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Napoléon et Alexandre Ier (1/3): L'alliance russe sous le premier Empire

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CHAPITRE XII

ERFURT.


I--Les intentions de l'Empereur.--Avant de se tourner vers l'Espagne et de choisir ses moyens d'entente avec la Russie, Napoléon veut pénétrer l'Autriche.--La réception diplomatique du 15 août 1808.--Promesses de l'Autriche.-- Seconde conversation avec Metternich.--Fêtes guerrières.--Message au Sénat.--Napoléon apprend que la date de l'entrevue est fixée.--Il veut paraître à Erfurt dans le plus imposant appareil, y réunir des moyens de séduction variés, éblouir et charmer Alexandre.--Conversations avec Talleyrand: attitude prise par ce dernier.--Travail demandé à M. d'Hauterive.-- Conférences avec Sébastiani.--Napoléon recule indéfiniment le partage et espère satisfaire la Russie par la simple promesse des Principautés.-- Caractère de l'accord qu'il veut conclure à Erfurt.--Talleyrand essaye d'attirer l'empereur d'Autriche à l'entrevue.--Départ de Napoléon et de ses ministres.--Projet de partage rédigé par M. d'Hauterive et lettre d'envoi à Talleyrand.

II.--La rencontre.--Départ d'Alexandre malgré les frayeurs de sa mère.--Sa manière de voyager.--Spéranski.--Passage à Kœnigsberg.--L'empereur Alexandre et la comtesse Voss.--Le baron de Stein.--Napoléon fait communiquer au Tsar une lettre interceptée de ce ministre.--Le maréchal Lannes envoyé au-devant de l'empereur Alexandre: l'armée française en Allemagne.--Aspect d'Erfurt: une ville transformée.--Préparatifs magnifiques, affluence d'étrangers, mesures de précaution, police secrète.--Les rois de Bavière, de Saxe et de Würtemberg: lettre éplorée du premier.--Arrivée en masse des princes allemands: leur attitude obséquieuse et servile.--Leurs suppliques.--Apparition de Napoléon.--Rencontre avec l'empereur Alexandre et entrée solennelle; spectacle incomparable.--Principaux personnages réunis à Erfurt: leur attitude extérieure et leurs sentiments intimes.--Le baron de Vincent.--Talleyrand.--Sa défection.--Il veut négocier sa paix particulière avec l'Europe; action qu'il exerce sur le Tsar.--Alexandre Ier.--Napoléon.-- Conversation significative de l'Empereur sur les affaires d'Espagne: il prépare un grand effort pour ressaisir Alexandre.

III.--La discussion.--On effleure toutes les questions.--La Prusse: exigence préalable de Napoléon.--La Pologne: promesse que le grand-duché sera évacué et ne sera pas réoccupé.--Le partage de l'Orient ajourné.-- Alexandre se contente des Principautés; travail qui s'est opéré dans son esprit.-- Démonstration à tenter auprès de l'Angleterre.--Courrier de Vienne.--L'Autriche refuse de reconnaître les rois créés par Napoléon: influence considérable de cette décision sur la marche des conférences.--L'Autriche devient l'objet principal de la discussion.--Demandes de Napoléon et résistance d'Alexandre.--Erreur d'Alexandre et de Talleyrand sur les dispositions réelles de la cour de Vienne.--Scène vive entre les deux empereurs.--Alexandre se refuse à toute démarche comminatoire envers l'Autriche.--Napoléon déclare qu'il gardera les places prussiennes.--Aigre discussion.--Un accord incomplet s'opère à grand'peine.--Concorde apparente des deux souverains: splendeurs d'Erfurt.--Un geste célèbre.--L'intermède de Weimar.

IV.--L'excursion de Weimar et le séjour d'Erfurt.--Chasse dans la forêt d'Ettersberg.--La cour de Weimar.--La table des souverains.--Quand j'étais lieutenant d'artillerie.--Napoléon pendant le spectacle.-- Wieland amené d'autorité au bal.--Conversation avec Gœthe et Wieland: but politique de Napoléon.--Visite au champ de bataille d'Iéna.--Le mont Napoléon.-- Leçon d'art militaire.--Vie des deux monarques à Erfurt.--Le déjeuner de l'Empereur; une cour de beaux esprits.--L'après-midi: promenades, visites aux troupes.--Ravissement du grand-duc: ce qu'il rapporte d'Erfurt.-- Le vivat du couronnement.--Vision de Paris transformé.--Rapports avec Spéranski.--L'épée de Napoléon au musée de Saint-Pétersbourg.-- Occupations de la soirée.--La Comédie française et l'alliance russe.--Fugue de mademoiselle Georges à Saint-Pétersbourg; rôle intime qu'on lui ménage auprès d'Alexandre; ses débuts.--Pièces représentées à Erfurt.--Peu de goût des Russes pour la tragédie.--Après le spectacle.--Les salons d'Erfurt; la présidente de Recke et la princesse de la Tour et Taxis.--Épanchements intimes entre Napoléon et Alexandre.

V.--Propos de mariage.--Bruit répandu du divorce de l'Empereur et de son mariage avec une princesse russe.--Après Tilsit, Napoléon songe à se séparer de Joséphine.--Intrigues de cour; rivalité de la reine Hortense et de la grande duchesse de Berg.--Fouché met en circulation la nouvelle du divorce.-- Émotion à Saint-Pétersbourg.--Les grandes-duchesses Catherine et Anne: leur portrait par Joseph de Maistre.--Les on dit de Pétersbourg.- -Droit de veto reconnu à l'impératrice mère.--Lettre anxieuse de Roumiantsof.--Démarche de Fouché auprès de Joséphine: première explication entre l'Empereur et l'Impératrice; l'accord s'opère aux dépens du ministre de la police.- -Seconde crise: rapport de Tolstoï sur la scène des Tuileries.--Efforts de l'impératrice mère pour marier sa fille Catherine.--Le prince royal de Bavière, le duc d'Oldenbourg.--À Erfurt, Napoléon voudrait que l'empereur de Russie mît l'une des grandes-duchesses à sa disposition pour l'avenir.--Comment il fait entamer la question par Caulaincourt et Talleyrand.--Alexandre consent à parler.--Caractère des propos qui s'échangent entre les deux empereurs.--Réticences réciproques: inconvénients et dangers de cette ouverture.

VI.--La convention.--Établissement graduel des clauses de la convention: rôle respectif des souverains et des ministres.--Articles concernant l'Angleterre, l'Espagne, la Finlande, les Principautés.--Napoléon voudrait que la Russie ne réclamât pas la cession des Principautés à Constantinople avant que l'on connût le résultat des pourparlers avec l'Angleterre; motifs dont il s'inspire.--Avidité impatiente et défiance des Russes.--Arrière-pensées qu'ils prêtent à Napoléon.--Grave divergence de vues.--Transaction.--Article concernant l'Autriche.--La Turquie mise sous séquestre.--Nouvelles difficultés; on se décide enfin à signer.--Lettre au roi d'Angleterre.--Différences essentielles dans le langage tenu par Napoléon et par Alexandre au baron de Vincent.--Encore la reconnaissance des nouveaux rois: lettre particulière d'Alexandre.--Napoléon essaye de rassurer et de raisonner la cour de Vienne.--Supplications de la Prusse.--Napoléon lui fait remise de vingt millions.--Fin des conférences; séparation des deux empereurs.--Lettre d'Alexandre à sa mère.--Tristesse de Napoléon.--Résultats d'Erfurt.--Disparition de toute cause immédiate de conflit entre la France et la Russie.--Napoléon désirait avec passion que la paix générale sortît de l'entrevue: comment ce but se trouve manqué.--Étapes successivement parcourues par Alexandre dans la voie du désenchantement et de la défiance.--En laissant planer un doute sur ses intentions, ce monarque encourage les visées belliqueuses de l'Autriche.--Talleyrand livre à Metternich le secret des dispositions d'Alexandre.--Effet de cette communication.--La guerre résolue à Vienne.--Influence funeste qu'une nouvelle crise continentale doit nécessairement exercer sur les rapports de la France et de la Russie.--Comparaison entre Tilsit et Erfurt.

I

LES INTENTIONS DE L'EMPEREUR.

Tout absorbé qu'il fût par de pressantes occupations, règlement du sort de la Prusse, préparatifs contre l'Espagne, Napoléon pensait aux conditions de son accord futur avec la Russie et ne perdait pas de vue l'Orient. La catastrophe de Constantinople le toucha; il en tira une présomption de plus contre la possibilité de faire vivre la Turquie et de l'appliquer aux besoins de sa politique. Il la condamnait toujours dans son esprit, mais se reconnaissait impuissant à exécuter dès à présent la sentence; aussi s'applaudissait-il d'avoir éludé tout engagement ferme avec la Russie, d'avoir réservé, par six mois de diplomatie dilatoire, ses dernières décisions.

Examinant de sang-froid la situation, il en tirait d'abord cette conséquence que toute tentative sur l'Orient devait être ajournée jusqu'après l'entière soumission de la péninsule. Cette œuvre remplirait l'automne de 1808: pour en finir avec l'Espagne, Napoléon se donnait trois mois. Suivant ses calculs, ce laps lui suffirait pour balayer les armées de la révolte, jeter les Anglais à la mer, arriver à Madrid en conquérant, y paraître en pacificateur, et achever par des mesures conciliatrices ce que la victoire aurait commencé: «Avant le mois de janvier, écrivait-il à Joseph, dans toute l'Espagne, il n'y aura pas un seul village en insurrection 505.» Il comptait donc, au début de 1809, retrouver la pleine disposition de ses forces; peut-être pourrait-il alors, si l'Angleterre ne s'avouait pas vaincue, ramener ses colonnes des bords de l'Èbre et du Tage sur ceux de l'Adriatique, de la mer Ionienne, et, après avoir frappé notre rivale en Espagne, l'achever en Orient. Toutefois, avant de dresser un plan d'opérations pour le présent et pour l'avenir, avant de se déterminer sur la nature des arrangements à prendre avec la Russie, il était indispensable de voir plus clair dans les dispositions de l'Autriche. Sans doute, le cabinet de Vienne n'ayant pas saisi l'occasion de nos revers pour rompre, son ambassadeur à Paris tenant un langage correct, la Russie ayant parlé, le conflit ne semblait plus aussi imminent. Néanmoins, la France pourrait-elle sans témérité détourner la meilleure partie de ses forces contre l'Espagne, si elle n'acquérait d'abord la certitude qu'un autre ennemi ne choisirait pas cet instant pour l'attaquer perfidement par derrière? Quant à l'entreprise ultérieure sur l'Orient, l'attitude prise à Vienne y mettait un obstacle plus sérieux que la révolte de la péninsule elle-même: l'Espagne n'occasionnait qu'un retard, l'Autriche pouvait devenir un empêchement. Napoléon se reconnaissait donc un intérêt pressant à pénétrer cette dernière, à savoir au juste ce qu'il devait en craindre ou pourrait en attendre, et l'un des motifs qui avaient précipité son retour à Paris était le désir d'entamer avec elle une explication catégorique; se mettant brusquement en scène, il allait s'adresser à la cour de Vienne dans la personne de son représentant, et, tout en s'appliquant de plus belle à l'intimider et à la contenir, tenter un effort pour la rassurer et la ramener.

Note 505: (retour) Corresp., 14275.

Dans la nuit du 14 août, les ambassadeurs et ministres étrangers furent avertis que Sa Majesté les recevrait à Saint-Cloud le lendemain, jour de sa fête. Ces audiences collectives avaient quelque chose de plus redoutable encore que de solennel: Napoléon en profitait souvent pour lancer ce que Metternich appelait «ses manifestes oraux 506», ces apostrophes fulgurantes qui retentissaient dans toute l'Europe et préludaient trop souvent au bruit du canon. Le 15 août 1808, le cercle diplomatique se forma dans l'une des salles du château. En l'absence du nonce, le comte de Metternich, ambassadeur d'Autriche, était placé au premier rang; après lui, le comte Tolstoï, puis le ministre de Hollande; un peu plus loin, le Turc et le Persan, avec leurs robes longues à l'orientale, mettaient une note exotique dans cette parade d'habits de cour et d'uniformes corrects. L'Empereur parut, avec sa maison et ses ministres. Suivant son habitude, il parcourut d'abord le cercle, recevant les hommages, y répondant en peu de mots, passa vite sa revue du corps diplomatique, revint ensuite au comte de Metternich et s'arrêta devant lui: c'était l'instant critique, attendu avec anxiété.

Note 506: (retour) Metternich, II, 237.

Cependant, le visage du maître n'annonçait point l'orage. Quelques propos indifférents s'échangèrent; puis, tandis que M. de Champagny «bloquait 507» par derrière l'ambassadeur autrichien et l'empêchait de se dérober, Napoléon l'aborda de front et entama avec lui une discussion très vive, très serrée, mais parfaitement calme et courtoise, sur les armements de l'Autriche. Il y déploya la vigueur d'une argumentation offensive qui poussait ferme contre l'adversaire et ne le laissait point respirer; Metternich se défendait avec habileté, dépensant toutes les ressources d'un esprit souple, abondant, rompu à la dialectique des négociations.

Note 507: (retour) Metternich, II, 196.

De part et d'autre, on s'était mis sur un bon terrain: Metternich soutenait que l'Autriche restait dans son droit et ne menaçait personne en réorganisant son armée, ce qui était vrai en principe; mais Napoléon n'avait pas tort en prétendant que la précipitation apportée à cette œuvre lui donnait un air de menace. Il affirmait d'ailleurs qu'il y avait eu des préparatifs d'action immédiate, des mouvements de troupes, des achats de chevaux; il citait des détails techniques, s'exprimait en homme du métier, incriminant aussi l'impulsion donnée à l'esprit public, l'appel jeté aux passions populaires. Il énumérait tous ces faits, les accumulait, en accablait son interlocuteur, sans colère toutefois, attribuant à l'empereur François plus d'imprudence que de mauvais vouloir, insistant sur le danger de cette conduite et la nécessité d'y mettre un terme. On sentait chez lui un effort pour rester maître de ses paroles, l'intention d'avertir sans blesser; il ne déclamait point, mais voulait convaincre, s'attachait à détourner l'Autriche d'une voie fausse et à la remettre dans le chemin de ses véritables intérêts.

Au cours de la conversation, qui dura cinq quarts d'heure, il développa le raisonnement suivant: À quoi peuvent aboutir les armements de l'Autriche? Elle ne saurait faire la guerre, car la France et la Russie sont d'accord, et toute attaque se briserait contre leur alliance. Nous sommes sûrs, absolument sûrs de l'empereur Alexandre; il interdira à la cour de Vienne de bouger, et il faudra qu'elle s'incline devant cette défense; ne vaudrait-il pas mieux pour elle revenir spontanément, accorder de bonne grâce ce qu'elle devra céder à la contrainte, et rentrer de plein gré dans le système de la France? Elle retrouverait ainsi les avantages attachés à notre amitié et dont la continuation de ses mauvais procédés la priverait sans retour. «L'empereur de Russie, disait Napoléon, peut-être empêchera la guerre en vous déclarant d'une manière ferme qu'il ne la veut pas et qu'il sera contre vous; mais si ce n'est qu'à son intervention que l'Europe doit la continuation de la paix, ni l'Europe ni moi ne vous en aurons l'obligation; et, ne pouvant vous regarder comme mes amis, je serai certainement dispensé de vous appeler à concourir avec moi aux arrangements que peut exiger l'état de l'Europe 508

Note 508: (retour) Dépêche de Champagny à Andréossy, rendant compte de la conversation de l'Empereur avec Metternich, et publiée dans la Correspondance sous le n° 14254. Cf. les Mémoires de Metternich, II, 194 à 199, et la dépêche du baron de Brockhausen au roi de Prusse, citée par Hassel, p. 507.

