieu de tout régler seul à seul avec Alexandre, ainsi qu'il l'avait désiré, il lui fallait se résoudre à traiter de loin et par intermédiaires. Il essaya d'entrer dans cette voie. Il initia tout à fait M. de Champagny au secret, disposa entre ses mains les différentes pièces venues de Pétersbourg, et lui commanda à leur sujet un travail étendu 441. Le 22, il fait annoncer à Caulaincourt l'envoi d'un mémoire ministériel, en réponse à celui de Roumiantsof 442. Cependant les jours, puis les semaines s'écoulent, et l'expédition annoncée se fait attendre. Pourquoi ce nouveau retard? Approfondissant la question, Napoléon a reconnu une fois de plus l'impossibilité de la trancher par les armes ordinaires de la diplomatie, à coup de notes, de dépêches, de propositions et de contre-projets. Dans une affaire qui engage le sort du monde, il n'admet décidément d'autre négociateur que lui-même. Peut-être aussi hésite-t-il à livrer aux Russes une pièce dont ils pourront faire usage contre lui-même, si l'accord ne se réalise pas et que l'alliance se rompe, à laisser une preuve écrite de ses intentions destructives. Il revient donc à son idée première, celle de l'entrevue sans conditions, s'y attache obstinément, veut l'imposer. Le 31 mai, il écrit à Caulaincourt de la présenter à nouveau; l'ambassadeur devra remontrer la nécessité de tout renvoyer à une explication de bonne foi entre les deux souverains, acceptée en dehors d'engagements qui viendraient restreindre et contrarier les élans de leur confiance: il leur faut se voir pour s'entendre, et c'est à leur amitié seule qu'ils doivent remettre le soin de concilier leurs intérêts 443.

Note 441: (retour) Champagny à Caulaincourt, 2 avril 1808.
Note 442: (retour) Corresp., 13955 Champagny à Caulaincourt, 23 mai 1808.
Note 443: (retour) Instruction du 31 mai, dont Caulaincourt accuse réception dans sa lettre du 29 juin 1808.

À l'heure où cette lettre fut envoyée, elle n'avait plus d'objet. Répondant victorieusement aux reproches de son maître, Caulaincourt avait devancé ses ordres; continuant d'agir dans le sens de ses instructions antérieures, il avait redemandé et obtenu l'entrevue sans conditions.

Il dut ce succès à la lassitude plutôt qu'à l'empressement d'Alexandre. Énervé de l'attente, partagé de plus en plus entre le doute et l'espoir, le Tsar préférait à tout une certitude, et celle de se rencontrer avec Napoléon au cours de l'année, d'échanger avec lui des explications catégoriques, donnerait à son impatience un premier soulagement. De plus, sous le coup du malheur privé qui venait de le frapper, il passait par une phase plus prononcée de découragement et d'abandon: sa force de résistance s'en trouvait diminuée. Après les premiers jours de son deuil, il voulut recevoir Caulaincourt avant tout autre: il lui parla de son chagrin, lui ouvrit son cœur, puis, revenant aux affaires par un effort sur lui-même: «Moi, dit-il, j'ai toujours désiré l'entrevue, j'ai toute confiance en l'Empereur. Il vous écrivait bien de mettre le compas sur la carte; mais, par ma lettre, il semblait qu'on devait préalablement s'entendre sur quelques bases, puis il n'y aurait pas eu d'inconvénient à trouver les grandes discussions terminées en nous voyant. Les détails étaient encore assez importants pour nous occuper. Vous a-t-on répondu quelque chose sur ce que vous avez envoyé? Y a-t-il des difficultés sur la langue de chat?

L'ambassadeur.--Trente courriers ne tireront pas au clair ce qui se fera dans trois jours d'entrevue, et l'on ne finirait pas en deux ans ce qui se fera en dix jours. Il y a tant de choses scabreuses dans cette grande affaire, que des souverains seuls peuvent s'entendre. Le comte Roumiantsof a les bras un peu longs.

L'empereur.--J'ai désiré l'entrevue. C'est une preuve de l'amitié de l'Empereur à laquelle j'ai été fort sensible.

L'ambassadeur.--Cette proposition prouvait à Votre Majesté toute la confiance qu'il met en elle. La manière d'y répondre, si Votre Majesté me permet de le lui dire, c'est d'accepter l'entrevue sans conditions. Les intérêts de la Russie se trouvent plus liés à cette affaire que ceux de la France. En témoignant à l'empereur Napoléon autant de confiance qu'il en place en elle, Votre Majesté ne fait que répondre à la sienne. C'est Votre Majesté qui désire ce partage: l'empereur Napoléon y consent pour lui être agréable. Il ne peut donc sacrifier dans cette circonstance tous les intérêts de la France et ceux de son ancien allié. Dans une affaire de cette importance, les discussions diplomatiques arrêtent plus qu'elles n'avancent.

L'empereur.--Je crois cela; pour mon compte, j'ai toujours pensé ainsi. Au reste, j'ai toute confiance; je veux trop tout ce qui peut être avantageux à l'empereur Napoléon pour qu'il ne pense pas de même à mon égard, et je le lui ai prouvé. Comment voudriez-vous arranger cela? Parlez-moi franchement.

L'ambassadeur.--Accepter l'entrevue sans conditions, Sire.

L'empereur.--Avec plaisir, mais quand 444

Cette question ne laissa pas que d'embarrasser M. de Caulaincourt. Il ignorait si son maître assignait dès à présent une date à l'entrevue. À tout hasard, il parla du mois de juin. Alexandre le mit à l'aise en trouvant l'époque trop rapprochée, en refusant de quitter Pétersbourg pendant la saison la plus propice aux hostilités: c'était le moment où l'on aurait à craindre un retour offensif des Suédois, peut-être à repousser une tentative des Anglais, concordant avec un assaut suprême des mécontents; pour quitter son poste, un souverain doit-il choisir l'heure du péril? Suivant Alexandre, le mieux était, puisqu'on avait laissé passer l'hiver sans donner suite au projet, d'attendre jusqu'à la fin de l'été, au moins jusqu'en août. Cette époque admise, l'ambassadeur de France serait autorisé à fixer avec le Tsar la date précise de la rencontre, Napoléon s'engageant de son côté à se mettre en route dès qu'il aurait reçu l'avis du départ de son allié. Ce vœu fut immédiatement consigné dans une note expédiée à Bayonne, et qui débutait par cette phrase: «L'empereur Alexandre accepte l'entrevue sans conditions préalables 445

Note 444: (retour) Rapport du 21 mai 1808.
Note 445: (retour) Note annexée au rapport du 21 mai 1808; nous la donnons à l'appendice, sous le chiffre III.

Napoléon l'emportait: la Russie lui cédait sur le principe de la négociation directe, et la retardait assez pour lui permettre d'achever auparavant la soumission de l'Espagne. Il se hâta d'adhérer à la proposition venue de Pétersbourg. Toutefois, ne voulant point qu'Alexandre apportât à Erfurt des illusions qui rendraient tout accord impossible, il le prévint que le silence gardé sur la note Roumiantsof ne devait pas être tenu pour un acquiescement à toutes les exigences territoriales de la Russie: il le lui écrivit, le lui fit répéter par Caulaincourt, muni d'instructions appropriées, et le Tsar ayant désiré savoir sur quels points portait la difficulté, Constantinople et les Dardanelles devinrent l'objet d'une dernière discussion:

«Les bases de M. de Roumiantsof, disait l'ambassadeur, font bien la part de la Russie, mais ne concilient rien. Constantinople est un point si important, que sa possession et le débouché des Dardanelles vous rendraient doublement maîtres de tout le commerce avec le Levant, avec l'Inde même. Sans rien préciser, les bases du projet de M. de Roumiantsof ne peuvent être acceptées.

L'empereur.--Constantinople, par l'éloignement des Turcs, ne sera plus qu'une ville de province au bout de l'empire. La géographie veut que je l'aie, parce que si elle était à un autre, je ne serais plus maître chez moi, et qu'il est cependant sans inconvénient pour les autres, l'Empereur l'avouera, que j'aie la clef de la porte de ma maison.

L'ambassadeur.--Cette clef est aussi celle de Toulon, de Corfou, du commerce du monde.

L'empereur.--Mais on peut faire tel arrangement qui garantirait que cette route ne sera et ne pourra jamais être fermée au commerce de qui que ce soit, et en quelque temps que ce soit.

L'ambassadeur.--Si Votre Majesté régnait toujours, cette garantie pourrait avoir un grand prix; mais la prévoyance veut que, dans une affaire qui réglera les destinées du monde, l'Empereur prenne toutes les sûretés possibles pour son empire. Le successeur de Votre Majesté sera-t-il l'ami, l'allié de la France? Votre Majesté peut-elle le garantir? M. de Roumiantsof fait le lot de la Russie pour qu'il soit bon et sûr en tout état de cause. Tout en voulant ce qui peut convenir à Votre Majesté et lui être utile, l'Empereur ne peut cependant, dans un arrangement de cette importance, lui sacrifier les intérêts et la sûreté de la France. Concilier les uns et les autres, ce n'est pas tout s'approprier.

L'empereur.--Je ne demande pas mieux que de m'entendre; mais quand vous avez la plus grande part, et que toutes les conséquences de ce grand événement seront à votre avantage, il faut bien que j'aie ceux que la géographie me donne. C'est, d'ailleurs, bien moins que vous ne pensez. L'Empereur ne peut vouloir les Dardanelles; veut-il les donner à quelqu'un, quel inconvénient que je les aie?

L'ambassadeur.--Si Votre Majesté les possédait, elle serait aux portes de Corfou, de Toulon.

L'empereur.--Bien moins que vous n'êtes aux portes de Portsmouth, et l'Angleterre à celles de Brest et de Cherbourg.

L'ambassadeur.--Aussi sommes-nous rivaux, même en paix. Peut-être ne serons-nous jamais amis, certainement pas alliés. Votre Majesté me permettra de lui répondre que sa comparaison même fournit une raison contre le projet de M. de Roumiantsof, car elle veut que nous restions amis. Pour cela, il ne faut que des avantages qui ne nous nuisent pas réciproquement. En suivant les vues de M. de Roumiantsof, la puissance réelle dans le Levant serait la Russie, dont les nouvelles acquisitions se lieraient avec son vaste empire. Il n'y aurait donc plus cet équilibre qui conserve la paix. La France qui n'acquiert que loin d'elle, la France aux Dardanelles, à Constantinople même, n'est redoutable pour personne, parce que c'est une propriété éloignée, une espèce de colonie, tandis que dans les mains de la Russie, c'est un établissement formidable.

«Toutes ces raisons prouvent à Votre Majesté qu'une entrevue peut seule mettre d'accord sur de tels intérêts. Ce sont de ces grandes transactions dans lesquelles les souverains seuls peuvent s'entendre.

L'empereur.--Je le crois aussi, mais je ne veux pas placer mon pays dans une position plus gênante que celle où il se trouve par son voisinage des Turcs. La France aux Dardanelles, nous perdrions plus que nous n'aurions gagné 446

Note 446: (retour) Rapport de Caulaincourt, 24 juin 1808.

Malgré l'issue négative de cet entretien, une sorte d'apaisement s'était fait dans l'esprit d'Alexandre, depuis que l'accord intervenu sur le mode et l'époque de l'entrevue avait réglé provisoirement la situation respective des deux cours. Alexandre vivait désormais avec cette pensée que ses angoisses auraient un terme, qu'il pourrait, à jour fixe, interroger franchement Napoléon, pénétrer ses intentions, surprendre le secret d'une politique qui lui apparaissait de plus en plus ondoyante et fugace; il saurait enfin si l'alliance pouvait devenir une réalité ou n'était qu'un décevant mirage, et reviendrait d'Erfurt guéri de ses défiances ou de ses illusions. En attendant, s'il parlait encore de la difficulté capitale, c'était avec moins d'âpreté, et parfois sur un ton d'enjouement: «Avez-vous dit à l'Empereur, demandait-il un jour à Caulaincourt à propos des Dardanelles, que Roumiantsof appelle cela la langue de chat?»

L'ambassadeur.--Oui, Sire, je ne cache rien à l'Empereur, c'est le moyen de le bien servir et Votre Majesté aussi 447.» Et Alexandre ne poussait pas plus loin l'escarmouche. Il affirmait que l'entrevue lèverait tous les doutes, satisferait tous les intérêts, et peut-être son espoir n'était-il pas affecté. Peut-être croyait-il que Napoléon produirait quelque moyen inattendu et infaillible d'entente, que ce génie, auquel rien ne semblait impossible, ferait le miracle de concilier deux ambitions également tenaces, jalouses et démesurées.

Note 447: (retour) Id., 10 juillet 1808.

De son côté, s'il réservait ou au moins ensevelissait dans un profond secret ses volontés définitives sur les conditions du partage, Napoléon espérait le succès de l'entrevue et en attendait d'immenses résultats. Fixant davantage ses plans ultérieurs à mesure que les difficultés du présent semblaient s'aplanir sous ses pas, il marquait en septembre le moment de la rencontre, en octobre le début des grandes opérations destinées à bouleverser le monde oriental du Danube à l'Indus.

