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Olivier Twist: Les voleurs de Londres

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The Project Gutenberg eBook of Olivier Twist: Les voleurs de Londres

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Title: Olivier Twist: Les voleurs de Londres

Author: Charles Dickens

Translator: Emile de La Bédollière

Release date: May 2, 2020 [eBook #61994]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mohammad Aboomar for the QuantiQual Project;
Project ID: COALESCE/2017/117 (Irish Research Council)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OLIVIER TWIST: LES VOLEURS DE LONDRES ***

Transcriber's Note

The table of contents was moved from the end of the book to the beginning. Footnotes appearing throughtout the text were collected at the end of the ebook under Notes des Éditeurs as they are marked in the book.

OLIVIER TWIST

2° SERIE IN-4°.

PROPRIÉTÉ DES ÉDITEURS.

AVIS IMPORTANT.

Tous les Ouvrages traduits de l'anglais que nous publions sont choisis parmi les meilleurs de Walter Scott, Charles Dickens, Fenimore Cooper, Miss Cumming, etc., etc. Les textes sont soigneusement revus, et quelquefois annotés, sous le contrôle d'un comité d'une OEuvre centrale des Bons Livres.

CHARLES DICKENS

OLIVIER TWIST

LES VOLEURS DE LONDRES

TRADUCTION DE LA BÉDOLLIÈRE

NOUVELLE ÉDITION REVUE.

x

LIMOGES

EUGÈNE ARDANT ET Cle, ÉDITEURS.

TABLE

I. —Du lieu où Olivier Twist reçut le jour, et des circonstances qui accompagnèrent sa naissance.

II. —De la manière dont fut élevé Olivier Twist, de sa croissance, de son éducation.

III. Comment Olivier Twist fut sur le point d'accepter une place qui n'était rien moins qu'une sinécure.

IV. —Une autre place étant offerte à Olivier, il fait son entrée dans le monde.

V.Olivier fait connaissance de nouveaux personnages.

VI.Olivier, poussé à bout par les railleries amères de Noé, entre en fureur, et surprend ce dernier par son audace.

VII.Olivier est décidément réfractaire.

VIII.Olivier se rend à Londres, et rencontre en chemin un singulier jeune homme.

IX.Quelques détails concernant le facétieux vieillard et ses élèves intelligents.

X.Olivier connaît mieux le caractère de ses nouveaux compagnons et acquiert de l'expérience à ses dépens. Importance des détails contenus dans ce chapitre.

XI. —De la manière dont M. Fang le magistrat rend la justice.

XII. —Olivier est mieux traité qu'il ne l'a jamais été auparavant. —Particularité concernant un portrait.

XIII. —Comment, par le moyen du facétieux vieillard, lé lecteur intelligent va faire la connaissance d'un nouveau personnage. —Particularités et faits intéressants appartenant a cette histoire.

XIV. —Détails concernant le séjour d'Oliver chez M. Brownlow. —Prédiction remarquable d'un certain M. Grimwig au sujet d'un message dont l'enfant est chargé.

XV.Montrant jusqu'à quel point le vieux juif et mademoiselle Nancy aimaient Olivier.

XVI. —De ce que devint Olivier, après avoir été réclamé par Nancy.

XVII. —Arrivée à Londres d’un personnage illustre qui perd Olivier de réputation.

XVIII. —Comment Olivier passe Le temps en la société de ses estimables amis.

XIX. —Un grand projet est discuté, et l’on en détermine l'exécution.

XX. —Olivier est remis entre les mains de Guillaume Sikes.

XXI. —Expédition.

XXII. —Le vol de nuit avec effraction.

XXIII. —Entretien entre M. Bumble et madame Gorney.

XXIV. —Détails obscurs en apparence, mais qui ne laissent pas que d'être de quelque importance dans cette histoire.

XXV. —Encore Fagin et compagnie.

XXVI. —Un mystérieux personnage paraît sur la scène. —Particularités inséparables de cette histoire.

XXVII. —Amende honorable pour une impolitesse faite à une dame que nous avons quittée de la manière la plus incivile dans le chapitre précédent.

XXVIII. —Suite des aventures d'Olivier.

XXIX. —Caractère des commensaux de la maison où se trouve Olivier. —Ce qu'ils pensent de lui.

XXX. —Position critique.

XXXI. —De la vie heureuse qu'Olivier mène avec ses amis.

XXXII. —Un incident imprévu vient troubler le bonheur de nos trois amis.

XXXIII. —Un nouveau personnage est introduit sur la scène. —Encore une aventure qui survient à Olivier.

XXXIV. —Résultat peu satisfaisant de l’aventure d'Olivier. —Entretien de quelque importance entre Henri Maylie et mademoiselle Rose.

XXXV. —Qui, bien qu’il soit court, n’en est pas moins d'une certaine importance pour cette histoire, en ce qu’il fait suite au chapitre précédent, et qu’il conduit nécessairement au chapitre suivant.

XXXVI. —Dans lequel, en se reportant au chapitre XXVII de cet ouvrage, on apercevra un contraste malheureusement trop commun dans le mariage.

XXXVII. —De ce qui se passa entre Monks et les époux Bumble le soir de leur entrevue.

XXXVIII. —Le lecteur se retrouve avec d'anciennes connaissances. —Monks et Fagin se concertent entre eux.

XXXIX. —Singulière entrevue en conséquence de ce qui s’est passé dans le chapitre précèdent.

XL. —Nouvelles découvertes, prouvant que les surprises, de même que les malheurs, viennent rarement seules.

XLI. —Une vieille connaissance d’Olivier, donnant des preuves d'un génie supérieur, devient un personnage public dans la métropole.

XLII. —Le Matois se fait de mauvaises affaires.

XLIII. —Le temps est arrivé pour Nancy de tenir sa promesse envers Rose. —Elle y manque. —Noé Claypole est employé par Fagin pour une mission secrète.

XLIV. —Nancy est exacte au rendez-vous.

XLV. —Conséquence fatale.

XLVI. —Monks et M. Brownlow se rencontrent enfin. —Entretien qu’ils eurent ensemble, et de quelle manière il fut interrompu.

XLVII. —Sikes est poursuivi. —Comment il échappe à la police.

XLVIII. —Eclaircissement de plus d’un mystère. —Proposition de mariage sans dot et sans épingles.

XLIX. —Le dernier jour d’un condamné.

L. —Conclusion.

FIN DE LA TABLE.

Limoges. — Impr. Eugéne Ardant et Cle.

OLIVIER TWIST

I. —Du lieu où Olivier Twist reçut le jour, et des circonstances qui accompagnèrent sa naissance.

Au nombre des établissements publics d'une certaine ville d'Angleterre que, pour bien des raisons, je m'abstiendrai prudemment de désigner, et à laquelle, pourtant, je ne prêterai aucun nom imaginaire, il en est un, commun à presque toutes les villes, petites ou grandes, qu'elle se fait gloire de posséder: un dépôt de mendicité; et dans cet asile philanthropique, un certain jour et à une certaine époque que je ne crois pas nécessaire de préciser, d'autant plus que cela ne serait d'aucune utilité pour le lecteur, du moins pour le présent, naquit le petit mortel dont le nom est placé en tête de ce chapitre.

Il y avait déjà près de cinq minutes que le chirurgien des pauvres de la paroisse l'avait introduit dans ce monde de misères et de souffrances, qu'on doutait encore qu'il pût vivre pour porter un nom quelconque. Il s'ensuivit que, après plusieurs efforts, il respira, éternua, et, par un cri aussi perçant qu'on pouvait raisonnablement l'attendre d'un enfant mâle qui ne possédait cet apanage si utile, le don de la voix, que depuis cinq minutes et quelques secondes, il annonça aux commensaux du dépôt de mendicité le fait d'une nouvelle charge que son entrée dans le monde allait imposer à la paroisse.

En même temps qu'Olivier donnait cette première preuve non équivoque de la force et de la liberté de ses poumons, la courtepointe à mille pièces qui recouvrait le lit de fer fit un léger bruissement, et laissa voir le visage pâle et livide d'une jeune femme, qui, soulevant péniblement sa tête, dit d'une voix languissante ces paroles qu'on entendit à peine:

—Que je voie mon enfant avant de mourir!

Le chirurgien qui était assis devant la cheminée, présentant ses mains au feu et les frottant alternativement, se leva à la voix de la jeune femme, et, s'approchant du lit, dit avec douceur:

— Oh! il ne faut pas encore parler de mourir!

— Bien sûr que non, pauvre chère femme! que Dieu l'en préserve! reprit la garde mettant précipitamment dans sa poche une bouteille dont elle avait entamé le contenu, dans un coin, avec une évidente satisfaction; que Dieu l'en préserve! Quand elle sera arrivée à mon âge, mon cher Monsieur, qu'elle aura eu comme moi treize enfants à elle en propre, dont que l'bon Dieu m'en a r'tiré onze, et qu'y n'm'en reste pu qu'deux qui sont ici avec moi au dépôt, elle pensera bien autrement, au lieur de s'laisser abattre comme ça par le chagrin. Et s'adressant à l'accouchée: —Allons, mon p'tit chou, songez au bonheur qu'y a d'être mère, et qu'faut vivre pour votr'enfant. Songez-y, là, comme une bonne petite femme.

Cette consolante perspective des joies d'une mère ne produisit pas apparemment tout l'effet qu'elle devait: la malade secoua la tête en signe de doute, et étendit les bras vers son enfant. Le chirurgien le lui ayant présenté, elle imprima avec passion sur le front de l'innocent ses lèvres froides et décolorées; puis, passant ses mains sur son visage à elle-même, comme pour se rappeler une idée confuse, elle jeta autour d'elle un regard fixe, égaré, tressaillit d'horreur, retomba sur le lit et mourut . . . Ils lui frictionnèrent les mains et les tempes pour tâcher de la rappeler à la vie, mais inutilement: le sang s'était glacé pour toujours!!!

—Tout est fini, la mère! dit alors le chirurgien.

—Pauv'jeune femme! c'est pourtant vrai! reprit la garde ramassant le bouchon de la bouteille, qui était tombé sur l'oreiller, comme elle se baissait pour prendre l'enfant,— pauv'jeunesse! c'que c'est que d'nous, pourtant!

—Vous n'avez pas besoin de m'envoyer chercher si l'enfant crie, entendez-vous, la garde, dit le chirurgien mettant ses gants d'un air délibéré. Il est bien probable qu'il sera méchant; vous lui donnerez alors un peu de gruau. Disant cela, il prit son chapeau, et, s'arrêtent près du lit, comme il se dirigeait vers la porte, il ajouta: D'où venait-elle?

—Ils l'ont amenée ici hier au soir par ordre de l'inspecteur, dit la vieille. On l'a trouvée couchée au beau milieu de la rue. Y a tout lieu d'croire qu'elle avait fait une longue route, car ses souliers sont tout usés; mais d'où elle venait et où elle allait, c'est ce que personne ne sait.

Le chirurgien se pencha sur le lit, et soulevant la main gauche de la morte: —Toujours même histoire! dit-il en branlant la tête; elle n'a pas d'alliance, à ce que je vois. Allons, bonsoir!

L'homme de la faculté s'en alla dîner; et la garde, ayant eu de nouveau recours à la bouteille, s'assit sur une chaise basse devant le feu, et se mit en devoir d'habiller l'enfant.

Quel exemple frappant du pouvoir de la parure offrait dans cet état le petit Olivier Twist! Enveloppé dans la couverture qui jusqu'alors avait formé son seul vêtement, il eût pu être le fils d'un noble seigneur tout aussi bien que celui d'un pauvre mendiant. L'homme le plus présomptueux qui ne l'aurait pas connu eût été fort embarrassé de lui assigner un rang dans la société. Mais à peine fut-il affublé de la vieille robe de calicot, devenue jaune à force de servir, qu'il fut pour ainsi dire marqué et étiqueté, et se trouva tout d'un coup à sa place: le pauvre enfant de la paroisse, l'orphelin du dépôt de mendicité; plus tard, l'humble goujat réduit à manquer du plus strict nécessaire, destiné aux coups et aux mauvais traitements, méprisé de tout le monde et plaint par personne.

Olivier cria bien fort. S'il eût su qu'il était orphelin, abandonné à la merci des marguilliers et des inspecteurs, il n'en eût crié peut-être que plus fort.

II. —De la manière dont fut élevé Olivier Twist, de sa croissance, de son éducation.

Pendant les huit ou dix premiers mois, Olivier fut victime d'un cours systématique de tromperies et de déceptions: il fut élevé au biberon. L'état chétif du petit orphelin, causé par la privation d'une nourriture naturelle, fut rapporté fidèlement par les autorités du dépôt de mendicité aux autorités de la paroisse. Les autorités de la paroisse s'informèrent avec dignité auprès des autorités du dépôt de mendicité s'il n'y aurait pas dans ledit dépôt quelque femme qui fut dans le cas de prodiguer à l'enfant le soulagement et la nourriture dont il avait besoin; et, sur la réponse négative faite humblement par les autorités du dépôt de mendicité, les autorités de la paroisse, suivant l'impulsion de leur cœur en faveur de l'humanité souffrante, résolurent d'un commun accord qu'Olivier Twist serait affermé; c'est-à-dire, pour parler plus clairement, qu'il serait envoyé à deux ou trois milles de là, dans une succursale du dépôt, où vingt à trente jeunes contrevenants à la loi sur la mendicité se roulaient tout le jour sans courir le risque d'être incommodés par l'excès de nourriture ou par le surcroît de vêtements. La direction de cette succursale était confiée à la surveillance toute maternelle d'une vieille femme qui recevait les jeunes coupables à raison de soixante-quinze centimes par semaine pour chaque enfant.