C'était à l'Orient que s'appliquaient ces derniers mots; afin que son interlocuteur ne s'y méprît point, Napoléon mit aussitôt sur le tapis la conduite des agents autrichiens en Turquie, leurs intrigues contre nous sur ce terrain, où se rapprochait pourtant et où devrait se confondre l'intérêt des deux empires. Abordant le fond même du sujet, il ne put s'exprimer que par allusions, car l'ambassadeur de la Porte était à deux pas, impassible, mais attentif: il essaya toutefois de rendre ses paroles très claires sous leur forme enveloppée, et reprit toute la question du partage par sous-entendus, discussion sans précédent, où l'on débattit en présence du condamné le genre de mort à lui infliger, «Est-ce par vos armements, répétait l'Empereur à Metternich, que vous voulez un jour être de moitié dans nos arrangements? Vous vous trompez: jamais je ne m'en laisserai imposer par une puissance armée..... Je ne vous admettrai plus à l'arrangement futur de tant de questions auxquelles vous êtes intéressés; je m'entendrai seul avec la Russie, et vous n'en serez que les spectateurs 509.» Cependant, par l'ensemble de son attitude et de son langage, il laissait voir que ces paroles devaient être tenues pour un avertissement, pour une menace, plutôt que pour l'expression d'une volonté irrévocable; que tout pourrait se réparer, si l'empereur François et son cabinet donnaient des gages, faisaient preuve d'empressement, proclamaient, attestaient leurs intentions pacifiques, et il essayait de provoquer chez l'Autriche un mouvement d'expansion, de franchise, d'abandon, en lui montrant une place à reprendre dans sa confiance et un rôle à jouer dans ses combinaisons.

Note 509: (retour) Metternich, II, 197.

La dissertation de l'Empereur fut interprétée par tous les assistants, y compris les plus prévenus, comme une tentative pacifique, un effort pour renouer. Le soir, Champagny avait réuni à sa table le corps diplomatique; après le dîner, M. de Metternich causait avec l'ambassadeur de Russie et celui de Hollande, ses plus proches voisins à l'audience: «Que décide le comité diplomatique? dit M. de Champagny en s'approchant d'eux.--Il décide, repartit Metternich, que l'Europe tient un nouveau gage de la paix 510.» Tolstoï s'exprima dans le même sens. Malheureusement, l'attitude de ce dernier, pendant la scène du matin, avait ôté à l'argumentation impériale quelque peu de sa valeur. Quand il s'était porté fort de la loyauté et des intentions du Tsar, Napoléon avait fixé Tolstoï avec insistance, l'appelant tacitement en témoignage, cherchant à surprendre, à provoquer sur sa figure quelque signe d'approbation: le Russe était resté de marbre. Cette froideur permettait à Metternich un doute sur les vrais sentiments d'Alexandre, encourageait l'Autriche à chercher son salut ailleurs que dans une réconciliation sincère avec la France.

L'Autriche promit que les troupes rassemblées à Cracovie, près de la frontière silésienne, seraient dispersées, que les réserves et la milice, mobilisées pour s'exercer et s'instruire, seraient rendues prochainement à leurs foyers, que la monarchie reprendrait sous peu son aspect accoutumé 511. Au sujet de la reconnaissance du roi Joseph, elle ne se prononçait pas encore, mais faisait espérer une réponse favorable.

Note 510: (retour) Metternich, II, 200.
Note 511: (retour) Champagny à Andréossy, 26 août 1808. Archives des affaires étrangères, Vienne, 381. Metternich, II, 212.

Chargé de transmettre ces assurances, Metternich retourna à Saint-Cloud le 25 août. L'Empereur le reçut en audience particulière dans la soirée, avant le spectacle; il prit acte des déclarations de l'ambassadeur, entra de son côté dans des explications rassurantes sur les motifs tout spéciaux qui l'avaient porté à détrôner les Bourbons d'Espagne, affirma que cette mesure de sécurité personnelle ne devait pas être considérée comme une menace pour d'autres dynasties, et conclut à la disparition de toute difficulté sérieuse entre la France et l'Autriche. On devait travailler maintenant, ajoutait-il, à faire naître la confiance et à créer l'intimité; il s'y prêterait volontiers, pourvu qu'on l'encourageât à entrer dans cette voie. Il se plaignit du peu de bonne grâce que l'empereur François, sa famille, ses ministres, apportaient dans leurs relations avec nous. À Vienne, notre ambassadeur était subi plutôt qu'agréé; la cour, la société, le tenaient à distance; dans les cercles officiels, on affectait de ne point prononcer le nom de l'empereur des Français; jamais une parole aimable, jamais une attention; pourquoi ne pas rompre avec ces fâcheuses traditions? Les petites choses ont leur importance et mènent aux grandes.

Avec finesse, Metternich éluda la question au lieu d'y répondre; il affecta de ne point saisir l'idée plus haute qui se cachait derrière les paroles de Napoléon, les prit à la lettre, réduisit le débat au lieu de l'élever: «Je vous réponds, Sire, assura-t-il, que je serai bien vite chargé de la remise de quelques vases, s'ils peuvent servir à consolider de bonnes relations entre nous.» Pressé plus vivement, il dit à brûle-pourpoint: «Voulez-vous une alliance?»--«Il faut des préliminaires à un tel état de choses, répliqua l'Empereur; les traités ne sont rien, les procédés sont tout.» Et il cita, comme modèle d'union parfaite entre deux cours, ses rapports avec la Russie, observa qu'il n'aurait tenu qu'à l'Autriche de se mettre avec nous sur un pied d'égale cordialité, qu'elle en avait négligé maintes fois l'occasion. Il continua longtemps sur ce ton d'amical reproche, se montrant plus familier, plus communicatif que pendant la scène du 15 août; l'audience publique avait paru un cours dialogué de politique, l'audience particulière, suivant l'expression de Metternich, ressemblait à «une querelle entre amants».

À la fin, on vint avertir l'Empereur que le spectacle l'attendait depuis une heure. «C'est vous qui en porterez la faute aujourd'hui», dit-il à Metternich; puis, résumant la situation générale, il affirma n'y voir aucun motif de mésintelligence entre les deux couronnes, bien au contraire. «Il y a un point en Europe, dit-il, qui devrait fixer nos regards réciproques: vous voyez ce qui se passe à Constantinople; si vous aviez tenu une conduite différente dans les derniers temps, nous nous entendrions maintenant, mais, les choses étant placées comme elles le sont par suite de votre attitude, il faudra que je m'entende avec la Russie.» Et pourtant la question n'était-elle pas plus autrichienne encore que française? «Je n'ai de ce côté, continuait l'Empereur, qu'un intérêt indirect, et peu de chose à prétendre de la Porte.» En terminant, il eut soin de faire comprendre que son dernier mot n'était pas dit, que «des procédés, un changement dans les petites choses», pourraient profiter à l'Autriche et modifier l'avenir à l'avantage de cette puissance 512.

Note 512: (retour) Metternich, II, 207 à 214.

Attendant l'effet de ces insinuations, attendant surtout que l'Autriche ait pris parti sur la reconnaissance de Joseph et répondu formellement à une demande dont le but était de l'éprouver autant que de la lier, il enveloppait toujours ses projets d'un nuage impénétrable. Par moments, il semble encore croire que de multiples et plus décisives opérations peuvent suivre de très près sa pointe au delà des Pyrénées: «Il est incalculable, écrit-il à son frère Jérôme, ce qui peut se passer d'ici au mois d'avril 513.» Autour de lui, tout s'épuise; les ressorts tendus à l'excès se relâchent, les dévouements hésitent, les intérêts prennent l'alarme, le mécontentement se fait jour, la France haletante aspire au repos et le réclame par un murmure déjà perceptible; lui seul reste infatigable, inexorable, car il sait que le repos doit être universel pour devenir durable, que la France ne peut prétendre à la paix tant que l'Angleterre reste en armes. Il s'efforce donc de ranimer chez ses peuples une ardeur qu'il sent défaillir. En ces mois d'août et de septembre 1808, il offre en spectacle à la France une série de pompes guerrières. Les colonnes de la Grande Armée, rappelées du Nord au Midi, traversent l'empire pour se rendre en Espagne. Napoléon veut que cette marche soit un triomphe, que l'on célèbre rétrospectivement les victoires des années précédentes, dont on n'a pas encore revu et acclamé tous les auteurs; que nos bataillons appauvris, mais toujours allègres et confiants, trouvent sur leur passage des arcs de verdure, des banquets, des villes pavoisées, des populations en fête, que des hymnes soient composés en leur honneur, que l'enthousiasme refroidi se réchauffe à leur contact. Il les reçoit lui-même à Paris, les passe en revue, les harangue, et ses paroles semblent leur annoncer, au delà de l'Espagne qui les attend, de nouvelles peines à affronter et d'autres palmes à cueillir, peut-être, en des contrées où l'aigle française n'a jamais pénétré: «Soldats, leur dit-il, vous avez surpassé la renommée des armées modernes, mais avez-vous égalé la gloire des armées de Rome, qui, dans une même campagne, triomphaient sur le Rhin et sur l'Euphrate, en Illyrie et sur le Tage? Une longue paix, une prospérité durable seront le prix de vos travaux. Un vrai Français ne peut, ne doit prendre de repos que les mers ne soient ouvertes et affranchies 514

Note 513: (retour) Corresp., 14282.
Note 514: (retour) Corresp., 14388.

Le 3 septembre, il convoque le Sénat et lui fait voter l'appel d'une nouvelle conscription; son langage à cette occasion se ressent des préoccupations qui assiègent encore sa pensée. Le rapport présenté par le ministre des relations extérieures pour justifier la nouvelle mesure, passant en revue l'Europe, se contentait d'une allusion aux désordres de Constantinople; dans son propre message au Sénat, l'Empereur insiste sur ces faits, comme s'il voulait attirer l'attention publique vers l'Orient, la préparer sur ce théâtre à de graves événements. Plus le grand projet s'éloigne, plus il importe que l'Europe le croie prêt à se réaliser et que l'Angleterre s'en épouvante. «L'empire de Constantinople, dit Napoléon, est en proie aux plus affreux bouleversements. Le sultan Sélim, le meilleur empereur qu'aient eu depuis longtemps les Ottomans, vient de mourir de la main de ses propres neveux. Cette catastrophe m'a été sensible 515

Deux jours plus tard, il apprenait que l'empereur de Russie partirait le 12 septembre pour Erfurt; la lettre d'Alexandre Ier suivait de près l'avis de Caulaincourt. Napoléon ne pouvait ni ne voulait se dérober à cet appel. Il écrivit à Alexandre pour accepter le rendez-vous et lui exprimer le bonheur qu'il éprouverait de leur rencontre; il chargea le maréchal Lannes d'aller saluer le monarque ami à la limite des pays occupés par nos troupes (c'était encore la Vistule) et de lui faire rendre en tous lieux des honneurs extraordinaires. En même temps, il prit ses mesures pour que l'entrevue fût environnée d'un éclat sans égal; il voulait se présenter à Erfurt dans l'appareil de sa toute-puissance, y réunir des attraits variés, frapper, charmer, amuser Alexandre, éblouir tout à la fois les regards et l'esprit de ce monarque. Enfin, revenant à la question si passionnément débattue depuis un an, sans qu'elle eût en fait avancé d'un pas, agitant une dernière fois le sort de l'Orient, il s'occupa de fixer les résolutions qu'il porterait à Erfurt.

Il avait coutume, dans les cas graves et spéciaux, de faire appel à certains personnages d'une compétence reconnue et de s'aider de leurs lumières. Leurs avis ne déterminaient pas sa décision, mais la préparaient ou la fortifiaient, en lui permettant d'embrasser la question sous toutes ses faces, d'en saisir tous les aspects. Avant de partir, il conféra avec certains de ses ministres, manda dans son cabinet le général Sébastiani, revenu de Turquie, l'interrogea longuement sur ce pays, mais le prince de Talleyrand avait été admis en première ligne à la consultation.

De plus en plus, Talleyrand se posait en modérateur de Napoléon; c'était un rôle qu'il essayait de jouer et qu'il aimait surtout à affecter. Jugeant les événements avec sa finesse d'observateur sceptique, il s'apercevait que la lutte entre Napoléon et l'Europe, par cela même qu'elle se prolongeait, qu'elle redoublait d'intensité et atteignait à des proportions sans exemple, devenait de plus en plus périlleuse: il reconnaissait que de fausses manœuvres en avaient compromis le succès, et se prenait à douter de l'issue finale. Il commençait donc à détacher sa fortune d'une destinée qu'il sentait aventurée, songeait à sauver sa responsabilité, à ménager l'avenir, et, dans ce but, mettait tous ses soins à distinguer sa ligne politique de celle où l'Empereur persévérait avec fureur et à outrance. Devant les personnes de son entourage, devant les ministres étrangers, il blâmait les entreprises tentées ou en préparation, s'exprimait avec regret, avec sévérité, sur le compte d'une ambition qui ne connaissait plus de frein et se laissait tenter par les abîmes. Ce manège, quelque discret qu'il fût, n'échappait pas à Napoléon: il en était résulté quelque froideur dans ses relations avec son ancien ministre. Toutefois, préparant une entrevue où il s'agirait de charmer autant que de négocier, l'Empereur jugeait que M. de Talleyrand pourrait lui être d'un utile secours pour l'une et l'autre de ces tâches, se montrer rédacteur habile et causeur séduisant; résolu de l'emmener à Erfurt, il se servit de lui d'abord pour préparer son travail.

Il l'initia pleinement au mystère de nos relations avec la Russie, l'autorisa à retirer de la secrétairerie d'État et à compulser les rapports de Caulaincourt, la note de Roumiantsof sur le partage, les divers mémoires de Champagny, les travaux géographiques et statistiques de Barbié du Bocage 516. Dans ces pièces, le prince trouverait les éléments de solutions à proposer; il pourrait au moins s'en inspirer pour composer son langage avec le souverain et le cabinet de Russie. En même temps, M. d'Hauterive, l'une des lumières du département, était appelé à fournir des vues par écrit sur le partage de l'Orient, avec la hâte que permettait l'immensité d'un tel sujet; il se mit fiévreusement à l'œuvre et commença par présenter un mémoire de quinze pages.

Note 516: (retour) Les archives nationales conservent la lettre autographe par laquelle Talleyrand, sur la permission de l'Empereur, demande communication des pièces, et le certificat attestant qu'elles lui ont été remises. AF., IV, 1696.

