Napoléon et Alexandre Ier (1/3): L'alliance russe sous le premier Empire
CHAPITRE IV
TURQUIE ET PRUSSE
La situation sur le Danube après Tilsit.--Mission de Guilleminot et conclusion d'un armistice.--Clauses blessantes pour la Russie; Alexandre refuse de ratifier l'armistice et maintient ses troupes dans les Principautés.--Napoléon comprend l'impossibilité d'obtenir l'évacuation.--Il sent la nécessité de terminer quelque chose avec la Russie.--Ses perplexités.--Il imagine diverses combinaisons susceptibles de se suppléer l'une l'autre.--Il désire et n'espère pas une paix qui assurerait à la Turquie l'intégrité presque totale de ses possessions.--Il consent à abandonner aux Russes les Principautés moyennant compensation territoriale pour la France.--Raisons qui le poussent à ajourner le partage de l'empire ottoman.--Ses vues persistantes sur l'Égypte.--Il songe à prendre sa compensation en Prusse.--L'évacuation retardée; difficultés financières.--Napoléon veut mettre définitivement la Prusse dans l'impuissance de nous nuire.--Caulaincourt chargé de proposer au Tsar les Principautés au prix de la Silésie.--Frédéric II et Napoléon.--Langage prescrit à Caulaincourt; l'amputation indiquée comme remède aux souffrances de la Prusse.--Note dictée par l'Empereur en marge de l'instruction.--A défaut de la combinaison turco-prussienne, Napoléon ne repousse pas en principe le partage de l'empire ottoman, mais en rejette la réalisation à une échéance indéterminée et après une nouvelle entrevue.
Après Tilsit, un officier français, l'adjudant-commandant Guilleminot, avait été envoyé au quartier général des armées russes en Valachie, afin d'y ménager entre les belligérants une suspension d'hostilités. Par ses soins, un armistice fut signé le 24 août à Slobodzéi; s'inspirant de la disposition exprimée dans l'article 22 du traité, cet acte stipulait l'évacuation par les Russes des deux Principautés. Mais Alexandre n'avait jamais pris au sérieux cette obligation et n'attendait que l'occasion de s'en délier. Volontairement ou non, ses généraux la lui fournirent en laissant insérer dans la convention d'armistice des clauses inusitées; la Russie s'engageait non seulement à ramener ses troupes en deçà du Dniester, mais à restituer le matériel de guerre, les vaisseaux qu'elle avait pris; elle aurait à rendre non seulement ses conquêtes, mais ses trophées. S'appuyant sur ce que ces exigences avaient de blessant pour l'honneur de ses armes, invoquant aussi quelques incursions opérées par les Turcs au delà du Danube, le Tsar refusa de ratifier l'armistice; son armée, qui avait déjà commencé un mouvement rétrograde, reçut l'ordre de réoccuper sur-le-champ ses positions et de ne plus quitter les deux provinces, sans reprendre toutefois les hostilités avant le terme convenu. Avec une preste habileté, la Russie se remettait en possession du gage dont Napoléon, afin de réserver la liberté de ses propres résolutions, avait voulu la dessaisir.
L'Empereur apprit cet incident en octobre, avant que la Russie eût rompu avec l'Angleterre, et s'en montra contrarié. Il expédia à Guilleminot des ordres sévères, voulut que l'on fît disparaître de l'armistice les clauses inacceptables, afin d'enlever aux Russes tout prétexte de différer l'évacuation. Toutefois, les demi-engagements qu'il avait pris de vive voix à Tilsit ne lui permettaient point d'insister avec force, et d'ailleurs il ne se faisait guère d'illusions sur la possibilité de reprendre en sous-œuvre la combinaison avortée. Il comprenait que la Russie, échappée des liens auxquels le traité de Tilsit avait prétendu l'assujettir, ne s'y laisserait plus renfermer, et que la procédure imaginée pour réserver la question d'Orient pendant plusieurs mois, au moyen d'un armistice qui remettrait tout en état, devenait inapplicable.
De plus, la situation générale, en se prononçant, obligeait Napoléon à préciser de son côté sa politique. À Tilsit, se flattant que la seule menace d'une alliance franco-russe ferait fléchir l'Angleterre, il avait évité de signer avec Alexandre un contrat positif et qui lui eût ôté la faculté de se reprendre. Mais l'Angleterre avait refusé de traiter; elle restait debout, indomptée; il était donc indispensable que l'alliance des deux empires se fixât et que leur action se produisît effectivement. Napoléon, il est vrai, comptait apprendre prochainement qu'Alexandre s'était déclaré contre notre ennemie, mais il sentait que, dans ce cas même, le concours de ce prince n'en demeurerait pas moins conditionnel, entouré de certaines réserves, et que seule une entente sur la question turque le rendrait absolu. Dès le mois de novembre, cette vérité lui apparaissait: «Je sens, écrivait-il, la nécessité de terminer quelque chose, et je suis prêt à m'entendre là-dessus avec la Russie 235.» Ainsi ce problème oriental, qui toujours avait tenté son imagination, qu'il avait soulevé plusieurs fois sans le résoudre, s'imposait à lui et devenait pressant. Sa fortune, l'entraînant sur des hauteurs de plus en plus redoutables et mettant son génie à de suprêmes épreuves, l'obligeait aujourd'hui, au cours d'une lutte dont les conditions extraordinaires venaient tout compliquer, à trancher le grand litige qui faisait depuis un demi-siècle l'occupation et le tourment de l'Europe.
Dans le problème à résoudre, la difficulté capitale était de satisfaire Alexandre sans trop compromettre et même, s'il était possible, en sauvegardant pleinement les intérêts de la France. Et ceux-ci étaient si graves et si divers, que Napoléon, devant leur effrayante complexité, s'arrêtait incertain et presque troublé. Le travail de sa pensée ne s'opérait que lentement, pas à pas, avec d'infinies précautions: «Cette affaire est bien intéressante pour moi, écrivait-il, c'est une chose qui demande bien des combinaisons, sur laquelle il faut marcher bien doucement 236.» Suivant les dispositions, les exigences, les facilités qu'il rencontrerait à Pétersbourg, il imaginait des solutions diverses, susceptibles de se substituer l'une à l'autre et de se concilier, quoique à des degrés inégaux, avec les principes de sa politique.
La plus simple, la plus facile à réaliser matériellement, eût été une paix assurant l'intégrité à peu près totale des possessions ottomanes et par laquelle la Russie se fût contentée de légers avantages dans le présent, doublés de vastes espérances pour l'avenir. Ce dénouement était sans contredit le plus conforme aux désirs de Napoléon, et il n'y renonçait pas d'une manière absolue; toutefois, s'il l'inscrivait le premier dans l'ordre de ses préférences, il ne s'y arrêtait guère, convaincu que la Russie le repousserait, ou au moins ne l'admettrait qu'à regret, conservant au cœur l'amertume d'un grand espoir déçu. Après avoir fait appel à ses convoitises, il paraissait bien difficile d'en renvoyer la satisfaction à une échéance indéterminée, et seul un agrandissement considérable en Orient, obtenu sur-le-champ, semblait propre à nous attacher définitivement le Tsar et peut-être à nous ramener l'opinion. D'ailleurs, en continuant d'occuper la Moldavie et la Valachie, en y maintenant ses troupes malgré la lettre des traités, Alexandre laissait pressentir sa volonté de conserver au moins cette portion de la Turquie. Sans savoir encore les intentions positives de la Russie, Napoléon considérait l'abandon des deux provinces comme une éventualité fâcheuse, mais presque inévitable, et il s'occupait d'en faire l'un des éléments d'une seconde combinaison, d'un arrangement acceptable pour les deux empires.
Dans la poursuite de ce but, une pensée le dominait: il n'admettait point de conquête pour la Russie sans un avantage au moins égal pour la France. Les deux empires, disait-il, devaient marcher du même pas. Si excessive que fût cette conception, alors que l'Empereur avait déjà largement dépassé son allié dans la carrière des conquêtes, ce serait se tromper que d'y voir simple passion d'envahir. Napoléon raisonnait profondément toutes ses ambitions, et c'était l'excès, si je puis dire, de logique, de calcul, de prévoyance, qui le rendait insatiable. S'il prétend aujourd'hui opposer à tout progrès de la Russie un accroissement parallèle, c'est à titre de précaution, et, il faut le dire, de précaution justifiée contre cet empire. Par les observations recueillies à Pétersbourg, il sait que, si sincère qu'on la suppose, l'alliance russe ne tient qu'à la durée des sentiments d'un monarque impressionnable et mobile, entouré de nos ennemis, exposé lui-même à tous les accidents qui menacent le trône et la vie d'un Tsar; il sait aussi que, dans les rapports entre la France et la Russie, tels que les circonstances les ont établis, il n'est point de milieu entre l'intimité et la brouille, entre l'alliance et la guerre, et que la cour de Pétersbourg ne se détachera de nous que pour revenir à nos ennemis 237. Aussi, sentant la nécessité de donner une large satisfaction à son allié du jour, veut-il préparer en même temps ses moyens de défense contre l'adversaire possible du lendemain, et est-ce moins une compensation à laquelle il prétend qu'une sûreté. Et cette préoccupation, quand il s'agit de désigner son lot, vient singulièrement restreindre son choix. Dans la balance de profits qu'il veut établir entre les deux puissances, il ne fait entrer en compte et ne porte à son actif ni l'Italie, où il prend les provinces toscanes, ni l'Espagne, qu'il médite déjà de s'associer étroitement, ni le Portugal, que ses troupes vont atteindre et que sa politique va dépecer; ce qui lui paraît à exiger, c'est un accroissement de force dans les contrées où la Russie elle-même peut agir, où s'opérera le choc des deux empires, s'il doit se renouveler, c'est-à-dire dans cette zone de territoires qui coupe transversalement l'Europe du nord-ouest au sud-est et s'étend des rives de la Baltique à celles du Bosphore. Là, s'il consent que la Russie avance d'un pas, c'est à la condition que lui-même en fera un autre et marquera un point sur ce vaste échiquier où les intérêts respectifs sont en jeu et s'entre-croisent.
Note 237: (retour) Le général Savary écrivait à ce moment, confirmant ses premières appréciations: «L'empereur et son ministre le comte de Roumiantsof sont les seuls vrais amis de la France en Russie; c'est une vérité qu'il serait dangereux de taire. La nation serait toute prête à reprendre les armes et à faire de nouveaux sacrifices pour une guerre contre nous.» Archives des affaires étrangères, Russie, 144.
À Tilsit, quand les deux empereurs, laissant errer leur imagination, méditaient de profonds remaniements, la Turquie seule était appelée à en faire les frais. La France, on s'en souvient, prenait dans l'ouest de la péninsule des Balkans une position assez forte pour contre-balancer celle de la Russie, établie sur le cours inférieur du Danube. Cependant, depuis Tilsit, Napoléon avait réfléchi; ses vues s'étaient modifiées, et les parts ne lui semblaient plus égales. Maîtresse, en fait, de la Moldavie et de la Valachie, la Russie n'aurait qu'à s'y maintenir pour se trouver en possession de son lot; la France aurait à conquérir le sien. Par l'annexion des pays roumains, notre alliée s'adjoindrait des territoires limitrophes de son État et qui en formaient le prolongement géographique. Entre nos mains, la Bosnie, l'Albanie, voire l'Épire et la Grèce, ne seraient que des possessions éloignées, difficiles à relier aux parties principales de l'empire. La Russie acquerrait des provinces, la France des colonies; et quelles colonies! Des pays âpres, pauvres, d'accès difficile, défendus par une race belliqueuse. Il faudrait combattre pour les conquérir, combattre pour les garder; ces luttes sans gloire n'aboutiraient qu'à des profits contestables, et Napoléon n'était pas éloigné de penser que de semblables parcelles de la Turquie ne valaient pas le sang d'un grenadier de son armée.
La prise de possession de ces contrées aurait un autre inconvénient. La perte de la Moldavie et de la Valachie n'aboutissait pas nécessairement à la destruction de l'empire ottoman; la Turquie pouvait vivre amputée; résisterait-elle à une double mutilation? Quand la Russie lui aurait enlevé ses provinces danubiennes, si la France l'entamait à son tour et mordait à plein dans ses possessions de l'Ouest, elle succomberait presque infailliblement à cette formidable atteinte; elle se disloquerait d'elle-même et tomberait en pièces, ou, se ranimant pour une lutte désespérée, viendrait se précipiter sur les envahisseurs, se briser contre leurs armes et mourir à leurs pieds. Dans l'un et l'autre cas, les deux empereurs auraient à recueillir la totalité de ses dépouilles et se verraient appelés à la tâche difficile d'en opérer la répartition. L'idée d'un partage restreint, admise éventuellement par l'Empereur à Tilsit, ne lui paraissait plus réalisable; à ses yeux, le sacrifice des Principautés, compensé par l'attribution des provinces occidentales à la France, n'offrait point par lui-même une solution; il préjugeait et entraînait le partage total de la Turquie.
Cette immense opération, l'Empereur la jugeait inévitable tôt ou tard; pour lui, il ne s'agissait point de savoir si la Turquie pouvait vivre, mais seulement s'il convenait de hâter violemment sa fin ou de la laisser mourir. Napoléon reculait encore devant le premier parti, par des motifs purement politiques. Après la chute de Sélim, il avait cru que le nouveau gouvernement, faible, divisé, institué en haine de l'étranger, tiendrait à notre égard une attitude passive ou hostile. Des nouvelles plus fraîches démentaient cette prévision. À Constantinople, si la paix entre la France et la Russie avait jeté l'inquiétude, on y faisait à mauvaise fortune bon visage; les Turcs continuaient à se proclamer nos amis, recherchaient la protection de l'Empereur, remettaient leur sort entre ses mains; ils avaient muni leur ambassadeur à Paris de pleins pouvoirs pour traiter avec la Russie sous notre médiation; ils n'avaient point renoué avec l'Angleterre. Napoléon irait-il détruire de ses propres mains une puissance qui se rattachait désespérément à lui et restait de quelque utilité? Si grave que lui parût cette considération, c'est ailleurs pourtant qu'il faut chercher le principal motif qui le détournait de porter la main sur la Turquie. Pour comprendre le secret de ses répugnances, on doit pénétrer jusqu'à l'une de ses pensées intimes et profondes, née d'un événement qui avait fait époque dans l'histoire de ses idées comme dans celle de sa vie.
L'expédition d'Égypte n'avait pas été seulement une aventure héroïque, inspirée à Bonaparte par des vues égoïstes et le désir de se faire sacrer grand homme sur le sol des anciens. En 1797, amené par la victoire des Alpes à l'Adriatique, le jeune général avait aperçu l'Orient au delà de l'Italie soumise; se penchant sur ce monde nouveau, il l'avait embrassé d'un rapide coup d'œil, en avait relevé les reliefs, les positions saillantes, et, frappé des avantages incomparables qu'offre la situation de l'Égypte, l'avait marquée comme le lot de la France dans le partage futur de la Turquie. Un an après, il était au Caire. Il subit alors l'attrait captivant de l'Égypte; cette contrée privilégiée entre toutes, avec son sol deux fois fécond, son fleuve nourricier, sa position au confluent de deux mondes, le prestige d'un passé sans bornes, produisit sur lui une impression ineffaçable, et il ne devait plus renoncer à l'espoir de remettre en valeur ce merveilleux domaine, de le rendre à la civilisation en l'assurant à la France. Forcé de le quitter, il ne l'oublie point; après Marengo, tous ses efforts tendent un instant à la délivrance de l'Égypte française, et la perte de notre colonie mêle une amertume à l'ivresse de ses triomphes. Pendant les années qui suivent, forcé de s'élever dans le Nord, d'y lutter et d'y vaincre, d'y faire des acquisitions dont la valeur ne lui apparaissait que relative ou momentanée, il se reportait souvent par la pensée vers le pays de soleil qui lui était apparu au delà des mers et qui avait été sa conquête de prédilection.
Désireux de ramener la France sur les bords du Nil, il reconnaissait, en 1807, que les temps n'étaient point venus, et sa politique se bornait à réserver l'avenir. À cet égard, la prolongation du régime ottoman servait ses desseins. Le Turc, dont les jours semblaient comptés, apparaissait sur le Nil moins en possesseur définitif qu'en détenteur temporaire, conservant pour autrui l'héritage dont il était constitué gardien. Décréter de mort l'empire ottoman et, par suite, déclarer l'Égypte bien vacant et sans maître, c'était la livrer au premier occupant; or, suivant toute apparence, l'Angleterre y serait avant nous. L'Angleterre était maîtresse de la mer; postée à Malte, en Sicile, croisant à l'entrée de l'Adriatique, elle tenait toutes les approches de l'Égypte. Elle couvait des yeux la riche province dont Bonaparte lui avait montré le chemin; lors de ses différends avec la Porte, si elle s'était bornée à menacer Constantinople, elle avait tenté d'enlever l'Égypte. Aujourd'hui, le désir de s'accommoder avec Constantinople et l'intérêt supérieur qu'elle portait à la conservation de l'empire ottoman, l'empêchaient de renouveler ce dessein, de donner elle-même le signal du partage; mais que Napoléon et Alexandre prissent l'initiative de ce bouleversement, on la verrait, incapable de s'y opposer, sauvegarder ses intérêts en ravissant la meilleure part de la proie. Avant que nos troupes eussent atteint Constantinople et Salonique, elle mettrait la main sur Alexandrie, sur le Caire; elle prendrait en même temps Chypre, Candie, les Cyclades, peut-être la Morée, les Dardanelles, toutes les parties maritimes de l'empire, les plus précieuses, les seules que la France eût véritablement à convoiter. En arrachant aujourd'hui ces positions à la Turquie, Napoléon s'en privait pour l'avenir et les abandonnait à l'Angleterre: «C'est la plus forte objection de l'Empereur, écrivait Champagny, contre le partage de l'empire ottoman 238.»