Pour cette époque, il jugeait que tout serait terminé dans la péninsule, que cette contrée serait indissolublement liée à son système, qu'elle deviendrait pour lui un secours au lieu d'un embarras: «L'Espagne sera tellement organisée avant ce temps, écrivait-il, que mon expédition de Toulon en sera augmentée de plusieurs vaisseaux 448.» Persistant dans son aveuglement fatal, affermi dans ses illusions par la triste facilité avec laquelle les Bourbons s'étaient livrés, il croyait que la renonciation des deux princes lui avait livré le royaume et s'imaginait avoir conquis l'Espagne au pied des Pyrénées. Tout au plus pensait-il que ses troupes auraient à combattre quelques mouvements partiels, isolés, quelques révoltes de villes, semblables à celle qu'il avait écrasée jadis dans les rues du Caire, quelques insurrections de montagnards, pareilles à celle que son armée de Naples avait eu à réprimer dans les Calabres. Quant à la masse du peuple, il ne doutait point qu'elle s'inclinât et reconnût le régime nouveau; il tenait déjà ce résultat pour acquis et l'annonçait avec un optimisme hautain: «L'opinion de l'Espagne, mandait-il à Cambacérès, se ploie suivant mon désir 449.» Aussi, dès que Charles IV et Ferdinand l'ont quitté, le premier pour se rendre à Compiègne, le second à Valençay, s'il reste encore six semaines à Bayonne, réglant la transmission des pouvoirs, offrant son frère aux hommages de l'Espagne officielle, organisant un simulacre de représentation nationale, présidant à l'inauguration du nouveau règne, il prépare l'entreprise du lendemain tout en pensant mettre la dernière main à celle de la veille, et déjà l'Espagne l'occupe moins que l'Orient.

Plus que jamais, il est avide de renseignements sur ces lointaines contrées: apprenant que l'on conserve à Madrid, chez certains agents du gouvernement, «une grande quantité de cartes et de papiers sur un voyage en Égypte, en Afrique, dans l'Asie Mineure, fait depuis 1803 450», il ordonne de saisir tous ces documents, où il y aura sans doute des renseignements utiles; ce sera sa part personnelle dans les dépouilles de l'Espagne. Il a fait préparer une carte détaillée de l'Égypte; il la fait imprimer, mais non publier, et veut qu'elle reste «sous les sceaux, comme secret d'État, afin d'être distribuée dans un événement extraordinaire 451». En même temps, il prescrit sur tous les points de son empire une reprise d'activité et des préparatifs innombrables: à travers les ordres de plus en plus précis, lumineux, concluants, qui partent de Bayonne, nous voyons le grand projet ébauché en janvier et février saillir plus nettement, ses lignes s'accentuer et ses contours s'affermir.

Note 448: (retour) Corresp., 13877.
Note 450: (retour) Corresp., 13857.

Sur terre, tout est prêt: la levée de la conscription de 1809 a jeté un renfort de 80,000 hommes dans nos armées d'Italie et de Dalmatie, destinées, au premier signal, à entamer la Turquie d'Europe: c'est la partie maritime de l'entreprise, partie essentielle, qui absorbe surtout l'attention de l'Empereur et à laquelle il ajoute chaque jour de nouveaux développements. Il médite maintenant une incursion navale contre les Indes, concordant avec les vastes opérations qui s'accompliront par terre: il fait équiper une flotte à Lorient, une autre à Brest 452; elles partiront l'une après l'autre, la première servant d'avant-garde, et doivent jeter 18,000 hommes dans l'Inde, tandis que l'armée franco-russe arrivera sur l'Euphrate après avoir détruit la Turquie sur son passage. Entre les deux expéditions de l'Est et de l'Ouest, destinées à converger au même but en partant des deux points extrêmes de notre ligne d'opérations, la grande expédition de la Méditerranée, celle qui comprendra des vaisseaux français, russes, italiens, espagnols, portugais, montés par des marins de toute nationalité, composera l'attaque principale. L'Égypte reste son objectif, car c'est toujours cette contrée que l'Empereur convoite avant toute autre parmi les dépouilles de la Porte et qu'il s'approprie en espérance; son désir ne se trahit plus seulement par des allusions, par quelques mots jetés dans sa correspondance: il s'accuse dans de longues instructions, où les conditions de l'entreprise, le nombre d'hommes à employer, la durée des trajets, les points d'atterrissage sont minutieusement indiqués.

Sans doute, l'exécution demeure incertaine, car il est possible que l'on ne s'entende point avec la Russie sur le partage, et d'ailleurs Napoléon n'est pas irrévocablement résolu à briser la puissance ottomane. Si l'on ne va pas en Égypte, on ira à Alger, à Tunis ou en Sicile, mais ces éventualités demeurent au second plan: «Je vais raisonner, écrit Napoléon à Decrès en lui détaillant les mesures à prendre pour l'approvisionnement des troupes et en évaluant les dépenses de l'expédition, dans l'hypothèse qu'elle serait destinée pour l'Égypte 453.» À Clarke, ministre de la guerre, chargé de réunir à Toulon le matériel nécessaire, il adresse cette phrase significative: «Pour mieux comprendre mon idée, comparez ce que je vous demande à ce que possédait l'armée d'Égypte à son débarquement 454.» Le 13 mai, il se dévoile tout à fait; c'est dans une grande dépêche au ministre de la marine, portant sur la corrélation à établir entre toutes les entreprises projetées: il indique les dates auxquelles devront appareiller la flotte de Lorient et celle de Brest, puis continue: «Au même moment, j'enverrai mon escadre de Toulon prendre 20,000 hommes dans le golfe de Tarente pour les porter en Égypte... Le concours de ces opérations, ajoute-t-il, portera l'épouvante à Londres 455.» Après avoir successivement rêvé, dans le cours de sa carrière, d'assaillir l'Angleterre dans les Indes par trois routes, par celle de Suez, en 1796, par celle de l'Asie centrale, en 1800, pendant son premier rapprochement avec la Russie, par celle du Cap, en 1805, il veut aujourd'hui les employer simultanément, y pousser à la fois ses soldats ou ses vaisseaux, et recommencer l'expédition d'Égypte dans le même temps qu'il fera doubler l'Afrique à ses flottes et prononcera sur les frontières de la Perse l'aventureux mouvement rêvé par Paul Ier.

Note 453: (retour) Corresp., 13997.

Devant de telles audaces, ses ministres, ses agents, s'arrêtent parfois interdits et lui laissent entendre que l'exécution de ses ordres dépasse la raison et le pouvoir de l'homme. Il s'irrite alors, les malmène durement: «Pour réussir, dit-il, il n'y a pas besoin d'être Dieu, mais de vaincre les obstacles et partager ma volonté, qui est forte 456.» Ce qu'il veut, en effet, c'est de communiquer à tout ce qui l'entoure l'activité brûlante qui l'anime, c'est de faire passer jusqu'au moindre des Français une parcelle de ce grand feu. Ce qu'il exige, c'est un concours unanime d'efforts, de dévouements, d'espérances, tendant directement ou indirectement au même but. Pour atteindre l'Angleterre aux endroits sensibles, il faut agir comme si l'on voulait la frapper partout. Il faut se mettre en mesure non seulement à Brest, à Lorient, à Toulon, à la Spezzia, où s'élève un autre Toulon, dans la rivière de Gênes, sur tous les points où se formeront et d'où s'élanceront les expéditions principales, mais en Hollande, à Boulogne, à Dunkerque, au Havre, à Cherbourg, à Rochefort, à Bordeaux, au Ferrol, à la Corogne, à Lisbonne, à Carthagène, sur les mille lieues de côte où commande la France. Que dans tous les ports on active donc les constructions, on exerce les hommes, on fasse des vaisseaux, on fasse des matelots; que les flottes chargées par l'ennemi de surveiller nos côtes et de bloquer nos rades sentent grossir et s'agiter les forces qui leur sont opposées. Pendant l'été, nos escadres, nos flottilles, seront en état d'appareillage constant; elles passeront d'un port à l'autre, «feront le jeu de barres 457», tiendront l'Angleterre en haleine et «la mettront sur les dents 458». À l'approche du moment décisif, les diversions se prononceront; une nouvelle poussée de nos troupes au Nord, en Scanie, retiendra l'attention des Anglais sur la Baltique; à Flessingue, il y aura une flotte, à Boulogne une flottille appuyée sur un camp, tournées l'une et l'autre vers les îles Britanniques, à Cadix, où sont déjà les vaisseaux de Séniavine, une accumulation de bâtiments, et partout des sorties, des manœuvres, des démonstrations, et «une telle confusion de mouvements que l'ennemi ne puisse pas savoir si tout cela ne doit pas débarquer chez lui 459». C'est cette universelle menace qui permettra de tromper la vigilance des Anglais sur la Méditerranée et peut-être sur l'Océan, de les prévenir en Égypte, en Asie Mineure, peut-être aux Indes, de faire tomber au moins les positions qui couvrent leur empire d'extrême Orient et lui servent d'accès, de mener contre eux cette campagne écrasante où toutes les armées, toutes les marines de l'Europe combattront sous nos ordres, et où l'empereur des Français aura le tsar de Russie comme principal lieutenant.

Note 456: (retour) Corresp., 13877.
Note 459: (retour) Corresp., 13997.

Pour ce combat suprême, le poste du commandant en chef, celui de l'Empereur, est tout désigné; il ira se placer en Italie, au centre du mouvement, à portée de la Sicile, de la Grèce, de l'Égypte, entre les deux bassins de la Méditerranée, entre l'Occident qu'il compte soulever et l'Orient qu'il veut inonder de ses forces. Le 30 juin, il annonce au vice-roi Eugène qu'il passera les Alpes en octobre ou en novembre 460, et cet avis confirme une parole précédente de Talleyrand: «Comment dirigerait-on un pareil mouvement combiné?» lui avait demandé Metternich.--«Pouvez-vous croire que l'Empereur, avait répondu le prince, se départirait de cette besogne? Il mènera tout cela d'Italie 461

Note 461: (retour) Mémoires de Metternich, II, 148.

Au reste, si l'Empereur ne révèle aux rois feudataires, aux ministres, aux généraux, aux administrateurs, que la partie du plan à l'exécution de laquelle chacun d'eux se trouve spécialement préposé, il fait prévoir à l'Europe d'extraordinaires événements et veut qu'elle s'y prépare. Le 19 juin notamment, dans une dépêche à l'adresse d'un gouvernement ami, celui de Saxe, il promet la paix, mais au prix d'une dernière crise: après avoir exposé à sa manière, par la plume de Champagny, la chute des Bourbons et l'élévation de Joseph, il laisse entendre que ces faits ne sont qu'un commencement, que l'Angleterre, en lui refusant la paix, l'oblige à des moyens extrêmes, qu'elle doit se hâter de céder, si elle veut sauver ce qui reste du vieil édifice européen, et résumant l'historique de la lutte qu'il dirige contre elle depuis cinq années à coups de mesures destructives sur le continent, il montre dans ses entreprises une formidable gradation: «Si les hommes sages, dit la dépêche, ne parviennent point à dominer dans les conseils britanniques, l'Angleterre s'expose à des événements encore plus funestes pour elle que tous ceux qui ont eu lieu et qu'il ne faut attribuer qu'à l'administration qui a voulu la guerre et à celle qui a la folie de la perpétuer. Ceux qui peuvent les suivre auront une telle tendance, un tel développement, que la puissance anglaise sera écrasée ou forcée à rentrer dans de justes bornes 462...»

Note 462: (retour) Archives des affaires étrangères, Saxe, suppléments, 6.

