Olivier Twist: Les voleurs de Londres
XXXI. —De la vie heureuse qu'Olivier mène avec ses amis.
La maladie d'Olivier ayant été d'une nature sérieuse, sa convalescence fut longue. Les souffrances que lui causait sa blessure, jointes à une fièvre ardente qui dura plus d'un mois, l'avaient épuisé totalement. Pénétré des attentions délicates que ses deux hôtesses avaient pour lui, il leur en témoignait sa reconnaissance les larmes aux yeux, et il leur disait souvent combien il lui tardait d'être rétabli pour faire quelque chose pour elles, ne fût-ce que pour leur prouver que leurs bienfaits n'étaient point perdus, mais que le pauvre enfant qu'elles avaient sauvé de la misère, et peut-être bien de la mort, était tout dévoué à leur service.
Et cependant, malgré les bontés de madame Maylie et de Rose, Olivier était souvent inquiet. Il semblait éprouver un remords, c'est qu'il pensait à M. Brownlow et à cette vieille dame qui l'avaient si bien traité pendant sa maladie. Il craignait de passer pour un ingrat aux yeux de ses généreux protecteurs: aussi ne fut-il tranquille que lorsque M. Losberne lui eut formellement promis de le mener les voir aussitôt qu'il serait en état de supporter le voyage. [8]
Olivier fut bientôt rétabli. Il partit en conséquence un beau matin, avec M. Losberne, dans la calèche de madame Maylie. Arrivés au pont de Chertsey, il devint pâle et jeta un cri perçant.
—Eh bien! qu'est-ce qu'il a donc, cet enfant? s'écria le docteur d'un ton brusque comme à son ordinaire. Que vois-tu? Que ressens-tu? Qu'entends-tu? Voyons, parle!
—Cette maison, Monsieur! dit Olivier.
—Eh bien! après? Arrêtez, cocher! cria le docteur. Qu'est-ce qu'elle a, cette maison, hein! mon garçon?
—Les voleurs! . . . La maison où ils m'ont amené! dit tout bas Olivier.
Sans donner le temps au cocher de descendre de son siège, le docteur parvint (je ne sais comment) à sertir de la calèche, et courut droit à la masure, à la porte de laquelle il frappa à coups redoublés, comme un enragé.
—Allons! dit un vilain petit bossu ouvrant si brusquement la porte que le docteur, qui venait de donner son dernier coup de pied, perdit l'équilibre et faillit tomber tout de son long dans le passage, qu'est-ce qu'il y a donc?
—Ce qu'il y a! s'écria l'autre le prenant au collet sans lui donner le temps de se reconnaître; ce qu'il y a! . . . c'est au sujet d'un vol avec escalade et effraction: voilà ce qu'il y a! . . .
—Alors il y aura un meurtre aussi si vous ne me lâchez pas, reprit froidement le petit bossu, entendez-vous.
—Oui, je vous entends! répliqua le docteur serrant celui-ci fortement. Où est . . . (allons, voilà le nom qui m'échappe maintenant!) où est ce coquin de Sikes, vous, voleur?
Le petit bossu regarda le docteur d'un air étonné et indigné tout à la fois; et se dégageant adroitement des mains de ce dernier, il se retira au fond de la maison en proférant une kyrielle de jurements affreux M. Losberne le suivit jusque dans une petite salle obscure sans dire une seule parole. Il regarda autour de lui avec quelque inquiétude; aucun meuble, aucun objet animé ou inanimé, pas même la place des armoires, rien enfin ne répondait à la description qu'Olivier en avait faite.
—Maintenant, dit le petit bossu, qui avait étudié tous ses mouvements, quelle est votre intention en entrant chez moi de cette manière? Venez-vous pour me voler ou pour m'assassiner? Lequel des deux?
—Avez-vous jamais vu un voleur ou un assassin descendre de calèche pour faire son coup, vous, vieux vampire? demanda l'irritable docteur.
—Que voulez-vous, alors? demanda le bossu d'un air furieux. Je vous engage à sortir au plus vite si vous ne voulez pas qu'il vous arrive malheur!
—Je m'en irai quand bon me semblera! dit M. Losberne jetant un coup d'œil rapide dans une autre petite salle, qui, de même que la première, n'avait rien qui ressemblât à la description qu'Olivier avait donnée. Je saurai vous retrouver un de ces jours, mon ami!
—En vérité! dit en ricanant l'affreux bossu, si jamais vous avez besoin de moi, je suis toujours ici. Je n'ai pas vécu ici seul dans cet état de folie, depuis plus de vingt-cinq ans, pour que vous veniez m'effrayer ainsi. Vous me payerez cela, soyez-en sûr!
Ayant dit ces mots, le hideux petit monstre poussa un cri affreux et se mit à danser avec une fureur frénétique.
—Ceci est assez drôle! se dit le docteur en lui-même. Il faut que l'enfant se soit trompé. Tenez, prenez cela!
En même temps, il tira une pièce de monnaie de sa poche, qu'il jeta au bossu, et s'en revint à la calèche. Celui-ci le suivit jusqu'à la portière en faisant des imprécations tout le long du chemin; et tandis que M. Losberne parlait au cocher, il lança à Olivier un regard si furieux que, de nuit aussi bien que de jour, le pauvre enfant y passa pendant des mois entiers. Il continua ses imprécations jusqu'à ce que le cocher fut remonté sur son siège; et quand la voiture se fut éloignée, on eût pu le voir encore d'une certaine distance frapper du pied contre terre et s'arracher les cheveux dans un transport de rage.
—Je suis un âne! dit le docteur après un long silence. Savais-tu cela, Olivier?
—Non, Monsieur.
—Eh bien! ne l'oublie pas une autre fois!
—Oui, je suis un âne! reprit le docteur après un moment de réflexion. En supposant que c'eût été la même maison et les mêmes individus, que pouvais-je faire seul? . . . Et quand même encore j'aurais eu main-forte, je n'aurais fait que me vendre moi-même en divulguant la ruse que j'ai dû employer pour étouffer cette affaire. Et cependant c'eût été bien fait . . . Je m'enfonce toujours dans quelque bourbier en agissant ainsi d'après ma première impulsion, et je n'en retire aucun bien.
Le fait est que cet excellent homme n'avait jamais de sa vie agi autrement; et que, loin de s'enfoncer dans un bourbier comme il le disait lui-même, la nature de l'impulsion qu'il suivait était telle, qu'il s'était acquis le respect et l'estime de tous ceux qui le connaissaient.
Comme Olivier connaissait le nom de la rue où demeurait M. Brownlow, ils y allèrent tout droit, sans chercher, et quand la calèche tourna le coin de la rue, le cœur de l'enfant battit si fort qu'il pouvait à peine respirer.
—Maintenant, mon garçon, quelle maison est-ce? demanda M. Losberne.
—Là! . . . là! Celle-ci! . . . La maison blanche! s'écria Olivier mettant vivement la tête à la portière de la voiture. Oh! vite, vite, je vous prie! . . . Je sens que j'en mourrai de joie. J'en suis tout tremblant.
—Patience! patience! dit le bon docteur lui donnant un petit coup sur l'épaule. Tu les verras tout à l'heure, et ils seront ravis de te voir sain et sauf.
—Oh! je crois bien, répliqua Olivier, ils ont été si bons pour moi, si vous saviez, Monsieur!
La voiture s'arrêta: car ce n'était point cette maison. Elle avança quelques pas et s'arrêta encore. Des larmes de joie s'échappèrent des yeux de l'enfant comme il regardait aux fenêtres. Hélas! la maison blanche était déserte, et un écriteau portant ces mots: A louer, était appendu au-dessus de la porte.
—Frappez à l'autre porte, cocher! dit M. Losberne passant son bras dans celui d'Olivier.
—Qu'est devenu M. Brownlow, qui habitait la maison voisine, savez-vous? demanda-t-il à la domestique qui vint ouvrir.
—Je ne sais pas, répondit celle-ci; mais je vais m'en informer. Elle vint bientôt dire que M. Brownlow avait vendu son mobilier, il y avait à peu près dix semaines, et qu'il était ensuite parti pour les Indes occidentales.
—A-t-il emmené avec lui sa femme de charge? demanda M. Losberne après avoir réfléchi un instant.
—Oui, Monsieur, répondit le domestique. Il a emmené sa femme de charge et un monsieur de ses amis . . . Ils sont partis tous trois le même jour.
—Alors, droit à la maison, cocher! dit M. Losberne, et ne vous arrêtez pour faire rafraîchir vos chevaux que quand nous serons hors de ce maudit Londres.
—Et le libraire, Monsieur? dit Olivier. Je sais où il demeure . . . Allons-y, je vous en prie!
—Mon pauvre enfant, reprit le docteur, c'est assez de désappointements en un jour. Assez comme cela pour toi et pour moi. Si nous allons chez le libraire, je ne doute pas qu'il ne soit mort, ou que sa maison n'ait été incendiée, ou bien qu'il n'ait pris la fuite. Non, tout droit au logis! Et, conformément à la première impulsion du docteur, ils s'en retournèrent à la maison.
Cette circonstance ne produisit pourtant aucun changement dans la conduite de ses bienfaiteurs envers lui. Une quinzaine s'était passée depuis, et, avec elle les beaux jours étant venus, on se disposa à quitter pour quelques mois la maison de Chertsey. En conséquence, ayant envoyé chez leur banquier l'argenterie qui avait excité si fort la cupidité du juif, et ayant laissé Giles et un autre domestique à la maison pour en prendre soin pendant leur absence, nos deux dames partirent pour leur maison de campagne, à quelques lieues de là, emmenant Olivier avec elles.
C'était une campagne charmante que celle où ils s'étaient retirés; et Olivier, peu accoutumé à un séjour aussi délicieux, semblait commencer une nouvelle vie.
Chaque matin, il se rendait près de l'église chez un vieillard en cheveux blancs, qui lui apprenait à lire et à écrire, et qui se donnait vraiment tant de peine qu'Olivier ne pouvait jamais trop faire pour le contenter. Ensuite il faisait un tour de promenade avec ses bienfaitrices; et si l'on s'asseyait pour faire une lecture, il écoutait avec une si grande attention, que la nuit eût pu venir qu'il ne s'en serait pas aperçu. Après cela, c'était sa leçon qu'il fallait préparer pour le lendemain; et alors il s'enfermait dans une petite salle qui donnait sur le jardin, et il étudiait jusqu'au soir, où on faisait une seconde promenade.
Tous les jours, dès six heures du matin, il était sur pied, parcourant les champs et cueillant des fleurs dont il faisait des bouquets qu'il mettait sur la table, à l'heure du déjeuner. Il rapportait aussi du mouron pour les oiseaux de mademoiselle Maylie, et en décorait les cages avec un soin tout particulier. Quand il avait fini, il y avait ordinairement quelque petite commission à faire dans le village, quelque acte de charité à exécuter de la part de ces dames. Ou bien il s'amusait dans le jardin à cultiver les plantes que le clerc du village, qui était jardinier, lui avait appris à connaître; et sur ces entrefaites, arrivait mademoiselle Rose, qui ne manquait jamais de le complimenter sur tout ce qu'il avait fait, et qui l'en récompensait toujours par un gracieux sourire.
C'est ainsi que trois mois se passèrent: trois mois de félicité pour Olivier, dont la vie n'avait été jusqu'alors qu'une suite continuelle de chagrins et de tourments.
XXXII. —Un incident imprévu vient troubler le bonheur de nos trois amis.
L'été succéda bientôt au printemps; et la campagne, qu'Olivier avait trouvée si belle à son arrivée au village, déployait alors ses richesses et se montrait dans toute sa beauté. La terre avait revêtu son manteau de verdure et exhalait ses plus doux parfums.
Un soir qu'ils venaient de faire une promenade plus longue que de coutume, Rose, qui avait été enjouée tout le long du chemin, s'assit à son piano. Après avoir promené machinalement ses doigts sur le clavier pendant quelque temps, elle joua un air langoureux, et madame Maylie crut l'entendre sangloter.
—Rose! . . . ma bonne amie! dit cette dame.
La jeune fille garda le silence, mais joua un peu plus vite, comme si la voix de la bonne dame l'eût tirée d'une pénible rêverie.
—Rose! ma bien-aimée! s'écria celle-ci se levant précipitamment de sa chaise et s'approchant de la jeune fille: qu'as-tu? Ton visage est baigné de pleurs! . . . Dis-moi, qui a pu te faire de la peine?
—Rien, ma tante, je vous assure, dit Rose. Je ne sais pas en vérité ce que j'ai; mais je me sens si abattue ce soir!
—Serais-tu malade, mon ange? demanda madame Maylie.
—Oh! non, je ne suis pas malade? répondit Rose en frissonnant somme si un froid mortel l'eût saisie tout à coup. Du moins ce ne sera rien. Je serai mieux tout à l'heure. Fermez la fenêtre, je vous prie.
Olivier ferma bien vite la croisée; et la jeune fille, faisant tous ses efforts pour surmonter le sentiment qui l'agitait, essaya de jouer un air plus gai. Mais à peine ses doigts eurent-ils effleuré les touches, qu'elle ne put se contenir, et se couvrant le visage de ses deux mains, elle alla s'asseoir sur le sofa et donna un libre cours à ses larmes.
—Ma chère enfant! s'écria madame Maylie, je ne t'ai jamais vue ainsi!