D'ailleurs, était-ce bien en Orient qu'il convenait de chercher notre compensation aux progrès de la Russie? Sans doute, si l'alliance se rompait, les influences française et moscovite, redevenues ennemies, se heurteraient violemment sur le Danube et le Bosphore; mais était-ce là que le Tsar tenterait de nous porter des coups décisifs? Avant tout, il s'occuperait de soulever l'Europe: cette tâche serait d'une exécution facile, presque instantanée, et le premier résultat d'une reprise d'hostilités avec la Russie serait de réunir contre nous les trois monarchies militaires du continent dans une coalition plus formidable que les précédentes. À l'apparition des armées russes sur le Niémen, la Prusse, irréconciliable depuis Iéna et Tilsit, s'élancerait à leur rencontre et leur servirait d'avant-garde. L'Autriche nous demeurait foncièrement hostile. Si les blessures saignantes de 1805 ne lui avaient pas permis de se lever en 1807 et de se jeter sur le flanc droit de la Grande Armée, elle poursuivait activement la réparation de ses forces.
Quelques années, quelques mois peut-être ne s'écouleraient pas sans qu'elle ait repris figure de grande puissance. Vienne alors une occasion aussi favorable que celle dont elle n'avait pu user pendant la campagne de Pologne, elle se hâterait de la saisir, ferait cause commune avec la Russie et la Prusse, et ainsi se formerait cette triple alliance que la diplomatie de Pétersbourg avait vainement tenté de nouer à la veille d'Austerlitz et au lendemain d'Iéna. Napoléon avait battu l'Autriche et la Russie sans la Prusse, la Prusse et la Russie sans l'Autriche. S'il avait à combattre maintenant un contre trois, la lutte deviendrait plus inégale et aboutirait au plus formidable assaut que l'établissement impérial eût encore subi.
Mais si, des trois États dont l'hostilité était à craindre, l'un était préalablement mis hors de combat, réduit à l'incapacité de nuire, rayé du nombre des puissances actives, la coalition resterait toujours incomplète et boiteuse, partant moins redoutable; pour la vaincre, Napoléon n'aurait qu'à recommencer Austerlitz ou à frapper de nouveau le coup de foudre de Friedland. Depuis Iéna, on s'en souvient, l'idée d'annuler totalement l'un des membres de la ligue européenne n'était plus de celles devant lesquelles reculât Napoléon. À Tilsit, forcé d'adopter un parti mixte envers la Prusse, contrevenant avec regret à ce précepte du grand Frédéric: «Ne jamais maltraiter un adversaire à demi», il ne s'était point mépris sur le danger des restitutions promises à Frédéric-Guillaume, et l'on a vu avec quel soin méfiant il s'était ménagé le moyen de les retarder, en les subordonnant au payement d'une lourde contribution.
Depuis, sa Grande Armée n'avait reculé que d'un pas; il avait retiré ses troupes en deçà de la Passarge, rendu à Frédéric- Guillaume Kœnigsberg, mais il gardait le reste du royaume, maintenait le gros de ses forces entre l'Elbe et la Vistule, l'avant-garde au delà de ce fleuve; se retranchant derrière la convention du 12 juillet, il faisait dépendre l'évacuation d'un accord sur le chiffre et le mode de payement de l'indemnité, et ce règlement de comptes, ses exigences le rendaient bien difficile. Son commissaire, M. Daru, demandait en principal une somme de cent cinquante millions, hors de proportion avec les ressources de la Prusse, ajoutait d'autres réclamations, multipliait les difficultés, prolongeait systématiquement le débat. En même temps, l'occupation militaire continuait de peser sur la Prusse avec une rigueur inouïe; nos agents détenaient partout l'autorité, mettaient le pays sous séquestre, le pressuraient, épuisaient méthodiquement ses ressources, et comme les Prussiens, exaspérés de ce traitement, se répandaient en plaintes, en protestations, laissaient percer un âpre désir de révolte, l'Empereur sentait redoubler contre leur patrie son hostilité et sa méfiance. Il songeait maintenant aux moyens d'éluder définitivement l'exécution du traité; il se demandait par quel procédé se munir contre la Prusse d'une sûreté permanente et définitive, lorsque les exigences prévues de la Russie furent pour lui un trait de lumière. Puisque le Tsar, au mépris des articles par lesquels le morcellement de la Turquie n'avait été admis que pour le cas où cette puissance refuserait de traiter, prétendait acquérir d'emblée certaines de ses provinces, pourquoi s'opposerait-il à ce que l'Empereur, par une dérogation identique au traité, revînt sur la Prusse, renchérît sur les conditions imposées à ce royaume et lui infligeât une nouvelle mutilation? Napoléon, invoquant alors l'inexécution par la Prusse de ses engagements pécuniaires, la traiterait en débitrice insolvable et procéderait contre elle par voie d'expropriation; conformément à son idée première de Tilsit, il se ferait céder la Silésie, après avoir auparavant assuré au Tsar la Moldavie et la Valachie. Il laisserait son allié prendre les Principautés; Alexandre le laisserait prendre la Silésie; les deux monarques se feraient un sacrifice réciproque aux dépens d'autrui, et une double spoliation rétablirait entre eux l'équilibre.
Perdant la Silésie, la Prusse se verrait rejetée dans les limites de l'ancien électorat de Brandebourg; la monarchie des Hohenzollern, après avoir un instant empiété sur tous ses voisins, Suède, Saxe, Autriche, Pologne, reviendrait languir aux lieux mêmes qui lui avaient servi de berceau. Refoulée sur les bords de la Baltique, réduite à des provinces pauvres dont les ressources ne lui permettraient plus l'entretien d'une armée, elle retomberait au rang de puissance secondaire, assisterait, désormais impuissante, aux luttes du continent ou ne jetterait dans la balance qu'un poids insignifiant. Cependant la Silésie, sans se placer directement sous nos lois, contribuerait à fortifier le système défensif de l'empire. Suivant toutes probabilités, elle devait être attribuée au royaume de Saxe et servir à le relier au grand-duché de Varsovie, soumis au même sceptre; retrouvant la destination que l'Empereur avait songé tout d'abord à lui donner, elle accroîtrait la puissance de l'État germano-polonais créé par nous comme une position avancée. Cette fois encore, la pensée de rétablir une Pologne proprement dite, composée d'éléments homogènes, ne perce point chez Napoléon. Il ne prétend pas ressusciter une nation, mais en paralyser une, cette Prusse dont il prévoit l'éternelle hostilité, et, en même temps, augmenter ses moyens de défense contre la Russie. Ce qu'il veut s'assurer de plus en plus contre cette dernière, c'est un point de résistance, «un fort d'arrêt», dirait-on aujourd'hui, et peu lui importe de mêler dans la construction de ce retranchement des matériaux de provenance diverse, en ajoutant à ceux qu'il a trouvés dans les ruines de la Pologne quelques débris du royaume prussien.
Trente-cinq années auparavant, un roi de Prusse, profond et astucieux génie, avait cherché dans les querelles de l'Orient un moyen de satisfaire son ambition aux dépens d'un peuple infortuné. Catherine II, victorieuse des Turcs, prétendait imposer à leur empire de cruelles mutilations; l'Autriche, émue des progrès de sa voisine, s'agitait, menaçait, armait. Un choc paraissait inévitable entre les deux empires, lorsque Frédéric II imagina de les réconcilier en leur montrant la Pologne assez vaste et assez faible pour qu'ils pussent assouvir sur ses provinces leurs convoitises respectives. L'Autriche chercherait en Galicie une compensation aux progrès de la puissance moscovite; la Russie, limitant ses conquêtes en Orient, se dédommagerait avec d'autres lambeaux de la Pologne, et Frédéric lui-même se payerait de son bon conseil en s'adjugeant une troisième part de l'État condamné. Cette suggestion aboutit au premier partage de la Pologne.
En 1807, les desseins de Napoléon à l'égard de la Prusse s'inspiraient du principe posé naguère par cette puissance elle-même; en faisant de sa meilleure province un objet d'échange, un appoint dans la distribution de territoires qui s'opérait du nord au sud du continent, le monarque français reprenait et appliquait pour son compte cette politique de partages et de compensations dont Frédéric II avait donné à l'Europe les premières et inoubliables leçons. La comparaison, il est vrai, est fautive en un point. Quand Napoléon méditait de frapper à nouveau la puissance qui, en 1806, l'avait follement provoqué, il se disposait seulement à faire du droit de la victoire un usage immodéré, usage d'autant plus abusif qu'il mettait à néant les conditions d'une paix récente, et que c'était une reprise de châtiment succédant au pardon, mais Frédéric n'avait même pu alléguer contre la Pologne l'intérêt supérieur de sa propre défense; il l'avait surprise et spoliée au cours d'une paix séculaire, par le seul motif qu'il convoitait ses possessions et la savait impuissante à les défendre. A cette différence près, le procédé était pareil et la violence égale; c'était toujours le droit de vivre dénié aux faibles par l'arrêt du plus fort. Par un prodigieux retour de fortune, par cette justice des révolutions humaines qui n'est trop souvent que le déplacement de l'injuste, la Prusse vaincue, terrassée, inerte, recevait dans les plans du vainqueur une destination analogue à celle que le plus habile de ses rois avait assignée naguère à la Pologne; en nous fournissant une compensation aux conquêtes orientales de la Russie, elle éviterait à Napoléon de se dédommager aux dépens de l'empire ottoman, prolongerait l'existence de cet Etat et servirait à son tour de rançon à la Turquie.
S'arrétant à cette idée, Napoléon résolut de la communiquer à l'empereur Alexandre et de lui en démontrer l'excellence; ce dut être le premier soin de notre nouvel ambassadeur, M. de Caulaincourt, dès son arrivée à Pétersbourg, et ce fut l'article principal de son instruction d'ensemble. Cette pièce remarquable, portant la date du 12 novembre 1807, rédigée par M. de Champagny, mais approuvée et revue par l'Empereur, laisse apercevoir toute la trame de son raisonnement 239. Mis pleinement au courant de l'évolution opérée dans l'esprit du maître, Caulaincourt comprendra mieux l'importance d'en assurer les résultats. Il devra employer à cette œuvre tout son zèle, toute sa force persuasive. Sans offrir de prime abord les Principautés, il laissera entendre, si on le provoque, que l'Empereur ne se refuse pas à cette grave concession, dans son infini désir de complaire à un allié qui est en même temps son ami. Toutefois, l'acte solennel de Tilsit ne saurait être modifié à l'avantage exclusif d'une des parties; l'infraction admise en faveur de la Russie doit en commander une autre au profit de la France. «Tel sera le principe de la conduite de l'Empereur. Raison, justice, prudence ne lui permettent pas de prendre un autre parti, et aucun obstacle ne pourra le détourner de cette voie.»
Cette base posée, Caulaincourt indiquera les motifs qui conseillent de différer le partage et dissuadent l'Empereur de chercher sur l'Adriatique son dédommagement aux conquêtes russes; dans ces conditions, la Silésie seule peut lui offrir un juste équivalent. Le plus difficile sera sans doute de faire agréer au Tsar ce second terme de la proposition; Caulaincourt devra s'y employer par de franches explications. Il ne cachera pas que l'Empereur, dans la situation de l'Europe, ne peut renoncer à aucun de ses avantages, que l'hostilité persistante de la Prusse justifie contre elle toutes les précautions. La France continuera donc de l'occuper tant que les Russes resteront en Moldo-Valachie, à moins que la cession de la Silésie ne vienne nous conférer une autre garantie. La Prusse se trouve ainsi placée dans l'alternative de rester indéfiniment captive entre nos mains, prisonnière de guerre, ou de se rédimer par le sacrifice d'une province. Entre ces deux partis, il faut s'attacher à prouver que le second n'est pas le plus désavantageux pour elle, et notre ambassadeur aura la tâche délicate, passablement étrange, de démontrer que la Prusse souffrira moins après l'opération dont elle est menacée, que les deux empereurs doivent l'amputer pour son bien et qu'une sympathie éclairée pour cette monarchie conseille de lui enlever le rang de grande puissance, incompatible avec sa position actuelle, pour lui assurer le repos dans la médiocrité. «La Prusse, dit l'instruction, n'aurait plus qu'une population de deux millions d'habitants; mais n'y en aurait-il pas assez pour le bonheur de la famille royale, et n'est-il pas de son intérêt de se placer sur-le-champ et avec une entière résignation parmi les puissances inférieures, lorsque tous ses efforts pour reprendre le rang qu'elle a perdu ne serviraient qu'à tourmenter ses peuples et à nourrir d'inutiles regrets?»
Si le Tsar accède à l'échange proposé, tout pourra être terminé dès à présent. Une convention modifiant le traité de Tilsit, sous couleur de l'interpréter, sera passée entre les deux empereurs; elle demeurera secrète, mais servira de règle aux conditions de la paix qui sera conclue entre la Russie et la Porte, sous notre médiation, et à celles d'un nouvel arrangement à signer entre la France et la Prusse, par l'entremise du Tsar. Napoléon se chargera de recommander la résignation au Sultan, Alexandre s'employant dans le même sens auprès de Frédéric-Guillaume. La question orientale et la question prussienne seront résolues simultanément et l'une par l'autre.
Quelque tentante que dût être pour Alexandre cette perspective d'une conclusion immédiate, quelle que fût l'abondance des arguments fournis à Caulaincourt, quelque assuré que l'on fût de ses efforts, il n'était pas certain cependant que le gouvernement russe adhérerait à la combinaison projetée. Napoléon, d'après certains rapports de Savary, estimait que le Tsar ne portait plus à la Prusse qu'un faible intérêt, mais, se rappelant l'ardeur avec laquelle Alexandre avait paru à Tilsit accueillir l'idée du partage, il se demandait si ce prince ne s'était point juré d'en finir avec le Turc et ne réclamerait pas plus que la Moldo-Valachie. Cette exigence se produisant, conviendrait-il de la repousser? Napoléon en jugeait autrement. Il voulait que son idée fût présentée au Tsar sous une forme positive, pressante, mais cette offre formelle ne serait pas son dernier mot. Dans le cas où l'empereur Alexandre insisterait sur le démembrement de la Turquie, Caulaincourt devait ne point s'y refuser, faire observer seulement que la matière était assez grave pour nécessiter, conformément au principe posé à Tilsit, une nouvelle entrevue et une négociation directe entre les deux souverains. On voit que, si désireux qu'il fût à présent d'éviter le partage, Napoléon n'en repoussait pas absolument l'idée, mais ne l'admettait plus qu'à titre subsidiaire, en dernière analyse et comme suprême expédient. C'est ce qu'il prit soin d'ailleurs d'indiquer en personne à son ambassadeur; dans le cours de l'instruction, il est un moment où le secrétaire d'État s'efface, où le maître prend lui-même la parole; une note portée en marge avec cette mention: «dictée par l'Empereur», illumine le fond de sa pensée d'un rapide éclair. «Ainsi, dit-elle, le véritable désir de l'Empereur dans ce moment est que l'empire ottoman reste dans son intégrité actuelle (par ce mot, Napoléon excluait les Principautés, déjà séparées en fait de la domination ottomane), vivant en paix avec la Russie et la France, ayant pour limites le thalweg du Danube, plus les places que la Turquie a sur ce fleuve, telles qu'Ismaïl, si toutefois la Russie consent que la France acquière sur la Prusse une augmentation pareille. Cependant, il est possible que l'idée du partage de l'empire ottoman soit décidée à Pétersbourg. Dans ce cas, l'intention de l'Empereur est de ne point trop choquer cette puissance sur cet objet, préférant faire ce partage seul avec elle, de manière à donner à la France le plus d'influence possible dans le partage, plutôt que de porter les Russes à y faire intervenir l'Autriche. Il ne faut donc point se refuser à ce partage, mais déclarer qu'il faut s'entendre verbalement sur cet objet.»
En somme, Napoléon admettait trois modes de solution pour le litige oriental: en premier lieu, une paix assurant à la Turquie la remise de toutes ses provinces, y compris les Principautés, si le Tsar consentait spontanément à ajourner les projets dont on s'était entretenu à Tilsit; en second lieu, l'abandon à la Russie des Principautés moyennant la mise à notre disposition de la Silésie, et sur cette base Napoléon se déclarait prêt à traiter sur-le-champ; enfin, le partage de l'empire ottoman, sous la condition que les deux empereurs se concerteraient personnellement sur les moyens de le faire tourner au profit commun de leurs États. «Telles sont sur ce point important de politique, concluait l'instruction, les intentions de l'Empereur. Ce qu'il préférerait à tout, serait que les Turcs puissent rester en paisible possession de la Valachie et de la Moldavie. Cependant, le désir de ménager le cabinet de Saint-Pétersbourg et de s'attacher de plus en plus l'empereur Alexandre ne l'éloigne pas de lui abandonner ces deux provinces moyennant une juste compensation à prendre dans les provinces prussiennes; et enfin, quoique très éloigné du partage de l'empire turc et regardant cette mesure comme funeste, il ne veut pas qu'en vous expliquant avec l'empereur Alexandre et son ministre, vous la condamniez d'une manière absolue, mais il vous prescrit de représenter avec force les motifs qui doivent en faire reculer l'époque. Cet antique projet de l'ambition russe est un lien qui peut attacher la Russie à la France, et, sous ce point de vue, il faut se garder de décourager entièrement ses espérances.»
