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Olivier Twist: Les voleurs de Londres

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XXXIX. —Singulière entrevue en conséquence de ce qui s'est passé dans le chapitre précédent.

Fort heureusement pour Nancy, Sikes, une fois en possession de l'argent, passa toute la journée du lendemain à boire et à manger; ce qui lui adoucit tellement le caractère, qu'il n'eut ni le temps ni l'envie de trouver à redire à la conduite de la jeune fille.

A mesure que le jour s'avançait, le trouble de la jeune fille augmenta; et quand, vers le soir, elle s'assit au chevet du brigand, attendant avec impatience que le sommeil et la boisson eussent appesanti ses paupières, son visage était si pâle et ses yeux si brillants, que Sikes même l'observa avec étonnement.

Ce dernier, que la fièvre avait affaibli, était couché sur son lit, buvant force grog, afin de l'apaiser, et il tendait son verre à Nancy, pour qu'elle le lui remplît pour la troisième ou quatrième fois, lorsque ces symptômes le frappèrent.

—Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria-t-il se mettant sur son séant pour la considérer de plus près. Tu as l'air d'un revenant! Qu'est-ce que cela signifie?

—Ce que cela signifie! reprit la fille. Rien . . . Pourquoi me regardes-tu ainsi entre les deux yeux?

—Qu'est-ce que c'est que toutes ces bêtises-là? demanda Sikes la prenant par le bras et la secouant rudement. Qu'y a-t-il? . . . que veut dire cela? A quoi penses-tu? Voyons, parle!

—A bien des choses, Guillaume! répondit celle-ci passant ses mains sur ses yeux pour cacher son trouble et frissonnant involontairement. Mais, qu'y a-t-il d'extraordinaire à cela?

Le ton enjoué qu'elle affecta en prononçant ces dernières paroles sembla produire sur Sikes une plus forte impression que ne l'avait fait la pâleur excessive de la jeune fille.

Rassuré par cette pensée que Nancy pouvait bien avoir la fièvre, Sikes vida son verre jusqu'à la dernière goutte; et alors, tout en continuant de gronder, il demanda sa potion. La fille ne se le fit pas dire deux fois; elle se leva aussitôt de sa chaise, versa le breuvage dans une tasse (ayant eu soin pour cela de se détourner un tant soit peu), et elle porta elle-même le vase à ses lèvres, jusqu'à ce qu'il eût tout bu.

—Maintenant, dit le brigand, viens t'asseoir près de moi, et reprends ta mine accoutumée si tu ne veux pas que je te la change moi-même de telle manière que tu ne te reconnaîtras pas quand il te prendra envie de te regarder dans la glace.

Celle-ci obéit et Sikes, lui prenant la main, la tint étroitement serrée dans la sienne, et quand il retomba sur l'oreiller, il n'en continua pas moins de la considérer attentivement. Ses yeux se fermèrent, puis se rouvrirent; ils se refermèrent et se rouvrirent de nouveau. Il se remua dans son lit et changea plusieurs fois de position, comme s'il eût été mal à son aise; et après s'être assoupi à différentes reprises pendant l'espace de quelques minutes, tressaillant de temps à autre et regardant d'un air effaré autour de lui, il resta tout à coup immobile dans la position d'une personne prête à se lever, et dormit bientôt d'un sommeil léthargique. Sa main lâcha celle de Nancy et retomba nonchalamment sur le lit.

—Le laudanum a produit enfin son effet! murmura Nancy s'éloignant aussitôt du lit. Il se pourrait bien même qu'il fût trop tard.

Disant ces mots, elle mit bien vite son chapeau et son châle en regardant avec frayeur autour d'elle comme si, malgré le breuvage qu'elle avait administré au brigand, elle se fût attendue à chaque instant à sentir sur son épaule la pression de sa lourde main; ensuite, se penchant doucement sur le lit, elle déposa un baiser sur les lèvres de Sikes et disparut aussi vite que l'éclair.

Au bout d'un passage qu'elle devait traverser pour gagner une des rues principales de Londres, un watchman cria neuf heures et demie.

—Y a-t-il longtemps que la demie est sonnée? demanda Nancy.

—Dix heures sonneront dans un quart d'heure, répondit le crieur de nuit levant sa lanterne pour voir le visage de la fille.

—Déjà dix heures moins un quart! . . . et il me faut une bonne heure au moins pour arriver là! se dit à part soi Nancy continuant son chemin avec une rapidité sans égale.

—Cette femme est folle! disait-on en la regardant courir ainsi à travers la chaussée.

C'était un superbe hôtel, situé dans une rue élégante et tranquille aux environs de Hyde-Park. Au moment où elle aperçut la brillante clarté du réverbère placé devant la porte, onze heures sonnèrent à l'horloge d'une église voisine. Elle avait ralenti sa marche, incertaine si elle devait avancer ou s'en retourner, mais le son de la cloche l'ayant déterminée, elle entra dans le vestibule. Ayant trouvé le fauteuil du portier vacant, elle regarda d'un air inquiet autour d'elle et se dirigea vers l'escalier.

—Que voulez-vous, jeune fille, demanda une femme de chambre élégamment vêtue entrouvrant une porte derrière Nancy, qui demandez-vous ici?

—Une demoiselle qui est dans cette maison, répondit la fille.

—Une demoiselle! reprit l'autre avec dédain. Quelle demoiselle, s'il vous plaît?

—Mademoiselle Maylie, dit Nancy.

La jeune femme, qui, pendant ce court dialogue, avait remarqué la mise de cette dernière, se contenta de la regarder de toute sa hauteur, et fit signe à un laquais de venir lui parler. Nancy exposa à ce dernier le motif de sa visite.

—De quelle part? demanda le domestique, quel nom faut-il que je dise?

—Ce n'est pas nécessaire, répliqua Nancy.

—Ni ce qui vous amène ici? demanda l'homme.

—Non, ce n'est pas la peine, répondit la fille, il faut que je voie cette demoiselle.

—Allons donc! reprit l'homme en la poussant vers la porte. Nous connaissons ces couleurs-là. Sortez d'ici!

—Si je sors d'ici, il faudra que vous me portiez dehors, dit vivement Nancy, et je vous jure que ce ne sera pas une petite affaire pour deux d'entre vous. N'y a-t-il donc personne ici, poursuivit-elle en promenant ses regards autour de la salle, qui veuille se charger d'un message pour une pauvre fille comme moi?

Nancy eut bien des difficultés à vaincre pour arriver jusqu'à Rose, car les domestiques de grande maison croyaient se déshonorer en faisant sa commission. Les servantes l'insultaient, les valets la regardaient d'un air de pitié, la prenant pour une mendiante. Enfin, une bonne pâte de cuisinier vint à son secours et finit par déterminer le valet de chambre à daigner aller prévenir mademoiselle Maylie; et, quoique l'orgueil de celui-ci se trouvât froissé, il voulut bien faire quelque chose à la recommandation d'un confrère.

Enfin elle entendit un léger bruit.

Elle leva les yeux suffisamment pour remarquer que la personne qui se présentait à elle était jeune.

—On a assez de peine à parvenir jusqu'à vous, Mademoiselle! dit-elle secouant la tête d'un air d'indifférence. Si je m'étais offensée et que je fusse partie (comme toute autre à ma place l'aurait fait), vous en auriez été bien fâchée un jour à venir; et il y aurait eu de quoi.

—Je suis désolée qu'on se soit mal conduit envers vous, reprit Rose, oubliez cela et dites-moi quelle est la cause qui vous a fait désirer me voir: je suis la personne que vous demandez.

Le ton obligeant avec lequel cette réponse fut faite, la douce voix de Rose, ses manières affables, exemptes de hauteur, frappèrent d'étonnement la jeune fille, qui fondit en larmes.

—Oh! Mademoiselle, dit Nancy joignant les mains d'un air suppliant, s'il y avait plus de personnes comme vous, il y en aurait moins comme moi; c'est bien certain!

—Asseyez-vous, dit Rose avec empressement: vous me serrez le cœur. Si vous êtes dans la misère ou l'affliction, je me ferai un vrai plaisir de vous soulager si c'est en mon pouvoir. Asseyez-vous . . .

—Permettez-moi de rester debout, Mademoiselle, dit la fille, et ne me parlez pas avec tant de bonté jusqu'à ce que vous me connaissiez mieux . . . Il commence à se faire tard . . . Cette porte est-elle fermée?

—Oui, dit Rose reculant quelques pas, afin de se trouver plus à portée d'appeler du secours en cas de besoin. Pourquoi me faites-vous cette question?

—Parce que, dit la fille, je suis sur le point de mettre ma vie et celle de bien d'autres entre vos mains. C'est moi qui ai ramené le petit Olivier à la maison du vieux Fagin, le juif, le soir même que cet enfant a disparu de Pentonville.

—Vous! dit Rose.

—Moi-même, reprit la fille. Je suis l'infâme créature dont vous avez entendu parler; qui vis parmi les voleurs, et qui, depuis que je me connais (c'est-à-dire dès ma plus tendre enfance), n'ai jamais connu d'existence préférable à celle qu'ils m'ont procurée, ni de paroles plus douces que celles qu'ils m'ont adressées: ainsi, que Dieu ait pitié de moi! . . . Vous n'avez pas besoin de déguiser l'horreur que je vous inspire . . . Je suis plus jeune qu'on ne le penserait à me voir; mais je sais bien l'effet que produit ma présence: les femmes les plus misérables s'éloignent de moi quand je passe près d'elles dans la rue.

—De quelles horribles choses venez-vous m'entretenir! dit Rose reculant involontairement.

—Rendez grâces au ciel, ma bonne demoiselle, s'écria Nancy, de ce qu'il vous a accordé des amis qui ont eu soin de vous dans votre enfance et qu'il n'a pas permis que vous soyez exposée au froid, à la faim, à l'ivrognerie et à quelque chose encore de pire que tout cela, comme je l'ai été moi-même dès mon berceau pour ainsi dire: car les allées et les ruisseaux ont été mon partage, et j'y mourrai comme j'y ai vécu.

—Je vous plains! dit Rose d'une voix émue. Vos paroles me déchirent le cœur!

—Que Dieu vous bénisse pour votre bonté! reprit la fille. Si vous saviez ce que j'éprouve quelquefois, vous me plaindriez bien certainement. Mais j'ai échappé à la vigilance de ceux qui m'assassineraient, j'en suis sûre, s'ils savaient que je suis venue ici pour vous dire ce que j'ai entendu. Connaissez-vous un individu appelé Monks?

—Non, dit Rose.

—Il vous connaît bien, lui, répliqua la fille, et il savait que vous étiez ici; car c'est par lui que j'ai découvert votre adresse.

—Je ne connais personne de ce nom, dit Rose.

—Alors probablement que c'est un nom d'emprunt, poursuivit la fille. C'est ce qui m'est venu plus d'une fois à l'idée. Il y a quelque temps (peu de jours après qu'Olivier fut introduit par cette petite fenêtre dans la maison que vous habitez à Chertsey, le jour qu'ils devaient vous voler), comme j'avais des soupçons sur cet homme, j'écoutai une conversation qu'il eut avec Fagin, dans l'obscurité. D'après ce que j'entendis, j'appris donc que Monks, l'homme que je croyais que vous connaissiez, vous savez? . . .

—Oui, oui, dit Rose, je comprends.

—J'appris donc que Monks, poursuivit la fille, avait vu par hasard Olivier avec deux de nos petits jeunes gens le jour même que nous l'avons perdu pour la première fois, et qu'il l'avait tout de suite reconnu pour être l'enfant qu'il cherchait (quoique je ne puisse pas me rendre compte pourquoi). Un marché fut conclu entre eux que, si Fagin pouvait ravoir Olivier, il recevrait une certaine somme d'argent, et qu'il recevrait davantage s'il parvenait à faire de cet enfant un voleur; ce que (pour des raisons que j'ignore) Monks paraissait désirer vivement.

—Dans quel but? demanda Rose.

—C'est ce que je ne sais pas, reprit la fille. Comme je me penchais pour mieux entendre, il aperçut mon ombre sur le mur (et il n'y en a pas beaucoup à ma place qui auraient pu s'esquiver aussi adroitement sans être découvertes); mais, fort heureusement, je me suis retirée inaperçue, et depuis je ne l'ai plus revu si ce n'est hier au soir.

—Et que se passa-t-il, alors?

—Je m'en vais vous le dire, Mademoiselle. La nuit dernière il revint, et Fagin l'emmena à l'étage au-dessus comme la première fois. Comme la première fois aussi, j'écoutai à la porte et j'entendis Monks qui disait:

—Ainsi, les seules choses qui eussent pu servir à prouver l'identité de cet enfant sont au fond de la rivière; et la vieille sibylle qui les a reçues de la mère est morte depuis longtemps, et ses os sont pourris dans sa bière. Alors ils se mirent à rire en s'entretenant du succès de cette affaire; et chaque fois que Monks parlait d'Olivier, il devenait furieux et disait que, quoiqu'il se fût assuré de l'argent de ce petit diable, il aurait préféré s'en emparer d'une autre manière. Car (disait-il) quelle bonne farce c'eût été d'annuler le testament du père en traînant celui qui en est l'objet et qui faisait sa gloire dans toutes les prisons de Londres, et en le conduisant ensuite à la potence pour quelque crime capital! . . . ce que vous pouvez encore faire, Fagin, après avoir tiré avantage de lui par-dessus le marché.

—Qu'est-ce que tout cela, mon Dieu! s'écria Rose.

—La vérité, Mademoiselle, quoiqu'elle sorte de mes lèvres, répliqua Nancy. Alors il ajouta avec d'horribles jurements (familiers à mes oreilles, mais tout à fait étrangers aux vôtres) que, s'il pouvait satisfaire à sa haine en prenant la vie de cet enfant sans mettre la sienne en danger, il le ferait sans hésiter; mais que, puisque cela était impossible, il ferait en sorte de mettre des entraves dans toutes ses actions et de lui nuire dans plus d'une circonstance; et que, si Olivier voulait jamais un jour tirer avantage de sa naissance et de son histoire, il saurait bien l'en empêcher; enfin, Fagin (ajouta-t-il), tout juif que vous êtes, vous n'avez jamais employé de moyens semblables à ceux que je vais mettre en usage pour attirer dans le piège mon frère Olivier.

—Son frère! s'écria Rose joignant les mains de surprise.