Cependant, à l'heure où Napoléon se livre à ses projets grandioses, leur laisse prendre une forme de plus en plus nette et presque définitive, près de lui, mais à son insu, l'insurrection générale de l'Espagne commence, dément ses prévisions et va déjouer tous ses desseins. Déjà, derrière le mur des Pyrénées, la lutte est ouverte entre les populations soulevées et nos troupes trop faibles, réparties sur un territoire trop vaste, et cette guerre déconcerte nos soldats par son caractère d'acharnement sans pitié et de fureur perfide. Déjà, de tous les points de la péninsule, des aides de camp accourent vers l'Empereur; expédiés par ses généraux en détresse, ils doivent lui apprendre le péril de la situation et l'urgence d'un secours; mais il leur faut traverser les villes en révolte, braver la fusillade des partisans embusqués sur leur passage; les uns périssent, les autres, obligés à de multiples détours, errent de province en province, rencontrent partout l'incendie, parviennent difficilement à le traverser et n'apporteront à Bayonne que des nouvelles déjà vieilles. L'Espagne est en feu, et Napoléon ne sait que la moindre part de la vérité, et il continue de s'adonner avec une confiance superbe à ses apprêts d'action lointaine. Le 22 mai, il écrit cinq fois à Decrès, lui reproche ses lenteurs, ses objections, veut que pour le 15 août il y ait à Toulon quinze vaisseaux français et que l'Espagne y ait envoyé sa flotte des Baléares; c'est par Carthagène qu'il faut prévenir cette dernière; c'est de Carthagène que doit partir le mouvement. Or, ce même jour, Carthagène s'insurge, massacre les Français, arbore l'étendard de Saint-Ferdinand, donne l'exemple à toutes les cités d'Espagne. C'est le 26 mai que Napoléon dresse le plan de la nouvelle expédition d'Égypte; le 26 mai, la seconde capitale de l'Espagne, Séville, se prononce, institue un gouvernement, donne un centre à la révolte. L'avant-veille, Saragosse a acclamé Ferdinand VII; quelques jours après, c'est Valence qui suit l'exemple; puis viennent Grenade, Badajoz, la Corogne; au Nord, les Asturies et la Galice d'un côté, l'Aragon de l'autre, sont debout et marchent pour se rejoindre sur les derrières de notre armée. À la fin du mois, si Napoléon s'occupe de l'Espagne, c'est encore pour faire coopérer à la grande oeuvre les forces militaires et navales de ce royaume; il songe à les pousser sur Gibraltar, peut-être sur le Maroc, afin de fermer aux Anglais l'entrée de la Méditerranée; il veut surtout grossir par l'appoint de ressources locales les flottes de Cadix et de Lisbonne. Il ignore que ses vaisseaux de Cadix sont assiégés par l'insurrection, qu'ils seront prisonniers demain, que les troupes régulières du Midi se sont ralliées à ses ennemis, et que l'Espagne vient de lui déclarer la guerre par la voie de la Junte suprême 463. Violentée dans ses sentiments, atteinte dans sa dignité, une nation entière s'est levée; elle va s'attacher aux flancs du conquérant, retenir son essor, paralyser ses mouvements et engager contre lui la lutte des peuples, succédant à celle des rois. Déjà l'exemple des Espagnols remue l'Allemagne, et la maison d'Autriche, cédant à l'opinion autant qu'à ses propres défiances, se prépare à commencer la première guerre de l'indépendance germanique. Après une suite ininterrompue de triomphes qui ont mis le comble à sa gloire sans lui procurer le repos, Napoléon a cru qu'un dernier effort, colossal et décisif, le séparait seul de cette paix avec l'Angleterre si violemment convoitée, de cette paix qui devait fixer sa fortune, asseoir sa grandeur, couronner son œuvre, et voici que sous ses pieds le sol tremble, lui manque; les bases mêmes de sa puissance se dérobent et s'effondrent.

Note 463: (retour) Voy. Thiers, IX, 1 à 43.


CHAPITRE XI

ESPAGNE ET AUTRICHE


Napoléon comprend tardivement la gravité de l'insurrection espagnole; il suspend jusqu'au 15 juillet les préparatifs d'expéditions lointaines.--Effet produit à Vienne par les événements de Bayonne; mesures de salut public, mobilisation générale; l'Autriche en armes.--Napoléon ne veut pas la guerre avec l'Autriche et cherche à l'éviter.--Rôle qu'il réserve à la Russie.--Jeu caressant d'Alexandre.--Ses premières paroles au sujet de l'Autriche.--L'archiduc Charles et la couronne d'Espagne.--La Russie reconnaît le roi Joseph.-- Situation incertaine de la péninsule.--Napoléon ne renonce pas tout à fait à ses projets sur l'Orient et les Indes; instructions pour la Perse; travail demandé au bibliothécaire Barbier.--La trace des légions romaines sur l'Euphrate.--Bataille de Médina de Rio-Seco; importance que Napoléon attribue à cette victoire.--Capitulation de Baylen.--Immense gravité de ce désastre; toutes les combinaisons de l'Empereur anéanties.--Courroux et chagrin qu'il en éprouve.--Sa brusque évolution.--Il prend le parti d'évacuer la Prusse et présente cette mesure comme une satisfaction donnée à la Russie.--Comment il s'y prend pour annoncer au Tsar la catastrophe de Baylen.--Les deux courriers de Rochefort.--Convenance de l'attitude observée par Alexandre.--Les recrues russes et les soldats de Dupont.--Le Tsar ne veut point menacer l'Autriche et se borne à de discrets avertissements; raisons de sa conduite.--Ses paroles et ses actes.--Nouvelle révolution à Constantinople: meurtre de Sélim: le vizir Baïractar.--Alexandre fixe la date de l'entrevue.--Il redouble ses cajoleries.--Raideur de Tolstoï.--Paroles de Napoléon à la chasse.--Les neiges du Nord et le beau climat de France.-- Alexandre dresse le bilan de l'alliance franco-russe.--Convention du 8 septembre avec la Prusse.--Alexandre réclame la libération totale de ce royaume et le partage de la Turquie.--Lettre tendre et pressante à Napoléon.--Points sur lesquels portera la discussion à Erfurt.

I

Ce fut à la fin de juin que Napoléon reconnut pour la première fois dans l'Espagne un obstacle sérieux à ses projets sur l'Orient et sur les Indes. Prévenu d'abord des mouvements qui s'étaient opérés près de nos frontières, en Aragon, en Catalogne, dans les Asturies, il n'y avait vu que des accès de fanatisme local, provoqués par les moines, et soulevant une multitude prompte aux excès; il avait cru que ses troupes auraient à combattre en Espagne, non la nation, mais la populace, et que quelques coups portés avec une preste vigueur feraient tout rentrer dans l'ordre. Il avait ordonné que des colonnes fussent dirigées sur les points principaux, et expédié hâtivement des renforts au delà des Pyrénées. Les premières rencontres furent à notre avantage, mais ces succès mêmes ne firent que mieux mesurer la violence et l'étendue du mal; derrière les ennemis qu'elles avaient dispersés, nos troupes en rencontraient d'autres, ne se trouvaient plus en présence d'émeutes à comprimer, mais d'un royaume à conquérir, province par province. Au Nord, Bessières se heurtait à de véritables armées; sur l'Ebre, Saragosse nous arrêtait; dans le royaume de Valence, Moncey, entouré d'ennemis, n'avançait que lentement; de Dupont, aventuré en Andalousie, on n'avait que de brèves et rares nouvelles. Napoléon comprit alors que la soumission de l'Espagne exigerait un grand déploiement de forces, une campagne véritable, et pourrait l'obliger à ajourner ses lointaines expéditions. Il ne contremande pas encore les préparatifs ordonnés, mais leur fait subir un temps d'arrêt. «Je désire, écrit-il à Decrès le 28 juin, qu'avant de vous jeter dans des dépenses qui seraient perdues, si l'expédition de Brest n'avait pas lieu, vous me demandiez de nouveaux ordres... Les affaires d'Espagne, ajoute-t-il bientôt, ayant pris depuis un mois une tournure assez sérieuse, il ne sera peut-être plus dans mon projet de hasarder une si grande quantité de forces sur les mers 464

Note 464: (retour) Corresp., 14138, 14161.

Les nouvelles d'Autriche vinrent lui mieux démontrer la nécessité de cette halte dans la voie où il s'élançait. Malgré ses efforts pour améliorer ses relations avec la cour de Vienne, celle-ci n'avait rien abdiqué de ses préjugés et de ses haines. Sa rupture avec l'Angleterre n'avait été que fictive: les marchandises britanniques continuaient d'affluer à Trieste. À Vienne, la société restait partie intégrante de cette coalition qui se maintenait entre toutes les aristocraties de l'Europe, alors même qu'elle cessait d'exister entre les gouvernements: la capitale autrichienne demeurait un foyer d'intrigues cosmopolites. Quant au cabinet, malgré sa faiblesse, ses divisions, il ne se résignait pas à admettre que la paix de Presbourg eût fixé pour jamais le sort de la monarchie. Désolé d'avoir manqué en 1807 l'occasion de rétablir sa fortune, mécontent des autres et de lui-même, sentant son isolement, se défiant de tout le monde et surtout de la France, il se préparait à une lutte suprême, l'appelait et la redoutait à la fois, mais jugeait qu'elle devait inévitablement se produire, soit que l'Autriche eût à la subir, soit qu'elle eût à la provoquer.

Sa grande occupation, depuis Presbourg, était de refaire et de transformer les institutions militaires de l'empire d'après un système emprunté en partie à la France, et qui permettrait de réunir en temps de guerre des effectifs à hauteur des nôtres. Les ouvertures de Napoléon au sujet de la Turquie n'avaient engagé à Vienne qu'à plus de précautions: résolu, s'il le fallait absolument, de coopérer à nos mouvements, se résignant à prendre quelques provinces ottomanes et les marquant d'avance 465, on avait rassemblé plusieurs corps sur les confins de la Serbie, sans cesser d'observer avec angoisse les autres frontières. Environnée de ruines, voyant un monde s'écrouler autour d'elle, l'Autriche, par instinct de conservation, se préparait à tout événement et armait sans relâche, sans savoir au juste contre qui et dans quel but.

Note 465: (retour) Beer, Die orientalische Politik Œsterreichs seit 1774, 172-173. Beer, Zehn Jahre oesterreichischer Politik, 305.

Les événements d'Espagne, éclatant tout à coup, donnèrent à ses terreurs un objet précis; la chute des Bourbons retentit à Vienne comme un glas funèbre. On ne douta plus que l'usurpation du trône d'Espagne ne fût le début d'une entreprise méditée par Napoléon contre toutes les dynasties légitimes, que le tour des Habsbourg ne dût suivre celui des Bourbons; cette pensée, fortifiée par les rapports alarmants que Metternich expédiait de Paris, par le séjour prolongé de nos troupes en Allemagne, en Silésie surtout, par le langage batailleur de quelques officiers de la Grande Armée, produisit une véritable panique et le recours à des mesures de salut public. L'excès de la peur détermina chez l'Autriche un brusque sursaut d'énergie et d'audace. D'urgence, elle voulut achever la reconstitution de ses forces militaires et donna à des mesures organiques, d'utilité permanente, quelque chose de précipité et de fiévreux qui en altéra singulièrement le caractère. En un mois, l'empereur François ordonna la formation d'une réserve destinée à renforcer l'armée active, déjà portée à trois cent mille hommes, puis la création d'une armée régionale, comprenant tous les hommes laissés en dehors du recrutement: au 16 juillet, il fallait que tout fût achevé sur le papier; ensuite commenceraient des exercices et des manoeuvres auxquelles la réserve et la milice en entier seraient appelées à prendre part; sans se contenter d'organiser des forces immenses, on en décrétait la mobilisation. Pour faciliter ce grand effort aux peuples divers qui composaient la monarchie, on crut nécessaire d'allumer leurs passions, de réveiller ou plutôt de créer chez eux un patriotisme commun. Proclamations, articles de journaux, voyages princiers, rien ne fut omis; on parla d'un grand péril à conjurer, d'un ennemi toujours menaçant à repousser: et quel pouvait être cet adversaire, si ce n'était le vainqueur impitoyable de 1805, le Français détesté? N'était-ce point lui d'ailleurs que désignait le gouvernement en ordonnant une concentration de troupes dans la Silésie autrichienne, en face de nos camps, et des mesures de défense spéciale sur la frontière de l'Ouest? Le soulèvement de l'opinion se fit donc contre nous; tandis que des bruits de rupture circulaient, entraînant une baisse rapide des fonds publics, le cri de: «Mort aux Français!» retentissait de toutes parts, et la populace commençait d'insulter nos agents; la levée des milices se fit avec enthousiasme, en tumulte, et brusquement, sans avoir été menacée ni sérieusement provoquée, l'Autriche prit l'aspect d'un camp qui se lève 466.

Note 466: (retour) Archives des affaire» étrangères, correspondance de Vienne, 1808. Id., de Bavière. Beer, Zehn Jahre oesterreichischer Politik, 308 -337.

Napoléon apprit avec regret cette effervescence, dont les avis lui arrivaient de tous côtés, de Vienne, de Dresde, de Munich, de Trieste. Une guerre avec l'Autriche n'avait jamais été plus loin de sa pensée. Il avait compté se servir de cette puissance, au lieu de songer à l'attaquer; mais il comprenait aujourd'hui que la cour de Vienne, en persistant dans son attitude, alors même qu'elle ne voudrait pas une rupture, la rendrait inévitable. Ses armements obligeraient la France à en exécuter d'autres; quand les troupes seraient en présence, quand les deux puissances se tiendraient mutuellement en observation, les yeux dans les yeux, on verrait naître à coup sûr quelques-uns de ces incidents qui, d'importance minime par eux-mêmes, prennent en pareil cas une gravité redoutable. Il en résulterait d'aigres explications, des menaces, des démonstrations hostiles, et finalement la guerre, née des circonstances plutôt que de l'intention préméditée des gouvernements. Dès à présent, Napoléon se voyait forcé d'admettre comme une éventualité très fâcheuse, mais peut-être prochaine, une nouvelle campagne contre l'Autriche coïncidant avec de multiples opérations en Espagne, et l'emploi dans un but défensif, non seulement de la Grande Armée, mais de ces forces d'Italie et d'Illyrie qu'il avait réservées pour de plus lointaines et de plus fructueuses besognes.