Vieilli dans l'étude des problèmes de la politique, nourri des principes sensés et conservateurs de notre ancienne école, disciple de Talleyrand, M. d'Hauterive détestait l'idée de démembrer la Turquie. D'autre part, il savait que l'Empereur s'y était attaché avec force; il connaissait les stipulations de Tilsit, les conférences tenues à Saint-Pétersbourg, et considérait que ces préliminaires avaient à l'avance préjugé la question. Il s'efforça donc, avec un zèle qui trahit l'effort, de faire rentrer dans le cadre de ses principes un projet qui en était la négation même; par suite de cette discordance, sa conclusion dément ses prémices, et à la question posée: faut-il détruire la Turquie? il finit par répondre: oui, après avoir déduit toutes les raisons qu'il aurait eues d'opiner pour la négative.

Dans une série de verbeux développements, il établit en principe que le partage est susceptible des conséquences les plus funestes. Est-il possible de l'éviter? Pour lutter contre l'Angleterre, usurpatrice des mers, les deux grandes puissances du continent, France et Russie, ont été conduites à adopter un système parallèle et infini d'agrandissements; la Turquie, placée sur la voie qu'elles doivent suivre pour frapper leur ennemie dans l'Inde, est aujourd'hui le premier État qui doive éprouver les effets de cette obligation d'envahir. La Turquie est donc condamnée à succomber. M. d'Hauterive émet toutefois le vœu que le partage puisse être admis «à l'état de simple projet exécutable seulement dans de meilleures circonstances 517». Joignant à son mémoire l'ébauche d'une convention préliminaire, il y indique à grands traits un mode très simple et sommaire à employer ultérieurement pour la fixation des parts. La péninsule des Balkans serait coupée en deux, d'après une ligne tracée du nord au sud, en suivant un degré de longitude depuis Nicopolis, sur le Danube, jusqu'au point correspondant sur la mer Égée. Toutes les parties à l'est de cette ligne, y compris Constantinople et les Dardanelles, seraient abandonnées à la Russie, la moitié occidentale se partagerait entre la France et l'Autriche, la première se réservant de fixer le lot de la seconde et s'appropriant, dans tous les cas, l'Égypte et les Îles. D'Hauterive propose enfin que le plan de partage, arrêté pour l'avenir et à titre éventuel, soit notifié à l'Angleterre «comme un acte comminatoire, destiné à une exécution immédiate, s'il ne produit pas sur elle l'effet de vaincre l'obstination de son gouvernement à refuser à l'Europe et au monde la paix dont l'un et l'autre ont besoin».

Note 517: (retour) Archives des affaires étrangères, France et divers États de l'Europe, 286; Mémoires et documents, Russie, 32.

Ce projet, quelque incertitude qu'il laissât sur l'avenir, ne répondait plus aux désirs présents de l'Empereur. S'il comptait encore faire miroiter aux yeux d'Alexandre la perspective du partage, ce ne serait plus que dans un lointain et brumeux recul; il n'entendait plus s'obliger même éventuellement à cette opération, se lier par un article de traité. À cet égard, il semble que ses entretiens avec Sébastiani aient mûri sa décision. S'il faut en croire un auteur bien informé des choses du palais 518, Sébastiani aurait été appelé à des conférences qui se seraient répétées trois jours de suite. Au début, Napoléon s'y serait montré toujours favorable au principe du partage: il reconnaissait que la difficulté principale venait de l'Autriche, s'irritait de cet obstacle, parlait de le briser, de ne laisser subsister sur les ruines de l'ancienne Europe que deux empires, deux colosses, France et Russie, environnés chacun de royaumes vassaux. Puis, descendant de ces cimes vertigineuses, il revenait à l'examen pratique du projet, dans l'état des choses. Sébastiani lui opposait alors des considérations techniques, des arguments de militaire à militaire. Suivant lui, pour frapper la Turquie, la France serait obligée d'allonger au delà de toute mesure sa ligne d'opérations, par suite, de l'amincir et de la distendre. Projetée «de Paris à Athènes 519», traversant l'Italie, contournant l'Adriatique, s'enfonçant dans les obscures contrées de l'Albanie et de la Grèce, cette ligne se trouverait resserrée et étranglée à son milieu entre la mer et l'Autriche, toujours en risque d'être coupée, à la merci d'une surprise, d'un caprice déloyal que les dispositions passées et présentes de la cour de Vienne laissaient trop pressentir. L'Empereur aurait été frappé de cette objection et l'eût déclarée irréfutable; se rejetant alors avec vivacité vers une autre solution, il eût exprimé l'espoir et la conviction de tout obtenir d'Alexandre par le seul sacrifice des Principautés.

Note 518: (retour) Le général de Ségur, Histoire de Napoléon pendant l'année 1812, I, 35. Cf. Thibaudeau, IV, 33.

En effet, il allait faire de cette concession la base nouvelle de ses rapports avec l'empereur de Russie. On se méprendrait toutefois en lui attribuant l'intention de livrer enfin à son allié une satisfaction immédiate, quoique restreinte, de substituer une réalité à des espérances. En définitive, il s'arrêta à l'idée de signer un traité qui promettrait au Tsar les Principautés, sans les lui abandonner dès à présent, qui nous assurerait à ce prix la main libre en Espagne et le concours sans réserve de la Russie contre l'Autriche, un acte très vague dans ce qu'il accorderait, très positif dans ce qu'il exigerait, et ce fut en ce sens que Talleyrand fut chargé de rédiger une série d'articles. Napoléon voulait recommencer Tilsit à Erfurt, en accentuant un peu plus les avantages reconnus à la Russie, sans leur donner encore un caractère d'absolue certitude.

Talleyrand exécuta les ordres de son souverain. Cependant, instruit des convoitises russes, sachant, par la lecture de la correspondance de Caulaincourt, avec quelle ardeur Alexandre et surtout Roumiantsof semblaient aspirer au partage, il continuait à craindre que de vastes bouleversements ne résultassent de l'entrevue. Pour les prévenir, il s'attachait à des moyens indirects et essayait de provoquer une pression extérieure. C'était toujours en l'Autriche qu'il mettait son espoir; il eût voulu que François Ier vînt surprendre les deux empereurs à Erfurt, se fît admettre en tiers à leur délibération, afin d'y soutenir, avec l'autorité de sa puissance restaurée, la cause de la modération et des droits existants: «Rien ne peut se faire en Europe, disait Talleyrand à Metternich, sans que l'empereur d'Autriche offre une gêne ou une facilité. Moi, je désirerais, dans l'occurrence du moment, voir arriver l'empereur François comme une gêne 520

Note 520: (retour) Metternich, II, 223.

Metternich fut frappé de cette idée et se hâta de la communiquer à sa cour; puis, comme le temps lui manquait pour recevoir des instructions, en homme d'initiative et qui ne balance pas à saisir l'occasion au vol, il prit sur lui de demander à accompagner l'empereur des Français pendant son déplacement. On lui répondit par un refus, enveloppé des formes les plus obligeantes. Napoléon craignait que la présence de l'Autriche à Erfurt ne facilitât un rapprochement de cet empire avec la Russie; d'ailleurs, dans l'état de nos rapports avec Alexandre, il fallait que la conférence projetée depuis huit mois fût exclusivement franco-russe, et qu'un accord intime entre l'Empereur et le Tsar précédât tout échange d'idées entre les trois grandes monarchies continentales.

L'heure du départ est arrivée. Le 23 septembre, l'Empereur monte en voiture à Saint-Cloud. Ses ministres, Champagny avec sa chancellerie, Talleyrand avec son fidèle La Besnardière, l'ont précédé. Avant de partir, Talleyrand, qui veut se tenir prêt à toute éventualité, n'a pas défendu à M. d'Hauterive, resté en arrière, de préparer et de lui expédier un plan de partage plus complet que sa précédente esquisse, mais rédigé dans le même sens; il s'agira toujours d'un démembrement à terme et sous condition. D'Hauterive reprend la plume et jette sur le papier un nouveau projet. Poursuivi par le désir honnête de rendre à l'Europe son assiette et de lui assurer une existence normale, il voudrait que la conférence d'Erfurt posât les fondements de ce grand œuvre: aux clauses relatives à la Turquie et à l'Angleterre, il mêle quelques dispositions d'une portée générale, applicables à l'ensemble de nos rapports avec la Russie. Le 23 septembre, il adressait au prince de Bénévent, à Erfurt, son projet avec une lettre d'envoi: on y remarquera qu'à cette date, d'après ce qui s'était traité depuis un an, il croyait encore à l'impossibilité d'éviter, dans un délai plus ou moins proche, le partage de la Turquie et un grand effort en Asie.

«Le plan d'exécution, écrivait-il à Talleyrand, et l'expédition de l'Inde sont des choses éventuelles ou que, du moins, il est d'une bonne politique, aujourd'hui, d'établir comme telles pour l'époque de leur réalisation. Dans ma façon de voir, il n'y a aucun doute sur l'événement. L'empire ottoman sera partagé, et nous ferons une expédition dans l'Inde. Quelles que soient les suites de ces deux grandes entreprises, elles sont inévitables; mais il faut tout faire pour qu'elles ne soient pas prochaines; il faut tout faire pour que le temps nous soit donné de les faire tourner à l'avantage du continent, et en même temps, il faut tout faire pour qu'elles soient un grand objet de crainte réelle et fondée pour l'Angleterre. Le nœud de la difficulté est là tout entier. C'est sur le point imperceptible de la liaison de ces deux idées que le génie et l'esprit de l'Empereur doivent trouver la solution des difficultés actuelles. J'ai tout dit sur cet objet. Je vais reposer mon esprit et attendre avec une bien vive anxiété des nouvelles d'Erfurt. Jamais aucun nom n'a produit autant d'impression sur moi que ce nom barbare. Je n'y pense pas sans crainte et sans espérance: le sort de l'Europe et du monde, l'avenir de la puissance de la politique et peut-être de la civilisation européenne y est attache 521

Note 521: (retour) Archives des affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, 32.

II

LA RENCONTRE.

Alexandre avait quitté Pétersbourg le 14 septembre, non sans avoir eu à subir les larmes et les remontrances de sa mère. À la cour et en ville, on disait que le Tsar ne reviendrait pas d'Allemagne, qu'il donnait dans un piège, que Napoléon le ferait conduire et interner en France, comme les Bourbons d'Espagne, qu'Erfurt serait la répétition de Bayonne. Ces bruits s'étaient répandus jusqu'à Gatchina, où l'impératrice mère passait l'été, et lui avaient donné l'alarme. Au moment des adieux, on assure qu'elle dit au grand maréchal Tolstoï, qui partait avec Sa Majesté: «Vous répondrez de ce voyage devant l'empereur et devant la Russie 522

Note 522: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 5 novembre 1808.

Alexandre allait plus vite «qu'aucun courrier», sans nul appareil, avec une simple calèche 523. Il n'avait pas emmené sa maison, et n'avait pour compagnon que le grand maréchal, un aide de camp et son chirurgien. Son frère Constantin l'avait précédé, ainsi que les personnages qui devaient composer son escorte à Erfurt: on remarquait parmi eux le prince Galitsyne, procureur du Saint-Synode, plusieurs aides de camp généraux et, au milieu de ces grands seigneurs, Nicolas Spéranski, le fils de pope. Ce jeune homme aux vues originales et profondes, à la volonté forte, à l'enthousiasme d'apôtre, était devenu subitement le favori du Tsar et le confident de ses pensées rénovatrices: par lui, Alexandre espérait opérer dans l'administration et le gouvernement cette réforme dont le désir l'obsédait, et de son rêve généreux faire sortir une réalité. En 1808, Spéranski était à l'aurore de sa fortune; il venait d'être nommé conseiller privé et secrétaire du cabinet. Alexandre voulait qu'il vît Napoléon, qu'il écoutât ces conversations suggestives dans lesquelles l'empereur des Français détaillait sa manière de gouverner, qu'il se mît à cette grande école d'ordre et de méthode. Spéranski ne devant être à Erfurt qu'un auditeur, c'était sur Roumiantsof que comptait le Tsar pour l'aider à supporter le poids des discussions. Quant à Caulaincourt, il était naturellement du voyage: Alexandre l'y avait gracieusement invité, et Napoléon avait jugé utile qu'il assistât à l'entrevue.

Note 523: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 23 septembre 1808. «L'empereur, écrivait encore Caulaincourt à son maître, a décidé qu'il n'emmènerait ni maison ni cuisine: il compte sur celle de Votre Majesté, dont il fait chaque jour l'éloge, ainsi que de son vin, même du champagne, dont il ne buvait jamais avant.» 24 mars 1808.

La première étape de ce voyage, qui éveillait tant d'espérances, fut douloureuse. Avant de traiter avec la fortune et le génie, Alexandre ne put se dispenser de rendre visite au malheur. Passant par Kœnigsberg, il s'y arrêta deux jours. Dans cette triste capitale, où tout se ressentait de la misère publique, on essaya pourtant de le recevoir dignement et de faire encore figure de puissance. Il y eut entrée solennelle, troupes rangées sur le passage des souverains, dîner de gala au château. La fin de la seconde journée fut donnée à l'intimité. Frédéric-Guillaume emmena son hôte dans une maison de campagne qu'il s'était procurée aux environs: c'était dans cette retraite sans prétentions qu'il venait donner satisfaction à ses goûts d'existence bourgeoise et se distraire, au spectacle de la nature, d'accablants soucis. Dans toutes les occasions, Alexandre montra sa courtoisie ordinaire; il fut attentif auprès des dames, aimable avec tout le monde: reconnaissant plusieurs de ses compagnons d'armes de 1807, il eut pour chacun d'eux une parole gracieuse. La cause de la Prusse, qu'il promit de plaider à Erfurt, semblait lui inspirer le plus vif intérêt; cependant, il parut en général que sa fermeté pourrait ne pas répondre à ses bonnes intentions. Dans sa chronique intime de la cour, la comtesse Voss se fait l'écho de cette déception, bien qu'elle fût, comme toutes les femmes, du parti d'Alexandre; elle l'avait trouvé charmant, mais si faible 524. Seul, le ministre Stein concevait meilleur espoir: il avait relevé chez Alexandre des craintes croissantes au sujet de l'ambition napoléonienne et jugeait que sa pitié s'était sincèrement émue au spectacle des misères de la Prusse 525.

Note 524: (retour) Neun und Sechszig Jahre am Preussischer Hofe, p. 237.
Note 525: (retour) Hassel cite, p. 547, une lettre écrite par Stein dans ce sens: «Il voit, dit le ministre prussien en parlant d'Alexandre, le danger qui menace l'Europe par l'ambition de Bonaparte, et je crois qu'il n'aura accepté l'entrevue que pour conserver encore quelque temps le repos extérieur.»