—Voilà ses propres paroles, dit Nancy regardant d'un air inquiet autour d'elle (ce qu'elle n'avait cessé de faire depuis le moment où elle avait commencé à parler, car l'image de Sikes la tourmentait continuellement). Il a même dit plus lorsqu'il est venu à parler de vous et de l'autre dame, il a dit qu'il fallait que le ciel ou l'enfer s'en fût mêlé pour avoir fait tomber Olivier entre vos mains; puis il se prit à rire et observa que le hasard l'avait encore assez bien servi en cela: car, ajouta-t-il en vous nommant, que de milliers de livres sterling ne donnerait-elle pas elle-même, si elle les avait, pour savoir qui est ce petit épagneul à deux pattes qui la suit partout!

—Est-il possible! dit Rose en pâlissant, il n'a pas pu dire cela sérieusement, n'est-ce pas?

—Si jamais homme a parlé sérieusement, ce fut lui en cette circonstance, répliqua Nancy. Il n'est pas homme à plaisanter lorsqu'il est excité par la haine. J'en connais qui font pis que lui, mais j'aimerais mieux les entendre douze fois que lui une . . . Il se fait tard et je veux arriver à la maison sans qu'on se doute que je suis venue ici: il faut donc que je m'en retourne au plus vite.

—Mais comment m'y prendre? dit Rose. Comment, sans vous, pourrai-je tirer avantage de la révélation que vous venez de me faire? . . . Vous en retourner! . . . comment pouvez-vous désirer rejoindre des compagnons que vous peignez sous des couleurs si affreuses? Si vous voulez répéter ce que vous venez de me dire à un monsieur qui est là, dans la chambre voisine,

il vous conduira en moins d'une demi-heure dans un endroit où vous serez en sûreté.

—Je désire m'en aller, dit la fille. Il faut que je m'en aille; parce que . . . (comment pourrai-je avouer de telles choses à une vertueuse demoiselle comme vous!) parce que, parmi ces hommes dont je vous ai parlé, il en est un (le plus méchant et le plus déterminé d'eux tous peut-être), que je ne puis quitter . . . non, pas même pour m'arracher à la vie que je mène maintenant!

—La sensibilité que vous avez déjà montrée une fois auparavant en prenant le parti de ce cher enfant, dit Rose, la générosité dont vous faites preuve maintenant en venant, au risque de votre vie, me dire ce que vous avez entendu, vos manières, qui me sont un sur garant de la vérité de vos paroles, le repentir évident et le sentiment intérieur de votre honte, tout me porte à croire que vous pourriez encore vous réformer. Oh! continua Rose joignant les mains, tandis que des larmes coulaient de ses joues, ne rejetez pas les sollicitations d'une personne de votre sexe, la première, la seule, je pense, qui vous ait jamais parlé avec douceur et compassion! . . . Ne refusez pas de m'entendre et laissez-vous ramener dans le sentier de l'honneur et de la vertu!

—Ma bonne demoiselle! s'écria Nancy se jetant aux genoux de Rose, ange de douceur et de bonté! vous êtes, en effet, la première qui m'ait fait entendre ces paroles de consolation qui me pénètrent le cœur, et si je les avais entendues longtemps auparavant elles auraient pu me tirer du vice dans lequel je suis plongée; mais maintenant il est trop tard! . . . il est trop tard!

—Il n'est jamais trop tard pour le repentir, dit Rose.

—Il est trop tard! s'écria Nancy se tordant les bras dans l'agonie du désespoir. Je ne puis l'abandonner maintenant! Je ne veux pas être la cause de sa mort!

—Comment seriez-vous la cause de sa mort? demanda Rose.

—Rien ne pourrait le sauver, s'écria la fille, si je déclarais à d'autres ce que je viens de vous dire, et qu'on les prît tous, il n'en réchapperait pas. C'est le plus hardi et le plus intrépide de la bande. Et il a commis des actions si atroces!

—Est-il possible, dit Rose, que pour un tel homme vous renonciez à une délivrance certaine et à l'espoir d'un meilleur avenir? C'est de la vraie folie!

—J'ignore moi-même ce que c'est, reprit la fille. Tout ce que je sais, c'est qu'il n'en est pas ainsi qu'avec moi, et qu'il y en a beaucoup d'autres aussi vicieuses et aussi misérables que moi qui pensent de même. Il faut que je m'en retourne. Que ce soit la volonté du ciel ou punition du mal que j'ai fait, c'est ce dont je ne puis me rendre compte à moi-même; mais je suis ramenée vers cet homme malgré sa brutalité envers moi, et je crois que je le serais encore si je savais que je dusse périr de sa main.

—Que faire? dit Rose. Je ne devrais pas vous laisser partir ainsi.

—Vous ne me retiendrez pas, j'en suis sûre, repartit la fille, vous ne le ferez pas, parce que je me suis fiée à votre bonté et que je n'ai exigé aucune promesse de vous, comme j'aurais pu le faire.

—Alors, à quoi me servira la révélation que vous m'avez faite? demanda Rose. Dans l'intérêt d'Olivier que vous désirez servir, ce mystère doit être éclairci.

—Il me semble que vous devriez raconter cela, sous le sceau du secret, à quelque monsieur de vos amis qui vous dira ce que vous avez à faire, repartit Nancy.

—Mais où vous trouverai-je quand il en sera nécessaire? demanda Rose. Je ne cherche pas à savoir où demeurent ces gens affreux; mais encore ai-je besoin de vous revoir.

—Me promettez-vous de garder fidèlement le secret et de venir seule ou, du moins, accompagnée seulement de la personne qui sera dans la confidence? demanda la fille. Puis-je compter que je ne serai pas épiée ou suivie?

—Je vous le jure! répondit Rose.

—Tous les dimanches, depuis onze heures jusqu'à minuit, dit la fille sans hésiter, je me promènerai sur le pont de Londres . . . si j'existe!

—Encore un mot! dit Rose comme Nancy se préparait à se retirer. Réfléchissez encore une fois à l'horreur de votre position et à l'occasion qui se présente de vous en affranchir. Vous avez des droits à l'intérêt que je vous porte, non seulement pour être venue ici volontairement me faire cette révélation, mais parce que vous êtes, pour ainsi dire, perdue au-delà de toute espérance. Retournerez-vous vers cette bande de voleurs et avec cet homme qui vous maltraite si cruellement, lorsqu'une seule parole suffit pour vous sauver? Quel est donc ce charme qui vous entraîne malgré vous, et qui vous attache au malheur et au crime? N'est-il pas dans votre cœur une corde que je puisse toucher? N'y reste-t-il donc aucun sentiment auquel je puisse en appeler contre ce fatal prestige?

—Quand de jeunes demoiselles aussi belles et aussi bonnes que vous livrent leur cœur, reprit avec fermeté la jeune fille, l'amour les entraîne quelquefois bien loin, celles mêmes qui ont, comme vous, des parents, des amis et des admirateurs pour les distraire. Mais quand de malheureuses filles, qui, comme moi, n'ont d'autre demeura que la tombe et d'autre ami pour les visiter dans leurs maladies, ou à l'heure de la mort, que le servant d'hôpital, donnent leur cœur à un homme qui leur tient lieu de parents et d'amis qu'elles ont perdus ou qui leur ont manqué pendant tout le cours de leur misérable existence, qui peut espérer de les guérir? . . . Plaignez-nous, Mademoiselle, d'entretenir en notre cœur un sentiment que la justice divine condamne et que les hommes réprouvent!

—Vous accepterez de moi quelque argent qui vous mette à même de vivre sans déshonneur, jusqu'à ce que nous nous revoyions du moins? dit Rose après un instant de silence.

—Pas un sou! reprit la fille.

—Ne rejetez pas l'offre que je fais de vous aider, dit Rose avec bonté; je désire vous être utile, je vous assure.

—Vous me rendriez un plus grand service, repartit Nancy avec l'accent du plus grand désespoir, si vous pouviez m'arracher la vie d'un seul coup; car jamais, plus que ce soir, je n'ai senti l'horreur de ma position, et il me serait si agréable de ne pas mourir dans le même enfer que celui dans lequel j'ai vécu! . . . Que Dieu vous bénisse, bonne demoiselle, et qu'il répande sur votre tête autant de bonheur qu'il a répandu de honte et d'opprobre sur la mienne!

Ayant prononcé ces paroles entrecoupées par ses sanglots, la malheureuse créature s'en alla.

XL. —Nouvelles découvertes, prouvant que les surprises, de même que les malheurs, viennent rarement seules.

La situation de Rose n'était pas des moins embarrassantes; car, tandis qu'elle désirait vivement pénétrer le mystère qui enveloppait la naissance d'Olivier, elle se voyait obligée, en conscience, de garder le secret qui lui avait été confié par la malheureuse fille avec qui elle venait d'avoir un si pénible entretien.

Elle n'avait plus que trois jours à rester à Londres avant de partir, avec madame Maylie et son jeune protégé, pour un port de mer assez éloigné. On touchait déjà à la fin du premier jour (minuit venait justement de sonner à l'instant où Nancy quitta la chambre). Quel projet pouvait-elle former qui pût être mis à exécution en vingt-quatre heures? ou quel moyen devait-elle employer pour retarder le voyage sans exciter le soupçon?

M. Losberne était à l'hôtel avec ces dames, et il devait y passer les deux dernières journées de leur séjour à Londres; mais Rose connaissait trop bien le caractère impétueux du docteur, et elle prévoyait trop clairement le courroux que, dans un premier moment d'indignation, il ferait éclater contre la jeune fille, pour lui confier le secret. C'était encore une des raisons pour lesquelles Rose craignait de s'ouvrir à madame Maylie, qui n'aurait pas manqué d'en parler au docteur . . . Avoir recours à un homme de loi, en supposant qu'elle eût su comment s'y prendre, était chose à laquelle elle devait renoncer pour la même raison . . . Elle eut bien un moment la pensée d'écrire à Henri; mais elle se souvint de leur dernière entrevue . . . Elle était dans cette perplexité, lorsque Olivier, qui venait de se promener dans la ville, escorté de Giles, qui lui tenait lieu de garde du corps, entra brusquement dans la chambre hors d'haleine et tout ému.

—Qu'avez-vous donc, que vous paraissez si agité? demanda Rose en s'avançant vers lui; répondez-moi, Olivier.

—Je puis à peine parler, reprit l'enfant. Il me semble que j'étouffe . . . Quel bonheur de penser que je le reverrai enfin, et que vous aurez la certitude que tout ce que je vous ai dit est l'exacte vérité!

—Je n'ai jamais supposé qu'il en fût autrement, mon ami, dit Rose, mais pourquoi dites-vous cela? . . . De qui parlez-vous?

—J'ai revu ce bon monsieur qui m'a témoigné tant d'amitié! répliqua Olivier pouvant à peine articuler ses mots . . . Vous savez, M. Brownlow, dont je vous ai si souvent parlé?

—Où donc? demanda Rose.

—Il descendait de voiture et il entrait dans une maison, répondit Olivier pleurant de joie. Je ne lui ai pas parlé . . . je ne pouvais pas lui parler, car il ne m'a pas aperçu, et j'étais si tremblant, qu'il m'a été impossible de courir vers lui; mais Giles s'est informé s'il demeurait dans la maison où nous l'avons vu entrer, et on lui a répondu que oui. Tenez, ajouta-t-il en tirant un papier de sa poche, voici son adresse: c'est là qu'il demeure . . . j'y vais de ce pas . . . Oh! mon Dieu, mon Dieu! que deviendrai-je quand je le reverrai et qu'il me parlera!

—Vite! dit Rose. Envoyez chercher un fiacre, et tenez-vous prêt à partir; je vais vous y conduire sur-le-champ. Il n'y a pas une minute à perdre! Le temps seulement de prévenir ma tante que nous sortons pour une heure, et je vous emmène. Ainsi soyez prêt!

Olivier ne se le fit pas dire deux fois, et en moins de dix minutes ils étaient en route pour Craven Street dans le Strand. Lorsqu'ils y furent arrivés, Rose descendit du fiacre pour préparer le vieux monsieur à recevoir Olivier; et remettant sa carte au domestique, elle le pria de dire à M. Brownlow qu'elle désirait le voir pour affaires de la plus grande importance. Celui-là reparut bientôt, il avait reçu l'ordre de faire monter la jeune demoiselle; il l'introduisit dans une chambre du premier étage, où elle fut présentée à un monsieur d'un certain âge, à l'air affable, et ayant un habit vert-bouteille. Non loin de lui était un autre vieux monsieur en culotte courte et en guêtres de nankin, lequel vieux monsieur (qui ne paraissait point extrêmement affable) était assis les mains jointes, appuyées sur la pomme de sa canne, et son menton par-dessus.

—Mille pardons, ma jeune demoiselle! dit le monsieur à l'habit vert se levant précipitamment de sa chaise et faisant un salut gracieux à mademoiselle Maylie. Je pensais que ce pouvait être quelque personne importune qui . . . Je vous prie en grâce de m'excuser . . . Donnez-vous la peine de vous asseoir.

—C'est à M. Brownlow que j'ai l'honneur de parler? dit Rose s'adressant à ce dernier.

—Oui, Mademoiselle, répondit le vieux monsieur, et voici mon ami M. Grimwig. Grimwig, voulez-vous bien nous laisser pour quelques minutes?

—Je crois, observa Rose, qu'à ce point de notre entrevue Monsieur peut fort bien rester avec nous. Si je suis bien informée, il n'est pas étranger à l'affaire qui m'amène près de vous.

M. Brownlow fit une inclination de tête; et M. Grimwig, qui avait fait un salut très roide, s'étant levé de sa chaise, fit un autre salut très roide et se rassit.

—Je vais bien vous surprendre, sans doute, dit Rose un peu embarrassée; mais vous avez jadis témoigné beaucoup d'intérêt et d'affection à un de mes jeunes amis, et je suis sûre que vous ne serez pas fâché d'en avoir des nouvelles.

—Vraiment! dit M. Brownlow. Puis-je savoir son nom?

—Olivier Twist, répliqua Rose.

À peine eut-elle prononcé ce nom, que M. Grimwig, qui s'était mis à parcourir un gros livre qui était sur la table, le referma brusquement; et se laissant retomber sur le dos de sa chaise, il laissa voir sur son visage les signes de la plus grande surprise.

L'étonnement de M. Brownlow ne fut pas moins grand, quoiqu'il ne le fit pas paraître d'une manière aussi excentrique. Il approcha sa chaise de celle de Rose, et dit:

—Faites-moi la grâce, ma chère demoiselle, de passer sous silence cette bienveillance et cette bonté dont vous parlez et dont personne autre ne se doute; et s'il est en votre pouvoir de me désabuser quant à l'opinion défavorable que j'ai dû concevoir de ce pauvre enfant, au nom du ciel faites-le sur-le-champ!

—C'est un petit vaurien! j'en mangerais ma tête que c'est un petit vaurien! dit M. Grimwig sans remuer aucun muscle de son visage, comme le ferait un ventriloque.