—J'ai fait tout ce que j'ai pu pour ne pas vous alarmer, dit Rose; mais c'est plus fort que moi, ma tante; je crois vraiment que je suis malade.
Elle l'était en effet; car, lorsqu'on eut apporté de la lumière, ils s'aperçurent qu'elle était pâle comme la mort. Il y avait dans ses traits si doux et si réguliers quelque chose de hagard qu'on n'y avait jamais vu auparavant. En moins de rien, son visage devint pourpre et ses yeux bleus se couvrirent d'un nuage. Quelques minutes encore et elle était pâle à faire peur.
Olivier, qui, pendant tout ce temps, avait observé madame Maylie avec la plus scrupuleuse attention, remarqua que ces étranges symptômes l'avaient alarmée, et il en fut lui-même effrayé. Mais, voyant qu'elle cherchait à cacher son trouble, en affectant un air calme, il fit de même; de sorte que, lorsqu'à l'instigation de sa tante, Rose les quitta pour aller se coucher, elle était plus gaie et paraissait être beaucoup mieux. Elle leur dit même qu'elle était certaine de s'éveiller le lendemain matin en parfaite santé.
—J'espère qu'il n'y a rien de sérieux, n'est-ce pas, Madame? dit Olivier quand madame Maylie rentra dans la salle, Mademoiselle Maylie n'a pas l'air de se bien porter, ce soir; mais . . .
La bonne dame lui fit signe de ne point parler; et, s'asseyant dans un coin, elle demeura silencieuse pendant quelque temps. Enfin elle dit d'une voix tremblante:
—J'espère que non, Olivier. J'ai été très heureuse avec elle depuis quelques années . . . trop heureuse peut-être, et il se pourrait bien qu'il m'arrivât quelque malheur . . . Non pas que je veuille dire que ce soit ici le cas!
—Quel malheur, Madame? demanda Olivier.
—Celui de perdre cette chère enfant, qui a fait si longtemps ma joie et mon bonheur, dit celle-ci d'une voix entrecoupée.
—A Dieu ne plaise! s'écria vivement Olivier.
—Que sa sainte volonté soit faite! reprit la dame en se tordant les mains.
—Assurément nous ne sommes pas menacés d'un si grand malheur! dit Olivier. Il n'y a pas encore deux heures qu'elle était si bien portante!
Les craintes de madame Maylie n'étaient que trop fondées, et ce qu'elle avait prédit arriva. Le lendemain matin les premiers symptômes d'une maladie dangereuse s'étaient déclarés chez Rose.
—Il faut nous dépêcher, Olivier, et ne pas perdre notre temps à nous affliger inutilement, dit madame Maylie passant son doigt sur ses lèvres. M. Losberne doit recevoir cette lettre le plus tôt possible. Il faut donc la porter au bourg voisin, à quatre milles d'ici tout au plus, par la traverse; et de là, l'envoyer à Chertsey par un exprès à qui vous recommanderez d'aller à franc étrier. Les gens de l'auberge s'en chargeront, et je m'en rapporte à vous du soin de la voir partir.
Olivier ne put répondre, tant il était impatient de s'éloigner au plus vite.
—En voici une autre, reprit madame Maylie d'un air pensif; mais je ne sais vraiment pas si je ne ferais pas mieux d'attendre que le docteur m'ait dit ce qu'il pense de Rose . . . Je ne voudrais l'envoyer que dans le cas où il y aurait du danger.
—Est-ce aussi pour Chertsey, Madame? demanda Olivier tendant sa main tremblante pour recevoir la lettre, impatient qu'il était de s'acquitter de sa commission.
—Non, reprit la dame en la lui donnant machinalement.
Olivier jeta un coup d'œil sur l'adresse, et vit qu'elle était pour M. Henri Maylie, chez un monsieur dont il ne put déchiffrer ni le nom ni la demeure.
—Voulez-vous qu'elle parte, Madame? demanda Olivier plus impatient que jamais.
—Je pense que je ferai mieux d'attendre jusqu'à demain, dit madame Maylie en la reprenant.
Ayant dit cela, elle donna sa bourse à Olivier; il s'élança hors de la salle sans prendre congé de sa bienfaitrice.
Courant à travers champs autant que ses forces le lui permirent, tantôt caché par le blé à haute tige qui s'élevait des deux côtés du chemin, tantôt au milieu d'une plaine où des hommes étaient occupés à faucher et à faner, et ne s'arrêtant que pour reprendre haleine, il arriva enfin couvert de sueur et de poussière sur la place du marché de l'endroit.
Son premier soin fut de chercher l'auberge dont madame Maylie lui avait parlé. Il regarda de tous côtés. Une brasserie peinte en rouge se présenta d'abord à ses regards, puis l'Hôtel-de-Ville peint en jaune, puis enfin une auberge ayant pour enseigne: Au roi Georges. Il y entra incontinent.
Il s'adressa à un postillon qui flânait sous la porte-cochère, et qui, après s'être fait expliquer la nature du message qui amenait Olivier, le renvoya au garçon d'écurie, qui, après même explication, le renvoya au maître de poste, qui, adossé contre la pompe, près de la porte de l'écurie, s'amusait à promener dans sa bouche un cure-dents d'argent. Ce dernier prit la lettre des mains de l'enfant, et se dirigea nonchalamment vers le bureau pour prendre connaissance de l'adresse (ce qui exigea encore assez de temps). Ensuite, quand il en fut venu à bout et qu'il se fut fait payer d'avance, il fit seller un cheval et donna ordre à un postillon de s'apprêter, ce qui fut l'affaire de près d'un quart d'heure, pendant lequel temps Olivier, qui était sur les épines, fut tenté vingt fois de sauter sur le cheval et de courir à bride abattue jusqu'au prochain relais.
A la fin cependant tout fut prêt; et Olivier ayant bien recommandé au postillon de faire le plus de diligence qu'il lui serait possible, celui-ci partit d'un seul trait et fut en moins de rien à l'extrémité opposée du bourg.
Ce n'était pas peu de chose pour Olivier d'avoir la certitude que la jeune fille allait recevoir de prompts secours, et qu'il n'y avait point eu de temps de perdu. Il venait de quitter la cour de l'auberge, le cœur moins oppressé, et il tournait le coin de la porte-cochère en courant, lorsqu'il se jeta dans les jambes d'un homme en manteau qui entrait dans l'auberge.
—Qu'est-ce là? dit l'homme reculant tout à coup à la vue de l'enfant.
—Je vous demande pardon, Monsieur, dit celui-ci, j'étais pressé de m'en retourner à la maison et je ne vous voyais pas.
—Malédiction! murmura l'homme entre ses dents en lançant à Olivier un regard furieux. Est-il possible! . . . Je crois que, s'il était mort, il sortirait exprès de la tombe pour se trouver sur mon chemin!
—Je suis bien fâché, Monsieur, en vérité, balbutia Olivier effrayé de la manière avec laquelle l'étranger le regardait. Vous ai-je fait mal?
—Malédiction! murmura de nouveau celui-ci entre ses dents. Si j'avais seulement eu le courage de dire un mot, il y a longtemps que j'en serais débarrassé? Que l'enfer te confonde, toi, petit diable! Que fais-tu ici?
Disant cela, il grinça des dents, ferma les poings, et avançant sur Olivier, comme pour le frapper, il tomba à la renverse, écumant de rage et se débattant comme un furieux.
Il l'eut bientôt oublié cependant; car lorsqu'il fut arrivé à la maison, des choses plus sérieuses occupèrent son esprit et détournèrent son attention de ce qui lui était personnel.
Rose était plus mal; la fièvre avait redoublé, et, avant la nuit, elle eut le délire. Le chirurgien de l'endroit ne la quitta pas d'un seul instant. À peine l'eut-il vue que, prenant madame Maylie en particulier, il lui avait déclaré que sa maladie était des plus graves, et que ce serait un miracle si sa nièce en réchappait.
Le lendemain matin, tout se passa en silence dans l'intérieur de la maison. On se parlait tout bas; des femmes et des enfants se montraient de temps en temps à la grille, et s'en retournaient les larmes aux yeux. Toute la journée, et même assez longtemps après le coucher du soleil, Olivier se promena dans le jardin, levant les yeux à chaque instant vers la fenêtre de la chambre de la malade. Il lui semblait, d'après la tristesse du lieu, que la mort devait être là, et il en frissonnait d'horreur.
Il était tard le soir quand M. Losberne arriva.
—C'est un grand malheur, dit-il en se tournant de côté. Si jeune et si aimable! . . . Mais il y a bien peu d'espoir!
Pendant plusieurs jours, la mort semblait habiter cette maison, tant elle était triste et morne; le silence le plus profond y régnait; la douleur se peignait sur tous les visages. Un soir madame Maylie et Olivier étaient assis dans le salon, lorsqu'ils furent tirés de leur rêverie par le bruit des pas d'une personne qui approchait. Ils se précipitèrent involontairement vers la porte, au moment où M. Losberne entra.
—Et Rose? s'écria madame Maylie. Dites-moi, je vous en supplie! . . . Je suis préparée à tout! Je ne puis vivre plus longtemps dans cette affreuse incertitude! Parlez! . . . au nom du ciel, parlez!
—Calmez-vous, ma chère dame, dit le docteur la prenant par le bras, calmez-vous, je vous prie.
—Pour l'amour de Dieu, laissez-moi! dit madame Maylie d'une voix étouffée. Rose! . . . ma chère enfant! elle est morte! Elle se meurt!
—Non! s'écria le docteur avec force. Dieu, qui est la bonté même, permet qu'elle vive encore de longues années, pour notre bonheur à tous.
La bonne dame tomba à genoux, et essaya de joindre les mains en signe d'actions de grâces; mais le courage qui l'avait soutenue si longtemps l'ayant abandonnée, elle s'évanouit entre les bras de son vieil ami.
XXXIII. —Un nouveau personnage est introduit sur la scène. —Encore une aventure qui survient à Olivier.
C'était vraiment plus de bonheur qu'Olivier n'en pouvait supporter. Etourdi et stupéfait à cette nouvelle inattendue, il ne pouvait ni pleurer, ni parler, ni même se tenir en place. À peine s'il pouvait se rendre compte à lui-même de ce qui s'était passé. Ce ne fut qu'après avoir fait une longue course dans les champs, que l'air frais du soir le rappela à ses sens et qu'il versa un torrent de larmes.
La nuit était déjà avancée et il s'en revenait à la maison, chargé de fleurs qu'il avait cueillies avec un soin particulier pour orner la chambre de la malade, lorsqu'il entendit le bruit d'une voiture qui s'avançait rapidement derrière lui. Il se retourna, et vit une chaise de poste attelée de deux chevaux qui couraient au galop. Comme la route en cet endroit était étroite, il se rangea de côté pour laisser passer la voiture.
Quand elle fut en face de lui, il entrevit un homme en bonnet de coton, dont les traits ne lui étaient pas inconnus, bien qu'il n'eût pas eu le temps de le reconnaître. En moins d'une seconde, l'homme au bonnet de coton mit la tête à la portière, et d'une voix de stentor cria au postillon d'arrêter (ce qui n'était pas chose facile de la manière dont les chevaux étaient lancés). À la fin cependant, ce dernier en étant venu à bout non sans peine, l'homme au bonnet de coton mit de nouveau la tête à la portière et appela Olivier par son nom.
—Ohé! monsieur Olivier! monsieur Olivier! mademoiselle Rose comment va-t-elle?
—Est-ce vous, Giles? cria Olivier courant à la voiture.
Giles se préparait à répondre, car le gland du bonnet de coton se montra derechef à la portière; mais il en fut empêché par un jeune homme qui le fit rasseoir brusquement, et qui, adressant à son tour la parole à Olivier:
—En un mot, lui dit-il, mieux ou pire?
—Mieux! . . . beaucoup mieux! répondit vivement Olivier.
—Dieu soit loué! s'écria le jeune homme. Vous en êtes bien sûr?
—Oui, Monsieur, répliqua Olivier. Le changement s'est opéré il y a quelques heures . . . M. Losberne affirme qu'elle est hors de danger.
Sans en dire davantage, le jeune homme ouvrit la portière, s'élança hors de la voiture, et prenant brusquement Olivier par le bras, il le tira en particulier.
—Vous êtes certain de ce que vous dites, n'est-ce pas, mon ami? demanda-t-il d'une voix tremblante. Vous ne voudriez pas me tromper en me donnant un espoir qui ne devrait pas se réaliser, n'est-il pas vrai?
—Oh! certainement non, Monsieur! répliqua Olivier. Je ne le ferais pas pour tout au monde, vous pouvez m'en croire! . . .. Voici les propres paroles de M. Losberne: Elle vivra encore longtemps pour notre bonheur à tous! . . . J'étais présent quand il a dit cela à madame Maylie.
Des larmes d'attendrissement s'échappèrent des yeux de l'enfant au souvenir de cette scène touchante (le commencement de tant de bonheur), et le jeune homme lui-même, se tournant de côté pour cacher son émotion, garda quelque temps le silence.
Pendant tout ce temps, Giles, assis sur le marchepied de la voiture, ses coudes appuyés sur ses genoux, essuyait ses larmes avec un mouchoir de coton bleu parsemé de points blancs. À en juger par les yeux rouges de ce fidèle serviteur, son émotion n'était rien moins que feinte.
—Vous n'avez qu'à remonter dans la chaise de poste, Giles, et aller tout droit chez ma mère, dit le jeune homme; . . . je préfère marcher un peu pour me préparer à la voir . . .. Vous lui direz que je viens tout doucement.