Devant la double complication qui surgissait, il sentait le frémissement d'impatience et de courroux qu'il avait éprouvé en 1805, au camp de Boulogne, à la veille de passer le détroit, quand il avait aperçu les signes précurseurs d'une nouvelle coalition et compris que la terre allait le détourner de l'Océan. En 1808, après avoir conquis l'Europe jusqu'au Niémen et l'avoir organisée à sa guise, il était revenu à son œuvre interrompue, à sa lutte directe contre l'Angleterre; il avait préparé contre cette puissance une action diffuse, mais non moins formidable que celle rêvée trois ans auparavant, se croyait sûr d'atteindre notre ennemie, sinon au cœur, au moins dans ses parties vitales, et, se livrant tout entier à cette pensée, avait longtemps fermé les yeux sur les symptômes de révolte qui s'annonçaient de toutes parts. Aujourd'hui, l'illusion ne lui était plus permise: il lui fallait reconnaître que son œuvre se défaisait une fois de plus sur le continent, que d'importunes diversions menaçaient à nouveau de lui arracher l'Angleterre; obligé de renoncer à cette proie, il aurait peut-être à recommencer ces campagnes d'Italie et d'Allemagne, ces luttes dont il ne voulait plus, où il avait cueilli assez de gloire, à reprendre cette carrière de conquêtes éblouissantes, mais stériles, qui ne terminaient rien et lui faisaient toujours retrouver la guerre au fond de sa victoire.

Toutefois, au début de juillet, la situation ne paraissait pas irrévocablement compromise, et il semblait que tout pût se réparer. En Espagne, les armées improvisées de l'insurrection n'offraient point la consistance de troupes régulières: une suite d'opérations menées contre elles avec méthode, avec ensemble, à l'aide de forces suffisantes, pourrait en avoir presque immédiatement raison, décourager la haine des séditieux par d'accablants revers et abattre l'ardeur enthousiaste qui faisait toute leur force: la révolte était-elle autre chose que l'une de ces flammes subites et passagères qui se développent et s'évanouissent avec une égale facilité? Pour calmer les esprits et produire l'apaisement, Napoléon comptait beaucoup sur l'arrivée de Joseph dans sa capitale, où il apparaîtrait aux Espagnols comme le signe visible et le garant de leur autonomie. Aussi, calculant que le nouveau roi pourrait être établi à Madrid avant le milieu de juillet, écrivait-il à Decrès qu'il ne déciderait qu'au 15 du même mois si les expéditions maritimes devaient être définitivement abandonnées, ou s'il convenait de reprendre les préparatifs 467; à cette époque, on verrait plus clair dans l'état de la péninsule, et peut-être l'Espagne, ressaisie d'une main ferme au moment même où elle nous échappait et se retournait contre nous, ne serait-elle plus une entrave.

Note 467: (retour) Corresp., 14133, 14161.

Rapidement assurée, la pacification de l'Espagne pourrait faire réfléchir l'Autriche et l'arrêter sur le chemin d'une suprême aventure. Dès à présent, était-il impossible de provoquer chez elle un retour de prudence et de sang-froid, de lui inspirer de salutaires réflexions, de lui découvrir l'abîme qu'elle se préparait? Il serait facile de lui démontrer que, depuis 1805, en dépit de certaines apparences, ses moyens contre nous avaient diminué, loin de grandir, et que, dans la redoutable partie où elle s'apprêtait à risquer son existence, si sa mise au jeu était devenue plus forte, ses chances n'avaient point suivi la même progression. Elle possédait plus de troupes que par le passé, plus de matériel, comptait davantage sur le dévouement et l'élan de ses peuples, mais la paix de Presbourg avait démantelé son empire et ouvert partout ses frontières. De plus, différence essentielle, elle combattait, en 1805, adossée à la Russie et tirait de cet empire d'inépuisables réserves; aujourd'hui, la Russie marchait avec nous et la prendrait à revers. La cour de Vienne, il est vrai, mal instruite des stipulations de Tilsit, n'ayant point réussi à pénétrer le véritable caractère de nos relations avec Alexandre, comptait sur la neutralité de ce monarque et se flattait même de rencontrer chez lui une bienveillance graduée d'après le cours des événements militaires; mais ne saurait-on dissiper ces illusions, amener Alexandre à prononcer son attitude, à publier ses sympathie?, ses engagements, et à exercer sur l'Autriche une pression qui la paralyserait? Avant de devenir entre nos mains une puissante arme d'offensive contre l'Angleterre, la Russie ne pourrait-elle nous être un précieux moyen de défense contre certaines velléités perturbatrices? Ne pourrait-elle faire pour nous la police de l'Europe? Ce fut ce rôle préventif que Napoléon allait lui destiner jusqu'à l'entrevue, et auquel il voulut dès maintenant la préparer.

Le 28 juin, puis le 9 juillet, il écrivit à Caulaincourt, lui ordonnant de sonder et, s'il était possible, de ménager les dispositions du Tsar au sujet de l'Autriche. L'empereur des Français, devait dire notre envoyé, n'a pu voir qu'avec une profonde surprise les armements dont toute l'Europe s'entretient; n'ayant rien à démêler avec l'Autriche, il ne saurait concevoir son but. D'ailleurs, les mesures par elle prises menacent autant la Russie que la France; l'Empereur en a la preuve, car il sait que la politique de Vienne agit sous main auprès des insurgés de Serbie, afin de les soustraire à l'influence moscovite: dans ces conditions, il est prêt à s'entendre avec Alexandre pour que l'on adresse au gouvernement de l'empereur François une mise en demeure commune de s'expliquer. Quant aux événements d'Espagne, il avait toujours une façon à lui de les présenter, allant jusqu'à s'en faire un mérite auprès de la Russie. Suivant lui, la chute des Bourbons, avec les troubles qui l'ont suivie, en attirant vers la péninsule l'attention et les forces des Anglais, en leur ouvrant un champ de bataille au Midi, les détourne de porter secours à la Suède, dégage le Nord et facilite de ce côté les opérations des armées russes; si la soumission de l'Espagne exige de nous quelques peines, l'Empereur s'en consolera en pensant qu'elle en épargne d'autres à nos alliés et qu'il se sacrifie pour la cause commune. Enfin, pour achever de se rendre la Russie favorable, toujours habile à doser ses concessions suivant les circonstances, il autorisait Caulaincourt à promettre de nouveau l'entrée de nos troupes en Scanie, mouvement qui d'ailleurs, nous l'avons vu, concordait avec l'ensemble de ses desseins 468.

Note 468: (retour) Rapports de Caulaincourt du 24 juillet et du 8 août 1808. Ces rapports, répondant point par point aux instructions du souverain, les font connaître dans toutes leurs parties et en rappellent souvent les expressions mêmes.

L'empereur Alexandre devança les communications que M. de Caulaincourt avait à lui faire, et ce fut lui qui parla le premier de l'Autriche. Il le fit d'abord en termes qui ne laissaient rien à désirer. Toujours fidèle à la ligne qu'il s'était tracée, il n'entendait fournir à Napoléon aucun grief avant l'entrevue: loin de là, il découvrait dans nos embarras une occasion de nous mieux témoigner ses sentiments et, par suite, d'en exiger le retour; on le vit alors mettre une sorte de coquetterie à raffiner ses prévenances envers un ami moins heureux, avec l'espoir de grossir, par cette générosité délicate, la dette de reconnaissance qu'il voulait faire contracter à l'Empereur.

Dès qu'il eut vent des préparatifs exécutés à Vienne: «L'Autriche, dit-il au duc de Vicence, ne peut que se perdre si elle se brouille avec vous. Pour moi, je ne la crains pas, franchement ami et allié de l'empereur Napoléon, comme je le suis 469.» À quelques jours de là, apprenant l'arrivée à Trieste d'un bâtiment anglais, porteur d'un message par lequel les insurgés de Saragosse offraient à l'archiduc Charles la couronne d'Espagne, il tint à avertir Caulaincourt de cet incident, en accompagnant sa confidence de paroles qui en rehaussaient le prix: «Dans l'état d'intimité et d'alliance, dit-il, où je suis avec l'empereur Napoléon, je me reprocherais une pensée que je ne lui dirais pas sur ce qui peut l'intéresser, à plus forte raison sur ce que les autres peuvent projeter. S'il me vient d'autres renseignements, vous savez la confiance que j'ai en vous; cinq minutes après, vous les connaîtrez. Je ne sais pas ce que c'est que d'être allié ou ami à moitié 470

Note 469: (retour) Rapport de Caulaincourt du 12 juin 1808.
Note 470: (retour) Lettre de Caulaincourt du 20 juillet.

Sa conduite allait-elle répondre à ses assurances? Lorsque Caulaincourt lui parla d'une remontrance à adresser aux Autrichiens, il émit le désir de ne rien précipiter. Il ne croyait pas, disait-il, à une attaque de l'Autriche; un tel acte serait insensé, et la démence ne se présume pas. Il développa plusieurs fois la même opinion, et, dans cette affectation de tranquillité, il était aisé de reconnaître un système adopté par lui pour se soustraire le plus longtemps possible à des démarches qui lui coûtaient. Cependant, sa réponse définitive fut que l'Empereur pouvait compter sur lui en toute circonstance, et il était permis de penser qu'en le pressant un peu, en faisant miroiter de plus en plus à ses yeux, comme un appât fascinateur, l'espoir du règlement très prochain des affaires d'Orient, on l'amènerait à tenir au cabinet de Vienne un langage suffisamment explicite 471. Pour l'Espagne, il éprouvait moins de scrupules; afin de nous fournir, à défaut d'un secours matériel, un appui moral, il se hâta de reconnaître le roi Joseph, ratifiant à la face de l'Europe la déchéance des Bourbons.

Note 471: (retour) Rapport de Caulaincourt du 24 juillet 1808.

Ce gage donné par la Russie n'était pas encore connu de Napoléon au 15 juillet, date à laquelle il s'était promis de prendre parti sur les entreprises d'outre-mer. Il avait appris seulement les premières paroles d'Alexandre et pouvait en tirer des présomptions plutôt que des certitudes. L'Autriche continuait d'armer, tout en niant ses armements; une suite d'observations formulées par le cabinet français n'avait obtenu que des réponses évasives. En Espagne, la situation s'améliorait, mais ne se prononçait pas. Nos premières opérations d'ensemble n'avaient point produit le résultat décisif que Napoléon en attendait, et le succès retardait sur ses prévisions. Le roi Joseph n'avait pu encore atteindre Madrid; poursuivant son voyage sur une route bordée de partis ennemis, obligé à de fâcheuses précautions, entouré de troupes qui éclairaient et protégeaient sa marche, il n'avançait que pas à pas; le 15, il n'avait point dépassé Burgos. Dans toutes les parties de la péninsule, la lutte continuait, obscure et confuse. Sur certains points, nos troupes avaient repris l'ascendant; sur d'autres, de faux mouvements avaient compromis leur position. En Aragon, en Catalogne, le plat pays se soumettait, les villes résistaient; Moncey, dans l'Est, Dupont, dans le Sud, restaient sur la défensive, le second ayant affaire aux milices aguerries de Castaños; au Nord, un choc était imminent entre Bessières et l'armée des Asturies et de la Galice, commandée par La Cuesta, qui s'avançait pour séparer de la France nos troupes aventurées en Espagne et les isoler de leur base d'opérations. Napoléon attachait une importance extrême au résultat de cette rencontre, croyait à la victoire, mais ne la jugeait pas infaillible, et se contentait de chiffrer nos chances à soixante-quinze pour cent 472.

Note 472: (retour) Corresp., 14184, 14191, 14192, 14195.

Dans cette incertitude, il n'ordonne pas encore la reprise des préparatifs à Brest, à Lorient, à Toulon, mais ne se détache pas définitivement de tout ce qu'il a rêvé et médité depuis six mois. Il est toujours à Bayonne; là, à le voir se plongeant de plus en plus dans l'entreprise d'Espagne, s'efforçant, par un travail incessant, prodigieux, de tout réparer, de tout prévoir, de régler tout le détail de la guerre, il semble que cette fatale diversion l'occupe exclusivement. Cependant, à de certains indices, il faut reconnaître que le grand projet habite toujours en lui, l'occupe encore et le possède. Il continue de songer au moins à l'expédition méditerranéenne, de pousser l'approvisionnement de Corfou, «de sorte, dit-il, que si l'on voulait donner là deux ou trois mois de vivres à une escadre, on sût à quoi s'en tenir 473». Parfois même, sa pensée s'échappe au delà de la Méditerranée, sonde les profondeurs de l'Orient, s'arrête sur la vallée de l'Euphrate, chemin de la Perse et des Indes.

Note 473: (retour) Corresp., 14180.

Les mémoires demandés à la mission Gardane sur la topographie de la Perse et les moyens de la traverser viennent de lui parvenir: il a ordonné à Champagny «de les classer avec soin, pour pouvoir les retrouver dans l'occasion 474». C'est à Paris, où il compte revenir en août, qu'il se propose d'étudier la question; en attendant, il veut qu'on lui prépare les éléments de son travail, qu'on collige d'autres renseignements, qu'on interroge pour lui la géographie, l'histoire, et puisqu'il faut remonter jusqu'aux conquérants de l'antiquité pour lui trouver des modèles, qu'on lui dise par où passaient les Césars romains quand ils menaient leurs légions à la poursuite du Parthe et à la conquête de l'Asie. Dictant une instruction à son bibliothécaire Barbier, au sujet d'un choix de volumes dont il veut faire les compagnons ordinaires de ses voyages, il prescrit d'ajouter la note suivante, qui accuse ses préoccupations intimes: «L'Empereur désirerait également que M. Barbier s'occupât du travail suivant avec un de nos meilleurs géographes: rédiger des mémoires sur les campagnes qui ont eu lieu sur l'Euphrate et contre les Parthes, à partir de celle de Crassus jusqu'au septième siècle, en y comprenant celles d'Antoine, de Trajan, de Julien, etc.; tracer sur des cartes, d'une dimension convenable, le chemin qu'a suivi chaque armée, avec les noms anciens et nouveaux du pays et des principales villes, des observations géographiques du territoire et des relations historiques de chaque expédition, en les tirant des originaux 475

Note 474: (retour) Id., 14124. En même temps, l'Empereur faisait exprimer à Gardane son étonnement que la Perse n'eût pas encore signé la paix avec les Russes: «Elle paraissait devoir la désirer d'autant plus, ajoute la dépêche, qu'elle a à soutenir la guerre contre les Afghans et peut-être à s'occuper d'expéditions plus étendues.» 27 juillet 1808, archives des affaires étrangères, Perse, vol. 10.
Note 475: (retour) Corresp., 14207. Cf. Thibaudeau, III, 565 à 567.