Napoléon avait prévu cette impression; c'était un mal inévitable, mais auquel le hasard venait de fournir un remède. Quelques semaines auparavant, la police française de Berlin avait saisi, sur un agent prussien accusé d'espionnage, une lettre de Stein au prince de Sayn-Wittgenstein. Cette pièce ne prouvait pas seulement que la Prusse mentait en protestant de son repentir, mais qu'elle essayait de fomenter le trouble et la révolte dans le nouveau royaume de Westphalie. L'Empereur lut la lettre saisie avec colère et mépris: «Ces Prussiens, dit-il, sont de pauvres et misérables gens 526.» Il résolut d'exiger le renvoi et le bannissement de Stein, de lui faire refuser asile dans les pays voisins, de le mettre hors la loi européenne; mais en même temps, habile à profiter de toutes les circonstances, si déplaisantes qu'elles fussent, il sut tirer parti de sa découverte. Après s'en être servi pour hâter la signature de la convention du 8 septembre, en menaçant le prince Guillaume et le ministre de Prusse à Paris, s'ils hésitaient à se soumettre, de rompre la négociation et d'accabler leur pays de rigueurs plus que jamais justifiées, il ordonna d'insérer la lettre de Stein dans le Journal de l'Empire, en l'accompagnant d'un commentaire virulent 527. Puis, il fit expédier à Caulaincourt la feuille accusatrice; l'ambassadeur devait la communiquer à Roumiantsof d'abord, à l'empereur Alexandre ensuite, au cours même de leur voyage, à titre d'antidote contre les effets de leur séjour à Kœnigsberg. Le Tsar avait à peine quitté cette ville, lorsqu'il reçut avis de l'incident: il en fut consterné, comprit tout de suite que la Prusse venait de fournir contre elle-même une arme terrible: «C'est de l'esprit de vertige, dit Roumiantsof, et inexplicable 528

Note 526: (retour) Napoléon à Soult, 4 septembre 1808, lettre inédite. Archives nationales, AF, IV, 878.
Note 527: (retour) Voy. le Journal de l'Empire (Journal des Débats) du 9 septembre 1808.
Note 528: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 23 septembre 1808.

Dès qu'il eut passé la Vistule, Alexandre aperçut nos couleurs et nos uniformes. Un peu plus loin, à Friedberg, il fut complimenté par le maréchal Lannes, le prit dans sa voiture et entama avec lui une conversation familière. Lorsqu'un étranger, fût-ce un souverain, se rencontre avec un Français, c'est de Paris qu'il l'entretient presque immédiatement: Alexandre ne manqua pas à cette tradition: «Il m'a beaucoup parlé de Paris, écrivait le maréchal, il m'a même dit que, si les choses s'arrangeaient comme il l'espérait, il désirerait infiniment voir cette capitale, pour rester plus longtemps avec l'empereur Napoléon 529.» Il ne tarissait pas sur son attachement pour ce prince et montrait pour nos troupes autant d'admiration que de curiosité. Sur la Vistule, il avait particulièrement remarqué le 26e d'infanterie légère et le 8e de hussards, «pour la tenue 530»; à Kustrin, il voulut s'arrêter quelques heures pour voir une division de cuirassiers en garnison dans cette ville. On avait eu soin, d'ailleurs, que, parmi nos régiments, les plus remarquables par leur allure martiale ou la magnificence de leur équipement pussent lui être montrés aux différentes étapes de sa route. D'incomparables troupes, échelonnées de ville en ville, faisaient la haie sur son passage à travers l'Allemagne.

Note 529: (retour) La lettre du maréchal a été publiée par M. R. Bittard des Portes dans la Revue d'Histoire diplomatique, janvier 1890, 143-144.
Note 530: (retour) Lettre du maréchal Lannes.

À mesure qu'il approchait du but, le Tsar accélérait sa course. Évitant Berlin, brûlant Leipzig, il ne s'arrêta plus qu'à Weimar, tout près d'Erfurt; il voulait s'y reposer quelques heures et «y faire sa toilette 531», avant de se rendre au lieu de l'entrevue, où Napoléon devait l'attendre et le recevoir le 27.

Note 531: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 23 septembre 1808.

Située à mi-chemin entre le Rhin et l'Elbe, à l'un des carrefours de l'Allemagne, l'ancienne ville hanséatique d'Erfurt avait dû jadis au commerce son importance et sa richesse. Puis, son animation avait disparu avec sa liberté; la vieille cité s'était assoupie sous le gouvernement d'un prince ecclésiastique, médiatisé plus tard par la Prusse. Après Iéna, elle était demeurée à la disposition de l'Empereur, confondue parmi les dépouilles dont il se réservait d'opérer plus tard la distribution. Elle attendait son sort, ignorant si elle serait saxonne ou westphalienne, adjugée au prince primat ou abandonnée à un grand-duc, lorsqu'elle apprit que les puissances de la terre s'étaient donné rendez-vous dans ses murs, et que les affaires du monde allaient s'y traiter. Cette nouvelle la troubla tout d'abord. Ville paisible de bourgeois et de fonctionnaires, Erfurt n'avait pas le goût des grandeurs, et d'ailleurs sa disposition ne se prêtait guère à sa nouvelle fortune. Ses rues tortueuses, mal pavées, point éclairées le soir, ses places irrégulières, semblaient peu propres au déploiement des cortèges et aux évolutions de la troupe. Ses maisons étroites, à pignons aigus, à façades pittoresques, où l'art du seizième siècle avait sculpté ses ornements délicats, si elles avaient suffi naguère à abriter le luxe tout intime d'une bourgeoisie opulente, ne répondaient pas aux nécessités des grandes existences de cour. N'importe, le maître avait parlé: Erfurt cessait de s'appartenir. Il lui fallut se laisser aménager et transformer, se faire capitale pour quelques jours, s'accommoder aux honneurs et aux charges de sa destination improvisée.

Ce fut d'abord une prise de possession militaire; des troupes partout: artillerie à la citadelle, avec le général comte Oudinot, gouverneur de la place; compagnies d'élite en ville, régiments d'infanterie cantonnés dans les villages environnants. Les bourgeois regardaient passer ces belles troupes avec admiration, puis songeaient qu'il faudrait leur fournir vivres et logement, et cette réflexion tempérait leur enthousiasme. À l'invasion des soldats succéda celle des employés, agents et ouvriers: ils parurent en longues files, amenant des convois d'objets précieux. Par leurs mains, tout se restaurait et s'embellissait. Le palais du gouvernement échangeait son mobilier d'autrefois contre un décor dans le style du jour, renouvelé de l'antique, se parait de bronzes, de vases, de statues; les murs des appartements, fleuris d'ornements gracieux, disparaissaient sous les lourdes étoffes et les tapisseries des Gobelins; les portraits des vieux princes, des duchesses à falbalas, souriant sous la poudre, cédaient la place aux emblèmes de l'Empire; partout des aigles, partout des abeilles d'or, semées sur la pourpre des tentures. L'ancien théâtre de la cour, délaissé et transformé en hangar, brillait à nouveau sous ses dorures avivées; certaines demeures bourgeoises, désignées pour loger les hôtes de l'Empereur, recevaient une décoration somptueuse et prenaient figure de palais 532.

Note 532: (retour) Rapports de police. Archives nationales, AF, IV, 1696.

À ces apprêts publics s'ajoutaient de mystérieuses précautions. À Erfurt, comme partout en Allemagne, il y avait des mécontents; leur nombre grossissait chaque jour, et on les désignait sous le nom générique de Prussiens, car c'était vers la Prusse que se tournaient instinctivement leurs regards et leurs espérances. Il importait d'avoir l'oeil sur eux: il y aurait, pendant l'entrevue, un esprit public à surveiller, à diriger, et, dans ce but, la police impériale, dont le rôle grandissait sans cesse dans le gouvernement, avait mis sur pied toutes ses réserves. Paris avait envoyé un service complet, un autre fut organisé sur place, recruté dans le pays 533. On le composa d'agents de toute sorte, publics et secrets, patentés ou officieux. Des observateurs notaient les mal pensants, s'enquéraient de leurs mouvements, se glissaient dans toutes les réunions, écoutaient ce qui se disait dans les cercles particuliers, dans les cafés, dans les «casinos». Et chaque jour leur tâche devenait plus lourde, car la population d'Erfurt doublait, triplait à vue d'oeil. Les vingt auberges de la ville étaient assiégées, les maisons particulières envahies. À toute heure, c'étaient de nouvelles arrivées: hier, un groupe de diplomates, précédant leurs maîtres; aujourd'hui, la Comédie française, appelée par levée en masse, au nombre de trente-deux sujets; puis des curieux, des fonctionnaires en congé, des joueurs de profession, des oisifs venus des eaux d'Allemagne, de Carlsbad et de Toeplitz, de tous ces lieux de plaisir et de conversation que Metternich appelait «les cafés de l'Europe 534»; enfin, au milieu de cette foule bourdonnante et confuse, des personnages à sensation, des grands seigneurs de toute provenance, des maréchaux d'Empire, des princes souverains, des rois.

Note 533: (retour) Archives nationales, AF, IV, 1696. Brockhausen au roi de Prusse, 20 septembre 1808, Hassel, 512.
Note 534: (retour) Metternich à Champagny, 3 août 1808. Archives des affaires étrangères, Vienne, 381.

Au premier bruit de l'entrevue, il y avait eu grand émoi dans les cours allemandes. Les plus importantes furent les plus embarrassées. Les souverains de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, rois par la grâce de Napoléon, désiraient présenter leurs hommages à leur chef et suzerain, au protecteur de la Confédération. Seulement, comme le rang de ces princes leur donnait droit à un traitement spécial, à une place officielle auprès de Napoléon et d'Alexandre, leur présence ne risquait-elle point de déplaire aux deux empereurs, qui préféreraient peut-être la solitude à deux, et de troubler leurs épanchements? Les rois hésitaient donc, partagés entre le désir de faire leur cour et la crainte de gêner. À la fin, ils prirent le parti d'écrire à l'Empereur et de lui poser la question: ils lui exprimèrent leur bonne volonté et leurs scrupules, sollicitèrent respectueusement leur admission à Erfurt. Le grand-duc de Bade, retenu par l'âge, essaya de se faire pardonner par une lettre particulièrement humble, dans laquelle il présentait au maître «l'hommage d'une profonde vénération», et des «voeux qu'il formait invariablement pour sa gloire et sa précieuse conservation 535». Tel était le ton qui régnait entre l'Empereur et ses grands vassaux d'Allemagne.

Note 535: (retour) Archives nationales, AF, IV, 1696.

Napoléon permit aux rois de venir à Erfurt. Les premiers prévenus furent ceux de Saxe et de Wurtemberg, qui partirent aussitôt. La réponse au souverain de Bavière ayant tardé quelque peu, ce prince en éprouvait de mortelles inquiétudes: il écrivit de sa main à notre ambassadeur auprès de lui le billet suivant: «Le roi de Saxe est à Erfurt depuis hier, et mon beau-frère, le duc de Bavière, me mande qu'il y va aussi. Serai-je donc le seul exclu? Je sais que l'Empereur a de l'amitié pour moi, j'ose même me flatter qu'il me compte parmi ses plus fidèles alliés; cela n'empêchera pas que, s'il ne m'appelle pas auprès de lui, ne fût-ce que pour vingt-quatre heures, il me fera perdre nécessairement une partie de ma considération politique et m'affligera personnellement. Si vous croyez que ces réflexions ne déplairont pas à Sa Majesté, je vous autorise, Monsieur Otto, à les lui faire parvenir 536.» Lorsqu'il sut enfin que l'Empereur l'autorisait à se présenter, Maximilien-Joseph ne se posséda plus de plaisir: «Jamais Sa Majesté, écrivait Otto, ne m'a paru plus contente ni plus joyeuse 537

Note 536: (retour) Archives des affaires étrangères, Bavière, 184.
Note 537: (retour) Id., Otto à Champagny, 30 septembre 1808.

Quant aux principicules que l'Allemagne possédait à foison, leur médiocrité les affranchit de tout embarras: ils parurent sans se faire annoncer, sachant que leur présence ne tirerait pas à conséquence et espérant qu'un regard du maître s'abaisserait sur eux. Il en vint de tous côtés, du Nord et du Sud; ils arrivaient isolément ou par familles, et on les voit figurer pêle-mêle, à côté de colonels polonais et de comtesses allemandes, sur la liste des étrangers recherchant la grâce d'être présentés à Sa Majesté. Et chacun de ces courtisans se double d'un solliciteur: chacun a sa requête à produire, sa supplique à présenter. Qui veut une ville, qui une somme, un titre, une faveur quelconque: nul n'a entendu faire un voyage désintéressé, ni revenir les mains vides. Le duc d'Oldenbourg revendique quelques lambeaux de territoire aux dépens de la Hollande; le duc de Weimar demande Erfurt, le duc de Cobourg demande Baireuth et Culmbach, «avec un arrondissement qui le fasse joindre au duché de Cobourg». Le duc de Mecklembourg-Schwérin réclame le titre de grand-duc, celui de Mecklembourg-Strélitz désire «qu'une parfaite égalité soit observée entre sa maison et celle de Schwérin.--Le prince de la Tour-et-Taxis désire une indemnité des revenus qu'il a perdus par le nouvel arrangement des postes de l'Empire. Le duc Alexandre de Wurtemberg désire une abbaye en compensation de la perte de ses apanages 538

Note 538: (retour) Liste des prétentions des princes allemands, dressée par M. de Champagny. Archives nationales, AF, IV, 1696.

Confondus dans la foule des visiteurs, ces princes cherchaient cependant à s'en distinguer par le luxe un peu suranné de leurs livrées, de leurs équipages et de leur maison. Les charges, les titres de l'Allemagne féodale reparaissaient autour d'eux; le nombre était incalculable de chambellans, de conseillers privés, d'écuyers cavalcadours qui se trouvaient réunis à Erfurt, tous gonflés de leur importance. Mais se présentait-il quelque Français, touchant de près ou de loin à l'état-major impérial, chacun de s'effacer respectueusement, tant était inné chez ces Allemands le culte de la force. L'ancien régime s'inclinait devant le nouveau; les princes de maison régnante cédaient le pas aux ducs créés par Napoléon. Pour se venger de cette humiliation commune, ils rivalisaient entre eux, ressuscitaient de vieilles prétentions et de vieilles querelles, et ces comparses remplissaient bruyamment la scène, attendant que l'apparition des acteurs principaux les réduisît au silence.

Le 27 au matin, Napoléon arriva brusquement, en voyageur, accompagné du seul prince de Neufchâtel. De beaux escadrons de sa garde galopaient autour de sa voiture, et la vue de ces guerriers aux exploits fabuleux, de cette légende vivante, produisit sur le peuple son effet ordinaire de saisissement. Napoléon n'avait point voulu de réception officielle; on avait préparé des arcs de triomphe, il les fit décommander. Il entendait que tous les honneurs, tous les hommages fussent communs aux deux empereurs, et se refusait à en distraire prématurément aucune part. Il prit logement au palais, expédia quelques ordres, écrivit à Cambacérès, rendit visite au roi de Saxe, puis monta à cheval avec toute sa maison pour se rendre au-devant de l'empereur de Russie.

