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Napoléon et Alexandre Ier (1/3): L'alliance russe sous le premier Empire

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CHAPITRE VII

LA LETTRE DU 2 FÉVRIER 1808


Lettre écrite par Napoléon à Alexandre le 2 février 1808.--Elle respire la passion des grandes choses.--Est-elle sincère?--L'offre de partager la Turquie n'est-elle qu'un leurre destiné à éblouir et à distraire Alexandre?--Nécessité de détourner de l'Espagne et de la Prusse l'attention du Tsar; la proposition de partage en fournit le moyen.--La lettre impériale n'a-t-elle point aussi pour but de préparer une action ultérieure en Orient?--Les plans de Napoléon sur la Turquie et les Indes mûrissent et se développent graduellement.--Préparatifs en Dalmatie et en Albanie.--Opérations maritimes.--Napoléon a l'ambition de la Méditerranée.--Ses efforts pour s'emparer successivement de toutes les positions qui dominent cette mer.--Importance exceptionnelle qu'il attribue à la possession de Corfou.--Le vrai chemin de l'Égypte.-- Multiplicité des moyens employés pour assurer la conservation de Corfou.--Tant qu'ils seront en Sicile et à Malte, les Anglais resteront maîtres de la Méditerranée.--En décembre 1807, ils retirent de la Sicile une partie de leurs troupes et les ramènent dans l'Océan.--Napoléon appelle aussitôt dans la Méditerranée la plus grande partie de ses forces navales.--Il médite la surprise de la Sicile.--Nécessité urgente de ravitailler Corfou.--Napoléon croit pouvoir combiner ces deux opérations dont le succès ferait tomber sa principale objection contre le partage.--Rapprochement entre les instructions données au roi Joseph, à l'amiral Ganteaume, et les propositions faites à Pétersbourg.--Confidence à Decrès au sujet de la Turquie et de l'Égypte.--Caractère éventuel du projet contre la Turquie.--Conversation avec Tolstoï pendant une chasse.--Napoléon subordonne les grands mouvements qu'il médite à la persistance des hostilités avec l'Angleterre; ses efforts redoublés pour obtenir la paix; justice que lui rendent à cet égard ses ennemis les plus acharnés.--Véritable sens de la lettre du 2 février.--Combinaison d'ensemble à la fois politique et militaire.--Napoléon veut livrer bataille à l'Angleterre à travers le monde.--Diversion à tenter dans le Nord: opérations méditées sur les côtes de l'Océan, en Espagne, dans la Méditerranée, en Afrique: projet final sur la Turquie et les Indes.--Idées de l'Empereur sur le sort futur de l'Orient.--Instructions à Caulaincourt.--Napoléon propose une nouvelle entrevue.--Le débat qui va s'ouvrir à Pétersbourg n'aura qu'un caractère préparatoire et très vague.--Points réservés.--La Serbie.-- Question de Constantinople distincte de celle des Dardanelles.--Napoléon demande dès à présent la coopération des escadres russes dans la Méditerranée.-- La flotte européenne.--La mer Noire domaine moscovite.--Carrière ouverte aux ambitions russes dans le nord de l'Asie.--La tendance de Napoléon est de pousser la Russie en Asie, l'Autriche dans la péninsule des Balkans, afin de s'assurer la suprématie en Europe et l'empire de la Méditerranée.

I

Le 2 février 1808, Napoléon écrivit à l'empereur de Russie la lettre suivante:

«Monsieur mon frère, le général Savary vient d'arriver. J'ai passé des heures entières avec lui pour m'entretenir de Votre Majesté. Tout ce qu'il m'a dit m'a été au cœur, et je ne veux pas perdre un moment pour la remercier de toutes les bontés qu'elle a eues pour lui et qu'elle a pour mon ambassadeur.

«Votre Majesté aura vu les derniers discours du parlement d'Angleterre et la décision où l'on y est de pousser la guerre à outrance. Dans cet état de choses, j'écris directement à Caulaincourt. Si Votre Majesté daigne l'entretenir, il lui fera connaître mon opinion. Ce n'est plus que par de grandes et vastes mesures que nous pouvons arriver à la paix et consolider notre système. Que Votre Majesté augmente et fortifie son armée. Tous les secours et assistance que je pourrai lui donner, elle les recevra franchement de moi; aucun sentiment de jalousie ne m'anime contre la Russie, mais le désir de sa gloire, de sa prospérité, de son extension. Votre Majesté veut-elle permettre un avis à une personne qui fait profession de lui être tendrement et vraiment dévouée? Votre Majesté a besoin d'éloigner les Suédois de sa capitale; qu'elle étende de ce côté ses frontières aussi loin qu'elle le voudra, je suis prêt à l'y aider de tous mes moyens.

«Une armée de 50,000 hommes, russe, française, peut-être même un peu autrichienne, qui se dirigerait par Constantinople sur l'Asie, ne serait pas arrivée sur l'Euphrate qu'elle ferait trembler l'Angleterre et la mettrait aux genoux du continent. Je suis en mesure en Dalmatie; Votre Majesté l'est sur le Danube. Un mois après que nous en serions convenus, l'armée pourrait être sur le Bosphore. Le coup en retentirait aux Indes, et l'Angleterre serait soumise. Je ne me refuse à aucune des stipulations préalables nécessaires pour arriver à un si grand but. Mais l'intérêt réciproque de nos deux États doit être combiné et balancé. Cela ne peut se faire que dans une entrevue avec Votre Majesté, ou bien après de sincères conférences entre Roumiantsof et Caulaincourt, et l'envoi ici d'un homme qui fût bien dans le système. M. de Tolstoï est un brave homme, mais il est rempli de préjugés et de méfiance contre la France, et est bien loin de la hauteur des événements de Tilsit et de la nouvelle position où l'étroite amitié qui règne entre Votre Majesté et moi a placé l'univers. Tout peut être signé et décidé avant le 15 mars. Au 1er mai, nos troupes peuvent être en Asie, et à la même époque les troupes de Votre Majesté à Stockholm. Alors les Anglais, menacés dans les Indes, chassés du Levant, seront écrasés sous le poids des événements dont l'atmosphère sera chargée. Votre Majesté et moi aurions préféré la douceur de la paix et de passer notre vie au milieu de nos vastes empires, occupés de les vivifier et de les rendre heureux par les arts et les bienfaits de l'administration: les ennemis du monde ne le veulent pas. Il faut être plus grands, malgré nous. Il est de la sagesse et de la politique de faire ce que le destin ordonne et d'aller où la marche irrésistible des événements nous conduit. Alors cette nuée de pygmées, qui ne veulent pas voir que les événements actuels sont tels qu'il faut en chercher la comparaison dans l'histoire et non dans les gazettes du dernier siècle, fléchiront et suivront le mouvement que Votre Majesté et moi aurons ordonné, et les peuples russes seront contents de la gloire, des richesses et de la fortune qui seront le résultat de ces grands événements.

«Dans ce peu de lignes, j'exprime à Votre Majesté mon âme tout entière. L'ouvrage de Tilsit réglera les destins du monde. Peut-être, de la part de Votre Majesté et la mienne, un peu de pusillanimité nous portait à préférer un bien certain et présent à un état meilleur et plus parfait; mais, puisqu'enfin l'Angleterre ne veut pas, reconnaissons l'époque arrivée des grands changements et des grands événements 297

Note 297: (retour) Corresp., pièce non numérotée, t. XVI, p. 586.

Cette lettre, d'une admirable éloquence, n'exprimait pas l'idée du partage, mais la sous-entendait; celle écrite le même jour à Caulaincourt, plus explicite, l'admettait formellement; elle ordonnait à l'ambassadeur d'aborder la discussion des parts, des avantages respectifs, des moyens, entrait dans le vif et dans le détail de la question. Au Tsar, l'Empereur n'avait voulu qu'indiquer l'ensemble du mouvement et donner l'impulsion. Il l'avait fait avec autant d'habileté que de grandeur et, sans livrer au monarque russe une seule parole dont il pût abuser, lui laissait tout comprendre et tout espérer. Dans sa lettre, son génie se montre sous tous ses aspects, tour à tour familier, souple, ingénieux, sublime: il flatte d'abord et caresse, puis s'élève, prend son essor, déploie son vol. À mesure que la lecture se poursuit, l'élan de la pensée se communique; on est entraîné, on subit l'irrésistible pouvoir de cet homme, et l'on comprend que plus tard vingt nations différentes, sans haine, sans passion, sur un signe de sa main, se soient précipitées derrière lui à la conquête de Moscou. Quand il parle aujourd'hui de faire refluer l'Europe sur l'Asie, il semble que l'esprit des grands conquérants d'autrefois, celui qui déplaçait les peuples, les arrachait du sol et les poussait à de lointaines migrations, revive en lui et commande par sa bouche: jamais voix d'homme plus puissante n'a sonné le signal de grands combats et le renouvellement d'un monde.

Cependant, si la lettre impériale fait passer d'abord à travers l'âme un frisson d'enthousiasme guerrier, un doute s'élève peu à peu et embarrasse l'esprit. Jusqu'au dernier moment, nous l'avons vu, Napoléon avait conservé ses répugnances pour le partage; le 29 janvier, il hésitait encore, n'accordait rien, et le voici, quatre jours après, qui prévient les désirs de son allié, dépasse ses espérances, abaisse devant lui toutes les barrières. L'impression produite par les déclarations anglaises avait-elle été jusqu'à provoquer en lui un si complet revirement? L'appel au Tsar était-il sincère? Ne cachait-il pas une immense duperie? Pressé par la Russie, obligé de plus en plus, à mesure que l'Angleterre redoublait d'opiniâtreté, à mesure aussi que nos armées s'enfonçaient en Espagne, de rassurer le Nord et de se le concilier, partagé entre le sentiment de cette nécessité et ses invincibles défiances, Napoléon n'a-t-il point cherché, en offrant à son allié l'apparence d'une concession capitale, à s'épargner de réels sacrifices? Il aurait alors proposé le partage sans intention de l'exécuter, et son plan se fût réduit à ceci: par une discussion solennelle sur l'Orient, il donnerait le change à l'empereur Alexandre, charmerait, éblouirait ce prince, tandis que lui-même exécuterait son dessein sur l'Espagne, le seul dont il ait été sérieusement occupé; puis, le sort de la Péninsule réglé, la Russie et l'Europe mises en présence du fait accompli, il rétracterait insensiblement ses offres et laisserait s'évanouir le mirage si magnifiquement évoqué. Sa lettre n'eût été que le chef-d'œuvre d'un art incomparable, mais fallacieux, et les phrases de la fin, où vibre la passion des grandes choses, une péroraison à effet. Napoléon n'eût voulu que donner à la Russie la représentation d'un grand dessein, agiter devant elle l'appareil d'une feinte négociation, faire passer à ses yeux l'illusion de villes à conquérir, de territoires, de royaumes à partager, puis, derrière ce prestigieux décor, poursuivre un projet plus pratique dans sa perfidie, la spoliation d'une dynastie débile et le rapt d'une couronne. Faut-il admettre cet artificieux calcul et reconnaître que le vainqueur de l'Europe s'est réduit, cette fois, à n'être que le plus habile des metteurs en scène? Au contraire, croirons-nous que Napoléon, plus grand dans la sincérité de ses conceptions sans frein, voulait ce qu'il annonçait, qu'il inclinait réellement, après avoir remanié l'Europe, à transformer l'Orient? Ce problème se rencontre au point culminant de sa carrière, à l'heure où il semble s'arrêter incertain sur cette cime, avant de s'égarer dans une voie fatale.

Il est certain que l'Empereur, dans les premiers jours de février 1808, avait un besoin impérieux, urgent, d'occuper et de distraire Alexandre: c'était tout à la fois de l'Espagne et de la Prusse, du midi et du centre de l'Europe, que l'attention du Tsar devait être détournée. On ne peut douter qu'à cette époque, peut-être sous l'impression des nouvelles de Londres, Napoléon ne se soit résolu à prononcer son action en Espagne, à mieux s'assurer de ce royaume, afin d'en disposer plus utilement contre l'Angleterre. Préméditait-il déjà tout ce qu'il devait accomplir en Espagne? Si l'abaissement des Bourbons le frappait de plus en plus, si leurs misérables querelles semblaient les lui livrer, s'il sentait la tentation d'intervenir entre un père déconsidéré et un fils qui n'avait point le courage de ses ambitions pour les éliminer l'un par l'autre, s'il pensait à un changement de dynastie, nous ne saurions affirmer qu'il ait écarté dès cet instant la possibilité d'une solution moins violente, à procurer par des moyens diplomatiques appuyés d'un grand déploiement de forces, qu'il ait renoncé à l'idée d'un traité qui eût réuni à la France les provinces du Nord, stipulé le mariage du prince des Asturies avec une fille de Lucien et asservi davantage la maison royale. Dans tous les cas, il ne prévoyait pas une résistance nationale; une lutte avec le peuple révolté, une guerre d'Espagne n'entrait nullement dans ses calculs, et ce devait être la plus complète, la plus funeste de ses erreurs. Estimant que l'absorption de l'Espagne dans son système serait surtout affaire de politique, d'adresse, de longueur peut-être, il ne jugeait pas cette œuvre incompatible avec d'autres entreprises, plus vastes encore, mais ne se préparait pas moins à l'accomplir. Or, pour que la Russie fermât les yeux sur ce nouvel accroissement de la puissance française, il était utile de stimuler ses propres ambitions; en lui ouvrant l'espoir de prendre aux dépens de tous ses voisins, Napoléon s'en réservait à lui-même la faculté: «Je ne suis jaloux de rien, écrivait-il dans sa lettre à Caulaincourt, et je demande le réciproque 298

Note 298: (retour) Extrait de la lettre à Caulaincourt, publié par M. de Tatistcheff, Nouvelle Revue du 15 juin 1890.

Ayant laissé d'autre part se créer entre la France et la Russie une question prussienne, irritante, scabreuse, et ne voulant la résoudre, Napoléon aspirait à l'écarter. Ce qu'Alexandre demandait implicitement à Caulaincourt, ce qu'il laissait réclamer par Tolstoï, c'était la libération de la Prusse. Or, Napoléon était profondément résolu à ne point laisser échapper cette nation des liens où il la retenait, à ne point desserrer son étreinte, tant que l'Angleterre resterait en armes. Sur cet article il ne céderait jamais, n'accorderait pas à Alexandre l'évacuation, mais répugnait à la lui refuser trop positivement, craignant de le révolter à la fin et de faire éclater le conflit. Il désirait donc suspendre le débat et s'épargner de plus pressantes instances; la proposition de partage lui en fournissait le moyen. En jetant cet objet sur le tapis, Napoléon rompait une partie mal engagée, brouillait les cartes, et se mettait en mesure de reprendre son jeu avec la Russie sur de nouveaux frais. Conviée à une discussion dont l'importance ferait pâlir à ses yeux tout autre intérêt, cette puissance cesserait pour l'instant de considérer la Prusse, ne verrait que la Turquie, ne nous troublerait plus dans la possession de nos sûretés en Allemagne; en pleine paix, Napoléon pourrait continuer de traiter la Prusse en pays conquis et retenir contre elle tous les droits de la guerre; tel était encore et incontestablement l'un des avantages qu'il attendait de sa lettre.

Ne se proposait-il pas enfin d'en retirer un dernier résultat, celui qu'il annonçait ouvertement? Réservant l'un des deux points de difficulté entre la France et la Russie, n'avisait-il pas en même temps à s'entendre avec Alexandre sur l'autre, c'est-à-dire sur l'Orient, et à sceller par un gigantesque concert de mesures, fatal à l'adversaire commun, l'accord des deux empires?

À cette question, il semble que notre exposé de l'évolution opérée chez l'Empereur, pendant les deux mois précédents, ait répondu par avance. De l'arrière-plan de sa pensée, nous avons vu le projet de partage monter peu à peu au premier rang de ses préoccupations. En janvier 1808, nous le sentons en lui et même nous l'apercevons nettement par échappées, grâce à des paroles émanées de lui-même ou de ses ministres, grâce aux révélations de Talleyrand à Metternich et aux propos par lesquels Napoléon fait pressentir au ministre autrichien la ruine prochaine de la Turquie. Ainsi l'idée fait son chemin dans l'esprit de l'Empereur, quoique lentement et avec peine; les instructions du 29 janvier à Caulaincourt nous la montrent toujours combattue, mais plus pressante, et enfin quand elle se dévoile le 2 février, il est naturel de penser que Napoléon, provoqué par l'Angleterre, n'a pas cru devoir en retarder plus longtemps l'explosion. Ce qui le prouve, c'est que, dans la lettre à l'empereur Alexandre, nous reconnaissons le projet tel que nous l'avons surpris en germe quelques semaines auparavant; c'est bien le même dessein, pris à des états successifs, à des degrés divers de développement, mais comprenant toujours, à titre caractéristique, deux éléments essentiels: le partage et l'expédition aux Indes. Et cette dernière particularité est révélatrice. Si Napoléon n'eût voulu que leurrer la Russie, il lui eût proposé le partage, qu'il pensait devoir la combler de joie, et non la marche en Asie, qu'elle goûtait peu, jugeait irréalisable et périlleuse; par cela seul qu'il met cette condition et ce correctif au démembrement de la Turquie, il laisse voir qu'il admet vraiment cette première opération et nous livre un des motifs de sa condescendance: il consent à jeter bas le vieil édifice oriental, parce qu'il espère se frayer au milieu de ses ruines un chemin vers les Indes, atteindre et frapper l'Angleterre à travers la Turquie.