Cet ordre est du 17 juillet; le même jour, l'Empereur apprenait la victoire de Médina de Rio-Seco, résultat de la rencontre prévue entre Bessières et les meilleures troupes de l'insurrection espagnole. C'était un beau fait d'armes, la dispersion de trente-cinq mille ennemis par l'élan de trois divisions. Napoléon attribue aussitôt à cet événement des conséquences majeures: «Jamais bataille, écrit-il avec un tressaillement d'aise, n'a été gagnée dans des circonstances plus importantes; elle décide les affaires d'Espagne 476.» En prononçant cette affirmation, il s'avançait trop, et la journée de Médina ne tranchait la question qu'à moitié; pour que le succès d'ensemble fût assuré, il fallait qu'elle eût son pendant dans le Midi, en Andalousie, que Dupont battît Castaños comme Bessières avait écrasé La Cuesta. C'est d'ailleurs ce que Napoléon comprit presque aussitôt, et il reporta sur l'armée d'Andalousie la plus grande part de ses soins; il lui envoyait des renforts, la pressait d'avancer, attendait anxieusement le bulletin de ses opérations, espérant une seconde victoire qui viendrait anéantir les dernières forces régulières de l'Espagne et nous rendrait pour l'automne la liberté de nos mouvements.

Note 476: (retour) Corresp., 14210. Cf. les nos 14212, 14213, 14215 et 14217.

Ce fut un désastre qu'il apprit, la capitulation de Baylen. Dupont, obligé de reculer devant les obstacles accumulés sous ses pas par la nature, le climat, l'ennemi, s'était laissé envelopper, n'avait su ni manoeuvrer ni utilement combattre, s'était rendu à merci, livrant ses hommes, ses fusils, ses canons, ses aigles, infligeant à nos armes cette première flétrissure. Les effets de cette catastrophe se faisaient immédiatement sentir. Joseph, arrivé à Madrid, mais jugeant impossible de s'y maintenir, rétrogradait jusqu'à Vittoria; la domination française, répandue naguère sur toute l'Espagne, refluait jusqu'au pied des Pyrénées, se réfugiait entre ces montagnes et l'Èbre, assiégée de toutes parts par le flot montant de l'insurrection. En se retirant, elle abandonnait Junot en Portugal, l'y laissait isolé, exposé au sort de Dupont; les deux flottes de Cadix et de Lisbonne, sur lesquelles se fondaient tant d'espérances, allaient être perdues pour nous, et l'Angleterre, loin d'attendre l'assaut dont Napoléon la menaçait dans ses possessions les plus reculées, débarquait une armée en Portugal, une armée en Galice, s'avançait vers nos frontières méridionales et prenait l'offensive.

On a tout dit sur l'indignation de l'Empereur à la nouvelle de Baylen et sur les éclats terribles de sa colère. «J'ai une tache là», disait-il en mettant la main sur son uniforme 477, et à la pensée d'une défaillance chez des hommes qui avaient été les vainqueurs d'Iéna et de Friedland, son honneur de soldat, son orgueil de Français saignaient. Chez lui, le politique et le chef d'empire n'étaient pas moins frappés. Connaissant seul les ressorts multiples, mystérieux, compliqués, par lesquels il agissait sur tant de nations et les faisait servir à ses fins, il pouvait seul comprendre à quel point la répercussion de l'échec subi en Espagne les avait tous dérangés et faussés. Seul il pénétrait jusqu'au fond de son malheur; au delà des effets directs du désastre, visibles pour tous, il en découvrait d'autres, ignorés du public, mesurait leur gravité redoutable, et là résidait aussi l'une des causes de cette fureur et de cette peine, de cette douleur «vraiment forte 478» qu'exhalaient toutes ses lettres. Dans la perte des trois divisions de Dupont, suivie de la retraite sur l'Èbre, il ne voyait pas seulement une atteinte à la gloire immaculée de nos drapeaux, à son renom d'invincible, à ce prestige qui faisait partie de sa force, il voyait encore la ruine de toutes ses combinaisons, tant défensives qu'offensives. Le résultat de Baylen, c'était d'abord le recul indéfini de ces vastes opérations dans l'Orient et sur les mers au delà desquelles apparaissaient la paix avec l'Anglais, la fin de la grande querelle; c'était aussi la révolte du continent tout entier redevenue possible, l'établissement impérial menacé dans toutes ses parties.

Note 477: (retour) Nous tenons ce mot du petit-fils de l'un des hommes qui ont le mieux mérité et possédé la confiance de l'Empereur.
Note 478: (retour) Corresp., 14243. Voy. aussi les nos 14242, 14244, etc.

À la veille de la capitulation, l'Empereur restait maître de l'Europe; protecteur impérieux des États secondaires, il comprimait l'Allemagne et la Prusse par sa Grande Armée, immobilisait l'Autriche par la main de la Russie, et tenait cette dernière enchaînée à sa fortune en lui promettant de l'associer à ses desseins sur la Turquie et au partage des dépouilles. Au lendemain de Baylen, tout changeait de face. Pour reconquérir la péninsule, il faudrait rappeler d'Allemagne une partie de nos forces, dégager la Prusse de notre étreinte, c'est-à-dire la rendre à la tentation de se soulever et de nous attaquer par derrière; l'Autriche, tout armée, semblait n'attendre qu'une occasion pour éclater; elle la trouverait dans notre changement de front, et, pour la retenir, l'aide de la Russie pouvait nous manquer. Dès à présent, le contre-coup de nos revers se faisait matériellement sentir dans le Nord et menaçait d'altérer nos rapports avec Alexandre. Les troupes espagnoles de La Romana, qui formaient l'avant-garde de Bernadotte et occupaient déjà les îles danoises, en attendant qu'elles pussent débarquer en Suède, se soulevaient contre nous au bruit des efforts heureux de leurs compatriotes, passaient à l'ennemi, demandaient à la flotte anglaise de les rapatrier, voulaient s'associer à l'œuvre de délivrance. Cette défection privait Bernadotte d'une force indispensable à l'accomplissement de sa tâche; le mouvement en Scanie, simplement retardé jusqu'alors, devenait inexécutable, et l'on sait quel prix Alexandre attachait à cette diversion. De plus, Napoléon, obligé de suspendre sa marche vers la Turquie, ne pourrait plus offrir à la Russie l'avantage principal et extraordinaire qu'elle attendait de notre alliance. Le grand contrat en préparation depuis six mois entre les deux empereurs ne pourrait se former, faute d'objet, et Napoléon sentait lui échapper à la fois les moyens de contenir ses ennemis, celui de s'assurer la fidélité intéressée de son allié.

II

Contraint de changer tous ses plans, Napoléon évolua brusquement, prit son parti sans hésiter, comme sur un champ de bataille. Avant tout, il fallait aller au plus pressé, jeter en Espagne assez de troupes pour y rétablir à tout prix nos affaires et venger nos drapeaux. Napoléon rappellera donc du Nord trois corps de la Grande Armée pour les porter de l'Oder sur l'Èbre; avec les autres, il pourrait encore retenir quelques provinces prussiennes; toutefois, obligé à un sacrifice dans le Nord, il le fera complet, afin d'en tirer sur d'autres points d'amples avantages; il évacuera totalement la Prusse, réglera ses différends avec elle, lui rendra une existence, et cette mesure, commandée en partie par des nécessités militaires, deviendra pour lui le pivot d'une nouvelle combinaison politique.

Il communiquera sa décision à Pétersbourg avant de la transmettre à Kœnigsberg, la présentera comme une marque de confiance personnelle envers l'empereur Alexandre, s'en fera un mérite auprès de ce prince et s'en servira pour le retenir dans nos liens. Se rappelant que, depuis Tilsit, deux questions dominent ses rapports avec Pétersbourg, celle d'Orient et celle de Prusse, et ne sachant plus comment résoudre la première, il revient à la seconde, qu'il a laissée sommeiller depuis six mois, la soulève à nouveau, mais c'est pour la trancher dans un sens favorable à la Russie et délivrer cet empire de la présence inquiétante de nos troupes en Silésie et sur l'Oder. Grâce à cette concession, si souvent réclamée, si ardemment souhaitée, il est probable qu'Alexandre se prêtera non seulement à en imposer par sa contenance à la Prusse et à l'Allemagne, mais à peser plus fortement sur l'Autriche et à la refréner. Par ce moyen, peut-être obtiendra-t-on de cette dernière des garanties propres à assurer la tranquillité de l'Europe centrale, tandis que la France prendra ses mesures pour réduire l'Espagne. Puis, quand arrivera l'heure de statuer sur la question turque, c'est-à-dire le moment de l'entrevue, Napoléon se décidera suivant les circonstances, avisant à concilier les prétentions de la Russie avec l'intérêt français et les exigences nouvelles de la situation.

Pour que ce plan réussît, il fallait que l'exécution en fût menée avec adresse, tact et ménagement. Sur un prince tel qu'Alexandre la confiance et les égards pouvaient beaucoup; on le révolterait au contraire, pour peu qu'on parût lui poser des conditions et lui soumettre un marché. Il importait donc de ne pas laisser voir une trop étroite corrélation entre nos concessions et nos demandes, de ne produire les unes qu'après les autres, et d'assurer aux services que se rendraient les deux empereurs l'air et le mérite de la spontanéité.

Dans ce but, Napoléon gradua fort habilement ses communications. Il avait appris Baylen le 2 août, a Bordeaux, alors qu'il remontait de Bayonne vers Paris, visitant sur sa route nos départements du Sud-Ouest; le 5, de Rochefort, il dépêche à Caulaincourt un premier courrier qui, faisant diligence, devancera à Pétersbourg les nouvelles d'Espagne.

Au reçu de cette expédition, Caulaincourt se bornera à informer le Tsar que l'Empereur a pris le parti de s'accommoder avec la Prusse et de rendre au roi la jouissance de ses États, qu'ayant conçu cette pensée, il a cru en devoir à son allié la première confidence, afin de lui laisser le plaisir d'annoncer à Kœnigsberg l'heureuse nouvelle. Au besoin, on pourra dire à Alexandre que la France, non contente d'évacuer la Prusse, retirera en même temps ses troupes de Varsovie, qu'elle va se replier définitivement sur la rive gauche de l'Elbe et y marquer la limite de son pouvoir; l'ambassadeur ne devra toutefois donner cette assurance supplémentaire qu'au cas où il en reconnaîtrait l'utilité; il ne l'accompagnera, pas plus que la première, d'aucune allusion à l'Espagne. D'autre part, Caulaincourt se trouvant déjà chargé de demander un avertissement à l'Autriche et y travaillant avec zèle, Napoléon le laisse persévérer dans cette voie, sans lui prescrire encore de plus pressantes instances.

Vingt-quatre heures après, le 6 août, un second courrier part de Rochefort, à destination de notre ambassade en Russie. Supposant désormais le malheur d'Espagne connu, Napoléon y relève ce qui doit toucher particulièrement les Russes, le péril de leur flotte aventurée à Lisbonne; il témoigne pour le sort des vaisseaux de Séniavine d'une particulière sollicitude et envoie à leur sujet des informations rassurantes, trop tôt démenties, hélas! par l'événement. L'ambassadeur dira que la première pensée de son maître, aux nouvelles du Midi, a été pour la flotte russe; le général Junot, qui la protège avec son corps d'armée, se trouve placé dans une situation difficile par suite de la défection des troupes espagnoles chargées de coopérer à ses mouvements, mais on va le secourir, et d'ailleurs, le souvenir du mont Thabor répond de ce que Junot sait faire dans le moment du danger. Sur l'ensemble de la situation, l'ambassadeur s'exprimera avec calme; il reconnaîtra que le mal est sérieux, mais ajoutera que l'Empereur reste maître de la situation et en mesure sur tous les points. Il se contentera encore d'allusions discrètes aux services que la Russie peut se trouver dans le cas de nous rendre pour remplir ses devoirs d'alliée; l'Empereur, dira-t-il, sait tellement ce qu'il doit attendre d'elle qu'il n'en parle même point dans sa lettre 479.

Note 479: (retour) Lettres et rapports de Caulaincourt des 24, 26 et 28 août 1808, rendant compte de ses démarches d'après les instructions de l'Empereur.

