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Olivier Twist: Les voleurs de Londres

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XLVI. —Monks et M. Brownlow se rencontrent enfin. Entretien qu'ils eurent ensemble, et de quelle manière il fut interrompu.

Le jour commençait à baisser quand M. Brownlow, descendant d'une voiture de place, frappa doucement à la porte de sa maison. À peine eut-on ouvert, qu'un fort gaillard descendit à son tour et se mit en faction d'un côté du perron, tandis qu'un autre de même stature sauta lestement de dessus le siège où il avait pris place à côté du cocher, et vint se poster vis-à-vis du premier. À un signe de M. Brownlow, ils firent sortir du fiacre un troisième individu, qu'ils introduisirent dans la maison: cet individu n'était autre que Monks.

Ils marchèrent tous trois sans dire mot, et suivirent M. Brownlow dans une petite salle à la porte de laquelle Monks, qui n'était monté qu'avec répugnance, s'arrêta tout court; et les deux hommes regardèrent M. Brownlow comme pour lui demander ce qu'ils avaient à faire.

—Il connaît l'alternative, dit M. Brownlow. S'il hésite ou qu'il veuille s'enfuir, emmenez-le dehors et faites-le arrêter en mon nom.

—Et de quel droit agissez-vous ainsi envers moi? demanda Monks.

—Pourquoi m'y forcez-vous, jeune homme? répliqua M. Brownlow en le regardant fixement. Seriez-vous assez fou pour vous enfuir? Lâchez-le! poursuivit-il, s'adressant aux deux hommes. Maintenant, jeune homme, vous êtes libre d'aller où vous voudrez, et nous de vous suivre; mais je vous jure, par tout ce qu'il y a de plus sacré, qu'aussitôt que vous aurez mis le pied dans la rue, je vous fais arrêter comme faussaire et voleur. Ma résolution est prise! . . .

Monks murmura quelques mots inintelligibles, et parut irrésolu.

—Je vous engage à vous décider promptement, ajouta M. Brownlow. Un seul mot de ma bouche, et l'alternative est perdue pour toujours.

Monks hésita encore.

—Je n'en dirai pas davantage, continua M. Brownlow.

—N'y a-t-il point d'autre alternative? demanda Monks.

—Non, certainement!

Monks regarda le vieux monsieur d'un air inquiet; mais, ne voyant sur son visage que l'expression de la sévérité et de la détermination, il fit quelques pas dans la salle en haussant les épaules, et finit par s'asseoir.

—Fermez la porte en-dehors, dit M. Brownlow aux deux hommes.

Ceux-ci obéirent, et M. Brownlow resta seul avec Monks.

—Voilà de jolis procédés, Monsieur, en vérité, de la part d'un ancien ami de mon père! dit Monks.

—C'est justement parce que j'étais l'intime ami de votre père, reprit M. Brownlow; c'est justement parce que l'espoir de mes jeunes années m'attachait à lui, et que sa sœur, qui est morte le jour même que je devais l'épouser, m'a laissé seul sur cette terre; c'est parce que, encore enfant, il s'est agenouillé avec moi auprès du lit de mort de cet ange de douceur et de bonté qu'il a plu à Dieu de retirer de ce monde à la fleur de son âge; c'est parce que, depuis ce moment, j'ai voué à votre père une amitié que ni ses chagrins ni ses malheurs, n'ont jamais refroidie et qui a duré jusqu'à sa mort; c'est parce que ces souvenirs du passé remplissent mon cœur, que je me sens disposé à vous traiter avec égards.

—Et qu'a de commun mon nom avec ce que vous avez à me dire?

—Rien pour vous, jeune homme, repartit celui-ci, rien pour vous, sans doute; mais beaucoup pour moi, et je suis charmé que vous en ayez pris un autre.

—Tout cela est bel et bon, dit Monks d'un air effronté, tout cela est fort beau, mais où voulez-vous en venir?

—Vous avez un frère, dit avec chaleur M. Brownlow, un frère dont le nom seul, prononcé tout bas à votre oreille quand j'étais derrière vous dans la rue, a suffi pour me faire: suivre de vous malgré la répugnance que vous aviez à le faire.

—Je n'ai point de frère! reprit Monks. Vous n'ignorez pas que je suis fils unique.