—Je vous serais obligé, monsieur Henri, dit Giles donnant le dernier poli à son visage avec son mouchoir, je vous . . . serais . . . bien obligé si vous vouliez charger le postillon de ce message . . . Je pense qu'il n'est pas convenable que je paraisse ainsi devant les servantes. Si elles me voyaient en cet état, je perdrais toute mon autorité sur elles.
—Eh bien! reprit Henri Maylie en souriant, faites comme il vous plaira. Qu'il aille devant avec les valises . . . et vous, suivez-nous, si vous voulez . . . Seulement je vous engage à changer de coiffure, si vous ne voulez pas qu'on vous prenne pour un fou.
Giles, se rappelant qu'il avait son bonnet de coton sur la tête, le fourra bien vite dans sa poche, et prenant son chapeau, qui était dans la voiture, il s'en alla aussitôt. Le postillon se remit en route, et M. Maylie, Olivier, ainsi que Giles, suivirent tout doucement.
Tout en marchant, Olivier jetait de temps en temps un coup d'œil sur le nouveau venu. Il pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans; il était de moyenne taille; il y avait un air de franchise et de bonté sur son visage, qui d'ailleurs était noble et régulier; ses manières étaient aisées et prévenantes tout à la fois. Malgré la différence qui existe entre la jeunesse et la vieillesse, il ressemblait tellement à madame Maylie, qu'Olivier eût pu aisément deviner qu'il était le fils de cette dame, lors même que celui-ci n'aurait point parlé d'elle en cette qualité.
Il tardait à madame Maylie de voir son fils, au moment où celui-ci ouvrit la porte de la salle; et l'entrevue fut des plus touchantes.
—Bonne mère! dit le jeune homme, pourquoi ne m'avoir pas écrit plus tôt?
—J'avais écrit, reprit madame Maylie; mais, réflexion faite, j'ai cru qu'il serait plus prudent de n'envoyer la lettre qu'après avoir vu M. Losberne.
—Mais pourquoi, dit le jeune homme, pourquoi attendre au dernier moment? Si Rose fût . . . (je n'ose prononcer ce mot), si cette maladie s'était terminée différemment, ne vous seriez-vous pas reproché toute la vie votre silence? . . . Et moi, aurais-je jamais pu être heureux à l'avenir?
—S'il en eût été ainsi, répliqua madame Maylie, vos espérances eussent été entièrement détruites; et je ne sache pas que votre arrivée ici un jour plus tôt ou un jour plus tard eût été de bien grande importance.
—Qui peut en douter, ma mère? reprit le jeune homme . . . Vous savez combien je l'aime . . . Vous devez le savoir.
—Sans doute, repartit madame Maylie. Je sais fort bien qu'elle mérite l'amour le plus pur et le plus constant, un amour durable, cimenté par la plus solide amitié. Si je ne savais pas qu'un changement de conduite, de la part de celui qu'elle aimerait, dût briser son cœur, je ne trouverais pas ma tâche si difficile à remplir, et je n'éprouverais pas ce combat intérieur, quand je fais en sorte d'agir le plus consciencieusement possible en cette circonstance.
—Ceci n'est pas bien, ma mère! répliqua Henri. Supposez-vous donc que je sois si enfant, que je ne connaisse pas mon propre cœur, ou que je puisse me méprendre sur la nature de mes sentiments?
—Je pense, mon cher Henri, dit la bonne dame posant sa main sur l'épaule de son fils, que la jeunesse est sujette à des impulsions généreuses du cœur qui ne durent pas, et qu'il est certains sentiments qui, pour être partagés, n'en deviennent que plus passagers. Je sais en outre, poursuivit-elle en regardant fixement le jeune homme, qu'une femme qui peut rougir de sa naissance (bien qu'il n'y ait rien de sa faute) est exposée, ainsi que ses enfants, aux sarcasmes des sots; que son mari, quelque généreux qu'il soit d'ailleurs, peut un jour se repentir de l'avoir épousée dans un moment d'enthousiasme, et elle s'apercevoir de son indifférence et en mourir de douleur.
—Celui qui se conduirait ainsi serait indigne de porter le nom d'homme! s'écria Henri. Ce serait un brutal.
—C'est ainsi que vous pensez maintenant, Henri? dit la dame.
—Et que je penserai toujours, reprit le jeune homme. Tout ce que j'ai souffert depuis deux jours m'arrache l'aveu sincère d'une passion qui ne date pas d'hier, et que je n'ai pas conçue légèrement, vous le savez vous-même. Mes pensées, mes espérances, mon avenir, tout est en elle . . . Je ne vois rien au-delà de Rose. Si vous mettez un obstacle à mes désirs, vous m'ôtez la paix et le bonheur. Pensez-y sérieusement, ma mère, et connaissez mieux mes sentiments.
—Henri, reprit madame Maylie, c'est justement parce que je les connais que je ne voudrais pas qu'ils fussent froissés. Mais nous en avons assez dit sur ce sujet.
—Que Rose se prononce elle-même! dit Henri. Votre intention n'est pas de vous opposer à mes vœux, n'est-ce pas?
—Non, sans doute, repartit la bonne dame; mais réfléchissez-y vous-même.
—J'y ai réfléchi depuis des années, mes sentiments seront toujours les mêmes, répliqua Henri avec impatience, et pourquoi tarderais-je à me déclarer? Quel avantage en retirerais-je? Je n'en vois aucun. Non, avant que je quitte cette maison il faut que Rose m'entende!
—Elle vous entendra, dit madame Maylie se disposant à quitter la place.
—Où allez-vous donc, ma mère?
—Je m'en vais rejoindre Rose. Au revoir!
—Je vous reverrai ce soir? demanda vivement Henri.
—Tout à l'heure, répondit sa mère, quand j'aurai parlé à notre jeune malade.
—Vous lui direz que je suis ici? dit Henri.
—Sans doute, reprit la bonne dame.
—Dites-lui aussi combien j'ai été inquiet . . . combien j'ai souffert de la savoir malade . . . et comme il me tarde de la voir. Vous ferez cela pour l'amour de moi, n'est-ce pas, bonne mère?
—Oui, dit madame Maylie; je lui dirai tout cela. Ayant dit ces mots, elle pressa tendrement la main de son fils et disparut.
Pendant ce dialogue entre le fils et la mère; M. Losberne et Olivier s'étaient tenus à l'écart, à l'extrémité opposée de la salle. Le premier alors s'avançant vers Henri, lui tendit la main, et après maintes salutations de part et d'autre, le docteur, en réponse aux questions multipliées du jeune homme, lui donna un détail exact des progrès de la maladie de Rose et de l'heureux changement qui s'était opéré dans la soirée; ce qui s'accordait parfaitement avec ce qu'Olivier lui avait dit en chemin.
—Avez-vous tiré quelque chose d'extraordinaire depuis peu, Giles? demanda le docteur se tournant vers ce dernier, qui, tout en s'occupant de défaire des malles, prêtait une oreille attentive à ce qu'on disait de sa jeune maîtresse.
—Non, Monsieur, répondit Giles rougissant jusque dans le blanc des yeux.
—Et n'avez-vous mis la main sur aucun voleur? ajouta le docteur avec malice.
—Du tout, Monsieur, reprit Giles avec beaucoup de gravité.
—J'en suis vraiment fâché, repartit le docteur. Vous vous acquittez si bien de ces sortes de choses! . . . Et Brittles, comment va-t-il?
—Le jeune homme se porte très bien, Dieu merci! répliqua Giles reprenant son air de protecteur. Il m'a chargé de vous présenter ses civilités respectueuses.
—Fort bien! dit M. Losberne. À propos, Giles! en vous voyant cela me rappelle que la veille du jour où l'on m'a dépêché un courrier pour venir en toute hâte auprès de mademoiselle Rose, je me suis acquitté pour votre maîtresse d'une petite commission en votre faveur. Voulez-vous venir ici un instant, que je vous dise un mot en particulier?
Giles s'avança vers l'embrasure de la fenêtre d'un air important et étonné tout à la fois, et, après avoir eu avec le docteur une petite conférence à voix basse qu'il termina par un grand nombre de courbettes, il se retira avec une aisance peu commune. Le sujet de cette conférence ne fut point connu au salon, mais on en fut instruit à la cuisine; car M. Giles s'y rendit tout droit, et s'étant fait apporter un pot de bière et des verres, il annonça avec un air de bienveillante dignité qui produisit le plus grand effet, qu'en considération de sa belle conduite lors de la tentative de vol, il avait plu à sa maîtresse de déposer à la caisse d'épargne la somme de vingt-cinq livres sterling en son nom à lui et pour son propre compte.
Le reste de la soirée se passa gaiement au salon, car M. Losberne était de bonne humeur; et, bien que Henri Maylie fût pensif et en même temps très fatigué, il ne put tenir contre les saillies et les bons mots du docteur, qui raconta plusieurs anecdotes au sujet de sa profession, et qui fit des plaisanteries sans nombre, toutes plus drôles les unes que les autres: de sorte qu'Olivier, qui n'avait jamais entendu rien de semblable, ne put s'empêcher de rire aux éclats, à la grande satisfaction du docteur, qui riait lui-même à gorge déployée des farces qu'il débitait, et que cette folle gaieté gagna bientôt Henri Maylie, qui suivit leur exemple.
Le lendemain matin, Olivier se leva plus frais et plus dispos, et il vaqua à ses occupations ordinaires avec plus de plaisir et de courage qu'il ne l'avait fait les jours précédents.
Une chose digne de remarque et qui n'échappa point à Olivier, c'est qu'il n'était plus seul dans ses excursions matinales. Dès la première fois qu'Henri Maylie l'eut vu revenir à la maison chargé de bouquets, il s'était pris tout à coup d'une telle passion pour les fleurs, et il les assemblait avec tant de goût, qu'il eut bientôt surpassé dans cet art son jeune compagnon. Mais, si Olivier était en arrière quant à cela, il savait mieux où trouver les plus belles, et chaque matin nos deux amis parcouraient la plaine et ne revenaient jamais les mains vides à la maison. Quand parfois, pour respirer un air plus pur, Rose laissait sa fenêtre entrouverte, on eût pu apercevoir à l'intérieur, dans un vase rempli d'eau, un joli petit bouquet dont les fleurs étaient artistement mélangées. Un bouquet nouveau succédait chaque jour à celui de la veille, qu'on gardait bien précieusement, quoiqu'il fût fané, et Olivier remarqua que chaque fois que M. Losberne se promenait dans le jardin, il ne manquait jamais de lever les yeux vers la fenêtre sur laquelle était le petit vase, et qu'alors il branlait la tête de la manière la plus expressive. Cependant Rose se rétablissait et recouvrait ses forces de jour en jour.
Quoique la jeune convalescente ne fût pas encore en état de quitter la chambre, et que les promenades accoutumées du soir n'eussent plus lieu que très rarement, Olivier n'en trouvait pas pour cela le temps long. Il redoubla d'assiduité auprès du bon vieillard, qui lui donnait des leçons, et il travailla avec tant d'ardeur qu'il fut lui-même étonné des progrès rapides qu'il fit. C'est pendant qu'il poursuivait ainsi le cours de ces études, qu'il fut grandement alarmé par un incident imprévu.
La petite salle qui lui servait de cabinet d'étude était située au rez-de-chaussée, sur le derrière de la maison. Elle était éclairée par une fenêtre à treillage autour de laquelle s'entrelaçaient le chèvrefeuille et le jasmin, qui répandaient à l'intérieur un parfum délicieux. Elle avait vue sur un jardin correspondant par un guichet avec un petit clos au bout duquel étaient de verts bocages et des prairies émaillées de fleurs. Comme il n'y avait point d'habitation tout près dans cette direction, la perspective en était immense.
Un soir que les premières ombres de la nuit commençaient à couvrir la terre, Olivier était assis à une table auprès de la fenêtre de son cabinet, les yeux fixés sur ses livres. Comme il avait fait ce jour-là une chaleur excessive, et qu'il avait lui-même beaucoup travaillé, il s'assoupit par degrés et s'endormit insensiblement.
Olivier savait parfaitement qu'il était dans sa petite salle d'étude avec ses livres posés sur une table devant lui, et qu'un doux zéphyr agitait le feuillage au-dehors; cependant il dormait. Tout à coup la scène changea, l'air devint plus épais, et il se crut de nouveau dans la maison du juif, où le hideux vieillard, de sa place accoutumée, au coin de la cheminée, le montrait du doigt en parlant tout bas à un autre individu assis à côté de lui, et qui tournait le dos à l'enfant.
—Chut! disait Fagin; c'est bien lui! allons-nous-en!
—Lui! répliqua l'autre, pensez-vous que je ne le reconnaisse pas? S'il se trouvait au milieu d'une foule de démons qui prissent la même forme et la même figure, il y aurait quelque chose qui me le ferait découvrir parmi eux tous. S'il était à cinquante pieds sous terre et que le hasard me conduisît sur sa tombe, je saurais bien qu'il est enterré là, bien qu'il n'y eût rien pour me l'indiquer. Que la foudre l'écrase!
Il semblait y avoir tant de haine dans les paroles de cet homme, qu'Olivier s'éveilla en sursaut et tressaillit d'épouvante.