Cette disposition achève de se révéler par les mesures prises autour des frontières de l'empire ottoman; il y a concordance entre le langage prescrit par Napoléon à sa diplomatie et les ordres donnés à son armée, à sa marine; tandis qu'il propose le partage à Pétersbourg, il se met en position de l'exécuter. Son armée de Dalmatie lui servait d'avant-garde vers le Levant: à ce moment il la renforce, pourvoit à son équipement, se tient en communication continuelle avec ses chefs. Il interroge Marmont sur les points d'atterrissement qu'offre la côte d'Épire 299; il fait étudier les routes par lesquelles nos troupes pourront s'introduire sur le sol ottoman et non seulement y côtoyer la mer, mais s'enfoncer dans l'intérieur. Apprenant qu'un chemin conduit de nos possessions à Bérat, chef-lieu de l'un des pachaliks d'Albanie: «Il faut connaître à fond cette route, écrit-il, dont le détail, lieue par lieue, m'intéresserait beaucoup 300.» Ces instructions, il est vrai, peuvent s'expliquer par une pensée défensive. Depuis quelque temps, Napoléon songeait, le cas échéant, à faire traverser l'Albanie turque par un corps français qui viendrait se poster en face de Corfou et protéger cette île contre une attaque des Anglais. Mais arrivons à des témoignages plus probants; des côtes de l'Adriatique, passons sur celles de la Méditerranée. Là tout s'émeut, tout se prépare; des flottes, des convois se réunissent; à travers mille difficultés, parfois ralentie, jamais suspendue, une imposante concentration de forces se poursuit depuis deux mois. À remonter aux origines de cette action, à en suivre les péripéties, on voit s'éclairer d'un jour plus vif les plans d'abord incertains de l'Empereur, ses variations, ses espérances plusieurs fois déjouées, subitement ranimées, et enfin, dans les premiers jours de février, lorsque le mouvement s'accélère, se développe, se tourne vers la Méditerranée orientale, les ordres qui le règlent, rapides et pressés, font au dessein sur la Turquie de claires allusions, livrent à cet égard des indices irrécusables, des expressions de plus en plus significatives, et finalement, en toutes lettres, un aveu.

Note 299: (retour) Corresp., 13489.

Depuis que Napoléon était né aux grandes choses, il méditait la conquête de la Méditerranée; c'était l'une de ses idées permanentes et préconçues, non de celles qui ne jaillissaient en lui que sous la pression des événements. Pour régner sur cette mer qu'il aimait, dont les flots enveloppaient sa patrie, dont la voix avait bercé ses premiers rêves, point n'était besoin à ses yeux d'opposer aux Anglais une égalité de forces navales, de les chercher sur leur élément et de les y vaincre. De Gibraltar au Bosphore, la mer est sujette de la terre; les golfes où elle s'emprisonne, les presqu'îles qui la divisent et isolent ses parties, les promontoires qui la déchirent, les archipels qui la parsèment, les canaux où elle se resserre, la tiennent dans une étroite dépendance; pour conquérir le libre Océan, il est nécessaire d'asservir ses flots sous des escadres triomphantes; la Méditerranée se gouverne du haut des terres qui la dominent. Parmi ces positions, Napoléon, guidé par cet instinct topographique, ce «diagnostic des lieux 301» que nul n'a possédé à un si haut degré, avait immédiatement reconnu les plus importantes, les mieux situées, celles qui devaient servir de bases à son pouvoir, et son but était de se les approprier successivement.

Note 301: (retour) L. Drapeyron, Revue de géographie, mars 1888: Le grand dessein méditerranéen et l'expédition d'Égypte.

Dès le début de sa carrière, ce système se dévoile. À peine descendu des Alpes, il recueille et choisit pour la France, parmi les dépouilles des États italiens, d'abord les îlots situés au sud de la Sardaigne, puis, à mesure que nos victoires se succèdent, Gênes, l'Elbe, Ancône, Corfou enfin et ses compagnes, ces sept îles de la mer Ionienne que Venise avait su garder jusqu'au jour de sa chute, débris de son empire oriental, dernières perles de sa couronne. Maître de Corfou, il s'élance à la conquête de l'Égypte et enlève Malte en passant. À cette poussée de la France sur la Méditerranée succéda bientôt un recul. La deuxième coalition fit tomber de nos mains les îles Ioniennes, Malte, Alexandrie, et mit partout à notre place les Anglais ou leurs alliés. Cependant Napoléon ne renonce pas à réparer ces pertes et s'y applique indirectement; de 1805 à 1807, il fait servir chacune de ses victoires dans le Nord à la reprise de quelque position méditerranéenne; après Austerlitz, il s'empare de la Dalmatie, chasse les Bourbons de Naples, borde de ses troupes les côtes de leur royaume; deux ans plus tard, par Friedland, il rachète Corfou. Le traité de Tilsit, en lui restituant l'archipel Ionien et la précieuse rade de Cattaro, ramène pour la seconde fois la France dans le bassin oriental de la Méditerranée.

Aussitôt Corfou devient pour Napoléon l'objet d'une sollicitude sans égale. Ce poste, remis de mauvaise grâce par les commandants russes, à peine occupé par quelques détachements français, restait aventuré; il devait tenter l'avidité des Anglais, et l'on a vu par les ouvertures de Wilson au cabinet russe que l'une de leurs pensées favorites était d'enlever les îles. Mais Napoléon a deviné ce projet, avant même que les confidences de Roumiantsof le lui aient divulgué, et, pour le prévenir, il multiplie les moyens. De tous côtés, il veut faire affluer dans Corfou des troupes, des munitions, des approvisionnements; il organise de loin la résistance, entre dans les plus minutieux détails, ne laisse rien au hasard de ce qu'il peut lui enlever. À mesure que les semaines s'écoulent, son attention inquiète redouble; il réitère ses ordres, aiguillonne, gourmande ses lieutenants, incrimine leur lenteur; le nom de Corfou revient continuellement sous sa dictée, et cette île de quelques kilomètres carrés l'occupe plus à elle seule que toutes les autres parties de son empire 302.

Note 302: (retour) Corresp., 13095, 13098, 13116, 13117, 13118, 13126, 13206, 13221, 13223-24, 13232-33, 13240, 13209, 13331, 13337, 13341, 13368. Correspondance politique et militaire du roi Joseph, publiée par A. Du Casse 3e édition, t. IV, 25 septembre au 15 décembre 1807. Voy. aussi la mission du commandant de Clermont- Tonnerre à Corfou, dans l'ouvrage de M. Camille Rousset intitulé: Un ministre de la Restauration, le marquis de Clermont-Tonnerre, 50 et suiv.

Ce soin absorbant s'explique dès qu'on le rapproche des plans agités à Tilsit. Si le partage devait se faire, Corfou serait le pivot sur lequel tournerait l'opération tout entière, développant ses deux faces, l'une continentale, l'autre maritime. Attachée aux flancs de la Turquie européenne, la principale des îles Ioniennes nous plaçait en contact avec les parties les plus intéressantes de cette contrée, permettait d'observer l'Albanie, l'Épire et Ali son tyran, de se créer des intelligences parmi les Hellènes, qui commençaient à frémir sous le joug et à reprendre conscience d'eux-mêmes; cette Grèce insulaire pourrait servir à agiter, à soulever l'autre. Ses annexes sur la terre ferme, Parga, que l'Empereur commandait de fortifier, Butrinto, qu'il prescrivait d'occuper, nous fournissaient des têtes de pont au delà de l'Adriatique, des lieux de débarquement désignés; l'ensemble de la position facilitait le passage d'Italie en Épire, et dans le cas où la Turquie devrait être brusquement envahie, marquait l'un des points où il serait le plus facile d'amorcer l'entreprise.

D'autre part, Corfou était une sentinelle avancée sur la route de l'Égypte, cet objet éternel de regrets et de convoitises. Qu'on jette un regard sur la carte. L'Italie, s'allongeant dans le sud-est, projette sa pointe méridionale vers l'Égypte; une ligne droite, prenant son point de départ au fond du golfe de Tarente et tirée à travers les flots, irait aboutir aux quais d'Alexandrie. Le pays d'Otrante, de Brindisi, de Tarente, ce que Napoléon appelait «l'extrémité de la botte 303» et ce qui en figure plus exactement le talon, tel est l'endroit où l'Europe occidentale se rapproche le plus de notre ancienne possession africaine; c'est là que se rattache aujourd'hui la voie de communication rapide, le lien commercial qui unit nos contrées par Suez à celles de l'extrême Asie. Le génie précurseur de Napoléon avait pressenti l'importance de cette portion de l'État napolitain; c'était de Tarente qu'il comptait faire partir l'expédition destinée à nous rendre l'Égypte. Mais les îles Ioniennes bordent et jalonnent à l'est la route que nous aurions à suivre; elles formaient le complément indispensable de notre position; leur perte en eût annulé la valeur. Les Anglais à Corfou, c'était l'Adriatique fermée, le golfe de Tarente étroitement surveillé, le royaume de Naples pris à revers. Au contraire, restant entre nos mains, Corfou offrait à notre flotte une première escale, une rade spacieuse où elle pourrait s'abriter contre l'ennemi et contre la mer, attendre pour passer l'instant favorable, préparer définitivement ses moyens et prendre son élan.

Note 303: (retour) Drapeyron, article cité.

Toutefois, si la possession de Corfou nous facilitait l'accès de l'Égypte, elle ne l'assurait pas, tant que les Anglais conserveraient Malte et surtout la Sicile. Établis dans cette grande île qui permet d'intercepter les communications entre les deux bassins de la Méditerranée, ils pouvaient nous prendre en flanc, nous barrer le passage, nous prévenir et nous contrarier dans toutes les parties du Levant. Ayant fait de la Sicile leur place d'armes, leur asile, ils y tenaient constamment huit à dix mille hommes de troupes éprouvées, une force prête à rayonner dans toutes les directions. Napoléon les jugeait maîtres de la Méditerranée tant qu'ils seraient dans l'île; aussi, lorsqu'il n'entrevoit pas encore la possibilité de les en chasser, en octobre et novembre 1807, s'efforce-t-il d'ajourner indéfiniment le partage de la Turquie.

En décembre, il reçut à Milan une nouvelle inattendue; la Sicile se dégarnissait d'Anglais 304. La majeure partie de leurs troupes, sous le commandement du général Moore, s'étaient embarquées à Palerme, et l'on apprit bientôt qu'elles avaient gagné l'Océan. Cette expédition allait-elle défendre le Portugal contre nos troupes? Remonterait-elle jusque dans la Baltique, se portant au secours de la Suède menacée par les Russes? Quelle que dût être sa destination, il n'en était pas moins certain que le péril grandissant dans d'autres régions obligeait l'Angleterre à y faire refluer ses forces et dégageait la Méditerranée. Avec sa promptitude ordinaire de coup d'œil, Napoléon comprit immédiatement le parti qu'il pourrait tirer de cette évolution et résolut d'y répondre par un mouvement en sens inverse. Au lendemain de Tilsit, alors qu'il comptait sur le concours de la flotte danoise, c'était dans le Nord qu'il s'était proposé d'employer principalement ses escadres: le Midi lui offrant aujourd'hui un champ momentanément libre, il prescrit à sa puissance navale un subit changement de front et décide de la transporter tout entière dans la Méditerranée. Il conservait une escadre a Brest, une autre à Lorient, une troisième à Rochefort; le 12 décembre, de Venise, il fait expédier à toutes l'ordre de sortir, de doubler la péninsule ibérique, de franchir le détroit de Gibraltar et de rejoindre à Toulon la flotte qu'il possède encore dans ce port, sous les ordres de l'amiral Ganteaume, et à laquelle doivent se réunir en même temps six vaisseaux appelés de Cadix 305. Aussitôt tout entre en action: les courriers volent, les escadres appareillent, et l'on apprend le 24 janvier que celle de Rochefort, réussissant la première à tromper la vigilance des croisières ennemies, fait voile vers Toulon, où l'attendent les vaisseaux de Ganteaume. L'Empereur veut utiliser cette première concentration, prélude d'une autre plus importante, et songe aussitôt à diriger sur la Sicile les forces navales combinées. Le 24 janvier, il adresse à Joseph, roi de Naples, un plan pour la surprise et la conquête de l'île 306: c'est une réminiscence et comme une réduction du grand projet de descente en Angleterre; il s'agit toujours d'assurer le succès par la coopération momentanée d'une flotte aux mouvements d'une armée.

Note 304: (retour) Le roi Joseph à l'Empereur, 12 et 19 novembre 1807.
Note 305: (retour) Corresp., 13387. Voy. aussi Chevalier, Histoire de la marine française sous le Consulat et l'Empire, p. 281 et suiv.
Note 306: (retour) Corresp., 13480.

Napoléon s'adonnait avec ardeur aux préparatifs de l'expédition, quand de fâcheuses nouvelles lui arrivèrent de Corfou. Si le gros des forces anglaises avait déserté la Méditerranée, des croisières y étaient demeurées, et l'une d'elles, faisant bonne garde autour des Sept-Îles, empêchait le ravitaillement 307. Nos renforts, nos convois étaient interceptés: au 1er janvier, rien n'était arrivé à destination, et quelques jours après, le roi Joseph signalait franchement l'insuffisance des moyens employés pour assurer la défense 308. Les Anglais pouvaient reparaître à l'improviste en grand nombre, et le danger devenait imminent. Aux yeux de Napoléon, la Sicile elle-même était moins importante que Corfou; la conquête de la première eût tout facilité, mais la perte de la seconde empêcherait tout. Obviant au plus pressé, l'Empereur résolut d'abord d'employer au ravitaillement de Corfou les deux flottes dont il disposait; Ganteaume reçoit l'ordre, aussitôt que l'escadre de Rochefort aura été signalée devant Toulon, de se porter à sa rencontre et de la rejoindre au large; il poussera ensuite droit à Corfou, y jettera son chargement de munitions et d'approvisionnements, protégera le passage des convois, mettra la place à l'abri de toute atteinte. En même temps Napoléon écrit au général César Berthier, gouverneur des Sept-Îles, pour lui annoncer l'arrivée de ce secours et lui ordonner, s'il est attaqué, de tenir jusqu'à la dernière extrémité 309; à Joseph, il écrit de concentrer tous ses efforts sur la défense de Corfou et ne fait plus d'allusion à la descente en Sicile.

Note 308: (retour) Le roi Joseph à l'Empereur, 12, 18 et 23 janvier 1808.
Note 309: (retour) Corresp., 13504.

À quelques jours de là, sa pensée se modifie encore et s'enhardit: de nouvelles possibilités lui apparaissent. Puisque la jonction des deux flottes va nous assurer dans la Méditerranée une supériorité passagère, mais réelle, pourquoi ne pas associer les deux opérations, aller d'abord à Corfou, puis en Sicile? Une telle expédition, qui offre toutes les chances de réussite, serait vraiment d'un effet décisif pour nos projets sur l'Orient et de nature à fixer nos irrésolutions; elle enlèverait aux Anglais leur base d'opérations et du même coup assurerait la nôtre; c'est à la tenter que Napoléon se résout en fin de compte, et il formule dans ce sens ses dernières instructions. Ganteaume se dirigera d'abord sur Corfou, puis, après avoir pourvu à la sûreté de ce poste, pénétrant dans le détroit de Messine, fournira à notre armée de Naples, que Joseph tiendra toute prête à passer, les moyens de prendre pied en Sicile 310.

Ces mesures sont ordonnées le 7 février; elles ont donc été arrêtées pendant les jours précédents, c'est-à-dire à l'instant où Napoléon proposait le partage à l'empereur de Russie, et la connexité entre ces deux mouvements de sa volonté apparaît indéniable. Elle s'accuse jusque par certains rapprochements d'expression: dans la dépêche à Caulaincourt du 29 janvier, Napoléon indiquait l'avantage de différer le partage «jusqu'au jour où l'on aurait arraché aux Anglais l'empire de la Méditerranée 311». Dans ses instructions pour Ganteaume, il signale «la grande importance d'avoir la Sicile, ce qui change la face de la Méditerranée 312». Il considère ainsi la conquête de cette mer comme désormais réalisable, imminente, et juge que la condition principale à laquelle il avait subordonné le partage peut se trouver accomplie. En même temps il tient à Joseph, au sujet de Corfou, un langage de plus en plus frappant, caractéristique dans son mystère: «Corfou est tellement important pour moi, lui écrit-il, que sa perte porterait un coup funeste à mes projets... Souvenez-vous de ce mot: dans la situation actuelle de l'Europe, le plus grand malheur qui puisse m'arriver est la perte de Corfou 313

Note 312: (retour) Corresp., 13534.
Note 313: (retour) Id., 13537, 13540.

Bientôt, il s'explique davantage. Après quelques semaines, quand la flotte de Ganteaume a ravitaillé les îles Ioniennes, mais a manqué la Sicile et est venue reprendre haleine à Toulon, ce demi-succès excite l'Empereur plus qu'il ne le décourage. En mars, dans un aperçu d'ensemble adressé au ministre Decrès sur la distribution et l'emploi possible de toutes ses forces navales, lorsqu'il a détaillé les mesures à prendre dans le Nord, il ajoute: «En même temps j'aurai à Corfou, à Tarente et à Naples, des préparatifs pour une expédition de Sicile ou d'Égypte 314.» Puis il reprend et complète sa pensée, n'admet plus l'alternative entre l'expédition de Sicile et celle d'Égypte, les montre inséparables et se rattachant toutes deux aux événements dont la Turquie deviendra le théâtre; après avoir indiqué par quelles manœuvres il espère masquer aux Anglais ses vues sur l'Océan et la Méditerranée occidentale, il renonce à leur donner le change du côté de l'Orient, laisse entendre que l'attaque de l'empire ottoman par terre fera éclater nos projets maritimes, et il termine par cette phrase: «Il sera si évident qu'on en veut à la Sicile et à l'Égypte, les opérations qui se feront à Constantinople l'indiqueront tellement que les Anglais ne pourront pas s'y tromper 315

Note 315: (retour) Corresp., 13708.