CHAPITRE V
DEUX AMBASSADEURS
Qualités désirables chez un ambassadeur de Russie à Paris: Alexandre le voudrait inaccessible à l'influence des salons.--Le choix du Tsar se porte sur le comte Pierre Tolstoï.--Mérites et défauts de ce personnage.--La comtesse Tolstoï.--Le comte se résigne à accepter l'ambassade et part pour Paris.--Ses instructions en ce qui concerne l'Orient et la Prusse.--Son passage à Memel; sentiments que lui inspirent le roi et la reine de Prusse.--Accueil prévenant et flatteur de Napoléon.--Le prince Murat exproprié pour faire place à l'ambassade russe.--Froideur de Tolstoï; il se dérobe aux avances de Napoléon.--Son altercation avec Ney.--Le voyage de Fontainebleau.--Splendeur de la cour impériale.--Jugement des Russes sur le monde officiel français; Tolstoï cherche des distractions au faubourg Saint-Germain et les membres de son ambassade à la Comédie française.--Hostilité préconçue de Tolstoï contre Napoléon.--Il entame vivement la question prussienne.--Napoléon développe ses diverses combinaisons.--Il ne refuse pas Constantinople à la Russie. --Tolstoï croit découvrir chez lui l'intention de détruire totalement la Prusse.-- Ses dépêches effarées.--Scène prétendue entre l'Empereur et le roi Jérôme.-- Fâcheux effet produit à Saint-Pétersbourg.--Explication avec Savary.--Arrivée de Caulaincourt.--Audience triomphale.--Dîner intime chez le Tsar.--Importante conversation.--Débuts de Caulaincourt dans la société. --Alexandre le comble d'honneurs, se met avec lui en rapports familiers et continuels.--Épanchements intimes de ce monarque; questions sur la vie privée de Napoléon.--Noble caractère de Caulaincourt; son attachement pour Alexandre ne fait pas tort à sa clairvoyance politique.--Il comprend le danger de la situation et l'expose franchement à son maître.--Raisons de sentiment et d'intérêt qui empêchent Alexandre de consentir à une nouvelle mutilation de la Prusse.--Réveil de la question polonaise; elle primera désormais toute autre dans les rapports entre la France et la Russie.--Pourquoi le Tsar ne peut renoncer aux Principautés.--Première crise de l'alliance.
I
Tandis que Napoléon, après avoir réglé le rôle et le langage de Caulaincourt, se préparait enfin à accréditer en sa personne un représentant régulier auprès de la cour amie, Alexandre le prévenait dans cette démarche de politique et de courtoisie. M. de Caulaincourt devait partir le 10 novembre; le 6, le comte Tolstoï remettait à Fontainebleau ses lettres de créance: il était qualifié d'ambassadeur extraordinaire, et c'était la première fois, depuis la Révolution, qu'un Russe paraissait en France sous ce titre imposant.
Avant de fixer son choix, Alexandre avait passé par les mêmes perplexités que Napoléon. Si la tâche de cultiver et de faire fructifier à Pétersbourg l'alliance de Tilsit était parmi les plus délicates que l'empereur des Français pût confier à l'un de ses sujets, représenter le Tsar auprès du cabinet des Tuileries n'offrait guère moins de difficultés; elles étaient, il est vrai, d'un ordre tout différent, et même pouvait-on dire que l'ambassadeur de Russie en France, pour réussir, devait fournir avec l'ambassadeur de France en Russie un parfait contraste. Il fallait que ce dernier fût avant tout homme du monde; il était nécessaire que le premier ne le fût pas trop. Loin de conquérir et de gouverner les salons, il devait éviter de les trop fréquenter. En effet, si l'un des devoirs de notre ministre à Pétersbourg était de se concilier personnellement l'aristocratie du pays, afin de la ramener à la France, l'écueil le plus redoutable pour l'envoyé moscovite était de se lier trop particulièrement à Paris avec la société d'ancien régime et d'en subir l'influence. Les hôtels du faubourg Saint-Germain, où l'opposition mondaine tenait discrètement ses assises, s'ouvraient volontiers devant les ministres étrangers, et ceux-ci y venaient avec d'autant plus de plaisir que, dans ce milieu, leurs sympathies, leurs goûts, leurs préjugés se sentaient à l'aise; c'était là seulement qu'ils retrouvaient, dans la capitale transformée, le ton et les manières qui régnaient à leur cour et que l'ancienne France avait apprises à l'Europe. S'il se laissait prendre au charme de cette société frondeuse, le plénipotentiaire russe risquait de déplaire à l'Empereur; de plus, il recevrait des impressions défavorables à l'ordre nouveau, le verrait avec des yeux d'émigré, et sa défiance systématique aigrirait promptement les rapports. La conduite antérieure de M. de Markof, qui, se rendant personnellement odieux au Premier consul par ses fréquentations et ses intrigues, avait hâté la rupture, offrait à cet égard un fâcheux précédent, et le retour des mêmes faits semblait d'autant plus à craindre que le corps des diplomates russes n'offrait aucun partisan avéré de l'alliance napoléonienne.
À défaut d'un ambassadeur bien pensant, Alexandre se réduisit à en souhaiter un chez lequel la docilité pût suppléer à la conviction, et cette pensée le conduisit à chercher dans le haut état-major de ses armées. On pouvait croire qu'un militaire, disposé par métier à l'obéissance passive, ne discuterait pas ses instructions et les exécuterait à la manière d'une consigne. Ce fut le lieutenant général comte Tolstoï, frère du grand maréchal, qui parut offrir à cet égard les meilleures garanties. Le comte Pierre Tolstoï avait fourni la plus grande partie de sa carrière à l'armée; son passé et ses opinions ne permettaient point de le ranger parmi nos amis, mais il ne s'était jamais affilié à aucune des coteries politiques qui divisaient la société de Pétersbourg, vivait à l'écart des partis, et cette réserve semblait de bon augure pour la conduite qu'il tiendrait à Paris. Son abord était froid, peu engageant, son maintien sévère, mais ses défauts ne pouvaient-ils, dans les circonstances présentes, devenir des qualités? Un homme de brillants dehors, un causeur aimable, eût été immédiatement recherché et peut-être accaparé par les salons; Pierre Tolstoï paraissait rassurant à cet égard. En même temps, sa tenue correcte d'officier général, sa réputation de brave militaire, ses manières simples, sa physionomie ouverte pouvaient plaire à Napoléon, qui détestait par-dessus tout l'intrigue de cour et de société. Peut-être ce soldat rigide, pourvu qu'on lui traçât sa ligne avec précision, réussirait-il mieux qu'un diplomate de carrière à gagner la confiance de l'Empereur et à s'assurer auprès de lui des accès familiers.
Le comte Tolstoï reçut dans ses terres l'offre de l'ambassade; il en fut ému, presque consterné, hésita à assumer cette charge, partagé entre ses habitudes de soumission et sa répugnance pour un fardeau auquel il se jugeait impropre. On assure que la comtesse, très hostile à la France, le supplia de refuser, et que cette opposition domestique troubla fort un homme façonné à tous les genres d'obéissance 240. À la fin, se résignant, Tolstoï accepta l'ambassade comme un service commandé. Dans les derniers jours d'août, il était à Pétersbourg et officiellement désigné pour le poste de Paris: «Voilà mon ambassadeur arrivé, dit un jour le Tsar à Savary; vous allez le voir, c'est un galant homme qui a toute ma confiance et que j'envoie à l'Empereur, comme l'homme que je trouve lui mieux convenir. Je vais vous parler avec franchise (prenant la main du général): vous êtes un de nos amis et il faut que vous me rendiez service. J'ai le plus grand désir que le comte Tolstoï réussisse chez vous; j'éprouverais une peine mortelle s'il ne plaisait pas à l'Empereur, et je serais fort embarrassé pour le remplacer. J'attends donc de vous, général, que vous écrirez pour lui et que vous lui faciliterez les moyens de se mettre là-bas, dès en arrivant, comme il convient pour ne point être désagréable et cependant être rapproché autant que possible de l'Empereur. Je sais que votre étiquette permet que tous les ambassadeurs soient invités aux chasses et aux manœuvres de l'Empereur; je vous avoue que je désire beaucoup cela pour le comte Tolstoï, parce qu'à la chasse il arrive souvent que l'Empereur, pensant aux affaires, laisse là les chasseurs pour s'en occuper, et c'est dans de telles occasions que mon ambassadeur pourra trouver l'occasion de lui parler. Enfin, il y a mille petits moyens de ce genre qui souvent resserrent mieux les liaisons que toutes les formes officielles, qui sont si fatigantes. Écrivez donc à vos camarades et demandez-leur leur amitié pour Tolstoï. Dites à Duroc et à Caulaincourt 241 que je recommande beaucoup à mon ambassadeur de les voir souvent, et je compte sur eux et leur amitié pour lui 242.»
Aux précautions que prenait le Tsar pour ménager à Tolstoï un accueil favorable, pour lui assurer à l'avance des relations et aussi des conseils, il est aisé de juger que sa confiance dans l'habileté de son envoyé n'était point sans limites. Il l'avait choisi faute d'un meilleur, et, s'il espérait que la personne du comte ne déplairait pas, il n'entendait guère mettre à l'épreuve ses talents de négociateur. Aux yeux d'Alexandre, une seule question, celle des rapports avec la Turquie, restait à trancher avec la France; elle présentait, il est vrai, une importance capitale, mais il est sans exemple qu'une grande négociation se soit menée en partie double et à la fois auprès des deux cours intéressées. Elle ne marche, n'aboutit, qu'à la condition de se poursuivre sur une scène unique et que tout se passe entre l'un des gouvernements et le représentant autorisé de l'autre puissance. Alexandre avait entamé la question d'Orient avec Savary, il comptait que notre nouvel ambassadeur apporterait réponse à ses ouvertures et posséderait pleinement le secret de la France; il se persuadait donc que l'accord se conclurait par l'intermédiaire de cet envoyé et que son propre agent n'aurait à prendre aucune initiative. Les instructions de Tolstoï, antérieures à la rupture avec l'Angleterre et aux prétentions que la Russie s'était jugée en droit d'émettre après cette démarche, retardaient sur les événements; au sujet des provinces turques, elles ne prescrivaient à l'ambassadeur que des insinuations. Le principal débat ainsi soustrait à sa compétence, sa tâche en paraissait considérablement allégée et simplifiée. Les seules affaires dont il aurait à procurer la solution se rapportaient à l'exécution des articles du traité non relatifs à l'Orient et surtout à l'évacuation des provinces prussiennes.
Sur ce point, comme sur les autres, Alexandre ne prévoyait pas de difficultés sérieuses. Sans doute, il avait été frappé des retards apportés au retrait de nos troupes; sensible aux souffrances de ce pays, aux doléances de son gouvernement, il désirait sincèrement abréger les unes et s'épargner les autres; toutefois, ignorant la connexité que l'Empereur établissait entre le sort de la Silésie et celui des Principautés, persuadé qu'il s'agissait seulement pour la Prusse de subir plus ou moins longtemps une occupation transitoire, il n'entendait pas se brouiller à ce sujet avec Napoléon. S'il avait donc signalé à Tolstoï la libération de la Prusse «comme un point auquel il attachait la plus haute importance», et s'il lui avait recommandé de la hâter par ses instances, il lui avait prescrit en même temps de garder dans toutes ses démarches la mesure compatible avec le but essentiel de sa mission, qui était de cimenter l'accord et la confiance 243.
Cette réserve formellement exprimée dans ses instructions, il semble que Tolstoï ait omis de la lire, ou que du moins, dérogeant du premier coup à ses principes d'obéissance militaire, il ait résolu de la considérer comme non avenue, pour s'attacher exclusivement aux lignes qui la précédaient. Les soins à prendre pour le rétablissement de la Prusse lui parurent la grande affaire du moment, la seule véritablement digne de sa sollicitude. Étranger aux rêves grandioses qui hantaient Alexandre et Roumianstof, il n'éprouvait point l'effet de captivant mirage que les contrées du Levant produisent d'ordinaire sur les imaginations russes, et ce qu'on peut appeler la fièvre orientale ne l'avait pas touché. À son avis, un péril redoutable menaçait son pays; c'était celui qui s'était révélé à ses yeux, évident et tangible, pendant la guerre, contre lequel il avait combattu dans les plaines de Pologne, à savoir l'extension démesurée de la puissance française en Europe et surtout en Allemagne. Pour relever au plus vite une barrière entre les deux empires, pour rendre à la Russie un boulevard, il aspirait à reconstituer la Prusse, et il quitta Pétersbourg avec la volonté d'y travailler de son mieux.
Un incident de son voyage acheva de le dévouer à cette œuvre, en y intéressant ses plus intimes sentiments. Passant à Memel, il y rendit ses devoirs à la famille royale de Prusse; il put la contempler dans l'excès de son infortune. Sans pouvoir, sans provinces, sans argent, Frédéric-Guillaume et la reine Louise assistaient impuissants au martyre de leurs peuples. À de poignants souvenirs, aux inquiétudes pour l'avenir, à une lutte contre des prétentions sans cesse renaissantes, le manque de ressources matérielles s'unissait pour les torturer; c'était la gêne, presque la pauvreté; afin de leur venir en aide, Alexandre était obligé de leur faire passer, sous couleur d'attentions et de souvenirs, des objets d'habillement et des cadeaux utiles: «Ces malheureux, disait-il, n'ont pas de quoi manger 244.» L'aspect de cette grandeur humiliée, de ce monarque abreuvé d'amertumes, de cette souveraine dont la beauté survivait à toutes les épreuves et rayonnait au sein du malheur, émurent profondément l'âme royaliste de Tolstoï et lui inspirèrent le plus tendre intérêt. Il y puisa un redoublement de ferveur pour la cause des Hohenzollern, qui se confondait à ses yeux avec celle de toutes les dynasties légitimes, et cet ambassadeur de Russie résolut de s'ériger à Paris en représentant officieux et bénévole de la Prusse: il eût été difficile d'imaginer chez lui des dispositions aussi diamétralement opposées à celles qu'eût souhaitées Napoléon.
L'Empereur lui fit grand accueil; c'était une manière de reconnaître l'hospitalité prévenante dont jouissait Savary; il était d'ailleurs de notre politique, non seulement de resserrer, mais d'afficher l'alliance russe. Voici en quels termes M. de Champagny raconte à Savary la réception de l'envoyé moscovite: «Cette audience, dit-il, qui a eu lieu le 6 de ce mois, a été remarquable par la grâce et la bonté avec lesquelles Sa Majesté a reçu l'ambassadeur de Russie. On a remarqué l'attention délicate qui a porté l'Empereur à mettre sur son habit le cordon de Saint-André, qu'il a gardé toute la journée, et la cour ainsi que le public de Fontainebleau, qui est admis au spectacle de la cour, ont fait le soir, lors de la représentation de Manlius, une grande attention à ce témoignage public et distingué de la considération de l'empereur Napoléon pour l'empereur Alexandre. M. de Tolstoï a été admis au cercle particulier de l'Impératrice, ce qui n'est pas l'usage à l'égard des ambassadeurs ni des étrangers, et a eu l'honneur de faire sa partie avec Sa Majesté. Il a occupé l'appartement qu'on lui avait préparé au palais, il jouit de tous les privilèges de la cour, est admis au lever et ce matin a suivi l'Empereur à la messe. Cela a excité la jalousie des autres ambassadeurs 245.»
Un cadeau vraiment impérial couronna ces prévenances. Napoléon voulut pourvoir désormais au logement des ambassadeurs russes dans sa capitale, et voici, s'il faut en croire un récit qui eut cours à Pétersbourg, la manière dont il s'y prit: «Murat, dit-il un jour au grand-duc de Berg, combien vous coûte votre hôtel rue Cérutti?--Quatre cent mille francs.--Mais je ne parle pas des quatre murs; j'entends l'hôtel et tout ce qu'il contient, meubles, vaisselle, etc.--Dans ce cas, Sire, c'est un million qu'il me coûte.--Demain, on vous payera cette somme: c'est l'hôtel de l'ambassadeur russe 246.»
En réponse à ces distinctions sans précédent, quelle fut l'attitude de Tolstoï? «Il a été un peu intimidé, écrivait Champagny à propos de la première audience impériale, comme doit l'être un homme d'un sens droit qui paraît pour la première fois devant un grand homme d'un génie si supérieur, mais le ton de bonté et d'affabilité de l'Empereur l'a bientôt rassuré 247.» Malgré l'optimisme de la prose officielle et ses explications consolantes, on devine que la froideur du Russe avait mal répondu à la bienveillance de son interlocuteur. Quelques lignes plus loin, le ministre en fait presque l'aveu:
«Je ne sais, dit-il, s'il a senti tout le prix de l'accueil extraordinaire que lui a fait l'Empereur autant que l'aurait fait un homme étant dans la carrière diplomatique et habitué à mettre du prix aux plus légères circonstances.» Et bientôt, dans une dépêche postérieure, Champagny est obligé de convenir que l'Empereur n'a point trouvé en M. de Tolstoï «l'homme qu'il désirait, avec qui il pût causer 248». En effet, le mutisme respectueux, mais décourageant, dont Tolstoï s'était montré affligé à ses débuts, persistait et devenait chronique. À toutes les avances de Napoléon, il opposait un visage glacé. Au cercle de cour, l'Empereur s'adressait-il à lui en termes qui semblaient provoquer une conversation suivie, il balbutiait quelques réponses pénibles, évitait toute parole qui pût nourrir l'entretien, et laissait le monarque passer mécontent. D'autres fois, on le voyait éviter les regards qui venaient à lui, se reculer avec embarras, s'effacer dans la foule des courtisans, et sa grande préoccupation semblait être de se dérober à la faveur.