—Ecoutez ce que j'ai à vous dire, continua M. Brownlow; cela ne laissera pas que de vous intéresser. Je sais fort bien que vous êtes le seul et l'indigne fruit d'une fatale union qu'un orgueil de famille et un intérêt sordide ont forcé votre père, jeune encore, à contracter.

—Je me soucie fort peu de vos épithètes, interrompit Monks avec un sourire forcé. Vous avouez le fait, et c'est assez.

—Mais je sais aussi quels furent les maux causés par cette fatale union, poursuivit M. Brownlow. Je sais combien fut lourde, pour tous deux, cette chaîne qu'ils durent porter dans le monde, aux yeux de ce monde qui n'avait plus de charme pour eux. Je sais que les froides formalités de l'étiquette furent remplacées par les reproches, que l'indifférence fit place au mépris, le mépris au dégoût, et le dégoût à la haine, jusqu'à ce qu'enfin, ne pouvant plus se supporter l'un l'autre, ils furent obligés de se séparer.

—Eh bien! ils furent séparés, dit Monks. Qu'est-ce que cela prouve?

—Après quelque temps de séparation, reprit M. Brownlow, et quand votre mère, lancée dans le tourbillon du grand monde, eut entièrement oublié l'homme qui lui avait été donné pour mari, et qui était plus jeune qu'elle de onze ans pour moins, celui-ci, qui jusqu'alors avait mené une vie retirée, fit de nouvelles connaissances. Vous savez déjà cela, j'en suis sûr.

—Non pas! dit Monks. Je ne sais rien du tout.

—Votre contenance prouve le contraire, repartit M. Brownlow. Je parle de cela, il y a quinze ans à peu près: vous aviez alors dix ou onze ans, et votre père n'en avait que trente, car, je le répète, il n'était qu'un enfant quand son père le força de se marier. Dois-je rappeler un évènement que, par respect: pour la mémoire de votre père, je voudrais passer sous silence, ou voulez-vous m'en épargner la peine en m'avouant la vérité?

—Comme je ne sais rien, je n'ai rien à dire! répliqua Monks.

—Parmi ces nouvelles connaissances que fit votre père, poursuivit M. Brownlow, était un officier de marine, veuf depuis six mois et restant seul avec deux enfants. Il en avait eu plusieurs, mais heureusement il avait perdu les autres. C'étaient deux filles: l'une, un ange de beauté, qui pouvait avoir dix-neuf ans à cette époque, et l'autre une enfant de deux ou trois ans.

—Qu'est-ce que cela peut me faire, à moi? demanda Monks.

—Cet officier de marine, ajouta M. Brownlow sans paraître faire attention à l'observation de Monks, occupait une maison dans cette partie de l'Angleterre que votre père parcourut à l'époque de ses malheurs, et dans laquelle maison il prit un logement. Peu de temps leur suffit pour se lier d'une étroite amitié. Votre père avait des avantages qu'ont peu d'hommes: il était joli garçon, et avait un cœur franc et généreux comme sa sœur. Plus le vieil officier le connut, et plus il l'aima. Malheureusement il en fut de même avec sa fille. Avant qu'un an se fût écoulé, reprit M. Brownlow, il était lié par serment à cette jeune vierge, victime d'une passion vive et sincère . . . d'un premier amour, enfin.

—Votre conte est des plus longs, observa Monks évidemment mal à son aise.

—C'est un récit de malheurs, de chagrins et de misères, jeune homme, répliqua M. Brownlow; et de tels contes (comme vous voulez bien dire) sont toujours longs. Enfin, un de ses parents pour l'amour duquel votre père avait été sacrifié, comme le sont tant d'autres, vint à mourir; et, comme s'il eût voulu réparer le malheur dont il avait été la cause, il lui légua toute sa fortune, qui était considérable. Votre père dut se rendre à Rome, où ce parent était allé pour sa santé, et où il mourut sans avoir mis ordre à ses affaires. Il y alla donc et y tomba dangereusement malade. Votre mère, qui en reçut la nouvelle à Paris, qu'elle habitait alors, partit avec vous sur-le-champ pour l'aller trouver. Il mourut le jour de votre arrivée, sans avoir fait son testament: de sorte que sa fortune vous échut en partage à tous deux.

A cet endroit de ce récit, Monks prêta une oreille plus attentive, sans cependant regarder M. Brownlow.

—Avant de s'embarquer et en passant par Londres, poursuivit M. Brownlow regardant fixement celui-ci, il vint me voir.