Ainsi, la pensée d'envahir la Turquie et de menacer les Indes existait toujours et plus fortement chez l'Empereur. S'ensuivait-il qu'elle eût pris en lui la valeur d'une décision irrévocable? Surtout Napoléon croyait-il que la double opération pût être définitivement arrêtée et s'accomplir dans les étroits délais que spécifiait sa lettre, avec une rapidité foudroyante et miraculeuse? Il est plus vraisemblable que l'une de ses intentions, lorsqu'il écrivait la lettre du 2 février, était au contraire, tout en se ménageant la possibilité d'un accord ultérieur avec la Russie, d'échapper à tout engagement prématuré, grâce à un débat dont l'importance et la complexité fourniraient matière à multiplier les incidents. Pour calmer l'impatience de la Russie, il la conviait à discuter dès à présent avec lui l'entreprise qu'il avait imaginée et tenait en réserve comme suprême moyen contre l'Angleterre, sans juger que l'exécution dût en être immédiatement poursuivie ou même concertée. Obsédé plus impérieusement par le rêve qui le hantait depuis plusieurs mois, il le continuait tout haut devant Alexandre, dans le but d'enchanter ce monarque, de lui faire tout oublier et tout supporter, dans le but aussi de préparer avec lui les moyens de transformer en réalités les plus audacieuses conceptions, mais seulement si l'avenir en donnait le pouvoir et en démontrait la nécessité.

Aussi bien, dans son principe même, le projet restait incertain; sa mise à effet dépendait d'un concours de circonstances. Il fallait que les opérations préliminaires dans la Méditerranée eussent un plein succès, que l'affaire d'Espagne fût facilement réglée, que l'on pût s'accorder avec Alexandre sur la répartition des territoires ottomans. Pour le cas où l'une ou l'autre de ces conditions ferait défaut, Napoléon n'excluait point de ses rapports avec la Russie les autres moyens d'entente qu'il avait proposés ou envisagés. Comme toujours, ses combinaisons ont plusieurs faces, et il les laisse alternativement paraître, suivant les interlocuteurs auxquels il s'adresse. Dans les premiers jours de février, tandis qu'il écrit au Tsar, il invite Tolstoï à la chasse et en profite pour lui parler longuement. S'il se garde de livrer à l'ambassadeur, dont il se défie, ce qu'il vient de communiquer au souverain, s'il se borne à l'une de ces conversations abondantes, prolixes, souvent contradictoires, par lesquelles il excelle à déconcerter ses interlocuteurs et à masquer sa pensée, il effleure néanmoins tous les modes de solution et n'en repousse aucun: il pourra consentir au partage, dit-il, «par complaisance pour l'empereur Alexandre 316»; il ne rejette pas l'idée de laisser simplement la Russie s'étendre jusqu'au Danube, alors même que la France évacuerait la Prusse: toutefois, il redemande encore la Silésie, mais déclare toujours et avec une grande énergie qu'il est prêt à y renoncer, à la restituer sur-le-champ, si la Russie se retire des Principautés 317. Il ne se montre invariable qu'en un point, la nécessité de frapper un grand coup contre l'Angleterre et de l'atteindre en Asie: si l'on ne détruit pas la Turquie, on pourra se servir d'elle et emprunter pacifiquement son territoire jusqu'aux confins de la Perse; c'est l'Euphrate qu'il faut atteindre: «Une fois sur l'Euphrate, rien n'empêche d'arriver aux Indes; ce n'est pas une raison pour échouer dans cette entreprise parce qu'Alexandre et Tamerlan n'y ont pas réussi: il s'agit de faire mieux qu'eux 318

Note 316: (retour) Tolstoï à Roumiantsof, 25 janvier-6 février 1808, archives de Saint-Pétersbourg.
Note 317: (retour) Prenant son chapeau des deux mains, écrit Tolstoï, et le jetant à terre, il me tint ce discours trop remarquable pour ne pas être transcrit mot à mot: Écoutez, monsieur de Tolstoï, ce n'est plus l'empereur des Français qui vous parle, c'est un général de division qui parle à un autre général de division: Que je sois le dernier des hommes si je ne remplis pas scrupuleusement ce que j'ai contracté à Tilsit, et si je n'évacue pas la Prusse et le duché de Varsovie lorsque vous aurez retiré vos troupes de la Moldavie et de la Valachie. Comment pouvez-vous en douter? Je ne suis ni un fou ni un enfant pour ne pas savoir ce que je contracte, et ce que je contracte, je le remplis toujours.» Tolstoï à Roumiantsof, 25 janvier-6 février 1808, archives de Saint-Pétersbourg.

Tout étant dirigé contre l'Angleterre, il était évident, d'autre part, que la soumission anticipée de cette puissance arrêterait tout, immobiliserait le bras de l'Empereur prêt à frapper. À l'heure même où il proposait de donner à la lutte un développement inouï, Napoléon ne négligeait aucune chance, si frêle qu'elle fût, de prévenir par un accommodement cette suprême nécessité. Dans le courant de février, le ministre de Russie à Londres, M. d'Alopéus 319, rappelé par suite de la rupture, traversait la France pour rentrer dans son pays; apprenant que ce diplomate a recueilli en Angleterre quelques paroles conciliantes qui semblent contraster avec le ton des déclarations ministérielles, Napoléon se hâte de saisir ce fil; par l'intermédiaire du Russe, il essaye de reprendre la négociation ébauchée par l'Autrichien, et ses détracteurs obstinés, Tolstoï entre autres, sont forcés de reconnaître en lui un vrai désir de la paix 320. La tentative nouvelle ne devait pas mieux réussir que les précédentes, mais l'Empereur était parfaitement résolu, si l'Angleterre se montrait disposée à en finir, de considérer ses offres à la Russie comme non avenues, d'arrêter les ressorts formidables qu'il s'apprêtait à faire jouer.

Note 319: (retour) Frère du ministre de Russie en Suède
Note 320: (retour) «Trouvant dans l'empereur Napoléon, écrit Tolstoï le 6 -18 mars 1808, toujours les mêmes dispositions, toujours le même désir de la paix, j'ai cru devoir profiter de cette dernière ressource» (l'entremise de M. d'Alopéus); archives de Saint-Pétersbourg. De son côté, M. d'Alopéus disait, après une conversation avec l'Empereur, «qu'il avait trouvé que son désir de la paix avec l'Angleterre était assez marqué et que toutes ses questions l'avaient marqué... Ce n'est pas de même à Londres, ajoutait le Russe, où non seulement le sieur Canning, mais tout le ministère sont décidés à la continuation de la guerre...» Hassel, 498.

Entourée de ces réserves, éclairée par les témoignages divers qui nous sont apparus, la lettre au Tsar découvre son véritable sens et prend toute sa valeur. Si on la rapproche en même temps des mesures ordonnées par l'Empereur, non seulement au Midi, mais dans les autres parties de l'Europe, tout s'explique en elle, chaque passage prend une signification précise, et à travers ses lignes le tracé d'un projet d'ensemble apparaît dans toute sa grandeur. C'est un plan de subtile et profonde politique, pouvant aboutir à la plus formidable combinaison de guerre qui ait jamais surgi d'un cerveau humain. Depuis la Baltique jusqu'au cœur de l'Asie Mineure, en passant par la mer du Nord, les côtes de l'Atlantique, la péninsule Ibérique, l'Italie, le Levant, Napoléon dispose le monde comme un champ de bataille. Sur cette ligne de plusieurs mille lieues d'étendue, usant d'autorité ou d'habiles incitations, il appelle, range, met en ordre de combat les peuples sujets ou alliés, comme autant de corps d'une même armée, assigne à chacun sa position, son rôle, charge les uns de démonstrations et de fausses attaques, réserve les autres pour les coups décisifs; il veut provoquer une succession de mouvements destinés à se répondre, à se concerter, à s'appuyer mutuellement, jusqu'à ce qu'enfin, tenant l'Europe rassemblée sous sa main, il la lance, si les circonstances l'exigent, à un assaut suprême contre la puissance britannique; ce sera l'acte dernier de la grande lutte, le digne dénouement de ce drame dont les péripéties se sont appelées Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland et Tilsit.

Dès à présent, la Russie doit agir vivement au Nord, contre la Suède, et menacer Stockholm: Napoléon offre au Tsar comme prix de son énergie, non seulement la Finlande, mais tout ce qui pourra être conquis de ce côté, et se déclare prêt à l'appuyer. En effet, à ce moment même, il prescrit à Bernadotte, qui occupe avec son corps les villes hanséatiques, de s'élever dans le Jutland, afin de se mettre en mesure de passer dans les îles danoises et de concerter avec le gouvernement de Copenhague l'attaque de la Scanie, province méridionale de la Suède. Veut-il réellement anéantir cet État? Un tel projet est loin de sa pensée: «Je n'ai rien à gagner à voir les Russes à Stockholm 321», écrira-t-il bientôt, et le concours qu'il leur prêtera ne sera jamais effectif. Le mouvement qu'il provoque de leur part n'est qu'une diversion à la fois politique et militaire, destinée à absorber l'attention de nos alliés et celle de nos adversaires. Offrant à la Russie dans le Nord l'agrandissement immédiat qu'elle sollicite en Orient, il donne un premier aliment à l'avidité conquérante de cette cour; il l'occupe matériellement contre la Suède, tandis qu'il l'occupe en esprit à discuter le démembrement de la Turquie. D'autre part, la marche des Russes vers la péninsule Scandinave, combinée avec la démonstration de Bernadotte, attirera de plus en plus dans cette direction les forces de l'Angleterre, les retiendra loin de l'Espagne et de la Méditerranée.

Note 321: (retour) Corresp., 13955.

Tandis que l'Angleterre, n'osant refuser assistance au monarque qui s'est follement compromis en sa faveur, enverra en Suède ses meilleurs régiments, l'Espagne, abandonnée à elle-même, dominée et comme fascinée, tombera dans la main de Napoléon; changeant peut-être de dynastie et à coup sûr de régime, elle se liera plus étroitement à nous et s'emploiera contre notre rivale. Dans le même temps, la Méditerranée sera purgée d'Anglais; de hardis coups de main nous livreront soit la Sicile, soit certains postes sur la côte septentrionale d'Afrique, et faciliteront de plus lointaines opérations. Jusque-là, le projet de partage ne sera qu'un appât présenté à la Russie: il sera en même temps un épouvantail dressé aux yeux de l'Angleterre, car Napoléon a soin, dans le Moniteur, de laisser entrevoir «quel sera le résultat de la guerre que l'on a l'imprudence de prolonger. La paix arrivera un jour..., dit-il; mais alors des événements de telle nature auront eu lieu, que l'Angleterre se trouvera sans barrière dans ses possessions les plus lointaines, principale source de sa richesse 322.» Si cette menace n'a pas raison de l'orgueil britannique, si les coups portés indirectement dans le Nord, en Espagne, sur la Méditerranée, ne suffisent pas à faire fléchir l'Angleterre, alors les destins de l'Orient s'accompliront; c'est de ce côté que se dessinera la manœuvre finale et qu'aura lieu l'irruption de nos forces.

Note 322: (retour) Moniteur du 2 février 1807.

Lorsque tout aura été convenu entre la France, la Russie et l'Autriche, l'armée de Marmont, qui se tient l'arme au pied en Dalmatie, s'ébranlera vers le sud, puis, s'adossant à l'Adriatique, se renforçant de corps débarqués, prendra son élan vers Constantinople. Derrière elle, Corfou, bondée de troupes, de munitions, de vivres, d'approvisionnements, lui servira de place d'armes et de magasin: «Quand on nous a saisi Corfou, disait plus tard l'Empereur à Sainte-Hélène, on a dû y trouver des munitions et un équipement complet pour une armée de quarante à cinquante mille hommes 323.» Dans les premières provinces à traverser, l'armée d'invasion ne rencontrera aucune résistance organisée, point de troupes régulières, des pachas qui s'entre-tuent, des tribus musulmanes qui ne demandent que la conservation de leurs privilèges, des chrétiens prêts à s'insurger; l'Albanie n'a pas six mille hommes à nous opposer 324. En Macédoine et en Roumélie, les Français opéreront leur jonction avec les Autrichiens descendus du Nord à travers la Serbie révoltée, plus loin, avec les Russes accourus des Principautés; vainqueurs et vaincus d'Austerlitz, réconciliés dans une pensée commune, poursuivront alors de concert leur marche accélérée. Aux abords mêmes de sa capitale, la Turquie ne pourra essayer d'une défense sérieuse: son armée, rassemblée l'année précédente autour d'Andrinople, s'est dissipée en grande partie après l'armistice, et sa reconstitution exigerait plusieurs mois. Les alliés arriveront sans coup férir à Constantinople, où l'émeute aura préparé leur œuvre, détruiront ou expulseront le gouvernement du Sultan et décapiteront la Turquie.

Note 323: (retour) Mémorial, 10-12 mars 1816.
Note 324: (retour) Lettre écrite le 18 avril 1808 au gouverneur des Sept- Îles par l'un de ses correspondants en Albanie. Documents relatifs aux îles Ioniennes et à l'Albanie, dont nous devons la communication à l'obligeance de M. Auguste Boppe.

Tandis que ce grand corps achèvera de mourir en d'impuissantes convulsions, les masses de seconde ligne, les troupes d'occupation, se mettront en mouvement. Peu à peu la partie occidentale de la péninsule balkanique, attribuée à la France dans le partage, se couvrira de nos soldats; leur mission sera de briser les résistances locales et d'organiser le pays. Cependant la colonne de tête, l'armée tripartite, poursuivra audacieusement sa pointe en Asie, marchant à la rencontre de nouvelles troupes russes descendues du Caucase; quand elle aura atteint l'Euphrate supérieur, mis le pied sur la route de la Perse et de l'Hindoustan, sa tâche sera momentanément remplie: il s'agit pour elle de menacer plutôt que de frapper, et c'est sur d'autres points que l'Empereur se réserve de pousser à fond ses entreprises. Avant que les troupes européennes aient traversé la Turquie de part en part, notre flotte de Toulon aura été rejointe par des forces françaises ou alliées accourues de tous les points de l'horizon. «J'attends d'autres escadres 325», écrit l'Empereur à Joseph; ce seront celles de Lorient, de Brest, de Carthagène, les vaisseaux de l'île d'Elbe, ceux de Lisbonne, de Cadix. Ainsi se composera une redoutable armée navale, irrésistible par sa masse; frôlant d'abord les rivages de Tarente, elle y prendra à son bord un corps expéditionnaire et ira le jeter en Égypte, où la population nous appelle et espère en nous 326. L'Angleterre, visée dans son empire asiatique, se sentira atteinte en Égypte, et verra les deux routes qui conduisent aux Indes par les États musulmans, celle de terre et celle de mer, passer simultanément entre nos mains. En même temps, devant nos ports de la mer du Nord et de l'Atlantique, des flottes et des flottilles se montreront, exécuteront une série de démonstrations; l'Irlande, travaillée par nos agents, frémira, et d'agiles croisières, se glissant sur toutes les mers, iront porter partout la terreur dans les possessions ennemies. Alors l'Angleterre, étourdie de tant de chocs, ne sachant où répondre, impuissante à distinguer les coups réels des attaques simulées, s'épuisant en efforts stériles, chancellera éperdue au milieu de ce «tourbillon du monde 327»; à bout de forces et surtout de courage, elle cessera de s'opposer aux destinées de la France nouvelle, reconnaîtra son vainqueur, et la paix définitive sortira de cet immense bouleversement.

Note 325: (retour) Corresp., 13561.
Note 326: (retour) Lettre du consul Drovetti, en date du 8 avril 1808, archives des affaires étrangères, consulat du Caire.
Note 327: (retour) Lettre de Napoléon au roi Louis, 27 mars 1808. Corresp., XVI, 589, pièce non numérotée.

On voit donc que Napoléon entendait traiter sérieusement avec la Russie, quoique éventuellement et à échéance indéterminée, dans le sens de sa lettre, et loin que cette intention dût n'être chez lui que passagère, elle devait, par la suite, prendre plus de consistance, résister aux premières difficultés de l'affaire espagnole, et ne céder que devant un ensemble d'événements dont les plus graves furent les plus imprévus. C'est qu'en effet, comme toujours, si la raison stratégique se retrouve à la base des projets conçus par Napoléon, si elle les engendre et les suscite, son imagination découvre en eux des côtés d'éclat et de grandeur qui les relèvent à ses propres yeux et l'entraînent plus fortement à les suivre; sa lutte contre l'Angleterre pouvant l'obliger à frapper la Turquie, cette nécessité réveille et développe en lui le sentiment d'une œuvre régénératrice à accomplir au delà du Danube et de l'Adriatique. Animé à la poursuite d'un tel but, peu lui importaient de nouvelles vies à sacrifier, des crises à soulever, des engagements à répudier, une politique traditionnelle à démentir. L'idée d'immoler un antique allié ne l'arrêtait plus: il sacrifiait sans scrupule un monarque qui voulait être son ami, ce sultan auquel il écrivait en ce moment même sur un ton d'affection et de confiance, en recommandant toutefois à son ambassadeur de remettre la lettre discrètement et sans éveiller l'attention 328. Ce double jeu lui semblait un simple calcul de prudence, et, s'il évitait de se compromettre prématurément vis-à-vis de la Turquie, il n'en agitait pas moins les moyens de la dépouiller. L'utilité et la grandeur du but l'emportaient à ses yeux sur toute autre considération, et l'iniquité des moyens disparaissait dans la justice finale de l'ordre futur qu'il comptait inaugurer, en ramenant sous une autorité forte, vivifiante, tutélaire, des pays disputés entre de barbares tyrans, et en faisant régner la paix française dans la plupart des contrées où Rome avait étendu jadis son despotisme civilisateur.

Note 328: (retour) Archives des affaires étrangères, Turquie, 216.

II

Sur quelles bases Napoléon songeait-il à fonder le régime nouveau de l'Orient? En d'autres termes, dans quelles conditions proposait-il au Tsar d'exécuter le partage? D'après quel principe fixait-il son propre lot, celui de la Russie, celui de l'Autriche? Par quel procédé espérait-il concilier des nécessités en apparence contradictoires, faire tourner l'opération à la satisfaction d'Alexandre et au profit de la France? La difficulté de répondre à cette question se complique d'une lacune dans les documents. La lettre à Caulaincourt manque dans la Correspondance et ne nous est pas intégralement parvenue 329; c'est seulement à l'aide des volumineuses réponses de l'ambassadeur, où celui-ci se réfère sans cesse aux ordres de son maître, en donne l'interprétation, en reproduit parfois les termes, qu'il devient possible de reconstituer, sinon le texte complet, au moins le sens de l'instruction.