Grand Dieu! là, là . . . à sa fenêtre, tout près de lui . . . si près qu'ils auraient pu le toucher avant qu'il eût eu le temps de se sauver, il aperçut le juif qui le regardait! . . . Son regard perçant rencontra le sien . . . et à côté de l'affreux vieillard . . . à cette même fenêtre, pâle de rage ou de frayeur, ou peut-être des deux, était ce même homme qui lui avait parlé si brusquement à la porte de l'auberge.
En moins de rien ils disparurent aussi vite que l'éclair; mais ils l'avaient reconnu et lui de même, et leurs regards étaient restés gravés dans sa mémoire aussi profondément que sur la pierre. D'abord il resta pétrifié un instant; puis, sautant par la fenêtre dans le jardin, il donna l'alarme en jetant de grands cris.
XXXIV. —Résultat peu satisfaisant de l'aventure d'Olivier. —Entretien de quelque importance entre Henri Maylie et mademoiselle Rose.
Lorsque les commensaux du logis, attirés par les cris d'Olivier, furent arrivés en toute hâte dans le jardin, ils trouvèrent ce pauvre enfant pâle et agité montrant du doigt la prairie, derrière la maison, et ayant à peine la force d'articuler ces mots:
—Le juif! le juif!
Giles ne pouvait comprendre ce que cela voulait dire; mais Henri Maylie, à qui sa mère avait raconté l'histoire d'Olivier, fut bien vite au fait.
—Quel chemin a-t-il pris? demanda-t-il, s'armant d'un gros bâton qui était dans un coin.
—Par là! dit Olivier montrant du doigt la direction que les deux hommes avaient prise. Je les ai perdus de vue à l'instant.
—Alors, ils sont dans le fossé, reprit Henri. Suivez-moi d'aussi près que vous pourrez. Ayant dit cela, il sauta par-dessus la haie, et courant d'une telle vitesse que les autres eurent beaucoup de peine à marcher sur ses traces.
Giles suivit du mieux qu'il put, ainsi fit Olivier; et M. Losberne, qui était allé faire une promenade dans les champs, venant à rentrer sur ces entrefaites, sauta par-dessus la haie comme avaient fait les trois autres, et, se relevant avec plus d'agilité qu'on ne l'aurait cru, les suivit d'assez près les appelant tout le long du chemin pour savoir la cause de leur excursion.
Ils coururent ainsi d'un seul trait jusqu'à l'angle d'un champ indiqué par Olivier. Alors Henri Maylie, qui était arrivé le premier, s'étant mis à visiter le fossé et la haie, les autres le rejoignirent pendant ce temps, et Olivier put expliquer à M. Losberne le motif de cette poursuite.
Leurs recherches furent inutiles; ils n'aperçurent même pas les traces des pas des deux fugitifs. Ils se trouvaient alors sur le sommet d'une colline qui dominait la plaine à trois ou quatre milles à la ronde. Le village était dans le fond à gauche; mais en supposant que les deux hommes eussent voulu s'y réfugier, il leur eût fallu faire en rase campagne un circuit qu'il leur avait été impossible de parcourir en si peu de temps. Il y avait bien un petit bois qui bordait la prairie dans une autre direction; mais ils n'avaient pu y arriver par la même raison.
—Il faut que ce soit un rêve; Olivier! dit Henri Maylie prenant celui-ci à part.
—Oh! non, bien sûr, Monsieur! répliqua Olivier, que le souvenir de l'affreux vieillard fit tressaillir involontairement, je l'ai trop bien vu pour cela . . . Je les ai vus tous deux comme je vous vois maintenant.
—Qui était l'autre? demandèrent en même temps le jeune homme et M. Losberne.
—Celui dont je vous ai parlé, qui m'a brusqué si fort à la porte de l'auberge, dit Olivier. Nous nous sommes trop bien regardés l'un l'autre pour que je puisse m'y tromper . . . Je jurerais que c'est lui.
—Vous êtes sûr que c'est bien de ce côté qu'ils se sont sauvés? demanda Henri.
—J'en suis aussi certain qu'il est vrai qu'ils étaient à ma fenêtre, reprit Olivier montrant du doigt la haie qui sépare le jardin de la prairie. Le plus grand a sauté à cet endroit même, et le juif a passé par cette trouée que voici à droite.
Henri Maylie et M. Losberne se regardèrent et parurent satisfaits des réponses d'Olivier. Cependant aucun indice de personnes qui s'enfuient précipitamment ne s'offrit à leurs yeux: l'herbe haute n'était foulée nulle part, excepté dans les endroits où ils avaient marché eux-mêmes; le bord des fossés n'était que boue; mais en aucun lieu cette houe ne portait l'empreinte de souliers d'homme.
—Voilà qui est bien étrange! dit Henri.
—Etrange! répéta le docteur; Blathers et Duff eux-mêmes y perdraient leur latin.
Malgré le peu de succès qu'ils obtinrent de leurs recherches, ils n'y renoncèrent que lorsque la nuit qui s'avançait les eut rendues tout à fait inutiles; encore ne le firent-ils qu'à regret. Giles, muni du signalement des deux hommes, fut envoyé dans les cabarets du village où ils auraient pu être à boire ou à s'amuser; mais il ne rapporta aucune nouvelle qui servît à éclaircir ou à dissiper ce mystère.
Le lendemain on fit de nouvelles perquisitions sans obtenir un meilleur résultat. Le jour suivant, M. Maylie et Olivier se rendirent au bourg voisin dans l'espoir d'apprendre quelque chose relativement aux deux hommes; mais ils ne revinrent pas plus savants qu'ils n'étaient partis. On finit bientôt par oublier cette affaire, à l'exemple de tant d'autres qui meurent d'elles-mêmes quand le merveilleux en est passé.
Cependant Rose se rétablissait à vue d'œil. En peu de jours elle fut en état de sortir, et, se mêlant de nouveau avec la famille, elle ramena la joie dans tous les cœurs.
Mais, quoique cet heureux changement produisit un effet visible sur le petit cercle d'amis, et que le bonheur et la gaieté régnassent encore une fois dans la maison, il existait parfois chez certains d'entre eux (et Rose était du nombre) une contrainte inaccoutumée qu'Olivier ne put s'empêcher de remarquer. Madame Maylie s'enfermait souvent avec son fils pendant des heures entières, et la jeune fille parut plus d'une fois dans la salle les yeux encore tout humides de larmes. Après que M. Losberne eut fixé le jour de son départ pour Chertsey, cette contrainte redoubla: il était donc évident qu'il se passait quelque chose qui affectait visiblement la jeune demoiselle et une autre personne encore.
Un matin que Rose était seule dans la salle à manger, Henri Maylie entra et lui demanda en hésitant la permission de l'entretenir un instant.
—Quelques minutes, Rose! . . . seulement quelques minutes! dit Henri approchant sa chaise de celle de la jeune fille. Ce que j'ai à vous dire s'est déjà présenté de soi-même à votre esprit. Vous n'ignorez pas mes plus chères espérances; mes sentiments vous sont connus, bien que je ne vous les aie pas déclarés moi-même.
Rose, qui était restée très pâle depuis le moment où Henri Maylie était entré, fit seulement un signe de tête, et, s'amusant à effeuiller quelques fleurs qu'elle tenait à la main, elle attendit en silence qu'il continuât.
—Il y a longtemps que je devrais être parti, dit Henri.
—En effet, reprit Rose. Pardonnez-moi de parler ainsi, mais je désirerais que vous le fussiez.
—Je suis venu ici entraîné par la plus affreuse de toutes les craintes, reprit le jeune homme: celle de perdre l'objet de toutes mes affections . . . l'être qui m'est plus cher que la vie . . . celle enfin sur qui je fonde mes désirs et mon espoir.
Des larmes s'échappèrent en ce moment des yeux de la jeune fille.
—Un ange! poursuivit Henri, une créature aussi pure que les anges du ciel flottait entre la vie et la mort. Oh! qui pouvait penser, lorsque le séjour des bienheureux dont elle était si digne allait lui être ouvert, qu'elle dût connaître encore les misères et les chagrins de ce monde! Rose! . . . Rose! Vous vous rétablîtes de jour en jour, je dirai presque d'heure en heure, et j'épiai ce changement de la mort à la vie avec la plus vive anxiété . . . Et si l'affection que je vous porte m'a fait répandre des larmes d'attendrissement et de joie, ne m'en faites point un reproche, car elles ont adouci mes peines et rendu le calme à mes sens.
—Ce n'était point mon intention, dit Rose avec une émotion visible. J'aurais seulement désiré, dans votre intérêt, vous voir reprendre des occupations plus sérieuses et plus dignes de vous.
—Et quelle occupation plus digne de moi que de m'efforcer de gagner un cœur comme le vôtre? dit Henri. Depuis longtemps je ne cherche à me faire un nom que pour vous l'offrir. Bien que ce temps ne soit pas encore arrivé, acceptez ce cœur qui vous appartient depuis si longtemps . . . De votre réponse dépend mon avenir.
—Votre conduite a toujours été noble et généreuse, dit Rose cherchant à maîtriser son émotion.
—Dois-je faire tous mes efforts pour vous mériter? dites, Rose!
—Au contraire, reprit Rose, vous devez chercher à m'oublier, non pas comme la compagne et l'amie de votre enfance, cela me ferait trop de peine, mais comme l'objet de votre amour.
Il s'ensuivit un instant de silence, pendant lequel Rose, portant la main à ses yeux, donna un libre cours à ses larmes.
—Et quelles sont vos raisons, Rose, pour agir ainsi? dit enfin Henri d'un air chagrin. Puis-je les savoir?
—Sans doute, répliqua Rose, vous avez droit de les connaître. Tout ce que vous pourriez dire ne me fera pas changer de résolution . . .
—Pour vous?
—Oui, Henri. Je me dois à moi-même, pauvre jeune fille sans parents, sans fortune et sans nom, de ne pas donner à penser au monde que, par un motif d'intérêt, j'aurais encouragé une première passion de jeune homme et que j'aie été un obstacle à ses projets futurs.
—Si votre inclination s'accorde avec ce que vous croyez votre devoir! dit Henri.
—Non, répliqua Rose rougissant extrêmement. Ne le croyez pas!
—Alors vous partagez mon amour? répliqua Henri. Dites, Rose, dites seulement cela, et vous adoucirez l'amertume de ce cruel désappointement.
—Si je l'avais pu sans faire tort à celui que j'aime, dit Rose, j'aurais peut-être . . .
—Reçu cette déclaration bien différemment? reprit vivement Henri. Dites, Rose, avouez-moi cela du moins!
—C'est vrai, répliqua la jeune fille dégageant sa main de celle d'Henri. Mais pourquoi prolonger un entretien qui m'est si pénible, bien qu'il me procure le bonheur de savoir qu'un jour j'aurai occupé la meilleure place dans votre cœur? Adieu, Henri; jamais pareil entretien ne sera renouvelé entre nous. Qu'une franche et pure amitié nous unisse comme par le passé.
—Encore un mot! dit Henri: que j'entende vos raisons de votre propre bouche. Faites-moi connaître le motif de votre refus.
—L'avenir qui se prépare pour vous est brillant, dit Rose avec fermeté; tous les honneurs attachés aux grands talents vous sont préparés; . . . vous avez des amis puissants qui vous aideront de tout leur pouvoir; . . . mais ces amis sont fiers, et je ne me mêlerai jamais avec des gens qui pourraient mépriser ma mère; encore moins voudrais-je envelopper dans ma disgrâce le fils de celle qui m'en a tenu lieu. En un mot, poursuivit la jeune fille en détournant la tête, mon nom porte une tache que le monde ferait retomber sur des innocents: je la garderai pour moi, et la honte en sera pour moi seule.
—Un dernier mot, Rose! plus qu'un mot! s'écria Henri se mettant devant elle comme elle allait se retirer. Si j'avais été moins heureux (selon que le monde considère le bonheur), si ma vie eût été simple et obscure; . . . si j'avais été pauvre, malade et abandonné de tout le monde, auriez-vous rejeté mes offres?
—Ne me forcez pas à répondre, dit Rose. Il n'en est pas ainsi, et jamais ce ne sera. Ce n'est pas bien à vous de me presser ainsi.
—Si votre réponse doit être ce que j'ose presque espérer, repartie Henri, elle jettera un rayon de bonheur sur ma triste destinée, Rose! au nom de l'affection que je vous porte, au nom de tout ce que j'ai souffert et de ce que je suis condamné à souffrir à cause de vous, répondez à cette seule question!
—Si votre destinée eût été tout autre, répliqua la jeune fille, s'il n'y eût pas eu une si grande différence entre votre sort et le mien, si j'avais pu vous rendre l'existence plus douce et que je ne dusse pas être un obstacle à votre avancement dans le monde, cet entretien eût été moins pénible. J'ai bien sujet d'être heureuse . . . très heureuse, maintenant; mais alors, Henri, je l'eusse été encore bien davantage! Je ne puis empêcher cette faiblesse; mais ma résolution n'en sera que plus forte, dit-elle tendant la main à Henri. Il faut vraiment que je vous quitte.
—Je ne vous demande qu'une chose, dit Henri. Permettez-moi (dans un an ou peut-être plus tôt) de vous entretenir une seule et dernière fois à ce sujet.
—Non pas pour me presser de changer ma détermination, reprit Rose avec un sourire mélancolique, ce serait inutile.