C'est seulement le 20 août que Napoléon, rentré à Paris et agissant lui-même avec vigueur sur la cour de Vienne, fait demander officiellement à la Russie, par une dépêche de Champagny à Caulaincourt, des démarches parallèles. Ce qu'il veut de l'Autriche, ce ne sont point des paroles, de vaines assurances, c'est un acte, un gage de sa loyauté, une manifestation d'autant plus probante qu'elle coûtera davantage à son orgueil et à ses préjugés. Que l'empereur François reconnaisse Joseph pour roi d'Espagne et Murat pour roi de Naples, qu'il souscrive ainsi à l'échange de couronnes ordonné par Napoléon, qu'il s'y décide sur-le-champ, de bonne grâce, sans se faire prier, il répudiera par là toute connivence avec les insurgés et avec l'Angleterre, montrera qu'il ne craint point d'embrasser hautement notre cause et de se compromettre avec nous; c'est à cet acte de résignation salutaire que doivent l'amener les efforts de la Russie, combinés avec les nôtres.

Pour déterminer Alexandre à agir, Caulaincourt devra employer deux arguments, l'un et l'autre de nature à l'impressionner. D'abord, il laissera entendre que l'Empereur, s'il n'est promptement rassuré sur les dispositions de l'Autriche, n'hésitera pas à prévenir l'attaque de cette puissance, à l'assaillir avec toutes ses forces et à l'écraser, avant de se tourner contre l'Espagne; or, il est de l'intérêt de la Russie, sous quelque point de vue qu'on l'envisage, d'éviter une nouvelle conflagration en Europe. De plus, quelque résolu que soit l'Empereur d'évacuer la Prusse, pourra-t-il donner suite à ses intentions bienveillantes, si les armées des archiducs en Bohême, en Moravie, sur le Danube, continuent de le menacer? En pareil cas, la stratégie commanderait à la politique, nos troupes resteraient en Silésie, afin de conserver une position avantageuse sur le flanc de leur futur adversaire; il dépend donc d'Alexandre, en obligeant l'Autriche à se remettre en posture pacifique, d'écarter tout obstacle à la délivrance de l'Allemagne 480.

Note 480: (retour) La dépêche de Champagny du 20 août 1808 a été publiée par M. R. Bittard des Portes dans la Revue d'Histoire diplomatique, 1er janvier 1890.

Le premier message de Napoléon, annonçant le projet d'évacuer la Prusse, parvint à destination, par un prodige de célérité, en dix-sept jours; il fut accueilli par le Tsar avec autant de joie que de surprise. Depuis longtemps, Alexandre ne parlait plus de la Prusse; mais que de fois, dans ses entretiens avec Caulaincourt, le nom de cette puissance infortunée ne lui avait-il point brûlé les lèvres! Plus que jamais le maintien de nos troupes à Berlin le troublait comme un remords, leur présence à Varsovie lui apparaissait comme un danger. Apprenant que la maison de Hohenzollern allait être rétablie dans ses droits, il en conclut, sans que Caulaincourt ait eu à lui faire formellement prévoir cette conséquence, que la Pologne allait être délaissée et abandonnée à son sort; il éprouva donc un double soulagement. «C'est inappréciable pour moi», s'écria-t-il, et faisant allusion aux doléances qu'il n'eût pas manqué d'essuyer à Kœnigsberg, en passant par cette résidence pour se rendre à l'entrevue, si le sort du couple royal de Prusse n'eût été antérieurement réglé: «Au moins, dit-il, je ne trouverai pas ces gens-là au désespoir 481», et il se montra extrêmement touché que l'Empereur eût voulu lui épargner cette épreuve.

Note 481: (retour) Lettre de Caulaincourt à l'Empereur, 28 août 1808.

Pendant les premiers jours, il attribua cette générosité inattendue à un mouvement de gratitude provoqué, chez Napoléon, par l'empressement qu'il avait mis lui-même à reconnaître Joseph; il s'applaudissait qu'une simple démonstration eût déjà produit de tels résultats. Cependant, d'inquiétantes rumeurs sur notre situation en Espagne, colportées de salon en salon, grossies par la malignité publique, se précisaient peu à peu et prenaient corps; on sut bientôt que la France avait perdu une armée, et le roi Joseph sa capitale. Trop fin pour ne pas saisir entre ces faits et les concessions de l'Empereur un rapport évident, Alexandre dissimula cette remarque, et sa reconnaissance, moins sincère, resta tout aussi expansive. En même temps, la convenance parfaite de son attitude imposait silence à nos ennemis et empêchait leur joie d'éclater trop bruyamment; il se montrait affecté de nos revers, écoutait avec complaisance les explications de Caulaincourt, s'attachait lui-même à atténuer la gravité de l'événement. S'il revint ensuite sur ce pénible sujet, ce fut parce qu'une trop grande réserve aurait paru affectée: parlant de l'Espagne à plusieurs reprises, il le fit avec tact, avec à-propos, évitant ces consolations accablantes qui aggravent les maux qu'elles prétendent adoucir, et pansant d'une main légère les blessures de notre amour-propre. À ses condoléances se mêlait toujours quelque parole d'espoir et de réconfort. Il attribuait la défaite de Dupont à la formation hâtive de son armée, au peu de solidité de jeunes troupes qui, rendues à la France par la capitulation, reprendraient vite leur aplomb et trouveraient leur revanche. Un jour, assistant à une parade avec Caulaincourt, il voyait défiler quelques bataillons composés de recrues, dont la marche et la tournure laissaient à désirer; se penchant alors vers l'ambassadeur: «Ceux-là, dit-il, sont comme l'armée de Dupont, mais, dans quelques mois, ils vaudront mieux et frapperont avec ceux de Dupont là où nos intérêts communs l'exigeront 482.» Et il revenait toujours à son thème favori: «C'était dans les circonstances difficiles que l'Empereur le trouverait 483

Note 482: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 4 septembre 1808.
Note 483: (retour) Rapport du 26 août.

À ces assurances, Caulaincourt avait beau jeu de répondre en montrant l'occasion propice pour donner à la France un témoignage irrécusable d'attachement et de sympathie: le meilleur moyen de servir notre cause en Espagne n'était-il point de parler à l'Autriche un langage sévère. L'ambassadeur réitéra plusieurs fois cette remarque et n'obtint d'abord que des réponses où perçait quelque embarras. Aussi bien, en appuyant sur ce point, il touchait aux parties les plus délicates, les plus sensibles, de la conscience et de la politique russes.

Certes, Alexandre appréhendait une nouvelle guerre entre la France et la maison de Habsbourg; il la verrait avec terreur, parce que cette crise fournirait à l'Empereur un prétexte pour ajourner toute action en Orient, pourrait entraîner la destruction de l'Autriche et, faisant disparaître toute puissance intermédiaire, exposer la Russie au contact redoutable «de la grande domination 484». Son vœu sincère était donc que la cour de Vienne fût avertie et contenue. Par malheur, sa foi dans l'alliance française n'était plus assez robuste pour le dispenser désormais de tous ménagements envers l'Autriche. Si l'accord avec nous ne se fixait pas à Erfurt, c'était vers cette puissance qu'il se retournerait nécessairement; il serait heureux de retrouver l'alliée de la veille pour en faire l'auxiliaire du lendemain; incommode en Orient, l'Autriche restait utile, pouvait redevenir indispensable en Europe. Depuis Tilsit, il y avait eu avec elle refroidissement, mais non rupture; elle avait fait plusieurs fois des avances: tout récemment, elle venait de proposer à la Russie de l'aider à obtenir les Principautés par son entremise à Constantinople 485. Alexandre avait décliné poliment ces offres, évitant ce qui pourrait blesser. Dans les cours étrangères, les agents du Tsar, par tradition et principe personnel, écoutaient les doléances de leurs collègues autrichiens, leur prêtaient assistance, agissaient d'accord avec eux, et ce commerce, contraire en apparence aux intentions de leur maître, servait dans une certaine mesure ses intérêts en lui rendant plus facile un rapprochement avec François Ier. C'était par ces rapports indirects avec l'Autriche que la Russie tenait encore à la coalition. Irait-elle, se livrant à d'irréparables démarches, briser ce dernier lien, ce fil presque invisible grâce auquel elle pourrait un jour retrouver et reprendre sa voie naturelle, s'il lui fallait reconnaître décidément l'inanité et le danger de l'alliance française? D'ailleurs, en se disant menacé par l'Autriche, Napoléon ne cherchait-il pas un prétexte pour attaquer et ruiner cet empire? ses demandes avaient-elles d'autre but que d'engager irrévocablement la Russie? En lui cédant, cette dernière ne se laisserait-elle pas entraîner dans une criminelle aventure, prélude de son propre écrasement? «La destruction de l'Autriche, écrivait Tolstoï, doit être envisagée comme l'avant-coureur et le moyen de la nôtre 486.» Ému de ces sombres paroles, assiégé de doutes, partagé entre des sentiments contradictoires, Alexandre s'arrêta à des demi-mesures: il essaya de servir la France, sans se compromettre ailleurs, et fit à peu près ce que nous lui demandions. Napoléon lui soufflant à l'adresse de l'Autriche des paroles de blâme et de menace, il ne refusa pas de les transmettre en se les appropriant, mais eut soin de les transposer, de les baisser d'un ton et de les traduire sous forme d'amicaux et discrets conseils.

Note 484: (retour) De Maistre, 318.
Note 485: (retour) Martens, Traités de la Russie avec l'Autriche, III, 20-22.
Note 486: (retour) Tolstoï à l'empereur Alexandre, 26 juillet-17 août 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.

Pourquoi, disait Caulaincourt, ne pas déclarer que l'alliance des deux cours était indissoluble, universelle, que leur action se concerterait dans tous les cas, que rompre avec l'une était se mettre en guerre avec l'autre? Alexandre jugeait l'idée bonne et promettait de s'en inspirer; il écrirait dans ce sens au prince Kourakine, son ambassadeur à Vienne: «Je parle à l'Autriche, disait-il quelques jours plus tard, un langage ferme; je lui fais entendre que j'ai des engagements avec vous auxquels je tiens par-dessus tout, et que, s'ils ne se mettent pas d'eux-mêmes à la raison, ils y seront forcés 487

Note 487: (retour) Caulaincourt à Champagny, 28 août 1808.

Voici maintenant l'envers de ces fortes déclarations: c'est le texte même des lettres adressées à Kourakine. L'avertissement s'y fait timide, enveloppé: «Nul, écrit Alexandre le 10 juillet, n'est meilleur juge des intérêts de l'Autriche que le cabinet de Vienne. Mais l'empereur François connaît ma franchise, il a paru l'estimer. Je ne dissimulerai donc pas que je crains que ces grandes mesures, au lieu de conserver l'harmonie, pourraient l'altérer. La réserve va succéder à la confiance, le soupçon produira des explications, et ces explications conduiront à la guerre, qu'on a tant d'intérêt d'éviter.

L'armement est fait; il a réveillé l'attention. Il ne reste à souhaiter que le cabinet de Vienne, marchant dans les principes de sa propre sagesse, écarte et atténue tout ce que cette mesure peut produire d'inimitié, et qu'il dirige sa sollicitude à conserver la paix dont il a recueilli le fruit. Représentez-lui que je le désire avec ardeur. La paix de Tilsit, que j'ai contractée, ne peut-elle avoir ses engagements 488?» Et le Tsar recommande à Kourakine de placer cette remarque «avec discrétion».

Note 488: (retour) Publié par Hassel d'après les archives de Vienne, p. 536.

Caulaincourt avait insisté pour que le prince eût ordre de se déclarer prêt à prendre ses passeports au premier signe manifeste d'hostilité contre la France; on se borna à faire prévoir aux Autrichiens le remplacement de l'ambassadeur par un simple ministre. Le 5 septembre, Alexandre éprouvait le besoin de leur adresser un second avis: il excusait leurs craintes, compatissait à leurs embarras, leur parlait le langage ordinaire de la coalition, tout imprégné de défiance envers l'Empereur, mais s'attachait à démontrer l'inopportunité et le danger d'une action immédiate, sans défendre de réserver l'avenir: «Les affaires en Espagne allant mal, écrivait-il à Kourakine, n'est-il pas permis de supposer que Napoléon serait charmé de les ajourner quelque temps et de tomber avec toutes ses forces sur l'Autriche, et anéantir une des deux seules puissances qui peuvent encore lui donner ombrage en Europe? Le parti le plus sage pour l'Autriche me paraîtrait donc de rester spectateur tranquille de la lutte que Napoléon a à soutenir en Espagne. Il sera toujours temps de prendre ensuite le parti que les circonstances suggéreront alors. En suivant cette conduite, l'Autriche m'éviterait la pénible nécessité de prendre fait et cause contre elle, car je n'y suis tenu qu'autant qu'elle attaquera 489.» Cette fois, Alexandre énonçait ses engagements avec plus de clarté, mais leur attribuait une portée restrictive et montrait combien il lui en coûterait de les tenir. Dans l'affaire de la reconnaissance des nouveaux rois, s'il ne nous refusa pas son concours diplomatique, il l'enveloppa des mêmes réticences.