À quelque distance de la ville, on aperçut la voiture d'Alexandre venant en sens inverse, au milieu d'un groupe brillant d'officiers. Les deux empereurs mirent pied à terre, allèrent l'un à l'autre, s'embrassèrent, puis causèrent quelques instants avec effusion, en amis heureux de se retrouver. Par ordre de Napoléon, on avait amené pour Alexandre un cheval de selle pareil à ceux dont le Tsar se servait d'ordinaire, harnaché à la russe, avec une housse de fourrure blanche; Alexandre le prit, Napoléon remonta à cheval; leurs suites se confondirent, et, en une seule colonne, on se dirigea vers la ville, qui dressait au loin sa silhouette gothique.

Les troupes étaient massées à l'entrée d'Erfurt, en tenue de parade. L'artillerie tonnait par salves répétées, les vieilles pièces des remparts répondaient aux batteries françaises, et, dans l'intervalle des décharges assourdissantes, le son des cloches s'élevait grave et clair, s'envolant de toutes les églises, de tous les beffrois. Des hauteurs qui contournent Erfurt, tribunes naturelles, une foule innombrable de curieux contemplait l'imposant spectacle qui s'avançait vers la ville. Au delà des lignes d'acier formées par la cavalerie d'avant-garde, on distinguait maintenant les splendeurs de l'état-major, l'étincelante diversité des uniformes, l'or des broderies, les couleurs variées des grands cordons, depuis le rouge de la Légion d'honneur jusqu'au bleu pâle de Saint-André, la blancheur neigeuse des panaches; et peu à peu, en avant du groupe, les deux empereurs se détachaient. Ils s'avançaient de front. Alexandre, maniant son cheval avec grâce, correct dans l'habit vert foncé d'officier général russe, tenait la droite; sa taille haute et svelte dépassait celle de son allié. Lui, cavalier négligent, ramassé dans sa courte et forte stature, simple dans l'uniforme des chasseurs de sa garde, attirait pourtant et fascinait tous les regards; auprès de lui, toute grandeur, toute magnificence rentrait dans l'ombre, car ses actions immortelles l'environnaient de leur éclat, le désignaient aux peuples et lui faisaient un magique cortège 539.

Note 539: (retour) Thibaudeau, IV, 58 et suiv, Documents inédits.

L'entrée en ville fut solennelle: les tambours battaient aux champs, les drapeaux s'inclinaient, et, à mesure que le double état-major passait devant le front des troupes, une clameur s'élevait des rangs: «Vivent les Empereurs!» Dans la journée, Napoléon et Alexandre se montrèrent plusieurs fois avec de nombreuses escortes, et la curiosité publique se satisfit amplement. On cherchait autour de l'Empereur, on voulait voir ces hommes fameux à tant de titres, ces généraux qui portaient des noms de victoires, fils du peuple et vainqueurs des rois, ces serviteurs dévoués que l'imagination populaire ne séparait jamais de Napoléon et mettait toujours à ses côtés: Lannes, Berthier, Duroc en colonel général des chasseurs, Caulaincourt qui reprenait ses fonctions de grand écuyer. Les ministres, les hommes d'État étaient plus difficiles à découvrir au fond de leur carrosse; on citait les noms de Talleyrand, de Champagny, de Roumiantsof. Les costumes des dignitaires français, les uniformes russes étonnaient par leur nouveauté. Des anecdotes circulaient; l'attitude, les moindres gestes des deux souverains étaient commentés; on répétait qu'ils n'avaient cessé de se parler amicalement, que leurs visages exprimaient cordialité et confiance, qu'ils étaient entrés en se donnant le bras dans la maison réservée à l'empereur Alexandre. Ces circonstances étaient acceptées comme d'heureux présages et atténuaient les craintes pour l'avenir. Quand on sut que l'Empereur, pour don de joyeuse arrivée, exonérait les habitants du logement et de la nourriture des troupes, le contentement fut sans mélange, et l'aspect de la ville, suivant le rapport d'un policier prétentieux, «donnait une douce satisfaction à l'observateur 540». Le soir, dans la ville illuminée, garnison et peuple purent se mêler librement sans qu'il en résultât aucun trouble: la tranquillité fut complète, et l'enthousiasme parut unanime, chacun demeurant sous l'impression des événements de la journée et de l'inoubliable grandeur du spectacle 541.

Note 540: (retour) Rapport de police du 29 septembre.
Note 541: (retour) Rapport du général gouverneur de la place, rapports de police. Archives nationales, AF, IV, 1696. Thibaudeau, loc. cit.

Le lendemain, les deux empereurs organisèrent leur vie en commun. Ils convinrent de se réserver la matinée pour leurs affaires personnelles; l'après-midi serait consacrée au travail politique, aux réceptions de monarques et de personnages, à la promenade, la soirée au monde et aux plaisirs. Le même jour fut signalé par un incident remarquable: on vit arriver un envoyé extraordinaire d'Autriche, le général baron de Vincent, apportant une lettre de son maître pour Napoléon, une autre pour Alexandre, toutes deux affectueuses et vides. Sous prétexte de cette amicale démarche, il semblait que François Ier, suivant à demi le conseil de Talleyrand, voulût se rappeler à l'attention des deux empereurs et intervenir par procuration à leur débat. Napoléon donna immédiatement audience à M. de Vincent et reçut son message avec solennité.

C'est l'instant qu'a choisi un peintre officiel pour grouper dans une scène idéale, dans un tableau conservé au musée de nos gloires, les principaux personnages d'Erfurt, avec l'attitude que leur ont prêtée la tradition et la légende. La réception a lieu dans le cabinet de l'Empereur. Auprès d'une table massive, Napoléon est debout. Son large front pensif, illuminé de gloire, s'incline légèrement: d'un geste majestueux, sa main se tend pour recevoir la lettre que M. de Vincent lui présente, le corps plié en deux par un profond salut. À quelques pas, l'empereur Alexandre contemple d'un œil satisfait cette scène d'apaisement: il est posé à souhait pour laisser admirer la finesse de son profil, son port noble et charmant. Au second plan, entre les deux monarques, Talleyrand apparaît; son costume sombre, agrémenté de broderies d'un bleu pâle, met une note discrète au milieu de l'éclat des uniformes; ses cheveux blanchis par la poudre adoucissent l'expression heurtée de ses traits et rappellent les grâces d'autrefois; placé derrière la table, il semble se borner au rôle de secrétaire impassible, se prépare à écrire sous la dictée des deux empereurs et à prendre acte de leurs décisions. Au fond de la salle se distinguent les rois, princes et ministres allemands, puis Duroc, Berthier, Maret, Caulaincourt, d'autres serviteurs de l'Empereur, le comte Roumiantsof enfin, et le grand-duc Constantin, dont la face tartare s'accuse dans la pénombre. Tous ces personnages sont groupés dans des poses diverses, mais de manière à former autour de Napoléon, qui occupe le milieu de la scène, saisit et concentre l'attention, un cercle de courtisans. Les visages, de même que les costumes et les accessoires, sont reproduits avec fidélité: chaque figure est un portrait. Quant à l'expression des physionomies, volontairement ou non, l'artiste nous la montre telle qu'elle se composait pour les scènes d'apparat qui se succédaient à Erfurt, c'est-à-dire froide, uniforme et solennelle. Chez tous les assistants règne la même satisfaction de commande, le même air de contentement officiel, où rien ne transparaît des sentiments intérieurs qui agitent et soulèvent les cœurs. Essayons toutefois, sous ces dehors compassés, d'atteindre les âmes: chez ces personnages dont la plupart vont jouer leur rôle, exercer leur action à Erfurt, essayons de démêler le jeu ardent des passions, des haines, des convoitises, prêtes à s'allier ou à se combattre, à s'associer pour l'intrigue ou à se livrer courtoisement une lutte opiniâtre.

L'envoyé autrichien, qui se courbe dans une attitude de craintive déférence, ne présente qu'un acte de feinte soumission, accueilli par l'Empereur avec défiance; Napoléon ne veut plus juger l'Autriche à ses paroles, mais à sa conduite, et il n'a encore reçu aucun témoignage probant de ses intentions. M. de Vincent est lui-même un ennemi; notre ambassadeur à Vienne le signale comme tel et le montre comme l'affidé et la créature de Stadion, cet incorrigible adversaire 542. À Erfurt, M. de Vincent sera surtout un observateur; sa mission est de s'initier au secret des deux empereurs, de percer le mystère de leurs délibérations, et de soustraire, s'il est possible, Alexandre à l'influence de Napoléon. Déjà il a reconnu le terrain et s'est senti encouragé dans sa tâche en se découvrant, chez les Français eux-mêmes, des auxiliaires et un allié, le plus précieux de tous.

Note 542: (retour) Andréossy à Champagny, 22 septembre 1808. Archives des affaires étrangères, Vienne, 381.

Aussi bien, le prince de Talleyrand, qui s'efface en apparence et se retire au fond de la scène, aspire à jouer dans l'ombre un rôle prépondérant et tout personnel. Erfurt est le terrain où va s'engager à fond le jeu auquel il prélude depuis quelques mois; désormais, il est en insurrection sourde, mais formelle, contre son maître, et, loin de servir ses volontés, vient conspirer contre ses desseins. Ce qu'il veut tout d'abord, c'est négocier sa paix particulière avec l'Europe, cimenter ses bons rapports avec Vienne, se ménager auprès du Tsar un crédit destiné à l'assurer contre les risques de l'avenir; à Erfurt, il inaugurera avec Alexandre les relations qui lui permettront, six ans plus tard, de faire au monarque russe les honneurs de Paris conquis.

Sa défection s'inspirait aussi de motifs plus élevés. Voyant avec une juste terreur Napoléon s'engager de plus en plus dans la voie de l'impossible et s'acheminer vers de suprêmes périls, mais appréciant mal les nécessités inéluctables qui gouvernaient la politique de l'Empereur, il jugeait qu'un moyen restait de l'arrêter, de le tempérer, et que c'était d'encourager les puissances à lui tenir tête. Il se range donc contre lui aux côtés de l'étranger et trahit sa cause en se flattant de servir ses intérêts. Prenant le contre-pied de tout ce que l'Empereur désire et poursuit, il essayera de faire en sorte que l'Autriche ne se courbe pas trop bas, que l'empereur Alexandre ne se livre pas trop complètement: il avertira ce monarque, le mettra en garde contre la séduction, essayera de dissiper à ses yeux le prestige de Napoléon, le suppliera de ne point sacrifier à ses propres ambitions l'indépendance de l'Europe; s'il désire que la conférence aboutisse et que l'entente s'opère entre les deux souverains, il tient à ce que cet accord demeure incomplet, entouré de précautions, muni de stipulations restrictives: à ses yeux, l'alliance russe doit devenir pour Napoléon un frein plutôt qu'un levier. Idée qui eût été juste et profonde, si l'Angleterre eût été disposée à traiter et que la paix du monde n'eût dépendu que de la modération de son vainqueur: en fait, idée fausse, jeu coupable et fatal, puisque l'Angleterre,--elle allait le prouver,--demeurait inébranlablement résolue à ne point céder tant qu'elle conserverait l'espoir de diviser le continent et que l'Europe ne se serait pas rassemblée contre elle sous la main de l'Empereur.

Dès l'arrivée d'Alexandre,--c'est Metternich qui nous l'apprend d'après d'expresses confidences,--Talleyrand s'est fait recevoir en audience intime; par un trait d'habile témérité, il s'est livré du premier coup au Tsar pour gagner sa confiance: il lui a dit ces paroles audacieuses: «Sire, que venez-vous faire ici? C'est à vous de sauver l'Europe, et vous n'y parviendrez qu'en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l'est pas. Le souverain de Russie est civilisé, et son peuple ne l'est pas: c'est donc au souverain de la Russie d'être l'allié du peuple français 543

Note 543: (retour) Metternich, II, 248.

Dans d'autres entretiens, Talleyrand reprend et développe la même pensée: il montre que la France, saturée de gloire, dégoûtée de conquêtes, avide de repos, se confie dans la sagesse et la fermeté d'Alexandre pour lui épargner de nouvelles épreuves et l'implore comme médiateur entre elle et le génie immodéré qui l'épuise. Cette thèse, il la fait reprendre auprès du Tsar par intermédiaires; il la place dans des bouches différentes; déployant tous les moyens que lui suggèrent son tact raffiné, sa grâce enveloppante, sa connaissance parfaite des hommes et des choses, il sait enrôler dans son parti les personnages les plus divers. Chez chacun, il s'adresse au penchant favori, fait vibrer la passion maîtresse et, s'emparant d'eux, les emploie à ses fins. Il parvient à se rapprocher de Tolstoï, qui s'est longtemps refusé à ce contact, approuve ses terreurs, le porte à répéter à son souverain, dans la chaleur d'entretiens véhéments, tout ce que contenaient ses dépêches. Il caresse, séduit, endoctrine Roumiantsof, en flattant une vanité qui est le travers dominant du vieil homme d'État et en l'éblouissant par l'illusion d'un grand rôle à jouer. Il n'est point jusqu'aux plus zélés serviteurs de Napoléon qu'il ne sache gagner à ses vues et transformer en complices inconscients. Entretenant chez les maréchaux, les dignitaires, un commencement de lassitude et le désir de goûter en paix les avantages acquis, il fait parvenir à Alexandre l'écho de leurs doléances; il les a habitués à révérer en lui le génie personnifié de la politique, et plus d'un croit faire preuve d'un dévouement éclairé envers l'Empereur en suivant les directions du prince. En un mot, avec un art consommé et discret, Talleyrand travaille à tisser autour du Tsar un réseau d'intrigues, à l'attirer insensiblement dans ses liens. À Tilsit, Napoléon a fait la conquête d'Alexandre; pourquoi ne serait-ce point Talleyrand qui le captiverait à Erfurt 544?

Note 544: (retour) Metternich, II, 247-48. Cf. les Réminiscences sur Napoléon et Alexandre Ier, par la comtesse de Choiseul-Gouffier, p. 168.

Le Tsar, malgré les caresses qu'il reçoit de Napoléon et celles qu'il lui prodigue, est ému, frappé des paroles qui lui arrivent d'autre part. Elles lui semblent exprimer,--c'est lui-même qui parle,--l'opinion «de tout ce qui est sensé en France 545»; il y voit la confirmation des doutes qui l'assiègent depuis tant de mois, un argument sans réplique à l'appui de ses propres défiances. Puisque «les hommes les plus éclairés et les plus sages de la France eux-mêmes 546» suspectent et réprouvent la politique impériale, est-ce à lui d'aplanir les voies à une ambition qui ne connaît plus de bornes et de l'aider à briser tout obstacle? L'imprudence d'un tel abandon lui semble dès a présent démontrée. Non qu'il veuille répudier l'alliance française avant d'en avoir recueilli les bénéfices; il consentira à en prolonger l'essai, si Napoléon lui accorde les satisfactions que les services rendus et une longue patience l'ont mis en droit d'exiger. Seulement, ces avantages si ardemment convoités, il les attend moins aujourd'hui de la complaisance que des embarras de son allié. Ce qu'il espère, c'est que la France, occupée par l'Espagne, tenue en échec par l'Autriche, lui laissera, au prix de services sans trop grandes conséquences, la main libre sur le Danube, lui permettra d'y faire son jeu particulier, de terminer glorieusement les entreprises en cours: ce résultat acquis, il se ressaisira tout entier et verra à se choisir un parti définitif. Son vœu est donc que la Russie obtienne toute latitude pour se consacrer momentanément à ses intérêts propres, et qu'il ne soit point porté à l'indépendance européenne, durant ce temps, d'irrémédiables atteintes. Possédé de ce double désir, il s'estime heureux que des difficultés imprévues entravent la marche de Napoléon, et il se sent de moins en moins disposé à les écarter. Il n'est plus susceptible de ces élans passagers, mais enthousiastes, qui le portaient naguère à confondre sa cause avec celle du grand empereur, à s'associer avec lui dans une étroite communauté de vues et de mouvements. S'il persiste à affecter la confiance, l'expansion, la cordialité, si rien n'est changé dans le culte extérieur qu'il rend à Napoléon, sa foi est bien près de succomber sans retour: il pratique encore, mais ne croit plus.