—Non, répliqua Henri, mais pour vous l'entendre répéter, si vous voulez. Je déposerai alors à vos pieds mon état et ma fortune; et si vous persistez dans votre résolution, je vous promets de ne rien faire pour la changer.
—Eh bien! soit, reprit Rose, ce ne sont que des chagrins de plus que je me prépare; mais à cette époque je serai peut-être plus en état de les supporter.
Elle tendit de nouveau sa main à Henri, et ils se séparèrent.
XXXV. —Qui, bien qu'il soit court, n'en est pas moins d'une certaine importance pour cette histoire, en ce qu'il fait suite au chapitre précédent, et qu'il conduit nécessairement au chapitre suivant.
—Ainsi vous êtes bien décidé à m'accompagner, ce matin? dit le docteur à Henri Maylie au moment où celui-ci entra dans la salle à manger, où M. Losberne et Olivier l'attendaient pour déjeuner. Vous n'êtes pas dans les mêmes dispositions une heure de suite.
—Vous me direz tout le contraire un de ces jours, répondit Henri en rougissant.
—Je désire en avoir le sujet, reprit le docteur, quoiqu'à vous parler franchement je ne le pense pas du tout. Hier matin, vous aviez tout à coup résolu de rester ici, et, comme un bon fils, d'accompagner madame Maylie au bord de la mer; l'après-midi, vous annoncez que vous me ferez l'honneur de venir avec moi, aussi loin que je vais moi-même, sur la route de Londres; et le soir vous me pressez avec beaucoup de mystère de partir avant que ces dames soient levées; ce qui fait qu'Olivier est cloué là, sur sa chaise, à vous attendre, au lieu de parcourir les champs et de s'occuper de botanique comme il fait tous les matins. C'est très mal! n'est-ce pas, Olivier?
—J'aurais été au désespoir de ne pas m'être trouvé à la maison, au moment de votre départ, croyez-le bien, Monsieur! répondit Olivier.
—Voilà ce qui s'appelle un charmant garçon! reprit le docteur. Mais, plaisanterie à part, Henri, auriez-vous reçu quelque lettre des gens de la haute volée, que vous êtes si impatient de partir?
—Les gens de la haute volée ne m'ont pas écrit une seule fois depuis que je suis ici; et il n'est guère probable non plus qu'à cette saison de l'année il arrive rien qui nécessite ma présence parmi eux.
—Alors, répliqua le docteur, vous êtes bien étonnant! . . . Mais ils vous auront au parlement, il n'y a pas de doute.
Henri Maylie parut un instant sur le point de faire quelques remarques qui n'eussent pas peu étonné le docteur; mais il se contenta de dire:
—Nous verrons plus tard; et la conversation finit là. Peu de temps après, la chaise de poste arriva devant la maison, Giles entra pour prendre le bagage, et M. Losberne le suivit jusqu'à la porte de la rue pour le voir charger.
—Olivier! dit Henri à demi-voix, j'ai quelque chose à vous dire.
Olivier suivit M. Maylie vers l'embrasure d'une fenêtre, étrangement surpris du contraste frappant qu'offrait la conduite du jeune homme, triste et gai tour à tour.
—Vous commencez à bien écrire, maintenant, n'est-ce pas?
—Mais . . . assez bien, Monsieur, répondit celui-ci.
—Je ne reviendrai pas à la maison de quelque temps peut-être; je désirerais que vous m'écrivissiez . . . voyons un peu, disons une fois tous les quinze jours; le lundi.
—Avec le plus grand plaisir, Monsieur! s'écria Olivier enchanté de cette marque de confiance de la part du fils de sa bienfaitrice.
—J'aimerais apprendre de vous comment . . . ma mère . . . et . . . mademoiselle Maylie se portent, poursuivit le jeune homme. Ecrivez-moi au long et parlez-moi des promenades que vous faites le soir, du sujet de vos entretiens; et dites-moi surtout si ces dames paraissent heureuses . . . Vous comprenez bien, n'est-ce pas?
—Oh! certainement, Monsieur! répliqua Olivier.
—Il n'est pas nécessaire de leur en parler, ajouta Henri affectant un air indifférent. Cela obligerait sans doute ma mère à m'écrire plus souvent; et je voudrais, autant, que possible, lui éviter cette peine.
Olivier promit d'écrire de longues lettres et de garder fidèlement le secret; et M. Maylie prit congé de lui après l'avoir assuré de son estime et de sa protection.
Le docteur était déjà dans la chaise de poste. Henri jeta un coup d'œil furtif vers la fenêtre de Rose, et s'élança dans la voiture.
—En route! s'écria-t-il. Ventre à terre, postillon!
—Pas si vite, postillon! s'écria le docteur baissant vivement le châssis de devant.
La chaise de poste s'éloigna aussitôt et les roues tournaient avec une telle vitesse qu'il eût été impossible à l'œil de les suivre.
Mais la chaise de poste était déjà à trois ou quatre milles de la demeure de nos amis, qu'une autre personne était encore là, les yeux fixés sur l'endroit où elle avait disparu: car à cette même fenêtre vers laquelle Henri avait jeté un coup d'œil furtif avant de monter en voiture, derrière le rideau blanc qui l'avait dérobée aux regards du jeune homme, était Rose elle-même.
—Il semble être heureux! se dit-elle enfin. J'ai craint un moment le contraire . . . Je me trompais . . . J'en suis contente . . . très contente!
XXXVI. —Dans lequel, en se reportant au chapitre XXVII de cet ouvrage, on apercevra un contraste malheureusement trop commun dans le mariage.
M. Bumble était assis dans le parloir du dépôt de mendicité, les yeux tristement fixés vers le foyer, où, à cause de la belle saison, il n'y avait point de feu.
La tristesse de M. Bumble n'était pas la seule chose qui dût exciter la compassion. Tout en sa personne annonçait qu'un grand changement avait eu lieu dans sa position sociale. Qu'étaient devenus le tricorne et l'habit galonné? . . . Il portait bien, comme auparavant, une culotte courte et des bas de coton noirs; mais ce n'était plus la culotte de drap peluché. L'habit avait bien de larges basques, de même que l'autre; mais qu'il était différent de ce dernier! L'élégant tricorne était remplacé par un modeste chapeau rond: M. Bumble enfin n'était plus bedeau.
M. Bumble avait épousé madame Corney, et il était devenu maître du dépôt de mendicité.
—Dire qu'il y aura demain deux mois que nous sommes mariés!
On eût pu croire, d'après ce que venait de dire M. Bumble, que ce court espace de temps avait compris toute une existence de bonheur; mais le soupir prouvait assez le contraire.
—Je me suis vendu pour six cuillers à thé, une paire de pinces à sucre, un pot au lait, quelques méchants meubles d'occasion et vingt livres sterling. Je puis bien dire que j'ai été raisonnable! Faut avouer que c'est bon marché!
—Bon marché! bon marché! cria une voix aigre à l'oreille de M. Bumble. Moins que cela eût été encore plus que vous ne valez.
M. Bumble se retourna et se trouva face à face avec son intéressante moitié, qui avait saisi imparfaitement je sens de ces quelques paroles.
—Madame Bumble! dit celui-ci d'un air sévère et sentimental.
—Eh bien? reprit la dame.
—Ayez un peu la bonté de me regarder, si vous voulez bien! Si elle soutient mon regard, se dit M. Bumble en lui-même, elle peut tout braver. Jamais (du moins que je sache) il n'a manqué de produire le plus grand effet sur les pauvres . . . Si elle peut le supporter, mon autorité est perdue à tout jamais.
Le fait est que la matrone ne fut nullement déconcertée par celui que lui lança M. Bumble. Bien loin de là, elle affecta la plus grande indifférence, et poussa le mépris jusqu'à rire au nez de son mari d'aussi bon cœur, en apparence, et avec autant de bruit que si c'eût été naturel.
Etonné d'une chose à laquelle il s'attendait si peu, M. Bumble ne sut s'il devait en croire ses yeux et ses oreilles. Il redevint pensif et ne fut tiré de sa rêverie que par la voix de sa moitié.
—Allez-vous rester là toute la journée à ronfler? demanda celle-ci.
—Je resterai là aussi longtemps qu'il me semblera convenable, entendez-vous, Madame! reprit M. Bumble. Et, quoique je ne ronfle pas, je ronflerai, je bâillerai, j'éternuerai, je rirai, je chanterai, je crierai selon que l'idée m'en prendra et en conséquence de mes prérogatives.
—Vos prérogatives! s'écria madame Bumble.
—J'ai dit le mot, Madame! observa le ci-devant bedeau. Les prérogatives de l'homme . . . c'est de commander.
—Et quelles sont les prérogatives de la femme, s'il vous plaît?
—C'est d'obéir, Madame! répondit M. Bumble d'une voix de tonnerre. Feu votre premier mari (l'infortuné Corney) aurait dû vous l'apprendre; et peut-être bien que, s'il l'avait fait, il serait encore de ce monde . . . Je le souhaiterais de tout mon cœur, pauvre cher homme!
Madame Bumble vit d'un coup d'œil que le moment décisif était venu, et qu'il fallait porter un grand coup pour assurer la maîtrise en faveur de l'un ou de l'autre. Aussi, à peine eut-elle entendu l'allusion faite à la mémoire du défunt, que se laissant tomber sur une chaise, elle s'écria que M. Bumble n'était qu'un brutal, et elle versa un torrent de larmes.
Mais les larmes n'étaient pas choses qui dussent trouver accès auprès du cœur de M. Bumble, lequel était à l'épreuve de l'eau.
—Cela dégage les poumons, lave le visage, exerce les yeux et adoucit le caractère, ajouta-t-il; ainsi pleurez, pleurez, ma chère!
En même temps, M. Bumble prit son chapeau, qui était accroché à une patère, et se coiffant un tant soit peu de côté (en vrai luron), et comme le doit tout homme qui a établi sa supériorité d'une manière convenable, il mit ses deux mains dans ses poches et se dirigea, en sautillant, vers la porte, se donnant les airs d'un franc vaurien.
La ci-devant madame Corney avait essuyé ses pleurs, parce que c'était moins fatigant que d'en venir aux mains; mais elle était toute prête à employer ce dernier moyen, ainsi que M. Bumble fut bientôt à même de s'en apercevoir. Un bruit sourd frappa son oreille, et au même instant son chapeau vola à l'extrémité de la salle. Cette action préliminaire laissant son chef à nu, la bonne dame le prit d'une main par la gorge, et de l'autre lui asséna une volée de coups de poings sur la tête avec une vigueur et une dextérité peu communes.
En ce moment, madame Bumble fit quelques pas en avant pour replacer le tapis, qui avait été foulé aux pieds dans la lutte, et M. Bumble s'échappa aussitôt de la salle.
M. Bumble fut grandement surpris et joliment battu. Il avait une propension décidée à faire le fanfaron; et cette propension lui faisait trouver un certain plaisir à exercer une petite tyrannie sur ceux qui lui étaient subordonnés: il n'est pas besoin de dire qu'il était poltron.
Mais la mesure de sa dégradation n'était pas encore remplie, et un autre affront lui était réservé. Après avoir parcouru l'établissement dans tous les sens, pensant pour la première fois que la loi concernant les pauvres était trop sévère, et que ceux qui abandonnaient leurs femmes en les laissant aux frais de la paroisse étaient plus à plaindre qu'à blâmer, en ce qu'ils avaient dû nécessairement beaucoup souffrir, M. Bumble se trouva près de la buanderie où les femmes du dépôt lavaient ordinairement le linge de la paroisse, et la conversation lui sembla sur un diapason plus haut que de coutume.
—Hom! fit le digne homme reprenant cet air de dignité qui lui était naturel, ces pauvresses, du moins, continueront de respecter mes prérogatives. Eh bien! que signifie ce bruit! Allez-vous bientôt vous taire, vous, vieilles sorcières!
Disant cela, M. Bumble ouvrit la porte et s'avança d'un air courroucé; mais à peine eut-il fait quelques pas qu'il se radoucit en apercevant son épouse, qu'il ne s'attendait pas à rencontrer là.
—Ma chère amie, dit-il, je ne vous savais pas ici.
—Vous ne saviez pas! reprit l'aimable dame; et qu'y venez-vous faire vous-même?
—Je pensais qu'elles parlaient trop pour bien faire leur ouvrage, ma chère amie, répondit M. Bumble regardant d'un air effaré deux vieilles femmes occupées à savonner dans un baquet et se communiquant leur étonnement au sujet de l'humilité du maître du dépôt.
—Vous pensiez qu'elles parlaient trop, n'est-ce pas? dit la matrone. Et de quoi vous mêlez-vous?
—Mais, ma chère amie! . . . reprit humblement M. Bumble.
—Encore une fois, de quoi vous mêlez-vous? demanda la matrone.
—Il est vrai que vous êtes la maîtresse ici, répondit celui-ci du même ton; mais je pensais que vous pouviez bien ne pas y être en ce moment.
—Voulez-vous que je vous dise, monsieur Bumble, reprit la dame, nous n'avons nullement besoin de vous ici, et vous aimez trop à fourrer votre nez dans les choses qui ne vous regardent pas. Il n'y a pas une seule personne dans cette maison qui ne se moque de vous aussitôt que vous avez le dos tourné; et par vos niaiseries vous vous rendez si ridicule que vous êtes la risée de tout le monde à chaque instant du jour. Allons, sortez d'ici!