—Cet enfant a le cœur noble et généreux, reprit Rose en rougissant; et l'Être suprême, qui a jugé à propos de lui envoyer des peines et de le faire passer par des épreuves au-dessus de ses forces, lui a donné des qualités et des sentiments qui feraient honneur à bien des gens qui ont six fois son âge.

—Je n'ai que soixante et un ans! repartit M. Grimwig sur le même ton; et comme cet Olivier dont vous parlez doit avoir douze ans, s'il n'a pas davantage, je ne vois pas l'application de cette remarque.

—Ne faites pas attention à mon ami, Mademoiselle, dit M. Brownlow, il ne pense pas ce qu'il dit.

—Si, gronda M. Grimwig.

—Non, il ne le pense pas, je vous assure! reprit M. Brownlow, qui commençait visiblement à s'impatienter.

—Il en mangera sa tête si ce n'est pas vrai! gronda M. Grimwig.

—Il mériterait plutôt qu'on la lui cassât! répliqua M. Brownlow.

—Il voudrait bien voir quelqu'un le lui proposer! repartit M. Grimwig frappant avec sa canne sur le plancher.

Après s'être ainsi excités l'un l'autre, les deux amis prirent séparément chacun une prise et se donnèrent ensuite une poignée de main, selon leur invariable coutume.

Rose, qui avait eu le temps de rassembler ses idées, raconta en peu de mots ce qui était arrivé à Olivier depuis le jour où il avait quitté la maison de M. Brownlow, réservant pour le moment où elle serait seule avec ce monsieur la révélation de Nancy. Elle ajouta que le seul chagrin de cet enfant, pendant plusieurs mois, avait été de ne pouvoir retrouver son bienfaiteur.

—Dieu soit loué! dit le vieux monsieur. Voilà qui me rassure! . . . Mais vous ne m'avez pas dit où il est maintenant, mademoiselle Maylie . . . Vous m'excuserez si je vous fais cette remarque; mais pourquoi ne l'avoir pas amené?

—Il est en bas qui m'attend dans la voiture qui est à la porte, répliqua Rose.

—Ici, à ma porte! s'écria le vieux monsieur. Et, sans en dire davantage, il s'élança hors de la chambre, descendit l'escalier quatre à quatre, sauta sur le marchepied, et de là dans la voiture.

A peine la porte de la chambre fut-elle refermée sur lui, que M. Grimwig leva la tête, et, convertissant en pivot un des pieds de derrière de sa chaise, il décrivit, à l'aide de son bâton et de la table, trois cercles distincts; après quoi, se remettant sur ses jambes, il marcha clopin-clopant à travers la chambre, et, s'approchant tout à coup de Rose, il l'embrassa sans autre préambule.

—Chut! dit-il voyant que celle-ci se levait précipitamment, alarmée qu'elle était de son audace, ne craignez rien! je suis assez vieux pour être votre grand-père . . . Vous êtes une bonne fille, je vous aime bien! Les voici qui montent!

En effet, comme il s'était jeté d'un seul bond sur une chaise, M. Brownlow rentra accompagné d'Olivier, que Grimwig reçut fort gracieusement; et cette satisfaction du moment eût-elle été pour Rose la seule récompense de ses soins et de ses inquiétudes pour son jeune protégé, qu'elle s'en fut trouvée bien payée.

—A propos! il y a quelqu'un qui ne doit pas être oublié, dit M. Brownlow tirant le cordon de la sonnette. Dites à madame Bedwin de monter, s'il vous plaît!

La vieille femme de charge monta aussitôt, et, ayant fait une révérence, elle attendit à la porte que M. Brownlow lui donnât ses ordres.

—Je crois que votre vue s'affaiblit de jour en jour, Bedwin! dit celui-ci d'un air à moitié fâché.

—A mon âge, Monsieur, il n'y a rien d'étonnant, répliqua la bonne dame. Les yeux des gens ne s'améliorent pas avec les années.

—Je pourrais bien vous en dire autant, repartit M. Brownlow; mais mettez vos lunettes et voyons un peu si vous devinerez pourquoi je vous ai fait demander.

Madame Bedwin se mit à fouiller dans ses poches pour chercher ses lunettes, mais la patience d'Olivier n'était pas à l'épreuve contre ce nouveau retard, c'est pourquoi, cédant à la première impulsion de son cœur, il se précipita dans les bras de la bonne dame.

—Dieu me pardonne! s'écria celle-ci en l'embrassant, c'est mon cher petit garçon!

—Ma bonne madame Bedwin! s'écria Olivier.

—Je savais bien qu'il reviendrait! reprit la vieille dame le pressant dans ses bras. Comme il a bonne mine . . . et qu'il est bien mis! Il a l'air d'un petit monsieur! Où avez-vous été pendant tout ce temps qui m'a semblé si long? . . . Ah! toujours son joli petit visage . . . mais plus si pâle cependant . . . Toujours ses yeux si doux, mais plus si tristes. Je ne les ai jamais oubliés, ni son agréable sourire non plus. Laissant madame Bedwin et Olivier converser à loisir, M. Brownlow fit passer Rose dans une autre chambre et celle-ci lui raconta tout au long l'entrevue qu'elle avait eue avec Nancy; ce qui le surprit et l'inquiéta étrangement. Comme elle lui eut expliqué les raisons qui l'avaient empêchée d'en parler dès l'abord à Losberne, il approuva fort sa prudence et résolut aussitôt d'avoir, à cet effet, une conférence avec le docteur. Pour se procurer plus tôt l'occasion d'exécuter ce dessein, il fut convenu qu'il irait à l'hôtel le soir même, à huit heures, et que, pendant ce temps, madame Maylie serait instruite de tout ce qui s'était passé.

Mademoiselle Maylie n'avait point exagéré le courroux du docteur; car à peine eut-il eu connaissance de la révélation de Nancy, qu'il se répandit en imprécations contre elle et qu'il menaça de la livrer à MM. Blathers et Duff. Il avait déjà pris son chapeau et se préparait à aller trouver ces dignes personnes, sans considérer quelles pourraient être les suites de cette folle démarche, si M. Brownlow, qui était lui-même très irascible, ne l'eût empêché de sortir et n'eût employé tous les arguments possibles pour lui faire entendre raison.

—Que nous reste-t-il donc à faire? Ne faut-il pas encore remercier tous ces vagabonds, et les prier d'accepter chacun une centaine de livres sterling comme une légère preuve de notre estime et un faible gage de notre gratitude!

—Je ne dis pas précisément cela, reprit en souriant M. Brownlow, mais il faut agir avec douceur et avec prudence.

—De la douceur et de la prudence! s'écria le docteur. Je vous les enverrai tous aux . . .

—Je ne dis pas le contraire, répliqua M. Brownlow, et sans doute ils l'ont bien mérité.

Il fut très difficile de faire entendre raison au docteur, qui, depuis qu'il avait vu MM. Duff et Blathers, semblait avoir une confiance sans bornes en leurs talents. Mais M. Brownlow lui ayant fait comprendre que de leur prudence dépendait le sort d'Olivier, et qu'une seule démarche inconsidérée pouvait tout compromettre et le priver à la fois de l'héritage de ses parents et de tout espoir de retrouver sa famille, le docteur finit par convenir que ses emportements pouvaient tout gâter et qu'à l'avenir il serait plus calme. En conséquence il fut convenu que MM. Grimwig et Henri Maylie feraient partie du comité, et que M. Brownlow accompagnerait Rose au pont de Londres, où elle devait revoir Nancy; que tout serait fait de façon à ne pas compromettre cette malheureuse, et que la justice ne serait pas avertie, de peur qu'en donnant l'éveil Nancy ne voulût plus faire connaître ce Monks.

XLI— Une vieille connaissance d'Olivier, donnant des preuves d'un génie supérieur, devient un personnage public dans la métropole.

Le même soir que Nancy vint trouver Rose Maylie, après avoir donné à Sikes un breuvage soporifique, deux personnes que le lecteur connaît déjà, mais avec lesquelles (pour l'intelligence de cette histoire) il doit renouer connaissance, s'acheminaient vers Londres par la grande route du Nord.

Ces deux voyageurs étaient un homme et une femme (peut-être serait-il mieux de dire un mâle et une femelle). Le premier, au corps long et fluet, était monté très haut sur jambes et avait une de ces figures osseuses auxquelles il est difficile d'assigner aucun âge exact: c'était de ces êtres enfin qui paraissent déjà vieux quand ils sont encore jeunes, et qui paraissent enfants quand ils commencent à prendre de l'âge. La femme pouvait avoir dix-huit ou vingt ans; mais elle était solidement construite et il fallait qu'elle le fût en effet, à en juger par l'énorme paquet qu'elle portait sur son dos au moyen de bretelles. Celui de son compagnon, enveloppé d'un mouchoir bleu et pendant au bout d'un bâton, formait un très petit volume.

—Avance donc, veux-tu? Que tu es lente, va, Charlotte!

—Ce paquet est bien lourd.

—Lourd! c'te bêtise! À quoi es-tu propre donc? reprit celui-là changeant d'épaule son petit paquet. Oh! te voilà encore arrêtée! . . .

—Y a-t-il encore bien loin? demanda la femme.

—S'il y a encore loin? Tu es encore bonne, toi, de me demander ça! dit l'homme aux longues jambes. Ne vois-tu pas d'ici les lumières de Londres?

—Il y a encore au moins deux bons milles d'ici.

—Eh bien! après? Qu'il y en ait deux ou qu'il y en ait vingt, répliqua Noé Claypole (car c'était lui-même). Allons! lève-toi, et en route, si tu ne veux que je te donne un coup de pied pour te faire déguerpir!

Comme le nez naturellement rouge du sieur Noé était devenu pourpre de colère, et qu'il s'avançait vers Charlotte d'un air furieux, celle-ci se leva sans mot dire, et se remit en marche.

Charlotte, fatiguée, harassée, ne pensait plus qu'à s'arrêter. À chaque instant, elle s'informait si Noé s'arrêterait bientôt pour passer la nuit. Mais le sieur Claypole était avant tout un homme prudent; il avait fait ses plans, il craignait les logements que pouvait lui fournir si généreusement Sa très gracieuse Majesté Britannique: aussi se défiait-il de toute auberge située trop près de la grande route; il avait une préférence tout à fait marquée pour les quartiers les plus retirés. Sowerberry lui apparaissait comme l'ombre de Banco. Au milieu de toutes ses peurs, il ne manquait cependant jamais l'occasion de faire sentir sa supériorité à Charlotte. Celle-ci la reconnaissait et le remerciait de la confiance grande qu'il lui avait témoignée en lui laissant l'argent qu'ils avaient emporté de chez Sowerberry! Mais cette confiance n'était qu'une conséquence du système de prudence du sieur Claypole; il avait craint de se compromettre dans le cas où on les aurait poursuivis, et l'argent se trouvant sur elle seule, il aurait pu protester de son innocence et échapper peut-être à la justice.

Noé, traînant Charlotte après lui, tantôt ralentissait le pas au coin d'une de ces rues qu'il parcourait des yeux dans toute sa longueur pour voir s'il ne découvrirait point l'enseigne de quelque modeste auberge, et tantôt se remettait à marcher comme de plus belle s'il craignait que l'endroit ne fût trop public pour lui. Il s'arrêta enfin devant un cabaret plus sale et plus chétif en apparence que tous ceux qu'il avait vus jusqu'alors; et après en avoir examiné scrupuleusement l'extérieur, il annonça gracieusement à Charlotte son intention d'y passer la nuit.

—Ainsi, donne-moi ce paquet, dit-il défaisant les bretelles passées autour des bras de Charlotte et s'en chargeant lui-même, et ne t'avise pas d'ouvrir la bouche à moins que je ne t'adresse la parole! Quelle est l'enseigne de la maison? A . . . u . . . x . . . aux, t . . . r . . . o . . . i . . . s . . . trois, aux trois . . . aux trois . . . aux trois quoi? demanda-t-il.

—Aux Trois-Boiteux, dit Charlotte.

—Aux Trois-Boiteux? répéta Noé. Elle n'est déjà pas si bête, c'te enseigne-là! Toi, suis-moi . . . et fais bien attention à ce que je t'ai recommandé! Ayant dit ces mots, il poussa la porte avec son épaule et entra, suivi de Charlotte.

Il n'y avait au comptoir qu'un jeune juif qui, les deux coudes appuyés sur la table, était occupé à lire un journal crasseux. Il regarda fixement Noé, et celui-ci le considéra de même.

Si Noé avait eu son costume de l'école de charité, l'air d'étonnement avec lequel le juif le regardait n'eût pas paru extraordinaire; mais comme il avait une blouse par-dessus ses vêtements, il n'y avait rien en lui, ce semble, qui dût attirer à ce point l'attention dans un cabaret.

—N'est-ce pas ici l'auberge des Trois-Boiteux? demanda Noé.

—C'est l'enseigne de cette baison, répondit le juif.

—Un monsieur que nous avons rencontré sur la route nous a recommandé votre maison, dit Noé faisant signe de l'œil à Charlotte autant pour lui faire remarquer la subtilité de son esprit que pour l'avertir de ne laisser paraître aucun signe de surprise. Pouvons-nous y avoir un lit pour cette nuit?

—Je d'sais bas s'il y a boyen, reprit Barney, qui était garçon dans cette maison, j'b'en vais b'inforber.

—Conduisez-nous dans la salle et servez-nous un plat de viande froide et une pinte de bière en attendant, dit Noé.

Barney, les ayant introduits dans une petite salle basse, leur apporta bientôt après ce qu'ils avaient demandé, les informant en même temps qu'ils pourraient passer la nuit et qu'on allait leur préparer un lit; après quoi il se retira.

Cette salle était située de manière que quelqu'un qui connaissait la maison pouvait, au moyen d'un petit carreau placé dans un angle, voir de la salle d'entrée tout ce qui s'y passait sans courir le risque d'être vu, et qu'en appliquant son oreille au susdit endroit, il était facile d'entendre ce qui s'y disait. Le maître de la maison avait l'œil collé à cet endroit depuis plus de cinq minutes, prêtant l'oreille en même temps à la conversation de nos deux voyageurs, et Barney venait justement de leur rendre la réponse ci-dessus, quand Fagin entra pour s'informer si on n'avait point vu quelques-uns de ses jeunes élèves.

—Chut! fit Barney mettant son doigt sur ses lèvres, il y a deux bersodes dans la bedite salle.

—Deux personnes! répéta le vieillard à voix basse.

—Oui, et de drôles de corps, allez! ajouta Barney. Ils arrivent de la gambagne; bais c'est queuqu'chose dans votr'genre, ou bien j'be dromberais fort.