Note 329: (retour) L'extrait publié par M. de Tatistcheff (voy. p. 246), étant destiné à être communiqué au cabinet de Russie qui l'a conservé dans ses archives, ne fait que développer la lettre au Tsar, sans indiquer les vues de l'Empereur sur les conditions du partage. D'une manière générale, les lettres écrites par Napoléon à Caulaincourt, pendant la mission de ce dernier en Russie, n'ont pas été retrouvées jusqu'à présent, à de très rares exceptions près.

À vrai dire, cette lettre, en la supposant littéralement connue, ne nous éclairerait pas d'emblée sur les intentions de l'Empereur. D'après les passages qui nous en sont parvenus, il est aisé de comprendre qu'elle ne contenait rien de tout à fait précis, rien d'absolu, sur la mise en application du principe posé. Il est douteux que Napoléon eût conçu dès lors un plan de partage irrévocable et complet; à coup sûr, il ne l'avait pas communiqué à son ambassadeur, pas plus qu'il ne livrait au général chargé d'ouvrir le feu, au début d'une affaire, le secret des opérations destinées à fixer le sort de la journée.

En diplomatie, comme à la guerre, ses habitudes variaient peu. Il offrait d'abord le combat largement, c'est-à-dire que, s'adressant à la partie adverse, il l'appelait à débattre la question d'ensemble et sous toutes ses faces; c'était un moyen de faire produire à l'ennemi toutes ses vues, livrer tous ses arguments. Laissant ainsi la discussion s'engager sur toute la ligne, s'étendre, se disperser, il se rendait compte des dispositions et des facultés d'autrui, de ses propres avantages, de ce qu'il pourrait tenter et obtenir; alors, au milieu des idées qui de part et d'autre avaient été jetées en avant, il démêlait un moyen de solution, s'y attachait avec une détermination soudaine, invincible, et s'appliquait à le faire prévaloir par l'effort de sa volonté toute fraîche sur des adversaires déjà fatigués de la lutte.

Dans l'affaire du partage, cette tactique se révèle plus que dans toute autre. Napoléon assigne à la négociation deux phases bien distinctes. Dans la première, Caulaincourt aura à entamer une discussion générale et sans conclusion; il devra aborder toutes les difficultés sans les résoudre, amener les Russes «à présenter des vues 330», c'est-à-dire à montrer le fond même de leurs espérances et de leurs convoitises. Dans la seconde phase, l'Empereur se découvrira et donnera de sa personne: présentant une solution toute faite, celle qu'il aura jugée d'après les indications du débat préliminaire à la fois la plus pratique et la plus favorable, il s'efforcera de l'imposer, soit dans ses conférences avec un envoyé russe muni de pleins pouvoirs, soit dans un colloque avec Alexandre lui-même, attiré à un second Tilsit. Dans sa lettre au Tsar, il fait allusion à une nouvelle entrevue: à Caulaincourt, il ordonne de la proposer positivement. Pourvu qu'elle ait lieu à bref délai, il abandonne à Alexandre le soin d'en fixer le lieu et la date. Que le Tsar et l'ambassadeur «mettent le compas sur la carte 331», qu'ils choisissent un point à égale distance de Pétersbourg et de Paris, que le monarque russe fasse savoir son intention de s'y trouver à tel jour, Napoléon accepte d'avance le rendez-vous, promet d'y être exact, autorise Caulaincourt à prendre en son nom des engagements formels, et cet empressement atteste une fois de plus sa volonté de diriger par lui-même la dernière partie de la négociation.

Note 330: (retour) Rapport de Caulaincourt du 29 février 1808.
Note 331: (retour) Id., 26 février 1808. Cf. l'extrait publié par M. de Tatistcheff.

Ainsi le débat qui allait s'ouvrir à Pétersbourg n'aurait qu'un caractère préparatoire. Toutefois, s'il convenait, pour qu'il remplît son but, de lui laisser une grande latitude, encore importait-il de lui fixer des limites, de réserver certaines positions. Bien que l'Empereur se promît de recouvrer par lui-même une partie du terrain que son représentant aurait abandonné, celui-ci ne pouvait se retirer indéfiniment, même en combattant, sous peine de laisser concevoir aux Russes des espérances irréalisables. Il était donc nécessaire, dès à présent, d'opposer sur quelques points à leurs prétentions une résistance absolue: ces points, Napoléon les indiquait à Caulaincourt, et les rapports de l'ambassadeur permettent de les distinguer. Sur d'autres, il se résignait à des concessions plus ou moins graves; sur d'autres enfin, il suggérait divers moyens de transaction, se réservant de choisir entre eux, en temps opportun, ceux qui lui paraîtraient les plus propres à ménager l'entente définitive.

Chacun des copartageants avait à sa portée des contrées qui s'offraient naturellement à ses convoitises; il s'en saisirait tout d'abord. Tandis que la domination française, partant de la Dalmatie, s'allongerait sur les rivages de l'Adriatique et de la mer Ionienne, à l'autre extrémité de l'Orient, les Principautés seraient attribuées définitivement à la Russie, mais lui seraient comptées dans son lot pour une part proportionnée à leur étendue, à leur extrême importance. Au delà du Danube, la zone comprise entre ce fleuve et les Balkans semblait le prolongement des nouvelles acquisitions de nos alliés; Napoléon ne la leur refusait pas. Mais jusqu'où les laisserait-il venir dans l'Ouest et au Midi? Sur le Danube, il leur interdisait la Serbie, qui serait constituée à l'état de principauté autonome ou placée sous la dépendance de l'Autriche. De Belgrade, l'attention de l'Empereur obliquait vers le sud-est, dépassait les obscures régions de la Roumélie, champ ouvert aux compétitions respectives de la Russie et de l'Autriche, se portait jusqu'aux extrémités de la péninsule, rencontrait les Détroits et Constantinople. Là surgissait la difficulté capitale. Placée dans un site incomparable, où Rome s'est transportée naguère pour gouverner plus commodément le monde, Constantinople semble née pour régner. L'imagination populaire attachait alors à sa possession une idée de souveraineté sur toutes les contrées d'alentour. Aux yeux des contemporains, tandis que le reste de la péninsule se voilait encore d'épaisses ténèbres, Constantinople, se découvrant dans le rayonnement de sa gloire passée, de son immuable beauté, portait et renfermait en elle l'Orient européen tout entier: telle la coupole dorée qui brille au sommet d'un monument, se montrant la première aux regards, les appelle, les fascine, semble de loin composer à elle seule l'édifice dont elle n'est que l'étincelant décor.

C'est une croyance établie que Napoléon n'eût jamais abandonné Constantinople à la Russie; elle repose sur une tradition confirmée par certains passages du Mémorial. «Constantinople, a dit l'Empereur à Sainte-Hélène, est placée pour être le centre et le siège de la domination universelle 332.» Cependant nous avons entendu Napoléon, dans ses entretiens avec Tolstoï, avec Metternich 333, prévoir et admettre l'établissement des Russes sur le Bosphore: en 1812, dans une conversation tenue avec M. de Narbonne, il a reconnu avoir offert Constantinople à l'empereur Alexandre 334. La contradiction entre ces divers témoignages nous paraît s'expliquer chez Napoléon par des états d'esprit différents et successifs. À Sainte-Hélène, il exprimait ses idées sous une forme théorique et absolue, sans tenir compte des nécessités qui avaient pu en modifier l'application: il composait d'ailleurs ses traits pour la postérité et aimait à se présenter devant elle comme le défenseur de l'indépendance européenne contre une ambition sans mesure. Au contraire, sa confidence à M. de Narbonne semble répondre à l'ordre d'idées tout spécial dans lequel il se trouvait placé en 1808. Demandant à la Russie un grand effort, songeant à se servir d'elle pour porter aux Anglais «le coup de massue 335», il répugnait moins à payer son concours de faveurs extraordinaires.

Note 332: (retour) Mémorial, 10-12 mars 1816.
Note 333: (retour) Voy. pages 200 et 234.
Note 334: (retour) Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature, par Villemain, nouvelle édition, Paris, 1858, 178.
Note 335: (retour) Rapport de Caulaincourt du 29 février 1808.

Irait-il toutefois jusqu'à lui livrer la position sans rivale qui lui eût ouvert l'accès de la Méditerranée et donné prise sur toute l'Europe? Assurément non. Mais la ville de Constantin ne compose pas à elle seule toute cette position; elle n'en est que l'une des parties. Le passage entre la mer Noire et la Méditerranée comprend d'abord le Bosphore, puis s'épanouit en une mer intérieure, devient la Propontide, se resserre ensuite aux Dardanelles; cette précieuse porte de communication possède deux serrures, et Napoléon, en se réservant l'une d'elles, pouvait paralyser l'autre entre les mains de la Russie. L'idée lui était donc venue de scinder la position en litige et, dans le cas où l'empereur Alexandre demanderait péremptoirement Constantinople, d'en subordonner l'acquisition par nos alliés à l'établissement aux Dardanelles d'une autre puissance, soit la France elle-même, soit l'Autriche 336. Certes, Caulaincourt ne devrait pas offrir d'emblée Constantinople; il devait la refuser d'abord, proposer d'en faire le siège d'un État indépendant et neutre, assis sur les deux détroits, puis, si la Russie devenait trop pressante, se replier lentement sur les Dardanelles et y concentrer sa résistance. Cette tactique amènerait peut-être la Russie à se désister de ses exigences; peut-être n'était-ce qu'un moyen de lui refuser indirectement Constantinople, en mettant à l'abandon de cette ville une condition difficilement admissible. Si le Tsar eût souscrit au moyen terme proposé, Napoléon eût-il définitivement consenti à le faire empereur de Byzance? Nous sommes loin de l'affirmer; il est probable que sa dernière détermination restait en suspens. Un fait seul est certain: en février 1808, il ne rangeait pas la question de Constantinople au nombre de celles sur lesquelles il se refusait à transiger et qu'il plaçait en dehors de toute discussion.

Note 336: (retour) Lettre de Caulaincourt du 16 mars 1808.

Napoléon ne faisait jamais de concessions gratuites: s'il ne repoussait pas de prime abord la plus éclatante de toutes, c'était que cette condescendance, peut-être apparente, pouvait le conduire à de grands, à d'extraordinaires avantages. L'Égypte était pour lui ce qu'était Constantinople pour la Russie, la position culminante; il se la réservait dans tous les cas. Mais cette conquête en nécessitait d'autres. Afin de protéger notre nouvelle colonie, il serait indispensable de lui donner pour annexe la Syrie, qui la dominait au nord, d'acquérir aussi Chypre, Candie, ces avant-postes d'Alexandrie, et de relier par une chaîne d'îles françaises l'Égypte réduite en province à la Morée délivrée par nos armes: la France n'aurait plus alors qu'à achever la conquête de l'Archipel, à mettre la main sur les échelles d'Asie Mineure, pour dominer à leur point de jonction toutes les routes maritimes de l'ancien monde et régner sur le principal carrefour du globe.

Toutefois, Napoléon ne désirait pas que les possessions ottomanes d'Afrique et d'Asie fissent dès à présent l'objet d'une attribution précise, parce qu'il n'était point fixé sur les proportions à donner au remaniement projeté, parce qu'il craignait aussi que la Russie, si la France obtenait formellement des provinces au delà des mers, ne s'en autorisât pour restreindre notre lot européen. Ce qu'il désirait, c'était que l'empereur Alexandre, concentrant son attention sur le Danube, la mer Noire et Constantinople, nous laissât la main libre en Égypte, en Syrie, dans les Échelles, nous accordât même dans ces parages le concours désintéressé de sa marine. La flotte russe de la Méditerranée n'avait pas encore regagné la Baltique; ses vaisseaux restaient dispersés entre Trieste, l'île d'Elbe et Lisbonne, inutiles, endormis sur leurs ancres, et Napoléon voyait avec douleur cette force demeurer inactive, alors que les ressorts de son énergie se tendaient principalement vers la lutte sur les mers. Il avait donc chargé Caulaincourt de demander la mise à ses ordres des vaisseaux moscovites, le pouvoir d'en disposer suivant ses convenances, de les employer comme une fraction de nos escadres. Il voulait que cette coopération lui fût assurée dès à présent, qu'elle précédât tout arrangement définitif, que la Russie, en nous prêtant sa flotte, favorisât nos opérations préliminaires autour de Corfou et de la Sicile, qu'elle concourût à la formation de cette puissante Armada destinée à recueillir les dépouilles maritimes de la Turquie et qui ne devait quitter Toulon que pour être maîtresse de la Méditerranée 337. Que si la Russie, en échange de tant de services, demandait à son tour la faculté de prendre hors du continent européen, Caulaincourt ne la lui refuserait pas; il la lui offrirait seulement loin de nous, dans le nord de l'Asie turque, lui désignerait Trébizonde, la côte méridionale de la mer Noire, et lui montrerait de ce côté le champ naturel de son expansion 338.

Note 337: (retour) Corresp., 13897.
Note 338: (retour) Rapports et lettres de Caulaincourt du 26 février au 16 mars 1808. Nous avons publié ces pièces dans la Revue d'histoire diplomatique, 1er juillet 1890.

Ainsi, que l'Euxin devienne un lac moscovite, pourvu que la Méditerranée devienne un lac français, telle paraît avoir été la pensée dominante de Napoléon. Il y ajoutait ce correctif que les deux mers pourraient toujours être séparées l'une de l'autre; il se réservait la faculté d'isoler l'Euxin, le cas échéant, et c'était dans cette vue qu'il proposait la création à Constantinople d'un État intermédiaire, constitué gardien des Détroits et chargé de les fermer à la Russie. Si cette puissance voulait à tout prix Constantinople, l'occupation des Dardanelles, où s'élèverait un établissement destiné à clore la Méditerranée dans l'Est, remplirait sous une autre forme le but de l'Empereur. La Russie trouverait alors à Constantinople le terme magnifique, mais définitif, de sa carrière européenne, et quand elle aurait rempli sa mission historique et providentielle, relevé et vengé la Croix sur le Bosphore, fait resplendir sous les voûtes de Sainte-Sophie les pompes du culte grec, tout auprès de sa conquête, elle se heurterait à l'avant-garde de l'Occident, postée sur le second détroit, puissamment retranchée, soutenue par les forces de la France et de l'Autriche, présentant un plus sérieux obstacle que la faible et inconsistante Turquie. Devant «ce barrage 339» elle refluerait; fortement contenue du côté de l'Europe, elle irait se répandre en Asie, où Napoléon lui indiquait et lui ouvrait la voie. Ainsi s'explique la phrase prononcée plus tard devant M. de Narbonne et dont les deux parties paraissent au premier abord s'exclure: «J'ai voulu refouler amicalement la Russie en Asie: je lui ai offert Constantinople 340.» Par un prodigieux détour, par la voie de l'alliance russe, Napoléon se rapprochait du point où Talleyrand avait voulu le conduire par les chemins de l'alliance autrichienne. Quelques satisfactions d'orgueil, d'imagination, qu'il réservât à la Russie, il ne la laisserait pourtant s'établir que sur le rebord oriental de la péninsule des Balkans; en lui livrant les embouchures du Danube sans la Serbie, la côte bulgare sans les parties centrales de la Roumélie, Constantinople peut-être, mais sans les Dardanelles, il la placerait dans une position stratégiquement inférieure à celle de l'Autriche, fortement installée au cœur de l'ancienne Turquie; poussant à la fois les deux empires vers l'Est, il les rejetterait l'un sur l'autre et finirait par diriger le premier dans une voie où il se trouverait un jour en contact, c'est-à-dire en lutte avec l'Angleterre. Ainsi s'établirait un conflit permanent entre les trois puissances que nous avions à combattre ou à redouter, et le recul simultané de nos deux rivales du continent, en dégageant le terrain devant nous, laisserait la France arbitre de l'Europe et reine de la Méditerranée.

Note 339: (retour) Mémorial, 10-12 mars 1816.
Note 340: (retour) Villemain, 178.


CHAPITRE VIII

LES ENTRETIENS DE SAINT-PÉTERSBOURG


Impatience et angoisses d'Alexandre.--Malgré les efforts de Caulaincourt, la Russie hésite à s'engager contre la Suède.--Excuses diverses qu'elle allègue.--Les affaires traitées au bal.--La fête de la bénédiction des eaux.--Défilé des troupes; Alexandre promet de les employer contre la Suède.--Nouvel ajournement.--Protestations de l'ambassadeur; moyen terme adopté.--Le baron de Stedingk.--On essaye d'apaiser les inquiétudes de la Suède.-- Brusque irruption des Russes en Finlande.--Alexandre réclame avec plus de force des concessions en Orient.--Cadeaux de Napoléon.--Alexandre espère des provinces et ne reçoit que des armes de luxe et des porcelaines de Sèvres.--Contentement officiel et déception intime.--Impossibilité de s'entendre sur la Silésie.--Le péril redouble pour l'alliance.--Arrivée de la lettre du 2 février.--Coup de théâtre.--Ravissement d'Alexandre.--Épanouissement des visages.--La réflexion ramène la défiance.--Alexandre voudrait obtenir une renonciation formelle à la Silésie et des garanties contre l'extension de l'État varsovien.--Artifice de langage.--Alexandre propose de faire Constantinople ville libre.--Conférences entre Caulaincourt et Roumiantsof au sujet du partage: caractère extraordinaire de cette négociation.--Distribution de villes, de provinces, de royaumes.--Première escarmouche au sujet de Constantinople et des Dardanelles.--Marche prudente et nombreux détours de Roumiantsof: la bataille s'engage.--Caulaincourt laisse entrevoir la possibilité de céder Constantinople, se replie sur les Dardanelles et y concentre sa résistance.--Il en appelle du ministre au souverain.--Changement dans le langage d'Alexandre: motifs et conseils qui le portent à réclamer Constantinople et les Détroits; il se fixe à cette prétention avec une opiniâtre ténacité.--Longues heures de discussion avec Roumiantsof.--Les Dardanelles restent l'objet du litige.--La langue de chat.--Deux ministres en une seule personne.--Pour obtenir la position contestée, la Russie nous abandonne l'Égypte et les échelles d'Asie Mineure, nous offre une route militaire à travers les Détroits, met ses flottes à notre disposition.--Moyen de transaction suggéré par Caulaincourt: la France et la Russie auraient chacune leur Dardanelle.--Refus de Roumiantsof.--Dernière conversation avec Alexandre.--Note de Roumiantsof et réserves de Caulaincourt.--L'Orient franco-russe.--Lot de l'Autriche.--Alexandre exige comme condition de l'entrevue un accord préalable sur les bases du partage.--Ses deux lettres à Napoléon.--Envoi de cadeaux.--Les marbres de Sibérie au palais de Trianon.--Impression d'ensemble transmise par Caulaincourt.--Le partage du monde.