—Je n'ai jamais eu connaissance de cela, reprit Monks.

—Oui, jeune homme, reprit M. Brownlow, il vint me voir, et me laissa entre autres choses un portrait peint par lui-même . . . le portrait de cette pauvre fille qu'il ne pouvait emporter . . . Il paraissait accablé par le remords, s'accusait d'avoir causé la ruine et le déshonneur d'une famille, et me confia l'intention qu'il avait de convertir tout son bien en argent (quoi qu'il dût lui en coûter), et, après vous avoir laissé à votre mère et à vous une partie de cet argent, s'enfuir en pays étranger. Je devinai bien qu'il ne s'enfuirait pas seul . . . Il ne m'en dit pas davantage, il me cacha le reste, à moi son vieil ami, son ami d'enfance! Il promit de m'écrire, de me dire tout et de me revoir une seule et dernière fois avant de quitter définitivement l'Angleterre. Hélas! je ne devais plus le revoir, et je ne reçus même pas de lettre de lui . . . Quelque temps après sa mort, continua M. Brownlow, j'allai moi-même à la demeure du père de la jeune fille, résolu, dans le cas où mes craintes ne se trouveraient que trop fondées, d'offrir asile et protection à une pauvre jeune fille errante qu'un amour coupable . . . (selon le monde) aurait entraînée à sa perte. Il y avait huit jours qu'ils avaient quitté le pays. Après avoir payé quelques petites dettes criardes, ils étaient partis pendant la nuit. Où et pourquoi, c'est ce que personne ne put me dire.

Monks parut se trouver plus à l'aise, et jeta autour de lui un regard de triomphe.

—Lorsque votre frère, poursuivit M. Brownlow en se rapprochant de Monks, pauvre et opprimé, tomba entre mes mains (je ne dirai pas par le plus grand des hasards, mais par les soins de la Providence), et que je le sauvai du vice et de l'opprobre . . .

—Quoi! s'écria Monks tressaillant d'étonnement.

—Oui, jeune homme, moi-même, reprit M. Brownlow. Je vous ai dit que je finirais par vous intéresser. Je vois bien que votre rusé compagnon ne vous a pas dit le nom de celui qui avait reçu le petit Olivier: il avait sans doute ses raisons pour cela. Lors donc que ce pauvre enfant eut été reçu par moi, et qu'il y eut passé tout le temps de sa convalescence, sa ressemblance parfaite avec le portrait dont je vous ai parlé me frappa d'étonnement. Lors même que je le vis pour la première fois couvert de haillons, je remarquai de suite sur son visage une expression langoureuse qui me rappela les traits d'une personne qui me fut bien chère . . . Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il fut repris par vos associés avant que je connusse son histoire.

—Pourquoi non? demanda vivement l'autre.

—Parce que c'est ce que vous savez fort bien.

—Moi!

—Il est inutile de nier, dit M. Brownlow. Je vais vous prouver que j'en sais plus que vous ne croyez.

—Vous ne pouvez rien prouver contre moi! balbutia Monks. Je vous défie de prouver que j'y sois pour quelque chose!

—C'est ce que nous allons voir, reprit M. Brownlow lançant à Monks un regard scrutateur. Je perdis donc Olivier, et tout ce que je pus faire pour le retrouver fut inutile. Votre mère étant morte, je savais qu'il n'y avait que vous qui pussiez résoudre ce mystère; et, comme vous étiez alors aux Grandes-Indes, où, à cause de certains méfaits, vous aviez dû vous réfugier pour éviter ici des démêlés avec la justice, j'en fis le voyage. Vous étiez retourné à Londres depuis quelques mois; j'y revins aussi. Aucun de vos correspondants ne put me dire où vous demeuriez: vous alliez et veniez, me dirent-ils, sans résider positivement à tel ou tel endroit, menant le même genre de vie qu'avant votre départ pour les Grandes-Indes. Je battis le pavé nuit et jour dans l'espoir de vous rencontrer, et ce n'est, comme vous voyez, qu'aujourd'hui même que j'y suis parvenu.

—Et me voilà! dit Monks effrontément en se levant de sa chaise, que me voulez-vous enfin? La fraude et le vol sont deux fort jolis mots justifiés (selon vous) par une ressemblance imaginaire entre un petit diablotin et un homme qui n'est plus depuis des années . . . Mon frère! . . . Vous ignorez même que de cette liaison criminelle, il est résulté un enfant . . . vous ne savez même pas cela!