À la vue des deux vieilles pauvresses qui ricanaient entre elles, M. Bumble éprouva un serrement de cœur et il hésita un instant; mais son épouse, dont l'impatience ne souffrait point de retard, saisit une cuiller à pot, la plongea dans l'eau de savon, et, lui montrant du doigt la porte, elle lui ordonna de sortir, sous peine de recevoir le liquide sur sa noble personne.
Que pouvait faire M. Bumble? Il regarda autour de lui d'un air contrit et fila bien vite. À peine avait-il passé le seuil de la porte que les éclats de rire des deux vieilles redoublèrent avec plus de force qu'auparavant. Il les entendit et en fut pénétré jusqu'au fond du cœur. Il ne manquait plus que cela. Il était dégradé à leurs yeux; il avait perdu son aplomb et son autorité sur les pauvres de l'établissement; il était tombé du faîte des grandeurs et de la splendeur du bedléisme à l'état le plus avilissant de mari mené par sa femme.
—Et tout cela dans l'espace de deux mois! dit M. Bumble l'esprit plein de ces tristes pensées. Deux mois!
C'en était trop: M. Bumble donna un soufflet au petit garçon qui lui ouvrit la grande porte, car au milieu de ses rêveries il était arrivé sous le portail, et il s'élança dans la rue.
Il marcha comme un fou, prenant tantôt à gauche, tantôt à droite, jusqu'à ce que l'air et l'exercice l'eussent un peu calmé: alors il se sentit altéré. Il passa devant plusieurs tavernes sans qu'elles attirassent son attention; et en apercevant une entre autres située dans un enfoncement, il s'y arrêta.
Un homme y était assis à une table: il était brun et d'assez belle taille; un long manteau couvrait ses épaules et lui cachait une partie du visage. Il avait l'air étranger en ces lieux, et, à voir l'égarement de ses yeux et la poussière de sa chaussure, il était facile de deviner qu'il venait de loin. Il jeta un regard oblique sur M. Bumble; mais à peine s'il daigna rendre le salut que lui fit ce dernier.
Il arriva cependant (ce qui arrive assez souvent quand des hommes se rencontrent en de telles circonstances) que M. Bumble ne put s'empêcher de jeter, de temps à autre, un regard furtif sur l'inconnu; et chaque fois que cela lui arrivait, il ramenait bien vite ses yeux sur le journal: confus de voir que, dans le même moment, celui-ci le regardait de la même manière.
Lorsque leurs yeux se furent ainsi rencontrés plusieurs fois, l'inconnu rompit enfin le silence.
—Est-ce moi que vous cherchiez, dit-il d'une voix sombre, lorsque vous avez mis la tête à la fenêtre?
—Non pas que je sache, à moins que vous ne soyez M . . ...
Ici M. Bumble s'arrêta tout court; car il aurait voulu savoir le nom de l'inconnu, et il pensait que, dans son impatience, celui-ci finirait la phrase en se nommant.
—Je vois maintenant que ce n'est pas moi que vous cherchiez, reprit l'autre avec un air de dédain; sans quoi vous sauriez mon nom.
—Je n'ai pas eu l'intention de vous offenser, jeune homme! observa M. Bumble avec dignité.
—Et je ne m'en offense pas non plus, repartit l'autre.
Il s'ensuivit un court silence, que l'étranger rompit de nouveau.
—Il me semble vous avoir déjà vu, dit-il; vous aviez un autre costume alors. J'ai seulement passé près de vous dans la rue, mais je crois bien vous reconnaître . . . N'avez-vous pas été autrefois bedeau de cette paroisse?
—Oui, répondit M. Bumble un peu surpris, bedeau paroissial.
—Justement, reprit l'autre en branlant la tête. C'est bien sous ce costume que je vous ai vu . . . Qu'êtes-vous maintenant?
—Maître du dépôt de mendicité, jeune homme! répliqua M. Bumble appuyant avec emphase sur chaque mot.
—Vous avez toujours le même œil à vos intérêts que jadis, à n'en pas douter? demanda l'inconnu regardant fixement M. Bumble. Ne craignez pas de répondre franchement. Vous voyez que je vous connais passablement bien.
—Un homme marié peut, aussi bien qu'un célibataire, ce me semble, détourner un sou à son profit, surtout quand c'est par des moyens honnêtes, repartit M. Bumble regardant l'autre de la tête aux pieds avec une évidente perplexité. Les officiers paroissiaux ne sont pas assez bien salariés pour refuser quelques petits profits quand ils se présentent à eux d'une manière convenable.
L'inconnu sourit en branlant de nouveau la tête, comme pour dire qu'il avait bien deviné son homme, et il tira le cordon de la sonnette.
—Remplissez cela! dit-il donnant au garçon le verre de M. Bumble. Fort et chaud! C'est ainsi que vous l'aimez, je crois?
—Pas trop fort, dit M. Bumble affectant de tousser avec peine.
—Vous comprenez ce que cela veut dire, garçon? reprit sèchement l'inconnu.
Celui-ci sortit en souriant et reparut bientôt avec un verre de grog d'où s'élevait une vapeur épaisse qui fit venir les larmes aux yeux de M. Bumble aussitôt qu'il y eut porté les lèvres.
—Maintenant écoutez-moi, dit l'inconnu après avoir fermé avec soin la porte, puis la fenêtre de la salle. Je suis venu aujourd'hui dans ce pays dans l'intention de vous trouver; et, par une de ces chances que le hasard jette quelquefois sur les pas de ses amis, vous entrez précisément dans la salle où je suis et au moment même où je pensais le plus à vous . . . J'ai besoin de quelques renseignements, et, bien qu'ils soient de peu d'importance, je ne vous les demande pas pour rien.
En même temps il posa sur la table deux souverains; et lorsque, après avoir examiné chaque pièce l'une après l'autre pour s'assurer si elles étaient de bon aloi, M. Bumble les eut mises, avec une satisfaction évidente, dans la poche de son gilet, il continua ainsi:
Tâchez de vous rappeler. Attendez un peu . . . il y a eu douze ans l'hiver dernier; le lieu de la scène, le dépôt de mendicité; l'instant . . . la nuit; et l'endroit, le sale trou, quelque part qu'il soit, où de misérables procurent la vie à de petits braillards . . .
—Vous voulez dire, je pense, la salle d'accouchement? demanda M. Bumble, qui avait peine à suivre la description de l'inconnu.
—Oui, dit l'autre; un garçon y est né?
—Plusieurs garçons, observa M. Bumble secouant la tête d'un air grave.
—Je parle d'un petit gamin, pâle et chétif . . . qui avait l'air d'une sainte n'y touche . . . qu'on avait mis en apprentissage ici chez un fabricant de cercueils, et qui s'est sauvé à Londres, à ce qu'on croit.
—Ah! vous voulez parler d'Olivier . . . du jeune Twist?
—Ce n'est pas de lui que je veux parler, j'en sais déjà assez comme ça sur son compte, reprit l'inconnu arrêtant M. Bumble au commencement d'une tirade dans laquelle il allait relater tous les vices d'Olivier, c'est d'une femme . . . vous savez, la vieille sorcière qui a enseveli la mère de cet enfant et qui a assisté à ses derniers moments . . . ou est-elle?
—Il me serait assez difficile de vous dire où elle est maintenant! répondit M. Bumble, que le grog avait rendu facétieux. En quelque endroit qu'elle soit allée, d'une manière ou d'autre, il y a gros à parier qu'elle est sans emploi.
—Que voulez-vous dire? demanda l'autre d'un air sévère.
—Qu'elle est morte l'hiver dernier, répliqua M. Bumble.
L'inconnu le regarda fixement à cette nouvelle. Il sembla douter pendant quelque temps s'il devait se réjouir ou s'affliger de ce qu'il venait d'apprendre.
M. Bumble, qui était assez rusé, vit tout d'abord qu'il s'agissait d'un secret dont son épouse était dépositaire, et qu'une occasion se présentait pour elle de gagner de l'argent en le révélant. Il se rappelait fort bien le soir que la vieille Sally était morte, et il avait une bonne raison pour s'en souvenir, c'était ce même soir qu'il s'était déclaré à madame Corney; et, bien que cette dame ne lui eût jamais confié ce secret, dont elle seule avait connaissance, il en savait assez pour deviner qu'il avait rapport à quelque chose qui se serait passé entre la jeune mère d'Olivier et la vieille qui, en qualité de garde-malade du dépôt, avait assisté à ses derniers moments. Cette circonstance lui étant revenue tout à coup à l'esprit, il informa l'inconnu avec un air de mystère qu'une femme avait eu un entretien avec la vieille garde-malade un quart d'heure avant que celle-ci mourût; et qu'elle pourrait, comme il avait raison de le croire, satisfaire sa curiosité au sujet de ses recherches.
—Et comment la trouverai-je? demanda celui-ci se trahissant lui-même en laissant voir clairement ses craintes.
—Seulement par moi, répondit ce dernier.
—Quand cela? s'écria vivement l'inconnu.
—Demain, repartit M. Bumble.
—À neuf heures du soir, reprit l'autre tirant de sa poche un petit morceau de papier sur lequel il écrivit une adresse.
Disant cela, il se dirigea vers la porte après s'être arrêté un instant au comptoir pour payer ce qu'ils devaient.
En jetant un coup d'œil sur l'adresse, le fonctionnaire paroissial remarqua que le nom de l'inconnu n'y était point. Il courut après lui pour le lui demander.
—Eh bien! qu'est-ce que c'est que cela? s'écria celui-ci se retournant subitement au moment où M. Bumble lui toucha le bras; vous me suivez, je crois!
—C'est seulement pour vous faire une question, reprit l'autre montrant du doigt le petit morceau de papier. Quel nom dois-je demander?
—Monks! répliqua l'inconnu, et il s'éloigna rapidement.
XXXVII. —De ce qui se passa entre Monks et les époux Bumble le soir de leur entrevue.
Il faisait une chaleur étouffante, le ciel était couvert de nuages d'où s'échappaient déjà de larges gouttes d'eau, quand M. et madame Bumble dirigèrent leurs pas vers la maison du bord de l'eau, distante d'environ une demi-lieue de la ville.
Ils s'étaient affublés tous deux de vieux manteaux. Ils avancèrent ainsi en silence: de temps en temps M. Bumble ralentissant sa marche et tournant la tête pour s'assurer si sa compagne le suivait; et, s'apercevant que celle-ci était sur ses talons, il redoublait de vitesse pour gagner au plus tôt le lieu du rendez-vous.
Ce n'était qu'un assemblage confus de misérables cabanes situées pour la plupart à quelques pas du bord de l'eau: les unes bâties en briques mal jointes, les autres de planches de bateau pourries ou vermoulues. Quelques barques trouées, couchées sur la vase et amarrées au petit mur bordant le quai, une rame et des cordages étendus çà et là sur le rivage, semblaient indiquer, dès l'abord, que les habitants de ces pauvres demeures avaient quelque occupation sur la rivière; mais un seul coup d'œil suffisait au passant pour deviner que ces objets, inutiles et hors d'état de servir, étaient déposés là plutôt pour sauver les apparences que dans un but d'utilité quelconque.
Au beau milieu de cet amas de bicoques, et si près de la berge que les étages supérieurs dominaient la rivière, était un grand bâtiment ayant servi autrefois de manufacture, et qui avait dû, dans le temps, fournir de l'occupation aux habitants des maisons circonvoisines; mais depuis longtemps il était tombé en ruines. Les rats, les vers, ainsi que l'humidité, avaient affaibli et pourri les pieux qui le soutenaient, et une grande partie avait croulé dans l'eau; tandis que l'autre, affaissée sous son poids, semblait épier une occasion favorable pour en faire autant.
Ce fut devant cette maison que le digne couple s'arrêta comme les premiers roulements du tonnerre se faisaient entendre au loin, et que la pluie commençait à tomber par torrents.
—Ce doit être ici quelque part, dit M. Bumble consultant un petit morceau de papier qu'il tenait à la main.
—Ohé! s'écria une voix au-dessus de lui.
M. Bumble leva la tête et aperçut, au second étage, un homme regardant par une porte à hauteur d'appui.
—Attendez un instant, s'écria de nouveau la voix; je suis à vous dans la minute. Disant cela, il disparut et la porte se referma aussitôt.
—Est-ce lui? demanda la femme.
M. Bumble fit un signe de tête affirmatif.
—Alors, rappelez-vous ce que je vous ai dit, observa la matrone, et faites attention de parler le moins possible si vous ne voulez nous trahir tout d'un coup.
M. Bumble, qui avait considéré la maison d'un œil pitoyable, allait sans doute exprimer quelque doute sur la nécessité d'aller plus loin, lorsqu'il en fut empêché par la présence de Monks, qui ouvrit une petite porte près de laquelle ils se trouvaient, et leur fit signe d'entrer.
—Allons! s'écria-t-il d'un ton d'impatience en frappant du pied contre terre, ne me faites pas attendre là une heure!
La femme, qui d'abord avait hésité, entra hardiment, sans se faire prier davantage; et M. Bumble, qui eût été honteux ou qui eût craint de rester en arrière, suivit son aimable moitié d'un pas incertain, qui prouvait assez qu'il était très mal à son aise, ayant perdu pour le quart d'heure cette assurance et cette dignité qui le caractérisaient si bien en toute autre circonstance.
—Qu'aviez-vous donc à rester ainsi à la pluie? dit Monks se tournant vers Bumble après avoir fermé la porte aux verrous derrière lui.