Tout incertain qu'il fût, le langage de la Russie fit d'abord impression à Vienne. Dans cette capitale, où l'on avait peine à se familiariser avec l'idée d'une entente sérieuse entre Alexandre et Napoléon, en apprenant que l'on ne pourrait en aucun cas compter sur le premier, qu'on risquait même de le rencontrer devant soi, on fut surpris, décontenancé 490. Sans doute, le choc ne fut que momentané; il ne fit pas reculer sensiblement l'Autriche, ne la détermina pas à reconnaître tout de suite les nouveaux rois, mais prolongea ses hésitations: le contre-coup des événements d'Espagne ne produisit point l'explosion redoutée. L'action de la Russie s'était exercée en somme dans un sens pacifique et contribuait à ajourner la guerre continentale. Par contre, si l'Empereur avait pu croire que son allié, tout entier au désir de prévenir de nouvelles complications en Europe, se laisserait distraire de la Turquie, cette illusion fut de courte durée. Loin de s'apaiser, les convoitises d'Alexandre prenaient une intensité nouvelle; c'est qu'en effet, parallèlement à la guerre d'Espagne, la crise d'Orient se continuait, développant ses péripéties: à l'heure même où s'effondrait la domination française au delà des Pyrénées, un de ces changements à vue si fréquents sur la scène mouvante et compliquée de l'Orient venait réclamer plus vivement l'attention des deux empereurs, semblait justifier et même commander leur intervention.

Note 490: (retour) Archives des affaires étrangères, correspondance de Vienne, août-septembre 1808.

Le sultan Mustapha IV, faible et pusillanime, n'avait pas su se soustraire à l'humiliante tutelle des soldats révoltés qui l'avaient placé sur le trône. À Constantinople, ce n'était même plus la milice tout entière qui faisait la loi, c'en était la partie la plus indisciplinée et la plus turbulente, les yamacks ou gardiens de batteries, ramassis d'aventuriers, brigands plus que soldats; retranchés dans les châteaux du Bosphore, ils tenaient Constantinople sous le joug, faisaient et défaisaient les ministres, remaniaient et bouleversaient continuellement le conseil du souverain. Cette anarchie allait provoquer une réaction des provinces contre la capitale, un effort tenté de l'extérieur pour rétablir dans Constantinople une autorité capable de diriger et de réformer l'empire.

Le pacha de Roustchouk, Mustapha-Baïractar, avait dans sa main quatre mille hommes résolus; à leur tête, il conçoit le projet de délivrer et de restaurer Sélim III, captif dans le Sérail. Il quitte sa position du Danube et se dirige vers Constantinople, où il va, dit-il, replacer l'étendard du Prophète, porté au camp l'année précédente. Devant le signe révéré, les barrières s'abaissent, les villes s'ouvrent, les armes s'inclinent, les fronts se courbent. Près d'arriver sur le Bosphore, Baïractar s'y fait précéder par une poignée d'Albanais résolus qui vont surprendre et poignarder dans son harem le chef des yamacks: ainsi décapitée, cette milice se dissout d'elle-même. Baïractar est aux portes de la capitale; sans se laisser désarmer par les flatteries du Sultan, il pénètre dans la ville avec un millier d'hommes armés et pousse droit au Sérail. Toutefois, avant de violer le sanctuaire, il hésite un instant, parlemente, et laisse s'accomplir derrière les murs du palais une sombre tragédie. Lorsque les arrivants forcent enfin l'entrée de la seconde cour, le premier objet qui frappe leur vue est le cadavre de Sélim; en tuant ce prince, Mustapha IV a pensé se rendre lui-même invulnérable et a cru qu'on n'oserait le renverser du trône, faute d'un remplaçant à lui donner.

Cet espoir est vain, car la lignée d'Othman n'a pas péri tout entière. Parcourant le palais, les soldats de Baïractar découvrent, blotti sous des nattes, le jeune prince Mahmoud; ils se prosternent à ses pieds et l'acclament empereur, après avoir emprisonné Mustapha; leur chef est nommé grand vizir et espère régner sous le nom du nouveau padischah. Mais son gouvernement ne sera qu'une lutte; odieux aux janissaires, qui détestent en lui le continuateur de Sélim, suspect aux ulémas, qui combattent tout projet de réforme, révoltant le peuple par son orgueil et son impitoyable rigueur, Baïractar voit se conjurer contre lui tous les partis qui s'agitent dans la capitale, et déjà l'on peut prévoir que ce maître d'un jour, élevé par la violence, succombera sous les coups d'une nouvelle sédition. Ces crises de plus en plus rapprochées, ces convulsions périodiques où s'épuise le gouvernement ottoman, le menacent d'une totale dissolution: il semble que la Turquie, réalisant la prophétie de Roumiantsof, va devancer l'arrêt de mort suspendu sur sa tête et périr de ses propres fureurs 491.

Note 491: (retour) Le récit le plus complet de cette révolution a été tracé par le baron de Schlechta, d'après les sources orientales, dans son livre Die Revolutionen in Constantinopel in den Jahren 1807 und 1808, 113-179. Cf. Juchereau de Saint-Denys, 165-189.

Les mouvements désordonnés de la capitale se répercutaient aux frontières. Sur le Danube, tout était confusion et tumulte. Bien que Baïractar parût personnellement enclin à la paix, l'armée, cédant à une ardeur indisciplinée, poussait des pointes au delà du Danube, faisait mine d'attaquer les Russes, toujours immobiles dans leurs cantonnements: on croyait savoir à Pétersbourg que les hostilités étaient reprises contre les Serbes, protégés du Tsar et compris dans l'armistice. Se laisserait-on ainsi assaillir ou au moins insulter impunément? Lorsque Alexandre s'était implicitement engagé à ne reprendre la lutte qu'après s'être entendu avec nous, il avait toujours excepté le cas où l'attitude des Turcs ferait craindre une attaque. Cette circonstance se produisant, on allait être obligé d'agir, si l'accord entre les deux empereurs ne se réalisait pas à bref délai. Le cabinet russe prit argument de cette situation pour réclamer plus impérieusement la solution promise depuis six mois et toujours attendue. Roumiantsof communiqua lui-même au duc de Vicence les nouvelles de Constantinople et du Danube, en fit ressortir la gravité, et Alexandre donna bientôt aux paroles de son ministre une sanction éclatante. Usant de la latitude que lui avait laissée Napoléon, il fixa de lui-même la date précise de l'entrevue, fit savoir à Caulaincourt qu'il serait le 27 septembre à Erfurt, viendrait y chercher la réponse définitive de l'Empereur: «Je serai exact au rendez-vous», dit-il à l'officier français chargé de porter cet avis 492.

Note 492: (retour) Rapport de Caulaincourt du 22 août 1808.

Pendant les semaines qui précédèrent l'entrevue, Alexandre ne se borna plus à combler Caulaincourt de prévenances et de caresses: il l'en accabla. Établi à Kamennoï-Ostrof, il voulut que l'ambassadeur choisît une résidence d'été à côté de la sienne, afin que ce voisinage multipliât les occasions de se voir et de s'entretenir. En août, la cour étant allée passer quelques jours à Péterhof, il fallut que l'ambassadeur fût du séjour; on l'installa avec sa suite dans l'un des pavillons semés dans le parc du Versailles moscovite, et durant tout le voyage il fut le commensal assidu de l'empereur. Le jour de la fête de la Tsarine douairière, après le souper, quand la famille impériale fit à travers les jardins illuminés sa promenade traditionnelle, Caulaincourt était dans la voiture qui suivait immédiatement celle des souverains, avec les ducs d'Oldenbourg et de Weimar, placé sur le même rang que ces hôtes princiers de la Russie. En toute circonstance, Alexandre lui assignait une place à part, au-dessus du corps diplomatique, et voyant arriver le moment décisif, s'efforçait une dernière fois de flatter l'orgueil de Napoléon et de mériter sa gratitude 493.

Note 493: (retour) Caulaincourt à Champagny, 9 août 1808.

À la même époque, Napoléon, revenu à Paris, invitait l'ambassadeur Tolstoï à l'une de ses chasses, faveur toujours rare et enviée. Sans connaître encore la date de l'entrevue, il la sentait prochaine; il voulait, de son côté, préparer l'esprit d'Alexandre, le placer à l'avance sous une impression favorable; il comptait donc faire entendre à Tolstoï des paroles qui, communiquées à Pétersbourg, y produiraient l'espoir et la confiance.

Pour aller au rendez-vous de chasse, indiqué près de Saint-Germain, il avait pris dans sa calèche l'ambassadeur russe avec ses deux autres invités, le prince Guillaume de Prusse et le maréchal Berthier: le prince était à ses côtés, le maréchal et l'ambassadeur sur le devant. Pendant le trajet, Napoléon se mit à vanter les qualités de l'empereur Alexandre, parla de l'amitié qu'il lui avait vouée, fit valoir les avantages que la Russie avait déjà retirés de l'alliance et ceux qu'elle allait en recueillir. Mais ses paroles se dépensaient en pure perte, Tolstoï paraissant peu soucieux de les relever et d'en provoquer d'autres: le visage de l'ambassadeur, sévère, impénétrable, n'exprimait qu'une froideur respectueuse et un parti pris de défiance. À la fin, pour le dérider, l'Empereur se mit à le plaisanter sur ses terreurs, sur les bruits sinistres dont il s'était fait l'écho. L'événement n'en faisait-il pas justice? Au lieu d'une brouille entre la France et la Russie, on allait assister à l'imposante consécration de leur accord. S'animant peu à peu, il laissa échapper des paroles que l'avenir devait rendre remarquables et auxquelles lui-même se chargerait de donner un fatal démenti. Pourquoi le soupçonner, disait-il, de vouloir faire la guerre à la Russie? Qu'irait-il chercher chez elle? Le supposait-on assez insensé pour s'aventurer dans ses déserts? Une telle entreprise ne serait-elle pas en contradiction avec la nature des choses, avec le passé? «L'histoire ne fournit pas d'exemple que les peuples du Midi aient envahi le Nord; ce sont les peuples du Nord qui inondèrent le Midi.» Puis, contemplant la campagne ensoleillée, le ciel pur, la beauté calme et sereine de l'été finissant, jouissant de cet éclat et de cette douceur: «Ah bah! dit-il, il fait trop froid chez vous. Qui voudra de votre neige, tandis que vous pouvez désirer notre beau climat?» D'un ton rogue, Tolstoï répliqua que le présent n'offrait point d'analogie avec les temps dont parlait Sa Majesté; aussi peu aimable pour ses compatriotes que pour nous-mêmes, il observa que, «le Nord étant presque aussi corrompu que la France, celle-ci n'avait rien à craindre de lui». Mais retrouvant presque aussitôt son orgueil de Russe: «Pour moi, ajouta-t-il, je préfère ma neige au beau climat de France 494.» S'il fit de cet entretien l'objet d'un rapport à son gouvernement, ce fut pour le mettre en garde contre de perfides avances, pour le supplier de renoncer à un système de condescendance que le caractère de Napoléon rendait, selon lui, inutile et périlleux.

Note 494: (retour) Tolstoï à Roumiantsof, 28 août-9 septembre 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.

Quelque contraste qu'offrît la conduite de cet ambassadeur avec celle de son maître, Alexandre jugeait au fond, comme Tolstoï, que l'ère des concessions devait se clore; s'il persistait toujours dans l'emploi des moyens de grâce et de sentiment, ses cajoleries n'avaient d'autre but que de mieux préparer Napoléon à entendre bientôt des revendications positives. Ces exigences, il les laissait déjà prévoir. Son langage à Caulaincourt, sans jamais se départir d'une amicale familiarité, prenait souvent une gravité significative. À la veille de l'entrevue, il semblait qu'Alexandre s'occupât à dresser le bilan de l'alliance franco-russe: dans le compte que l'on s'était mutuellement ouvert, il montrait à chaque page le nom de la Russie; relevant à son actif de considérables avances, il en tirait cette conclusion que la France devait s'acquitter à la fin, s'acquitter d'un seul coup et rétablir la balance.

Remontant jusqu'à Tilsit, récapitulant l'histoire d'une année, il énumérait complaisamment les gages de fidélité donnés par lui à la cause commune, les épreuves que son amitié pour Napoléon avait eu à subir et auxquelles elle avait victorieusement résisté. «Rien, rien au monde, disait-il, ne m'a fait changer, vous le savez. Ni les obstacles, ni les pertes que peut éprouver ce pays n'ont pu et ne pourront jamais me faire varier. Le général Savary ne peut avoir laissé ignorer à l'Empereur que je n'ai pas eu besoin d'être pressé pour déclarer la guerre à l'Angleterre, que la déclaration était déjà préparée et faite quand il en a parlé et mon parti pris parce que c'était l'époque convenue. Je n'ai calculé ni les risques que courait ma flotte, ni aucune des raisons qui pouvaient légitimer un retard. J'avais donné ma parole, je l'ai tenue. Je ne vous parle de tout cela que pour vous prouver que l'Empereur peut compter sur moi, et que je tiens aujourd'hui aux engagements de Tilsit comme il y a un an. Vous voyez ce que souffre ce pays de l'interruption du commerce, de toutes les mesures que j'ai prises pour l'empêcher, afin que les Anglais ne puissent en profiter. Cependant, vous pouvez remarquer comme l'opinion est changée, comme on vient à vous, et en général comme quelques espérances nationalisent votre alliance. Il ne tiendra qu'à l'Empereur qu'elle soit éternelle, et qu'elle donne enfin la paix au monde... Par rapport aux affaires d'Espagne, je n'ai d'autre désir que de les voir promptement terminées tout à l'avantage du roi Joseph et comme l'Empereur peut le souhaiter. Vous avez vu comme Roumiantsof a été à cet égard au-devant de vos désirs 495, comme nous les avons prévenus 496

En regard de tant de services, Alexandre ne faisait figurer à l'actif de la France que des paroles, des promesses souvent réitérées et dont l'exécution restait en suspens. Caulaincourt parlait-il de la Finlande, de cette acquisition qui complétait si heureusement l'unité territoriale de l'empire, de ce «bras ajouté au corps 497», rappelait-il l'occupation des Principautés prolongée au mépris des traités, grâce à la complaisance de l'Empereur, Alexandre détournait l'entretien, revenait avec une insistance caressante, mais tenace et plaintive, aux deux objets principaux sur lesquels il réclamait encore et attendait satisfaction.