Cette nouvelle parut intéresser vivement Fagin: il monta sur un tabouret, appliqua son œil au carreau et fut à même de distinguer le sieur Claypole mangeant sa viande et buvant sa bière en compagnie de Charlotte.

—Ah! ah! dit tout bas Fagin se tournant vers Barney, l'air de ce gaillard-là me plaît assez! . . . Il nous serait utile, j'en suis certain! . . . Il comprend à merveille la manière de vous mener la donzelle! Ne fais pas de bruit, Barney, que j'entende ce qu'ils disent!

Le juif appliqua de rechef son œil au carreau, retenant son haleine pour mieux entendre, et l'expression de son visage en ce moment était tout à fait satanique.

—Décidément je veux être un monsieur! dit le sieur Claypole allongeant ses jambes et finissant une conversation commencée avant l'arrivée de Fagin. Je ne veux plus faire de cercueils; j'en ai assez de ça! mais je veux mener une joyeuse vie, et si tu veux, Charlotte, tu seras une dame!

—Je ne demanderais pas mieux, Noé, reprit celle-ci, mais on ne trouve pas tous les jours des tirelires à vider.

—Bah! dit Noé. Il y a bien autre chose que des tirelires à vider!

—Que veux-tu dire? demanda Charlotte.

—Il y a des poches, des ridicules, des maisons, des carrosses, la Banque même . . . est-ce que je sais, moi! dit Noé excité par le porter.

—Mais tu ne peux pas faire tout cela, Noé? dit Charlotte.

—Je verrai à m'associer avec d'autres, s'il y a moyen, reprit le sieur Claypole, ils ne seront pas embarrassés de nous employer d'une manière ou d'autre. Toi-même tu vaux cinquante femmes comme toi! . . .

—Oh! comme ça me fait plaisir de t'entendre dire cela! s'écria la fille, imprimant un gros baiser sur la figure hideuse de son compagnon.

—C'est bon, en voilà assez comme ça! Ne sois pas trop affectionnée, de crainte de me déplaire, dit Noé la repoussant avec gravité. J'aimerais être le capitaine de quelque bande . . . J'vous les mènerais rondement et j'me déguiserais pour les guetter . . . Oui, cela me conviendrait assez! . . . Et si je pouvais seulement rencontrer quelques messieurs de ce genre, je dis que ça vaudrait bien la banknote de vingt livres que tu as soufflée à Sowerberry; d'autant plus que nous ne savons pas trop, ni l'un ni l'autre, comment nous en défaire.

Ayant ainsi déclaré son opinion, le sieur Claypole regarda dans le pot à bière d'un air avisé; et; en ayant bien secoué le contenu, il fit un signe d'intelligence à Charlotte, et en but une gorgée qui parut le rafraîchir extrêmement. Il se disposait à en boire une autre lorsqu'il fut interrompu par l'arrivée subite d'un étranger. Cet étranger n'était autre que M. Fagin, qui, faisant un salut gracieux accompagné d'un sourire aimable en passant devant nos deux voyageurs, s'assit à une table près d'eux, et ordonna au rusé Barney de lui servir quelque chose à boire.

—Une belle soirée, un peu froide pour la saison, cependant, dit Fagin en se frottant les mains . . . vous arrivez de la campagne, à ce qu'il paraît, Monsieur?

—Comment pouvez-vous le savoir? demanda Noé.

—Nous n'avons pas tant de poussière que cela dans Londres, reprit le juif montrant du doigt les souliers de Noé.

—Vous m'avez l'air d'un finaud, dit Noé. Ha! ha!

—On ne saurait trop l'être dans une ville comme celle-ci.

Il accompagna cette remarque d'un petit coup sur son nez avec l'index de sa main droite; geste que Noé voulut imiter, mais qu'il manqua complètement, à cause du peu d'étoffe que le sien offrait en cette partie de son visage. Fagin, satisfait de l'intention, partagea libéralement avec nos deux amis la liqueur que Barney avait apportée.

—C'est du chenu, cela! observa Noé faisant claquer ses lèvres.

—Oui; mais c'est cher! dit Fagin. Un homme ne peut faire autrement que de vider des poches, des ridicules, des maisons, des carrosses et même la Banque, s'il veut en boire à tous ses repas.

A ces paroles, Noé se laissa retomber sur le dos de sa chaise, et regarda alternativement Fagin et Charlotte.

—Que cela ne vous effraie pas, mon cher! dit Fagin se rapprochant de Noé. Ha! ha! c'est bien heureux que je sois le seul qui vous ait entendu par le plus grand des hasards.

—Ce n'est pas moi qui ai pris la banknote! balbutia Noé n'allongeant plus ses jambes comme un homme indépendant, mais les fourrant du mieux qu'il put sous sa chaise c'est elle qui a fait le coup. Tu l'as encore sur toi, Charlotte; tu ne peux pas dire le contraire.

—Peu importe qui a fait le coup ou qui a l'argent, mon cher, reprit le juif fixant cependant ses yeux de faucon sur la jeune fille et sur les deux paquets. Je suis moi-même dans la partie, et je ne vous en aime que plus pour cela.

—Dans quelle partie voulez-vous dire? demanda le sieur Claypole un peu plus rassuré.

—Dans la même branche de commerce, repartit Fagin. Ainsi sont les gens de cette maison. Vous êtes tombé ici comme Mars en carême, mon cher!  . . . Il n'y a pas dans Londres un endroit plus sûr que les Trois-Boiteux; . . . surtout si je vous prends sous ma protection . . . Et comme vous et cette jeune femme m'inspirez de l'intérêt, vous pouvez vous tranquilliser; je puis vous assurer qu'il n'y a rien à craindre.

Noé Claypole eût dû en effet se tranquilliser d'après cette assurance; mais si son esprit était plus à l'aise, son corps ne l'était certainement pas: car il se tordit de mille manières sur sa chaise et il prit différentes positions toutes plus bizarres les unes que les autres, regardant tout le temps son nouvel ami avec un air de défiance et de crainte tout à la fois.

—Je vous dirai plus, repartit le juif après être parvenu à rassurer la fille à force de signes de tête et de protestations d'amitié: j'ai un mien ami qui pourra satisfaire le désir que vous venez d'exprimer en vous lançant dans la bonne voie; vous laissant le maître, bien entendu, de choisir d'abord la partie qui vous conviendra le mieux, et se réservant le soin de vous enseigner les autres.

—Vous dites cela comme si vous parliez sérieusement, reprit Noé.

—Je ne vois pas pourquoi je plaisanterais, dit le juif haussant les épaules. Venez avec moi à la porte, que je vous dise un mot en particulier.

—Ce n'est pas nécessaire de nous déranger, dit Noé allongeant ses jambes de nouveau; vous pouvez me dire cela, tandis qu'elle va porter les paquets en haut. Charlotte! vois un peu à ce que ces paquets soient placés dans la chambre où nous devons coucher.

Charlotte se mit en devoir d'obéir, et Noé tint la porte ouverte pour lui faciliter le passage et pour la voir sortir; après quoi il vint se rasseoir.

—Comme je vous la fais marcher, hein! dit-il du ton d'un directeur de ménagerie qui aurait apprivoisé une bête féroce.

—A merveille! dit Fagin lui donnant un petit coup sur l'épaule; vous êtes un génie, mon cher!

—C'est bien pour cela que je suis venu à Londres, reprit Noé. Mais nous ferons bien de ne pas perdre notre temps, car elle ne va pas tarder à revenir.

—Vous avez raison, au fait, dit le juif. Eh bien! voyons, si mon ami vous plaît, pensez-vous que vous puissiez mieux faire que de vous associer avec lui?

—Fait-il de bonnes affaires? . . . c'est là le grand point! demanda Noé en clignant ses petits yeux.

—Il en fait d'excellentes, répondit le juif; il occupe une foule de mains, et il a à son service les travailleurs les plus habiles et les plus distingués de la profession.

—Comme qui dirait alors des ouvriers bourgeois? demanda le sieur Claypole.

Puis le juif et son nouvel associé se mirent à passer en revue toutes les façons de voler connues et inconnues. À chaque proposition, le sieur Claypole trouvait toujours l'objection: tantôt le genre de commerce était trop dangereux, car, nous l'avons dit, la bravoure n'était pas dans les qualités dominantes de ce héros; tantôt il ne rapportait pas assez, et la rapacité de Noé ne se trouvait pas satisfaite; et, s'il y avait quelque chose de difficile à satisfaire, c'était bien cette rapacité; car, si le sieur Claypole eût été partagé en deux, nous croyons que la gourmandise se serait emparée du côté droit et l'avarice du côté gauche, côté du cœur. Enfin il trouva un genre d'occupation à sa fantaisie, il fut convenu qu'il ferait les moutards.

—Qu'est-ce que c'est que ça? demanda-t-il.

—Les moutards sont les jeunes enfants qui vont faire les commissions. Ils ont presque toujours un shilling ou une pièce de six sous à la main, on les culbute, on prend leur argent et on passe son chemin.

—Ah! ah! voilà mon affaire.

—Eh bien! c'est convenu! dit Noé voyant que Charlotte était rentrée sur ces entrefaites. À quelle heure demain?

—A dix heures, cela vous va-t-il? demanda le juif. Et quand le sieur Claypole eut fait un signe de tête affirmatif, il ajouta:

—Sous quel nom faudra-t-il que je parle de vous à mon ami?

—M. Bolter, répondit Noé, qui avait prévu la question et qui s'était préparé à y répondre, M. Maurice Bolter. Voici madame Bolter, poursuivit-il en montrant Charlotte.

—Serviteur à madame Bolter! dit Fagin faisant un salut grotesque. J'espère avant peu avoir l'avantage de la mieux connaître.

—Entends-tu ce que dit Monsieur, Charlotte?

—Oui, Noé! reprit madame Bolter tendant sa main à Fagin.

—Elle m'appelle Noé comme par manière d'amitié, dit M. Maurice Bolter (ci-devant Noé Claypole) s'adressant à Fagin. Vous comprenez?

—Oui, oui, je comprends . . . parfaitement, reprit le juif disant la vérité pour cette fois. Bonsoir! bonsoir!

XLII. —Le Matois se fait de mauvaises affaires.

—Ainsi c'était vous-même qui étiez votre ami? dit le sieur Claypole, autrement Bolter, quand, par suite de leurs conventions, il fut allé le lendemain demeurer chez le juif; je m'en serais presque douté hier.

—Tout homme est son propre ami à lui-même, reprit le juif avec un sourire insinuant; il ne peut nulle part en trouver de meilleur.

—Excepté quelquefois, pourtant, dit Maurice Bolter se donnant des airs d'un homme du monde. Il y a des gens, vous savez, qui sont leurs ennemis à eux-mêmes.

—Ne croyez pas cela, dit le juif. Lorsqu'un homme est son propre ennemi, c'est seulement parce qu'il est beaucoup trop son ami, et non parce qu'il prend plus les intérêts des autres que le sien propre. Bah! c'te bêtise! ce ne serait pas naturel d'ailleurs.

—C'est encore vrai, reprit M. Bolter d'un air pensif; oh! vous êtes un vieux malin!

M. Fagin vit avec un certain plaisir l'impression qu'il avait produite sur le sieur Bolter. Pour en augmenter l'effet, il l'instruisit de l'état de ses affaires et de ses opérations de commerce, mêlant si bien la fiction à la vérité, que le respect et la crainte qu'il avait inspirés à ce digne jeune homme s'accrurent visiblement.

—C'est la confiance mutuelle que nous avons l'un envers l'autre qui me console et me dédommage pour ainsi dire des pertes douloureuses que je fais quelquefois, poursuivit Fagin. Mon meilleur sujet . . . mon bras droit m'a été ravi hier matin.

—Vous voulez dire qu'il est mort sans doute? reprit le sieur Bolter.

—Non pas, reprit Fagin, pas si mal que cela . . . pas tout à fait si mal.

—Que peut-il donc lui être arrivé?

—Ils ont eu besoin de lui, répliqua le juif; ils ont jugé à propos de le retenir.

—Pour affaires importantes peut-être? demanda le sieur Bolter.

—Non, reprit le juif; ils prétendent qu'ils l'ont vu mettre la main dans la poche d'un monsieur. Ils l'ont fouillé comme de raison, et ils ont trouvé sur lui une tabatière d'argent . . . la sienne, mon cher, la sienne à lui, car il adorait le tabac en poudre et il en prenait habituellement. Ils l'ont gardé jusqu'aujourd'hui, prétendant connaître l'individu à qui appartient cette bagatelle . . .. Ah! il valait bien cinquante tabatières comme celle-là; et j'en donnerais, s'il était en mon pouvoir, la valeur avec le plus grand plaisir pour le ravoir auprès de moi! Je voudrais que vous eussiez connu le Matois, mon cher; je voudrais que vous l'eussiez connu!

—Faut espérer que je le connaîtrai, dit le sieur Bolter.

—Ah! j'en doute fort, répliqua le juif avec un soupir. S'ils n'obtiennent point de nouvelles preuves à l'appui de cette accusation, ce ne sera pas grand-chose et il reviendra dans six semaines ou deux mois au plus tard; sans quoi ils sont dans le cas de l'envoyer au pré comme pensionnaire. Ils connaissent bien tout ce qu'il vaut, et ils en feront un pensionnaire.

—Qu'entendez-vous par pré et pensionnaire? demanda le sieur Bolter. A quoi bon me parler de cette manière, puisque je ne comprends pas!

Fagin allait traduire en langage vulgaire ces expressions mystérieuses et recherchées, et le sieur Bolter eût su alors que la combinaison de ces mots pré et pensionnaire signifiait condamné à perpétuité, quand le dialogue fut interrompu par l'arrivée de maître Bates, qui entra d'un air contrit, les deux mains dans ses poches.

—C'est fini, Fagin! dit Charlot.

—Que veux-tu dire? demanda celui-ci d'une voix tremblante.

—Ils ont trouvé le monsieur à qui appartient la boîte. Deux ou trois témoins, qui plus est, sont venus grossir l'accusation, et le pauvre Matois est enregistré pour un passage au loin. Il me faut un costume de deuil et un crêpe à mon chapeau, Fagin, pour l'aller visiter avant son départ. De penser que Jacques Dawkins, le Matois, le fin Matois, sera déporté pour une méchante tabatière de deux sous et demi! . . . Je n'aurais jamais cru qu'il dût faire ce voyage à moins d'une montre d'or avec sa chaîne et les breloques. Oh! pourquoi n'a-t-il pas dévalisé quelque vieux richard! Il aurait fait parler de lui et serait du moins parti comme un monsieur, au lieu de nous quitter sans honneur et sans gloire comme un misérable grinche!