Quinze sous par semaine pour la nourriture d'un petit enfant font une somme encore assez ronde. On peut se procurer bien des douceurs avec quinze sous, assez du moins pour se surcharger l'estomac à s'en rendre malade. La vieille en question savait bien ce qui convenait aux enfants, et encore mieux ce qui était bon pour elle-même; aussi elle s'appropriait pour son propre usage la plus grande partie des revenus hebdomadaires.

Tout le monde connaît l'histoire de ce philosophe expérimenté qui, ayant trouvé le moyen de faire vivre un cheval sans lui donner à manger, en fit l'essai sur le sien, qu'il amena à ne plus manger qu'un brin de paille par jour, et qu'il aurait rendu, sans aucun doute, l'animal le plus vif et le plus fringant, en ne lui donnant plus rien du tout, si la pauvre bête ne fut venue à mourir justement vingt-quatre heures avant de recevoir sa première ration d'air pur.

Malheureusement pour la philosophie expérimentale de la vieille aux tendres soins de qui Olivier Twist fut confié, un résultat semblable accompagnait ordinairement son système d'opération; car, au moment où un enfant en était venu à ce point de pouvoir exister de la plus petite portion de la plus maigre nourriture possible, il arrivait, par une de ces fatalités perverses du sort, et cela huit fois et demie sur dix, qu'il devenait malade de besoin et de froid ou qu'il tombait dans le feu par défaut de surveillance, ou bien encore qu'il était étouffé par accident; dans l'un ou l'autre desquels cas le pauvre petit être allait presque toujours rejoindre dans l'autre monde ses parents qu'il n'avait jamais connus dans celui-ci.

On ne doit pas s'attendre à trouver un excès d'embonpoint chez de jeunes enfants élevés d'après le système que je viens de décrire. Olivier venait d'entrer dans sa neuvième année, et il était fluet, chétif et petit pour son âge; mais il avait une âme forte et un jugement sain qui s'était développé chez lui, grâce à la diète à laquelle il était soumis; et peut-être est-ce à cette circonstance qu'il dut d'avoir atteint pour la neuvième fois l'anniversaire de sa naissance. Qu'il en soit ce qu'il voudra, le fait est que c'était l'anniversaire de sa naissance, et il le célébrait tristement dans le cellier, en compagnie de deux de ses petits camarades qui, après avoir partagé avec lui une grêle de coups, y avaient été enfermés pour avoir osé prétendre qu'ils avaient faim, lorsque madame Mann, l'aimable hôtesse du logis, aperçut tout à coup M. Bumble, le bedeau, qui faisait tous ses efforts pour ouvrir la petite porte du jardin.

—Dieu m'pardonne, je crois qu'c'est M. Bumble! dit-elle avec une joie affectée en mettant la tête à la fenêtre; Suzanne, poursuivit-elle en s'adressant à la bonne,— courez ouvrir à Olivier et aux deux autres petits vauriens et débarbouillez-les vite. Dieu! monsieur Bumble, que j'suis donc contente de vous voir!

Il faut savoir que M. Bumble était de ces hommes corpulents et irascibles, qui, au lieu de répondre comme il le devait à cette affectueuse réception, secoua le guichet avec force et donna dans la porte un coup qui ne pouvait provenir que du pied d'un bedeau.

—Là, voyez-vous ça! dit madame Mann courant ouvrir la porte (car les trois petits marmots avaient été mis en liberté pendant ce temps). A-t-on jamais vu! dire que j'oubliais que la porte était fermée en-dedans à cause de ces chers petits! Voyez-vous ça! Donnez-vous la peine d'entrer, monsieur Bumble, je vous en prie.

Quoique cette invitation fût faite avec une courtoisie capable d'adoucir le cœur d'un marguillier, elle ne toucha aucunement le bedeau.

—Croyez-vous, madame Mann, dit M. Bumble en pressant fortement sa canne,— croyez-vous qu'il soit respectueux ou convenable de faire attendre à la porte de votre jardin les officiers paroissiaux quand ils viennent pour des affaires paroissiales? Savez-vous bien, madame Mann, que vous êtes, si je puis m'exprimer ainsi, une déléguée paroissiale, salariée par la paroisse!

—Cer . . . tai . . . ne . . . ment, monsieur Bumble, répondit madame Mann d'un ton flatteur; c'est que j'étais allée dire à deux ou trois de ces chers enfants qui vous aiment tant que c'était vous qui veniez, monsieur Bumble.

M. Bumble avait une haute idée de ses facultés oratoires et de son importance.

—C'est bien, c'est bien, madame Mann! reprit-il d'un ton plus calme, c'est possible, je ne dis pas le contraire; mais entrons chez vous, j'ai quelque chose à vous communiquer.

Madame Mann fit entrer le bedeau dans une petite salle basse carrelée et le débarrassa de sa canne, qu'elle plaça avec symétrie sur une table qui était devant lui.

—N'allez pas vous fâcher de c'que j'vas vous dire, monsieur Bumble, hasarda madame Mann avec grâce, vous avez fait un bon bout d'chemin, vous avez chaud, ça s'voit bien, monsieur Bumble, sans quoi je n'me permettrais pas . . . Voulez-vous accepter un p'tit verre de queuqu'chose, monsieur Bumble?

—Merci bien! pas la moindre des choses, dit M. Bumble en agitant sa main d'un air de bienveillante dignité.

—Vous n'me r'fuserez pas, dit madame Mann, qui devinait un consentement facile dans le ton du refus aussi bien que dans le geste qui l'accompagnait, rien qu'une petite goutte avec un peu d'eau froide et un morceau de suc . . .

M. Bumble toussa.

—Rien qu'une larme, ajouta-t-elle d'un petit air engageant.

—Qu'allez-vous me donner? demanda le bedeau.

—C'est ce que je suis obligée d'avoir quelquefois dans la maison pour mettre dans le daffy d'ces chers enfants quand ils sont malades, dit madame Mann ouvrant un petit buffet placé dans une encoignure et en tirant une bouteille et un verre: c'est du genièvre, monsieur Bumble.

—Est-ce que vous donnez du daffy aux enfants, madame Mann? demanda celui-ci suivant des yeux l'attrayante action du mélange. [1]

—Bien sûr que je leur z'en donne, malgré l'prix qu'ça m'coûte! reprit la serveuse. J'n'aurais pas l'cœur d'les voir souffrir devant mes yeux, savez-vous bien, monsieur Bumble!

—Sans doute, fit l'autre avec un signe d'approbation. Je pense bien que vous ne pourriez pas. Vous êtes une femme compatissante, madame Mann. (Elle pose le verre sur la table). J'en glisserai un mot à ces messieurs de l'administration, madame Mann. (Il approche le verre). Vous avez des entrailles de mère, madame Mann. (Il tourne l'eau et le genièvre). J'ai bien l'honneur de boire à votre santé, madame Mann. (Il en boit la moitié). Ah! ça, pour en revenir au sujet de ma visite, dit le bedeau tirant de sa poche un portefeuille de cuir, l'enfant qui a été ondoyé sous le nom d'Olivier Twist a aujourd'hui neuf ans.

—Que Dieu l'ait en sa sainte garde! s'écria madame Mann se frottant l'œil gauche avec le coin de son tablier.

—Cependant, poursuivit le bedeau, malgré la récompense promise de dix livres sterling, laquelle a été depuis portée jusqu'à vingt, malgré les recherches les plus excessives, et, si je puis m'exprimer ainsi, les plus surnaturelles de la part des administrateurs de cette paroisse, nous n'avons jamais pu découvrir qui est son père, pas plus que le nom et le pays de sa mère.

Madame Mann joignit les mains en signe d'étonnement, et après un instant de réflexion:

—Comment se fait-il donc alors qu'il ait un nom? demanda-t-elle. Le bedeau se redressant avec dignité:

—C'est moi que j'l'ai inventé! répondit-il.

—Vous, monsieur Bumble?

—Moi-même, madame Mann; nous nommons nos enfants trouvés par ordre alphabétique. Le dernier était à l'S, je l'ai nommé Swubble; celui-ci en était à la lettre T, je lui ai donné le nom de Twist; le premier qui nous arrivera s'appellera Unwin, le suivant Vilkins, et ainsi de suite. Nous avons des noms tout prêts jusqu'à la concurrence du Z, à charge par nous de recommencer quand nous aurons épuisé l'alphabet.

—Vraiment, monsieur Bumble, c'est pas pour dire, mais faut avouer qu'vous êtes fièrement instruit!

—C'est bien possible, madame Mann, dit le bedeau évidemment satisfait du compliment, c'est bien possible. (Il vide son verre). Or donc, Olivier étant maintenant trop grand pour rester ici, l'administration a décidé qu'il retournerait au dépôt, et je suis venu moi-même à cet effet pour le chercher; ainsi, faites-le venir, que je le voie.

—Je vais vous l'amener à l'instant, dit madame Mann en quittant la salle.

Olivier, qu'on avait débarrassé du plus gros d'une couche de crasse qui formait croûte sur son visage et sur ses mains (autant du moins qu'on en put ôter en une seule fois), entra dans la salle conduit par sa bienveillante protectrice.

—Saluez, monsieur Olivier, dit madame Mann.

L'enfant fit un salut partagé entre le bedeau assis sur la chaise et le tricorne posé sur la table.

—Veux-tu venir avec moi, Olivier? dit avec majesté M. Bumble.

Olivier allait répondre qu'il suivrait le premier venu avec le plus grand plaisir, lorsque, levant les yeux, que par respect il avait tenus baissés jusqu'alors, son regard rencontra celui de madame Mann, qui, placée derrière la chaise du bedeau, lui montrait le poing d'un air furieux. Il comprit parfaitement l'insinuation dès l'abord: ce poing-là avait été trop souvent imprimé sur son dos pour ne pas être profondément gravé dans sa mémoire.

—Et elle, viendra-t-elle avec moi? demanda le pauvre Olivier.

—Non, cela ne se peut pas; mais elle viendra te voir quelquefois répondit M. Bumble.

Ceci n'était pas très rassurant pour Olivier; mais, tout jeune qu'il était, il eut assez de bon sens pour feindre un vif regret de s'en aller. Ce ne fut pas d'ailleurs chose difficile pour lui d'appeler les larmes dans ses yeux; la faim et des coups encore tout récents sont de puissants motifs pour pleurer, aussi pleura-t-il naturellement. Madame Mann lui donna mille baisers et ce dont il avait le plus besoin: une tartine de pain et de beurre, dans la crainte qu'il ne parût trop affamé en arrivant au dépôt.

Sa tranche de pain d'une main, et de l'autre s'accrochant à la manche de M. Bumble, Olivier suivait comme il pouvait en s'inquiétant s'ils allaient bientôt arriver. M. Bumble répondait d'un ton bref et bourru; car la douceur momentanée qu'inspire le grog dans certaines âmes s'était évaporée du cœur de M. Bumble, et il était redevenu bedeau. À peine était-il arrivé depuis un quart d'heure au dépôt, que M. Bumble vint lui annoncer que le conseil était assemblé, et qu'on l'attendait au parquet. Il lui ordonna de le suivre, en accompagnant cette recommandation de deux coups de canne. Olivier arriva dans une salle où dix messieurs gros et gras étaient assis autour d'une table.

—Salue le parquet, dit Bumble. Olivier salua.

—Comment t'appelles-tu, petit?

Olivier n'ayant jamais vu tant de personnages, et d'ailleurs ayant reçu de Bumble un vigoureux coup de canne en manière d'encouragement, se mit à pleurer. Ces messieurs le déclarèrent idiot. Puis on lui apprit qu'il était orphelin, à la charge de la paroisse, et qu'il était destiné à apprendre un état, qui consistait à effiler de vieilles cordes pour faire de l'étoupe. Et il fut emmené par le bedeau dans une chambrée où il s'endormit sur un lit bien dur, car les douces lois de ce bon pays permettent aux pauvres de dormir, peu il est vrai, mais enfin quelquefois.

Ce jour-là même, pendant qu'Olivier sommeillait dans son innocence, le conseil prenait une décision qui devait influer sur son avenir. En effet, l'administration trouva que les pauvres étaient trop bien, que le dépôt était un rendez-vous de passe-temps agréable, où les déjeuners, les dîners, les soupers pleuvaient tout le long de l'année, un Elysée où tout était plaisir. Alors ils firent un règlement par lequel les pauvres avaient leur libre arbitre, ou de mourir de consomption et de faim dans le dépôt, ou plus promptement hors de la maison. À cet effet, ils passèrent un marché avec l'administration des eaux pour en avoir une provision illimitée, et un autre avec un marchand de blé, qui devait fournir de temps en temps une petite quantité de farine d'avoine dont ils composèrent trois repas d'un gruau clair par jour, avec un oignon deux fois la semaine et la moitié d'un petit pain le dimanche.