L'empereur de Russie attendait avec une anxiété croissante une réponse à ses appels successivement transmis par Savary et par Caulaincourt. Pendant les premières semaines de l'année 1808, la tâche de notre ambassadeur auprès de lui était devenue singulièrement délicate: il devait, en vertu de ses instructions antérieures, demander à la Russie de nouveaux gages et ne lui laisser prendre aucun des avantages qu'elle sollicitait, lui recommander l'activité au Nord, la patience au Midi, et sans lui permettre d'agir contre la Turquie, hâter ses résolutions contre la Suède.

Sourd aux remontrances, insensible aux menaces, le roi de Suède avait définitivement refusé de s'unir aux deux empires et de fermer ses ports à l'Angleterre. Chez ce monarque à l'âme chevaleresque, à l'esprit mal équilibré, la fidélité au passé et la haine de l'empereur révolutionnaire avaient pris les proportions d'une idée fixe. Au milieu de l'Europe prosternée, il voulait rester debout, et eût cru, en se pliant aux injonctions de la France ou de ses alliés, transiger avec l'honneur. Dès que ses dispositions ne laissèrent plus de doute, Caulaincourt pressa le Tsar de recourir aux moyens annoncés et d'attaquer la Suède. Alexandre ne s'y refusait pas: vers la fin de 1807, les corps destinés à envahir la Finlande achevèrent de se grouper et de s'organiser autour de Pétersbourg. Cependant, l'armée se trouvant au complet et n'attendant plus qu'un ordre de marche, une certaine hésitation commença de se manifester chez le gouvernement. Les derniers préparatifs se poursuivaient avec mollesse, ils s'interrompaient souvent. Les lenteurs inhérentes à l'administration russe ne suffisaient pas à expliquer ces retards, et c'était avec raison que Caulaincourt les attribuait pour partie à d'autres motifs.

Jusqu'alors la rupture avec la Grande-Bretagne avait gardé un caractère platonique; Alexandre avait déclaré la guerre à nos ennemis, il ne la leur faisait pas. Envahir la Suède, alliée et cliente du cabinet britannique, c'était passer de la menace à l'action, se fermer tout retour en arrière, et Alexandre hésitait à risquer ce pas définitif avant d'être entièrement rassuré sur nos intentions. Il craignait en même temps, s'il se hâtait d'occuper la Finlande, que Napoléon ne lui désignât cette conquête comme un équivalent aux provinces turques et ne la portât aussitôt à l'actif de la Russie, afin de réduire d'autant la part de cette puissance sur le Danube et la mer Noire 341.

Note 341: (retour) Lettres et rapports de Caulaincourt, janvier 1808, passim.

La Russie ne se pressait donc pas d'agir, et le comte Roumiantsof, à qui revenait la charge de résister à nos instances, multipliait avec une inépuisable fécondité les prétextes d'ajournement. Un jour, c'était le dégel qui arrêtait le mouvement des troupes; le lendemain, les vivres faisaient défaut; le surlendemain, le général en chef Buxhoewden avait fait une chute de cheval qui le condamnait à l'immobilité; puis, la fête de l'Épiphanie approchait: c'était en ce jour que l'on procédait à la bénédiction des eaux, et la cérémonie religieuse s'accompagnait traditionnellement d'une grande revue. Pour rehausser l'éclat de ce spectacle, il convenait d'y faire figurer les troupes du corps expéditionnaire; on devait donc les retenir à Pétersbourg jusqu'à la date solennelle. Contre cette tactique, l'unique ressource de l'ambassadeur était de recourir au Tsar, qui se piquait de traiter les affaires avec plus de largeur, et de fait il était rare qu'un entretien avec lui n'aboutît point à une réduction des délais réclamés par son ministre 342.

Heureusement, les occasions de s'entretenir avec le souverain ne manquaient pas à notre envoyé. Non seulement Alexandre admettait plus que jamais M. de Caulaincourt dans son intérieur, mais les rencontres de la vie mondaine les mettaient presque chaque soir en présence. L'hiver s'avançait, Pétersbourg redoublait d'animation, et les fêtes officielles ou privées se succédaient de plus belle. L'empereur se montrait dans les unes comme dans les autres, s'y attardait jusqu'à la fin de la nuit, et, se livrant au plaisir avec l'ardeur de son âge, n'interrompait ses occupations galantes que pour causer avec l'ambassadeur de France. On le voyait alors aller à M. de Caulaincourt, l'aborder familièrement et s'oublier avec lui dans de longues conversations. Les assistants, attirés par la curiosité, retenus par le respect, formaient à quelque distance un cercle de spectateurs, et le plus attentif était le ministre de Suède, le vieux et spirituel baron de Stedingk, qui voyait discuter sous ses yeux et sans lui le sort de son pays. Au moins cherchait-il à surprendre sur la physionomie et dans les gestes des deux interlocuteurs le secret de leurs propos; il voyait l'ambassadeur se montrer pressant, l'empereur résister d'abord, puis céder, et à la profondeur des révérences qui accueillaient ses dernières paroles, il jugeait que l'ennemi de la Suède avait obtenu de nouvelles assurances et que le péril se rapprochait 343.

Note 343: (retour) Mémoires de Stedingk, II, 434.

Le 6 janvier, par une faveur sans précédent, Caulaincourt accompagna l'empereur à la bénédiction des eaux; il fut placé à ses côtés pendant toutes les phases de cette cérémonie essentiellement russe, suivit sur la glace la procession formée par le clergé, les deux impératrices, la cour, l'empereur et son état-major. Après la Bénédiction, les troupes défilèrent; il y avait quarante-sept bataillons, trente-neuf escadrons, une armée entière: «C'était un coup d'œil superbe, dont je me serais bien passé 344», écrivait Stedingk, qui contemplait d'une fenêtre, spectateur mélancolique, ce redoutable déploiement de forces. «Avez-vous été content de mes troupes?» dit l'empereur à Caulaincourt après la revue.--«Oui, Sire, je les ai trouvées superbes 345,» répondit l'ambassadeur, et il prit prétexte de ce compliment pour demander une fois de plus que l'emploi de cette armée d'élite ne fût pas plus longtemps retardé. On lui répondit qu'une déclaration, équivalant à un manifeste de guerre, allait être lancée, et, cette fois, notre ambassadeur crut avoir cause gagnée.

Note 345: (retour) Rapport de Caulaincourt du 21 janvier 1808.

Quelle ne fut pas sa déception, lorsque, se présentant le lendemain chez le ministre des affaires étrangères pour y prendre copie de la déclaration, il apprit de sa bouche que tout était remis à quinzaine. Il se récria, ne se priva point de mettre en opposition les paroles du maître et celles de Roumiantsof, signala les premières comme la loi suprême et traita d'«hérétiques 346» tous ceux qui y contrevenaient. Alexandre ne voulut point que sa loyauté fût mise en doute, et un moyen terme fut adopté. Il fut convenu que la déclaration serait dressée sur-le-champ et qu'un double nous en serait remis; seulement, cette communication, qui liait la Russie envers la France, devait rester confidentielle jusqu'au 15 février, époque à laquelle l'acte de rupture serait signifié à la cour de Stockholm et l'armée entrerait en Finlande 347. Par ses lenteurs calculées, la Russie s'était réellement mise hors d'état d'agir avant l'instant fixé et, d'autre part, recourant à un procédé d'une habileté peu scrupuleuse, elle ne voulait avertir définitivement ses voisins qu'au moment de les frapper 348. On tint donc jusqu'au bout à Stedingk un langage rassurant, on essaya d'apaiser les inquiétudes de la Suède, tout en se préparant à la surprendre: «Je cause tant qu'on veut à Pétersbourg, disait Alexandre, mais cela n'empêche pas mes troupes d'agir 349.» En effet, l'armée se rapprochait insensiblement de la frontière; elle la franchit brusquement le 15, et les hostilités commencèrent, le cabinet impérial se bornant à atténuer par quelques réticences de langage l'effet de cette soudaine attaque.

Note 346: (retour) Caulaincourt à Champagny, 29 janvier 1808.
Note 348: (retour) Stedingk, II, 438. Cf. Lefebvre, III, 342-350.
Note 349: (retour) Rapport de Caulaincourt du 17 février 1808.

La Russie avait une fois de plus rempli ses promesses. Dans cette exactitude, elle se découvrit de nouveaux droits à réclamer les provinces turques, et ses exigences en acquirent plus d'âpreté. Malheureusement, en ce mois de février, Caulaincourt ne pouvait encore que conformer son langage aux ordres ambigus qui lui avaient été expédiés dans le courant de janvier. Durant cette période, dans ses rapports avec la Russie, Napoléon cherchait à remplacer les concessions par les attentions: chaque envoi de dépêches s'accompagnait de présents pour l'empereur Alexandre, choisis avec goût et délicatesse. Alexandre remerciait avec effusion, mais eût préféré quelques lignes décisives, et rien n'est si piquant que le contraste entre la satisfaction officielle qu'il se croyait tenu de témoigner et le désappointement qui perçait dans ses entretiens intimes.

Le 6 février, un courrier arrive de Paris: il est chargé des dépêches écrites par Champagny les 15 et 18 janvier et qui recommandent de tenir tout en suspens; il apporte en même temps pour Sa Majesté Russe une collection d'armes précieuses. Le lendemain, Caulaincourt vit l'empereur à la parade. «Vous avez un courrier», lui dit celui-ci; et il continua: «Je regrette que ce soit aujourd'hui dimanche. Il faut que je dîne en famille, mais venez demain manger ma soupe.» Le lendemain, pendant le dîner, l'empereur ne parla que de Paris et de la France. «Il nomma tous les maréchaux, écrivait Caulaincourt à Napoléon, parla des aides de camp de Votre Majesté, de l'armée, de l'avantage de ne pas avoir de tableau d'ancienneté à suivre pour l'avancement, et de pouvoir donner au mérite seul. Après le dîner, je passai dans son cabinet et lui offris les armes de Votre Majesté. Il les examina en détail, se récria à chaque instant sur leur fini, sur leur élégance, me répéta souvent que Votre Majesté le comblait, et qu'il sentait bien vivement le prix de chacune de ces marques de souvenir, quoique chaque courrier lui en apportât de nouvelles. Il me dit ensuite qu'il avait le regret de ne pouvoir rien lui offrir de cette perfection, puis il ajouta: «Avez-vous reçu une lettre de l'Empereur?»--«Non, Sire», fut obligé de répondre Caulaincourt, et aussitôt le front du Tsar se rembrunit. Au cours de l'entretien, ses plaintes s'échappèrent plusieurs fois: «Je fais pour ma part, disait-il, tout ce qui est possible; j'ai rempli tous mes engagements; l'Empereur me trouvera toujours disposé à aller au-devant de ce qu'il croira utile et même de ce qui lui sera agréable, mais je m'attendais, je vous l'avoue, à une réponse conforme à ce que m'a dit l'Empereur à Tilsit 350.» Et quelques jours après, rencontrant Caulaincourt au bal, le Tsar ajoutait ces paroles: «Je désirerais pourtant que cela se terminât 351

Note 350: (retour) Rapport de Caulaincourt du 9 février 1808.
Note 351: (retour) Rapport du 14 février 1808.

Le 20 février, nouveau courrier de France; il apporte, avec la longue et incertaine dépêche du 29 janvier, un tableau peint sur porcelaine, chef-d'œuvre de la manufacture de Sèvres. Quand cette pièce unique fut présentée à la famille impériale, la tsarine Elisabeth, sortant de sa réserve, en fit délicatement l'éloge. Alexandre voulut renvoyer à Napoléon la gloire des progrès accomplis par l'art sous son gouvernement: «Le génie anime tout», fit-il remarquer avec courtoisie. Puis, prenant le général en particulier: «Eh bien, lui dit-il, vous parle-t-on de la Turquie? L'Empereur doit avoir pris son parti; il sait s'il veut ou non tenir ce qu'il m'a dit à Tilsit 352.» N'étant pas autorisé à satisfaire son ardente curiosité, Caulaincourt put désormais suivre sur son visage, jour par jour, les progrès de son mécontentement; il le trouva d'abord «sérieux», ensuite «pensif», puis «rêveur» et même «sombre 353».

Note 352: (retour) Id., du 20 février 1808.
Note 353: (retour) Caulaincourt à Champagny, 17 février 1808.

L'ambassadeur reprenait-il la pensée d'échanger la Silésie contre les provinces roumaines, Alexandre la rejetait avec plus d'opiniâtreté que jamais, et la discussion recommençait pour la dixième fois, pénible et fastidieuse. S'il ne paraissait plus tout à fait impossible de faire souscrire la Russie à une nouvelle mutilation de la Prusse, encore faudrait-il que la province sacrifiée ne fût point la Silésie et que la cour de Kœnigsberg 354 reçût un semblant de compensation; d'ailleurs, cet expédient ne rétablirait pas la confiance et laisserait un nuage sur l'avenir. Les dépêches de Tolstoï, qui continuait de voir «tout en noir 355» et de dénoncer le péril polonais, les gémissements de la Prusse, qui accusait le cabinet de Pétersbourg de l'immoler à ses propres ambitions, achevaient de jeter le trouble dans l'âme d'Alexandre. Si ses ménagements envers Caulaincourt, sa douceur et son aménité naturelles l'empêchaient d'exprimer toute sa pensée, Roumiantsof s'en faisait l'interprète autorisé; il laissait clairement entendre que nos premières propositions demeuraient inacceptables, que nos procédés dilatoires n'étaient bons pour personne, qu'ils fournissaient des armes à nos ennemis; au ton grave, pressant, parfois amer de ses discours, on sentait que le Tsar se détachait rapidement et que le péril pour l'alliance devenait extrême. Cependant les semaines, les jours s'écoulaient sans apporter de réponse concluante, et les intentions de l'Empereur s'enveloppaient toujours d'un impénétrable mystère 356.

Note 354: (retour) Frédéric-Guillaume et la reine Louise venaient de s'établir à Kœnigsberg, en attendant que Berlin leur fût rendu.
Note 355: (retour) Tolstoï à Roumiantsof, 14-26 janvier 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.
Note 356: (retour) Correspondance de Caulaincourt avec l'Empereur et avec le ministre des relations extérieures, janvier, février 1808, passim.

Enfin, le 25 février, la lettre impériale du 2 arriva à Pétersbourg, portée par le chambellan Darberg. Ce fut un coup de théâtre. Plus l'attente avait été longue, impatiente, douloureuse, plus le ravissement fut extrême. Si l'empereur Alexandre avait témoigné jusqu'alors moins de goût pour le partage que pour la simple acquisition des Principautés, en voyant aujourd'hui le rêve doré de ses ancêtres devenir réalité, se laisser approcher et saisir, il sentit vibrer en lui cette passion héréditaire qui faisait étinceler les yeux de son aïeule Catherine, quand elle parlait de l'Orient; il ne sut point maîtriser son émotion et, devant Caulaincourt, dont le récit nous a transmis toutes les particularités de cette scène, s'abandonna à un transport de joie.

Caulaincourt s'était rendu au palais, afin d'informer le grand maréchal Tolstoï qu'il avait à présenter au Tsar une lettre de l'Empereur. Aussitôt prévenue, «Sa Majesté, écrit l'ambassadeur, me donna l'ordre de passer chez elle tel que j'étais. Je demandai la permission d'aller chercher la lettre de Votre Majesté et je l'apportai de suite.

L'empereur.--Pourquoi ne vouliez-vous point entrer? Il n'y a point de cérémonie dans mon cabinet. Je ne reçois jamais assez tôt une lettre de l'Empereur et je vous vois toujours avec plaisir. L'Empereur se porte-t-il bien? Je pense que nous aurons à causer.

L'ambassadeur.--J'ai l'honneur de remettre à Votre Majesté une lettre de l'Empereur mon maître.

«L'empereur la prit avec empressement et me dit: «Je vous demande, général, la permission de la lire. Vous n'êtes point de trop», ajouta-t-il parce que je me retirais. L'empereur était sérieux, son visage s'anima peu à peu; il sourit à la fin de la première page, puis après il s'écria: «Voilà de grandes choses», et répéta plusieurs fois: «Voilà le style de Tilsit.» À la phrase: «Ne cherchons pas dans les gazettes», il s'écria: «Voilà le grand homme», me lut cette phrase, puis continua tout bas jusqu'à la fin. Il me prit ensuite par la main et me dit en la serrant avec émotion: «Dites à l'Empereur combien je suis touché de sa confiance, combien je désire le seconder. Vous êtes témoin de la manière dont je reçois sa lettre, je veux vous la lire.» L'empereur la lut avec moi; il s'arrêtait à chaque phrase, mais surtout à celle précitée. Après il me dit: «Général, je vous parle franchement, cette lettre me fait grand plaisir: c'est le langage de Tilsit. L'Empereur peut compter sur moi, car je n'ai point changé de ton, vous le savez 357

Note 357: (retour) Rapport de Caulaincourt n° 17. Les rapports de l'ambassadeur durant cette négociation n'étant pas tous datés, nous les indiquons par leur numéro d'ordre.