—Nous nous . . . rafraîchissions, balbutia celui-ci en jetant un regard inquiet autour de lui.
—Vous vous rafraîchissiez! répliqua Monks. Jamais toutes les pluies qui sont tombées depuis la création du monde (quand vous y joindriez celles qui doivent tomber jusqu'à la fin des siècles) ne seraient capables d'éteindre une parcelle du feu qui vous consumera dans l'enfer.
Ayant dit ces paroles gracieuses, Monks se tourna brusquement vers la matrone et la regarda fixement; de sorte que celle-ci, qui pourtant ne se laissait pas facilement intimider, fut obligée de baisser les yeux.
—C'est bien la femme dont vous m'avez parlé? demanda Monks.
—Hum! fit Bumble se souvenant des recommandations de son épouse. C'est elle-même.
—Vous pensez peut-être que les femmes ne peuvent pas garder un secret? dit la matrone s'adressant à Monks, qu'elle regarda fixement à son tour.
—Je sais qu'il en est un qu'elles sauront toujours garder jusqu'à ce qu'on le découvre, dit Monks d'un air de mépris.
—Et quel est-il, s'il vous plaît? demanda la matrone.
—La perte de leur réputation, reprit Monks, vous comprenez . . .
—Non, repartit la matrone rougissant tant soit peu.
—Il n'y a pas de doute à cela, répliqua Monks d'un air moqueur, comment pourriez-vous comprendre?
Et leur ayant de nouveau fait signe de le suivre, il traversa précipitamment plusieurs grandes pièces dont le plafond était fort bas; et il allait monter un escalier rapide, ou plutôt une échelle conduisant à l'étage au-dessus, lorsqu'un éclair en sillonna l'entrée, et fut aussitôt suivi d'un coup de tonnerre qui ébranla la vieille masure jusque dans ses fondements.
—Ecoutez! s'écria-t-il reculant d'horreur. Ce bruit me fait mal! . . .
Il garda le silence pendant quelques minutes, et, ôtant tout à coup ses mains de devant ses yeux, M. Bumble vit avec une surprise et une frayeur indicibles que son visage était décomposé et presque noir.
—Ces accès me prennent de temps en temps, dit Monks remarquant la frayeur de Bumble; et bien souvent c'est le tonnerre qui en est cause.
Disant cela, il monta le premier à l'échelle; et lorsqu'il fut dans la chambre où elle conduisait, il en ferma aussitôt les volets et baissa une lanterne qui pendait au bout d'une corde par le moyen d'une poulie assujettie à une des énormes poutres du plafond.
—Maintenant, dit Monks lorsqu'ils se furent assis tous trois, plus tôt nous parlerons affaires et mieux cela vaudra pour nous tous. Cette femme sait ce qui l'amène ici, n'est-ce pas?
La question s'adressait à Bumble, mais la femme s'empressa de répondre qu'elle en était instruite.
—Vous étiez avec la vieille sorcière en question, le soir qu'elle est morte, et . . . elle vous a dit quelque chose? . . .
—Au sujet de la mère de cet enfant que vous connaissez? interrompit la matrone. Oui, c'est la vérité.
—La première question est de savoir de quelle nature était sa confidence, dit Monks.
—Non pas! observa la matrone d'un air délibéré; ce n'est que la seconde. La première question est de savoir ce que vous donnerez pour en avoir connaissance.
Mais madame Bumble n'était pas femme à se démonter facilement; elle aimait mieux un tiens quelconque que tous les tu l'auras du monde. Aussi joua-t-elle serré avec son adversaire; celui-ci eut beau marchander, faire l'indifférent, paraître ne se soucier que médiocrement du secret, la matrone ne voulut point démordre des vingt-cinq livres sterling en or qu'elle demandait. Enfin, il fallut se soumettre, faire contre fortune bon cœur.
—A quoi cela m'avancera-t-il, si je paye pour rien? dit Monks avec quelque hésitation.
—Vous pourrez reprendre votre argent, répondit la matrone. Je ne suis qu'une faible femme, seule, sans appui.
M. Bumble voulut ici placer son mot.
—Taisez-vous, dit Monks d'un ton d'autorité.
Disant cela, il tira de sa poche un sac de toile, et compta sur la table vingt-cinq souverains, qu'il donna ensuite à la matrone.
—Maintenant, dit-il, empochez cela! et lorsque ce maudit coup de tonnerre que je sens approcher aura éclaté sur l'exécrable cassine, racontez-nous ce que vous savez.
Le tonnerre, qui se faisait entendre avec plus de force qu'auparavant, et qui semblait vouloir éclater sur la maison et la réduire en poudre, ayant enfin cessé, Monks, qui pendant ce temps s'était couvert la figure de ses deux mains et avait la tête appuyée sur la table se releva quand le danger fut passé et se pencha en avant pour écouter ce que la femme allait dire.
—Lorsque la vieille Sally mourut, c'est ainsi que s'appelait cette femme, dit la matrone, j'étais seule avec elle.
—N'y avait-il point quelqu'un tout près, demanda Monks à voix basse, quelque autre malade ou quelque idiote couchée dans la même chambre, laquelle aurait pu entendre, et, par conséquent, comprendre? . . .
—Il n'y avait pas une âme, répliqua la matrone. Nous étions tout à fait seules. J'étais à son chevet quand elle rendit le dernier soupir.
—Bien, dit Monks regardant fixement la matrone.
—Elle m'a parlé d'une jeune fille, poursuivit la matrone, qui accoucha, quelques années auparavant, non seulement dans la même chambre, mais encore dans le même lit.
—Comme les choses se découvrent pourtant, à la fin! dit Monks visiblement agité. N'est-ce pas étonnant?
—L'enfant à qui cette jeune fille donna le jour est le petit garçon dont vous lui avez parlé hier, reprit la matrone tournant la tête vers son mari. La mère de cet enfant (la jeune fille en question) a été volée par la vieille Sally la garde-malade.
—Lorsqu'elle vivait? demanda Monks.
—Non, après sa mort! répliqua l'autre frémissant involontairement. Cette jeune fille était encore tiède quand la garde détacha du cadavre de la jeune mère ce que celle-ci, jusqu'à son dernier moment, l'avait priée de garder pour le bien de son enfant.
—Elle l'aura vendu, sans doute! s'écria Monks hors de lui. L'a-t-elle vendu? . . . Où? . . . Quand? . . . À qui? . . . Y a-t-il longtemps? . . .
—Comme elle pouvait à peine articuler ces mots, quand elle m'a confié cela, dit la matrone, elle est morte sans m'en dire davantage.
—Sans en dire davantage! s'écria Monks d'un air furieux. C'est un mensonge! Je ne souffrirai pas que vous me trompiez! Elle en a dit davantage! Je vous arracherai la vie à tous deux, si vous ne me dites ce que c'était!
—Je vous assure encore une fois qu'elle ne m'a pas dit un seul mot de plus, reprit celle-ci avec un sang-froid que M. Bumble était loin de partager; mais, d'une main à moitié fermée, elle me prit par ma robe et m'attira près d'elle, et lorsque je vis qu'elle était morte, je m'aperçus, en retirant ma robe d'entre ses doigts, qu'elle tenait un morceau de papier tout crasseux.
—Qui contenait? . . . interrompit brusquement Monks.
—Rien du tout, répliqua la matrone, c'était une reconnaissance du Mont-de-Piété.
—Pour quel objet? . . . demanda Monks.
—Vous le saurez tout à l'heure, répondit la femme. J'ai tout lieu de croire qu'elle avait d'abord gardé l'objet pendant quelque temps, dans l'espoir, sans doute, d'en tirer un plus grand profit, et qu'elle le mit ensuite en gage, ayant soin, sur l'argent qu'elle en aura reçu, d'épargner de quoi payer, chaque année, les intérêts, afin de pouvoir le retirer en cas de besoin. Elle est donc morte, comme je viens de vous le dire, tenant fortement serré dans sa main ce morceau de papier tout sale et tout déchiré. Comme il ne s'en fallait que de trois jours pour que l'année fût écoulée, j'ai pensé que je pourrais moi-même un jour en tirer avantage et j'ai dégagé l'objet.
—Où est-il maintenant? demanda Monks avec impatience.
—Le voici, répliqua la matrone. Et comme s'il lui eût tardé d'en être débarrassée, elle jeta vivement sur la table un petit sac de peau à peine assez grand pour contenir une montre de femme. Monks s'en empara aussitôt, et, l'ouvrant d'une main tremblante, il en tira un petit médaillon en or contenant deux boucles de cheveux et une alliance toute simple.
—Le mot Agnès est gravé à l'intérieur de la bague, dit la matrone. Le nom de famille est laissé en blanc: mais il y a la date, qui est, je crois, un an avant l'époque de la naissance de l'enfant. J'ai découvert cela.
Est-ce là tout? dit Monks après avoir examiné attentivement les objets.
—C'est tout, répondit la femme . . . Je ne sais rien de cette histoire, au-delà de ce que je puis deviner, dit la dame s'adressant à Monks après un instant de silence. Je ne désire pas non plus en savoir davantage, car ce ne serait peut-être pas prudent, et je crains bien qu'il n'y ait rien à gagner . . . mais il m'est bien permis de vous faire deux questions, n'est-ce pas?
—Sans doute, répliqua Monks un tant soit peu surpris; mais que j'y réponde ou non, c'est une autre question.
—Ce qui fait trois questions, observa M. Bumble voulant faire le plaisant. —Est-ce là tout ce que vous désiriez de moi? demanda la matrone.
—C'est tout, répondit Monks. Et puis quoi, encore?
—Ce que vous vous proposez d'en faire peut-il me porter préjudice?
—Jamais, reprit Monks, pas plus qu'à moi . . . Regardez! mais ne faites pas un seul pas en avant, ou c'en serait fait de vous pour toujours!
Disant ces mots, il poussa la table de côté, et passant sa main dans un anneau de fer fixé dans le plancher, lâcha une trappe qui s'ouvrit justement aux pieds de M. Bumble; ce qui effraya tellement ce dernier, qu'il recula précipitamment.
—Jetez un coup d'œil au fond, dit Monks baissant la lanterne dans le gouffre. N'ayez pas peur de moi! J'aurais pu vous faire descendre la garde bien tranquillement, quand vous étiez tous deux assis dessus, si telle avait été mon intention.
Rassurée par ces paroles, la matrone approcha jusque sur le bord du précipice; et M. Bumble lui-même, poussé par la curiosité, en fit autant. L'eau bourbeuse, grossie par la pluie, coulait rapidement au-dessous et faisait un tel bruit en se brisant contre les piliers verdâtres qui soutenaient l'édifice, qu'il était impossible de s'entendre.
—Si l'on précipitait un homme au fond de ce gouffre, où pensez-vous qu'on doive retrouver son cadavre demain matin? dit Monks secouant la corde au bout de laquelle était attachée la lanterne.
—A douze milles d'ici, et coupé en morceaux, qui plus est, répliqua Bumble reculant d'horreur à cette seule pensée.
Monks tira de sa poche le petit sachet qu'il y avait mis à la hâte, et l'attachant solidement avec une ficelle à un morceau de plomb qui était par terre, dans un coin de la chambre, il le jeta dans la rivière.
Ils se regardèrent tous trois, et parurent soulagés d'un poids énorme.
—Voilà ce que c'est! dit Monks fermant la trappe. Si la mer rejette ses cadavres sur le rivage, comme certains écrivains le prétendent, elle garde au moins l'or et l'argent; et je ne doute pas que cette bagatelle n'y reste ensevelie pour toujours . . . Nous n'avons rien de plus à nous dire, ainsi nous pouvons nous séparer.
—Comme de raison! s'empressa de dire M. Bumble.
—Vous saurez retenir votre langue, j'espère? dit Monks lançant à ce dernier un regard menaçant; je n'ai pas besoin de faire cette recommandation à votre femme, je suis sûr qu'elle gardera le secret.
—Vous pouvez compter sur moi, jeune homme! répliqua M. Bumble.
Ce fut fort heureux pour M. Bumble que la conversation finît là, car il se trouvait en ce moment si près de l'échelle qu'il s'en fallait de bien peu qu'il ne tombât, la tête la première, dans la pièce au-dessous. Il alluma sa lanterne à celle que Monks détacha de la corde; et, ne cherchant nullement à prolonger l'entretien, il descendit en silence, suivi de sa femme. Monks descendit le dernier.
A peine furent-ils dehors, que Monks, qui n'aimait point sans doute à rester seul, appela un petit garçon qui s'était tenu caché quelque part dans le bas de la maison; et lui ayant dit de prendre de la lumière et de marcher le premier, il retourna à la chambre qu'il venait de quitter.
XXXVIII. —Le lecteur se retrouve avec d'anciennes connaissances. —Monks et Fagin se concertent entre eux.
Il pouvait être environ sept heures du soir, le lendemain même du jour où les trois dignes personnages dont il est fait mention dans le chapitre précédent réglèrent ensemble leurs petites affaires, quand Guillaume Sikes, s'éveillant tout à coup, demanda d'un ton bourru quelle heure il était.