Note 545: (retour) Lettre particulière et autographe d'Alexandre à Roumiantsof, 19 décembre 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.
Note 546: (retour) Alexandre à Roumiantsof, 18 décembre 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.

Affichant une tranquillité superbe, une aisance parfaite dans ses rapports avec son allié, Napoléon n'en sent pas moins que des influences hostiles lui disputent Alexandre; il découvre en lui des soupçons, des arrière-pensées, le trouve «différent de ce qu'il était à Tilsit». Il s'en est plaint à Caulaincourt, dès qu'il a revu cet ambassadeur, et lui a demandé le pourquoi de ce changement. Très courageusement, Caulaincourt lui a exposé que chacun se croit menacé, et que la Russie commence à partager les appréhensions générales. «Quel projet me croit-on donc?--Celui de dominer seul.--On me croit donc de l'ambition?» reprend l'Empereur avec un sourire; «mais la France est assez grande, que puis-je désirer? ...Ce sont sans doute ces affaires d'Espagne.» Et sentant là l'irréparable faute, comme s'il éprouvait le besoin de se justifier devant les autres et devant lui-même, il reprend la question, refait à Caulaincourt le récit des entrevues de Bayonne, affirme que la force des choses l'a entraîné, que se fier à Ferdinand eût été livrer l'Espagne à nos ennemis, l'ouvrir aux Anglais, séparer de la France cette alliée naturelle: «Ai-je eu tort? C'est ce que le temps prouvera; agir autrement, c'eût été relever les Pyrénées: la France, l'histoire me l'eussent reproché»; au reste, la Russie est mal fondée à lui faire un crime d'avoir disposé d'un peuple; n'a-t-elle point dans son histoire le partage de la Pologne? Et plongeant dans la pensée d'Alexandre et de ses conseillers, il ajoute: «Cela m'occupe loin d'eux; voilà ce qu'il leur faut, ils en sont donc enchantés 547

Note 547: (retour) Documents inédits.

Néanmoins, malgré ce ton hautain et qui veut rester confiant, il se rend compte que les événements d'Espagne, en le montrant insatiable et en prouvant qu'il n'est plus invincible, rendent l'espoir à tous ses ennemis: dans la foule prosternée qui l'entoure, il perçoit des symptômes de révolte, sent les gouvernements et les peuples frémir sous sa main, et comprend que les splendeurs d'Erfurt ne sont qu'un voile jeté sur une situation critique et menaçante. Habitué à vaincre, il espère une fois de plus triompher de tous les obstacles, ressaisir Alexandre et enchaîner l'Europe par le bras de la Russie, mais ne se dissimule point que la lutte sera chaude et serrée, qu'elle exigera toute sa force et toute son adresse. À voir l'impassible sérénité avec laquelle il tient sa cour de souverains, on le croirait uniquement occupé de régner; cependant il se dispose à combattre, prépare ses moyens, fait appel à toutes les ressources de son génie et vient livrer à Erfurt sa grande bataille diplomatique.

III

LA DISCUSSION.

Ce fut du 28 septembre au 5 octobre qu'eurent lieu les discussions de principe, celles qui portèrent sur les bases mêmes de l'accord à intervenir. Tandis que Talleyrand agissait sous main, voyait tour à tour Napoléon et Alexandre, tenait avec Roumiantsof d'intimes conférences qui se prolongeaient fort avant dans la nuit 548, les deux monarques traitaient seul à seul, faisaient personnellement leurs affaires. La plupart du temps, ils discutaient en se promenant de long en large dans le vaste cabinet de l'Empereur. Au début, on se tâta réciproquement sur tous les points; évitant de s'engager à fond, on essayait de pénétrer les vues de l'adversaire, de lire dans le jeu d'autrui sans découvrir le sien: avec précaution, toutes les questions, celles de Prusse, de Pologne, de Turquie, d'Autriche, furent simultanément abordées.

Note 548: (retour) Rapport de police du 4 octobre: «On s'agitait principalement de l'entretien que le comte de Roumiantsof a eu avec le prince de Bénévent deux nuits de suite jusqu'à deux heures du matin.»

Pour la Prusse, on put voir que la difficulté porterait principalement sur les trois places de sûreté laissées entre nos mains par la convention de septembre. Alexandre tenait à l'abandon de ces forteresses; Napoléon voulait avant tout que la Prusse fît son entière soumission en ratifiant le traité passé avec elle: lorsqu'elle se serait remise à sa clémence, il ne refuserait pas de recevoir à Erfurt un envoyé de Frédéric-Guillaume et réservait son dernier mot. Sans discontinuer ses instances, Alexandre fit engager la cour de Kœnigsberg à donner le gage exigé d'elle, afin qu'il pût tenter en sa faveur un suprême effort 549. Pour l'état de Varsovie, il réclamait à tout prix une sûreté; il exprimait franchement ses appréhensions, ses angoisses en face de cette Pologne renaissante, qui puisait dans la présence de nos troupes un redoublement de confiance et de force expansive. Napoléon comprit la nécessité d'un sérieux sacrifice; il promit de retirer ses troupes; il fit plus, il fournit l'assurance que le grand-duché, dans aucune hypothèse, ne serait réoccupé. Un tel engagement ne pouvait former l'objet d'une stipulation écrite; la parole de Napoléon suffisait, il la donna. Cette satisfaction ne faisait point disparaître le germe de mésintelligence jeté entre les deux empereurs par la création du grand-duché, mais elle en retardait le développement.

Note 549: (retour) Hassel, 275. Documents inédits.

Le partage de l'Orient avait été l'objet assigné depuis huit mois à l'entrevue. C'était à Erfurt que l'on devait statuer en dernier ressort sur le destin de la Turquie, s'en répartir les dépouilles, décider qui serait maître du Danube, qui régnerait sur la Grèce, qui s'approprierait l'Égypte et les Îles, juger si Constantinople pourrait figurer dans le lot de la Russie, ou si cette position incomparable devait être à jamais réservée. Cependant, on a vu que l'Empereur, dans la situation que lui créaient ses revers d'Espagne et l'attitude de l'Autriche, n'admettait plus que ces immenses questions fussent tranchées ou même sérieusement traitées à Erfurt; il voulait mettre présentement le partage hors de cause et n'offrir à la Russie que les Principautés.

Sur ce point, il ne rencontra pas chez Alexandre une vive opposition. Aussi bien, le Tsar n'avait jamais exigé la destruction de la Turquie, et ses vues premières, telles qu'il les avait formulées en novembre 1807, n'allaient pas au delà de la Moldavie et de la Valachie. Depuis un an, le partage avait été une idée plus napoléonienne que russe. À Tilsit, c'était l'empereur des Français qui l'avait brusquement formulée; en février 1808, il l'avait reprise, en lui donnant un développement inouï. Alexandre s'y était livré alors avec ardeur, avec enthousiasme, se croyant près de mener son peuple à Constantinople et de lui faire toucher le but suprême de ses ambitions, mais aujourd'hui, sous le coup de ses premières impressions d'Erfurt, faisant suite à une série de mécomptes, il se demandait si toute entreprise à tenter de concert avec Napoléon n'exposerait pas la Russie au rôle de dupe, n'aboutirait point pour elle à la plus amère, à la plus éclatante déconvenue. Spontanément, quoique avec regret, il s'éveillait de son rêve: craignant d'avoir subi le charme d'une illusion enchanteresse et décevante, il tendait à l'écarter, en la pleurant toutefois, pour retourner à de plus prosaïques, mais plus sages réalités. Il revenait à croire qu'une simple extension de frontières, poursuivie isolément, produirait des avantages plus certains qu'un vaste système de conquêtes combinées où Napoléon se ferait à coup sûr la part du lion; Roumiantsof lui-même se ralliait maintenant à cette idée et s'en instituait le défenseur; faisant allusion aux projets de partage qu'il croyait découvrir toujours dans l'esprit de Napoléon: «L'acquisition de la Moldavie et de la Valachie, écrivait-il à son maître, seuls et sans coopération, nous est de beaucoup plus avantageuse 550.» La Russie se trouvait ainsi acquise d'avance à l'idée d'une solution restreinte, et lorsque Napoléon parla des Principautés, le Tsar ne refusa pas de se contenter de ce royaume danubien auquel s'étaient longtemps bornées ses convoitises. On convint donc en principe de réserver la question du partage, sauf à y revenir dans une nouvelle entrevue, et de ne toucher, à Erfurt, aux affaires orientales que pour stipuler l'extension de la Russie jusqu'au Danube, Alexandre se promettant de faire donner à cette concession une forme indiscutable et précise, Napoléon gardant l'espoir d'en atténuer ou au moins d'en retarder l'effet par quelques dispositions restrictives.

Note 550: (retour) Roumiantsof à l'empereur Alexandre, 15-27 décembre 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.

Le partage se trouvant ajourné, renoncerait-on à poursuivre par d'autres voies ce qui en eût été le but suprême, à savoir, d'épouvanter et d'atteindre indirectement l'Angleterre? Pour le moment, on s'interdisait de s'ouvrir à travers les États ottomans une route vers l'Asie britannique: ce moyen d'accabler l'ennemi commun se trouvant écarté, quel autre lui substituer?

À défaut d'une action, on se réduisit à l'idée d'une démonstration. Malgré le secret dont la France et la Russie avaient depuis un an enveloppé leurs délibérations, leur dessein avait transpiré, et d'ailleurs Napoléon l'avait volontairement divulgué dans ses discours. Le bruit de l'entreprise méditée s'était répandu au loin: on en parlait dans les provinces les plus reculées de la Turquie, on en parlait à Londres. L'Angleterre s'était émue, elle craignait pour son commerce du Levant, pour sa prépondérance dans la Méditerranée, pour son empire indien; elle étudiait les moyens d'empêcher le partage ou d'en neutraliser les effets. À l'approche de l'entrevue, son alarme avait redoublé, une telle rencontre lui semblant le présage d'extraordinaires événements. Loin de dissiper ses soupçons, les deux empereurs résolurent de les porter au comble, en leur donnant une base officielle, et se fixèrent au procédé suivant: ils tenteraient en faveur de la paix une démarche imposante: écrivant au roi de la Grande-Bretagne une lettre commune, ils lui offriraient de négocier, l'inviteraient à rendre la paix aux nations, à reconnaître les changements survenus en Europe; puis, en termes discrets, mais suffisamment explicites, ils lui laisseraient entrevoir qu'un refus entraînerait de nouveaux et plus graves bouleversements. Comme l'attention des Anglais se trouvait attirée vers l'Orient, ils découvriraient dans ces paroles une menace pour la Turquie, et peut-être se résigneraient-ils à traiter afin d'en prévenir l'exécution. Hors d'état d'infliger à l'Angleterre une atteinte matérielle, Napoléon et Alexandre essayeraient de la frapper moralement, en dressant à ses yeux un vague épouvantail, et lui feraient apparaître, à travers le voile d'un langage volontairement énigmatique, le fantôme d'un grand projet.

Seulement, dans la pensée de Napoléon, cette tentative ne serait susceptible de résultat qu'autant qu'elle s'accompagnerait de démarches envers l'Autriche, assez fortes, assez menaçantes, pour ôter à cet empire toute envie, toute faculté même de rendre à l'Angleterre une alliée et de renouveler la guerre continentale. Avant de partir pour l'entrevue, Napoléon avait décidé de demander à Alexandre un mouvement de troupes russes vers les frontières de la Galicie, une démonstration militaire, destinée à répondre aux armements de l'Autriche et à en paralyser les effets. À Erfurt, un incident nouveau, fort grave, en lui démontrant la nécessité d'être plus exigeant, vint tout à coup compliquer la négociation et en modifier l'allure.

Au lendemain des premières conférences, une dépêche du général Andréossy, notre ambassadeur à Vienne, fut remise à Napoléon. Suivant de près M. de Vincent, elle faisait connaître que l'Autriche démentait par sa conduite les déclarations de son messager et s'affirmait irréconciliable. Inquiète du mystère d'Erfurt, imprudente par peur, l'Autriche refuse l'unique satisfaction qui eût rassuré l'Empereur sur ses intentions, la reconnaissance des rois d'Espagne et de Naples. Les assauts réitérés du général Andréossy n'ont pu arracher à M. de Stadion une réponse favorable: après s'être longtemps retranché derrière des formules dilatoires, le ministre a fini par déclarer, en évitant soigneusement le mot de reconnaissance, «que les relations politiques entre les cours respectives seraient rétablies lorsque les deux rois seraient arrivés dans leur capitale et auraient notifié leur avènement 551»; c'est une fin de non-recevoir prononcée sous la forme la plus blessante, puisque l'Autriche subordonne sa conduite aux événements et méconnaît le droit des souverains créés par Napoléon pour ne s'incliner que devant le fait. D'ailleurs, en dépit de promesses illusoires, elle pousse ses armements, avec moins de tapage, mais avec une active persévérance. Aucune mesure n'a été prise pour calmer l'effervescence populaire; des courriers italiens, traversant le territoire autrichien, viennent d'être arrêtés et molestés. Au dehors, la diplomatie viennoise poursuit ses menées: il est certain que les relations, l'intimité avec l'Angleterre sont plus étroites que jamais. À Constantinople, les agents impériaux se conduisent «en furibonds 552», excitent violemment les Turcs contre nous; en Sicile, en Espagne, ils sèment l'intrigue, et sans que l'on puisse dire si l'Autriche obéit à l'idée raisonnée et préconçue de nous faire la guerre, sa «tendance au mal 553» la porte à appuyer partout nos ennemis, à susciter des diversions en leur faveur, et la tient contre nous en état de conspiration permanente.

Note 551: (retour) Andréossy à Champagny, 22 septembre 1808. Archives des affaires étrangères, Vienne, 381.