—Il est vrai que je l'ai ignoré longtemps, reprit M. Brownlow se levant à son tour, mais depuis quinze jours je sais tout. Vous avez un frère, vous n'en ignorez pas, et vous le connaissez, qui plus est. Il existait un testament que votre mère a détruit. Vous étiez vous-même dans le secret et vous deviez en profiter après sa mort. Ce testament était en faveur de l'enfant qui devait probablement naître de cette liaison coupable; cet enfant naquit, et sa ressemblance frappante avec son père fit que vous le reconnûtes quand le hasard l'amena sur vos pas. Vous vous rendîtes au lieu de sa naissance; vous fîtes supprimer ou plutôt vous supprimâtes vous-même les preuves qui eussent pu justifier de sa parenté. Je puis même, au besoin, vous rappeler vos propres paroles: Ainsi les seules choses qui eussent pu servir à prouver l'identité de cet enfant sont au fond de la rivière. La vieille sibylle qui les a reçues de sa mère est morte depuis longtemps, et ses os sont pourris dans sa bière. Indigne fils que vous êtes! lâche! menteur! Vous qui fréquentez des voleurs et des assassins, et qui avez avec eux des entretiens secrets au milieu de la nuit dans des lieux retirés; vous dont les trames et les complots ont causé la mort de tant de gens comme vous; vous qui dès votre enfance n'avez fait que de la peine à votre malheureux père, et dont les excès en tous genres de vices sont peints sur votre visage, qu'on peut regarder avec juste raison comme le miroir de votre âme; vous, Edouard Leeford, me bravez-vous encore?

—Non! non! s'écria Monks atterré par ces paroles.

—Chaque mot qui s'est dit entre vous et Fagin (le juif) m'est connu, dit M. Brownlow. Les ombres que vous avez vues vous-même sur la muraille ont retenu vos chuchotements et me les ont rapportés. La vue de l'enfant persécuté a changé le vice en courage, et je dirai même en vertu. Un assassinat vient d'être commis, assassinat que vous avez commis moralement, sinon réellement . . .

—Non! non! s'écria Monks, j'en suis innocent, je vous assure! j'entrais pour prendre des informations à ce sujet quand vous m'avez arrêté. Je n'en connaissais pas la cause; j'attribuais cela à toute autre chose.

—La révélation d'une partie de vos secrets en est la seule cause, dit M. Brownlow. Voulez-vous révéler le reste?

—Oui, oui, certainement!

—Avouer la vérité devant témoins?

—Je le promets aussi.

—Rester tranquille jusqu'à ce que j'aie pris d'autres renseignements, et venir avec moi en tel lieu qu'il sera nécessaire?

—Si vous insistez sur ce point, j'y consens encore, répliqua Monks.

—J'exige de vous plus que cela, ajouta M. Brownlow: il faut que vous fassiez restitution à votre frère. Bien que ce pauvre enfant soit le fruit d'un amour coupable, il n'en est pas moins votre frère. Vous connaissez les clauses du testament; exécutez-les quant à ce qui regarde le petit Olivier, et allez ensuite où vous voudrez.

Tandis que Monks se promenait de long en large dans la salle, réfléchissant aux conditions expresses que lui dictait M. Brownlow, M. Losberne entra tout ému.

—Il ne peut manquer d'être pris, s'écria-t-il.

—L'assassin, vous voulez dire? demanda M. Brownlow.

—Oui, oui, reprit le docteur, on a vu son chien aux environs d'une maison qu'il fréquente ordinairement: son maître y est sans doute, sinon il y entrera probablement à la nuit. La police est sur pied; j'ai parlé aux hommes qui sont chargés de l'arrêter, et ils m'ont assuré qu'il ne peut leur échapper. Le gouvernement a fait proclamer une récompense de cent livres sterling à quiconque mettra la main dessus.

—J'en donnerai cinquante autres, dit M. Brownlow, et j'en ferai l'offre moi-même sur les lieux, si je puis m'y transporter. Où est M. Maylie?

—Henri? Aussitôt qu'il vous a su ici en sûreté avec cet inconnu, répondit le docteur, il a fait seller son cheval et est allé voir ce qui se passe.