«Il se mit alors, avec volubilité, à parler des moyens de s'entendre définitivement, après que Caulaincourt et Roumiantsof auraient tenu des conférences et préparé les bases de l'accord. Il désirait ardemment aller à Paris; mais comment n'y rester que quelques jours, et pouvait-il s'absenter longtemps dans les circonstances présentes? C'était un voyage qu'il réservait pour l'avenir, une récompense qu'il s'accorderait après de glorieux travaux. Quant à envoyer un homme de confiance, la difficulté était de le trouver, «L'Empereur a vu par Tolstoï que je n'en avais pas; en connaîtriez-vous un ici? J'ai choisi Tolstoï parce qu'il n'est pas intrigant; eh bien, il ne mène pas les affaires. L'Empereur n'est pas content de lui: de vous à moi, je m'en aperçois depuis longtemps.» Il penchait donc pour une entrevue à mi-chemin, il irait «comme un courrier», afin de se rencontrer plus tôt avec son allié. En attendant, il voulait que l'on fît connaître à l'Empereur ses sentiments: «Parlez-lui de ma reconnaissance... Au revoir, général», ajouta-t-il en congédiant M. de Caulaincourt; «êtes-vous encore fâché de votre négligé? Moi, je suis bien aise de vous avoir vu.» Et le rapport de l'ambassadeur se termine ainsi: «Le soir, au bal, l'empereur me parla plusieurs fois, me répéta: «J'ai relu plus d'une fois la lettre de l'Empereur, voilà des paroles de Tilsit.» Je l'assurai qu'on n'en avait jamais proféré d'autres 358

Note 358: (retour) Rapport n° 17.

Le premier mouvement d'Alexandre avait été l'enthousiasme; le second fut la réflexion, et celle-ci réveilla la défiance. Le soupçon qui nous saisit aujourd'hui, quand nous lisons la lettre du 2 février et que nous songeons aux circonstances dans lesquelles elle fut écrite, au besoin qu'avait Napoléon de s'épargner une réponse positive au sujet de la Prusse, de suspendre et de déplacer le débat, Alexandre et Roumiantsof l'éprouvèrent fortement; ils craignirent (c'est Caulaincourt qui parle) que «le partage proposé ne fût un moyen de changer la question et de rester en Silésie, sans que la Russie fût en position de demander pourquoi 359». Cette pensée, faisant suite à toutes celles qui, depuis trois mois, assiégeaient le Tsar, empoisonnait sa joie; elle devint si absorbante qu'il lui fallut à tout prix un éclaircissement. Roumiantsof fut chargé de tâter Caulaincourt, de le presser au besoin, et c'est ainsi que, dans la première conférence entre les deux négociateurs, la Prusse devint l'objet principal d'un entretien dont la Turquie semblait appelée à faire tous les frais.

Note 359: (retour) Lettre de Caulaincourt à l'Empereur du 29 février 1808.

Ce que le ministre russe voulait obtenir, ce qu'il réclamait sans se lasser, c'était l'assurance que nos offres nouvelles emportaient renonciation expresse au projet sur la Silésie. Un mot, disait-il, un mot suffirait. Caulaincourt n'était pas autorisé à le prononcer, et ses réponses parurent si peu satisfaisantes que le Tsar se crut obligé d'appuyer en personne les sollicitations de son représentant. Le 1er mars, l'ambassadeur dînait au palais; il fut naturellement question de la lettre impériale, et Alexandre, employant cet artifice de langage qui consiste, au lieu de formuler une demande directe, à supposer accompli ce que l'on désire, s'exprima de la sorte: «Je suis enchanté qu'il ne soit plus question de la Silésie. Franchement, cette question du partage de l'empire ottoman doit annuler tout ce qui a été proposé et dit sur la Prusse depuis Tilsit, cela rétablit la question telle que l'a consacrée le traité 360.» À ce rappel, Caulaincourt opposa les nécessités de la lutte contre l'Angleterre, qui ne permettaient point de remplir encore les obligations respectivement contractées; il reconnut que l'évacuation de la Prusse restait en suspens, mais montra les armées russes dans les Principautés, et son explication se résuma dans une phrase empruntée aux instructions de son maître: «L'empereur Napoléon demande à Votre Majesté de ne pas le presser plus qu'il ne la presse 361

Note 360: (retour) Rapport n° 18.

Alexandre dut se contenter de cette réponse, qui semblait renfermer une promesse d'évacuation à terme, et ne refusa plus de nous suivre en Orient. Sur ce terrain, abordant d'emblée la question capitale, il se montra d'une modération inattendue: «Constantinople, dit-il, est un point important, trop loin de vous et que vous regarderez peut-être comme trop important pour nous. J'ai une idée; pour que cela ne fasse pas de difficultés, faisons-en une espèce de ville libre 362

Après cette déclaration, qui semblait faciliter grandement la tâche du négociateur français, Alexandre alla plus loin que Constantinople et se laissa entraîner au fond de l'Asie. Il admettait l'expédition aux Indes, malgré ses répugnances premières, et fournirait le nombre de soldats indiqué par Napoléon. «Je les lui choisirai en ami 363», disait-il. La plus grande partie d'entre eux passerait avec nous par Constantantinople et l'Asie Mineure; d'autres débarqueraient à Trébizonde, sur la mer Noire, et à Astrabad, au sud de la Caspienne; peut-être ensuite pourrait-on s'acheminer au but suprême par Hérat et l'Afghanistan. Au reste, concluait le Tsar, c'était aux deux représentants à convenir des moyens, à prévoir les difficultés et à les résoudre: lui-même ne voulait voir Napoléon que pour consacrer l'accord. Il acceptait définitivement l'entrevue, en Allemagne, à Weimar ou à Erfurt, et ne se ferait pas attendre au rendez-vous, dût-il «aller jour et nuit 364».

Note 364: (retour) Rapport n° 18.

Pour répondre à cette impatience, Roumiantsof et Caulaincourt se mirent enfin à l'œuvre et, le 2 mars, commencèrent à partager. Il y eut d'abord entre eux un moment d'hésitation et de réserve; ainsi deux adversaires en combat singulier, quand les épées se touchent et que les regards se croisent, s'observent quelque temps et s'attendent, chacun d'eux espérant que l'autre va s'engager le premier et se découvrir. Cette tactique avait été prescrite à Caulaincourt par Napoléon, mais il se trouvait que Roumiantsof l'avait également jugée bonne et ne voulait point s'en départir. Suivant lui, l'empereur Napoléon ayant pris l'initiative du projet, c'était à ce monarque qu'il appartenait de faire connaître ses vues et de fournir des bases à la discussion. Et d'abord, de quel partage s'agissait-il? Était-ce de celui dont il avait été question à Tilsit et qui laissait aux Turcs la Roumélie avec Constantinople? Fallait-il partager toute la Turquie d'Europe? Irait-on jusqu'à se distribuer les possessions ottomanes d'Asie et d'Afrique? La réponse de Caulaincourt était invariablement la même; c'était que l'on devait s'expliquer en vue de toutes les hypothèses, que les instructions de Napoléon ne précisaient et n'excluaient rien. Enfin, désespérant d'amener son interlocuteur à l'offensive, Roumiantsof se résigna à la prendre, et alors commença l'une des plus extraordinaires négociations dont nos archives aient conservé le secret. Le ministre et l'ambassadeur causent familièrement, seul à seul: devant eux, une table chargée de cartes. Ensemble, avec cette politesse raffinée et même sur ce ton d'aimable légèreté que les diplomates d'autrefois se piquaient de donner à leurs débats, ils cherchent une solution improvisée aux plus redoutables problèmes que puisse soulever la politique; ils répartissent plus de territoires, de provinces, de royaumes que n'eut jamais à en distribuer congrès solennellement réuni, et rivalisant de courtoisie dans la forme, d'âpreté dans le fond, jouant serré, mais jouant avec grâce, se disputent courtoisement les contrées les plus illustres, les mieux situées et les plus enviées de l'univers.

On raisonna d'abord dans l'hypothèse du partage restreint, et les cartes furent déployées:

L'ambassadeur.--«Cherchons ce qui vous convient; que désirait l'empereur à Tilsit? il doit savoir aussi ce que voulait l'empereur Napoléon.

Le ministre.--Il ne s'est jamais expliqué là-dessus d'une manière bien positive. Il me semble que nous avions la Moldavie, la Valachie et la Bulgarie; la France la Morée, peut-être l'Albanie, Candie.

L'ambassadeur.--Ce n'est pas tout; que faisait-on du reste? même en laissant la Roumélie aux Turcs, car c'est de ce système que nous parlons maintenant, n'est-ce pas, monsieur le comte?

Le ministre.--Oui, nous désirons que vous ayez ce qui est à votre convenance. L'Autriche n'a rien fait, il lui faut peu de chose si elle agit, mais il sera bon de s'en servir.

L'ambassadeur.--Mais que lui donnez-vous?

Le ministre.--La Croatie; si c'est trop peu, quelque chose en Bosnie.

L'ambassadeur.--La Bosnie est le véritable chemin de l'Albanie. À vue de pays, c'est notre lot naturel; mais vous oubliez la Servie.

Le ministre.--On peut la rendre indépendante, lui laisser son gouvernement sous votre influence et la nôtre.

L'ambassadeur.--Deux grandes influences dans un pays, n'est-ce pas comme deux maîtresses dans une maison?

Le ministre.--Vous avez raison, cela aurait des inconvénients. On pourrait donner cette province à un archiduc d'Autriche. L'empereur Napoléon pourrait le choisir dans une branche cadette, pour que cela ne revînt jamais à la branche régnante.

L'ambassadeur.--N'avez-vous pas quelques engagements avec les Serviens?

Le ministre.--Point sous ce rapport, seulement de ne point les livrer aux Turcs et de tâcher de leur obtenir un gouvernement particulier, même sous l'influence de la Porte, c'est-à-dire de ne point les livrer aux Turcs pour être massacrés.

L'ambassadeur.--Ce que vous prenez est immense. Toutes ces provinces se lient entre elles; toute la population vous restera et sera pour vous, puisqu'elle est chrétienne, tandis que dans les autres la grande majorité des habitants est composée de Turcs qui suivront par conséquent le gouvernement ottoman dans sa fuite. Vos provinces seront donc peuplées et les nôtres désertes 365

Note 365: (retour) Rapport n° 19.

Roumianstof ne releva pas cette objection de son adversaire. Aussi bien l'un et l'autre ne discutaient encore que pour la forme, à propos d'une hypothèse qu'ils sentaient sans fondement. Napoléon, en assignant Constantinople pour point de départ à l'expédition aux Indes, préjugeait la destruction de la Turquie et le démembrement total. Le débat devait nécessairement s'élargir, et c'était à ce moment que les convoitises se heurteraient sérieusement. Le premier, Roumianstof déchira les voiles: «Si les Turcs, dit-il, sont chassés d'Europe, ce qui me paraît inévitable si on veut une expédition en Asie, car je doute qu'on obtienne le passage du Grand Seigneur à qui on aurait coupé d'avance bras et jambes, et même sans cela, s'ils sont, dis-je, chassés de Constantinople, ce que je regarde comme contraire à nos intérêts, à moins qu'elle ne soit donnée à un gouvernement invalide comme celui des Turcs, cette ville, par sa position, par la nôtre, par tous les intérêts de notre commerce dont la clef est au Bosphore et aux Dardanelles, nous revient, ainsi qu'un grand territoire qui comprenne ces points.

L'ambassadeur.--La clef de la mer Noire et celle de la mer de Marmara, c'est beaucoup pour une porte, monsieur le comte, ce serait déjà beaucoup d'en avoir une. Ceci, il me semble, ne serait même proposable qu'en ayant chacun la sienne.

Le ministre.--L'une sans l'autre, ce n'est rien; c'est la géographie et notre mer Noire, plus encore que notre intérêt politique, qui veulent que nous ayons Constantinople. Vous en êtes loin et vous aurez d'assez belles possessions pour n'avoir rien à nous envier 366

Note 366: (retour) Rapport n° 19.

Ces paroles, après lesquelles les deux interlocuteurs se hâtèrent d'aborder d'autres questions, comme s'ils n'eussent voulu pour cette fois qu'effleurer un terrain brûlant, se trouvaient en désaccord formel avec la pensée exprimée par l'empereur Alexandre quelques heures auparavant. Le ministre se montrait plus exigeant que son maître, plus Russe que le Tsar: sans faire aucune allusion à l'idée de Byzance ville libre, il réclamait cette capitale et refusait même de la séparer des Dardanelles. Avait-il amené l'empereur à son opinion et exprimait-il la volonté définitive de son gouvernement? Parlait-il seulement en son nom personnel? Dans ses exigences, peut-être ne fallait-il voir qu'un moyen de discussion, l'une de ces prétentions que l'on met en avant pour se donner le mérite d'y renoncer. Si Caulaincourt nourrit d'abord cette illusion, une autre conférence, tenue le surlendemain, devait la dissiper complètement: la doctrine du ministre russe allait s'y affirmer avec plus de précision et d'énergie.

Il s'engagea toutefois avec prudence, voulut préparer le terrain et débuta par offrir à l'empereur Napoléon «tout ce qui pouvait lui convenir.

L'ambassadeur.--Qu'entendez-vous par là, monsieur le comte?

Le ministre.--Mais qu'outre la Morée et l'Archipel, par exemple, vous preniez l'Albanie, dont il n'a pas été question: ce pays est près de vous et offre des ressources précieuses à votre marine. L'empereur Alexandre a eu de lui-même l'idée que cela convenait à l'empereur Napoléon. Outre cela, vous pouvez encore acquérir l'Égypte, même la Syrie, si c'est à votre convenance.

L'ambassadeur.--L'Albanie n'a jamais pu faire question. Souvent vous me l'avez nommée, et avant-hier encore, comme une acquisition sur laquelle vous n'éleviez point de doutes. Ce que vous prétendriez nous offrir sans l'Albanie serait comme le don de la Valachie sans la Moldavie. Puis vous nous menez tout de suite en Asie, monsieur le comte. Je ne demande pas mieux que de vous suivre: cependant marchons pas à pas, classons nos idées et partageons d'abord l'Europe, car c'est de ce point qu'il faut, je crois, partir.

Le ministre.--Eh bien, la Valachie et la Moldavie, voilà ce qui nous convient, en y ajoutant la Bulgarie et peut-être même la Servie; la France prendrait la Morée, l'Albanie, l'Archipel et une partie de la Bosnie; l'autre partie et la Croatie seraient pour l'Autriche. Tout cela dans le cas où la Roumélie et Constantinople resteraient aux Turcs.

L'ambassadeur.--Depuis la dernière fois, vous avez bien augmenté votre lot, monsieur le comte; si cela traîne, vous mangerez tout. L'Autriche ne vous remerciera pas du lot que vous lui faites. Je ne sais même trop que penser du nôtre. Voyez la carte; la Servie est tout à fait hors de votre géographie.

Le ministre.--L'empereur n'y tient pas; n'en parlons plus sous ce rapport, si vous ne voyez pas la chose admissible. Alors donnez-la, comme nous avons dit, à un archiduc d'une branche cadette ou à un prince quelconque de l'Europe, celui de Cobourg par exemple, si vous voulez, ou tout autre. Si vous désirez nous obliger, faites-en la dot d'une de nos grandes-duchesses (celle que vous voudrez), quoique la propriété du mari, si vous le croyez nécessaire. Étant de la religion grecque, elle ralliera au prince qu'on lui fera épouser tous les habitants de ce pays: ils sont plus que fanatiques, et quand j'ai cette idée, je crois servir la cause de la paix et indiquer le seul moyen de maintenir la tranquillité parmi ces sauvages. Peut-être même serait-il bon de stipuler que les enfants seront élevés dans la religion grecque. Je n'attache au reste aucune importance à cette idée, qui m'est toute personnelle.

L'ambassadeur.--L'Empereur serait sûrement fort aise de faire quelque chose qui serait personnellement agréable à la famille impériale; mais la Servie serait une médiocre dot pour une grande-duchesse avec l'obligation d'y rester. Mettre ainsi une de ces princesses entre vous et nous, ne serait-ce pas agir de fait contre vos principes sur les inconvénients du contact entre grandes puissances et donner lieu peut-être à quelques difficultés, car vous régnerez de fait où sera cette princesse. Comme vous voyez, j'abonde dans votre sens; au reste, vous savez que je n'ai pouvoir ni pour vous refuser ni pour vous accorder.

Le ministre.--Que ce pays soit donc indépendant, c'est tout ce que nous voulons dans l'état de choses dont nous parlons 367

Note 367: (retour) Rapport n° 20.

Après cette escarmouche, la bataille allait-elle se livrer? Roumiantsof commença de s'acheminer à la position principale, mais par d'ingénieux détours. Nous voulons, disait-il, vous obliger, vous seconder de toutes nos forces; mais cette coopération, précisément parce qu'elle sera sans limites, doit entraîner de grands profits, des avantages qui parlent aux yeux, frappent la nation, la rallient au nouveau système et ne lui paraissent pas disproportionnés avec les sacrifices exigés d'elle: «c'est pour vous que nous irons aux Indes; nous n'y avons aucun intérêt personnel.

L'ambassadeur.--On dirait que vous n'êtes pas en guerre avec l'Angleterre? Nous voulons aussi vous obliger, monsieur le comte, et surtout faire quelque chose qui attache votre nation à son maître: voilà notre but dans cette affaire, croyez-moi! Vous et moi ne pouvons que jeter des idées en avant, tâcher de prévoir les difficultés pour qu'on s'entende plus tôt: voilà notre rôle, car je ne puis rien stipuler, vous le savez. Abordons donc franchement la question.»

Avant de répondre à cette provocation, le Russe essaya encore une fois d'assurer ses derrières. Ressaisi par une crainte ou un scrupule, il revint brusquement à la Prusse et fit cette réserve: «Il faudra toujours s'entendre et s'expliquer sur la Silésie.

L'ambassadeur.--On voit bien que les distances ne sont rien en Russie. Quel rapport la Silésie peut-elle avoir avec le grand objet dont nous nous occupons? Je suis fâché que vous n'ayez pas encore fait rédiger vos vues, nous irions plus vite 368

Note 368: (retour) Rapport n° 20.