Coiffé d'un sale bonnet de coton et enveloppé dans sa grande-redingote blanche, à défaut de robe de chambre, le brigand reposait tranquillement sur son lit. Une barbe dure et épaisse, qui n'avait pas été faite depuis huit jours, jointe à la teinte cadavéreuse de son visage, ajoutait à la férocité de ses traits. Le chien était couché au chevet du lit, tantôt regardant son maître d'un œil pensif, et tantôt dressant les oreilles ou grognant sourdement, selon que quelque bruit attirait son attention. Auprès de la fenêtre était une jeune femme occupée à raccommoder un vieux gilet qui formait une partie de l'habillement du voleur. Elle était si pâle et si défaite, à force de veilles et de privations, que, sans le son de sa voix, au moment où elle répondit à la question de Sikes, on eût eu beaucoup de peine à reconnaître en elle cette même Nancy qui a déjà figuré dans le cours de cette histoire.
—Sept heures viennent de sonner à l'instant, dit la jeune fille; comment te trouves-tu ce soir, Guillaume?
—Aussi faible que de l'eau, répliqua Sikes. Voyons, donne-moi la main et aide-moi à sortir de cet infernal lit, d'une manière ou d'autre!
La maladie de Sikes n'avait pas adouci son caractère; car, au moment où Nancy, l'ayant aidé à se lever, le conduisait vers une chaise, il fit des imprécations contre sa maladresse, et il la frappa.
—Ne vas-tu pas pleurnicher? dit-il; ôte-toi de là, si tu veux r'nifler! Si tu n'peux rien faire de mieux, décampe au plus vite! Entends-tu?
—Pourquoi donc, Guillaume? demanda celle-ci posant sa main sur l'épaule de Sikes; tu n'as pas l'intention de me maltraiter ce soir, je pense?
—Non! . . . Et pourquoi pas? s'écria Sikes.
—Tant de nuits, reprit la fille avec une expression de tendresse qui donnait de la douceur même à sa voix, tant de nuits que j'ai passées près de toi à te soigner, comme si tu étais un enfant! . . . Et pour la première fois aujourd'hui que je te vois un peu toi-même, je suis sûre que tu ne m'aurais pas traitée comme tu viens de le faire, si tu avais pensé à cela, n'est-ce pas? Voyons, Guillaume, parle franchement!
—Eh bien! je ne dis pas non, répliqua Sikes, certainement je ne l'aurais pas fait . . . Allons, peste soit la fille, la voilà qui pleurniche encore!
—Ce n'est rien, dit celle-ci se laissant tomber sur une chaise, ne fais pas attention à moi; . . . c'est l'affaire d'un rien . . . ce sera bientôt passé.
—Qu'est-ce qui sera bientôt passé? demanda Sikes d'un air furieux; qu'est-ce qui te prend maintenant? Lève-toi, voyons! promène-toi par la chambre, et ne viens pas m'emberlificoter avec tes niaiseries de femme!
En toute autre circonstance, cette remontrance faite d'un ton si péremptoire eût sans doute produit son effet; mais la jeune fille, affaiblie par les veilles et épuisée de fatigue, laissa tomber sa tête sur le dos de sa chaise avant que Sikes eût eu le temps de débiter le chapelet de jurons qu'il avait tout prêts en pareil cas. Ne sachant que faire en cette occurrence, car les convulsions de mademoiselle Nancy étaient de telle nature que tout secours était superflu, Sikes essaya un blasphème; et, voyant que ce genre de traitement n'était rien moins qu'efficace, il appela du secours.
—Qu'y a-t-il donc, mon cher? dit le juif ouvrant la porte de la chambre.
—Ne pouvez-vous porter secours à cette fille? dit Sikes d'un air impatient . . . au lieu d'être là à babiller et à me regarder comme un évènement!
Fagin s'approcha aussitôt de Nancy avec une exclamation de surprise, tandis que Jack Dawkins, autrement le fin Matois, qui avait suivi son vénérable ami, posa promptement à terre un paquet dont il était chargé, et prenant une bouteille des mains de maître Bates, qui entra derrière lui, il la déboucha en un clin d'œil avec ses dents, et versa une partie de la liqueur qu'elle contenait dans le gosier de la jeune fille; après y avoir toutefois goûté lui-même, de peur de méprise.
—Donnez-lui une bouffée d'air avec le soufflet, Charlot! dit Dawkins; et vous, Fagin, tapez-lui dans la main, tandis que Guillaume la délacera!
Ces secours, administrés à propos et avec zèle, surtout ceux qui étaient du ressort de maître Bates, qui paraissait prendre un plaisir tout particulier à s'acquitter consciencieusement de son devoir, ne furent pas longtemps à produire l'effet qu'on en attendait: Nancy recouvra peu à peu ses sens, et, se traînant sur une chaise qui était au chevet du lit, elle se cacha le visage sur l'oreiller, laissant entièrement le soin de confronter les nouveaux venus à Sikes, un peu étonné de leur visite inattendue.
—Comment se fait-il que vous soyez venus? demanda-t-il à Fagin. Quel mauvais vent vous a soufflés ici?
—Ce n'est pas un mauvais vent, mon cher, répondit le juif, car un mauvais vent ne souffle jamais rien de bon pour qui que ce soit, et je vous ai apporté quelque chose de bon qui vous réjouira la vue. Matois, mon ami, défais ce paquet, et donne à Guillaume ces petites friandises pour lesquelles nous avons dépensé tout notre argent ce matin.
A la demande de Fagin, le Matois, dénouant le paquet, qui formait un assez gros volume et qui était enveloppé d'une vieille nappe, passa les objets qu'il contenait, un par un, à Charlot Bates, qui en fit l'éloge en même temps qu'il les posa sur la table.
—Ah! fit le juif se frottant les mains avec un air de satisfaction, voilà, j'espère, de quoi vous remettre! Ça va vous rétablir, ça, Guillaume!
—Tout cela est bel et bon, dit celui-ci; mais il me faut de la bille ce soir même!
—Je n'ai pas une seule pièce de monnaie sur moi, reprit le juif.
—Vous en avez chez vous à remuer à la pelle, répliqua Sikes, et c'est de là qu'il m'en faut!
—À remuer à la pelle! y pensez-vous? s'écria le juif levant les mains au ciel. Le peu que j'ai ne pourrait pas suffire à . . ...
—Je ne sais pas combien vous avez, et je pense bien que vous auriez de la peine à le savoir vous-même, d'autant plus que ça vous demanderait du temps à compter, dit Sikes. Tout ce que je sais, c'est qu'il m'en faut ce soir: c'est positif, cela!
—C'est bien, cela suffit, dit le juif avec un soupir; j'enverrai le Matois tout à l'heure.
—Vous n'en ferez rien du tout, reprit Sikes; le Matois est beaucoup trop matois, et il oublierait peut-être de venir. Il pourrait se faire d'ailleurs qu'il perdit son chemin, ou qu'il fût pris au traquenard, ou toute autre excuse de ce genre, si vous lui en suggérez l'idée. Nancy fera mieux d'aller avec vous le chercher; ce sera bien plus sûr. Je me coucherai et je ferai un somme pendant ce temps-là.
Après avoir bien contesté et marchandé de part et d'autre, le juif réduisit la somme exigée par Sikes de cinq livres à trois livres quatre schellings six pence, protestant avec serment qu'il ne lui resterait qu'un schelling six pence pour vivre à la maison. Sur quoi Sikes ayant répliqué d'un ton bourru que, s'il n'y avait pas moyen d'avoir davantage, il fallait bien s'en contenter, Nancy se prépara à sortir avec Fagin, tandis que le Matois et maître Bates rangèrent les comestibles dans le buffet.
Le juif alors, prenant congé de son intime ami, s'en retourna chez lui accompagné de ses élèves et de Nancy; et Sikes, resté seul, se jeta sur son lit et se disposa à dormir pour passer le temps jusqu'au retour de la jeune fille.
Ils arrivèrent à temps à la demeure du juif, où ils trouvèrent Toby Crackit et le sieur Chitling en train de faire leur quinzième partie de piquet.
—Est-il venu quelqu'un, Toby? demanda le juif.
—Je n'ai vu âme qui vive, répondit le sieur Crackit tirant le col de sa chemise. C'était aussi triste que de la piquette.
Le juif ayant fait remarquer à ses amis qu'il était grandement temps d'aller à la besogne, car il était dix heures, et il n'y avait encore rien de fait, ils partirent pour se distribuer leurs quartiers respectifs.
—Maintenant, dit le juif quand ils eurent quitté la chambre, je m'en vais te chercher cet argent, Nancy. Ceci est la clef de la petite armoire où je serre toutes les choses que mes jeunes gens m'apportent. Je n'enferme jamais mon argent à clef, ma chère; car je n'en ai jamais assez pour cela, ah! ah! ah! . . . Non certes, ma chère, je n'en ai pas du tout même . . . C'est un pauvre commerce que le nôtre, Nancy! il n'y a pas à s'en louer, tant s'en faut! Et si ce n'était que j'aime les jeunes gens comme je le fais, il y a déjà longtemps que j'y aurais renoncé . . . Mais je les aide, ma chère, je les soutiens, Nancy; j'en ai toute la charge, ma fille. Chut! dit-il fourrant précipitamment la clef dans son sein, qui ce peut-il être? écoute!
La jeune fille, qui était assise les bras croisés et les coudes appuyés sur le bord de la table, affecta la plus grande indifférence quant à l'arrivée d'un tiers, et parut se soucier fort peu de savoir quelle était la personne qui venait à cette heure, quand, le chuchotement d'une voix d'homme ayant frappé son oreille, elle ôta sur-le-champ son chapeau et son châle avec la rapidité de l'éclair, les jeta sous la table, se plaignant de la chaleur d'un ton langoureux qui contrastait singulièrement avec la promptitude de ses mouvements, mais ce dont le juif ne put s'apercevoir, ayant le dos tourné en ce moment.
—Ah! ah! dit-il comme s'il eût été contrarié de la visite de l'importun, c'est l'homme que j'attendais . . . Il va descendre ici, Nancy. Tu n'as pas besoin de parler de cet argent en sa présence, entends-tu? . . . Il ne restera pas longtemps, ma chère . . . dix minutes tout au plus.
Le juif prit la chandelle et alla ouvrir la porte au visiteur.
—C'est une de mes petites jeunesses, dit le juif voyant Monks (car c'était lui-même) reculer à l'aspect de la jeune fille. Reste là, Nancy!
Cette dernière se rapprochant de la table regarda Monks d'un air insouciant et baissa aussitôt les yeux; mais, comme il se fut tourné vers le juif pour lui adresser la parole, elle lui lança à la dérobée un nouveau regard, si différent du premier, si vif et si pénétrant que, s'il y avait eu là quelqu'un pour en remarquer la différence, il eût eu beaucoup de peine à croire qu'ils provinssent de la même personne.
—Avez-vous quelque nouvelle à m'apprendre? demanda le juif.
—Oui, une bien grande! répondit Monks.
—Et . . . bonne, sans doute? demanda le juif en hésitant comme s'il eût craint de déplaire à l'autre par un excès de curiosité.
—Pas mauvaise, tant s'en faut! répliqua Monks en souriant. J'ai été assez heureux cette fois. Je voudrais vous dire deux mots en particulier.
Nancy s'approcha de nouveau de la table et n'offrit point de se retirer, bien qu'elle s'aperçût que Monks la montrait du doigt en s'adressant ainsi au juif. Celui-ci craignant sans doute qu'elle ne vînt à parler d'argent s'il essayait de la renvoyer, fit un signe de tête pour désigner l'appartement supérieur, et sortit avec son ami.
Le bruit de leurs pas n'avait pas encore cessé, que la jeune fille avait déjà ôté ses souliers, retroussé sa robe par-dessus sa tête, et écoutait attentivement à la porte. Lorsqu'elle n'entendit plus rien, elle sortit tout doucement, et, montant l'escalier sans faire le moindre bruit, elle fut bientôt perdue dans l'obscurité.
Au bout d'un quart d'heure ou vingt minutes environ, elle descendit aussi légèrement qu'elle était montée et fut bientôt suivie des deux hommes. Monks ne tarda pas à sortir, et le juif remonta l'escalier pour aller chercher l'argent. Au moment où il rentra, la jeune fille mettait son châle et son chapeau pour se préparer à sortir.
—Qu'as-tu donc, Nancy? s'écria le juif reculant d'étonnement aussitôt qu'il eut posé la chandelle sur la table, comme tu es pâle!
—Pâle! s'écria à son tour la jeune fille mettant sa main devant ses yeux, afin de supporter le regard du juif avec plus d'assurance.
—Tu es pâle comme la mort, reprit celui-ci. Que t'est-il donc arrivé?
—Rien du tout . . .. À moins que ce ne soit d'avoir été renfermée pendant tout ce temps dans cette pièce où il fait une chaleur étouffante, repartit nonchalamment la fille. Allons! finissons-en, que je m'en aille!
Fagin remit à Nancy la somme convenue, poussant un soupir à chaque pièce de monnaie qu'il lui mettait dans la main; et, après s'être souhaité réciproquement une bonne nuit, ils se séparèrent.
A peine la jeune fille fut-elle dans la rue, qu'elle se vit obligée de s'asseoir sur le pas d'une porte, incapable qu'elle était de poursuivre son chemin. Tout à coup elle se leva et courut dans une direction tout à fait opposée à la demeure de Sikes, jusqu'à ce qu'épuisée de fatigue et couverte de sueur elle s'arrêta enfin pour reprendre haleine. Alors, comme si elle fût revenue à elle-même, et qu'après s'être remise de son trouble elle eût déploré l'impossibilité d'exécuter un projet qu'elle avait en tête, elle se tordit les bras et pleura amèrement.