Avec les personnages de la cour et du gouvernement, ses manières n'étaient pas moins étranges. Chez lui, rien qui dénotât l'espoir d'une intimité durable entre les deux États et le désir d'y contribuer, rien qui sentît l'ambassadeur d'une puissance amie. On eût dit plutôt d'un parlementaire envoyé au quartier général ennemi un soir de bataille malheureuse. Ce messager mesure toutes ses paroles, présente un front grave, douloureux, impénétrable, et s'efforce avant tout de sauvegarder sa dignité de vaincu: tel était le modèle d'après lequel Tolstoï semblait s'être composé un rôle. S'il se livrait à quelques épanchements, ils étaient plus menaçants que son silence; ses discours devenaient alors belliqueux et sentaient la poudre. Un jour, après avoir assisté à une chasse impériale, il revenait en voiture avec le maréchal Ney et le prince Borghèse. Pendant la route, il ramena la conversation avec persévérance sur des sujets militaires, puis, s'échauffant, se mit à vanter les armées russes et fut sur le point de les déclarer invincibles; il attribuait leurs revers au hasard de circonstances malheureuses, à des ordres mal interprétés; il finit par laisser percer l'espoir d'une revanche. Ney, peu endurant de sa nature, releva vivement ces propos; l'entretien prit un tour véhément, et le bruit d'un duel possible entre l'ambassadeur de Russie et un maréchal d'Empire se répandit de toutes parts 249.
Ces sorties déplacées, alternant avec une réserve hautaine, trahissaient de plus en plus chez Tolstoï l'impossibilité de se plier à la conduite qui lui avait été dictée. Ce soldat ponctuel devenait un diplomate indiscipliné. Trompant les espérances d'Alexandre, dépassant ses craintes, non content d'apporter en France toutes les haines, toutes les rancunes de l'aristocratie russe, il ne prenait point la peine de les dissimuler et se disposait à apporter dans sa manière d'observer, de négocier, l'hostilité préconçue qui éclatait dans son attitude.
Ses premières impressions en France, l'esprit de son entourage, loin d'affaiblir en lui ces tendances, les accrurent. L'ambassade russe ne se plaisait guère dans sa nouvelle résidence, quelque soin qu'on prît pour la lui rendre agréable. Insensible à l'aspect de puissance et de force que présentait la France, car cette grandeur avait été conquise en partie aux dépens de son pays, elle goûtait peu les attraits de la société officielle. C'était pourtant l'un des instants où Napoléon se soit le plus préoccupé de rechercher les pompes mondaines et de tenir une cour. À Fontainebleau, dont le séjour fut particulièrement brillant cette année, il y avait un défilé incessant de visiteurs illustres, d'hôtes princiers, un hommage constant de l'Europe à l'Empereur. La charmante demeure des Valois, restaurée suivant le goût du jour, décorée avec un luxe sévère et romain, avait retrouvé toute son animation, et chaque jour voyait se succéder des plaisirs à heure fixe, réceptions officielles, représentations théâtrales, fêtes magnifiquement et militairement ordonnées, parties de chasse où les femmes elles-mêmes portaient un uniforme réglementaire, coquet et seyant à la vérité, et où figuraient des escadrons d'amazones arborant chacun leurs couleurs distinctives 250. Les Russes admiraient ces spectacles, mais trouvaient que l'éclat n'en sauvait pas toujours la monotonie, et que la nouvelle cour n'avait su emprunter à l'ancienne ce qui en faisait le charme inimitable, l'aisance dans le bon ton. Revenaient-ils à Paris, il leur semblait que les personnes attachées au gouvernement y étaient en général peu accueillantes; ils se plaignaient «qu'il n'y eût pas à Paris deux ou trois maisons ouvertes comme celle de M. le prince de Bénévent, où l'on soit sûr de trouver du monde, une maîtresse de maison aimable, prévenante, et un bon souper après le spectacle»; ils trouvaient que «cela manquait tout à fait à Paris 251». À défaut d'une société organisée suivant leurs goûts, ils cherchaient ailleurs leurs plaisirs et passaient leurs soirées chez mademoiselle George, «l'héroïne de la légation russe 252».
D'allures plus posées, leur chef ne résistait pas à la tentation de fréquenter les salons royalistes; là, il n'intriguait pas, mais écoutait, observait, recevait le ton sans le donner, et les discours qu'il entendait, roulant d'ordinaire sur l'ambition et le despotisme de Napoléon, redoublaient ses méfiances contre l'homme et le régime. Se tenant désormais à l'égard du gouvernement impérial sur un perpétuel qui-vive, il en vint à flairer un piège dans toutes les paroles qu'il en recevait et à les interpréter dans le sens de ses préventions. Non dépourvu de finesse, mais dominé par une haine qui faussait sa perspicacité, s'il devina vite quelques-unes des intentions de l'Empereur, il se mit gratuitement à lui en supposer d'autres.
Dès qu'il s'était rencontré avec Champagny, il avait entamé très vivement la question prussienne. Les réponses évasives du ministre le mécontentèrent et lui parurent l'indice d'une arrière-pensée. Dans sa première conversation avec l'Empereur, il aborda le même sujet et se montra très différent de ce qu'il paraissait d'ordinaire; dépouillant son embarras pour ne conserver que sa raideur, il demanda carrément l'évacuation de la Prusse, osant dire que la Russie ne pourrait s'estimer en paix avec la France tant que la première condition du traité resterait inaccomplie. Napoléon essaya d'abord de se dérober à une réponse: Pourquoi, disait-il à Tolstoï avec une familière rondeur, s'intéresser tant au roi de Prusse, allié incommode et peu sûr? «Il vous jouera encore de mauvais tours 253.» D'ailleurs, la France se prépare à évacuer, les troupes sont en marche; mais le général Tolstoï est trop au courant des choses du métier pour croire que de pareilles opérations puissent s'exécuter à la minute: «on ne déplace pas une armée comme on prend une prise de tabac 254.» Tolstoï ne se rendant pas à ces raisons et insistant davantage, l'Empereur, poussé à bout, désireux d'ailleurs de pressentir le gouvernement russe et de le préparer à de plus précises ouvertures, ne se refusa pas à soulever le voile dont s'enveloppaient ses plans; à grands traits, il esquissa les trois combinaisons possibles, affirmant qu'il ne disputerait point à la Russie les satisfactions, fussent les plus éblouissantes, pourvu qu'on le laissât libre de choisir ses dédommagements.
Tout d'abord, il se déclara prêt à évacuer la Prusse, si la Russie se retirait des Principautés; l'exécution intégrale et réciproque du traité était son premier vœu. «Il me dit, expose Tolstoï dans son rapport, que lui ne voyait aucun avantage pour la France au démembrement de l'empire ottoman, qu'il ne demandait pas mieux que de garantir son intégrité, qu'il le préférait même, ne se souciant guère de l'Albanie et de la Morée, où il n'y a, comme il prétend, que des coups et de l'embarras à gagner; cependant, que si nous tenions infiniment à la possession de la Moldavie et de la Valachie, il s'y prêterait volontiers et qu'il nous offrait le thalweg du Danube, mais que ce serait à condition qu'il pût s'en dédommager ailleurs. Je le pressai de m'apprendre ce qu'il entendait par là et où il comptait prendre ses compensations. Il voulut éluder toute explication là-dessus, mais mes instances devenant toujours plus pressantes et l'ayant presque mis au pied du mur par l'observation que, lui connaissant les agrandissements que nous désirons, il était on ne peut pas plus juste que nous fussions également instruits de ceux qu'il convoitait, il me dit, après avoir hésité quelque temps et comme faisant un grand effort: Eh bien, c'est en Prusse. Il consent même à un plus grand partage de l'empire ottoman, s'il pouvait entrer dans les plans de la Russie. Il m'autorise à offrir Constantinople, car il assure n'avoir contracté aucun engagement avec le gouvernement turc, et de n'avoir aucunes vues sur cette capitale. Cependant, dans cette supposition, il ne saurait mettre les intérêts de la France tout à fait de côté ni s'expliquer d'avance sur les vues qu'ils commanderaient. Ainsi il propose d'évacuer les pays restitués à la Prusse par le traité de Tilsit, si nous renonçons à nos vues sur la Modalvie et la Valachie. Dans le cas contraire, il nous accorde le thalweg du Danube contre une compensation aux dépens de la Prusse. Dans la troisième supposition, qui annoncerait un entier démembrement de la Turquie européenne, il consent à une extension pour la Russie jusqu'à Constantinople, cette capitale y comprise, contre des acquisitions sur lesquelles il ne s'est point expliqué 255.»
En jetant brusquement dans l'entretien le nom de Constantinople, avec des réserves qui laissaient à la proposition quelque chose de vague et d'incertain, on peut croire que Napoléon avait voulu surtout éprouver et tenter Tolstoï, essayer sur lui l'effet d'un mot magique; peut-être aussi voulait-il voir jusqu'où allaient les ambitions de la Russie, si cette puissance serait disposée à tout admettre de sa part pour obtenir Constantinople, à lui abandonner l'Europe au prix d'une ville. Mais Tolstoï, à l'aspect de la radieuse vision que l'on évoquait à ses yeux, ne tressaillit point; il garda son sang-froid et, s'il transmit à sa cour les offres impériales, ce fut en y ajoutant un commentaire de sa façon. Rapportant tout à son idée fixe, il avait surtout relevé dans le langage de Napoléon ce qui avait trait à la Prusse. Il ne doutait plus que l'exécution du traité au profit de cette puissance ne fût suspendue de propos délibéré, et partant de cette donnée juste, son imagination en tirait des conséquences inexactes ou singulièrement exagérées. Rapprochant les déclarations de l'Empereur de bruits recueillis à la légère, admis sans contrôle, il arriva à la conviction que Napoléon avait arrêté en principe le démembrement total de la Prusse. Cette prétendue découverte l'émut au plus haut point, et il crut de son devoir de sonner l'alarme.
Prenant un ton de révélateur, il se hâta de signaler à sa cour non seulement la Silésie, mais Berlin et le cours de l'Oder comme l'objet immédiat de nos convoitises. D'après lui, ces pays avaient été destinés tout d'abord à arrondir le royaume français d'outre-Rhin, l'apanage de Jérôme; ce projet allait s'exécuter, quand la fermeté de l'envoyé russe avait fait réfléchir Napoléon; et Tolstoï, à l'appui de son dire, citait les plus invraisemblables scènes: «Monsieur Jérôme, écrivait-il, avait la promesse positive de Berlin, avec une extension jusqu'à l'Oder pour son royaume de Westphalie. Au sortir de mon audience particulière, l'Empereur le fit venir et lui déclara tout net qu'il ne fallait pas y songer; mais, comme il lui arrive souvent de regimber, il osa insister et s'appuyer de la parole impériale qu'on lui avait donnée. Il s'ensuivit entre les deux frères une scène des plus violentes, qui se termina par le renvoi de Jérôme, obligé de partir ce matin pour Cherbourg, sous prétexte d'une commission de l'Empereur 256.»
À défaut d'un frère, au dire de Tolstoï, ce sera un vassal de Napoléon qui recueillera les dépouilles de la Prusse; le grand-duché de Varsovie est actuellement désigné pour en recevoir la meilleure part. Le conquérant achèvera ensuite de reconstituer la Pologne avec les provinces occidentales de la Russie; l'anéantissement de la Prusse n'est qu'un moyen pour lui d'atteindre l'empire qu'il traite en allié et leurre par de fallacieuses promesses. Loin de favoriser la Russie, il veut la refouler dans ses anciennes limites, en faire une puissance asiatique, l'exiler dans l'Est, la rejeter sur la Perse et les Indes, en attendant qu'il puisse la bouleverser de fond en comble. Tout décomposer, tout abattre autour de lui, afin de régner sur l'Europe en ruine, tel est son but; il a déclaré que sa dynastie serait bientôt la plus ancienne du continent, et se tiendra parole 257.
Ce fut à développer ces effrayantes perspectives que Tolstoï consacra son premier courrier. Il le fit en termes pathétiques, sur un ton de sincérité parfaite, d'alarme profonde, suppliant qu'à Pétersbourg on ouvrît les yeux, qu'on prît des mesures de défense et de salut. Non content d'exprimer ses terreurs dans plusieurs rapports, il en fit l'objet d'une lettre particulière à Roumianstof, et ses communications, expédiées précipitamment à Pétersbourg, y devancèrent M. de Caulaincourt. Ainsi, par un concours de circonstances inattendues et fâcheuses, l'idée de faire entrer une partie de la Prusse en compensation avec les provinces roumaines, au lieu d'être transmise à Alexandre avec les ménagements convenables, à titre de simple proposition, lui était découverte brutalement; elle lui arrivait par la bouche d'un ennemi de la France, travestie, amplifiée, présentée sous l'aspect d'une décision irrévocable, transformée en projet mûrement médité contre la foi des traités, l'existence d'un État indépendant et la sûreté de la Russie.
En lisant les dépêches de Tolstoï, Alexandre ne se défendit point d'un mouvement de surprise et d'émotion. Il interrogea Savary; à ce moment, le malheur voulut que celui-ci eût été chargé, le cas échéant, de préparer les voies à la proposition dont Caulaincourt était porteur; il ne put donc opposer aux questions du Tsar une dénégation absolue. À la suite de ses demi-confidences, Alexandre se sentit porté à croire que Tolstoï avait vu juste et que la suppression de la Prusse entrait dans les vues de Napoléon. Sa pitié envers cette nation se révolta, en même temps que se réveillaient toutes ses craintes à l'endroit d'un génie effréné et destructeur: il sentit chanceler sa foi dans l'alliance française et douta de son œuvre. Il fit écrire aussitôt à Paris pour rappeler à Napoléon les entretiens de Tilsit, voulut qu'on montrât en Orient et non ailleurs la compensation désignée de la France et, pour la première fois, que l'on proposât nettement le partage de la Turquie 258. Vainement Savary expliqua-t-il que le projet de l'Empereur visait uniquement une province et non l'ensemble de la monarchie prussienne, qu'il demeurait éventuel, subordonné à l'assentiment de la Russie, destiné à faciliter les desseins de cette cour; Alexandre demeura sous une impression de méfiance, prévenu contre toute proposition où la Prusse serait appelée à de nouveaux sacrifices, et lorsque Caulaincourt arriva enfin à Pétersbourg, le 17 décembre, loin que le terrain eût été aplani devant ses pas, il se trouva qu'une haine diligente y avait accumulé les obstacles.
II
L'accueil fait à M. de Caulaincourt ne se ressentit nullement des doutes qui assiégeaient l'esprit du Tsar: pour ramener Napoléon, Alexandre eut recours tout d'abord à un redoublement d'égards et de procédés. Entré dans Pétersbourg, l'ambassadeur fut conduit au palais Wolkonski, le plus beau de la capitale après ceux de l'empereur et du grand-duc; là, on lui fit connaître qu'il était chez lui, et que le Tsar mettait à sa disposition cette magnifique demeure. «C'est une ville 259», écrivait-il dans le premier élan de son enthousiasme. Le 20 décembre eut lieu la remise des lettres de créance. Depuis la réception du comte de Cobenzl, envoyé extraordinaire de Joseph II auprès de la grande Catherine, Pétersbourg n'avait point assisté à une aussi belle solennité diplomatique; le même cérémonial fut observé, avec quelques variantes à notre avantage, et la France officiellement reconnue comme l'héritière des Césars germaniques. Le Tsar accueillit notre envoyé en ancienne connaissance, et, par quelques mots familièrement aimables, sauva la banalité ordinaire des entretiens officiels. Le soir, il y eut spectacle à l'Hermitage; la salle, construite à l'extrémité du palais, présentait un amphithéâtre de gradins où la cour entière étalait le luxe de ses uniformes et de ses parures. Derrière l'orchestre, une rangée de fauteuils était réservée pour l'empereur, les deux impératrices, les princes; Caulaincourt, convié par invitation spéciale, fut conduit à l'un de ces sièges et placé sur la même ligne que la famille impériale, à côté des grands-ducs, «distinction, dit un récit du temps, dont il n'y avait pas encore d'exemple, qui frappa toute la cour et disposa les esprits à voir dans Son Excellence plus qu'un ambassadeur 260».
«Je reçois avec plaisir l'ambassadeur, lui avait dit Alexandre à l'audience du matin, et je verrai de même le général dans mon intérieur 261.» Il tint parole et le surlendemain invitait Caulaincourt à l'un de ces dîners intimes dont Savary avait été pendant quatre mois le convive assidu. Le nouvel ambassadeur obéit à cet appel avec quelque appréhension. Mis au courant par Savary des habitudes et aussi des sentiments du monarque, il savait qu'Alexandre tenait volontiers dans la soirée ses conférences politiques, et que, d'autre part, les communications de Tolstoï l'avaient exaspéré: «Le mot n'est pas trop fort 262», écrivait-il à Napoléon. Il craignait donc, s'il était appelé à formuler dès à présent ses propositions, qu'on ne lui fermât la bouche par une fin de non-recevoir. Après avoir pris conseil de Savary, dont l'expérience faisait autorité, il résolut de ménager extrêmement Alexandre, de le tâter seulement par de discrètes insinuations, quitte à se replier au premier signe de résistance. Son plan ainsi dressé, il se rendit au Palais d'hiver, où il trouva réunis plusieurs ministres et généraux, amis et ennemis de la France; il s'entretenait avec le comte Roumianstof, lorsque l'empereur et l'impératrice parurent, et nous lui laisserons désormais la parole; il s'exprime ainsi dans son rapport à Napoléon:
«Avant le dîner, l'empereur me dit: «Général, je vous vois ici avec plaisir et je m'empresse de vous mettre en possession de tous vos droits. Nous causerons après le dîner.» L'impératrice me dit plusieurs choses obligeantes sur mon premier séjour ici, et on passa pour se mettre à table.