Note 495: (retour) C'était Roumiantsof, en sa qualité de ministre des affaires étrangères, qui avait expédié au représentant russe à Madrid l'ordre de reconnaître le nouveau gouvernement.
Note 496: (retour) Rapport de Caulaincourt du 24 juillet 1808.
Note 497: (retour) Id., 4 avril 1808.

C'était d'abord la Prusse, dont la délivrance, si formellement promise par le message du 5 août, ne lui semblait pas s'opérer dans les conditions annoncées. On venait de recevoir à Pétersbourg le texte de la convention d'évacuation que Napoléon prétendait imposer à la cour de Kœnigsberg, et ses clauses avaient douloureusement surpris. Cet acte, qui allait être signé à Paris le 8 septembre, bien qu'il stipulât la libération territoriale de la Prusse, n'assurait pas son indépendance. Napoléon restituerait à Frédéric-Guillaume sa capitale, lui rendrait graduellement ses provinces, l'administration de ses États, la perception de ses revenus, mais limitait à quarante-deux mille hommes l'effectif de l'armée prussienne et conservait, entre autres garanties pour l'acquittement des sommes dues, les trois forteresses de l'Oder, Stettin, Glogau, Kustrin. En s'assurant cette ligne stratégique, Napoléon n'avait-il point voulu se réserver, avec un moyen de prolonger l'asservissement de la Prusse, une base d'opérations contre la Russie? Loin d'évacuer le duché de Varsovie, le corps de Davoust s'y concentrait, et n'était-ce point à l'État érigé comme une menace permanente contre la Russie que profiterait l'abaissement définitif de la Prusse, ruinée par une dette que le traité fixait à cent quarante millions et rendait promptement exigible 498?

Note 498: (retour) Voy. le texte de la convention dans de Clercq, II, 270-273. Pour la négociation, voy. Hassel, 236-247.

«Je vous l'avoue, disait Alexandre à Caulaincourt, j'espérais que ces arrangements de la Prusse, que l'Empereur annonçait faire pour moi, ne seraient pas si durs. Tolstoï m'en parle. Vous demandez une somme que ces gens-là ne pourront jamais payer en si peu de temps; puis, vous avez joui des revenus de la Prusse depuis Tilsit, vous vous les réservez jusqu'à l'évacuation et vous ne les précomptez pas. Avec quoi peuvent-ils vous payer? Après cela, les places que vous gardez! Je vous parle franchement, on ne peut me soupçonner d'une arrière-pensée, car j'ai fait plus que témoigner de l'attachement, de la déférence, de la confiance à l'Empereur, je lui ai prouvé en toutes circonstances que j'en avais. Tenez, on dira que ces places sont plutôt contre nous que contre la Prusse, car les domaines 499 sont une garantie plus réelle que ces places, et d'une chiquenaude donnée à Magdebourg, vous feriez trembler la Prusse. L'Empereur le sait bien; par conséquent, ce n'est pas une garantie nécessaire pour le payement. Il faut demander des choses possibles; avec du temps, ils vous payeront; mais, dans le terme que vous leur donnez et dans la position où vous les avez tenus depuis Tilsit, cela me paraît impossible. Si l'Empereur veut décidément rétablir ces gens-là, comme l'exige la paix de Tilsit, il faut le faire avec des conditions qu'ils puissent raisonnablement remplir. Sans cela, il faudra continuellement les chicaner, et les grands seigneurs ne doivent pas chercher querelle aux petits. Moi, je désire qu'ils vous satisfassent, mais je crains que ces conditions ne soient une source de nouveaux chagrins pour eux et d'embarras par conséquent pour l'Empereur, car il ne peut exiger l'impossible. Faites-leur payer encore ce qu'ils pourront, mais ne leur imposez pas de conditions humiliantes. L'Empereur a trop de gloire pour avoir besoin d'humilier qui que ce soit. Ces gens-là seront à lui, je vous le jure, s'il le veut, s'il veut seulement ne pas avoir l'air de peser autant sur eux. Je vous parle comme on parle dans le monde, général. Si l'Empereur a voulu m'obliger, qu'il soit un peu généreux. Rien, je vous le jure, ne me sera plus agréable; puis, cela prouvera aussi à tout le monde qu'il fait aussi quelque chose pour moi, tandis qu'on dit que c'est moi qui fais tout. Je veux faire à l'Empereur des amis. Rappelez-vous la devise que vous avez mise sur son buste (dans l'un des salons de l'ambassade): Grand dans la guerre, grand dans la paix, grand dans les alliances.

Note 499: (retour) La convention du 8 septembre donnait hypothèque à la France, pour le recouvrement de sa créance, sur les domaines de la couronne de Prusse.

«S'il retire ses troupes des endroits d'où elles menacent, il donnera de la sécurité aux puissances; vous inspirerez de la confiance à tout le monde, car on ne peut se dissimuler qu'on est inquiet de votre séjour dans le grand-duché, de votre position à Prag 500. Un peu de modération servira aussi vos intérêts. La France n'en sera que plus puissante, et l'Empereur plus grand et plus heureux. Les Anglais, comme tous vos ennemis, n'auront plus rien à dire alors. Comme je n'ai jamais partagé les craintes de tout ce monde, je vous en parle avec franchise. Je n'ai jamais rien voulu obtenir de l'Empereur par ma politique, mais par ma loyauté. Il voit combien il peut compter sur moi; qu'il fasse pour ce pays-ci et pour moi quelque chose qui prouve à tout le monde, je vous le répète, que je compte avec raison sur lui 501

Note 500: (retour) Praga, faubourg de Varsovie, formant tête de pont au delà de la Vistule.
Note 501: (retour) Rapport de Caulaincourt du 23 septembre 1808.

Passant alors à l'autre objet de ses désirs et de ses espérances, au règlement du litige oriental, Alexandre y montrait le véritable noeud de l'alliance, ce qui la rendrait indissoluble et la marquerait d'un caractère d'impérissable grandeur. Depuis six mois, il semblait que tout eût été dit sur le partage de la Turquie; Alexandre savait renouveler le sujet, y découvrir des côtés inattendus, séduisants et grandioses. Il revenait bien sur de prétendus engagements, parlait toujours de parole donnée, mettait aussi en jeu l'intérêt suprême de la France, la nécessité de réduire l'Angleterre en lui portant aux Indes un coup décisif, mais ses appels s'adressaient surtout chez Napoléon aux sentiments les plus hauts qui pussent faire vibrer l'âme d'un conquérant: s'armant du langage tenu à Tilsit, renvoyant à l'Empereur ses propres arguments, il répétait: «Ces Turcs sont, comme me le disait l'Empereur, des barbares sans organisation, sans gouvernement; on ne sait réellement à quoi cela ressemble. C'est plus que jamais le cas de donner aux projets de Tilsit, à l'affranchissement réel de ce pays, la couleur libérale qui appartient à ce grand événement. Notre siècle, encore plus que la politique, repousse ces barbares en Asie. C'est une noble et louable action que celle qui affranchira ces contrées; ce n'est pas de l'ambition. L'humanité veut que ces barbares ne soient plus en Europe dans ce siècle de lumières et de civilisation 502

Enfin, s'exaltant par degrés, s'échauffant au feu de ses propres discours, il allait jusqu'à des accents belliqueux qui ne lui étaient pas ordinaires, sonnait la charge contre tous les ennemis de son empire. L'hiver approchait, disait-il, c'était la saison propice à la reprise des hostilités contre la Suède; «la glace ferait des ponts partout», permettrait de passer le golfe de Bothnie, d'aller à Stockholm, et l'entreprise du Nord se combinerait à merveille avec les grandes opérations du Midi. Plus de retards sur aucun point; il fallait agir et que partout les destins de la Russie s'accomplissent: «En septembre à Erfurt, en octobre les mouvements, et pendant l'hiver les résultats 503

Note 502: (retour) Id., 31 juillet 1808.
Note 503: (retour) Rapport de Caulaincourt du 12 août 1808.

Non content de développer ces pensées devant Caulaincourt sous vingt formes diverses, Alexandre voulut en faire passer à Napoléon l'expression directe et résumée. Il devait une réponse à la lettre du 8 juillet, dans laquelle l'Empereur avait exposé et défendu sa conduite en Espagne. De plus, par une instruction postérieure, Caulaincourt avait été chargé de remercier chaleureusement le Tsar pour la reconnaissance du roi Joseph, et ce message semblait solliciter de nouveaux épanchements. Enfin, ayant fixé la date de l'entrevue, Alexandre jugeait convenable de donner personnellement rendez-vous à son allié; le 25 août, il lui écrivit une dernière lettre et la rédigea en ces termes:

«Monsieur mon frère, j'ai à remercier Votre Majesté pour sa lettre de Bayonne du 8 juillet, et pour tout ce qu'elle veut bien m'y dire des affaires d'Espagne. Son ambassadeur m'a rendu compte du contenu de la lettre qu'il venait de recevoir avant-hier de sa part. Je vois avec plaisir que Votre Majesté a rendu justice au sentiment qui m'a fait aller au-devant de ses désirs. Il est naturel et n'est qu'une suite de l'attachement que je désire lui prouver en toute occasion. Ce que Votre Majesté se propose de faire pour le roi de Prusse m'a rempli de la plus vive reconnaissance, et je n'ai pas voulu tarder un moment pour lui exprimer tout le plaisir qu'elle m'a causé par cette nouvelle. J'ose encore une fois recommander avec les plus vives instances ses intérêts à votre amitié pour moi. Quant aux affaires d'Espagne, j'espère que les troubles que les Anglais se plaisent à y exciter seront calmés sous peu. Votre Majesté doit connaître déjà les événements de Constantinople. Le sultan Sélim a péri, Mustapha est enfermé, et Mahmoud, aussi faible de corps que d'esprit, n'est qu'un fantôme de souverain. Les différents partis s'entre-déchirent plus que jamais; enfin, il me semble que toutes ces circonstances ajoutent de nouvelles facilités pour l'exécution du grand plan et dégagent Votre Majesté de ses derniers liens envers la Porte. C'est avec la même surprise qu'elle que j'ai appris les armements incompréhensibles de l'Autriche. J'ai cru lui devoir un avis, et mon ambassadeur a eu l'ordre de lui représenter tout l'abîme qu'elle se préparait. Je jouis de l'espoir de revoir Votre Majesté sous peu. À moins que je ne reçoive d'elle des nouvelles qui s'y opposent, je compte me mettre en route le 13 septembre, et dans quinze jours, je me trouverai à Erfurt. J'attends cette époque avec la plus vive impatience pour lui réitérer tous les sentiments dont je suis pénétré pour elle 504

Note 504: (retour) Archives des affaires étrangères, Russie, supplément 17. Nous avons publié cette lettre dans la Revue de la France moderne, 1er juin 1890.

«Vous voyez que je lui dis tout», fit observer Alexandre à M. de Caulaincourt en lui lisant la minute de cette lettre. En effet, avec une grand finesse de touche, sur un ton affectueux et enveloppant, il exprimait très nettement tous ses désirs, rappelait ce qu'il avait fait, ce qu'il pouvait faire encore, ce qu'il attendait. Par sa lettre, les bases de la discussion future se trouvaient à l'avance définies et circonscrites. À Erfurt, quatre questions offriraient matière à débat et à transaction, celles d'Espagne, d'Autriche, de Prusse et de Turquie. La solution des deux premières importait essentiellement à la France; les deux autres touchaient à la sécurité ou à la grandeur de la Russie. Grâce à cet équilibre des intérêts, il pouvait y avoir entre les deux empereurs parfaite réciprocité de services et de concessions. Alexandre nous laissait la main libre en Espagne; il nous offrait contre l'Autriche une aide plus apparente que réelle, mais dont il savait habilement faire ressortir la valeur; en retour, il demandait la reconstitution effective de la Prusse, qui le garantirait contre une résurrection de la Pologne, et la satisfaction de ses convoitises en Orient, reprenant à la veille d'Erfurt les prétentions émises avec tant de persévérance au lendemain de Tilsit. En présence de cette double et pressante mise en demeure, voilée sous les formes de l'amitié la plus expansive, à quel parti s'arrêterait définitivement Napoléon, aujourd'hui qu'il avait perdu l'espoir d'associer et de confondre les intérêts des deux empires dans un immédiat remaniement de l'univers?

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