Six mois après l'arrivée d'Olivier au dépôt, le nouveau système était en pleine activité. Il devint coûteux tout d'abord à cause de l'augmentation du mémoire de l'entrepreneur des pompes funèbres, mais le nombre des pensionnaires diminuait considérablement, et l'administration était ravie. À l'heure des repas chaque enfant recevait un plein bol de gruau et jamais plus, à l'exception des jours de fête, où il recevait en plus deux onces un quart de pain. Les bols n'avaient jamais besoin d'être lavés, les enfants les polissaient avec leurs cuillers jusqu'à ce qu'ils fussent redevenus brillants; et quand ils avaient fini cette opération, qui ne demandait pas beaucoup de temps, ils fixaient sur le chaudron des yeux si avides, qu'ils semblaient vouloir dévorer jusqu'aux briques qui le soutenaient. Ces malheureux mangeaient si peu, et ils étaient devenus si voraces et si sauvages, qu'un d'entre eux donna à entendre à ses compagnons qu'à moins qu'on ne lui accordât un autre bol de gruau par jour, il se verrait dans la nécessité une belle nuit de dévorer son camarade de lit. Il avait les yeux hagards en disant cela, et ils le crurent capable de le faire; c'est pourquoi ils tirèrent à la courte paille pour savoir lequel d'entre eux irait à souper demander au chef un second bol de gruau. Le sort tomba sur Olivier. Tout enfant qu'il était, la faim l'avait exaspéré. Il se leva donc de table, et, alarmé lui-même de sa témérité, il s'avança vers le chef:

—Voudriez-vous m'en donner encore, s'il vous plaît, Monsieur?

Le chef devint pâle et tremblant. Il regarda le jeune rebelle avec un étonnement stupide. Les aides furent paralysés de surprise et les enfants de terreur.

—Que veux-tu? demanda-t-il d'une voix altérée.

—J'en voudrais encore, Monsieur, s'il vous plaît, répondit Olivier.

Le chef visa un coup de sa cuiller à pot à la tête, de l'enfant, lui mit les mains derrière le dos, et appela à haute voix le bedeau.

Les administrateurs étaient assemblés en grand conclave, lorsque M. Bumble se précipita, tout hors d'haleine, dans la salle du conseil.

—Monsieur Limbkins, dit-il en s'adressant au gros monsieur qui occupait le fauteuil, pardon si je vous dérange, monsieur Limbkins, Olivier a redemandé du gruau!

Un murmure général s'éleva dans l'assemblée, une expression d'horreur se peignit sur tous les visages.

—Il en a redemandé! dit M. Limbkins. Calmez-vous, Bumble, et répondez-moi distinctement. Ai-je bien compris qu'il en a redemandé, après avoir mangé la ration que la règle de cette maison lui accorde?

—Oui, Monsieur, répliqua Bumble.

—Cet enfant se fera pendre un jour, dit l'homme au gilet blanc. J'en suis certain.

Personne ne contesta la prophétie de l'orateur. Une vive discussion eut lieu, à la suite de laquelle Olivier fut condamné à être enfermé sur-le-champ; et le lendemain une affiche fut posée sur la porte extérieure du dépôt, promettant une récompense de cinq livres sterling à quiconque débarrasserait la paroisse du jeune Olivier Twist: en d'autres termes, cinq livres sterling avec Olivier Twist étaient offerts à quiconque (homme ou femme) aurait besoin d'un apprenti pour le commerce, les affaires ou quelque genre d'état que ce fut.

—Jamais de ma vie je ne fus plus certain d'une chose, dit l'homme au gilet blanc, le lendemain matin, comme il parcourait l'affiche en frappant à la porte du dépôt de mendicité; jamais de ma vie je ne fus plus certain d'une chose, c'est que cet enfant se fera pendre un jour.

Comme je me propose de faire savoir par la suite si la prévision de l'homme au gilet blanc était bien ou mal fondée, je croirais détruire l'intérêt de ce récit, en supposant toutefois qu'il y en eût, si je me hasardais de donner à entendre, dès à présent, que la vie d'Olivier Twist eut cette fin tragique ou non.

III. —Comment Olivier Twist fut sur le point d'accepter une place qui n'était rien moins qu'une sinécure.

Depuis huit jours qu'Olivier s'était rendu coupable du crime affreux de redemander du gruau, il habitait un réduit obscur, où, par la clémence et la sagesse de l'administration, il était détenu prisonnier. Il ne paraît pas déraisonnable dès l'abord de supposer que, pour peu qu'il eût entretenu pour la prédiction de l'homme au gilet blanc un sentiment convenable de respect, il aurait pu établir une fois pour toujours la réputation prophétique de ce sage individu, en attachant à un crochet dans la muraille un des coins de son mouchoir de poche et se passant ensuite l'autre à son cou. Pour en venir là, cependant, il y avait un obstacle: c'est que les mouchoirs, étant considérés comme articles de luxe, avaient été prohibés pour tous les temps et siècles à venir, et soustraits par conséquent du nez des pauvres par un ordre exprès émané de l'administration assemblée en grand conseil à cet effet; lequel ordre fut donné solennellement, approuvé, signé et paraphé de chacun des membres du conseil, et revêtu du sceau de l'administration.

Un autre obstacle, encore plus grand pour Olivier, c'est sa jeunesse et son inexpérience. Le pauvre enfant se contentait de pleurer amèrement tout le jour; et lorsque la nuit arrivait lente et froide, il étendait ses petites mains devant ses yeux pour ne pas voir l'obscurité, et se tapissait dans un coin pour tâcher de s'y endormir.

Que les ennemis du nouveau système n'aillent pas supposer que, durant le temps de sa réclusion, Olivier fut privé du bienfait de l'exercice, du plaisir de la société et des avantages réels d'une consolation religieuse. Quant à l'exercice, c'était par un froid piquant, mais sain, qu'il lui était permis d'aller chaque matin dans une cour pavée se laver sous la pompe en présence de M. Bumble, qui, pour l'empêcher d'attraper un rhume, lui procurait une vive sensation par tout le corps en lui distribuant quelques coups de canne avec une libéralité peu commune. Quant à ce qui est de la société, on le faisait venir de deux jours l'un dans le réfectoire pendant le dîner des enfants, pour y être fouetté publiquement, afin de servir d'exemple et de leçon pour l'avenir; et, bien loin de le priver des avantages d'une consolation religieuse, on l'introduisait à coups de pied dans le même endroit à l'heure de la prière du soir, pendant laquelle il pouvait à loisir lénifier son âme en prêtant l'oreille à une formule ajoutée à la prière ordinaire par l'ordre exprès de l'administration. Par ce surcroît de prière, les enfants demandaient à Dieu, avec instances, de leur faire la grâce de devenir bons, vertueux, contents et obéissants, et d'être préservés des fautes d'Olivier Twist, que la formule signalait comme étant sous le patronage exclusif, la protection et la puissance du démon, et comme étant lui-même sorti de la fabrique de Satan.

Tandis que les affaires d'Olivier étaient dans cet état favorable, et se présentaient sous un aussi beau jour, il arriva que M. Gamfield, ramoneur de cheminées, se dirigeait un matin vers la Grande-Rue, pensant sérieusement aux moyens de payer plusieurs termes échus de loyer, pour lesquels son propriétaire devenait un peu pressant. Malgré les connaissances étendues de M. Gamfield en arithmétique, il ne pouvait parvenir à réaliser cinq livres sterling (montant de sa dette); et, dans une sorte de désespoir mathématique, il frappait alternativement son front et son baudet, lorsque, venant à passer devant le dépôt, ses yeux rencontrèrent l'affiche collée sur la porte.

—Oh! . . . o . . . o . . . oh! fit le ramoneur s'adressant à son âne.

Le monsieur au gilet blanc se tenait sur le seuil de la porte, les mains derrière le dos, venant sans doute de prononcer un superbe discours dans la salle du conseil. Ayant été témoin du petit différend entre M. Gamfield et son baudet, il sourit gracieusement en voyant le premier lire l'affiche, car il pensa dès l'abord que c'était justement le genre de maître qui convenait à Olivier. M. Gamfield sourit aussi à part lui en parcourant l'affiche, car cinq livres sterling faisaient justement la somme dont il avait besoin; et quant à l'enfant dont il fallait se charger, le ramoneur pensa qu'avec le régime de vie auquel il avait été soumis il devait être de taille à passer dans les cheminées étroites. Il épela donc l'affiche pour la seconde fois, depuis le premier mot jusqu'au dernier; et portant la main à sa casquette de loutre avec le plus grand respect, il accosta le monsieur au gilet blanc en ces termes:

—Pardon, excuse, Monsieur! Est-ce point ici qu'y n'ia un enfant que la paroisse voudrait mettre en apprentissage?

—Oui, mon brave homme, dit l'autre avec un sourire gracieux, que lui voulez-vous?

—Si la paroisse désire lui donner un état agréable et pas fatigant du tout, dans l'art de ramoner les cheminées, par exemple, je le prendrais assez volontiers; avec ça que j'ai besoin d'un apprenti.

—Entrez, dit l'homme au gilet blanc.

M. Gamfield ayant fait quelques pas rétrogrades pour donner à son âne un autre coup sur la tête et une nouvelle secousse à la mâchoire, en guise d'avertissement de ne pas bouger pendant son absence, suivit le monsieur au gilet blanc dans la salle où Olivier Twist l'avait vu pour la première fois.

—C'est un état bien sale! dit M. Limbkins lorsque Gamfield eut exprimé de nouveau son désir.

—Il paraît qu'il y a eu déjà de jeunes garçons étouffés dans les cheminées, dit un autre.

—C'est qu'on mouillait la paille avant d'y mettre le feu pour les en faire descendre, dit Gamfield. C'n'est que d'la fumée sans flamme. Avec ça qu'la fumée n'sert de rien du tout pour faire descendre un enfant d'une cheminée, bien du contraire: c'n'est bon qu'à l'endormir, et c'est c'qui d'mande. Les enfants, comme vous savez, Messieurs, sont paresseux et obstinés comme l'diable, et n'y a rien de tell qu'une bonne flamme bien vive pour les faire déguerpir. Bien plus, c'est un service à leur z'y rendre parce que, voyez-vous, Messieurs, lorsqu'ils sont engourdis dans la cheminée, d'leur z'y rôtir un peu la plante des pieds, ça n'les en fait dégringoler que plus vite.

L'homme au gilet blanc parut très satisfait de cette explication; mais un coup d'œil de M. Limbkins réprima sur-le-champ sa gaieté. Les membres du conseil continuèrent à causer entre eux pendant quelques instants, mais si bas que ces mots: Visons à l'économie, voyons le livre de comptes, faisons imprimer un rapport, furent seuls entendus, parce qu'ils furent répétés souvent et avec beaucoup d'emphase.

Enfin le chuchotement cessa et les membres du conseil ayant repris tout à la fois leurs sièges et leur dignité, M. Limbkins prit la parole:

—Nous avons considéré votre proposition et nous ne l'approuvons pas, dit-il à Gamfield.

—Pas le moins du monde, dit le monsieur au gilet blanc.

—Tout bien réfléchi, non! reprirent les autres membres.

Comme M. Gamfield passait pour avoir roué de coups trois ou quatre jeunes enfants qui en étaient morts, il lui vint en esprit que, sans doute, les membres du conseil, par un caprice inconcevable, s'étaient imaginé que cette circonstance qui leur était étrangère devait influer sur leur conduite à cet égard. S'il en eût été ainsi, c'eût été bien contraire à leur manière habituelle de penser et d'agir. Néanmoins, comme il n'avait nullement envie de faire revivre la rumeur publique, il s'éloigna lentement de la table en tournant sa casquette dans ses mains.

—De sorte que vous ne voulez pas me l'donner, Messieurs? dit-il en s'arrêtant sur le seuil de la porte.

—Non, dit M. Limbkins. Du moins, comme c'est un état sale, nous pensons que vous devriez prendre quelque chose de moins que la somme offerte sur l'affiche.

Les yeux du ramoneur étincelèrent de joie comme il revint sur ses pas en disant:

—Voyons, Messieurs, que voulez-vous donner? Ne soyez pas si durs envers un pauvre diable comme moi. Que voulez-vous donner?

—Je pense que trois livres dix shillings, c'est bien raisonnable, dit M. Limbkins.

—Dix shillings de trop, dit l'homme au gilet blanc.

—Voyons, dit Gamfield, dites quatre livres et vous en serez débarrassés une bonne fois pour toujours. Voyons, Messieurs.

—Trois livres dix shillings, répéta M. Limbkins avec fermeté.

—Eh bien! partageons la différence, Messieurs, insista Gamfield. Disons trois livres quinze shillings.

—Pas un liard de plus! Telle fut la réponse de M. Limbkins.

—Vous êtes d'une rigueur désespérante envers moi, Messieurs, dit le ramoneur en hésitant.

Cependant, après débat le marché fut conclu, et M. Bumble fut chargé d'amener Olivier Twist avec un acte d'apprentissage qui devait être signé et approuvé par le magistrat dans l'après-midi du même jour.

En conséquence de cette détermination, le petit Olivier fut, à son grand étonnement, délivré de sa captivité et reçut l'ordre de mettre une chemise blanche. Il avait à peine achevé cet exercice gymnastique (auquel il se livrait si rarement), que M. Bumble lui apporta de ses propres mains un bol de gruau et la ration des jours de fête, c'est-à-dire deux onces un quart de pain; ce que voyant Olivier, il se prit à pleurer à chaudes larmes, pensant tout naturellement qu'il fallait qu'on eût résolu de le tuer dans quelque vue avantageuse, sans quoi on ne commencerait pas à l'engraisser ainsi.