«Pendant le dîner, l'empereur parla de la rapidité avec laquelle Votre Majesté voyageait et de la vitesse dont elle allait à cheval, que lui seul et moi la suivions à Tilsit. Il fut ensuite question du prince de Neufchâtel. Sa Majesté dit que c'était un des hommes qui lui avaient inspiré le plus d'estime. Elle me demanda si Votre Majesté avait fait beaucoup de promotions dans l'armée, et elle ajouta qu'on lui avait dit que Votre Majesté avait renoncé au blanc pour son infanterie; que pour elle, elle était pour le bleu, que les armées françaises avaient fait des choses si glorieuses sous cette couleur, qu'elle lui donnait la préférence.
«Après le dîner, la conversation continua quelques minutes avec moi sur Pétersbourg et des objets indifférents. L'empereur passa ensuite dans son cabinet et me fit demander. Il me dit:
L'empereur.--Jusqu'à l'arrivée des dépêches que porte Faudoas (il s'agissait des dépêches expédiées par Savary le 18 novembre, confiées au capitaine de Faudoas et qui transmettaient la demande des Principautés), nous n'aurons rien de bien important à traiter; mais je veux vous mettre en possession de tous vos droits.
«(L'empereur me prit par la main, me fit asseoir à sa droite et continua ainsi:)
«Vous avez toute ma confiance. L'Empereur ne pouvait faire un choix qui me convînt plus personnellement et qui fût plus convenable pour le pays, à cause de votre rang près de lui. Mandez-lui que c'est une nouvelle marque d'amitié qu'il m'a donnée. Je ne vous verrai jamais assez. Dans les jours d'étiquette, vous serez l'ambassadeur tant que vous voudrez; dans les autres moments, vous connaissez le chemin de mon cabinet; je vous y verrai avec plaisir.
L'ambassadeur.--C'est l'honneur que j'apprécie le plus ici, Sire, et le seul qui puisse me dédommager d'être loin de mon maître.
L'empereur.--Je sais que vous avez fait un sacrifice en vous éloignant de l'Empereur, mais La Forest ne convenait point. Je ne pouvais le voir comme cela. Il fallait ici un officier général et un homme qui ralliât la société par des formes. L'empereur Napoléon choisit toujours bien.
L'ambassadeur.--Si M. de La Forest était venu, le général Savary serait resté avec lui ou un autre aide de camp de l'Empereur.
L'empereur.--Deux personnes ne font pas bien les affaires, ce sont deux intérêts personnels qui se mettent souvent à la place de celui des choses. Mes intentions sont droites, je n'ai point d'arrière-pensée dans mon attachement pour l'empereur Napoléon, je le lui ai prouvé par toutes mes démarches. Le général Savary a pu vous dire qu'il a trouvé faites d'avance toutes les choses qu'il avait été chargé de demander. Nous avons fait en octobre ce qui ne devait être fait qu'en décembre, et le général Savary doit avoir mandé à l'Empereur que moi et Roumianstof l'avons toujours prévenu pour la guerre avec l'Angleterre. Je l'aurais peut-être déclarée plus tôt, s'il n'avait pensé comme moi qu'il fallait attendre le signal de l'empereur Napoléon. Quant aux Suédois, comme je vous l'ai dit hier, nous sommes en mesure.»
«Ici, l'empereur s'expliqua brièvement sur les sommations adressées à la Suède, qui persistait dans son endurcissement, et les préparatifs faits pour la contraindre. Puis, comme si la pensée qui remplissait son cœur eût eu hâte de monter à ses lèvres, il reprit presque aussitôt: «L'Empereur a parlé à Tolstoï de la Prusse. Cela m'a peiné; Savary vous l'aura dit. Il n'avait jamais été question de la faire entrer en compensation des affaires de Turquie. C'est l'empereur Napoléon qui a prononcé à Tilsit le premier mot sur la Valachie et la Moldavie, ainsi que sur une autre partie de la Turquie. Lui-même a désigné son lot. Lui-même s'est regardé comme entièrement dégagé par la déposition du sultan Sélim. Certes, il n'a pas été dit un mot qui pût faire penser que la pauvre Prusse dût être un équivalent dans cet arrangement que les révolutions des provinces en question amènent encore plus que l'intérêt de la Russie. Le général Savary a pu vous dire quel était mon éloignement pour cet arrangement, que je ne pouvais consentir à partager de fait les dépouilles d'un malheureux prince que l'Empereur a désigné à l'Europe et à la France comme rétabli en considération de moi. Il ne peut d'honneur cesser d'être mon allié tant qu'il n'est pas remis en possession de ce que lui rend la paix.
L'ambassadeur.--Sire, l'empereur Napoléon porte à Votre Majesté le même attachement; toutes ses pensées sont pour les intérêts et la gloire de Votre Majesté. Elle a dû en trouver de nouvelles preuves dans ce qu'il a dit au comte de Tolstoï, si celui-ci en a rendu un compte fidèle à Votre Majesté. Elle ne peut avoir de doutes sur ses véritables intentions, car la stricte exécution du traité de Tilsit est ce que l'Empereur peut désirer le plus. C'est la première fois qu'il sépare sa cause de celle d'un de ses anciens alliés. Il fallait que ce fût pour Votre Majesté, car toutes les raisons qu'elle allègue pour tenir à la Prusse, mon maître pouvait s'en faire des motifs pour tenir à la Turquie. La position des deux puissances est la même sous tous les rapports d'honneur auxquels Votre Majesté semble attacher tant de prix. Je le répète à Votre Majesté: la pensée de l'empereur Napoléon a cherché dans cette circonstance les intérêts personnels de Votre Majesté plus que les siens. Je prie Votre Majesté de peser cette observation.
L'empereur.--Je vous comprends, ce que vous dites est juste. Avec cette manière de traiter les affaires, on doit toujours s'entendre. Cette lettre de Tolstoï m'avait peiné. Je ne puis consentir à un arrangement de cette nature qui n'est pas conforme aux intentions que l'Empereur m'a manifestées lui-même.
L'ambassadeur.--Sire, quand M. de Tolstoï aura résidé plus longtemps près de l'Empereur, il présentera mieux dans leur véritable intention les ouvertures qui lui seront faites.
L'empereur.--Voilà ce qui me plaît dans le choix que l'Empereur a fait de vous. Vous comprendrez mieux qu'un autre ce qu'il veut, et nous nous entendrons toujours.
L'ambassadeur.--Que Votre Majesté fasse connaître ses intentions à son ambassadeur, l'Empereur mon maître ne demande pas mieux que de régler sa marche sur celle de Votre Majesté. L'Empereur est prêt à tout, et sa pensée la plus chère est pour les intérêts et la gloire de Votre Majesté. J'ai l'honneur de le lui répéter. Votre Majesté me permet-elle de revenir sur une partie de cette conversation?
L'empereur.--Avec plaisir.
L'ambassadeur.--J'avais à cœur, Sire, de faire connaître à Votre Majesté les véritables intentions de mon maître, et j'ai commencé par là. Maintenant, je dois aussi répondre relativement à ses intérêts. Les compensations dont Votre Majesté parle en Turquie sont une conquête à faire, tandis que par la non-exécution du traité de Tilsit et de l'armistice qui en a été la conséquence, celles de Votre Majesté sont faites. Il faudrait se battre pour conquérir et se battre encore pour conserver. Ces provinces n'ont point de commerce et aucun des avantages que recueillerait Votre Majesté. Si elle veut peser avec une entière impartialité tout ce que présente la position de l'une et de l'autre puissance, elle ne doutera plus que la position de la France relativement à la Turquie serait la même que celle de la Russie relativement à la Prusse, si l'attachement de l'empereur Napoléon pour l'empereur Alexandre ne faisait pencher la balance de son côté.
L'empereur.--Cela se peut. Vous présentez bien la chose. Mais je m'en réfère toujours à ce que m'a dit l'empereur Napoléon. J'ai été au-devant de tout ce qu'il a pu désirer. Ses intérêts ont été la base de ma conduite. Je n'ai compté les miens pour rien, car je n'ai point de nouvelles de ma flotte. J'attends donc l'effet de la bonne amitié qu'il m'a témoignée; il a des preuves de la mienne. Je ne puis entrer dans un arrangement dont il n'a jamais été question entre nous, et qui dépouillerait un prince qui a déjà tant perdu. Qu'il soit remis en possession de tout ce que le traité de Tilsit lui restitue et que l'Empereur a dit lui avoir remis pour moi. Ensuite, il en arrivera ce que Dieu voudra. Je ne doute point des intentions de l'Empereur, mais ici, il faut quelque chose qui prouve à la nation et à l'armée que notre alliance n'est pas seulement à votre avantage. Il est de votre intérêt de la nationaliser; je vous parle franchement, ce serait même me servir personnellement. L'Empereur, d'après ce qu'il m'a dit à Tilsit, n'a pas des Turcs une opinion qui le fasse tenir à eux. C'est lui qui a fait notre lot et le sien: quelque chose à l'Autriche pour satisfaire son amour-propre plutôt que son ambition, telles étaient ses intentions. Elles ne peuvent avoir changé, puisque j'ai été depuis lors au-devant de tout ce qu'il a pu désirer. Quant à la conquête à faire pour lui, mes troupes sont prêtes, s'il revient à ses premières intentions. Ce sont les Turcs qui ont rompu l'armistice. Si je n'étais pas de bonne foi avec l'Empereur, j'aurais donc un prétexte de rompre avec eux sans porter atteinte au traité de Tilsit.
L'ambassadeur.--Les arrangements dont Votre Majesté me parle me semblent rentrer dans le cercle de ceux que les empereurs se sont réservé de traiter dans une entrevue. Si les Turcs ont maltraité quelques Valaques, ce sont encore leurs sujets. La Prusse, de son côté, n'a pas toujours eu la mesure et les égards que l'état de paix lui commandait, mais ce sont de ces petits événements qui sont plutôt du ressort de la police que de la politique et qui ne peuvent influer sur les grands intérêts qui nous lient.
L'empereur.--J'ai envoyé des instructions à Tolstoï, comme vous avez pu le voir par ma conversation avec le général Savary. L'Empereur vous en enverra sûrement d'après les dépêches de Faudoas. Nous causerons souvent et nous nous entendrons. Il sera nécessaire que nous concertions ce que nous ferons au printemps si les Anglais menaçaient nos côtes. Mon armée est bien réorganisée et en mesure d'agir soit contre les Anglais, soit contre les Suédois.
L'ambassadeur.--L'Empereur secondera sûrement Votre Majesté de tous ses moyens, et pour le moment une armée française et danoise sera prête, s'il est nécessaire, à pénétrer en Scanie pour seconder les opérations de Votre Majesté.
L'empereur.--Au revoir. Je suis bien aise d'avoir causé avec vous (et en me serrant le bras); en s'expliquant ainsi on s'entend toujours 263.»
Que démontrait en somme cette causerie, terminée sur un mot de confiance et d'espoir, et quelles conclusions Caulaincourt était-il à même d'en tirer? La prudence de son langage, la convenance de son attitude, avaient paru charmer l'empereur; elles avaient atténué, on pouvait le croire, les impressions fâcheuses que Tolstoï avait jetées dans l'esprit du souverain, mais avaient-elles modifié son opinion sur le fond même des choses? Il était permis d'en douter. Alexandre était apaisé; il n'était point convaincu. Afin de le sonder sur tous les points, Caulaincourt avait indiqué légèrement, dans l'ordre qui lui avait été prescrit, les trois solutions entre lesquelles on aurait à choisir pour les difficultés orientales. Il avait parlé d'une paix qui laisserait toutes choses en état; on avait fait la sourde oreille. Par deux fois, il avait glissé une allusion à l'échange des Principautés contre la Silésie; il s'était heurté alors à une résistance courtoise, mais opiniâtre, et il semblait acquis que, de tous les partis à prendre, celui qu'avait nouvellement imaginé Napoléon était le plus opposé aux sentiments du Tsar. Enfin, poussé dans ses derniers retranchements, l'ambassadeur avait admis la possibilité de certains arrangements à prendre de vive voix entre les deux souverains, ce qui s'appliquait au partage, et à la manière dont Alexandre avait amené, provoqué cette vague assurance, il était facile de voir qu'il n'abandonnait rien de ses prétentions; il voulait démembrer ou au moins mutiler la Turquie et ne voulait point sacrifier la Prusse; voilà ce qui résultait de ses paroles et de ses réticences. Caulaincourt se hâta de faire part à Paris de la résolution qu'il avait cru découvrir dans l'esprit du Tsar, et que son entretien avec Roumiantsof lui avait d'ailleurs fait pressentir 264. Il réservait cependant son appréciation définitive, demandait quelque temps pour s'éclairer davantage, mieux pénétrer Alexandre et, après avoir subi une impression, asseoir un jugement.
D'autres devoirs le détournèrent un instant de ce soin. Il n'avait pas seulement à négocier, mais à représenter. Bien établi dans la confiance du souverain, il lui restait à affronter la société. Avant de chercher à plaire, il voulut frapper les esprits et s'imposer; aussi se montra-t-il intraitable sur le chapitre de ses prérogatives. À la première réception du corps diplomatique, il prit hardiment le pas sur l'ambassadeur d'Autriche, investi d'une préséance séculaire, et cette hardiesse fut approuvée en haut lieu: «Ces Français, dit Alexandre en souriant, sont toujours plus lestes que les Autrichiens 265.» Le soir du même jour, à un grand bal chez l'impératrice mère, on alla au-devant des désirs de notre envoyé; il eut partout la première place. Il parut à cette fête dans tout l'éclat de son rang, entouré d'une véritable maison civile et militaire, et ses débuts firent sensation. Son élégante prestance, ses manières à la fois très hautes et très courtoises furent appréciées, et on lui sut gré de ses efforts pour imiter le ton et les allures de l'ancienne société française. Sans se départir d'une certaine réserve, la plus grande partie de la noblesse ne lui opposa point, comme à Savary, une déclaration de guerre préalable et ne se refusa pas à entrer en relation. Même l'opposition féminine ne se montra pas irréconciliable, et il parut à l'ambassadeur que la ramener serait affaire de soins et de prévenances: «Je dansai avec les plus révoltées, écrivait-il, et le temps fera le reste 266.»
«Ma position, ajoutait-il un peu plus tard, est convenable avec la société.» À la cour, il la jugeait «parfaite 267». En effet, chaque fête officielle devenait pour lui l'occasion d'honneurs plus marqués et de nouveaux enchantements. Le 1er janvier, grand bal au Palais d'hiver, où quatorze mille personnes sont invitées et où les femmes paraissent dans le costume pittoresque des provinces de la Russie, relevé par une profusion de perles et de diamants: le souper est servi dans la salle de l'Hermitage, transformée pour la circonstance en palais de féerie; Caulaincourt a sa place à la table des souverains, dressée sous une voûte de cristal étincelant de mille feux. Quelques jours après, bal intime chez l'empereur; l'ambassade française y est invitée en dépit des règles ordinaires du cérémonial. Au souper, la table est couverte de l'un des services de Sèvres envoyé par Napoléon: «L'empereur et les deux impératrices, écrivait Caulaincourt, ainsi que la princesse Amélie, ont cherché toutes les occasions d'en faire valoir le goût et les dessins, et de répéter à l'ambassadeur tout le plaisir qu'on avait à se servir de quelque chose envoyé par l'Empereur 268.»
Au lendemain de ces réunions, le Tsar et le général se retrouvaient à la parade, devant le front des troupes, et Caulaincourt se sentait flatté dans son orgueil national, en constatant que, par une habitude invariable après une guerre malheureuse, le vaincu copiait minutieusement l'allure et la tenue du vainqueur: «Tout à la française, écrivait-il, broderies aux généraux, épaulettes aux officiers, baudriers aux soldats au lieu de ceinturons, musique à la française, marches françaises, exercices français 269.» Pendant la revue, Alexandre s'adressait constamment à notre envoyé et l'invitait souvent à dîner pour le soir: plusieurs fois par semaine, Caulaincourt était admis à cette faveur, et, après le repas, la conversation se prolongeait, sans témoins importuns, dans le cabinet de l'empereur.
Alexandre se montrait alors expansif et charmeur; par un renversement des rôles, c'était le monarque qui semblait avoir entrepris la conquête de l'ambassadeur. Pour plaire, il n'épargnait aucun moyen. Connaissant le culte que Caulaincourt avait voué à Napoléon, il témoignait pour le grand homme d'une admiration sans bornes, sans oublier de délicats compliments à l'adresse de l'envoyé: «À propos, général, lui disait-il tout à coup, vous avez eu de grands succès dans la haute société; vous avez conquis les plus révoltés... Avec ces manières, tout le monde deviendra Français 270.» Et Caulaincourt goûtait avec joie ce témoignage rendu à ses qualités mondaines. Puis, c'étaient de ces épanchements intimes qui flattent si délicieusement un particulier, quand ils tombent de lèvres augustes, car ils suppriment les distances et, ne laissant voir que l'homme dans le souverain, le font pour un instant l'égal de son interlocuteur. Toutes les fois que l'intérêt de son État ne lui semblait pas en jeu, Alexandre aimait à se confier, et, comme ses sympathies allaient très sincèrement à Caulaincourt, dont il appréciait le tact, la discrétion, la droiture, il le prenait pour témoin de ses joies et de ses émotions intimes; il lui livrait volontiers le secret de son cœur. En homme fortement épris, il ne résistait pas à parler de ses amours, de la femme qui lui avait rendu un intérieur, «de l'attrait qui le ramenait toujours vers madame N..., quoiqu'il s'occupât en passant de quelques autres, de la jalousie qui ne menait à rien et ne sauvait rien, du plaisir de voir grandir de petits enfants qu'on aimait. «Il y a des moments, ajoutait-il, où on a besoin de ne plus être souverain; être sûr qu'on est aimé pour soi, que les soins, les caresses que l'on vous prodigue ne sont pas un sacrifice fait à l'ambition ou à la cupidité, fait du bien 271.»