Cet avis fit sur l'Empereur un effet immédiat et profond. Son courroux s'exhala en termes acerbes. Il avait cru un instant que l'empereur d'Autriche se présenterait en personne à Erfurt: «Je comprends maintenant, disait-il, pourquoi l'empereur n'est pas venu: il est difficile à un souverain de mentir en face, il s'est remis de ce soin sur M. de Vincent 554.» Son émotion et sa fureur s'expliquent, car l'hostilité de l'Autriche, en se prononçant, le mettait définitivement en présence de la complication qu'il craignait le plus. L'Autriche cédant tout à fait aux inspirations de la peur et de la haine, s'abandonnant sur une pente fatale, une attaque de sa part redevenait très probable, sinon certaine. Or, une rupture avec elle, c'était l'ère des coalitions rouverte, la soumission de l'Espagne entravée, la paix du continent troublée à nouveau, la paix maritime indéfiniment retardée. Restait-il un moyen d'éviter cette épreuve, plus redoutable qu'aucune des précédentes? Pour la surmonter, le concours de la Russie nous était indispensable, mais ne pourrait-il nous l'épargner? L'Autriche résisterait-elle à une sommation commune des deux arbitres du monde l'invitant, sous peine d'écrasement immédiat, à rentrer dans le devoir? Pour obtenir cette démarche, Napoléon se résignait à accentuer ses concessions: il prononcerait plus expressément, s'il le fallait, le don des Principautés 555: en face d'une nécessité suprême, toute considération lui devenait secondaire. S'assurer l'assistance sans réserve d'Alexandre pour combattre l'Autriche, si celle-ci nous attaquait, pour la retenir, s'il en était encore temps, telle fut désormais la pensée dominante de l'Empereur à Erfurt, le but vers lequel se tendirent tous les ressorts de sa volonté.

Note 554: (retour) Documents inédits.
Note 555: (retour) Voy. ses paroles à Metternich en 1810. Mémoires de Metternich, II, 361 et 371.

Il tint à Alexandre le langage suivant: Ce qui fait la confiance de l'Angleterre et nourrit son ardeur belliqueuse, c'est la perspective de regagner des auxiliaires sur le continent et d'y voir s'opérer une nouvelle prise d'armes; observant l'attitude de l'Autriche, le cabinet de Londres espère trouver à Vienne le pivot d'une cinquième coalition, qui comprendra l'Espagne, une partie des peuples germaniques, la Turquie peut-être, et qui donnera à l'Europe entière le signal de la révolte. Mais que l'Autriche, cédant à une pression combinée des deux empereurs, soit réduite à s'incliner devant leur volonté pacifique, à désarmer, à abdiquer toute pensée et tout moyen de guerre, à rompre ses liens avec Londres, à épouser franchement le système franco-russe, la résistance de notre rivale perdra son principal point d'appui; isolée, l'Espagne succombera rapidement; la péninsule pacifiée, l'Angleterre se retrouvera seule en face de toutes les puissances ralliées autour des deux empereurs, enchaînées à leur politique, et peut-être sentira-t-elle son courage défaillir à l'aspect de cette ligue du continent toujours annoncée et devenue, cette fois, une formidable réalité. Il importe donc de parler haut, de menacer à Vienne, tout en négociant avec Londres, et que le contre-coup des résultats obtenus dans la première de ces capitales retentisse immédiatement au siège de la puissance britannique. Une note, rédigée sous l'inspiration de Napoléon et destinée à l'empereur Alexandre, vint exprimer en détail les démarches à poursuivre auprès de l'ennemi latent, expliquer quel lien étroit les unissait à celles qui seraient tentées auprès de l'adversaire déclaré, et montrer comment la soumission de l'Autriche pourrait déterminer la réduction de l'Angleterre.

«L'Autriche, disait cette note, est la seule puissance du continent dont les dispositions soient douteuses; il faut que ce doute soit levé; il faut insinuer à l'Autriche, en lui faisant part des ouvertures de paix qui seront faites, que si elles sont repoussées, elle doit déclarer la guerre formellement à l'Angleterre, chasser tous les Anglais qui sont à Vienne et dans les États héréditaires, ne laisser subsister aucune trace d'armement, enfin suivre une marche qui ne laisse à l'Angleterre aucune espérance de la détacher de la cause du continent. Il faut surtout lui imposer l'obligation de reconnaître les changements qui ont eu lieu en Espagne; il serait utile que la reconnaissance de cet ordre de choses faite par la Russie et par l'Autriche fût connue à Londres au moment où on y recevrait les propositions relatives à la paix. Cette nouvelle, jointe à celle de la marche des troupes françaises en Espagne, qui déjà retentit à Londres, serait très propre à accélérer les négociations. L'Angleterre y aurait cet intérêt de pouvoir encore comprendre le Portugal dans son uti possidetis et d'épargner à son armée la honte d'être jetée dans la mer.

«Mais cet effet ne s'opérera qu'autant que l'Angleterre sera bien persuadée que, pleine de sécurité sur la situation du continent, la France peut inonder l'Espagne de ses armées et les faire marcher sans inquiétude jusqu'au détroit de Gibraltar.

«M. le baron de Vincent a été envoyé ici par l'empereur d'Autriche. Qu'il lui soit déclaré par les deux empereurs qu'ils exigent cette reconnaissance du nouvel ordre établi en Espagne; qu'il doit l'aller chercher, que les deux souverains mettent ce prix à la continuation de leurs relations amicales avec l'Autriche; la reconnaissance devrait être prononcée dans une note de M. de Stadion au gouvernement anglais, que le Moniteur publierait et que l'Angleterre recevrait en même temps que les ouvertures pour la paix.

«Ce serait méconnaître l'état actuel des choses que de ne pas voir que, sans un système de forces bien unies et d'opérations toujours prêtes à se combiner, l'Angleterre remplira l'Europe de défiances et d'incertitudes et entraînera l'Autriche à de fausses démarches qui ne troubleront pas la paix du continent, mais qui, en Angleterre, serviront d'appui et de prétexte aux ennemis de la paix. Mais les mesures que l'on propose, exécutées avec énergie, attestant l'union des deux empereurs et la fermeté inébranlable de leurs résolutions, amèneront l'Angleterre à donner la paix à l'Europe, qu'elle n'aura plus l'espérance de bouleverser 556

Note 556: (retour) Archives nationales, AF, IV, 1697.

Alexandre céderait-il à ce langage véhément? Voudrait-il imposer à l'Autriche une capitulation préventive, l'obliger à rendre ses armes, dans la crainte qu'elle ne s'en servît pour une attaque injustifiée? Alexandre se déclara prêt à souscrire l'engagement de faire cause commune avec nous si la cour de Vienne prenait l'initiative d'une rupture; il consentait à renouveler ses efforts pour obtenir la reconnaissance des nouveaux rois. Puis, en termes très nets, très fermes, quoique parfaitement courtois et mesurés, il laissa entendre qu'il n'irait pas plus loin; il ne se prêterait jamais à exercer contre l'Autriche une violence anticipée, à lui ôter la libre disposition d'elle-même, à léser ses droits d'État souverain, en modifiant d'autorité sa ligne politique et en la contraignant à désarmer, alors qu'elle n'avait point manifesté positivement son intention de troubler la paix européenne et qu'il fallait incriminer ses tendances plutôt que ses actes.

Napoléon insista, et le différend prit une importance croissante. Tout autre débat se trouva suspendu; on parlait moins de la Prusse, on ne parlait plus de l'Orient. La question des mesures à concerter envers l'Autriche, brusquement introduite, semblait la seule qui passionnât désormais les empereurs: elle repoussait au second plan les affaires effleurées ou à demi tranchées, et faisait dévier les conférences de leur objet primitif.

Fécond en ressources, tour à tour souple et pressant, usant de séduction et d'autorité, Napoléon variait ses arguments et ses moyens. Il lut à Alexandre la lettre d'Andréossy et en donna un commentaire éloquent. Afin d'attester ses intentions purement défensives, il ne se montrait pas éloigné de garantir à l'Autriche l'intégrité de son territoire, si cette puissance consentait à désarmer: il admettait qu'on la rassurât d'une part, pourvu qu'on la menaçât de l'autre. Si l'on adhérait au système proposé, disait-il encore, si l'on enlevait aux Autrichiens le pouvoir de révolutionner l'Allemagne, il se sentirait plus à l'aise pour évacuer totalement ce pays; il pourrait adoucir le sort de la Prusse et ne garder qu'une place sur l'Oder, au lieu de trois. Mais ces manœuvres enveloppantes ne réussissaient pas mieux auprès d'Alexandre que les attaques directes. Cet empereur, que l'on disait faible, incertain, irrésolu, montrait une fermeté de caractère étonnante, voilée sous une inaltérable sérénité. Il écoutait tout patiemment, discutait peu, ne s'attachait pas à réfuter les arguments multiples et pressants de son adversaire, laissait passer ce torrent, revenait ensuite à son idée et s'y attachait avec un doux entêtement.

Cette molle résistance, qui n'offrait point de prise et cédait sous la pression, puis reprenait insensiblement son niveau, exaspérait l'Empereur. Au sortir de ces rencontres où son adversaire lui avait ravi la victoire en lui refusant le combat, quand il se retrouvait avec ses familiers, il ne ménageait pas Alexandre, s'exprimant en termes amers ou ironiques, suivant son humeur; il dit un jour à Caulaincourt: «Votre empereur Alexandre est têtu comme une mule: il fait le sourd sur ce qu'il ne veut pas entendre 557.» Puis, faisant allusion de nouveau à l'entreprise néfaste dans laquelle il reconnaissait la source de tous ses embarras: «Ces diablesses d'affaires d'Espagne, s'écriait-il, elles me coûtent cher 558!» Le lendemain, il retournait au combat tout frais, plein d'ardeur, avec des armes nouvelles; mais son énergie s'usait une fois de plus contre un insaisissable adversaire.

Note 557: (retour) Documents inédits.

À bout de raisons, il éclata en plaintes: L'alliance, disait-il, va perdre toute son utilité; elle ne saurait en imposer désormais aux Anglais et procurer la paix générale. Alexandre demeura impassible: sur lui, les reproches glissaient comme les prévenances. À la fin, Napoléon eut recours à l'emportement; il se fâcha. Des scènes vives eurent lieu. Un jour, comme on reprenait l'éternelle question en se promenant dans le cabinet de l'Empereur, la discussion s'échauffa, et Napoléon, dans un mouvement d'impatience rageuse, jeta à terre son chapeau et le piétina. Alexandre s'arrêta aussitôt, le regarda fixement, avec un sourire, se tut quelques instants, puis, d'un ton calme: «Vous êtes violent, dit-il; moi, je suis entêté: avec moi, la colère ne gagne donc rien. Causons, raisonnons, ou je pars 559.» Et il se dirigea vers la porte. Force fut à l'Empereur de le retenir, de s'apaiser: la discussion reprit sur un ton modéré, amical même, mais n'avança point, et, cette fois encore, Alexandre ne se laissa entraîner contre l'Autriche à aucune démarche comminatoire.

Est-ce à dire qu'il voulût encourager l'Autriche à nous faire la guerre? En aucune façon. Aussi sincèrement que l'empereur des Français, Alexandre désirait le maintien de la paix: il souhaitait d'autant plus éviter une lutte en Allemagne qu'il s'engageait à y participer. Les deux souverains étaient d'accord sur le but, mais différaient essentiellement sur les moyens de l'obtenir. Alexandre estimait que des paroles amicales et rassurantes retiendraient mieux l'Autriche que des menaces: il était convaincu que cette cour ne voulait pas la guerre, n'armait que par peur, ne commencerait jamais les hostilités, si on ne la poussait à bout: «Elle ne sera jamais assez folle, disait-il, pour se faire l'agresseur et entrer seule dans la lice 560

Note 560: (retour) Documents inédits.

À ses yeux, le véritable péril ne venait pas de Vienne, mais de la France, des arrière-pensées offensives et meurtrières qu'il prêtait à Napoléon envers l'Autriche. Dans les mesures de rigueur qu'on lui proposait, il voyait l'indice irrécusable de ces intentions, un moyen de démanteler une monarchie infortunée et de faire tomber ses défenses, pour l'accabler plus sûrement. Plus on insistait auprès de lui, plus cette idée s'enfonçait dans son esprit. En conséquence, il jugeait utile, indispensable, que l'Autriche, loin de se rendre à merci, demeurât puissamment armée, en possession de tous ses moyens, en posture assez respectable pour décourager la France de toute velléité d'agression. Quant à la Russie, elle devait, suivant lui, loin de se jeter prématurément de notre côté, s'enfermer dans une stricte impartialité et s'attacher le plus longtemps possible à ne point faire pencher la balance; il fallait que ni la France ni l'Autriche ne pussent compter sur sa complicité, dans le cas où l'une ou l'autre nourrirait des desseins contraires à la paix. Cette attitude maintiendrait entre les deux parties une certaine parité de situation et de moyens, les laisserait en présence, également armées, également imposantes, en mesure de se défendre, non d'attaquer, et de cet équilibre de leurs forces naîtrait leur commune immobilité. La France et l'Autriche se tenant ainsi mutuellement en respect, se paralysant l'une par l'autre, la paix continentale se prolongerait, et, d'autre part, la Russie aurait le loisir de poursuivre ses opérations sur le Danube, d'arracher à la Turquie ce que Napoléon lui avait livré de cet empire 561.

Note 561: (retour) Quelque temps après l'entrevue, Alexandre écrivait à Roumiantsof: «Vous vous rappellerez que dans nos conversations à Erfurt je croyais toujours que le plus utile serait de produire en Europe un système qui tendrait à empêcher qu'entre les trois grandes puissances restantes, la Russie, la France et l'Autriche, aucune des trois ne pût troubler la paix générale du continent. Ce système n'est possible qu'autant qu'il existe une balance entre les forces de ces trois puissances, et la Russie, n'ayant rien à redouter pour elle-même de l'Autriche, peut par conséquent voir avec une sorte de tranquillité l'accroissement de sa force comme un moyen de parvenir à l'établissement du système en question.» Alexandre à Roumiantsof, 18 décembre 1808. Archives de Saint- Pétersbourg.

Cette pensée, entretenue, fortifiée chez le Tsar par les suggestions de Talleyrand 562, reposait sur des appréciations profondément erronées. Alexandre, aussi bien que le ministre français qui s'était institué son conseiller, méconnaissait le caractère de Napoléon, les exigences de sa politique, les dispositions réelles de l'Autriche. Obligé, si l'Angleterre ne cédait point, d'entamer avec elle une lutte difficile sur un terrain nouveau, de la combattre en Espagne, Napoléon ne voudrait, ne pourrait souffrir longtemps derrière lui, dans son dos, une puissance détachée de son système, révoltée contre ses lois, toujours tentée de le prendre à revers: tôt ou tard, il se retournerait contre elle, trancherait de son épée une situation intolérable, et maintenir l'Autriche dans un état de rébellion et d'hostilité latente était le plus sûr moyen de faire éclater cette guerre que l'on voulait éviter.

Note 562: (retour) Alexandre à Roumiantsof, 19 octobre et 18 décembre 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.