Roumiantsof répliqua que le mieux serait de dresser un projet commun, d'écrire au fur et à mesure que l'accord se ferait, et se décidant enfin à prononcer son attaque: «Parlons de Constantinople, dit-il: notre lot est de l'avoir, notre position nous y mène comme au Bosphore et aux Dardanelles. La Servie doit alors être donnée en toute propriété à l'Autriche, ainsi qu'une partie de la Macédoine et de la Roumélie jusqu'à la mer pour que cette puissance nous sépare, d'après le principe émis dans la note de l'empereur Napoléon à Tilsit que, pour rester amis, il ne faut pas être voisins. Cet arrangement attachera bien plus que vous ne pouvez le penser ce pays à votre système, à votre dynastie; votre cause sera la nôtre. Vous aurez le reste de la Macédoine et la partie de la Roumélie qui est à l'ouest; en général, tout ce qui vous conviendra, toute la Bosnie, si vous voulez, en compensation de ce que l'Autriche aurait en Roumélie et Macédoine pour nous séparer. De plus, l'Égypte, la Syrie, si cela vous convient.

L'ambassadeur.--La part n'est pas égale. Constantinople à lui seul vaut mieux que tout ce que vous nous offrez en Europe; vous n'êtes pas généreux aujourd'hui, monsieur le comte.

Le ministre.--C'est plutôt vous qui auriez tout. Qu'est-ce que c'est que Constantinople et ce qui l'entoure quand il n'y aura plus de Turcs? Enfin, comment voyez-vous la chose?

L'ambassadeur.--Constantinople m'effraye, je vous l'avoue. C'est un beau réveil que d'ouvrir les yeux empereur de Constantinople. De votre frontière actuelle jusque-là, c'est un empire tout entier. Quelle position, on peut dire, sur deux parties du monde! Ce sont de ces idées avec lesquelles il faut se familiariser pour oser en parler.

Le ministre.--La géographie le veut ainsi, autant que l'intérêt de notre commerce; elle a bien voulu autre chose pour vous. Ce n'est pas aussi avantageux que vous croyez, c'est loin de nous, ce sera une ville et un pays sans habitants, mais notre position est telle que nous ne pouvons pas ne point tenir à Constantinople et aux Dardanelles, à cause de la mer Noire.

L'ambassadeur.--Je ne comprends pas bien la possibilité de l'acquisition de Constantinople, mais si on l'admettait, je vous avoue que je ne consentirais pas à celle des Dardanelles par la même puissance.

Le ministre.--À qui les donneriez-vous donc?

L'ambassadeur.--Je les prendrais pour la France.

Le ministre.--Pourquoi cela? Quel avantage trouveriez-vous à vous rapprocher autant de nous?

L'ambassadeur.--Si on pouvait vous accorder Constantinople, il faudrait nécessairement qu'il en résulte de grands, même d'étonnants avantages pour la France; où les chercher en Europe? Je n'en vois pas! En Asie, serait-ce l'Égypte, la Syrie? Cela peut-il se comparer? Enfin, vous nous les offrez, il faut un moyen de communiquer avec ces acquisitions, et je ne le trouve avec sûreté que par les Dardanelles. Alors encore, je vous demanderais si vous nous seconderiez pour conquérir ces deux provinces. Après tout, en me parlant de la Syrie et de l'Égypte, vous avez prétendu nous obliger, monsieur le comte; de quel prix est cette offre, sans les Dardanelles?

Le ministre.--L'empereur ne s'est pas expliqué sur cette coopération particulière, mais vous savez comme il est coulant sur toutes ces choses, et que tout ce qui prouve le prix qu'il met à cette alliance et arrange l'empereur Napoléon est facilement adopté par lui. Mais notre commerce, monsieur l'ambassadeur! Du vivant de l'Empereur on ne l'inquiétera pas, je veux le croire; mais ensuite quelle sûreté aura-t-il si vous avez cette clef?

L'ambassadeur.--Votre commerce ne consiste que dans les productions de votre sol. Toute l'Europe en a besoin, la France comme les autres puissances. Ce sont leurs bâtiments qui les transportent et non les vôtres: quel dommage pourriez-vous donc éprouver de notre position aux Dardanelles? Aucun, je vous assure; c'est la vôtre qui peut gêner tout le monde, la nôtre personne.

Le ministre.--Voyez tout ce que vous acquérez de cette manière; quelle influence! et nous, qu'aurons-nous? une ville d'un grand nom et rien de plus. J'aimerais cent fois mieux le second.

L'ambassadeur.--La comparaison ne nuit pas à Constantinople.

Le ministre.--Les Îles sont pour vous une richesse incalculable, elles vous donneront d'excellents matelots. L'Égypte et la Syrie, vous en disposerez pour qui vous voudrez, et nous, qu'aurons-nous pour cela? Si vous tenez aux Dardanelles, ne pourriez-vous pas nous donner la Servie?

L'ambassadeur.--De cette manière, vous vous mettez dans notre poche en disant que vous ne voulez pas nous avoir dans la vôtre. Que laissez-vous à l'Autriche, puisqu'on s'en sert? Voyez la carte, monsieur le comte, la géographie ne veut décidément pas que la Servie soit à vous. Nous parlons aussi de l'Asie, c'est là que vous pouvez prendre. Trébizonde est sous votre main. Voilà une belle acquisition pour le ministre du commerce; en tout, monsieur le comte, faites cette réflexion: tout ce que vous acquérez se touche et consolide votre puissance, tout ce que vous nous proposez est pour la nôtre presque au bout du monde. Vous serez donc en tout état de cause forts partout et nous faibles.

Le ministre.--Mais jusqu'où viendriez-vous et par où, si vous aviez les Dardanelles?

L'ambassadeur.--Mais au moins jusqu'à Rodosto; on pourrait prendre pour frontière la chaîne des montagnes depuis Pristina jusque vers Andrinople.

Le ministre.--Mon opinion est que nous ne pouvons céder ni Constantinople ni les Dardanelles. Au reste, je prendrai les ordres de l'empereur; peut-être sera-t-il plus facile. Nous voulons, soyez-en certain, vous aider, vous seconder de toutes manières, et que vous ayez tout ce qui est à votre convenance; nous devons trouver les mêmes sentiments dans l'empereur Napoléon pour ce qui est à la nôtre 369

Note 369: (retour) Rapport n° 20.

À qui le Tsar, auquel Roumiantsof offrait de s'en référer, donnerait-il raison? Serait-ce à son ministre, héritier des traditions moscovites dans toute leur rigueur? Serait-ce à l'ambassadeur, qui pouvait se réclamer des espérances primitivement données? Admettrait-il au moins le moyen terme suggéré par la France? Pendant quelques jours, il fut inabordable: le carême et les dévotions qui en étaient la suite interrompaient toutes les affaires: la Russie officielle s'était mise en retraite; que sortirait-il de son recueillement?

Lorsque Alexandre se montra de nouveau à notre envoyé, son abord fut plus gracieux que satisfaisant.--«Il paraît que vous vous entendez bien avec Roumiantsof, lui dit-il, et que cela avance.

L'ambassadeur.--Nos opinions sont différentes pour Constantinople et les Dardanelles, quoique je n'aie rien à accorder ni à refuser. C'était au reste la première idée de Votre Majesté. Elle pensait qu'il faudrait peut-être rendre cette ville indépendante.

L'empereur.--Les choses sont changées. L'Empereur demande une expédition dont il n'était pas question. On s'entendra, soyez-en sûr; il est des choses auxquelles je suis obligé de tenir même pour marcher franchement et continuer votre système 370

Note 370: (retour) Lettre de Caulaincourt à l'Empereur du 7 mars 1808.

Alexandre ne nommait pas Constantinople: il avait encore la pudeur de ses ambitions, mais on sentait qu'une évolution s'était opérée en lui, et Caulaincourt apprit bientôt quelles influences l'avaient déterminée. Malgré le secret promis, quelques avis avaient été demandés, des conseils avaient été tenus, l'opinion la plus envahissante, celle de Roumiantsof, y avait toujours prévalu, et les arguments produits avaient pleinement persuadé l'empereur. Amené peu à peu aux exigences suprêmes, il s'y tiendrait désormais, parce que le raisonnement et le calcul, plus encore que la passion, les lui montraient nécessaires. Il s'était convaincu que l'instant était décisif pour l'avenir de son État. Depuis cent ans, se disait-il, la Russie désire Constantinople pour sa gloire, les Détroits pour son intérêt; dans sa marche vers ce double but, la jalousie des puissances européennes l'a constamment arrêtée. Aujourd'hui l'Europe n'existe plus; elle est remplacée par un homme qui fait et défait les empires à son gré, qui tranche par l'épée les problèmes dont la diplomatie se bornait autrefois à ajourner la solution. Cependant, il se trouve que ce conquérant ne peut assurer son œuvre et briser l'Angleterre sans le concours de la puissance moscovite. Sous peine de manquer à sa destinée, la Russie doit profiter d'une occasion peut-être unique dans le cours des siècles, arracher à Napoléon ce qu'elle n'obtiendra jamais après lui de l'Europe reconstituée et s'assurer la conquête sans égale qui la fera souveraine de l'Orient.

Se sentant soutenu, Roumiantsof demeura intraitable. Les prétentions respectives furent consignées par écrit, et leur divergence s'accentua. On se trouva en présence de deux systèmes de partage bien définis, et dans cet essor de deux grandes ambitions, dans cette marche audacieuse et pourtant raisonnée de la France et de la Russie à travers le Levant, les Dardanelles restaient le point de rencontre et de conflit. On s'était abandonné sans combat d'immenses espaces; autour de ce coin de terre, autour de cette «langue de chat 371», comme l'appelait Roumiantsof en faisant allusion à la forme de la presqu'île de Gallipoli, l'attaque et la défense réunirent leur effort. Le 9 mars, on lutta quatre heures: le 10, la discussion reprit, sans se renouveler: mêmes demandes, mêmes réponses, mêmes arguments. Roumiantsof mettait toujours en avant des nécessités politiques et économiques, sachant faire valoir les unes et les autres avec une égale compétence, car il était resté ministre du commerce tout en devenant ministre des affaires étrangères: «De cette manière, écrivait tristement Caulaincourt, il est toujours deux contre un 372

Note 371: (retour) Rapport n° 22, 9 mars 1808.
Note 372: (retour) Lettre de Caulaincourt à l'Empereur du 16 mars 1808.

Le comte revenait aussi à sa tactique enveloppante, essayait d'ébranler son adversaire en lui offrant sur tous les autres points des avantages de plus en plus importants. C'est ainsi qu'après s'être prononcé d'abord contre la coopération de la Russie à la conquête pour notre compte de l'Égypte, de la Syrie, des Échelles, il se laissa aller peu à peu à la promettre, graduant savamment ses concessions. Sa cour, dit-il d'abord, nous garantirait formellement, sinon l'Égypte et la Syrie, trop éloignées d'elle, au moins les ports d'Asie Mineure, et ferait de leur abandon à la France l'une des conditions de sa paix future avec l'Angleterre.--Mais nous aiderait-elle dès à présent, répliquait Caulaincourt, à en prendre possession? Roumiantsof refusa en premier lieu, puis fit une distinction; la Russie ne saurait agir par terre, la guerre de Suède, la conquête de la Turquie et l'expédition aux Indes devant occuper toutes ses armées, mais ses forces navales de la Méditerranée restaient disponibles et pourraient nous être confiées, ainsi que l'ambassadeur en avait exprimé le désir. Roumiantsof n'admettait pas cependant qu'un tel prêt pût avoir lieu sans condition ni réserve; il renvoyait Caulaincourt à traiter ce point avec l'amiral Tchitchagof: «La marine, disait-il, a un chef particulier; ce chef est comme le Dieu d'Israël, un dieu jaloux de tous les autres dieux, et par-dessus le marché un dieu un peu entêté 373.» Au lieu d'aller chez l'amiral, Caulaincourt eut l'heureuse idée d'aller chez l'empereur: il en rapporta une décision par laquelle ce prince se dessaisissait purement et simplement au profit de son allié, pendant la durée de la guerre, de toute autorité sur ses propres vaisseaux de la Méditerranée. Alexandre connaissait Caulaincourt et savait qu'un procédé agissait sur lui plus sûrement qu'une exigence, mais il avait compté sans les instructions positives qui liaient notre envoyé et paralysaient ses intentions conciliantes. Sur le point principal, le désaccord subsistait irrémédiable, le cabinet impérial n'ayant point la volonté ni Caulaincourt le pouvoir de céder.

Note 373: (retour) Rapport n° 23, 10 mars 1808.

La Russie essaya pourtant de se donner les airs de la condescendance. Comme moyen de communiquer par terre avec nos futures possessions de l'Anatolie, elle nous offrit, à défaut des Dardanelles, une route militaire qui traverserait la Roumélie, devenue province moscovite, franchirait le détroit et tiendrait l'Asie constamment ouverte à nos troupes. Caulaincourt repoussa ce moyen de transaction, mais s'avisa de lui en substituer un autre. Les deux forts ou châteaux des Dardanelles, qui tiennent sous le feu de leur artillerie le mince détroit auquel ils ont donné leur nom, s'élèvent, l'un sur la côte d'Europe, l'autre sur celle d'Asie; ne pourrait-on donner le premier à la Russie et réserver le second à la France? Chacun aurait ainsi sa Dardanelle. Roumiantsof répondit que tout arrangement par lequel son maître n'obtiendrait pas la position entière, sans restriction d'aucune sorte, serait pire à ses yeux que la prolongation de l'état présent, qui, au moins, ne préjugeait point l'avenir et le laissait ouvert à toutes les espérances 374.

Une dernière fois, Caulaincourt voulut en appeler du ministre au souverain. Il eut avec celui-ci une conversation définitive:

«Roumiantsof m'a lu ses vues, dit Alexandre; j'ai fait peu de changements et tous à votre avantage. Ma foi, vous avez un beau et bon lot.

L'ambassadeur.--C'est plutôt celui que Votre Majesté s'est fait, qui est beau et bon: tout se lie, tout se tient; il a l'avantage de la position géographique et de la population.

L'empereur.--Et vous! quel nombre de possessions, sans compter l'Albanie et la Morée!

L'ambassadeur.--Des morceaux partout, et tous loin de nous.

L'empereur.--Comment! cela touche à la Dalmatie, à Cattaro, et tient à l'Italie, à toutes vos possessions.

L'ambassadeur.--Oui, Sire, si Votre Majesté avait les États de l'empereur d'Autriche et qu'elle nous les donnât. Avec cela nous toucherions à ces possessions. Sans cela, il n'y a que la mer entre, tandis que dans le lot de Votre Majesté tout se lie à ce qu'elle a déjà.

L'empereur.--Il faut faire quelque chose qui dure, qui inspire de la confiance, qui prouve que notre système actuel est le meilleur. Je vous l'assure, je suis modéré dans mes prétentions; je ne demande que ce que l'intérêt du pays me force à exiger, et ce sur quoi je ne puis céder.

L'ambassadeur.--Je demande cependant à Votre Majesté la permission de la ramener à la première idée qu'elle avait eue, celle d'un gouvernement indépendant à Constantinople. L'empereur Napoléon sera, soyez-en sûr, de cet avis.

L'empereur.--Je n'avais pas envisagé alors l'importance de tout ce que l'Empereur me demandait. Regardez ce que je vous ai dit sur cela comme non avenu. Si je fournis une armée pour aller dans l'Inde, il faut qu'il en résulte des avantages qui dédommagent la Russie de ses sacrifices, il ne faut donc point laisser de doutes sur la possession de Constantinople.

L'ambassadeur.--Mais les Dardanelles, Sire? Si Votre Majesté les possède avec Constantinople, le passage sera moins libre que le Sund, qui a cependant une puissance différente sur chaque rive.

L'empereur.--Ne soyons pas voisins; je me rappelle les bons conseils de l'empereur Napoléon. Je ne puis céder sur ce point, Roumiantsof vous l'aura dit. Moi ni personne ne pourrait sortir de chez moi ni entrer, sans votre permission, si vous étiez là. Je suis sans aucun doute sur les intentions de l'empereur Napoléon, mais je ne veux rien faire qui laisse de l'inquiétude à l'opinion, ni de l'incertitude entre nous. On attend depuis longtemps un résultat. Faites qu'il soit digne de l'Empereur; il faut qu'on voie enfin les avantages que vous nous avez tacitement promis. Ces échelles du Levant, savez-vous que c'est ce qu'il y a de plus riche, de plus populeux! Smyrne, quelle richesse! En général, votre position est superbe sous tous les rapports.

L'ambassadeur.--Votre Majesté parle de notre position; qu'est-elle, cependant? L'attitude de gens prudents que l'Angleterre force à être prévoyants; rien de plus! Après tout, pouvons-nous jamais être l'ennemi de la Russie? Nous sommes trop loin d'elle, Sire, et quand nous nous en rapprocherons, ce ne sera que pour marcher avec elle. L'ennemi de la Russie, Sire, c'est l'Autriche. Si le partage a lieu, elle le sera plus que jamais. La géographie ne peut pas vous en faire un allié; mais, grâce à nos guerres avec elle, Votre Majesté n'en a rien à redouter pendant un demi-siècle; la France a donc encore rendu ce service à la Russie; cet avantage ne peut échapper à la politique, qui calcule tout. Quand l'impartialité pèsera tout en Russie, Sire, on n'aura jamais un doute sur les intentions de la France à son égard; jusque-là on sera plus d'une fois injuste, mais l'empereur Napoléon n'en sera pas moins le fidèle allié de l'empereur Alexandre. Je reviens à la Turquie, Sire. Votre Majesté nous offre en Asie ce que nous ne demandons pas et nous compte ce qu'elle nous offre.

L'empereur.--Sans l'Asie, vous avez encore le plus beau lot à cause de votre marine.