Revenant ensuite à Napoléon, sans changer de sujet: «Je le plains, disait-il, s'il n'aime pas quelqu'un; cela délasse quand on a bien travaillé. Il doit avoir besoin de délassements, quoiqu'il ait une trop forte tête pour être très sentimental 272.» Et il voulait connaître la vie privée de l'Empereur, se montrait amicalement curieux, questionneur, et témoignait de s'intéresser au bonheur autant qu'à la gloire de son allié. Enfin, allant jusqu'à flatter chez Caulaincourt le sentiment le plus chatouilleux qui soit, l'amour-propre du cœur, instruit que l'ambassadeur avait laissé en France l'objet d'une tendre inclination et poursuivait un mariage qui rencontrait des obstacles, il paraissait approuver son choix et faire des vœux pour son succès: «Et vous aussi, général, ajoutait-il, vous aurez votre chapitre, ne viendra-t-elle pas 273?»
L'âme sensible et délicate de Caulaincourt était sans défense contre de tels procédés. Il était de ceux qui ne résistent pas à une marque sincère d'intérêt et aiment par réciprocité. Une anecdote, répandue jadis sur son compte dans la société parisienne, le peint à cet égard. On racontait que M. de Caulaincourt, fort empressé auprès des femmes et sachant leur parler, n'en avait négligé qu'une, non la moins aimable; celle-ci en avait conçu un amer dépit et, depuis lors, n'épargnait point dans ses propos le brillant officier, coupable envers elle du crime d'indifférence. Instruit de cette hostilité, Caulaincourt imagina un moyen de se venger, le plus noble à la fois et le plus piquant. Désormais, il n'y eut sorte de prévenances, d'attentions, d'hommages qu'il ne prodiguât à celle qui s'était déclarée son ennemie, et il fit si bien que la dame, ne se bornant pas à abjurer ses préventions, se prit pour lui d'un goût très vif et ne le lui dissimula point. Son triomphe était complet; il ne le fut que trop. En effet, flatté tout à la fois et touché de la révolution opérée dans un cœur qui maintenant se donnait à lui sans réserve, il ne put s'empêcher de partager le sentiment qu'il avait inspiré et aima pour de bon sa conquête. À part les difficultés du début, cette aventure offre quelque analogie avec les rapports qui s'établirent entre M. de Caulaincourt et l'empereur Alexandre. Chargé de plaire et s'y appliquant consciencieusement, le général réussit fort bien dans cette tâche, mais, en même temps, frappé des côtés généreux, magnanimes, poétiques même par lesquels le Tsar se révélait à ses yeux, il lui voua un attachement enthousiaste et durable. On commettrait toutefois une complète erreur en supposant que son admiration pour l'homme ait influencé ses jugements sur le chef d'État. Son zèle vigilant, son sens droit et raffiné, le préservèrent à cet égard de toute illusion, lui permirent d'apprécier constamment la politique russe avec une parfaite clairvoyance, et ce fut son honneur que d'avoir, en toute circonstance périlleuse pour la fortune de Napoléon, reconnu opportunément et montré le danger. Les étroites relations qu'il cultiva avec Alexandre lui servirent au contraire à étudier de près et à bien comprendre ce prince, à agir sur son esprit avec efficacité, à dissiper souvent ses doutes et à prolonger sa confiance. Même, s'il prêta au Tsar une délicatesse de conscience encore supérieure à ce qu'elle était en réalité, si, non content d'apprécier ses nobles qualités, il fut porté parfois à prendre ses séductions pour des vertus, cette tendance ne lui fut pas inutile pour mieux pénétrer et prévoir plus tôt les évolutions d'un prince qui aimait à se montrer guidé en tout par des considérations d'honneur et de sentiment.
C'est ainsi qu'Alexandre lui étant apparu dans la vie privée, spécialement en amour, un chevalier,--c'était le mot qu'il se plaisait à répéter,--il en fut affermi dans l'opinion, très juste au fond, qu'on ne verrait jamais l'empereur russe sacrifier un allié malheureux, et que la Prusse resterait pour lui «l'arche sainte 274». Une réflexion, à la vérité, se présentait naturellement: si le Tsar tenait par-dessus tout à assurer la délivrance totale de la Prusse, il disposait d'un moyen très simple pour atteindre ce but; qu'il renonçât aux provinces turques, et Napoléon, lié par de formelles déclarations, se trouverait dans l'impossibilité de garder la Silésie. Mais Caulaincourt jugeait que le Tsar n'était plus libre de reculer en Orient, et qu'une sorte de contrat passé avec ses sujets lui faisait une loi d'être exigeant.
Par les propos qu'il avait entendus dans les salons de Pétersbourg, par la réception qu'il y avait trouvée, l'ambassadeur avait pu constater que la société russe, dont l'opposition contre le système d'Alexandre se prononçait jusqu'alors ouvertement, avait changé de tactique. Elle se recueillait maintenant, se taisait, s'enfermait dans une attitude expectante, et avant de prononcer un jugement définitif sur l'alliance française, l'attendait à ses fruits. C'était le Tsar en personne qui avait négocié cette trêve; préférant composer plutôt que lutter avec les chefs de l'opposition, il ne leur avait point caché quelles espérances Napoléon lui avait fait concevoir; il leur avait promis, au prix de leur résignation, de vastes conquêtes en Orient, et, comme de telles perspectives avaient le don d'éblouir tous les esprits, l'opinion, prenant acte des confidences impériales, attendait que l'événement vînt les vérifier ou les démentir. Si les avantages annoncés se réalisaient, si la frontière de l'empire s'étendait sans coup férir jusqu'au Danube ou même le dépassait, à une suspension d'hostilités succéderait une paix définitive. Au contraire, que le résultat espéré se fît attendre, que la France laissât douter de sa sincérité, dont Alexandre s'était porté garant, ce monarque verrait aussitôt se produire contre sa politique et sa personne même un redoublement d'attaques d'autant plus pénibles qu'il les sentirait justifiées; il sortirait de cette épreuve convaincu d'avoir donné dans un piège, peut-être menacé dans son pouvoir et sa vie, au moins atteint dans son prestige de souverain, amoindri, compromis aux yeux de ses sujets, et sa légitime susceptibilité ne pardonnerait pas à l'empereur des Français cette mortelle humiliation. Caulaincourt jugeait donc que la question, quittant le domaine politique pour se transporter sur le terrain infiniment plus délicat de l'amour-propre et du point d'honneur, avait pris une acuité redoutable; suivant lui, l'instant était venu où il fallait que l'Empereur s'attachât définitivement Alexandre, sous peine de se l'aliéner à jamais. Alors, comme son dévouement ne se ménageait pas et parlait avec franchise, au risque de déplaire, il voulut confier à son maître toute la vérité, telle qu'elle lui apparaissait; il le fit en termes émus, courageux et pressants:
«Sire, écrivait-il à l'Empereur le 31 décembre, l'alliance de la Russie avec Votre Majesté, et surtout la guerre avec l'Angleterre, ont renversé toutes les idées de ce pays; c'est, on peut le dire, un changement de religion.» L'ambassadeur explique ensuite qu'Alexandre se juge engagé d'honneur à procurer aux Russes des avantages en Orient en échange des sacrifices que leur impose la guerre avec l'Angleterre: «Voilà sa position, ajoute-t-il, ou pour mieux dire son embarras, car son honneur de chevalier lui ferme la porte que Votre Majesté lui ouvre pour en sortir en Prusse... Certes, l'empereur triomphera de tous les obstacles si son opinion ne change pas, mais, si lui se croit trompé et le ministre qui a cru attacher son nom à de glorieux avantages dupe de sa confiance dans ce que l'empereur lui a annoncé, on ne peut calculer les conséquences de sa réflexion 275.»
Un peu plus tard, s'éclairant encore mieux, Caulaincourt reconnut que les motifs dont s'inspiraient les résistances et les demandes d'Alexandre n'étaient pas exclusivement d'ordre sentimental. Si le Tsar nous refusait obstinément la Silésie, c'était moins par compassion ou sympathie envers la maison de Prusse que par une sollicitude inquiète pour les intérêts de son empire. Alexandre et Roumiantsof avaient immédiatement compris que Napoléon destinait la Silésie à renforcer l'État de Varsovie; subissant malgré tout l'influence des sinistres pronostics de Tolstoï, prompts d'ailleurs à accueillir des bruits qui répondaient à leurs secrètes terreurs, ils craignaient que cet avantage ne devînt pour le grand-duché le prélude d'une complète transformation. L'idée prêtée par eux à Napoléon de rétablir la Pologne, au lieu d'une simple velléité, leur apparaissait désormais comme une intention ferme, prête à se réaliser; leurs soupçons prenaient corps, de vagues appréhensions se transformaient en mortelles alarmes, et le germe de mésintelligence introduit entre les deux empires par la création du grand-duché, mûri rapidement par les circonstances, faisait éclosion. Si l'empereur de Russie et son ministre parlaient continuellement de la Prusse, ils pensaient surtout à la Pologne, et c'était dans la crainte de voir cette dernière renaître de ses cendres, dans une arrière-pensée destinée à exercer désormais sur leurs rapports avec Napoléon une influence prépondérante et fatale, qu'il fallait chercher le secret de leur véhémente opposition au projet sur la Silésie. «La demande de Berlin effaroucherait peut-être moins 276», écrivait Caulaincourt, et ces mots caractérisaient la situation. Quant à la Turquie, si l'empereur Alexandre tenait grand compte des aspirations de son peuple, il leur donnait raison, s'y associait pleinement, et une parfaite communauté de vues, d'espérances, existait sur ce point entre le gouvernement et l'opinion.
Le Tsar obéissait donc à des mobiles moins désintéressés que Caulaincourt ne l'avait d'abord supposé; mais l'ambassadeur n'en avait pas moins abouti, du premier coup, à des conclusions rigoureusement exactes. Oui, l'alliance de Tilsit passait par une phase critique et décisive. Les deux questions qui, depuis un siècle, avaient empêché tout rapprochement durable entre la France et la Russie, celles d'Orient et de Pologne, reparaissaient aujourd'hui, concurremment soulevées, et Napoléon, en essayant de résoudre la première par la seconde, n'avait fait que la compliquer. Que l'une ou l'autre demeurât en suspens, prolongeant l'incertitude présente, l'alliance ne se romprait pas immédiatement, mais ce qui en faisait la substance et la force, c'est-à-dire la foi d'Alexandre dans les bienfaits de cette union, disparaîtrait sans retour et ne laisserait subsister qu'une enveloppe desséchée, prête à tomber au premier choc. Si tout pouvait se réparer encore, c'était à la condition que Napoléon dissipât les défiances de la Russie et du même coup contentât ses ambitions; il devenait nécessaire de la rassurer au sujet de la Pologne, il demeurait urgent de la satisfaire aux dépens de la Turquie.
CHAPITRE VI
ÉVOLUTION VERS L'ORIENT
Napoléon apprend qu'Alexandre lui refuse la Silésie et revendique les Principautés.--Son voyage en Italie; sa visite à Venise.--Vision de l'Orient.--Napoléon songe plus sérieusement au partage de la Turquie et veut s'en faire un moyen d'atteindre sa rivale.--Vue prophétique de l'avenir.-- L'Angleterre vulnérable en Asie.--Rêve persistant d'une expédition contre les Indes.- -Trois routes pour accéder aux Indes, celle de Suez, celle du Cap, celle de l'Asie centrale; Napoléon a essayé de les employer successivement.--Projets de Paul Ier.--Rapports avec la Perse.--Un ambassadeur de Feth-Ali au château de Finkenstein.--Traité qui nous assure le passage à travers la Perse.-- Mission topographique.--Napoléon songe à combiner le partage et l'expédition.-- Véritable caractère de ses projets sur l'Asie.--Conversations avec Talleyrand.-- Système de guerre embrassant le monde.--Efforts pour soulever et employer contre l'Angleterre tous les États de l'Europe méridionale: corrélation entre les projets sur l'Espagne et ceux dont la Turquie est l'objet.-- Hésitations de l'Empereur.--Toujours l'Égypte.--Napoléon veut gagner du temps.-- Nouveau courrier de Caulaincourt; instances plus vives de la Russie.--L'Autriche invitée éventuellement au partage.--Conversation avec Metternich.-- Importante dépêche à Caulaincourt du 29 janvier 1808: elle témoigne des irrésolutions de l'Empereur.--Retour de Savary.--Questions posées à Caulaincourt.--Nécessité temporaire de l'alliance russe.--L'Angleterre s'affirme intraitable; discours du trône; débats au Parlement.--Courroux de Napoléon; il se jure d'anéantir l'Angleterre et fait part à Alexandre de ses conceptions colossales.
Napoléon apprit pour la première fois en décembre 1807, par les rapports de Savary antérieurs à l'entrée en fonction de Caulaincourt, que l'empereur Alexandre lui refusait la Silésie. Il avait reçu, d'autre part, la mise en demeure du 18 novembre et savait que le Tsar affirmait ses prétentions sur les Principautés. Si Caulaincourt ne réussissait pas mieux que Savary à faire agréer l'échange proposé, il ne resterait qu'un moyen pour satisfaire la Russie et indemniser la France, ce serait de partager en commun la Turquie. Après avoir fait allusion à ce suprême parti dans ses instructions écrites, dans ses entretiens, en posant ses réserves et sans dissimuler ses répugnances, Napoléon se résoudrait-il à l'adopter?
Les dépêches de Savary l'avaient rejoint à Venise. Depuis quelques semaines, il visitait son royaume transalpin, charmé toujours de revoir le théâtre de ses premiers exploits, désireux aussi d'inspecter ces États vénitiens qu'Austerlitz lui avait donnés, et de mettre en valeur ce nouveau domaine. Il passa à Milan, parcourut rapidement la Lombardie, semant les institutions utiles, les germes féconds. Venise l'arrêta plus longtemps: il s'occupa de ranimer cette cité morte, et l'on remarqua qu'il y fit plus en quatre jours que le gouvernement autrichien en quatre ans. À Venise, il se retrouvait au seuil de l'Orient; c'était là qu'en 1797 ces régions lui étaient apparues, qu'elles l'avaient tenté, qu'il s'était senti initié et intéressé au problème de leur sort 277; à dix ans de distance, la même vision révélatrice se reproduisit-elle? Revenu au bord de l'Adriatique, dont il tenait désormais les deux rives et, par Corfou, gardait l'entrée, contemplant ce golfe profond qui s'ouvre sur les mers grecques et dont il voulait faire une rade française, éprouva-t-il plus vivement le désir d'utiliser cette précieuse base d'opérations? Céda-t-il de nouveau à l'appel de l'Orient, et cette attraction contribua-t-elle autant que les exigences russes à diminuer ses préventions contre la grande entreprise? Nous le croirions volontiers, car la vue des lieux saisissait fortement son imagination et parfois décidait de ses projets. Ce qui est certain, c'est que son esprit se met de nouveau à évoluer vers l'Orient. De Venise, il écrit à Savary: «Mon premier but, comme le premier sentiment de mon cœur, est de modifier ma politique de manière à accorder mes intérêts avec ceux de l'empereur Alexandre 278», et ces paroles semblent promettre implicitement l'abandon de la Turquie. D'Udine, il mande à Marmont:«Envoyez-moi toujours les renseignements que vous pourrez sur la valeur des différentes provinces de la Turquie d'Europe, sans cependant vous compromettre en prenant ces renseignements, ainsi que sur la nature des choses 279. «Après avoir soulevé à Tilsit la question du partage, après l'avoir ajournée et réservée en novembre, il y revient aujourd'hui, ne la tranche pas encore, mais la remet à l'étude et en délibère avec lui-même.
Fidèle à son procédé, il n'entendait point s'insurger contre l'inévitable, mais l'assouplir et le façonner suivant ses vues; il conserverait ainsi la direction des événements; au lieu de les subir, il les maîtriserait. La subversion de l'Orient, limitée au partage des provinces turques, restait grosse de périls, puisqu'elle risquait d'attirer les Anglais en Égypte, mais la même opération, si on la poussait jusqu'à ses plus audacieuses conséquences, si on lui donnait un couronnement gigantesque, loin de profiter à nos rivaux, ne pourrait-elle devenir contre eux un instrument de ruine et de destruction?
Les contrées ottomanes, en particulier ces péninsules de Thrace et d'Asie Mineure qui se rapprochent et s'affleurent par leurs extrémités, ne possèdent pas seulement une valeur intrinsèque: leur position géographique double leur importance; elles marquent le point de soudure, forment le lien terrestre entre l'Europe et l'Asie. Or, c'était dans cette lointaine Asie que l'Angleterre avait été chercher ses plus précieuses possessions, que cette puissance maritime avait pris terre et s'était faite continentale: n'était-ce point là qu'il appartenait au maître de la terre de la saisir et de la frapper? Aux Indes, l'immensité des domaines conquis par la Grande-Bretagne nuit à la solidité de son pouvoir; quelques milliers d'Européens règnent sur des millions d'indigènes, population molle, d'apparence résignée, mais facile à émouvoir, agitée d'invisibles remous et de sourds frémissements. Sur cette base instable, l'édifice de la domination anglaise s'élève éblouissant et fragile; pour l'abattre, il suffirait de le toucher. Aussi l'Angleterre a-t-elle reconnu de tout temps la nécessité de défendre de loin ses possessions indiennes, d'en interdire et d'en commander les avenues. Les États musulmans qui s'échelonnent depuis la vallée de l'Indus jusqu'à la Méditerranée, principautés afghanes, Perse, Turquie même, lui ont toujours apparu comme les remparts indispensables de son empire oriental, et nous lui avons entendu proclamer de nos jours qu'aux murs de Constantinople commencent les défenses de l'Inde. Pénétré de cette vérité, Napoléon songeait à faire de l'Orient turc le point de départ d'une marche vers les profondeurs de l'Asie. Que la France et la Russie s'unissent dans un grand effort, que la Turquie soit broyée ou asservie, la Perse utilisée, que les armées combinées, débouchant de l'Asie Mineure, viennent prendre position sur les hauts plateaux qui bordent et dominent le bassin de l'Euphrate, aucun obstacle insurmontable ne se dressera plus entre elles et les possessions anglaises. La mer seule, peuplée de vaisseaux ennemis, peut limiter leur essor: de l'Euphrate à l'Indus, elles n'auront que des populations barbares à écarter, des distances à franchir, la nature à vaincre, la terre à parcourir, et peut-être est-il moins difficile à la France d'aller aux Indes que de franchir le pas de Calais.