—Ne va pas te faire devenir les yeux rouges, dit M. Bumble affectant un air de grandeur; mais mange et sois reconnaissant, Olivier. Tu vas entrer en apprentissage, mon garçon.

—En apprentissage, Monsieur! dit l'enfant d'une voix tremblante.

—Oui, Olivier, reprit M. Bumble, les hommes sensibles et généreux qui sont pour toi comme autant de parents, puisqu'il est vrai que tu en es privé, vont te mettre en apprentissage, te lancer dans le monde et faire un homme de toi, quoiqu'il en coûte à la paroisse trois livres dix shillings! . . . Trois livres dix shillings, Olivier! Soixante-dix shillings! Cent quarante pièces de six sous!!! . . . Et tout cela pour qui? Pour un mauvais garnement, un méchant orphelin que tout le monde déteste!

Comme M. Bumble s'arrêta pour reprendre haleine après avoir débité cette harangue d'un ton imposant, des larmes ruisselèrent le long des joues du pauvre enfant et il sanglota amèrement.

—Allons, dit M. Bumble d'un air un peu moins doctoral, car il était flatté de l'effet qu'avait produit son éloquence; allons, Olivier, essuie tes yeux avec la manche de ta veste et ne pleure pas comme ça dans ton gruau, mon garçon. C'est une bêtise de pleurer ainsi dans ton gruau. (Oui, certes, c'en était une: il y avait déjà assez d'eau dans son gruau.)

En se rendant chez les magistrats, M. Bumble donna à entendre à Olivier que tout ce qu'il avait à faire était de paraître fort content et de répondre, lorsque le moniteur lui demanderait s'il voulait être mis en apprentissage, qu'il le désirait de tout son cœur; à l'une et l'autre desquelles recommandations Olivier promit de se conformer, d'autant plus que le bedeau lui fit comprendre adroitement que s'il y manquait on ne pouvait répondre de ce qui lui serait fait. Lorsqu'ils furent arrivés au bureau du magistrat, l'enfant fut renfermé et livré seul à lui-même dans un cabinet avec ordre d'attendre le retour de M. Bumble. Il y resta le cœur palpitant de crainte pendant une demi-heure, à l'expiration de laquelle ce dernier entrouvrit la porte; et passant sa tête dégarnie de son tricorne, il dit de manière à être entendu:

—Maintenant, mon petit ami, viens voir M. le magistrat.

Après quoi, prenant un air menaçant, il ajouta à voix basse:

—N'oublie pas ce que je viens de te dire, toi, petit drôle!

Olivier fixa M. Bumble avec bonhomie, étonné qu'il était d'une façon de parler si contradictoire. Mais ce digne homme ne lui donna pas le temps de faire de commentaire à cet égard, car il l'introduisit dans une pièce voisine dont la porte était ouverte. C'était une vaste salle éclairée par une grande croisée. Derrière une balustrade, assis à un bureau, étaient deux vieux messieurs à la tête poudrée, dont un lisait le journal, et l'autre, à l'aide d'une paire de lunettes d'écaille, parcourait une petite feuille de parchemin placée devant lui. D'un côté, en avant du bureau, se tenait M. Limbkins, et de l'autre M. Gamfield avec sa figure barbouillée de suie; tandis que deux ou trois gros joufflus, en bottes à revers, se pavanaient au beau milieu de la salle.

Le vieux monsieur aux lunettes s'assoupit par degrés sur la feuille de parchemin, et il y eut un moment d'intervalle après qu'Olivier eut été placé par M. Bumble devant le bureau.

—Voici l'enfant, monsieur le magistrat, dit Bumble.

Le vieux monsieur qui lisait le journal se détourna un peu, et parvint à éveiller l'autre en le tirant par la manche.

—Ah! est-ce là l'enfant? dit celui-ci.

—C'est lui-même, Monsieur, répondit le bedeau . . . Salue monsieur le magistrat, mon ami.

Olivier, s'armant de courage, fit un salut de son mieux. Les yeux fixés tout le temps sur les têtes poudrées des magistrats, il se demandait à lui-même si tous les membres des cours de justice naissaient avec cette matière blanche sur les cheveux, et si ce n'était pas pour cela qu'ils devenaient magistrats.

—C'est bien, reprit le monsieur aux lunettes; je pense qu'il a du goût pour ramoner les cheminées!

—Il en raffole, monsieur le magistrat, répliqua Bumble pinçant adroitement Olivier pour lui faire comprendre qu'il ferait bien de ne pas dire le contraire.

—Alors il veut être ramoneur, n'est-ce pas? demanda le magistrat.

—Si nous fussions pour l'obliger à prendre un autre état, il s'en sauverait simultanément dès demain, monsieur le magistrat, répondit Bumble.

—Et c'est cet homme qui va être son maître? . . . Vous, Monsieur? Vous le traiterez bien, n'est-ce pas? vous le nourrirez bien? enfin vous en aurez bien soin, n'est-il pas vrai?

—Si on dit qu'on l'fera, c'est qu'on a intention de l'faire, reprit Gamfield d'un air bourru.

—Vous avez la parole vive et le ton brusque, mon ami, mais vous me paraissez franc et honnête, dit le magistrat dirigeant ses lunettes vers le prétendant à la prime annoncée sur l'affiche, dont les traits ignobles portaient l'empreinte de la cruauté; mais le magistrat était à moitié aveugle et à moitié en enfance, aussi on ne doit pas s'étonner qu'il n'ait pas discerné ce que tout le monde pouvait apercevoir dès l'abord.

—Un peu qu'je l'suis et que j'm'en vante! dit le ramoneur avec un sourire affreux.

—Je n'en doute pas, dit le magistrat fixant ses lunettes plus avant sur son nez et cherchant des yeux l'encrier.

C'était le moment critique touchant le sort d'Olivier. Si l'encrier eût été où le magistrat croyait qu'il devait être, il y aurait indubitablement plongé sa plume, aurait signé l'acte, et Olivier eût été emmené sans plus tarder; mais comme il se trouvait être justement sous ses yeux, il s'ensuivit naturellement qu'il le chercha partout autour de son pupitre sans pouvoir le trouver. Et, comme dans sa recherche il lui arriva de regarder droit devant lui, son regard rencontra le visage pâle et livide d'Olivier, qui, malgré les coups d'œil significatifs et les avertissements touchants de M. Bumble, qui continuait à le pincer, regardait la physionomie répulsive de son futur patron avec une expression d'horreur mêlée d'effroi, trop évidente pour qu'un magistrat, quelque aveugle qu'il fût, pût s'y méprendre.

Le vieux monsieur cessa de chercher plus longtemps; il posa sa plume sur la table et regarda alternativement Olivier et M. Limbkins, qui prit une prise de tabac en affectant un air enjoué et indifférent tout à la fois.

—Mon enfant, dit le magistrat en se penchant sur son pupitre.

Olivier tressaillit au son de sa voix. En cela, il était bien excusable; ces paroles étaient dictées par la bienveillance, et des sons étrangers nous effrayent ordinairement. Il trembla de tous ses membres et fondit en larmes.

—Mon enfant, poursuivit le magistrat, vous êtes pâle et vous paraissez effrayé! Dites-moi, qu'avez-vous?

—Eloignez-vous un peu de lui, bedeau! dit l'autre magistrat mettant le journal de côté et se penchant avec un air d'intérêt . . . Maintenant, mon garçon, dis-nous ce que tu as, ne crains rien.

Olivier tomba à genoux, les mains jointes, et dit d'un ton suppliant:

—Reconduisez-moi en prison dans la chambre noire, laissez-moi mourir de faim; . . . battez-moi, tuez-moi, si vous voulez, plutôt que de m'envoyer avec cet homme affreux!

—C'est bien! dit M. Bumble levant les yeux et les mains de l'air le plus mystique. De tous les orphelins trompeurs et rusés que j'aie jamais vu, Olivier, tu es le plus effronté que je connaisse.

—Taisez-vous, bedeau! dit le second magistrat lorsque celui-ci eut lâché cette triple épithète.

—Pardon, monsieur le magistrat, dit Bumble croyant avoir mal entendu, ne m'avez-vous pas adressé la parole?

—Oui, sans doute; je vous ai dit de vous taire.

M. Bumble resta interdit. Imposer silence à un bedeau! Quelle révolution morale!!!

Le magistrat aux lunettes d'écaille regarda son collègue et lui fit un signe de tête significatif.

—Nous refusons de sanctionner cet acte! dit-il en agitant la feuille de parchemin.

—J'espère, balbutia M. Limbkins, que sur le simple témoignage d'un enfant, messieurs les magistrats n'induiront pas de là que les autorités se sont mal conduites en cette circonstance.

—Les magistrats ne sont pas appelés à donner leur opinion sur ce sujet, reprit le second magistrat . . . Reconduisez cet enfant au dépôt et traitez-le avec douceur, il paraît en avoir besoin.

Le même soir, l'homme au gilet blanc affirma, plus positivement que jamais que non seulement Olivier serait pendu, mais encore qu'il serait écartelé par-dessus le marché. M. Bumble secoua la tête d'un air mystérieux et sombre, et dit qu'il souhaitait que l'enfant vînt à bien, sur quoi M. Gamfield ajouta qu'il désirait qu'il vînt à lui, désir qui semble d'une nature toute différente quoique, sur bien des points, le ramoneur fût d'accord avec le bedeau.

Le lendemain matin, le public fut de nouveau informé qu'Olivier Twist était encore à louer, et que cinq livres sterling seraient comptées à quiconque voudrait s'en charger.

IV. —Une autre place étant offerte à Olivier, il fait son entrée dans le monde.

Dans les familles nombreuses, lorsque pour le jeune homme qui commence à prendre de l'âge on n'a en vue aucune place avantageuse, soit par droit de succession, de survivance ou au demeurant, c'est une coutume assez commune de l'envoyer sur mer. Les administrateurs, à l'instar d'une conduite si sage et si exemplaire, tinrent conseil entre eux, afin d'aviser aux moyens de faire passer Olivier Twist à bord d'un petit vaisseau marchand en charge pour quelque port malsain; et ils adoptèrent ce parti comme étant ce qu'il y avait de mieux pour l'enfant. Car il était probable que quelque jour, après son dîner, le patron du bâtiment, pour se procurer quelque distraction ou quelque amusement nécessaire à la digestion, le ferait périr sous les coups de garcette, ou lui ferait sauter la cervelle avec une barre de fer (passe-temps qui, nous le savons fort bien, sont très recherchés et fort prisés de messieurs les marins). [2]

M. Bumble avait été dépêché pour faire quelques recherches préliminaires, à l'effet de trouver un capitaine quelconque ayant besoin sur son bord d'un mousse sans parents ni amis, et il s'en revenait au dépôt, pour y rendre compte du résultat de sa mission, lorsque, sur le seuil de la porte, il se trouva face à face avec un personnage qui n'était rien moins que M. Sowerberry, l'entrepreneur paroissial des pompes funèbres.

—Je viens de prendre la mesure des deux femmes qui sont mortes la nuit dernière, monsieur Bumble, dit l'entrepreneur.

—Vous ferez votre fortune, monsieur Sowerberry! dit le bedeau introduisant avec dextérité le pouce et l'index dans la tabatière que lui présenta l'entrepreneur, laquelle était un joli petit modèle de cercueil patenté. Je vous dis que vous ferez votre fortune, continua-t-il en donnant en signe d'amitié un petit coup de canne sur l'épaule de ce dernier.

—Vous croyez? dit l'autre d'un air qui semblait admettre et repousser en même temps la probabilité du fait. Les prix qui me sont alloués par l'administration du dépôt sont bien minces, monsieur Bumble!

—Ainsi sont vos cercueils, répliqua le bedeau d'un air qui approchait de la plaisanterie sans cependant dépasser les bornes de la gravité qui convient si bien à un homme en place . . .

M. Sowerberry fut pour ainsi dire chatouillé par cette réponse si à propos de M. Bumble. Il ne fallait rien moins que cela pour provoquer sa belle humeur, et il partit d'un éclat de rire qui paraissait ne pas devoir finir de sitôt.

—C'est juste, au fait, monsieur Bumble, dit-il lorsqu'il eut repris ses sens, j'avouerai franchement que, depuis le système de nourriture adopté nouvellement dans cette maison, les bières sont un peu plus étroites et moins profondes qu'auparavant. Mais il faut avoir un petit profit, monsieur Bumble. Le bois tel que nous l'employons est un article très cher, savez-vous bien; et les poignées en fer nous viennent de Birmingham par le canal.

—Sans doute, sans doute, répliqua M. Bumble, chaque état a son bon et son mauvais côté, et un profit honnête n'est pas à dédaigner.

—Comme de raison, dit l'autre. Et si je ne gagne pas grand-chose sur tel ou tel article, eh bien! je me retire sur la quantité, comme vous voyez, hé! hé! hé!

—Justement, fit M. Bumble.