Il y avait plus: en admettant que les mesures prises à Vienne eussent eu, au début, un caractère purement défensif, elles devaient, par la force des choses, changer de nature et aboutir à une action offensive. Par des armements hors de toute proportion avec ses ressources, avec ses facultés pécuniaires, l'Autriche s'était mise sur un pied ruineux: elle ne saurait s'y perpétuer. Déjà l'empereur François répète tristement: «L'armée dévore l'État 563», et, sous peu, ses ministres, ses administrateurs vont lui révéler le vide effrayant du Trésor, lui démontrer que l'Autriche ne saurait plus longtemps subvenir à l'entretien de ses troupes, si l'on ne se met à la solde de l'Angleterre et si l'on ne nourrit l'armée aux dépens de l'ennemi 564. Donc, dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, il faudra que l'Autriche combatte ou désarme. Entre les deux termes de ce dilemme, elle choisira le premier: elle aimera mieux courir les risques d'une suprême aventure, utiliser les moyens immenses qu'elle a rassemblés et qui ont restauré sa confiance en elle-même, plutôt que de se résigner à un douloureux avortement et de consacrer sa déchéance. Si l'empereur Alexandre eût pu lire dans les secrets du cabinet de Vienne, il y eût découvert ce qu'Andréossy allait mander dans quelques jours, ce que la sagacité de Napoléon lui faisait pressentir, à savoir, que l'idée d'attaquer, de tenter la fortune des armes, de chercher une revanche, prenait rapidement le dessus. Stadion l'avait toujours soutenue: le prudent archiduc Charles s'y ralliait aujourd'hui, et l'empereur François lui-même commençait à préférer une crise violente, mais peut-être salutaire, à un état d'angoisse et d'attente qui épuisait la monarchie. Une seule crainte troublait l'Autriche et pouvait la retenir, c'était de voir la Russie s'unir franchement à la France et de périr broyée sous cette double masse. Que le Tsar laissât planer un doute sur ses intentions, montrât quelque répugnance à nous suivre, la guerre serait définitivement résolue à Vienne, et les deux empereurs auraient tôt ou tard à combattre l'Autriche, s'ils ne s'entendaient dès aujourd'hui pour la confondre et la désarmer. En proposant ce parti, violent et impérieux, Napoléon n'en indiquait pas moins l'unique moyen de conserver cette paix aussi chère à son allié qu'à lui-même; lui seul restait dans la logique impitoyable de la situation: Alexandre et Talleyrand, le monarque généreux et le politique subtil, s'en écartaient l'un et l'autre.

Note 563: (retour) Archives des affaires étrangères, Vienne, 381.
Note 564: (retour) Beer, Zehn Jahre œsterreichischer Politik, 341.

Toutefois, si Napoléon voyait mieux et plus loin que tous, il se trompait en croyant qu'Alexandre pût voir comme lui et admettre ses exigences. Ce qu'il demandait en somme à ce prince, c'était d'annuler momentanément la puissance autrichienne. Or, l'Autriche remise sur pied, en forte attitude, n'était-ce point l'unique rempart qui protégeât la Russie contre l'omnipotence napoléonienne, la seule barrière qui se dressât entre la frontière moscovite et la France épandue sur l'Europe. Pour la Russie, désarmer l'Autriche, c'était se découvrir elle-même, se livrer, renoncer à toute autre garantie que la loyauté de Napoléon. Les déceptions, les froissements infligés à Alexandre depuis Tilsit ne permettaient plus ce miracle de confiance. Napoléon portait la peine d'avoir voilé, durant le cours d'une année, la justice finale et la grandeur de son but, qui était le repos du monde, sous l'absolutisme de ses procédés, d'avoir trop peu ménagé les scrupules, les intérêts propres de son allié, d'avoir violenté les rois et les peuples, et c'était son châtiment que de n'être plus cru aujourd'hui, alors qu'il affirmait sincèrement son désir de paix et ses vues purement défensives. Alexandre ne pouvait lire dans son âme, il lisait dans ses actes, et le passé l'autorisait à suspecter l'avenir. Mal fondées en réalité, ses craintes se justifiaient par les apparences, et il ne pouvait plus raisonnablement accorder ce que Napoléon était contraint de lui demander. Telle qu'elle se posait aujourd'hui, la question d'un système commun à adopter envers l'Autriche devenait insoluble, et devant cet écueil surgi à l'improviste, tout effort pour arriver à une entente pleine et efficace devait inévitablement se briser.

Huit jours s'étaient écoulés, perdus en stériles disputes, et, sur le point devenu capital, aucun résultat n'avait été obtenu. Napoléon comprit enfin qu'il poursuivait l'impossible, qu'il ne gagnerait rien sur Alexandre et se heurtait à une résistance insurmontable. Il changea alors brusquement de plan, suivant son habitude, et évolua sur place. Ne conservant que peu d'espoir d'éviter la guerre avec l'Autriche, tout en ne la jugeant pas immédiate, il voulut la faire, quand on l'y forcerait, avec tous ses avantages; il accepta donc d'Alexandre une simple promesse de concours éventuel; en même temps, afin de restreindre, de localiser la lutte, d'empêcher que le feu de la révolte ne se communiquât à toute l'Allemagne, il annonça l'intention de garder toutes ses sûretés; il conserverait sur la Prusse les trois places de l'Oder aussi longtemps que le traité du 8 septembre lui en donnerait le pouvoir.

Alexandre s'éleva à nouveau contre cette prétention, et ce fut à son tour de prendre l'offensive, à Napoléon de déployer sa force de résistance. Autour de lui, on le pressait, on le suppliait d'abandonner les places, de donner à la Russie et à l'Europe ce gage de modération: «C'est un système de faiblesse que vous me proposez là, dit-il en colère; si j'y accède, l'Europe me traitera bientôt en petit garçon 565.» Et il repoussa la demande d'Alexandre avec quelque impatience, en termes émus, presque indignés: «Est-ce mon ami, mon allié, disait-il, qui me propose d'abandonner la seule position d'où je puisse menacer le flanc de l'Autriche, si elle m'attaque pendant que mes troupes seront au midi de l'Europe, à quatre cents lieues de chez elles?... Au reste, si vous exigez absolument l'évacuation, j'y consentirai, mais alors, au lieu d'aller en Espagne, je vais vider tout de suite ma querelle avec l'Autriche 566.» Devant cette perspective qui l'effrayait par-dessus tout, Alexandre recula: satisfait d'avoir amené Napoléon à se contenter d'un engagement défensif et secret contre l'Autriche, croyant par là avoir préservé la paix et atteint son but essentiel, il admit en retour que Napoléon gardât momentanément les places de l'Oder, s'en reposant sur l'avenir d'assurer la libération totale de la Prusse, et la monarchie de Frédéric-Guillaume paya les frais de l'accord incomplet qui s'établissait si péniblement entre les deux empereurs.

Note 565: (retour) Documents inédits.

Il restait à mettre par écrit les points convenus: ouvertures à l'Angleterre, abandon à la Russie des Principautés, concours défensif contre l'Autriche. Napoléon avait soumis à Alexandre, comme son oeuvre personnelle, le projet de traité rédigé par Talleyrand, mais cet acte ne répondait pas entièrement aux dispositions admises, et le Tsar avait fait dresser de son côte une série d'articles. Avant de comparer ces deux projets, de les fondre en un traité, les deux souverains s'arrêtèrent un instant et suspendirent leur travail.

En dehors de leur entourage intime, rien ne transpirait des dissentiments survenus entre eux: en public, ils continuaient à s'entourer des soins les plus tendres, semblaient tout entiers à leur inclination réciproque, au plaisir d'être ensemble. Pour rassurer et diriger l'opinion, Napoléon lançait chaque matin des billets dans le genre suivant: à Cambacérès: «Les conférences continuent ici; tout va au mieux»; au roi Joseph: «Tout prend une bonne tournure»; à Cambacérès: «Les princes et les étrangers affluent de tous côtés, et les affaires continuent de marcher à la satisfaction commune»; au roi Murat: «Erfurt est très brillant 567». En effet, la réunion atteignait alors à son plus bel éclat. Les souverains de Bavière et de Wurtemberg, ceux de Westphalie venaient d'arriver, et le soir, au théâtre, le parterre de rois était au complet. Le 4 octobre, on donnait l'Œdipe de Voltaire; quand vint le vers:

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux,

Alexandre se leva, prit la main de Napoléon, assis à ses côtés, et la serra vivement. Ce geste, dicté par une habile inspiration, accueilli avec enthousiasme par l'assistance, remarqué par l'histoire, sembla plus qu'un banal témoignage: on crut y voir la consécration de l'entente et le solennel renouvellement de l'alliance.

Note 567: (retour) Archives nationales, AF, IV, 876, lettres inédites.

Pour le surlendemain, les empereurs avaient fait le projet de visiter dans sa capitale le duc de Saxe-Weimar, leur voisin pour quelques jours. Pendant leur absence, les deux ministres des affaires étrangères, MM. de Champagny et Roumiantsof la plume à la main, discuteraient les articles du traité et en prépareraient la rédaction. À leur retour, les souverains trouveraient le travail déjà avancé; ils auraient alors à statuer sur les difficultés survenues entre leurs ministres, à parfaire l'oeuvre de conciliation. Cette dernière partie de leur rôle ne serait pas la moins embarrassante: amenés à traduire leur pensée sous une forme précise, ils verraient plus clair dans les obligations contractées; certains scrupules, certaines divergences de vues pourraient renaître, des arrière-pensées se faire jour, et l'intrigue trouver de nouveau matière à s'exercer. L'excursion de Weimar, acceptée par les empereurs comme un intermède et un délassement, divise donc l'entrevue d'Erfurt en deux périodes distinctes, mais d'importance presque égale: dans la première, on s'était mis d'accord à grand'peine sur quelques principes; dans la seconde, on aurait à aborder la tache délicate d'en régler l'application.

IV

L'EXCURSION DE WEIMAR ET LE SÉJOUR D'ERFURT.

Le 6 octobre, Napoléon et Alexandre sortaient d'Erfurt en voiture. À la limite des États de Weimar, ils furent reçus par le duc, suivi de son grand veneur, de quatre maîtres des forêts, d'un cortège de gardes et de piqueurs. Une grande partie de chasse devait ouvrir les fêtes et former le divertissement de la première journée. L'équipage s'enfonça dans la forêt de l'Ettersberg; au lieu d'y trouver le calme et la solitude, il y rencontra le mouvement et la foule. Citadins d'Erfurt et de Weimar, villageois en costume national, curieux accourus de dix lieues à la ronde, remplissaient les avenues; on vendait des vivres, des rafraîchissements: des tribunes s'élevaient pour les spectateurs privilégiés. Un soleil splendide, illuminant la forêt, relevait la couleur pittoresque de ces scènes, et le tout offrait, suivant une relation allemande, «l'aspect d'une joyeuse fête populaire 568».

Note 568: (retour) Description des fêtes données à LL. MM. les empereurs Napoléon et Alexandre et à plusieurs autres têtes couronnées à Weimar et à Iéna par S. A. S. Charles-Auguste, duc de Saxe-Weimar. Weimar, 1809, p. 8.

On conduisit les empereurs à un endroit élevé et découvert d'où la vue, se reposant d'abord sur des futaies dorées par l'automne, découvrait au loin les horizons verdoyants de la Thuringe. Au fond d'une enceinte réservée à l'aide de toiles tendues, un pavillon avait été construit: c'était une galerie oblongue et ouverte; elle avait pour supports, en guise de colonnes, des troncs d'arbres décorés à leur sommet d'un feuillage postiche; des guirlandes de fleurs et de fruits complétaient l'aspect rustique du monument. Les empereurs y prirent place, les rois les y avaient précédés; puis, sur un signal, l'enceinte de toile s'abaissa par endroits, et à travers les ouvertures pratiquées, des cerfs, des daims, des chevreuils s'élancèrent, rabattus des parties environnantes de la forêt.

Dès que les monarques eurent tiré, un feu roulant de mousqueterie s'alluma sur le front de la galerie. Éperdues, les bêtes bondissaient dans l'enceinte, s'offraient aux coups, venaient tomber et mourir devant les empereurs. Un appel de trompettes et de cymbales saluait l'apparition de chaque dix-cors. Par moments, la fusillade cessait: on voyait sortir de dessous bois des traqueurs déguisés en sauvages de mascarade, affublés de peaux et de feuillage; ils ramassaient les pièces et les dressaient devant le pavillon en sanglantes pyramides. Quand on eut abattu quarante-sept cerfs, on cessa cette tuerie à froid, cette chasse qui n'offrait même point l'image de la guerre, et les souverains allèrent chercher à Weimar de plus nobles plaisirs 569.

Note 569: (retour) Récit des fêtes, p. 7 à 11.

Weimar est une ville de grand air, malgré ses proportions restreintes; par endroits, ses places ornées de statues, ses colonnades, le nombre de ses monuments, leur ordonnance régulière, le déploiement majestueux de leurs façades, lui donnent un aspect de capitale: c'était alors celle de l'art et de la pensée germaniques. Le duc Charles-Auguste aimait à s'entourer de beaux et de grands esprits: il savait les attirer à ses côtés, les y fixer, et, par cette parure, se piquait de donner à sa résidence un rang unique au milieu des cités d'Allemagne, de la distinguer de ses pareilles et d'en faire une Athènes. Sa cour gardait les traditions et les manières de l'ancien régime; elle accueillit ses hôtes illustres avec une aisance de bon goût, relevée par un faste digne d'eux. L'entrée des empereurs et des rois se fit en simples calèches de chasse; mais les corporations de la ville, bannières déployées, faisaient la haie sur leur passage. Au château, où la duchesse leur souhaita la bienvenue, ils trouvèrent une hospitalité prévenante, leurs suites reçurent un traitement magnifique, et la vieille résidence fit ce miracle d'héberger dignement cinq cent cinquante visiteurs.

En ce temps, il fallait aller vite en toutes choses. Napoléon ne donnant à ses hôtes qu'une soirée, on avait voulu accumuler en cet espace de quelques heures tous les plaisirs à l'usage ordinaire des cours: il devait y avoir dîner, concert, théâtre et bal. Le temps manqua pour réaliser ce programme: il fallut passer le concert. Au dîner, la table des souverains, dressée en forme de fer à cheval, comptait seize couverts, le moindre convive ayant rang de prince. Pendant le repas, Napoléon causa beaucoup: il fit admirer l'étendue de son savoir, en discutant avec le prince primat quelques particularités de l'ancienne constitution germanique, et comme on s'étonnait d'une érudition aussi précise, il rappela que jadis, en France, les loisirs de la vie de garnison lui avaient permis de lire beaucoup et d'étudier; ce fut alors qu'il commença l'une de ses phrases par ces mots: «Quand j'étais lieutenant d'artillerie...» À l'instant où il évoquait ce souvenir, il avait à sa droite l'empereur de toutes les Russies, puis les souverains de Westphalie et de Wurtemberg, à sa gauche la duchesse de Weimar, les rois de Bavière et de Saxe; il était servi par ses pages, et derrière lui, debout contre la muraille, des seigneurs haut titrés, portant les plus beaux noms d'Allemagne, remplissaient les fonctions de la domesticité féodale 570.

Note 570: (retour) Thibaudeau, IV, 70. Récit des fêtes, 11.

L'aller au théâtre et le retour se firent en gala, dans de grands carrosses, par les rues illuminées, entre deux rangs d'hommes armés dont chacun portait une torche. Par une attention pour son hôte, le duc Charles-Auguste avait fait venir d'Erfurt les comédiens de l'Empereur; ils donnèrent la Mort de César, et Talma parut en conquérant sur la première scène germanique. Quand l'incomparable tragédien lança le vers:

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