Donnant ainsi un libre cours à sa douleur, maître Bates se laissa tomber sur une chaise et garda quelque temps le silence.

—Qu'entends-tu par là quand tu dis qu'il nous quitte sans honneur et sans gloire? demanda Fagin d'un ton courroucé. N'a-t-il pas toujours été le premier d'entre vous tous? . . . y en a-t-il un seul, dis-je, qui soit digne de décrotter ses bottes, hein?

—Non, certainement! répondit maître Bates d'une voix piteuse, je n'en connais pas un seul qui puisse se vanter de cela.

—Eh bien! alors, que nous chantes-tu là, dit le juif avec aigreur. À quoi bon ces jérémiades?

—Parce qu'on n'en dit rien dans les journaux, vous le savez bien vous-même! s'écria Charlot s'irritant en dépit de son vénérable ami. Parce que l'affaire n'aura point de publicité, et que personne ne saura jamais ce qu'il était. Comment figurera-t-il dans le calendrier de Newgate? Peut-être bien son nom n'y sera-t-il pas inscrit, seulement. Ah! mon Dieu, mon Dieu! quel malheur! . . . Si ce n'est pas désolant!

—Ha! ha! fit le juif étendant la main et se tournant vers le sieur Bolter, voyez un peu comme ils sont fiers de leur profession, mon cher! N'est-ce pas édifiant?

—Il ne manquera de rien, reprit le juif. Il sera dans sa cellule comme un seigneur, Charlot, comme un jeune prince. Il aura tout ce qu'il désire . . . tout. Je veux qu'il ait, comme d'habitude, sa bière à tous ses repas et de l'argent dans sa poche pour jouer à pile ou face, s'il ne peut le dépenser.

—Vraiment! s'écria Charlot.

—Sans doute, repartit le juif. Et nous lui trouverons un défenseur, Charlot. Nous choisirons celui qui passe pour avoir la meilleure platine. Il prendra son parti avec chaleur dans un superbe discours qui touchera l'audience. Notre jeune ami parlera aussi à son tour, s'il le juge convenable, et nous verrons cela dans tous les journaux. Le fin Matois . . . (éclats de rire parmi l'auditoire). Plus loin . . . (agitation au banc de MM. les jurés) . . . Et, quelques lignes plus bas encore . . . (hilarité générale). Hein, Charlot!

—Ah! ah! s'écria maître Bates en riant, c'te besogne qu'il va vous leur tailler à tous, dites donc, Fagin! . . . Comme le Matois va vous les r'tourner! Je ne les vois pas blancs avec lui, s'cusez du peu!

—Et qu'il fera bien de ne pas les ménager! reprit le juif.

—Il n'y a pas de doute, reprit Charlot se frottant les mains.

—Il me semble le voir maintenant, dit le juif fixant ses regards sur son jeune élève.

—Et moi aussi, s'écria Charlot. Ah! ah! ah! Il me semble que j'y suis. Parole d'honneur, Fagin, si je ne crois pas y être! Je me le représente comme si ça se passait sous mes yeux. Quelle bonne farce! Ces vieilles têtes à perruque, faisant tout leur possible pour garder leur sérieux, et Jacques Dawkins ne se gênant pas plus pour leur dire sa façon de penser que s'il était leur camarade, et leur parlant avec autant d'aisance que le ferait le fils du président lui-même après un bon repas, ah! ah! ah!

Le fait est que le juif avait si bien réussi à exciter la belle humeur de son jeune élève, que maître Bates, qui avait d'abord considéré l'emprisonnement de son ami comme un malheur, et le Matois lui-même comme une victime, regardait maintenant cet illustre jeune homme comme le principal acteur d'une scène comique, et il lui tardait de voir arriver le moment où son jeune ami aurait une occasion si favorable de déployer ses talents.

—Il faudrait aviser aux moyens d'avoir de ses nouvelles aujourd'hui d'une manière ou d'autre, dit Fagin, voyons un peu?

—Si j'y allais? demanda Charlot.

—Ne t'avise pas de cela! reprit le juif. Es-tu fou, mon cher? En vérité, il faut que tu sois archifou, pour penser à t'aller fourrer dans la gueule du loup! . . . Non, non, mon cher! c'est assez pour moi d'en avoir perdu un, sans encore m'exposer à perdre l'autre. C'est même déjà trop pour cette fois.

—Vous ne voulez pas y aller vous-même, je pense? dit Charlot d'un ton goguenard.

—Cela ne m'irait pas du tout, reprit Fagin en secouant la tête.

—Alors, pourquoi n'envoyez-vous pas ce nouveau venu? demanda maître Baies posant sa main sur le bras de Noé. Personne ne le connaît.

—S'il veut bien y aller, je ne demande pas mieux, observa Fagin.

—Pourquoi ne voudrait-il pas? répliqua Charlot.

—Je ne sais pas, mon cher, dit Fagin se tournant vers Bolter, je ne sais réellement pas!

—Oh! que si, vous savez bien, observa Noé faisant quelques pas rétrogrades vers la porte. Que si, que si, vous savez bien, ajouta-t-il en branlant la tête, un tant soit peu alarmé de la proposition de Charlot. Pas de ça, Lisette! ça n'entre pas dans mon département, ce genre de besogne-là. Vous ne l'ignorez pas, d'ailleurs!

—Pour quel genre de travail l'avez-vous donc embauché, Fagin? demanda maître Bates toisant Noé de la tête aux pieds avec un air de dédain; pour jouer des jambes quand il y aura quelque chose de louche, et pour tortiller, à lui seul, tout ce qu'il y aura sur la table quand tout ira bien, sans doute?

—Ceci ne vous regarde pas, mon jeune homme, répliqua le sieur Bolter, et si vous vous permettez ces libertés avec vos supérieurs, nous pourrons bien nous fâcher: je ne vous dis que ça!

Maître Bates partit d'un tel éclat de rire à cette menace, que Fagin fut longtemps avant de pouvoir interposer son autorité et faire comprendre au sieur Bolter qu'il ne courait aucun risque à visiter le bureau de police, d'autant plus que, comme la petite affaire qui l'amenait à Londres n'avait pas encore transpiré dans cette ville, et que son signalement n'y était pas encore parvenu, il était plus que probable qu'on ne le soupçonnerait pas de s'y être réfugié; qu'en conséquence, s'il changeait de costume, il n'y avait pas plus de danger pour lui à aller au bureau de police, qu'il n'y en aurait partout ailleurs, puisque, de tous les endroits de la capitale, c'est, sans contredit, celui qu'on penserait le moins qu'il dut visiter de son plein gré.

Persuadé par ces paroles de Fagin, aussi bien que par la crainte que ce dernier lui avait inspirée, le sieur Bolter consentit, d'assez mauvaise grâce, à faire cette démarche. Par le conseil du juif, il revêtit un costume de charretier.

Lorsque tous ces arrangements furent pris, on lui fit le portrait du Matois de manière qu'il pût facilement le reconnaître; et Charlot l'ayant accompagné jusqu'à l'entrée de la rue dans laquelle se trouvait le bureau de police, lui promit de l'attendre au même endroit.

Noé Claypole, ou plutôt Maurice Bolter (comme il plaira au lecteur de l'appeler), suivant la direction que lui avait donnée Charlot Bates, qui avait lui-même une connaissance exacte des lieux, arriva sans obstacle dans le sanctuaire de la justice.

Noé chercha des yeux le Matois; mais, quoiqu'il vît plusieurs femmes qui auraient bien pu passer, les unes pour la mère, les autres pour les sœurs de cet estimable jeune homme, et que, parmi les hommes qui parurent au banc des prévenus, il y en eût plus d'un qui lui ressemblât assez pour qu'on le prît pour son frère ou pour son père, il n'aperçut pourtant, parmi les jeunes gens de son âge, personne qui répondît au signalement qu'on lui avait donné. Il attendait avec impatience, lorsque parut un jeune prisonnier qu'il reconnut aussitôt pour Jacques Dawkins.

C'était en effet le Matois, qui, les manches retroussées comme de coutume, la main gauche dans son gousset, et de l'autre tenant son chapeau, entra délibérément, suivi du geôlier. Ayant pris place au banc des accusés, il demanda d'un ton semi-sérieux et semi-comique la raison pour laquelle on le traitait d'une manière aussi indigne.

—Silence! cria le geôlier.

—Je suis Anglais, n'est-ce pas? dit le Matois. Où sont mes privilèges?

—Vous les aurez assez tôt, vos privilèges, et ils seront poivrés, que je dis, reprit le geôlier.

—Nous verrons un peu ce que l'ministre de l'intérieur aura à dire aux becs si on me r'tire mes privilèges, répliqua Jacques Dawkins. Maintenant, voulez-vous bien m'faire le plaisir de m'expliquer de quoi qu'il en r'tour ne? J'vous s'rai obligé, poursuivit-il s'adressant aux magistrats, de terminer cette petite affaire au plus vite, et de ne pas m'tenir là en suspens, au lieu d'vous amuser à lire le journal, car j'ai rendez-vous avec un monsieur, dans la Cité, et comme il sait que je suis très exact, pour ce qui est des affaires, et que je n'ai jamais manqué à ma parole, il s'en ira d'abord, je vous préviens, si je n'arrive pas à l'heure dite. Avec ça qu'je ne r'clamerai point des dommages et intérêts contre ceux qui m'auront fait perdre mon temps; non, s'cusez! du plus souvent!

Ayant dit ces paroles avec une volubilité extraordinaire, il pria le geôlier de lui faire connaître les noms de ces deux vieux rococos (désignant les magistrats) qui étaient assis au comptoir: ce qui excita tellement l'hilarité des spectateurs, qu'ils rirent d'aussi bon cœur que l'eût fait maître Bates lui-même, s'il se fut trouvé là.

—Silence! cria le geôlier.

—De quoi s'agit-il? demanda l'un des juges.

—Il s'agit d'un vol, monsieur le président, répondit le geôlier.

—Ce garçon a-t-il déjà comparu ici?

—Il n'a pas comparu devant ce tribunal, monsieur le président, répliqua le geôlier, quoiqu'il l'ait mérité plus d'une fois; mais je réponds qu'il a été plus d'une fois autre part. Je le connais de long temps.

—Ah! vous me connaissez! dit le Matois prenant note de la déclaration du geôlier; c'est bon à savoir. Je me rappellerai ça! Ce n'est rien autre chose qu'une diffamation; rien qu'ça, s'cusez!

Ces paroles furent suivies de nouveaux éclats de rire parmi la foule, et d'un autre: Silence! de la part du geôlier.

—Où sont les témoins? demanda le greffier.

—C'est juste, au fait! reprit le Matois. Où sont-ils? Je serais bien curieux de les connaître.

Il fut bientôt satisfait sur ce point; car un policeman s'étant avancé, déclara qu'il avait vu dans la foule le prisonnier introduire sa main dans la poche d'un inconnu et en retirer un mouchoir qu'il examina attentivement, et que, ne l'ayant pas trouvé sans doute assez bon pour lui, il le remit de la même manière après s'être mouché dedans; qu'en conséquence il l'avait arrêté pour ce fait; et qu'ayant été fouillé au violon, on avait trouvé sur lui une tabatière d'argent, sur le couvercle de laquelle était gravé le nom du monsieur à qui elle appartenait, et qui était même présent à l'audience.

Ce monsieur, dont on avait découvert la demeure au moyen de l'almanach du commerce, jura que la tabatière était réellement à lui, et qu'il l'avait perdue la veille au moment où il se dégageait de la foule. Il ajouta qu'il avait remarqué un jeune homme empressé se frayer un chemin à travers la presse, et que ce jeune homme était bien le prisonnier qu'il voyait devant lui.

—Avez-vous quelque question à faire, au témoin ici présent, jeune homme? dit le magistrat.

—Je n'voudrais pas m'abaisser à tenir conversation avec lui, répondit le Matois.

—Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense?

—N'entendez-vous pas M. le président qui vous demande si vous avez quelque chose à dire pour votre défense? dit le geôlier donnant un coup de coude au Matois, qui s'obstinait à garder le silence.

—J'vous demande bien pardon, dit celui-ci levant la tête d'un air distrait et s'adressant au magistrat. Est-ce à moi qu'vous parliez, mon vieux?

—Je n'ai jamais vu un petit vagabond aussi effronté que celui-là, monsieur le président! observa le geôlier. N'avez-vous rien à dire, vous, petit filou?

—Non pas ici, répliqua le Matois, car ce n'est pas ici la boutique à la justice. D'ailleurs mon défenseur est maintenant à déjeuner avec le vice-président de la chambre des communes; mais j'aurai quelque chose à dire autre part et lui aussi, ainsi que mes amis, qui sont en grand nombre et très respectables.

—Reconduisez-le en prison, cria le greffier il sera jugé aux prochaines assises.

—Allons! dit le geôlier.

—Me v'là! reprit le Matois brossant son chapeau avec la paume de sa main. Ah! poursuivit-il s'adressant aux magistrats, ça n'vous sert de rien de paraître effrayés, allez! J'n'aurai pas de pitié de vous pour un liard, soyez-en sûrs! . . . C'n'est pas mon intention de vous ménager, prenez garde de l'perdre! . . . Il vous en cuira pour ça, mes camarades, soyez tranquilles!  . . . Je r'fuserais maintenant ma liberté, voyez-vous bien, quand même vous vous mettriez à mes genoux pour me la faire accepter! Allons, vous! dit-il au geôlier, r'conduisez-moi en prison, j'suis prêt à vous suivre!

Ayant dit cela, le Matois se laissa prendre au collet et suivit ou plutôt marcha côte à côte avec le geôlier, ne cessant de menacer les juges jusqu'à ce qu'il fut hors de la salle; ensuite il tira la langue à son gardien avec un air de satisfaction intérieure, et se retrouva de nouveau sous les verrous. Après que le Matois eut quitté la salle, Noé s'en retourna du mieux qu'il put à l'endroit où il avait laissé maître Bates.

Ils se hâtèrent donc d'apporter à Fagin l'heureuse nouvelle que le Matois faisait honneur aux principes qu'il avait reçus, et qu'il travaillait à s'établir une glorieuse réputation.

XLIII. —Le temps est arrivé pour Nancy de tenir sa promesse envers Rose. —Elle y manque. —Noé Claypole est employé par Fagin pour une mission secrète.

On était au dimanche soir: l'horloge de l'église voisine annonça l'heure. Fagin et Sikes, qui causaient ensemble, se turent un instant pour écouter. Nancy leva la tête et prêta une oreille attentive.