—Quoique je puisse dire, poursuivit l'entrepreneur reprenant le cours de ses observations que le bedeau avait interrompues, quoique je puisse dire que j'ai à lutter contre un grand désavantage; c'est que les gens robustes partent toujours les premiers: je veux dire que les personnes qui ont joui autrefois d'une certaine aisance, et qui ont payé leurs contributions pendant nombre d'années, sont les premières à descendre la garde, une fois qu'elles ont goûté du régime de cette maison. Et, soit dit en passant, monsieur Bumble, trois ou quatre pouces en plus sur le compte d'un individu font une fameuse brèche dans ses profits, surtout quand il a une famille à soutenir.

Comme M. Sowerberry disait cela de l'air d'indignation qui convient à un homme trompé, et que M. Bumble sentait qu'en insistant sur ce point il pourrait s'ensuivre quelque réflexion désagréable concernant l'honneur de la paroisse, ce dernier jugea prudent de changer de sujet de conversation, et Olivier lui en fournit la matière.

—Quelquefois, par hasard, dit-il, vous ne connaîtriez pas quelqu'un qui aurait besoin d'un apprenti! C'est un enfant de la paroisse, qui est en ce moment une charge monstrueuse, et, si je puis m'exprimer ainsi, une meule à moulin pendue au cou de la paroisse. Des conditions avantageuses, monsieur Sowerberry! des conditions très avantageuses! Disant cela, il donna avec sa canne trois petits coups bien distincts sur les mots: cinq livres sterling, imprimés sur l'affiche en romaines capitales d'une taille gigantesque.

—Hum! fit l'entrepreneur prenant M. Bumble par le pan de son habit d'ordonnance, c'est justement ce dont je voulais vous parler. Vous savez . . . quel joli genre de bouton vous avez là, monsieur Bumble! Il me semble que je ne vous l'ai jamais vu auparavant?

—Oui, il est assez bien, dit le bedeau flatté de la remarque. Le sujet est le même que celui du sceau paroissial (le bon Samaritain pansant les plaies d'un pauvre blessé). L'administration m'en a fait présent au premier jour de l'an, monsieur Sowerberry. Je l'ai porté pour la première fois, si je me rappelle, pour assister à l'enquête de ce marchand ruiné qui mourut sous une grande perte au milieu de la nuit.

—Je me rappelle, dit l'autre. Le jury rendit son verdict en ces termes: Mort de faim et de froid; n'est-ce pas?

M. Bumble fit un signe affirmatif.

Et il ajouta d'une manière spéciale que, si l'officier de surveillance avait . . .

—Ta, ta, ta, ta! fit le bedeau avec aigreur. Si l'administration voulait prêter l'oreille à toutes les balivernes que débitent ces jurés ignorants, elle aurait beaucoup à faire.

—C'est vrai, dit Sowerberry.

—Les jurés, poursuivit M. Bumble pressant sa canne fortement dans sa main, habitude qu'il avait lorsqu'il était en colère, les jurés, voyez-vous, sont des êtres vils, bas et rampants, au-delà de toute expression.

—C'est encore vrai, dit l'autre.

—Ils n'ont pas plus de philosophie ni d'économie politique à eux tous que ça, dit le bedeau en faisant claquer ses doigts en signe de mépris.

—Non, sans doute, reprit l'autre.

—Je les méprise! poursuivit le bedeau, à qui le rouge montait au visage.

—Et moi de même, ajouta Sowerberry.

—Je voudrais seulement que nous eussions un de ces jurés si présomptueux pendant une quinzaine de jours dans l'établissement: les règles et les statuts de l'administration auraient bientôt dompté leur esprit d'indépendance.

—Il faut les laisser pour ce qu'ils sont, allez, monsieur Bumble, dit Sowerberry souriant d'un air approbatif pour calmer le courroux croissant du fonctionnaire indigné.

M. Bumble, soulevant son chapeau, en ôta son mouchoir, essuya de son front la sueur que l'indignation y avait provoquée, replaça son tricorne sur sa tête, et, se tournant vers M. Sowerberry, il dit d'un ton plus calme:

—Eh bien! quoi, au sujet de cet enfant?

—Eh bien! reprit l'autre, vous savez bien, monsieur Bumble, je paye une forte taxe pour les pauvres.

—Hem! fit le bedeau. Eh bien?

—Eh bien! reprit Sowerberry, je pense que si je paye tant pour eux, il est bien juste que j'en tire le plus que je peux. C'est pourquoi, tout bien réfléchi, je crois que je prendrai cet enfant moi-même.

M. Bumble prit le croque-mort par le bras et le fit entrer au dépôt. M. Sowerberry resta enfermé avec les administrateurs environ cinq minutes, pendant lequel temps il fut convenu qu'il prendrait Olivier à l'essai, et que ce dernier irait chez lui à cet effet le soir même.

Quand Olivier parut le même soir devant ces messieurs, qu'il eut appris qu'il allait entrer en qualité d'apprenti chez un fabricant de cercueils, et que, s'il se plaignait de sa condition, ou qu'il revint jamais à la charge de la paroisse, on l'enverrait sur mer, où il courrait la chance d'être assommé ou noyé, il fit paraître si peu d'émotion, que chacun s'écria que c'était un petit vaurien, dont le cœur était endurci; et M. Bumble reçut l'ordre de l'emmener sur-le-champ.

Puis M. Bumble fut chargé de conduire Olivier chez son nouveau patron; ce qu'il fit non sans administrer au pauvre enfant quelques coups de canne et pas mal de conseils, comme il convient à tout digne bedeau. L'enfant pleurait, il se sentait si seul et si abandonné, qu'il ne put s'empêcher de faire remarquer son isolement à M. Bumble. Tout autre mortel eût peut-être été attendri de la naïve douleur du petit malheureux, mais un bedeau! M. Bumble croyait la sensibilité indigne de sa dignité paroissiale.

L'entrepreneur venait de fermer les volets de sa boutique, et il était en train d'inscrire quelques entrées sur son grand-livre, à la faveur d'une chandelle dont la sombre clarté convenait fort bien à la tristesse du lieu, quand M. Bumble entra.

—Ah! ah! dit-il, levant les yeux de dessus son livre, et s'arrêtant au milieu d'un mot; c'est vous, monsieur Bumble?

—Personne autre, monsieur Sowerberry, répliqua celui-ci. Voici l'enfant que je vous amène. (Olivier fit un salut.)

—Ah! c'est là l'enfant, n'est-ce pas? dit l'autre levant la chandelle au-dessus de sa tête pour mieux considérer Olivier. Madame Sowerberry! . . . voulez-vous voir un instant, ma chère?

Madame Sowerberry sortit de l'arrière-boutique, et présenta la forme d'une petite femme maigrelette à la mine grondeuse et rechignée.

—Ma chère, dit son mari avec déférence, voici le petit garçon du dépôt de mendicité, dont je vous ai parlé. (Olivier salua de nouveau.)

—Bon Dieu! qu'il est petit! dit celle-ci.

—Il est un peu petit, c'est vrai, répliqua M. Bumble regardant Olivier d'un air de reproche, comme si c'eût été la faute de cet enfant s'il n'était pas plus grand; il est un peu petit, on ne peut pas dire le contraire, mais il grandira, madame Sowerberry, il grandira, soyez-en sûre.

—Ah! sans doute, il grandira, reprit sèchement la dame, avec notre boire et notre manger. La belle malice! n'y a rien à gagner sur les enfants de la paroisse, y coûtent toujours plus cher qu'y n'valent. Malgré ça, les hommes s'imaginent qu'y zont plus raison qu'leurs femmes. Avance ici, toi, petit squelette!

En même temps elle ouvrit une petite porte et poussa Olivier vers un escalier rapide conduisant dans une petite pièce sombre et humide, attenante au bûcher, et qu'on appelait la cuisine, où était assise une fille malpropre ayant aux pieds des souliers éculés et aux jambes des bas d'estame bleus hors d'état de servir.

—Charlotte, dit madame Sowerberry, qui avait suivi Olivier, donnez à ce garçon quelques-uns de ces morceaux de viande froide que vous avez mis de côté ce matin pour Frip: puisqu'y n'est pas rentré à la maison de la journée, y s'en passera.

—J'pense bien qu'tu n's'ras pas dégoûté d'les manger, pas vrai?

Olivier, dont les yeux brillèrent en entendant parler de viande, et qui tremblait d'avance du désir de les dévorer, répondit aussitôt que non; et un plat de viande, composé des morceaux les plus grossiers, fut placé devant lui.

En une minute Olivier avala tout ce qu'il y avait dans le plat, sans se donner la peine de mâcher les bouchées. Madame Sowerberry le regardait avec une silencieuse horreur, considérant cet appétit comme d'un mauvais augure pour l'avenir. Puis elle le conduisit au milieu des bières, et, avec sa gracieuseté ordinaire, elle le fourra sous le comptoir, qui était la chambre à coucher du nouvel apprenti.

V. —Olivier fait connaissance de nouveaux personnages.

Olivier, livré seul à lui-même dans la boutique de l'entrepreneur de funérailles, posa sa lampe sur le banc d'un ouvrier, et regarda timidement autour de lui, saisi tout à la fois de terreur et de crainte (ce que bien des gens plus âgés que lui comprendront facilement). Un cercueil en train, placé sur deux tréteaux noirs, au milieu de la boutique, ressemblait tellement à l'image de la mort, qu'un froid glacial accompagné d'un tremblement convulsif parcourait tous ses membres chaque fois que son regard se portait involontairement sur cet affreux objet, d'où, à chaque instant, il s'attendait à voir un spectre effrayant lever sa tête hideuse pour l'épouvanter à le faire devenir fou de terreur.

Il fut éveillé le lendemain matin par un bruit redoublé de coups de pieds en-dehors de la porte de la boutique, lesquels, pendant qu'il mettait ses habits à la hâte, se renouvelèrent jusqu'à vingt-cinq ou trente fois environ; et quand il eut commencé à tirer les verrous, les pieds cessèrent de frapper et une voix se fit entendre:

—Ouvre la porte, veux-tu? dit la voix appartenant aux pieds qui avaient frappé.

—Je suis à vous à l'instant, Monsieur, répondit Olivier tirant les verrous en tournant la clef.

—Tu es sans doute l'apprenti qu'on attendait, n'est-ce pas? reprit la voix à travers le trou de la serrure.

—Oui, Monsieur, répliqua Olivier.

—Quel âge as-tu? demanda la voix.

—Dix ans, Monsieur, répondit Olivier.

—Alors, j'm'en vas t'en ficher en entrant, poursuivit la voix, tu vas voir si j'm'en passe, je n'te dis qu'ça, méchant orphelin!

Après avoir fait cette promesse gracieuse, la voix se mit à siffler.

Olivier avait été trop souvent assujetti aux effets d'une semblable menace pour douter, en aucune manière, que le maître de la voix, quel qu'il fût, ne tint fidèlement sa parole. Il tira les verrous d'une main tremblante, et ouvrit la porte. Il regarda pendant quelque temps à droite, à gauche et en face de lui, persuadé que l'inconnu qui lui avait parlé par le trou de la serrure avait fait quelques pas de plus pour se réchauffer; car il ne vit personne si ce n'est un gros garçon de l'école de charité, assis sur une borne, en face de la boutique, et occupé à manger une tartine de pain et de beurre qu'il coupait par morceaux de la largeur de sa bouche, à l'aide d'un méchant eustache, et qu'il avalait ensuite avec assez de voracité.

—Je vous demande bien pardon, Monsieur, dit enfin Olivier, voyant que personne autre ne paraissait, est-ce vous qui avez frappé?

—J'ai donné des coups de pied, répondit l'autre.

—Auriez-vous besoin d'un cercueil? dit Olivier ingénument.

A cette question, le garçon de charité parut terriblement furieux, et jura qu'Olivier en aurait besoin d'un avant peu s'il se permettait de plaisanter ainsi avec ses supérieurs.

—Tu ne sais pas, sans doute, qui je suis, méchant orphelin? dit-il descendant de la borne sur laquelle il était assis et s'avançant, les mains dans ses poches, avec une édifiante gravité,

—Non, Monsieur, répondit Olivier.

—Je suis le sieur Noé Claypole, poursuivit l'autre. Et tu es sous moi. Allons! ouvre la boutique et descends les volets. En même temps le sieur Claypole administra un coup de pied à Olivier, et entra dans la boutique d'un air majestueux qui lui donna beaucoup d'importance.

Ayant descendu les volets et cassé en même temps un carreau en faisant ses efforts pour porter le premier volet dans une petite cour derrière la maison, où on les mettait pendant le jour, Olivier fut gracieusement assisté par Noé, qui, après l'avoir consolé en l'assurant qu'il le paierait, consentait à lui donner un coup de main. M. Sowerberry descendit peu de temps après et fut bientôt suivi de madame Sowerberry; et Olivier, ayant payé pour le carreau, selon que Noé l'avait prédit, suivit ce dernier à la cuisine pour y prendre son déjeuner.

—Approchez-vous du feu, Noé, dit Charlotte. J'ai mis de côté pour vous un p'tit morceau d'lard que j'ai r'tiré du déjeuner de Monsieur. —Toi, Olivier, ferme cette porte derrière M. Noé, et prends ces p'tits morceaux de pain qui sont là pour toi. Prends ton thé sur ce coffre, là-bas dans l'coin, et mets les morceaux doubles car y faut qu't'aille garder la boutique; tu m'entends?