Dans sa lutte contre l'éternelle ennemie, l'Empereur avait toujours combiné deux systèmes, faisant prédominer alternativement l'un ou l'autre. Tantôt il s'adonnait plus particulièrement à l'idée d'une descente, voulait saisir l'Angleterre dans son île et la prendre à l'abordage; tantôt il préférait l'attaquer sur tous les points où elle avait égrené ses stations navales ou commerçantes; contre cette puissance diffuse, il rêvait alors, d'agir en tous lieux, mais surtout dans ces régions de l'Asie où se découvrait pour elle une inépuisable source de richesses, dans cette colonie qui devenait un empire; depuis dix ans, il laissait le projet contre l'Inde planer sur l'avenir, prenant des formes diverses et successives.
En 1797, tandis que le Directoire prépare une descente en Irlande, Bonaparte organise le corps expéditionnaire d'Égypte, en fait «l'aile droite de l'armée d'Angleterre», et le destine à nous ouvrir par Suez un chemin vers le plus bel établissement de nos ennemis 280. L'Égypte fut conquise par Bonaparte, mais ravie à ses lieutenants, et le Premier consul dut chercher d'autres voies pour accéder aux Indes. La Russie parut un instant les lui offrir. Paul Ier s'était donné à lui, et déployait à le seconder l'ardeur passionnée qu'il avait mise naguère à nous combattre: ce monarque caressa l'idée d'une expédition franco-russe à travers l'Asie 281, et son rêve ne finit qu'avec sa vie. Paul disparu, la Russie se referme et dresse à nouveau entre nous et l'Asie sa masse impénétrable. Cependant, Napoléon ne renonce pas encore à ses projets d'attaque ou au moins de diversion dans les Indes: en 1805, alors qu'il prépare l'invasion de l'Angleterre et semble concentrer la puissance française entre Boulogne et Dunkerque, il médite de faire doubler le cap de Bonne-Espérance à trois escadres et de les pousser jusqu'aux rivages de la grande péninsule asiatique 282.
Quelques mois plus tard, Trafalgar lui interdit de nouveau l'Océan, mais voici que la route des Indes semble se rouvrir par terre. La Turquie revient à notre alliance, et, au delà de l'empire du Grand Seigneur, d'aventureux agents retrouvent la Perse. Là, le bruit de nos victoires les a précédés: sur le trône des Sofis, ils aperçoivent un monarque admirateur de Napoléon et jaloux de se mettre à son école. Le schah Feth-Ali se déclare l'ami du grand empereur d'Occident, lui envoie des présents, demande des officiers pour discipliner ses troupes, des fusils pour les armer, réclame notre secours contre la Russie et offre le sien contre l'Angleterre. Napoléon comprend aussitôt que la Perse, seul état à demi policé de l'Asie supérieure, grâce à ses ressources, à ses routes, à son semblant d'organisation, peut nous frayer le passage et nous guider jusqu'aux établissements anglais. Ce concours inattendu stimule son audace; l'idée de gagner les Indes par l'Asie se réveille en lui et prend corps.
Des relations s'établissent avec la Perse; un ambassadeur de Feth-Ali part pour l'Europe. Il rejoint Napoléon en Pologne, pendant l'hiver de 1807, au fort de la lutte contre la Russie. L'Empereur le reçoit à son quartier de Finkenstein, entre deux batailles, au milieu de ses troupes bivouaquant sur la terre glacée, et cette apparition guerrière évoque, aux yeux de l'Oriental, l'image de ces conquérants asiatiques qui n'avaient d'autre capitale que leur camp et qui gouvernaient de leur tente la moitié de l'univers. De Finkenstein, l'ambassadeur est ramené à Varsovie: une négociation s'engage; Napoléon suit son idée; il fait signer au Persan un traité où se remarque la disposition suivante: «S'il était dans l'intention de S.M. l'empereur des Français d'envoyer par terre une armée pour attaquer les possessions anglaises dans l'Inde, S.M. l'empereur de Perse, en bon et fidèle allié, lui donnerait passage sur son territoire.» En même temps, le général Gardane est envoyé en Perse, mais cet ambassadeur est surtout le chef d'une mission topographique chargée d'étudier la configuration du pays, ses ressources, et les moyens d'y faire cheminer une armée. En trois mois, ces renseignements devront être pris; Gardane les transmettra alors à son maître, après avoir fait ratifier le traité qui nous ouvre l'intérieur de l'Asie 283.
Note 283: (retour) Le texte du traité et les instructions du général ont été publiés dans l'ouvrage intitulé: «Mission du général Gardane en Perse sous le premier empire», par le comte Alfred de Gardane. Paris, 1865, p. 71-94. Cf. Lettres inédites de Talleyrand à Napoléon, publiées par M. Pierre Bertrand, février à avril 1807.
Cependant la Russie cède à nos armes et demande la paix. Les deux empereurs se rencontrent, se comprennent, s'accordent, mettent en commun leurs haines et leurs ambitions. Dans cette alliance, Napoléon voit une raison de plus pour agir en Asie; que ne pourra-t-il dans cette partie de l'ancien monde, s'il joint aux facilités que lui promet Feth-Ali celles que lui offrait Paul Ier, s'il dispose à la fois de la Perse et de la Russie? À Tilsit, il s'ouvre de son dessein à Alexandre, lui parle de l'expédition projetée et lui demande de s'y associer; quatre mois plus tard, Caulaincourt était chargé de reprendre cet entretien dès son arrivée à Pétersbourg 284. Alexandre et Roumiantsof accueillirent alors nos propositions avec quelque réserve 285: plus près des lieux, mieux placés pour connaître les difficultés de l'entreprise, la barbarie des peuples, l'immensité des distances, ils ne partageaient guère les illusions de Paul Ier, mais évitaient de prononcer un refus, et l'on sentait qu'ils pourraient se prêter à nos vues, sinon par conviction, au moins par complaisance. Seulement, la Russie ne nous fournirait pas un concours gratuit; elle voudrait des avantages proportionnés aux risques à courir et, croyant peu à de problématiques conquêtes au delà des déserts, demanderait dès à présent des réalités positives; avant d'agir en Asie, elle se ferait payer en Europe. Napoléon sentait que même l'abandon des Principautés ne la déciderait pas, qu'il serait nécessaire de lui accorder, aux dépens de la Turquie, des concessions définitives, extraordinaires, et peu à peu germait en lui cette pensée dont l'exécution semblait défier les forces humaines: greffer l'expédition aux Indes sur le partage de l'empire ottoman.
Croyait-il sincèrement à la possibilité d'atteindre les Indes? De nos jours, la Russie a employé un tiers de siècle pour opérer sa percée à travers l'Asie et se glisser jusqu'au pied des montagnes à peine franchissables qui forment le portail de l'Inde. Prévoyant ce mouvement de la Russie par une intuition prophétique, Napoléon pensait-il le lui faire exécuter d'un bond, sous son impulsion, à son commandement, guidée et entraînée par quelques milliers de Français? Si tel était réellement son espoir, on ne peut que s'arrêter confondu devant cet excès d'audace, joint à une pénétration si profonde de l'avenir. L'alliance de la Perse, il est vrai, rendait l'entreprise moins chimérique. Dans notre siècle, les agents et les soldats du Tsar, obligés d'éviter le territoire persan, ont dû le contourner par le Nord, s'acheminer à travers les steppes du Turkestan, et n'ont pu s'approcher de l'Inde qu'après un prodigieux circuit. En 1808, la Perse, assise sur ce plateau de l'Iran qui constitue la position maîtresse entre la vallée de l'Euphrate et les régions de l'Inde, nous ouvrait vers celles-ci une route plus naturelle et plus directe, celle qu'ont toujours suivie les conquérants et les marchands. Mais le concours de la Perse eût-il été sincère ou du moins effectif? Quelles que fussent les dispositions de Feth-Ali, son gouvernement restait désordonné, mal obéi; l'intrigue en déterminait les mouvements, la corruption les suspendait. La Perse nous eût-elle admis sur son territoire, elle en eût refusé l'accès à nos alliés, à ces Russes dans lesquels elle s'était habituée à voir de dangereux ennemis.
Ces difficultés ne pouvaient échapper à Napoléon, et pourtant, à lire les instructions de Gardane, si nettes, si détaillées, l'intention de marquer les étapes d'une marche future apparaît distinctement chez l'Empereur. Il est toutefois une particularité de son esprit que l'on ne saurait négliger dans l'appréciation de si invraisemblables projets. Alors même qu'il se laissait attirer par eux, il était loin d'en méconnaître le caractère aventureux, romanesque, de s'abuser sur leurs probabilités de succès. Seulement, comme la force et la passion calculatrices, par un phénomène peut-être unique, égalaient en lui la puissance imaginative, dès que l'un de ces desseins fixait son attention, il aimait à se le représenter sous une forme précise, concrète, avec des contours arrêtés, des lignes bien définies, et ses rêves mêmes prenaient une forme mathématique. De ce qu'il ait sérieusement étudié la traversée de l'Asie, on ne peut inférer avec certitude qu'il se soit flatté d'introduire l'une de ses armées dans les Indes, au moins d'un seul élan. Sa véritable pensée,--elle ressort de sa correspondance complétée par d'autres témoignages 286,--paraît avoir été moins irréalisable et plus pratique.
Lorsqu'il songeait à prononcer un mouvement impétueux de la France et de la Russie vers les contrées asiatiques, son but immédiat était moins d'y infliger à l'Angleterre une blessure matérielle qu'une atteinte morale, d'ébranler son prestige et de détruire sa sécurité; pour que ce résultat fût obtenu, il n'était point nécessaire que l'arrivée aux Indes s'effectuât, mais seulement qu'elle devînt moins impossible, et l'Empereur méditait une démonstration plutôt qu'une attaque. Il suffirait à nos colonnes de dépasser le Bosphore pour que leur apparition fît tressaillir l'Asie: à travers les solitudes de ce continent dépeuplé, dans ces espaces vides où tout retentit, le bruit de nos pas éveillerait des échos sans fin et se répercuterait jusqu'aux Indes; il y sèmerait l'espoir chez les peuples, l'épouvante chez leurs maîtres. L'Angleterre sentirait chanceler son empire; voyant la nation qui avait reculé les limites du possible se mettre en position de la frapper mortellement, elle craindrait une attaque dont le nom de Napoléon doublerait les chances, traiterait pour la prévenir, et son orgueil succomberait devant cette suprême menace.
Telles étaient les pensées que Napoléon roulait dans son esprit en revenant d Italie; on peut croire qu'elles l'avaient hanté durant les longues heures de la route. Le 1er janvier 1808, arrivant aux Tuileries, sans prendre aucun repos, il s'enferme avec Talleyrand et converse avec lui cinq heures 287. S'il avait laissé le prince de Bénévent échanger le ministère contre la dignité de vice-grand électeur, il aimait toujours à prendre ses avis, le consacrait aux grandes affaires, après l'avoir déchargé des autres, et le tenait en réserve pour les consultations de haute politique. Ses conférences avec lui se répétèrent plusieurs jours et furent remarquées; il y dévoila son double projet, celui dont la Turquie serait victime, celui dont les Indes pourraient devenir l'objet, et, malgré les objections de Talleyrand, laissa voir que l'un et l'autre le sollicitaient fortement 288.
Note 288: (retour) Mémoires de Metternich, II, 144 à 150, d'après des conversations tenues avec Talleyrand. Celui-ci disait confidentiellement à l'envoyé autrichien, le 16 janvier 1808: «L'Empereur nourrit deux projeté; l'un est fondé sur des bases réelles, l'autre est du roman. Le premier est le partage de la Turquie, le second celui d'une expédition aux Indes orientales... Vous savez que de nouveaux bouleversements n'entrent point dans mes plans; mais rien ne peut influer, sous ce rapport, sur les déterminations de l'Empereur, dont vous connaissez le caractère...» Cf. Beer, Die orientalisclie Politik Oesterreichs, 171- 174, et Zehn Jahre œsterreischicher Politik, 303-308.
Ce n'était là pourtant qu'un côté de plus vastes desseins, l'une des parties d'un système englobant le monde. D'autres préoccupations, dont chacune eût pu paraître exclusive et absorbante, se partageaient alors l'Empereur. À cette heure, il complète et renforce l'occupation du Portugal, envoie de nouvelles divisions au delà des Pyrénées, insinue son armée au cœur de l'Espagne, étend sans bruit la main sur ce royaume; en Italie, après avoir occupé l'Étrurie, Parme, Plaisance, il décrète la saisie des États romains et entame contre le chef de l'Église une lutte fatale à sa mémoire. Ces actions multiples, il les mène de front avec ses méditations sur l'Orient, et, loin que tant d'entreprises commencées ou préparées se fassent diversion dans son esprit, il les appelle à se compléter et à s'appuyer réciproquement. À ses yeux, l'identité de but forme leur lien: il ne les envisage pas isolément, mais voit en elles autant d'opérations convergentes dont la réunion doit accabler l'Angleterre et la jeter anéantie à ses pieds. La passion de conquérir définitivement la paix, par la réduction de l'Angleterre, prend alors chez lui un caractère plus impérieux et plus despotique; elle surexcite, féconde, égare tour à tour son génie, lui inspire des combinaisons toujours ingénieuses et profondes, mais démesurées, lui dicte l'emploi de moyens extraordinaires, surhumains, qui violent les lois ordinaires de la politique autant que le droit des nations. Étreignant l'Allemagne, croyant à la possibilité de s'assurer la Russie qui lui garde le Nord, il juge l'instant venu d'organiser le midi de l'Europe pour la lutte contre la puissance maritime et coloniale des Anglais. Dans le Midi, plusieurs États, par principe ou débilité, se dérobent encore à ce qu'il attend d'eux, et leur faiblesse les rend accessibles à l'action de sa rivale. Il faut que ces États reprennent consistance sous sa main, ne se ferment pas seulement aux ennemis, mais s'emploient contre eux, se laissent pénétrer, transformer, soulever, qu'ils cèdent à notre impulsion ou qu'ils disparaissent, car leurs ressources, leurs populations doivent être utilisées pour la cause commune, et leurs territoires doivent nous livrer passage jusqu'aux points occupés ou menacés par l'Angleterre. Déployant la puissance française autour de la Méditerranée, Napoléon veut lui faire embrasser ce vaste bassin depuis l'une de ses extrémités jusqu'à l'autre, afin d'en former une seule et immense base d'opérations, et c'est la même pensée qui le pousse à diriger son aile droite vers Gibraltar, à prolonger son aile gauche au delà du Bosphore.
Cependant, s'il se produit en lui un prodigieux effort de conception, une affluence et comme un bouillonnement d'idées, dans les deux questions maîtresses, Espagne et Orient, il n'estime point que l'heure des décisions soit arrivée. Il attend que les événements, se prononçant davantage, viennent lui fournir des indications plus nettes et lui donner prise. En Espagne, il flotte entre plusieurs partis, incertain s'il supprimera la dynastie régnante ou en fera l'instrument de son pouvoir, s'il démantèlera le royaume en s'emparant des provinces septentrionales ou essayera de se le concilier en lui assurant un meilleur régime, s'il poussera ses frontières jusqu'à l'Èbre ou son autorité indirecte jusqu'à Cadix. Pour l'Orient, il attend que les dispositions de la Russie soient mieux connues et les premiers courriers de Caulaincourt arrivés. Avant de sacrifier l'empire ottoman, il veut savoir si les exigences d'Alexandre lui en font décidément une loi: il se demande en même temps si la Turquie est apte encore à jouer un rôle actif dans son système.
Le 12 janvier, il ordonne de poser à Sébastiani une série de questions: la Porte, dont l'ambassadeur à Paris vient de s'aboucher avec Tolstoï et se montre pressé d'ouvrir les négociations, signerait-elle une paix qui lui enlèverait la MoldoValachie? Sa résignation offre-t-elle ce moyen de satisfaire la Russie? Au contraire, les Turcs recommenceront-ils la lutte plutôt que de céder les deux provinces, et faut-il, dans tous les cas, que l'Orient reste en feu? Quelle que soit l'issue de la négociation, la Porte demeurera-t-elle notre alliée contre l'Angleterre? Quels moyens de guerre peut-elle nous offrir? Sur tous ces points, Napoléon veut être exactement renseigné 289. Il revient enfin à son objection de principe contre le partage et songe qu'il n'a point réussi à la lever: la présence des flottes britanniques dans la Méditerranée gêne, contrarie tous ses plans, et, modérant son essor vers d'idéales conquêtes, le ramène à des réalités prévues et menaçantes. Il n'est point certain que la Turquie s'écroule au premier choc, et que l'Asie nous soit ouverte; il est a peu près certain que l'Angleterre tentera d'enlever l'Égypte et les Îles, aussitôt que notre attaque aura porté le premier coup à l'intégrité ottomane. Devant cette perspective redoutée, Napoléon s'arrête de nouveau, hésite et se fixe provisoirement à l'idée de ne rien précipiter; le 14 janvier, il laisse Champagny écrire à Caulaincourt dans le sens des premières instructions données à cet ambassadeur, revenir sur le projet turco-prussien et repousser encore pour la France toute compensation orientale: «elle déciderait la question de l'existence de l'empire turc, et l'Empereur ne veut point en hâter la ruine».