—Onze heures, dit Sikes se levant de sa chaise et écartant le rideau de la fenêtre pour regarder dans la rue. Il fait noir comme dans un four. Un fameux temps pour les affaires!

—Ah! reprit le juif, n'est-ce pas dommage, hein, Guillaume, qu'il n'y ait rien de prêt pour cette nuit?

—Vous avez raison cette fois, repartit brusquement Sikes; c'est d'autant plus dommage que je me sens tout à fait en train ce soir.

Le juif poussa un soupir et secoua tristement la tête.

—Aussi, à la première occasion qui se présentera, faudra prendre la balle au bond et réparer le temps perdu, il n'y a pas à dire, continua Sikes.

—Voilà ce qui s'appelle parler! dit le juif lui donnant un petit coup sur l'épaule; j'aime à vous entendre parler ainsi, Guillaume.

—Vraiment! reprit Sikes, ça m'fait plaisir!

—Ah! ah! ah! fit le juif encouragé par cette remarque, vous êtes dans votre assiette ce soir, Guillaume, vous êtes tout à fait dans votre assiette!

—Je ne suis pas dans mon assiette, quand vous posez vos griffes sur mon épaule, dit Sikes repoussant la main du juif. Ainsi, à bas les pattes!

Fagin ne répondit rien à ce compliment flatteur; mais, tirant Sikes par la manche, il lui montra du doigt Nancy, qui, ayant profité du moment où ils étaient à causer pour mettre son chapeau, se disposait à sortir.

—Eh bien! Nancy, cria Sikes, que fais-tu donc là! où as-tu l'intention d'aller à l'heure qu'il est?

—Pas bien loin.

—Est-ce que c'est une réponse ça, Pas bien loin! reprit Sikes. Où vas-tu?

—Pas loin, te dis-je.

—Mais encore! veux-tu répondre, demanda Sikes, qui commençait à s'échauffer, je te demande où tu vas?

—Je ne sais pas, répondit la fille.

—Eh bien! donc, dit Sikes plutôt par esprit de contradiction que parce qu'il n'avait aucune raison pour l'empêcher de sortir, assieds-toi et ne bouge pas de là!

—Je ne me porte pas bien, je te l'ai déjà dit, observa Nancy; j'ai besoin de prendre l'air.

—Passe la tête par la fenêtre et prends-en à discrétion, reprit Sikes.

—Il n'y en a pas assez là, repartit la fille: j'ai besoin de prendre l'air dans la rue.

—Tu n'iras pas dans la rue! répliqua Sikes. Disant cela, il alla fermer la porte, mit la clef dans sa poche, et arrachant le chapeau de la tête de Nancy, il le jeta sur le haut d'une vieille armoire. Maintenant, ajouta le brigand, je te dis encore une fois de t'asseoir et de rester tranquille, tu m'entends!

—Ce n'est pas un chapeau qui m'empêcherait de sortir, dit la fille en pâlissant. Que signifie cela, Guillaume! Sais-tu ce que tu fais?

—C'est un peu fort! s'écria Sikes se tournant vers Fagin. Il faut qu'elle ait perdu l'esprit, sans quoi elle n'oserait pas me parler ainsi.

—Tu me feras faire un coup de tête! murmura Nancy mettant ses deux mains sur sa poitrine comme pour retenir un cri qui allait lui échapper, laisse-moi sortir, je te dis! tout de suite! . . . à l'instant même!

—Non! s'écria Sikes.

—Dites-lui qu'il ferait mieux de me laisser sortir, Fagin! Il ferait beaucoup mieux . . . M'entends-tu? cria Nancy frappant du pied sur le plancher.

—Si je t'entends! reprit Sikes se retournant brusquement pour la regarder en face; je ne t'ai déjà que trop entendue! Si tu dis encore un seul mot, je te ferai étrangler par mon chien ça fait que tu crieras pour quelque chose. Qu'est-ce lui prend? a-t-on jamais vu!

—Laisse-moi sortir, dit Nancy d'un ton suppliant. Laisse-moi sortir, Guillaume, je t'en prie! ajouta-t-elle en s'asseyant par terre près de la porte. Tu ne sais pas ce que tu fais. Non, tu ne le sais pas . . . Seulement une heure, dis; je t'en supplie!

—Cette fille est devenue folle! s'écria Sikes l'empoignant par le bras. Allons, lève-toi!

—Non! non! cria Nancy, je ne me lèverai pas à moins que tu ne me laisses sortir.

Sikes l'examina quelque temps en silence; et, profitant du moment où elle ne faisait plus de résistance, il lui mit les mains derrière le dos et l'entraîna avec beaucoup de peine dans la chambre voisine, où, l'ayant assise de force sur une chaise, il l'y tint en respect.

—A-t-on jamais vu! dit-il en essuyant son visage couvert de sueur. Est-elle étonnante, cette fille, avec ses volontés!

—C'est vrai, dit le juif d'un air pensif, c'est une fille étonnante.

—Pour quelle raison pensez-vous qu'elle voulait sortir ce soir, dites? demanda Sikes. Vous devez la connaître mieux que moi. Qu'est-ce que c'est que cette idée qu'elle s'est mise dans la tête?

—Entêtement de femme, je pense, mon cher, répliqua le juif haussant les épaules.

—Peut-être bien, gronda Sikes. Je croyais l'avoir soumise, mais elle est pire que jamais.

—Certainement qu'elle est pire, reprit le juif d'un air distrait. Je ne l'ai jamais vue s'emporter pour un rien, comme aujourd'hui.

—Ni moi non plus, repartit Sikes. Je crois bien qu'elle a attrapé un peu de cette coquine de fièvre qui m'a mis sur les dents. Ça n'peut être que ça; qu'en pensez-vous?

—C'est possible, répliqua le juif.

—Je me charge de lui tirer un peu de sang, si ça lui prend encore, ces lubies-là, dit Sikes. J'éviterai au médecin la peine de venir.

Le juif fit un signe expressif de tête, donnant à entendre qu'il approuvait fort ce genre de traitement.

—Elle ne m'a pas quitté d'un seul instant pendant cette maladie; elle rôdait nuit et jour autour, de mon lit, tout le temps que j'ai été sur le dos; tandis que vous, vieux crocodile que vous êtes, vous m'avez laissé là; vous m'avez abandonné, vous vous êtes tenu à l'écart, dit Sikes. Nous n'avions pas le sou à la maison, et c'est probablement ce qui l'aura tourmentée. D'avoir été enfermée si longtemps, aussi, ça peut bien lui avoir aigri le caractère, hein?

—C'est très probable, mon cher! dit le juif à voix basse. Chut! la voici!

A peine avait-il dit ces mots, que Nancy reparut dans la chambre, et revint s'asseoir à sa place. Elle avait dû pleurer, car ses yeux étaient rouges et gonflés. Elle s'agita d'abord sur sa chaise, et, un instant après, elle partit d'un éclat de rire.

—La voilà qui rit maintenant! s'écria Sikes se tournant d'un air surpris vers son compagnon.

Le juif lui fit signe de ne pas y faire attention, et Nancy devint bientôt plus calme. Ayant dit tout bas à Sikes qu'il n'y avait pas à craindre maintenant qu'elle retombât, et qu'il pensait bien que c'était fini, Fagin prit son chapeau et souhaita le bonsoir à ses deux amis. Arrivé près de la porte, il s'arrêta, et jetant un regard autour de lui, il demanda si quelqu'un ne voulait pas l'éclairer pour descendre.

—Eclaire-le, Nancy, dit Sikes bourrant sa pipe, ce serait dommage s'il venait à s'casser l'cou; il priverait les assistants du plaisir de le voir pendre.

Nancy prit la chandelle et accompagna le vieillard jusqu'au bas de l'escalier. Lorsqu'ils eurent atteint le passage d'entrée, le juif, posant son doigt sur ses lèvres, dit tout bas à l'oreille de la jeune fille:

—Qu'y a-t-il donc, Nancy, hein?

—Que voulez-vous dire? reprit celle-ci sur le même ton.

—Quelle est la cause de tout ceci? demanda Fagin. Si ce gros brutal se conduit indignement envers toi, ajouta-t-il en montrant du doigt l'étage supérieur, pourquoi ne pas? . . .

—Quoi donc? dit celle-ci voyant que Fagin n'achevait point sa phrase et qu'il la regardait attentivement.

—N'importe! reprit celui-ci. Nous reparlerons de cela une autre fois. Tu as en moi un ami, Nancy, un véritable ami. J'ai les moyens de faire bien des choses! Quand tu voudras te venger de celui qui te traite comme un chien, quand je dis comme un chien, pis qu'un chien, car il flatte le sien quelquefois, viens me trouver, entends-tu, Nancy? ce n'est qu'un oiseau de passage, lui; tandis que moi, Nancy, tu me connais depuis longtemps . . . depuis bien longtemps.

—Je vous connais bien, dit la fille sans faire paraître la moindre émotion. Bonsoir!

Tout en regagnant sa demeure, Fagin donna un libre cours aux pensées qui occupaient son esprit. Depuis quelque temps il avait conçu l'idée que Nancy, lassée de la brutalité du brigand, voulait le laisser. L'objet de cette nouvelle affection n'était point parmi ses mirmidons à lui . . . Ce serait une bonne acquisition à faire avec un tel partenaire que Nancy, pensait Fagin; il fallait donc se les assurer tous deux au plus tôt.

—Avec un peu de persuasion, pensait Fagin, quel motif plus puissant pourrait déterminer cette fille à empoisonner Sikes? . . . D'autres l'ont fait avant elle, et ont même fait pis . . .

Il se leva de bonne heure le lendemain et attendit avec impatience l'arrivée de son nouveau compagnon, qui, après un certain laps de temps, se présenta enfin et commença par attaquer furieusement les vivres.

—Bolter! dit le juif prenant une chaise et s'asseyant en face de Noé.

—Eh bien! me voilà! qu'est-ce que vous me voulez? reprit celui-ci. Ne me donnez rien à faire avant que j'aie fini de déjeuner; c'est assez l'habitude dans cette maison: on n'a jamais le temps de manger!

—Vous pouvez parler en mangeant, n'est-ce pas?

—Oh! sans doute, je n'en mange que mieux quand je parle, reprit Noé coupant une énorme tranche de pain. Où est Charlotte?

—Elle est sortie, dit Fagin, je l'ai envoyée dehors ce matin avec l'autre jeune fille, parce que j'avais besoin d'être seul avec vous.

—Vous auriez dû lui dire de me faire des rôties au beurre auparavant, repartit Noé . . . Eh bien! parlez toujours, parlez, vous ne m'interromprez pas.

Il n'y avait pas de danger que quoi que ce fût pût l'interrompre; car il s'était attablé avec la ferme intention d'abattre de la besogne, et il y allait en effet de si bon cœur, qu'il faisait sauter les miettes par-dessus sa tête.

—Vous avez joliment travaillé hier, savez-vous bien! dit le juif, six shillings neuf pence et demie. Le vol aux moutards fera votre fortune, mon cher.

—N'oubliez pas d'ajouter trois pintes à bière et une mesure à lait.

—Non, certainement, mon cher, reprit le juif, l'escamotage des trois pots d'étain est sans doute quelque chose de très adroit; mais celui de la boîte à lait est tout à fait un chef-d'œuvre.

—Pas mal, je dis, pour un débutant! repartit le sieur Bolter avec un air de complaisance; j'ai décroché les pintes d'une grille en fer devant une maison bourgeoise, et comme la boîte à lait était sur le seuil d'une porte, en-dehors d'un cabaret, je l'ai ramassée, de crainte qu'elle ne se rouillât ou qu'elle n'attrapât un rhume; c'est trop juste, n'est-ce pas! ha! ha! ha!

Le juif affecta de rire aux éclats, et M. Bolter, ayant fait de même, mordit à belles dents dans sa première tranche de pain et de beurre; et à peine l'eut-il expédiée, qu'il s'en coupa une seconde.

—J'ai besoin de vous, Bolter, dit Fagin s'accoudant sur la table, pour un coup de main qui exige beaucoup de prudence.

—Dites donc! reprit Bolter, n'allez pas m'exposer à quelque danger ou m'envoyer encore dans un bureau de police! Je vous préviens que ça ne me convient pas du tout! . . . Ça ne peut vraiment pas m'aller!

—Il n'y a pas le moindre danger à courir, mon cher, repartit le juif; pas le moindre, mon cher. Il s'agit seulement de suivre une femme et d'épier ses actions.

—Une vieille femme? demanda le sieur Bolter.

—Non, une jeune femme, répliqua Fagin.

—Je puis faire cela à merveille, dit le sieur Bolter. À l'école j'étais un fameux rapporteur, allez. Pourquoi faut-il que je la suive? Ce n'est pas pour . . .

—Non, interrompit Fagin. Il n'y a rien autre chose à faire qu'à me dire où elle va, qui elle voit, et, s'il est possible, ce qu'elle fait; se rappeler le nom de la rue, si c'est une rue, ou bien de la maison, si c'est une maison, et me donner enfin tous les renseignements que vous pourrez vous-même recueillir.

—Que me donnerez-vous pour cela?

—Je vous donnerai une livre sterling. Et c'est ce que je n'ai jamais donné jusqu'alors pour une corvée de ce genre, dont je ne tire moi-même aucun profit.

—Qui est cette femme? demanda Noé.

—Une des nôtres, répondit le juif.

—Je vois ce que c'est, s'écria Bolter en fronçant le nez: vous avez des soupçons sur elle, n'est-ce pas?

Elle a fait de nouvelles connaissances, mon cher, répliqua le juif, et il faut que je sache ce qu'elles sont.

—Je devine, reprit Noé. Seulement pour avoir le plaisir de les connaître, afin de savoir si ce sont des gens respectables, hein? ha! ha! ha! Je suis votre homme.

—Je savais bien que vous ne demanderiez pas mieux, s'écria Fagin.

—Il n'y a pas de doute à cela, repartit Noé. Où est-elle, où et quand devrai-je la suivre?

—Je vous dirai tout cela, mon cher . . . je vous la ferai connaître quand il sera temps, dit Fagin, ayez soin de vous tenir prêt; le reste me regarde.

Ce soir-là, le lendemain et le jour suivant, l'espion, botté et accoutré de ses habits de charretier, se tint prêt à partir au signal de Fagin. Six nuits se passèrent ainsi; six mortelles nuits à chacune desquelles le juif rentra désappointé, donnant à entendre en peu de mots qu'il n'était pas encore temps. Le soir du septième jour, il rentra plus tôt que les jours précédents, et un air de satisfaction brillait sur son visage: c'était un dimanche.