—Entends-tu, orphelin? dit Noé Claypole.

—Quel drôle de corps vous êtes, allez, Noé! reprit Charlotte. N'pouvez-vous laisser c't enfant tranquille.

—Qu'je l'laisse tranquille! dit Noé. Y'm'semble qu'chacun l'laisse assez tranquille comme ça! c'n'est pas là c'qui gêne. C'n'est ni son père, ni sa mère qui viendront jamais l'contredire; n'y a pas d'danger! Tous ses parents l'laissent bien faire comme il l'entend; hein, Charlotte! hé! hé! hé!

—Farceur que vous êtes, allez! répliqua Charlotte éclatant de rire, ce en quoi elle fut imitée par Noé; et tous deux jetèrent un regard de dédain sur le pauvre Olivier, qui, assis sur un coffre dans le coin le plus froid de la cuisine, mangeait en grelottant les morceaux de pain dur qui avaient été spécialement réservés pour lui.

Noé était un enfant de charité, mais non pas un orphelin du dépôt de mendicité. Il était encore moins l'enfant du hasard, car il pouvait tracer sa généalogie en remontant jusqu'à ses parents, qui vivaient à quelques pas de là: sa mère était blanchisseuse et son père un ancien soldat, vieil ivrogne retiré du service avec une jambe de bois et une pension de cinq sous trois deniers par jour. Les garçons de boutique du voisinage avaient eu longtemps pour habitude d'insulter Noé en pleine rue en lui donnant les épithètes les moins flatteuses, et il avait souffert cela le plus patiemment du monde; mais maintenant que la fortune avait jeté sur son chemin un pauvre orphelin, sans nom, que l'être le plus abject pouvait montrer du doigt et insulter impunément, il lui fit expier avec usure les torts dont les autres s'étaient rendus coupables envers lui.

VI. —Olivier, poussé à bout par les railleries amères de Noé, entre en fureur, et surprend ce dernier par son audace.

Le mois d'épreuves étant écoulé, l'acte d'apprentissage d'Olivier fut signé dans toutes les formes voulues. On était alors dans une saison très favorable aux décès, et, pour me servir d'une expression commerciale, la vente des cercueils était à la hausse; de sorte qu'en peu de temps Olivier eut acquis beaucoup d'expérience. Les succès de l'ingénieuse industrie de M. Sowerberry allaient même au-delà de son attente. De mémoire d'homme on n'avait vu la rougeole exercer ses funestes ravages avec autant de force sur les jeunes enfants. Aussi voyait-on maint et maint convoi, à la tête desquels, coiffé d'un chapeau orné d'un large crêpe qui lui descendait jusqu'aux jarrets, marchait le petit Olivier, à l'admiration indicible de toutes les mères, émues par la nouveauté de ce spectacle.

Comme Olivier accompagnait aussi son maître dans la plupart de ses expéditions funèbres pour de grands corps, afin d'acquérir cette fermeté de caractère et cet ascendant sur sa sensibilité qui distinguent le croque-mort des autres classes de la société, il eut plus d'une fois l'occasion d'observer avec quelle résignation et quel noble courage certains esprits forts supportaient leurs épreuves et leurs pertes.

Une chose digne de remarque, c'est que les personnes de l'un et de l'autre sexe qui, tout le temps que durait l'enterrement, se livraient au plus violent désespoir, se trouvaient beaucoup mieux en arrivant au logis et devenaient tout à fait calmes avant la fin du repas. Toutes ces choses étaient tout à la fois plaisantes et instructives à voir, et Olivier les observait avec beaucoup d'étonnement.

Qu'Olivier Twist ait été porté à la résignation par l'exemple de ces bonnes gens, c'est une chose que je ne puis entreprendre d'affirmer avec confiance, bien que je sois son biographe. Tout ce que je puis dire, c'est que, pendant plusieurs mois, il continua de se soumettre avec douceur à la tyrannie et aux mauvais traitements de Noé Claypole, qui en usait avec lui bien pis qu'auparavant, maintenant qu'il était jaloux de voir le nouveau venu promu au bâton noir et au chapeau à crêpe, tandis que lui, premier arrivé, en était resté à la casquette ronde et à la calotte de peau. Charlotte, de son côté, le maltraitait parce qu'ainsi faisait Noé, et madame Sowerberry était son ennemie déclarée parce que M. Sowerberry était disposé à le protéger. De sorte que, ayant à lutter d'un côté contre ces trois personnes, et, de l'autre, contre un dégoût des funérailles, Olivier était loin d'être à son aise.

Mais me voilà arrivé à un passage important de son histoire; j'ai à citer un fait qui, bien que léger en apparence et sans aucune importance en soi, n'en produisit pas moins un changement total dans tout son avenir.

Un jour qu'Olivier et Noé étaient descendus dans la cuisine, à l'heure ordinaire du dîner, pour y prendre leur part d'une livre et demie de mauvaise viande, Charlotte se trouvant absente pour le moment, il s'ensuivit un court intervalle pendant lequel Noé Claypole, qui était tout à la fois affamé et vicieux, ne crut mieux faire que de harceler et de tourmenter le jeune Twist. À cet effet, il commença par mettre les pieds sur la nappe, tira les cheveux d'Olivier, lui pinça les oreilles, lui donna à entendre qu'il était un capon, et alla jusqu'à manifester le plaisir qu'il aurait de le voir pendre un jour: en un mot, il n'y eut pas de méchancetés qu'il n'exerçât sur ce pauvre enfant, suivant en cela son mauvais naturel d'enfant de charité qu'il était. Mais, voyant que tout cela ne produisait pas l'effet qu'il en attendait, de faire pleurer Olivier, il changea ses batteries; et, pour se rendre encore plus facétieux, il fit ce que font bien des petits esprits, gens plus huppés que Noé, lorsqu'ils veulent faire les plaisants, il l'attaqua personnellement.

—Orphelin! dit-il, comment se porte madame ta mère?

—Elle est morte, répondit Olivier. Ne m'en parlez pas, je vous en prie!

Le rouge monta au visage de l'enfant; comme il disait cela, sa respiration devint gênée, et il y eut, sur ses lèvres et dans ses narines, un jeu étonnant que le sieur Claypole pensa être l'avant-coureur l'une forte envie de pleurer. Dans cette pensée, il revint à la charge.

—De quoi est-elle morte, orphelin? demanda-t-il.

—Elle est morte de chagrin! C'est du moins ce que m'ont dit quelques vieilles femmes du dépôt, reprit Olivier paraissant plutôt s'adresser à lui-même que répondre à Noé. Je devine bien ce que c'est que mourir de chagrin.

—La faridondaine, la faridondon! fredonna Noé voyant une larme rouler sur la joue de l'enfant. Tiens, qu'est-ce qui te fait pleurnicher maintenant?

—Ce n'est pas vous, au moins! repartit Olivier, passant rapidement sa main sur sa joue pour en essuyer une larme prête à tomber. Ne croyez pas que ce soit vous!

—Du plus souvent que ce n'est pas moi! reprit Noé d'un air goguenard.

—Non, certainement! répliqua vivement Olivier. Allons! en voilà assez là-dessus. Ne me parlez plus d'elle, c'est ce que vous pourrez faire de mieux!

—C'que j'pourrai faire de mieux! s'écria Noé. S'cusez du peu! C'que j'pourrai faire de mieux! Pu qu'ça d'monnaie! Pas d'insolences, orphelin, ou j'me fâche! Ta respectable mère, c'était un beau brin d'femme, hein?

Disant cela, Noé secoua la tête avec malice, et fronça son petit nez rouge autant que ses muscles le lui permirent en cette occasion.

—Tu sais bien, poursuivit-il enhardi par le silence d'Olivier et affectant un air de pitié (de tous, le plus vexant), tu sais bien qu'on n'peut rien y faire maintenant; toi-même tu n'y pourrais rien non plus; alors, j'en suis vraiment fâché, je t'assure, et j'te plains de tout mon cœur, ainsi que ceux qui te connaissent; mais, vois-tu, orphelin, faut avouer que ta mère était une vraie coureuse.

—Une vraie quoi? demanda Olivier levant promptement la tête.

—Une vraie coureuse, orphelin, reprit froidement Noé, et vaut-il pas mieux qu'elle soit morte comme ça que de s'faire enfermer à Bridewell, ou transporter à Botany-Bay, ou bien (c'qu'est encore plus probable) de s'faire pendre devant Newgate?

Rouge de colère, Olivier s'élança de sa place, renversa table et chaises, saisit Noé à la gorge, et, dans la violence de sa rage, le secoua d'une telle force que ses dents claquèrent dans sa tête; puis, rassemblant son courage, il lui porta un coup si violent qu'il l'étendit à ses pieds.

Il n'y avait pas une minute, ce même enfant, accablé par les mauvais traitements, était la douceur même; mais son courage s'était réveillé en lui, à la fin. L'affront sanglant fait à la mémoire de sa mère avait fait bouillonner son sang dans ses veines, son cœur palpitait fortement; son attitude était fière, son œil était vif et brillant: ce n'était plus du tout le même enfant maintenant qu'il regardait fièrement son lâche persécuteur étendu à ses pieds, et qu'il le défiait avec une énergie qu'il ne s'était jamais connue auparavant.

—Au secours! cria Noé. Char . . . lotte! Ma . . . da . . . me! Olivier m'assassine! Au secours! au secours!

Les hurlements de Noé furent entendus de Charlotte, qui y répondit par un cri perçant, et de madame Sowerberry, dont la voix se fit entendre sur un diapason encore plus haut. La première s'élança dans la cuisine par une porte latérale; et sa maîtresse s'arrêta sur l'escalier jusqu'à ce qu'elle se fût assurée que ses jours n'étaient point en danger.

—Petit misérable! s'écria Charlotte secouant Olivier de toute sa force, qui égalait, pour le moins, celle d'un homme robuste quand il est bien disposé, ingrat! scélérat! assassin! et à chaque syllabe elle assénait un fameux coup de poing qu'elle accompagnait d'un cri perçant pour le bien de la société.

Bien que le poing de Charlotte ne fût rien moins que léger, madame Sowerberry, craignant, sans doute, qu'il ne produisît pas tout l'effet nécessaire pour calmer le courroux d'Olivier, se précipita dans la cuisine, le saisit d'une main au collet, et, de l'autre, lui déchira le visage, tandis que Noé, profitant de cet avantage immense, se releva et lui donna des coups par derrière.

Cet exercice était trop violent pour pouvoir durer longtemps: lorsqu'ils furent tous les deux épuisés de fatigue, à force de battre et de déchirer, ils entraînèrent l'enfant criant et se débattant, mais nullement intimidé, dans le cellier au charbon, et l'y enfermèrent à clef, après quoi madame Sowerberry se laissa tomber sur une chaise, et fondit en larmes.

—Juste ciel! la v'là qui s'trouve mal! dit Charlotte. Noé! vite, mon cher, un verre d'eau!

—Hélas! mon Dieu! Charlotte, dit madame Sowerberry parlant du mieux qu'elle put, c'est-à-dire autant que le lui permettaient un manque de respiration et une quantité d'eau froide que Noé lui avait jetée sur la tête et sur les épaules, oh! Charlotte! quel bonheur que nous n'ayons pas tous été assassinés dans notre lit!

—Ah! sans doute que c'en est un grand, Madame, repartit celle-ci, je souhaite seulement qu'ça apprenne à Monsieur à n'plus avoir chez lui d'ces êtres horribles qui sont nés voleurs et assassins dès leur berceau. Pour Noé, y s'en fallait bien peu qu'y n'soit tué quand j'suis entrée dans la cuisine.

—Pauvre garçon! dit madame Sowerberry jetant un regard de compassion sur son apprenti.

Noé, qui était plus grand qu'Olivier de la tête et des épaules pour le moins, se voyant l'objet de la commisération de ces dames, se frotta les yeux avec les paumes de ses deux mains, faisant mine de pleurer.

—Qu'allons-nous faire, s'écria madame Sowerberry, Monsieur n'est pas à la maison, il n'y a personne ici, et il enfoncera la porte avant qu'il soit dix minutes.

Les violentes secousses qu'Olivier donnait à la porte en question rendaient la crainte assez fondée.

—Mon Dieu! mon Dieu! j'n'sais vraiment pas, Madame, dit Charlotte, à moins que nous n'envoyions chercher les agents de la police!

—Ou bien la garde, proposa le sieur Claypole.

—Non, non, reprit madame Sowerberry pensant aussitôt au vieil ami d'Olivier, va vite trouver M. Bumble, Noé; dis-lui de venir ici tout de suite, sans perdre une minute. N'importe ta casquette, dépêche-toi et mets une lame de couteau sur ton œil, tout le long du chemin, ça calmera l'enflure.

Noé, sans se donner le temps de répondre, s'élança hors de la maison et courut aussi vite que ses jambes le lui permirent. Les personnes qu'il rencontra sur son chemin ne furent pas peu surprises de voir un grand garçon de l'école de charité courir à perdre haleine le long des rues, sans casquette sur sa tête, et une lame de couteau sur son œil.