L'ambassadeur.--Votre Majesté nous offre une route militaire pour aller aux échelles du Levant; mais d'où partent ces Échelles? Des Dardanelles d'Asie probablement; sans cela, quelle sûreté pour cette route? Puis, elle nous porte réellement en compte ce qu'elle nous offre en Asie pour ce qu'elle prend en Europe; passe encore si elle nous offrait de nous aider à en faire la conquête indépendamment de l'expédition des Indes; de cette manière cela acquerrait peut-être quelque prix!

L'empereur.--Prenez en Asie tout ce que vous voudrez, excepté ce qui touche aux Dardanelles: cela ôterait tout le prix à ce que vous nous donneriez. Quant à cette coopération pour la conquête des Échelles, je l'avais toujours refusée; je n'avais promis que ma garantie; mais je ne veux pas vous refuser ce soir tout ce que vous me demandez. Si les bases que j'ai proposées sont adoptées, que le grand partage ait lieu et que je sois par conséquent aux Dardanelles et à Constantinople, je coopérerai avec vous à cette conquête, mais non compris la Syrie et l'Égypte.

L'ambassadeur.--Votre Majesté y met sûrement une obligeance qui me pénètre de reconnaissance; mais j'ai l'honneur de lui observer que je ne fais que causer sur l'Asie pour faciliter les moyens de s'entendre; j'ignore les intentions de l'Empereur. Je ne puis ni accepter, ni refuser, ni donner. Je n'ai d'autre mission que de présenter les moyens de s'entendre et de raisonner dans ce sens. Si j'ai donc dit trop ou trop peu dans toute la négociation, je prie Votre Majesté d'en rejeter le blâme sur moi, car l'Empereur ne m'a donné aucune autre instruction que celles qui sont dans la lettre qu'elle a reçue de lui.

L'empereur.--Vous faites votre devoir en cherchant à rendre votre lot le meilleur possible, c'est tout simple. Mais l'Empereur appréciera mes raisons; j'espère beaucoup puisque voilà une occasion de faire pour moi ce que son amitié m'a toujours promis 375

Note 375: (retour) Rapport n° 24, 12 mars 1808.

Après des déclarations aussi fermes, il était difficile d'admettre que la Russie n'eût point dit son dernier mot par la bouche de son souverain. Notre ambassadeur, se rappelant alors que sa mission se bornait à pénétrer les vues de la cour copartageante, en s'efforçant de les ramener à leur expression la plus modérée, jugea inutile de prolonger le débat et crut l'heure venue de transmettre à Napoléon les résultats de son travail. Il pria Roumiantsof de rédiger son projet sous une forme plus détaillée, en ayant soin de spécifier les objections et réserves qui s'étaient produites de notre part; il en résulta une note entièrement écrite de la main du ministre, où l'on voyait apparaître dans leur ensemble, en parallèle et en opposition, avec leurs différences caractéristiques dans le fond et la forme, les deux plans de partage, l'un français, l'autre russe, qui s'étaient développés au cours des conférences 376.

Note 376: (retour) La note de Roumiantsof a été publiée par Thiers, VIII, 449-456.

Le projet français n'est qu'une esquisse tracée par son auteur d'une main timide, d'après des instructions sommaires, et réservant sur tous les points l'approbation du maître. On y voit pourtant la France, s'élançant de l'Adriatique et de la mer Ionienne, dévorer toute la partie occidentale de la péninsule jusques et y compris Salonique; la Russie, partant de sa frontière actuelle, s'approprie d'abord la Bessarabie, la Moldavie et la Valachie; elle franchit ensuite le Danube, s'étend sur la Bulgarie, l'Autriche suivant une marche parallèle en Serbie et en Macédoine. Pour Constantinople, les Dardanelles, la côte septentrionale de la mer Égée, le projet laisse le choix entre deux solutions: d'après la première, Constantinople, avec les Dardanelles et un territoire à fixer, est érigée en principauté autonome; l'Autriche s'empare des parties maritimes de la Macédoine, à l'exclusion de Salonique. Dans la seconde hypothèse, la partie russe va se rétrécissant depuis les Balkans jusqu'au Bosphore, et la ville de Constantinople en forme l'extrême pointe; la partie française, dépassant Salonique, s'allonge sur la rive de l'Archipel jusqu'aux Dardanelles, englobe cette position et vient affleurer la Propontide. L'Autriche est écartée de la mer, mais regagne en épaisseur ce qu'elle perd en longueur; établie en Serbie, elle déborde sur les provinces environnantes, Croatie turque, Bosnie, haute Macédoine; confinée dans l'intérieur des terres, elle y reçoit une position mieux assurée.

Hors d'Europe, la France prend acte de l'offre qui lui est faite de l'Égypte, de la Syrie, des échelles d'Anatolie, du secours qu'on lui propose pour acquérir et conserver ces régions; elle accepte dès à présent la mise à sa disposition de la flotte moscovite. Par contre, la Russie pourra prendre en Asie, vers Trébizonde, une compensation soit à l'abandon de Constantinople, si elle se détermine à y renoncer, soit à l'établissement de la France aux rives de l'Hellespont.

Dans le projet russe, tout se précise, tout s'accentue; à le lire, il devient possible de dresser la carte de l'Orient franco-russe, telle que la rêvaient Alexandre et Roumiantsof. La nouvelle frontière de l'empire, enveloppant les Principautés, suit d'abord le contour des Carpathes jusqu'au Danube; elle franchit ensuite ce fleuve, s'appuie quelque temps à la Serbie, puis s'infléchit au sud-est pour rejoindre le cours de la Maritza, l'ancien Hémus, qu'elle longe jusqu'à la mer. Se détournant alors franchement vers l'est, elle borde l'Archipel jusqu'aux Dardanelles, se continue sur la rive européenne de ce détroit, laissant la rive asiatique aux Turcs, contourne la Propontide, et, après avoir englobé Constantinople avec un rayon de quelques lieues en Asie, vient aboutir à la mer Noire. La part de l'Autriche se juxtapose à celle de la Russie depuis le Danube jusqu'à l'Archipel, son tracé se modelant à l'est sur la nouvelle frontière moscovite. Au couchant, toute liberté est laissée à la France pour délimiter ses possessions et celles de l'Autriche en Croatie, Bosnie, Serbie et Macédoine, à condition de respecter le principe de la non-contiguïté des empires français et russe; il demeure spécifié d'ailleurs, non seulement que Salonique nous appartiendra, mais que l'Autriche devra nous garantir cette importante acquisition. La France obtient en totalité l'Albanie, l'Épire, la Thessalie, la Grèce propre, le Péloponèse, les Îles; au delà des mers, elle se prolonge en Égypte, en Syrie, sur le rebord occidental de l'Asie Mineure, et le mémoire énumère complaisamment toutes les facilités que la Russie nous offre pour nous approprier ces régions: libre usage de sa flotte méditerranéenne, route militaire coupant les Dardanelles, garantie des échelles d'Anatolie, enfin, dernière concession du Tsar, coopération d'une armée de terre à la conquête de ces riches comptoirs. D'autre part, la Russie refuse Trébizonde et renonce d'avance à tout prélèvement sur les conquêtes qui pourront être faites en commun dans les Indes: elle traversera l'Asie à notre intention, sans y rien prétendre pour elle-même; au lieu de disperser ses ambitions, elle les concentre sur l'empire nouveau qu'elle aspire à se créer en Europe et dont Byzance sera capitale.

La dernière partie du mémoire se rapportait à un point essentiel et délicat: plus qu'aucune exigence territoriale, elle devait déplaire à Napoléon. On a vu que le plan de l'Empereur repoussait tout engagement préalable à l'entrevue. Jusque-là, il fallait que tout restât vague, indéterminé, flottant, quant aux conditions du partage, afin que Napoléon, se rencontrant avec Alexandre sans avoir enchaîné à l'avance aucune de ses décisions, pût reprendre, s'il y avait lieu, la question tout entière, la traiter et la résoudre suivant ses libres inspirations. Malheureusement, il semblait que l'on eût à Pétersbourg deviné ce calcul et voulu le déjouer: on acceptait l'entrevue, mais on y mettait une condition, c'était que Napoléon adhérerait tout d'abord aux principes énoncés par la Russie et admettrait dans ses traits principaux, sinon dans ses détails, le projet de partage formulé: la note de Roumiantsof posait expressément cette réserve. On eût dit que le Tsar eût voulu se prémunir contre ses propres faiblesses et ne plus se livrer sans défense aux séductions du génie.

Au reste, ce prince et son conseiller affectaient la plus entière confiance dans les intentions de l'Empereur: il serait plus juste que son envoyé n'était traitable, disaient-ils à Caulaincourt sur un ton d'amical reproche, et ils lui répétaient: «Vous perdrez votre procès 377.» Alexandre crut néanmoins nécessaire de tenter une démarche personnelle auprès de Napoléon. Il devait une réponse à la lettre du 2 février: il la rédigea de manière à en faire la ratification expresse et pressante du mémoire ministériel. Il s'y exprime avec émotion, accentue la note affectueuse et tendre, mais, au milieu des assurances de son dévouement et de sa gratitude, sait par deux fois glisser une allusion aux préliminaires indispensables de l'entrevue. Sa lettre ne laisse d'ailleurs aucun doute sur sa volonté réfléchie d'applaudir et de participer au bouleversement du monde, pourvu qu'on lui abandonne l'objet principal de son ambition, et d'aller chercher jusqu'aux Indes les clefs de Constantinople. Répondant à l'Empereur point par point, il cherche à élever sa pensée au niveau des conceptions colossales de son allié, sans atteindre à une égale splendeur de langage.

Note 377: (retour) Rapport n° 25.

«Monsieur mon frère, dit-il, la lettre de Votre Majesté du 2 février m'a replacé au temps de Tilsit, dont le souvenir me restera toujours si cher. En la lisant, je croyais me retrouver à ces heures que nous passions ensemble et ne puis assez lui en exprimer tout le plaisir qu'elle m'a causé. Les vues de Votre Majesté me paraissent aussi grandes que justes. Il était réservé à un génie aussi supérieur que le sien de concevoir ce plan si vaste. C'est ce même génie qui en guidera l'exécution. J'ai exprimé avec franchise et sans réserve au général Caulaincourt les intérêts de mon empire, et il est chargé de présenter à Votre Majesté mes idées. Elles ont été discutées à fond entre lui et Roumiantsof, et, si Votre Majesté y adhère, je lui offre une armée pour l'expédition des Indes, une autre pour l'aider à s'emparer des Échelles situées dans l'Asie Mineure. De même, j'écris aux différents commandants de ma flotte d'être entièrement aux ordres de Votre Majesté. J'espère qu'elle reconnaîtra dans toute ma conduite le désir constant de lui prouver toute l'étendue des sentiments que je lui ai voués, de même que celui de resserrer de plus en plus les liens qui nous unissent et qui doivent influer sur les destins du monde. Si les idées que je propose à Votre Majesté sont d'accord avec les siennes, je suis prêt à me rendre à l'entrevue qu'elle désire avoir avec moi. Je m'en fais une fête d'avance, et il ne me faut que quinze jours pour arriver à Erfurt, lieu qui me semble le plus propre pour nous réunir. Le général Caulaincourt est chargé d'expliquer à Votre Majesté les raisons qui me le font préférer. J'envisage ce moment comme un des plus beaux de ma vie. La conquête de la Finlande n'a pas été difficile. Mes armées occupent déjà les points les plus importants et marchent sur Abo, tandis qu'on bombarde Sweaborg. Je compte que dans peu tout sera fini de ce côté, et le moment où l'Angleterre doit fléchir, grâce à toutes les mesures réunies que prend Votre Majesté, ne me paraît plus éloigné 378

Note 378: (retour) Archives des affaires étrangères, Russie, supplément 17. Nous avons publié cette lettre, ainsi que la suivante, dans la Revue de la France moderne, 1er juin 1890.

À cette lettre s'en joignit une autre, d'un caractère tout intime; elle renchérissait encore sur les protestations passionnées de la première. Alexandre avait voulu répondre d'une manière digne de lui aux prévenances réitérées de son allié; depuis quelques jours, tout Pétersbourg admirait, exposés dans l'une des salles du Palais d'hiver, les produits les plus caractéristiques de l'Asie russe: c'étaient des marbres rares, des colonnes de porphyre, d'un grain et d'un poli admirables, des vases massifs de malachite, extraits à grands frais des carrières de Sibérie; ces objets devaient former les présents d'Alexandre à Napoléon. «Monsieur mon frère, disait le Tsar dans sa seconde lettre, je ne puis assez remercier Votre Majesté des différents envois qu'elle a bien voulu me faire, nommément d'armes magnifiques, d'un charmant tableau peint sur porcelaine avec deux vases de même et, en dernier lieu, du superbe ouvrage de l'Institut du Caire 379. Elle n'oblige pas un ingrat. J'ose aussi offrir à Votre Majesté quelques productions de mon pays. Ce ne sont que des blocs de pierre, mais susceptibles d'être embellis par le goût avec lequel on travaille à Paris. Qu'elle veuille les accepter comme un souvenir de quelqu'un qui fait profession de lui être sincèrement attaché.»

Note 379: (retour) Envoyé par Napoléon avec la lettre du 2 février.

Napoléon voulut que les marbres de Russie, sertis de bronze et d'or, transformés en meubles précieux, servissent à décorer l'une des salles du grand Trianon 380. On les retrouve aujourd'hui dans le palais désert, où ils perpétuent le souvenir d'une amitié qui s'était proclamée indestructible comme eux, et qui, après s'être promis de renouveler les destins du monde, n'a laissé d'elle à la France que ce seul témoignage.

Note 380: (retour) À la cour, à la ville, écrit Thibaudeau, la malachite devint à la mode. On exécuta à la manufacture impériale de Sèvres des bustes en porcelaine de l'empereur Alexandre. On les mit en vente et les bons courtisans s'en pourvurent.» IV, 40.

Après l'expédition des deux lettres impériales accompagnant la note Roumiantsof, Caulaincourt ne se contenta point d'adresser à Napoléon le volumineux rapport ou plutôt le procès-verbal de ses conférences: il voulut, dans une lettre particulière à l'Empereur, résumer l'impression qui se dégageait pour lui de ce débat sans précédent et de «la grande épreuve 381» à laquelle son maître l'avait soumis. Il le fit avec sa loyauté de serviteur sans reproche. Ce qui l'a frappé tout d'abord,--et il croit de son devoir d'y insister,--c'est que la cour de Russie, malgré l'offre du partage et la joie débordante qu'elle en a ressentie, continue à se méfier; caresses, présents, promesses, elle accueille tout avec satisfaction, avec reconnaissance, mais se tient néanmoins sur ses gardes, depuis qu'elle a cru surprendre dans nos projets sur la Silésie le secret de la politique napoléonienne, la pensée occulte et perfide de reconstruire une Pologne avec les débris de la Prusse. Ainsi s'explique sa persistance à réclamer une garantie au sujet de la Silésie; si l'Orient lui-même, contrairement aux espérances de Napoléon, n'a pu la distraire tout à fait de la question prussienne, c'est que celle-ci se confond plus que jamais à ses yeux avec la question de Pologne.

Note 381: (retour) Lettre de Caulaincourt du 16 mars 1808.

Caulaincourt persiste néanmoins à croire le Tsar personnellement attaché à l'Empereur et disposé à la confiance: il abjurerait promptement ses soupçons, si son ministre ne les renouvelait sans cesse, et s'il ne subissait, d'autre part, quoi qu'il en dise, l'influence de la cour et de la société. Pour le tranquilliser, il y aurait un moyen radical, ce serait d'évacuer la Prusse et surtout le grand-duché: l'ambassadeur n'ose recommander pareil sacrifice, mais supplie qu'on évite désormais toute allusion à un remaniement de territoires, qu'on réprime les manifestations intempestives des Polonais, que l'on s'abstienne de toute mesure qui puisse, suivant l'expression caractéristique d'Alexandre, «faire revivre les morts et donner à penser qu'on veut les ressusciter tout à fait 382». Grâce à cette prudence, il ne sera peut-être pas impossible d'assoupir les craintes de la Russie, de les dissiper à la fin, et ce résultat simplifierait grandement notre tâche à Pétersbourg. «Dans six mois, l'ambassade sera un canonicat, écrit familièrement Caulaincourt, s'il n'est plus question de la Silésie et que l'on s'entende sur le partage de l'empire ottoman 383», mais il juge la seconde condition non moins indispensable que la première, et se trouve ainsi amené à exprimer franchement son opinion sur les moyens de la remplir.

Note 382: (retour) Rapport n° 24.
Note 383: (retour) Lettre de Caulaincourt du 2 avril 1808.

Sa conviction est qu'Alexandre ne cédera jamais sur Constantinople ni sur les Dardanelles: ce double point réglé à sa satisfaction, tout deviendra facile. La Russie n'est pas au bout de ses concessions, en ce qui concerne son concours à nos propres mouvements; maîtresse de Constantinople et de ses dépendances géographiques, elle ira avec nous non seulement aux Indes, mais en Syrie, en Égypte, partout où nous jugerons utile d'employer ses flottes et d'entraîner ses armées. De plus, elle laissera l'Empereur maître à son gré d'organiser le midi et le centre de l'Europe; ne réservant que les affaires du Nord, elle lui abandonnera la direction de toutes les autres, ne troublera point ses gigantesques opérations, abdiquera toute jalousie, et consentira que le partage de l'Orient devienne en fait le partage du monde: «Que Votre Majesté, conclut l'ambassadeur dans sa lettre à Napoléon, réunisse l'Italie à la France, peut-être même l'Espagne, qu'elle change les dynasties, fonde des royaumes, qu'elle exige la coopération de la flotte de la mer Noire et d'une armée de terre pour conquérir l'Égypte, qu'elle demande les garanties qu'elle voudra, qu'elle fasse avec l'Autriche les échanges qui lui conviendront, en un mot, que le monde change de place, si la Russie obtient Constantinople et les Dardanelles, on pourra, je crois, lui faire tout envisager sans inquiétude 384

Note 384: (retour) Lettre du 16 mars 1808.
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