—Elle sort ce soir, dit Fagin, et c'est pour aller voir ses nouvelles connaissances, j'en suis sûr; car elle a été seule toute la journée, et celui qu'elle redoute ne reviendra guère avant le jour. Partons vite, il est temps!

Noé se leva sans dire un seul mot; car l'extrême joie que ressentait le juif s'était communiquée à lui. Ils sortirent à la dérobée, et, ayant traversé un labyrinthe de rues, ils arrivèrent enfin devant un cabaret.

Il était onze heures et un quart, et la porte en était fermée. Elle tourna doucement sur ses gonds à un léger sifflement que fit le juif.

Osant à peine chuchoter, mais substituant les gestes aux paroles, Fagin et le jeune juif qui leur avait ouvert montrèrent à Noé le carreau de verre, et lui firent signe de monter pour voir la personne qui était dans la salle voisine.

—Est-ce là la femme en question? demanda celui-ci à voix basse. Le juif fit un signe de tête affirmatif.

L'espion échangea un coup d'œil avec Fagin et partit comme un trait.

XLIV. —Nancy est exacte au rendez-vous.

Onze heures trois quarts sonnaient à l'horloge de plusieurs églises, quand deux personnes parurent à l'entrée du pont de Londres. La première, qui était une femme, s'avançait d'un pas vif et léger, regardant avidement autour d'elle comme si elle cherchait quelqu'un; l'autre, qui était un homme, suivait à quelque distance dans l'ombre et réglait son pas sur celui de la femme, s'arrêtant lorsqu'elle s'arrêtait, et se glissant de nouveau à la dérobée le long du parapet quand elle repartait.

Il faisait une nuit sombre, le ciel avait été couvert toute la journée, et, à cette heure, dans ce lieu surtout, il n'y avait pas beaucoup de monde.

Un brouillard épais qui couvrait la rivière donnait une teinte blafarde à la flamme rougeâtre des falots qui brûlaient sur les chaloupes.

Minuit sonnait; le douzième coup vibrait encore dans l'air quand une jeune demoiselle et un monsieur en cheveux blancs, descendant d'un fiacre à quelque distance, se dirigèrent vers le pont après avoir renvoyé le cocher. À peine avaient-ils fait quelques pas, que Nancy tressaillit et alla aussitôt à leur rencontre.

Ils marchaient comme des gens qui s'attendent peu à rencontrer la personne qu'ils cherchent, lorsqu'ils se trouvèrent face à face avec la jeune fille. Ils s'arrêtèrent en poussant un cri de surprise qu'ils réprimèrent aussitôt, car un homme en costume de paysan passa rapidement auprès d'eux au même instant.

—Par ici! dit vivement Nancy. Je crains de vous parler en cet endroit, suivez-moi en bas de cet escalier.

Comme elle disait ces mots, le paysan tourna la tête, et demandant brusquement pourquoi ils occupaient ainsi tout le trottoir à eux seuls, il poursuivit son chemin.

L'escalier dont parlait Nancy est à l'extrémité du pont sur la rive du comté de Surrey.

Ces marches, qui forment une partie du pont, consistent en trois échappées ou paliers. En bas du second palier, le mur de gauche se termine par un pilastre faisant face à la Tamise. Arrivé au bas de ce second palier, le paysan jeta un regard autour de lui; et, voyant qu'il n'y avait point d'autre endroit pour se cacher et que, d'ailleurs, la marée étant alors très basse, il y avait beaucoup de place, il se rangea de côté, le dos contre le pilastre, et attendit là nos trois amis, presque sûr qu'ils ne descendraient pas plus bas, et que, s'il ne pouvait entendre leur entretien, il pourrait du moins les suivre de nouveau en toute sûreté.

Il était sur le point de sortir de sa cachette et il pensait à remonter, quand il entendit un bruit de pas résonner sur la pierre, et bientôt après les voix de plusieurs personnes frappèrent son oreille; il se dressa contre le mur, et respirant à peine, il écouta attentivement.

—Il me semble que c'est assez loin comme cela, dit le monsieur. Je ne souffrirai pas que cette jeune demoiselle descende une marche de plus; il y a bien des gens qui auraient eu trop peu de confiance en vous pour consentir même à venir jusqu'ici! Mais je suis encore complaisant, comme vous voyez.

—Vraiment! vous appelez cela être complaisant! repartit Nancy, vous êtes vraiment sensé! . . . complaisant! Bah! c'est égal.

—Non, mais dites-moi, reprit le monsieur d'un ton plus doux, pourquoi nous avoir amenés dans cet étrange endroit! Pourquoi pas là-haut, où l'on y voit du moins, et où il y a du monde qui passe, plutôt que dans cet affreux coupe-gorge?

—Je vous ai déjà dit que je n'aime pas vous parler là-haut, répliqua la fille frémissant involontairement; je ne sais pas ce que j'ai, mais j'éprouve une telle frayeur, ce soir, que je puis à peine me soutenir. Je ne puis m'en rendre compte, je voudrais le savoir. J'ai été tourmentée tout le jour par de si horribles pensées de mort et de linceuls couverts de sang, j'en ai eu la fièvre. J'ai voulu m'amuser à lire ce soir pour passer le temps, et j'ai vu les mêmes choses dans le livre . . .

—C'est l'effet de l'imagination, dit le monsieur.

—Je n'ai pas pu venir dimanche dernier, répondit la fille; j'ai été retenue par force.

—Par qui donc?

—Par Guillaume, l'homme dont j'ai parlé à Mademoiselle.

—Vous n'étiez point soupçonnée d'avoir eu un entretien avec quelqu'un au sujet de ce qui vous amène ici, je pense?

—Non, reprit la fille en secouant la tête. Il ne m'est point facile de le quitter, à moins qu'il ne sache pourquoi. Je n'aurais pas pu voir Mademoiselle quand je suis venue la trouver, si, pour le faire dormir, je n'avais mis du laudanum dans la potion que je lui ai donnée.

—Dormait-il encore quand vous êtes rentrée? demanda le monsieur.

—Oui, répondit la fille, et ni lui ni aucun d'eux n'ont le moindre soupçon.

—C'est bien, dit le monsieur. Maintenant, écoutez-moi.

—Je suis prête à vous entendre, dit la fille.

—Cette jeune demoiselle que voici, dit le monsieur, m'a communiqué, ainsi qu'à quelques amis sur la discrétion desquels on peut se reposer en toute confiance, ce que vous lui avez dit il y a environ quinze jours. Pour vous prouver que je me fie à vous, je vous dirai franchement que nous nous proposons d'extorquer de ce Monks son secret (quel qu'il soit), et que pour cela nous tirerons avantage, s'il le faut, des terreurs paniques auxquelles vous dites qu'il est sujet. Mais si cependant nous ne pouvons nous en rendre maîtres, ou qu'une fois entre nos mains il ne veuille rien avouer, il faudrait pourtant consentir à nous livrer le juif.

—Fagin! s'écria Nancy faisant un pas en arrière.

—Sans doute, poursuivit le monsieur. Il faut que vous nous livriez cet homme.

—N'y comptez pas! repartit la fille. Quelque affreuse qu'ait été sa conduite envers moi, je ne ferai jamais ce que vous me demandez là! . . .

—Vous êtes bien résolue! dit le vieux monsieur.

—Jamais! reprit Nancy.

—Dites-moi pourquoi.

—Pour une bonne raison, répondit avec fermeté celle-ci. Pour une seule raison que Mademoiselle connaît et pour laquelle elle se rangera de mon côté, j'en suis sûre, puisqu'elle m'en a donné sa parole; et puis encore par cela même que, si sa conduite est mauvaise, la mienne n'est pas non plus exempte de reproches.

—Alors, repartit le monsieur comme s'il avait atteint le but qu'il se proposait, livrez-moi Monks et laissez-le s'arranger avec moi.

—Et s'il vient à dénoncer les autres? demanda Nancy.

—Je vous promets que, dans tous les cas où nous pourrons obtenir de lui la vérité en lui arrachant son secret, il n'en sera que cela. Il peut y avoir, dans l'histoire du petit Olivier, des particularités qu'il serait pénible de soumettre aux yeux du public; et pourvu (comme je vous l'ai dit) que la vérité nous soit connue, c'est tout ce que nous demandons, vos amis ne courront aucun danger.

—Et s'il ne veut pas avouer la vérité? dit la fille.

—Alors, repartit le monsieur, le juif ne sera traîné en justice qu'autant que vous y consentirez.

—Mademoiselle s'engage-t-elle à me donner sa parole en cela?

—Je vous la donne, répliqua Rose. Vous pouvez y compter.

—Monks ne saura jamais par qui vous avez appris ce que vous savez? dit la fille après un instant de silence.

—Jamais! répliqua le monsieur. Je vous assure que nous nous prendrons de telle manière qu'il ne pourra même pas s'en douter.

—Quoique depuis mon jeune âge j'aie vécu parmi les menteurs et que par conséquent le mensonge me soit devenu familier, dit Nancy après un autre moment de silence, j'accepte votre parole et je m'en rapporte entièrement à vous.

Après avoir reçu l'assurance de Rose et du monsieur qu'elle pouvait être parfaitement tranquille, elle commença (d'une voix si basse que l'espion pouvait à peine entendre) par donner l'adresse du cabaret d'où elle avait été suivie ce soir-là. À la manière dont elle s'arrêtait en parlant, on eût pu croire que le monsieur prenait note des renseignements qu'elle lui donnait. Lorsqu'elle eut bien expliqué les localités de la place ainsi que l'endroit d'où, sans exciter les regards, on pouvait très bien voir; qu'elle eut dit l'heure de la nuit et quels étaient à peu près les jours où Monks fréquentait le plus ordinairement ce repaire, elle sembla réfléchir un instant comme pour se rappeler les traits de l'homme en question et être plus capable de donner le signalement.

—Il est grand, dit-elle, assez fort, mais pas gros. À le voir marcher on croirait qu'il va faire un mauvais coup, car il regarde constamment de côté et d'autre. Il a les yeux tellement renfoncés dans la tête que, par cela seul, vous pourriez aisément le reconnaître. Il est très brun de peau, et, bien qu'il n'ait que vingt-six ou vingt-huit ans tout au plus, ses yeux sont secs et hagards. Ses lèvres sont souvent flétries et décolorées par les marques de ses dents, car il est sujet à de terribles convulsions, et souvent même il se mord les mains jusqu'au sang . . . Pourquoi tressaillez-vous? dit la fille s'arrêtant tout court.

Le monsieur se hâta de répondre qu'il ne savait pas qu'il eût tressailli, et il la pria de continuer.

—J'ai su cela en partie des gens de la maison dont je vous ai parlé, poursuivit la fille; car je ne l'ai vu que deux fois, et encore il était enveloppé d'un grand manteau. Je crois que voilà tout ce que je puis vous en dire . . . À propos, attendez! . . . Quand il tourne la tête, en aperçoit sur son cou, un peu au-dessus de sa cravate . . .

—Une grande marque rouge comme une brûlure! s'écria le monsieur.

—Comment cela se fait-il, dit la fille; vous le connaissez donc?

La jeune demoiselle jeta un cri de surprise et ils gardèrent tous trois, pendant quelques instants, un si profond silence, que l'espion eût pu les entendre respirer.

—Je crois le connaître, dit le monsieur: je le reconnaîtrais du moins, d'après le signalement que vous m'en donnez . . . Nous verrons . . .

Disant cela d'un air d'indifférence, il se tourna du côté de l'espion et murmura entre ses dents:

—Ce ne peut être que lui!

—Maintenant, reprit-il en s'adressant à Nancy, vous venez de nous rendre un grand service, jeune fille, et je vous en remercie. Que puis-je faire pour vous?

—Rien, répliqua Nancy.

—Ne persistez pas dans ce refus, voyons, réfléchissez un peu, reprit le monsieur avec un air de douceur et de bonté qui eût pu toucher un cœur plus dur et plus insensible.

—Non, rien, Monsieur, je vous assure, repartit la jeune fille en versant des larmes, vous ne pouvez rien pour changer mon sort.

—Elle va se laisser persuader, s'écria Rose, elle va se rendre, j'en suis sûre; elle hésite.

—Je crains bien que non, ma chère demoiselle! dit le monsieur.

—Non, Monsieur, reprit Nancy après un moment de réflexion, je suis enchaînée à ma première existence: j'en ai horreur, il est vrai; mais je ne puis la quitter. Adieu! peut-être bien que j'aurai été aperçue et suivie. Partez, partez les premiers! Si vous croyez que je vous ai rendu quelque service, tout ce que je demande de vous en retour est de me quitter à l'instant même et de me laisser m'en retourner seule.

—Il est inutile d'insister davantage, dit en soupirant le monsieur; peut-être bien qu'en restant ici nous compromettons sa sûreté.

—Oui, oui, repartit la fille, vous avez bien raison!

—Comment peut donc se terminer la misérable existence de cette pauvre fille? s'écria Rose.

—Comment! reprit la fille; regardez devant vous, Mademoiselle! jetez les yeux sur cette eau qui bouillonne à vos pieds! Combien de fois n'avez-vous pas entendu parler de pauvres malheureuses comme moi qui s'y sont précipitées, fatiguées qu'elles étaient de la vie!

—Ne parlez pas ainsi, je vous en supplie! dit Rose en sanglotant.

—Vous n'en entendrez jamais parler, bonne demoiselle, repartit Nancy; à Dieu ne plaise que de telles horreurs viennent jamais souiller vos chastes oreilles! Bonne nuit! Adieu!

Le monsieur se retourna comme pour se disposer à partir.

—Prenez cette bourse, s'écria Rose; gardez-la pour l'amour de moi, que vous ayez quelque ressource au besoin.

—Non, non, reprit la fille, l'argent ne me tente pas, ce n'est pas l'intérêt qui m'a fait agir en cette circonstance, croyez-le bien . . . cependant donnez-moi quelque chose, quelque chose que vous ayez porté . . . J'aimerais avoir quelque chose de vous . . . Non, non, pas une bague . . . Vos gants ou votre mouchoir . . . Merci, merci! Dieu vous bénisse! Adieu!

L'extrême agitation dans laquelle était la fille, et la crainte qu'elle avait d'être maltraitée à son retour, dans le cas où elle viendrait à être découverte, semblèrent déterminer le monsieur à partir.

Rose et son compagnon parurent bientôt sur le pont, et s'arrêtèrent un instant sur la dernière marche de l'escalier.

Rose Maylie attendit encore, mais le vieux monsieur la prit par le bras et l'entraîna doucement vers lui. À l'instant où ils disparurent, Nancy se laissa tomber tout de son long sur l'une des marches, et donna un libre cours à ses larmes.