VII. —Olivier est décidément réfractaire.

Noé Claypole courut à toutes jambes le long des rues, et ne s'arrêta, pour reprendre haleine, que quand il fut arrivé au dépôt de mendicité. Ayant attendu là quelques minutes pour donner le temps aux larmes et aux sanglots de venir à son aide, et pour prêter à sa physionomie un air de terreur et d'effroi, il frappa rudement à la porte et présenta une mine si piteuse au vieux pauvre qui la lui ouvrit, que ce dernier, bien qu'accoutumé à ne voir autour de lui que des mines piteuses, même aux plus beaux jours de l'année, recula d'étonnement.

—Qu'est-il donc arrivé à ce garçon? demanda le vieux pauvre.

—M. Bumble! M. Bumble! s'écria Noé feignant l'épouvante et s'exprimant si haut, que non seulement ses accents parvinrent aux oreilles de M. Bumble, qui était à quelques pas de là, mais qu'ils effrayèrent tellement ce digne fonctionnaire, qu'il se précipita dans la cour sans son fidèle tricorne (circonstance aussi rare que curieuse, qui nous fait voir que, quand il est mu par une impulsion soudaine et puissante, un bedeau même peut être atteint d'une Visitation momentanée de l'oubli de soi-même en même temps que de sa dignité personnelle).

—Monsieur Bumble, dit Noé, si vous saviez, Monsieur . . . Olivier a . . .

—Eh bien! quoi? qu'a-t-il fait, Olivier? demanda le bedeau avec un rayon de plaisir dans ses yeux métalliques. Il ne se serait pas sauvé, par hasard? aurait-il fait ce coup-là, Noé?

—Non, Monsieur, bien du contraire, y n's'a pas en sauvé; mais il est devenu assassin, répliqua Noé. Il a voulu m'assassiner, Monsieur, et puis Charlotte, et puis Madame. Oh! la, la, la, la, mon Dieu, que je souffre! si vous saviez, Monsieur! (Et en même temps il se tortillait dans tous les sens, se tenant le ventre à deux mains, et faisant des contorsions et des grimaces horribles pour faire croire à M. Bumble que de l'attaque violente qu'il avait soutenue, il avait eu quelque chose de dérangé dans le corps, qui le faisait cruellement souffrir en ce moment.)

Voyant qu'il avait atteint le but qu'il s'était proposé, et que son rapport avait entièrement paralysé le bedeau, il jugea à propos d'ajouter à l'effet qu'il venait de produire en se lamentant sur une octave et demie plus haut qu'auparavant, et ayant aperçu un monsieur en gilet blanc, qui traversait la cour, il conçut l'heureuse idée d'attirer l'attention et d'exciter l'indignation du susdit monsieur en criant plus fort que jamais.

En effet, le monsieur n'eut pas fait deux pas, qu'il se retourna brusquement, s'informant du motif qui faisait ainsi hurler ce jeune dogue, et pourquoi M. Bumble ne lui administrait pas quelques bons coups de canne, pour le faire pleurer pour quelque chose.

—C'est un pauvre garçon de l'école de charité, dit Bumble, qui a manqué d'être assassiné par le jeune Twist.

—J'en étais sûr! dit l'homme au gilet blanc s'arrêtant tout court. Je le savais bien! J'eus, dès le premier abord, un étrange pressentiment que ce petit audacieux se ferait pendre un jour!

—Il a voulu aussi assassiner la domestique, dit Bumble tout pâle de frayeur.

—Et puis sa maîtresse, reprit Noé.

—Et son maître aussi, m'avez-vous dit, je crois, Noé? ajouta le bedeau.

—Non, Monsieur, il est sorti, sans quoi il l'aurait assassiné, répliqua Noé; il a dit qu'il voulait l'assassiner.

—Ah! il a dit qu'il le voulait, n'est-ce pas, mon garçon? dit le monsieur au gilet blanc.

—Oui, repartit Noé. —Oh! à propos, Monsieur, ma maîtresse m'envoie demander à M. Bumble s'il pourrait venir un moment à la maison pour fouailler Olivier, vu que mon maître est sorti.

—Certainement, mon garçon, certainement! dit le monsieur au gilet blanc d'un air gracieux. Et, passant sa main sur la tête de Noé, qui était plus grand que lui de trois pouces pour le moins: Tu es un bon garçon, un bien bon garçon, ajouta-t-il. Tiens, voilà un sou pour toi. Bumble! courez de ce pas avec votre canne chez Sowerberry, et voyez vous-même ce qu'il y a de mieux à faire. Ne le ménagez pas, Bumble, entendez-vous?

—Non, Monsieur, répliqua l'autre ajustant un fouet qui s'adaptait au bout de sa canne, et dont il se servait pour infliger des corrections paroissiales.

—Dites à Sowerberry de ne pas l'épargner non plus. On n'en fera jamais rien que par les coups, dit l'homme au gilet blanc.

—Je n'y manquerai pas, Monsieur, reprit le bedeau.

Pendant ce temps la canne et le tricorne ayant été ajustés chacun en son lieu et place, à la satisfaction de leur commun maître, M. Bumble et Noé Claypole se rendirent en toute hâte vers la demeure de Sowerberry.

La situation des affaires ne s'était pas améliorée. M. Sowerberry n'était pas encore de retour, et Olivier continuait de donner des coups de pied dans la porte du cellier avec une égale vigueur. Le rapport fidèle que firent Charlotte et madame Sowerberry, au sujet de la férocité de l'enfant, fut d'une nature si alarmante, que M. Bumble jugea prudent de parlementer avant d'ouvrir la porte. En conséquence il y donna lui-même un coup de pied, en manière d'exorde, et, appliquant ses lèvres au trou de la serrure, il dit d'un ton grave et imposant:

—Olivier!

—Ouvrez-moi la porte, vous! répondit l'enfant.

—Reconnais-tu bien cette voix, Olivier? demanda le bedeau.

—Oui, reprit Olivier.

—N'en avez-vous pas peur, Monsieur, ne tremblez-vous pas de tous vos membres tandis que je vous parle? poursuivit le bedeau.

—Non, répondit hardiment Olivier.

Une réponse si différente de celle à laquelle il avait droit de s'attendre, et qu'il était habitué à recevoir, n'ébranla pas peu M. Bumble. Il fit trois pas en arrière, se redressa de toute sa hauteur, et porta ses regards alternativement sur les trois spectateurs, sans pouvoir proférer une parole.

—Oh! vous voyez, monsieur Bumble, dit madame Sowerberry, il faut qu'il soit fou! Un enfant qui ne posséderait que la moitié de sa raison n'oserait pas vous parler ainsi.

—Ce n'est pas de la folie, Madame, dit M. Bumble après quelques instants d'une mûre réflexion, c'est la viande.

—Qu'est-ce que vous dites que c'est? s'écria madame Sowerberry.

—La viande, Madame, repartit le bedeau d'un ton emphatique, c'est tout bonnement la viande. Vous l'avez surchargé de nourriture, vous avez érigé en lui une âme et un esprit artificiels qui ne conviennent nullement à une personne de sa condition: comme les administrateurs, qui sont des philosophes expérimentés vous le diront eux-mêmes, madame Sowerberry. Quelle est la nécessité pour les pauvres d'avoir un esprit et une âme? N'est-ce pas assez que nous les fassions vivre? Si vous ne lui aviez donné que du gruau, Madame, ceci ne serait jamais arrivé.

—Mon Dieu! mon Dieu! fit madame Sowerberry levant pieusement les yeux vers le plafond de la cuisine, faut-il que cela vienne d'un excès de libéralité!

La libéralité de madame Sowerberry envers Olivier consistait en une prodigalité confuse de rogatons que personne autre que lui n'aurait voulu manger: aussi y avait-il beaucoup d'abnégation et de dévouement à rester volontairement sous la lourde accusation de M. Bumble, dont (à lui rendre justice) elle était innocente de pensée, de parole et d'action.

—Eh bien! dit le bedeau lorsque la dame, revenue de son extase, eut ramené ses yeux vers la terre, la seule chose qu'il y ait à faire maintenant, selon moi, est de le laisser là vingt-quatre heures, jusqu'à ce que la faim se fasse un peu sentir chez lui; après quoi vous le laisserez sortir, et vous le mettrez au gruau pendant tout le temps de son apprentissage. Il provient de mauvaises gens, madame Sowrerberry; des pas grand-choses, rien qu'ça. Le médecin et la garde m'ont dit que sa mère est venue ici au milieu de difficultés et de peines qui auraient tué une femme vertueuse longtemps auparavant.

A ce point du discours du bedeau, Olivier, en ayant assez entendu pour savoir qu'on faisait de nouveau allusion à sa mère, se remit à frapper d'une telle force qu'on ne pouvait plus s'entendre. M. Sowerberry rentra sur ces entrefaites, et le crime d'Olivier lui ayant été raconté avec toute l'exagération que ces dames jugèrent la plus capable d'exciter son courroux, il ouvrit en un clin d'œil la porte du cellier et en fit sortir son apprenti rebelle en le prenant au collet.

Les habits d'Olivier avaient été déchirés dans la lutte, son visage était meurtri et égratigné, et ses cheveux étaient épars sur son front. Le rouge de la colère n'avait pas encore disparu de ses joues; et, lorsqu'il fut tiré de sa prison, loin de paraître intimidé, il lança à Noé un regard menaçant.

—Vous êtes un gentil garçon! dit Sowerberry secouant Olivier par le collet, et lui appliquant un soufflet sur l'oreille.

—Il a dit du mal de ma mère, reprit l'enfant.

—Eh bien! quand même encore! dit madame Sowerberry, petit scélérat!

—Il n'a pas encore dit tout c'qu'elle mérite.

—Elle ne le mérite pas, dit Olivier.

—Elle le mérite, dit madame Sowerberry.

—C'est un mensonge! repartit Olivier. [3]

Madame Sowerberry versa un torrent de larmes. Ce torrent de larmes ne laissait à M. Sowerberry aucune alternative. Le lecteur avisé comprendra facilement que, si ce dernier eût hésité un seul instant à punir très sévèrement Olivier, il eût été, eu égard à tous ces usages reçus en fait de disputes matrimoniales, une brute, un mari dénaturé, une basse imitation de l'homme, et tant d'autres charmantes épithètes, trop nombreuses pour être insérées dans ce chapitre. À lui rendre justice, il était, autant que s'étendait son pouvoir qui n'allait pas bien loin, assez bien disposé en faveur de l'enfant peut-être bien parce qu'il y allait de son intérêt; peut-être encore parce que sa femme ne pouvait le souffrir. Pourtant, comme je viens de le dire, ce torrent de larmes ne lui laissait point d'alternative, il l'étrilla de manière à satisfaire son épouse outragée, et à rendre inutile l'usage de la canne paroissiale. Notre jeune héros fut enfermé tout le reste du jour dans l'arrière-cuisine, en compagnie d'une pompe et d'un morceau de pain sec. À la nuit, madame Sowerberry lui ouvrit, non sans avoir fait auparavant quelques remarques peu flatteuses au sujet de sa mère, et ce fut au milieu des railleries et des sarcasmes de Noé et de Charlotte qu'il alla rejoindre son lit de douleur.

Ce ne fut que lorsqu'il se trouva seul dans l'atelier du croquemort qu'il donna un libre cours à l'émotion que le traitement de la journée avait dû éveiller dans son cœur d'enfant. Il avait entendu leurs sarcasmes avec mépris, il avait supporté les coups sans proférer une seule plainte, car il avait senti naître en lui cette noble fierté capable d'étouffer le moindre cri, quand même on l'aurait brûlé vif; mais maintenant qu'il n'y avait personne qui pût le voir ou l'entendre, il se laissa tomber à genoux sur le plancher, et, cachant son visage dans ses mains, il répandit de telles larmes, que Dieu veuille que pour le bien de notre esprit, peu d'enfants aussi jeunes aient jamais occasion d'en répandre devant lui!

Olivier resta longtemps immobile dans cette position, la chandelle était près de finir dans sa bobèche lorsqu'il se releva; et ayant regardé autour de lui avec précaution en écoutant attentivement, il tira les verrous de la porte d'entrée et jeta un coup d'œil dans la rue.

La nuit était sombre et froide, et les étoiles parurent aux yeux de l'enfant plus éloignées de la terre qu'il ne les avait jamais vues auparavant. Il ne faisait pas de vent; et les ombres noires des arbres, par leur immobilité, avaient quelque chose de sépulcral comme la mort même. Il referma doucement la porte, et ayant profité de la lumière vacillante du bout de chandelle qui finissait pour envelopper dans un mouchoir le peu de vêtements qu'il avait, il s'assit sur un banc en attendant le jour.

Aux premiers rayons de l'aurore qui commencèrent à poindre à travers les fentes des volets de la boutique, Olivier se leva et ouvrit de nouveau la porte. Un regard craintif autour de lui, un moment d'hésitation . . . il l'a refermée sur lui et le voilà au milieu de la rue . . . Il regarde à droite et à gauche, ne sachant trop de quel côté fuir. Il se rappelle avoir vu les chariots, lorsqu'ils quittaient le pays, gravir lentement la colline: il se dirige de ce côté; et étant arrivé à un sentier qu'il savait rejoindre la route un peu plus loin, il le prit et marcha bon train.