Sa véritable intention, à cette date, se trahit dans un post- scriptum annexé à la dépêche ministérielle. En fait, il n'espère plus obtenir la Silésie en retour des Principautés; son vœu se réduit à réserver aussi longtemps que possible ses dernières déterminations. Il désire donc que la négociation se ralentisse, que l'empereur Alexandre et son ministère ne soient pas appelés à se prononcer catégoriquement, qu'on lui évite une mise en demeure immédiate d'évacuer la Prusse et de prendre parti sur la Turquie. L'état présent, si incertain et mal défini qu'il soit, ne nous est point défavorable; il laisse notre armée en Prusse et la France maîtresse de l'Europe; il peut se prolonger sans péril, et c'est afin de tenir tout en suspens que Napoléon fait ajouter pour Caulaincourt cette observation: «La situation actuelle des choses convient à l'Empereur, rien ne presse de la changer; il ne faut donc pas accélérer la détermination du cabinet de Saint-Pétersbourg, surtout si cette détermination ne devait pas être conforme aux vues de l'Empereur. Cela s'appliquerait encore plus au partage de l'empire turc en Europe, mesure que l'Empereur veut éloigner, parce que, dans la circonstance actuelle, il ne pourrait se faire avec avantage pour lui. Vous devrez donc chercher à gagner du temps, en y mettant assez d'art pour que ces délais ne soient point désagréables à la cour de Russie, à laquelle vous ne pouvez trop faire entendre que la guerre avec l'Angleterre et la paix à laquelle il faut la forcer doit être le premier objet de l'attention et des efforts des deux empereurs 290.»
La dépêche du 15 janvier, avec son post-scriptum daté du 18, était préparée, elle n'était point expédiée, quand arrivèrent les lettres écrites par Caulaincourt depuis son arrivée jusqu'au 31 décembre. On n'a pas oublié en quels termes d'une vivacité croissante l'ambassadeur peignait l'invincible préjugé du Tsar contre le projet touchant la Silésie, ses défiances réveillées, ses ambitions surexcitées, l'opportunité de satisfaire les unes et de calmer les autres, en un mot, l'urgence d'une décision. Cette nécessité de se résoudre, à laquelle Napoléon essayait d'échapper, devenait pressante. Les observations de son envoyé le frappèrent: il laissa partir les dépêches précédemment rédigées, mais promit à Caulaincourt des instructions nouvelles et positives. En attendant, il autorise l'ambassadeur à faire espérer un accord, alors même que la France, pour y souscrire, devrait sacrifier ses principes. «Vous n'avez rien à demander, lui faisait-il écrire, vous n'avez rien à répondre aux demandes qui vous seront faites; mais, dans toutes les occasions, vous devez parler de la déférence que veut avoir l'Empereur pour les vœux de l'empereur Alexandre, qui seuls peuvent le déterminer à s'écarter de la marche que lui tracent les intérêts de son empire, et il faut montrer la possibilité de tout concilier pour peu qu'on veuille s'entendre 291.»
Dans les jours qui suivent, l'Empereur reprend à nouveau la question du partage, l'examine, la retourne sous toutes ses faces, cherche à atténuer les inconvénients et les dangers de l'acte redoutable auquel son destin semble l'entraîner. Les convoitises russes, dont l'âpreté se révèle, ne l'inquiètent pas moins que les entreprises possibles de l'Angleterre, et il éprouve le besoin de se couvrir contre ses alliés autant que de se garder contre ses adversaires. Cette digue qu'il va abattre devant l'ambition moscovite, s'il détruit la Turquie, ne saurait-il la reconstituer sous une autre forme? est-il impossible de satisfaire tout à la fois la Russie et de la contenir?
Napoléon retrouve alors certains avantages à une politique essayée naguère, préconisée toujours par Talleyrand, et dont Tilsit avait paru la négation même: en juillet 1807, il a écarté dédaigneusement l'Autriche de toute participation aux remaniements à venir; en janvier 1808, il s'estime heureux que cet empire existe toujours et puisse lui servir à contre-balancer la puissance débordante de nos alliés; sa tendance est maintenant de combiner les deux systèmes entre lesquels il a oscillé autrefois, le système russe et le système autrichien. Que l'empereur Alexandre recueille au delà du Danube des avantages assez brillants pour nous assurer momentanément sa reconnaissance, mais qu'en même temps la cour de Vienne, invitée au partage, soit appelée à se tailler un vaste domaine dans les parties centrales de la Turquie, sa politique, entraînée brusquement en Orient, s'y fixera désormais; là, ses intérêts, comme les nôtres, se trouveront en opposition avec ceux de la grande puissance orthodoxe, qui aspirera de plus en plus à grouper autour d'elle les populations de son culte ou de sa race, et l'on verra la monarchie des Habsbourg se rejeter vers nous et nous servir d'auxiliaire. Dès à présent, Napoléon voulut la préparer à ce rôle, et c'est ainsi qu'envisageant surtout le partage comme un moyen de complaire à l'empereur Alexandre, il fit confidence de son dessein éventuel à l'envoyé d'Autriche avant de s'en ouvrir au cabinet de Russie.
Le 22 janvier, il recevait en audience privée le comte de Metternich, ambassadeur de François Ier. Après quelques paroles indifférentes, il «sauta à pieds joints,--c'est l'expression de Metternich,--dans la question de Turquie». «Des circonstances impérieuses, dit-il, peuvent seules me forcer à porter atteinte à cette puissance que je devrais soutenir par tous les moyens; les Anglais peuvent m'y contraindre malgré moi, et il faut que je les cherche où je les trouve. Je n'ai besoin de rien, de nul agrandissement; l'Égypte et quelques colonies me seraient avantageuses, mais cet avantage ne saurait compenser l'agrandissement prodigieux de la Russie. Vous ne pouvez pas voir non plus cet agrandissement d'un œil indifférent, et je vois que ce qui doit essentiellement nous réunir très étroitement, c'est le partage de la Turquie.» Les paroles de l'Empereur prirent ici une gravité significative; en termes ambigus, qui dénotaient à la fois des velléités et des doutes, il laissa échapper un demi-aveu des sacrifices extraordinaires auxquels l'obligerait peut-être son alliance avec Alexandre. «Le jour où les Russes», dit-il, puis, se ravisant aussitôt et «ravalant» ce commencement de phrase: «Quand on sera établi à Constantinople, reprit-il, vous aurez besoin de la France pour vous prêter secours contre la Russie; la France aura besoin de vous pour les contre-balancer.» Il évoqua alors aux yeux de Metternich le péril moscovite, «déclama sur ce sujet», approuva au contraire les prétentions de l'Autriche sur la vallée du Danube, prétentions tout à fait justes, suivant lui, parce qu'elles étaient «fondées sur la géographie»; enfin, se résumant: «Vous manderez à votre cour, dit-il au comte en manière de conclusion, qu'il n'est pas encore question du partage de la Turquie, mais que dès qu'il le sera, vous y serez non seulement admis, mais même appelés, comme de juste, pour défendre et discuter d'un commun accord vos intérêts et vos vues 292.»
Prévenu par Talleyrand, Metternich s'attendait à ces ouvertures. Toutefois, il n'avait pas eu le temps de prendre les ordres de sa cour et se borna à recueillir la communication impériale. Au reste, Napoléon n'en demandait pas davantage: il n'imaginait point que l'Autriche pût se dérober aux espérances qu'il fondait sur elle. Non qu'il crût à la vivacité, à la spontanéité des convoitises orientales de François Ier: il n'ignorait pas que l'Autriche, conservatrice par essence, verrait avec effroi un écroulement nouveau, mais il savait aussi que la situation géographique de cette puissance lui fait une loi, malgré ses scrupules, de participer à tout démembrement de la Turquie qu'elle ne saurait empêcher. L'empire ottoman lui est un voisin commode et peu redoutable; elle n'aspire guère à l'échanger contre un ou plusieurs autres, de moins facile composition; seulement, dès qu'une spoliation nouvelle de cet État lui apparaît inévitable, le seul moyen qui lui reste d'en diminuer les funestes effets est de s'y associer; elle pleure, mais elle prend, et elle se console de n'avoir pu sauver les Turcs en s'enrichissant de leurs dépouilles. C'était sur cette donnée parfaitement juste que Napoléon fondait ses calculs: aussi avait-il moins voulu consulter l'Autriche que la prévenir, afin qu'elle ne se laissât point surprendre par l'événement, qu'elle étudiât de son côté la question, fixât ses vues, préparât ses moyens; de cette manière, quand l'heure du suprême débat aurait sonné, elle pourrait s'y présenter avec compétence, avec autorité, et, s'y rangeant de notre côté, servir utilement nos intérêts.
Ayant pris ses précautions à Vienne, Napoléon va-t-il enfin aborder avec la Russie le grand objet? Le 29 janvier, il envoie à Caulaincourt la réponse promise, mais cette instruction ne conclut pas encore. L'Empereur s'avance un peu plus; il fait un pas vers les mesures extrêmes: il permet à Caulaincourt, non seulement d'écouter les Russes quand ils l'entretiendront du partage, mais de leur demander comment ils comprennent et veulent exécuter cette opération; toutefois, son langage ne doit pas impliquer une adhésion formelle. Napoléon sait que, si la guerre avec l'Angleterre se prolonge, il devra prendre avec la Russie des arrangements fermes, contenter le Tsar, et il enveloppera alors cette satisfaction dans un ensemble d'événements destructeurs pour la puissance britannique, mais il ne s'y résoudra qu'à regret et veut éloigner autant que possible cette extrémité, parce qu'en la reculant il espère toujours s'y soustraire. L'Angleterre se montre acharnée à la lutte; mais son attitude est-elle sincère? Pour l'amener à des dispositions plus modérées, ne suffirait-il pas de trouver un moyen de l'approcher et de s'expliquer? Récemment le cabinet de Vienne, avant de retirer de Londres son ambassadeur, a essayé, par cet agent, d'une médiation 293; l'Autrichien s'y est mal pris et a échoué, mais le fil rompu ne saurait-il se renouer entre des mains plus habiles ou mieux intentionnées? Dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, il est possible qu'une négociation se lie, devienne sérieuse, aboutisse et épargne à Napoléon d'irréparables décisions. Seulement, Alexandre voudra-t-il, peut-il se prêter à de nouveaux ajournements? Combien de temps encore, en ne lui parlant plus de la Prusse et en lui parlant du partage, peut-on le faire patienter et le nourrir uniquement d'espérances, sans le détacher de nous ni compromettre sa propre sécurité? Tel est le point sur lequel Savary, arrivé depuis peu de Pétersbourg, questionné longuement, n'a pu fournir une certitude 294, sur lequel Caulaincourt est appelé à porter ses investigations. Dans la lettre du 29, l'Empereur ne commande pas, il interroge, et cette pièce livre le secret de ses irrésolutions. Sentant peser sur lui la loi fatale qui le condamne à ne plus s'arrêter, il résiste encore à la subir et, sur le point de dépasser les limites au delà desquelles la raison et la prévoyance humaines abdiquent leur empire, attiré par les entraînements de la lutte jusqu'au bord de l'inconnu, avant d'y aventurer sa fortune, il hésite et se recueille.
«Monsieur l'ambassadeur, écrit Champagny, je vous ai annoncé que j'aurais à vous faire connaître d'une manière plus particulière les intentions de l'Empereur sur la direction politique que vous devez suivre. C'est ce que je fais aujourd'hui. Vous avez très bien exprimé les intentions de l'Empereur. On ne peut trop dire à la cour de Pétersbourg, et il faut qu'elle en soit bien persuadée, que le premier intérêt de la France et le premier vœu de l'Empereur ont pour objet la stricte exécution du traité de Tilsit, que l'Empereur ne songe pas à démembrer la Prusse, qu'il n'ambitionne aucune de ses provinces et que, lorsqu'il demande la Silésie en compensation de la Valachie et de la Moldavie, qui resteraient aux Russes, c'est beaucoup moins par le prix qu'il met à l'acquisition de cette province que par l'impossibilité de trouver ailleurs le juste dédommagement d'un pareil sacrifice. Mais cet arrangement même, il ne le conclura qu'avec regret et uniquement dans la vue d'obliger l'empereur Alexandre et de donner à son autorité une force plus imposante. L'Empereur préférerait de beaucoup que les choses restassent telles que le traité de Tilsit les a établies.
«Peuvent-elles rester ainsi? Le peuple de Pétersbourg, qui ne sera plus distrait par le bruit des armes et par la perspective d'un nouvel agrandissement de l'empire, ne supportera-t-il pas avec plus d'impatience les privations et les pertes auxquelles l'expose l'interruption de ses anciennes relations avec l'Angleterre? Ce mécontentement du peuple ne sera-t-il pas encouragé par les mécontents de la cour et de l'armée? L'armée entière ne sera-t-elle pas fatiguée de son inactivité et ne verra-t-elle pas avec un extrême regret s'évanouir les espérances de fortune que lui offrait une conquête nouvelle? Le parti anglais ne peut-il pas tirer un grand avantage de ces dispositions?
«Examinez, Monsieur, s'il est possible que l'Empereur surmonte ces difficultés. Le moment critique sera le printemps prochain. C'est alors que l'interruption des relations commerciales avec l'Angleterre se fera plus vivement sentir. L'empereur Alexandre peut-il, sans changer de système, ou sans danger d'une révolution, atteindre l'hiver suivant sans pouvoir dire à ses peuples: «Grâce à mon alliance avec la France, j'ai accru l'empire de Russie, et si vous avez éprouvé quelques privations, elles sont bien plus que compensées par l'illustration qui accompagne le nom russe et par l'acquisition de riches provinces qui augmentent la richesse de l'empire en même temps que sa puissance»?
«Enfin, combien de temps croyez-vous qu'on puisse conserver la tranquillité de cet empire, seulement en nourrissant des espérances que la paix dispenserait de réaliser?
«S'il est vrai que par votre rang, votre représentation et l'impulsion que vous donnerez au corps diplomatique, qui sera bientôt composé de personnes dévouées à la France, vous puissiez influer sur l'esprit de la société de Saint-Pétersbourg qu'on représente comme exerçant elle-même une grande influence sur la cour et l'armée, vous êtes invité à ne négliger aucun moyen d'atteindre ce but, et tous ceux qui peuvent vous être fournis d'ici seront mis à votre disposition.
«Mais ce résultat sera-t-il tel que vous puissiez parvenir à réaliser le vœu de l'Empereur, de se borner à exécuter le traité de Tilsit, en maintenant l'alliance de la France et de la Russie jusqu'à la paix avec l'Angleterre, et sans exposer l'empereur Alexandre au danger d'une révolution?
«L'Empereur sait bien qu'il conservera cette alliance et assurera à l'empereur Alexandre la tranquille possession de son trône, soit par l'abandon de la Valachie et de la Moldavie, soit par le partage de l'empire turc. Mais cette alliance sera chèrement payée: une nouvelle scène de bouleversements s'ouvrira en Europe, qui, sans doute, offrira au génie de l'Empereur des chances qu'il saura faire tourner à son avantage, mais qui aussi éloignera la paix avec l'Angleterre et redoublera pour la France et pour l'Europe les calamités d'une guerre si longtemps prolongée et devenue plus coûteuse et plus inquiétante par des expéditions de plus en plus lointaines.
«Cependant, dans vos entretiens avec l'empereur Alexandre et le comte de Roumiantsof, ne rejetez pas absolument l'idée de ce partage: informez-vous comment on veut le faire, quels sont les moyens d'exécution, quelles puissances on veut y faire entrer, et ne cachez pas combien il est peu favorable aux intérêts de la France, qui ne peut y avoir un lot avantageux, fût-il même très étendu. Faites voir aussi l'avantage de différer cette mesure jusqu'à la paix avec l'Angleterre, ou au moins jusqu'au moment où l'on aurait pu lui arracher l'empire de la Méditerranée, qui la met en état de recueillir dès ce moment les plus précieuses dépouilles de l'empire ottoman 295.»
La position prise par l'Angleterre sur le chemin de l'Égypte et de l'Archipel, tel était toujours l'obstacle principal, jugé jusqu'alors insurmontable, auquel se heurtait l'Empereur. Cependant, un concours de circonstances favorables, que nous indiquerons tout à l'heure, commençait à lui inspirer l'espoir de l'écarter. Peu après, à l'extrême fin de janvier, d'irritantes nouvelles lui arrivèrent de Londres. La session du Parlement venait de s'ouvrir; le discours du trône, lu et commenté devant les deux Chambres, respirait une indomptable ténacité, et les ministres y disaient aux représentants: «Si, comme Sa Majesté en a la ferme confiance, vous déployez dans cette crise des destinées de votre pays l'esprit qui caractérise la nation britannique, et si vous affrontez sans crainte la ligue étrange qui s'est formée contre vous, Sa Majesté nous ordonne de vous assurer de sa ferme persuasion que, avec l'aide de la divine Providence, la Grande-Bretagne sortira de cette lutte avec gloire et succès. Enfin, nous avons l'ordre de vous assurer que, dans cette lutte si imposante et si terrible, vous pouvez compter sur la fermeté de Sa Majesté, qui n'a d'autre intérêt que celui de son peuple 296...» À cette fière déclaration, Napoléon frémit de colère. Il releva le défi, se jura d'anéantir l'Angleterre, puisqu'elle voulait une guerre à mort, et d'ébranler le monde pour l'écraser sous ses débris. Il prit alors son parti, résolut de s'associer plus étroitement la Russie, de soulever ce vaste empire, d'ouvrir à l'ambition d'Alexandre des perspectives illimitées et de lui montrer Constantinople comme une étape sur la route des Indes.