Arrivé en haut de l'escalier, Noé Claypole tourna la tête à droite et à gauche, et, n'apercevant âme qui vive, il prit ses jambes à son cou.

XLV. —Conséquence fatale.

C'était environ deux heures avant le point du jour: le juif veillait dans son grabat, paraissant attendre quelqu'un avec la plus vive impatience. Près de lui, sur un matelas étendu à terre, gisait Noé Claypole dormant d'un profond sommeil. Il était depuis longtemps dans cette attitude, lorsque enfin le bruit des pas d'une personne qu'il crut reconnaître vint frapper son oreille.

—Enfin ce n'est pas dommage! murmura-t-il.

Comme il disait ces mots, la sonnette se fit entendre: il grimpa l'escalier quatre à quatre et revint bientôt accompagné de Sikes portant un paquet sous son bras.

—Tenez, serrez cela, dit celui-ci, et tirez-en le plus que vous pourrez; j'ai eu assez de peine à l'avoir, Dieu merci! . . . Il y a plus de deux heures que je devrais être ici.

Fagin, ayant pris le paquet, le serra à clef dans l'armoire, revint s'asseoir à sa place sans dire un seul mot, et regarda fixement le brigand: ses lèvres pâles tremblaient si fortement, ses traits étaient si bouleversés par les différentes émotions qui le maîtrisaient, que Sikes recula involontairement.

—Qu'est-ce qu'il y a donc, maintenant, s'écria ce dernier, pourquoi envisager ainsi les gens, hein! voulez-vous répondre?

Le juif leva la main, et agita son doigt d'un air mystérieux.

—Malédiction! dit Sikes passant vivement sa main dans sa poche de côté, il est devenu enragé! Il faut que je fasse attention à moi, ici!

—Non! non! dit Fagin recouvrant enfin l'usage de la voix. Il n'y a pas de danger, Guillaume . . . Ce n'est pas à vous que j'en veux . . . Je n'ai rien à vous reprocher, à vous.

—Ah! c'est fort heureux! reprit Sikes le regardant entre deux yeux et mettant, avec un air d'ostentation, son pistolet dans une autre poche. Fort heureusement pour l'un de nous deux . . .

—Ce que j'ai à vous dire, Guillaume, repartit le juif approchant sa chaise de celle du brigand, vous fera encore plus d'effet qu'à moi.

—J'en doute fort, répliqua Sikes d'un air d'incrédulité. Parlez vite, ou Nancy va croire que je suis perdu.

—Perdu! s'écria Fagin, ça ne la surprendrait pas. Elle a assez travaillé comme cela à votre perte.

Sikes interdit chercha à lire dans les yeux du vieillard; mais, n'y pouvant deviner le sens de cette énigme, il le saisit au collet, et le secouant de toutes ses forces:

—Encore une fois, parlez! dit-il, ou, si vous ne parlez pas, c'est que vous n'en aurez plus la force! Ouvrez la bouche et expliquez-vous clairement, entendez-vous, vieux scélérat!

—Je suppose, dit Fagin, que ce garçon qui est couché là . . .

—Eh bien! après? dit-il reprenant sa première position.

—Je suppose que ce garçon, poursuivit le juif, vienne à nous trahir . . . qu'il nous vende tous . . . qu'il découvre les gens qui ont intérêt à nous connaître . . . qu'il leur donne notre signalement jusqu'à la moindre petite marque, et qu'il leur dise l'endroit où on peut aisément nous pincer?

—Ce que je ferais! reprit Sikes. S'il était encore en vie à mon retour, je lui briserais le crâne avec le talon de ma botte.

—Et si c'était moi? cria le juif à tue-tête. Moi qui en sais tant et qui pourrais en faire pendre tant d'autres avec moi!

—Je n'sais pas, repartit Sikes grinçant des dents et pâlissant de colère à la seule idée que ce pût être. Je ferais quelque chose dans la prison qui me ferait mettre la camisole, j'en suis sûr; ou, si j'étais pour être jugé en même temps que vous, j'en dirais plus à moi seul, contre vous, que tous les témoins à charge, et j'vous ferais sauter la cervelle devant tout le monde . . . Ce n'est ni la force ni le courage qui me manqueraient, allez! murmura le brigand brandissant son poing comme s'il allait réellement commencer l'action. J'irais de si bon cœur que vous n'y verriez que du feu!

—Vraiment? fit le juif.

—Aussi vrai que je vous le dis, repartit le brigand. Essayez un peu, vous verrez si je me gêne.

—Si c'était Charlot, ou le Matois, ou Betsy . . . ou bien? . . .

—Peu m'importe à moi qui ce soit! reprit Sikes avec impatience. Je lui ferais son affaire tout de même.

Fagin fixa de nouveau le brigand, et, lui faisant signe de garder le silence, il se pencha sur le matelas où reposait Noé, et secoua celui-ci par le bras pour l'éveiller.

—Bolter! Bolter! . . . Pauvre garçon! dit le juif appuyant avec emphase sur l'épithète, il est fatigué, Guillaume, il est harassé d'avoir guetté si longtemps la jeune fille!

—Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Sikes.

Le juif ne répondit rien; mais, se penchant de nouveau vers Noé, il le tira par le bras et parvint à le faire mettre sur son séant.

—Répétez-moi donc cela encore une fois, afin qu'il l'entende! dit le juif montrant du doigt Sikes. Encore une fois, Bolter, plus qu'une fois, mon garçon!

—Que je vous répète quoi? demanda Noé d'assez mauvaise humeur.

—Ce que vous savez au sujet de Nancy, dit le juif, tenant Sikes par le poignet comme s'il eût craint que celui-ci ne sortît avant d'avoir tout entendu. Vous l'avez suivie, n'est-ce pas?

—Oui.

—Au pont de Londres?

—Oui.

—Où elle a rencontré deux personnes?

—Justement.

—Un monsieur et une demoiselle qu'elle avait été trouver auparavant de son plein gré. Ils lui ont demandé de leur livrer tous ses compagnons et Monks le premier, ce qu'elle a fait; de leur dépeindre son signalement, ce qu'elle a fait; de leur donner le nom et l'adresse de la maison que nous fréquentons le plus habituellement, et où nous nous réunissons, ainsi que l'endroit d'où l'on peut le mieux voir sans être aperçu, ce qu'elle a fait; ils lui ont demandé le jour et l'heure où nous nous rendions ordinairement dans cette maison, et elle le leur a dit: voilà tout ce qu'elle a fait. On n'a pas eu besoin d'employer la menace pour lui faire dire toutes ces choses; elle les a dites de son plein gré, n'est-il pas vrai? s'écria le juif presque fou de colère.

—C'est vrai, répliqua Noé se grattant la tête. Voilà justement comme cela s'est passé!

—Qu'ont-ils dit au sujet de dimanche dernier? demanda le juif.

—Au sujet de dimanche dernier? reprit Noé cherchant à se rappeler, il me semble que je vous l'ai déjà dit.

—Cela ne fait rien, dites-le encore une fois! s'écria Fagin serrant encore plus fort le bras de Sikes, et agitant son autre main, tandis que l'écume lui sortait de la bouche.

—Ils lui ont demandé, dit Noé (qui, à mesure qu'il s'éveillait, semblait avoir une idée de ce qu'était Sikes), ils lui ont demandé pourquoi elle n'était pas venue dimanche dernier, comme elle l'avait promis; et elle a répondu que cela lui avait été impossible.

—Pourquoi, pourquoi? interrompit le juif d'un air triomphant. Dites-lui pour quelle raison.

—Parce que Guillaume n'a pas voulu la laisser sortir et qu'il l'a retenue de force. Et comme le monsieur ne paraissait pas connaître Guillaume, elle a ajouté que c'était l'homme dont elle avait parlé à la demoiselle auparavant.

—Qu'a-t-elle dit de plus au sujet de Guillaume? cria le juif. Qu'a-t-elle ajouté à propos de l'homme dont elle avait parlé à la demoiselle auparavant? Dites-lui cela, dites-lui cela.

—Elle a dit qu'elle ne pouvait pas sortir aisément, à moins qu'il ne sût où elle allait, dit Noé, et que, la première fois qu'elle est venue trouver cette demoiselle (ha! ha! ha! je n'ai pu m'empêcher, de rire quand elle a dit cela), elle lui avait mis du laudanum dans la potion qu'elle lui a fait boire avant qu'elle sortît.

—Damnation! s'écria Sikes faisant lâcher prise au juif. Laissez-moi!

Repoussant loin de lui le vieillard, il s'élança hors de la chambre et se précipita dans l'escalier comme un furieux.

—Guillaume! Guillaume! cria le juif courant après lui, un mot! un seul mot!

Ce mot n'eût pas été échangé si le brigand, qui ne pouvait ouvrir la porte, n'eût donné le temps au juif d'arriver tout haletant.

—Ouvrez-moi cette porte, dit Sikes, ne m'amusez pas là une heure avec votre bavardage, je ne suis pas d'humeur à vous entendre! laissez-moi sortir sans m'adresser la parole, il n'y ferait pas bon, je vous assure!

—Un instant, un seul instant! dit le juif posant la main sur la serrure; ne soyez pas trop . . .

—Trop quoi? reprit l'autre.

—Ne soyez pas . . . trop . . . violent, Guillaume! dit le juif d'un air patelin.

Il commençait à faire assez jour pour que chacun d'eux pût lire sur le visage de l'autre ce qui se passait en son âme. Ils échangèrent un regard; leurs yeux étincelaient. On ne pouvait se tromper sur la nature de leurs sentiments à tous deux.

—Ah! çà, Guillaume! dit Fagin voyant que toute feinte était désormais inutile: je voulais dire, ne soyez pas trop violent (du moins pour votre sûreté à vous). N'allez pas vous compromettre, surtout soyez prudent!

Disant cela, le juif tourna deux fois la clef dans la serrure; et Sikes, pour toute réponse, ouvrit la porte toute grande et partit comme un trait.

Sans se donner le temps de réfléchir, sans tourner la tête d'aucun côté, sans jeter un regard à droite ou à gauche, mais les yeux fixes devant lui, il allait à grands pas, ses dents serrées si fortement les unes contre les autres, que sa mâchoire inférieure semblait rentrer dans sa peau. Plein de farouches pensées et ayant un affreux projet en tête, il marchait tête baissée; et, sans avoir dit une seule parole ni remué un seul muscle de son visage, il se trouva devant sa maison. Il entra sans faire de bruit, monta doucement l'escalier, ouvrit la porte de sa chambre avec la même précaution, la ferma à doute tour; et ayant porté une table derrière, il s'approcha du lit et en tira les rideaux.

Nancy, qui était couchée à moitié habillée, s'éveilla en sursaut.

—Est-ce toi, Guillaume? dit-elle avec un air de satisfaction de le savoir de retour.

—Oui, c'est moi, répondit le brigand, lève-toi!

Il y avait une chandelle qui brûlait en attendant Sikes, celui-ci l'ôta du chandelier et la jeta dans la cheminée. La jeune fille, voyant qu'il faisait petit jour, se leva pour tirer les rideaux de la fenêtre.

—Ce n'est pas nécessaire, dit Sikes mettant son bras devant elle pour l'en empêcher: j'y verrai toujours assez pour ce que j'ai à faire.

—Guillaume! s'écria Nancy d'une voix étouffée par la peur, pourquoi me regardes-tu ainsi?

L'œil hagard, la respiration courte et les narines gonflées, le brigand la considéra un instant en silence; puis, la prenant par la tête et par le cou, il la traîna au milieu de la chambre et lui mit la main sur la bouche après avoir jeté un regard vers la porte.

—Guillaume! Guillaume! s'écria la fille se débattant avec une force que peut donner seule la crainte de la mort, je ne ferai point de bruit, je ne crierai pas . . . je te le promets! Ecoute-moi! . . . parle-moi! . . . dis-moi ce que j'ai fait!

—Ah! tu le sais bien, ce que tu as fait, infâme! reprit Sikes avec un rire infernal! tu le sais bien, ce que tu as fait! . . . On t'a guettée cette nuit . . . Chacune de tes paroles a été entendue.

—Epargne ma vie comme j'ai épargné la tienne, je t'en supplie, Guillaume! au nom du ciel, épargne ma vie! s'écria Nancy se cramponnant après lui. Guillaume! mon cher Guillaume! . . . tu n'auras pas le cœur de me tuer! Ah! pense à tout: ce que j'ai refusé cette nuit pour toi! . . . réfléchis un peu et épargne-toi ce crime! Je ne te lâcherai pas; tu ne peux pas me faire lâcher prise, Guillaume. Pour l'amour de Dieu, réfléchis avant de verser mon sang! C'est moi qui supplie! . . . moi qui t'aime tant! . . . Je t'ai toujours été fidèle, Guillaume. Aussi vrai que je suis une indigne créature.

Le brigand se débattit violemment pour lui faire lâcher prise; mais les bras de la fille étaient entrelacés dans les siens d'une telle sorte, qu'il ne put en venir à bout.

—Guillaume, dit Nancy cherchant à poser sa tête sur le sein du brigand, ce vieux monsieur et cette bonne demoiselle m'ont offert cette nuit un asile dans quelque pays étranger, où je pourrai finir mes jours en paix; laisse-les-moi voir encore une fois, je les supplierai à genoux de t'accorder la même faveur, et, s'ils y consentent, comme je n'en doute pas, nous quitterons cet horrible lieu, nous irons chacun de notre côté vivre dans la retraite, où nous tâcherons d'oublier la vie affreuse que nous avons menée ensemble, et nous ne nous reverrons jamais plus. Il n'est jamais trop tard pour se repentir: ils me l'ont dit, et je comprends maintenant qu'ils ont raison . . . mais il faut le temps . . . Faut-il encore avoir le temps, Guillaume . . . un peu de temps!

Sikes saisit son pistolet. L'idée qu'il serait découvert et arrêté sur-le-champ s'il en lâchait la détente se présenta comme un éclair à son esprit au milieu même de sa fureur, et il en asséna deux ou trois coups de crosse sur le visage suppliant de la jeune fille.

Elle chancela d'abord et tomba ensuite presque aveuglée par le sang qui ruisselait d'un trou énorme qu'il lui avait fait à la tête; mais se relevant sur ses genoux, avec quelque difficulté toutefois, elle tira de son sein un mouchoir blanc (celui de Rose Maylie), et l'élevant entre ses deux mains jointes, aussi haut que ses forces le lui permirent, elle murmura une courte prière pour implorer la pitié du Seigneur.

C'était un spectacle horrible. L'assassin épouvanté recula jusqu'à la muraille en portant la main devant ses yeux; puis s'emparant d'un énorme bâton, il en porta un coup sur le crâne de la fille et l'étendit roide à ses pieds.

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