Le long de ce même sentier, Olivier se ressouvint d'avoir trotté côte à côte avec M. Bumble, lorsque ce dernier le ramenait de la succursale au dépôt de mendicité. Ce chemin conduisait à la chaumière. Son cœur battit bien fort en y pensant, et il lui prit envie de revenir sur ses pas. Il avait cependant fait un bon bout de chemin et il perdrait beaucoup de temps en agissant ainsi; et puis il était si matin, qu'il n'y avait pas de danger qu'on l'aperçût. Il continua donc et arriva devant la maison. Il n'y avait pas d'apparence que les commensaux fussent levés à une heure si matinale. Il s'arrêta et regarda avec précaution dans le jardin. Un enfant y était occupé à arracher les mauvaises herbes d'un carré; et venant à lever la tête pour se reposer, Olivier reconnut en lui un de ses camarades d'enfance. Il fut bien aise de le voir avant de partir; car, quoique plus jeune que lui, cet enfant avait été son ami et son compagnon de jeu; ils avaient été affamés, battus et enfermés ensemble tant et tant de fois!

—Chut, Richard! fit Olivier comme le petit garçon courut à la porte, et passa ses petits bras au travers de la grille pour lui faire accueil. Est-on levé ici?

—Non, il n'y a que moi! repartit l'enfant.

—N'faut pas dire que tu m'as vu, entends-tu, Richard, dit Olivier. Je me sauve: on me battait et on me maltraitait, j'm'en vas chercher fortune ailleurs, bien loin d'ici, je ne sais pas où. Comme tu es pâle!

—J'ai entendu l'médecin leur dire que j'me mourais, reprit l'enfant avec un sourire languissant. J'suis si content d'te voir, mon cher ami! Mais, ne t'amuse pas; va-t'en bien vite!

—Non, non, je veux te dire au revoir, poursuivit Olivier. Je te reverrai, Richard, j'en suis sûr! Tu seras bien portant et plus heureux alors.

—Je l'espère bien, dit l'enfant, mais quand je serai mort, pas avant. Je sais bien que le médecin a raison, Olivier, parce que je rêve si souvent du ciel et des anges, et je vois des figures douces comme je n'en ai jamais vu quand je suis éveillé. Embrasse-moi, continua-t-il en grimpant sur la porte du jardin. Et passant ses petits bras autour du cou d'Olivier: Au revoir, mon ami! que Dieu te bénisse!

Quoique donnée par un enfant, cette bénédiction était la première qu'Olivier eût jamais entendu invoquer sur sa tête; et au milieu des souffrances et des vicissitudes de sa vie future, il ne l'oublia jamais une seule fois.

VIII. —Olivier se rend à Londres, et rencontre en chemin un singulier jeune homme.

Olivier, arrivé à la barrière où aboutissait le sentier, se trouva de nouveau sur la grand-route. Il était alors huit heures; quoiqu'il eût déjà fait cinq milles, il courut et se cacha tour à tour derrière les haies jusqu'à midi, dans la crainte d'être rattrapé dans le cas où l'on serait à sa poursuite. Alors il s'assit auprès d'une borne et se mit à penser, pour la première fois, à l'endroit où il devait aller pour tâcher de gagner sa vie.

Ayant souvent entendu dire par les vieillards du dépôt de mendicité qu'un garçon d'esprit ne pouvait manquer de réussir à Londres, et qu'il y avait dans cette grande ville des ressources dont les habitants de la province ne se faisaient aucune idée, c'était justement l'endroit qui convenait à l'enfant sans asile, et qui pouvait mourir dans la rue si personne ne venait à son secours. Il marcha donc avec courage, couchant en plein champ, vivant tantôt d'aumônes, tantôt de débris jetés à la borne, rebuté partout, chassé de partout.

Le septième jour de son départ, il entra de très grand matin, clopin-clopant, dans la petite ville de Barnet. Les contrevents des maisons étaient fermés, les rues désertes; personne n'était encore levé pour vaquer aux occupations de la journée. Le soleil se levait tout radieux; mais sa lumière ne faisait que montrer à l'enfant, d'une manière plus sensible, et sa tristesse et sa misère, en même temps qu'il s'assit sur les marches froides d'un perron les pieds en sang et couverts de poussière.

Peu à peu les volets s'ouvrirent, les stores se levèrent et les gens commencèrent à circuler dans les rues. Quelques personnes (un bien petit nombre) s'arrêtèrent un moment pour le considérer, ou se détournèrent seulement en passant rapidement; mais pas un ne le secourut, on ne se donna même pas la peine de s'informer comment il se trouvait en cet endroit. Le pauvre enfant n'avait pas le cœur de mendier, et il était assis là sans savoir que devenir.

Il y avait déjà quelque temps qu'il était sur les marches de ce perron, s'étonnant du grand nombre de tavernes qu'il voyait (presque toutes les maisons de Barnet étant des tavernes), et regardant avec insouciance les voitures publiques qui passaient devant lui, surpris cependant de la rapidité et de la légèreté avec laquelle elles franchissaient en peu d'heures une distance qui lui avait demandé, à lui, toute une semaine d'un courage et d'une résolution au-dessus de son âge, lorsqu'il fut tiré de sa rêverie en remarquant qu'un jeune garçon qui quelques instants auparavant venait de passer, sans paraître le remarquer, était revenu se placer de l'autre côté de la rue et le considérait avec la plus grande attention. D'abord il n'y attacha aucune importance; mais, voyant que ce garçon restait si longtemps dans la même attitude, il leva la tête et le regarda de la même manière. Alors celui-ci traversa la rue et venant droit à lui:

—Eh bien! vieux, de quoi qu'il en r'tourne? dit-il en s'adressant à Olivier.

L'individu qui fit cette question à notre jeune voyageur était à peu près de son âge; mais c'était bien le garçon le plus original qu'Olivier eût jamais vu.

—Eh bien! vieux, de quoi qu'il en r'tourne?

—Je meurs de faim et je suis très fatigué, répondit Olivier les larmes aux yeux; j'ai fait une longue trotte: j'ai marché pendant sept jours.

—Pendant sept jours! dit le jeune homme. Ah! je devine. Par ordre du bec. Hein? —Mais, ajouta-t-il remarquant la surprise d'Olivier, je pense que tu ne sais peut-être pas ce que c'est qu'un bec, mon jeune camarade?

Olivier répondit ingénument qu'il avait toujours entendu dire qu'un bec était la bouche d'un oiseau.

—En v'là un jobard! s'écria le jeune homme: le bec, c'est le magistrat. Marcher par ordre du bec, c'n'est pas aller tout droit, mais toujours grimper, sans jamais redescendre. N'as-tu jamais été sur le moulin?

—Quel moulin? demanda Olivier.

—Quel moulin! quel moulin! le moulin qui va cent fois plus vite quand les eaux sont basses, c'est-à-dire quand la bourse est à sec, que quand elles sont hautes, parce que, dans ce dernier cas, il y a toujours bien moins d'ouvriers. Ça s'comprend facilement du reste. Viens avec moi, tu n'as rien à mettre sous la dent, et faut que tu tortilles. N'y a pas grand-chose à la poche, seulement un rond et un jacques, voilà tout, mais aussi loin qu'ça ira, ça ira. Allons, en avant les cliquettes!

Ayant aidé Olivier à se soulever, le jeune monsieur entraîna ce dernier vers une boutique de regrattier, où il acheta un peu de jambon et un petit pain de deux livres, dans lequel il fit un trou où il introduisit le jambon pour le garantir de la poussière; puis, mettant le tout sous son bras, il se dirigea vers un cabaret de chétive apparence, et entra dans une salle sur le derrière. Là, un pot de bière ayant été apporté par ordre du mystérieux jeune homme, Olivier donna dessus à un signe de son nouvel ami, et fit un long et splendide repas, pendant lequel l'étrange garçon l'observait de temps en temps avec la plus grande attention.

—Tu vas à Londres? dit le jeune monsieur quand Olivier eut fini.

—Oui.

—As-tu un logement?

—Non.

—De l'argent?

—Non.

L'étrange garçon siffla et mit les mains dans ses poches, aussi avant toutefois que les manches de son habit le lui permirent.

—Demeurez-vous à Londres? demanda Olivier.

—Oui, quand je suis chez moi! répondit l'autre. Je pense que tu ne sais pas où coucher cette nuit, hein?

—Non, reprit Olivier. Je n'ai pas dormi à couvert depuis que j'ai quitté mon pays.

—Ne te fais pas de bile pour ça. T'as tort de te tourmenter ainsi les paupières, répliqua le jeune monsieur. J'dois être moi-même à Londres ce soir, et j'connais là un vieillard respectable qui te donnera un logement pour rien, et y n'aura pas la peine de t'rendre la monnaie de ta pièce; c'est-à-dire si tu es présenté par quelqu'un de ses amis, bien entendu. Et avec ça qu'y n'me connaît pas du tout! Non, s'cusez! pus qu'ça d'connaissance!

Disant cela, le jeune monsieur sourit, pour donner à entendre que la dernière partie de son soliloque était purement ironique, et il vida son verre incontinent.

Cette offre inattendue d'un logement était trop séduisante pour être refusée, surtout lorsqu'elle fut immédiatement suivie de l'assurance qu'une fois connu du vieux monsieur, ce dernier ne serait pas longtemps sans procurer à Olivier quelque place bien avantageuse. Ceci conduisit à un entretien plus confidentiel, dans lequel Olivier découvrit que son ami, qui s'appelait Jack Dawkins, était l'ami intime et le protégé du vieux monsieur en question.

L'extérieur de M. Dawkins ne parlait pas beaucoup en faveur des avantages que son patron obtenait pour ceux qu'il prenait sous sa protection; mais comme il avait une manière de s'exprimer si prompte et si obscure tout à la fois, et qu'en outre il avoua que, parmi ses coteries, il était mieux connu sous le sobriquet de fin Matois, Olivier conclut de là que son compagnon étant peut-être insouciant et léger, la morale du vieux monsieur avait été perdue en lui. Dans cette pensée, il résolut, à part lui, de la mettre à profit aussitôt que possible, et que, s'il trouvait le Matois incorrigible, comme il avait tout lieu de le croire, il renoncerait à l'honneur de le fréquenter.

Comme Jack Dawkins déclara ne vouloir entrer dans Londres qu'à la nuit, il était près de onze heures quand ils arrivèrent à la barrière d'Islington. Ils passèrent devant la taverne de l'Ange, au coin de la rue Saint-Jean, enfilèrent la petite rue qui conduit au théâtre Sadlerswells, longèrent la rue d'Exmouth et Coppice-Row, descendirent la petite cour près du dépôt de mendicité; et ayant traversé le terrain classique nommé autrefois Hocley-in-the-Hole, ils gagnèrent Little-Saffron-Hill et Great-Saffron-Hill, que le fin Matois arpenta au pas de course, recommandant à Olivier de le suivre de près.

Olivier réfléchissait justement s'il ne ferait pas mieux de se sauver, lorsqu'ils atteignirent le bout de la rue. Son compagnon, le prenant alors par le bras, poussa la porte d'une maison près de Field-Lane, et, l'entraînant dans le passage, ferma la porte derrière eux.

—Qui va là? cria une voix qui venait d'en dessous en réponse à un coup de sifflet du Matois.

—Plummy et Slam! telle fut la réponse.

C'était apparemment le mot du guet ou le signal qu'il n'y avait rien à craindre; car la faible lumière d'une chandelle se refléta sur la muraille, à l'extrémité opposée du passage, et une tête se montra à leur de terre, à l'endroit où était jadis la vieille rampe de l'escalier de la cuisine.

—Vous êtes deux? dit l'homme avançant un peu plus la chandelle et mettant sa main sur ses yeux pour mieux voir; qui est l'autre?

—Un pophyte, répondit Jack Dawkins poussant Olivier en avant.

—D'où vient-il?

—Du pays de la Jobardière. Fagin est-il en haut?

—Oui, il assortit les blavins. Allons, montez.

La lumière s'éloigna et la tête disparut.

Olivier, cherchant son chemin à tâtons d'une main, et de l'autre tenant les basques de l'habit de son compagnon, arriva non sans peine au haut de l'escalier sombre et à moitié brisé que le fin Matois escalada avec une assurance et une agilité qui prouvaient assez que le chemin lui était connu. Celui-ci ouvrit la porte d'une chambre donnant sur le derrière de la maison, et y fit entrer sa nouvelle connaissance.

—C'est mon ami Olivier Twist, que je vous présente, Fagin, dit le Matois.

Le juif sourit, et, faisant un profond salut à Olivier, il le prit par la main en lui disant qu'il espérait avoir l'honneur de faire sa connaissance. [4]

—Nous sommes charmés de te voir, assurément! dit le juif. Le Matois! retire les saucisses de la poêle et approche du feu ce paquet pour qu'Olivier s'asseye. —Ah! tu regardes les mouchoirs de poche, hein, mon ami? N'y en a pas mal, n'est-ce pas? Nous venons justement de les compter pour les envoyer au blanchissage; voilà tout, Olivier. Ha! ha! ha!

Ces dernières paroles du juif excitèrent les applaudissements de ses jeunes élèves, et ce fut au milieu des éclats de rire de la compagnie qu'on se mit à table.

Olivier prit sa part du souper; et le juif lui ayant versé un verre de genièvre et d'eau chaude, en lui recommandant de le boire tout de suite, afin de passer son gobelet à un autre, il ne l'eut pas plus tôt avalé qu'il se sentit porter doucement sur l'un des sacs, où il s'endormit d'un profond sommeil.

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