—Et le juif? demanda M. Brownlow.

—Il n'était pas encore pris quand je me suis informé de tout cela, répliqua M. Losberne, mais il le sera bientôt.

—Etes-vous bien décidé? dit tout bas M. Brownlow.

—Oui, répondit celui-ci, vous me promettez le secret?

—Restez ici jusqu'à mon retour.

Disant cela, M. Brownlow sortit avec M. Losberne et ferma à clef la porte de la chambre.

—Quel est le résultat de votre entretien? demanda le docteur.

—Tout ce que j'en espérais et même plus, répondit M. Brownlow. Je lui ai prouvé qu'il n'y avait pour lui aucun espoir de salut. Faites-moi le plaisir d'écrire, et assignez rendez-vous pour après-demain au soir à sept heures.

Les deux amis se séparèrent extrêmement agités.

XLVII. —Sikes est poursuivi. —Comment il échappe à la police.

Près de cet endroit de la Tamise où est située l'église de Rotherhithe, existe de nos jours le plus sale, le plus étrange et le plus extraordinaire de tous les recoins qui se trouvent dans Londres; recoin inconnu, même de nom, à la plupart de ceux qui l'habitent.

Dans l'île de Jacob, les maisons qui servaient anciennement de magasins sont sans toits, les murailles sont en ruines, les fenêtres manquent de châssis, les portes ne tiennent plus à rien et sont prêtes à tomber dans la rue; les cheminées sont noires, mais il n'en sort pas de fumée. Il y a trente ou quarante ans, c'était un quartier commerçant, tandis que maintenant c'est une île déserte. Les bâtiments sont sans propriétaires, et sont occupés seulement par ceux qui ont le courage d'y vivre et d'y mourir.

Dans une chambre supérieure de l'une de ces maisons se trouvaient trois hommes se regardant l'un l'autre en silence; l'un était Toby Crackit, l'autre le sieur Chitling, et le troisième, nommé Kags, homme d'une cinquantaine d'années, dont le visage était couvert de meurtrissures et de cicatrices, était un forçat évadé.

—Tu m'aurais joliment fait plaisir, mon cher, dit Toby s'adressant à Chitling, d'aller te réfugier partout ailleurs.

—Est-il borné! reprit Kags, comme s'il n'y avait pas plusieurs cassines, sans venir ici nous compromettre!

—Je m'attendais peu à cet accueil flatteur de votre part, répliqua Chitling d'un air déconcerté.

—Crois-tu, répondit Toby, qu'il soit agréable pour un jeune homme comme moi, qui se tient aussi à l'écart que possible, et qui a su se conserver son chez soi sans exciter le moindre soupçon, de recevoir à l'improviste la visite d'un particulier qui, bien qu'il soit aimable et même plaisant au jeu de cartes, n'en est pas moins dans une position équivoque?

—Surtout quand ce jeune homme a chez lui un ami revenu des pays lointains plus tôt qu'on ne l'attendait, et qui est tout à la fois trop modeste et trop circonspect pour se présenter devant les juges à son retour! reprit Kags.

—Quand donc Fagin a-t-il été pris? demanda Toby Crackit.

—Il a été pris à deux heures après midi, juste au moment de son dîner, répondit le sieur Chitling. Charlot et moi nous avons été assez heureux pour nous sauver par la cheminée de la cuisine; quant à Maurice Bolter, il s'était caché dans le cuvier, qu'il avait eu soin de mettre sens dessus dessous, mais ses longues guibolles qui dépassaient l'ont fait découvrir, et il a été pincé aussi.

—Et Betsy?

—Pauvre Betsy! dit Chitling d'un air piteux; elle est venue pour voir le cadavre, et la révolution que cela lui a fait l'a rendue folle.

—Qu'est devenu le petit Charlot? demanda Kags.

—Il est quelque part aux environs, attendant sans doute qu'il fasse nuit pour venir ici, répondit Chitling: il ne peut pas tarder maintenant. Il n'y a pas à dire qu'on puisse aller ailleurs; la Rousse a commencé par arrêter tous ceux qui se trouvaient aux Trois-Boiteux. Heureusement pour moi que j'étais dehors, sans quoi j'y aurais passé comme les autres. La salle du fond et celle d'entrée sont pleines de loustics: il y fait chaud, je vous assure!

—Voilà qui est vexant! dit Toby Crackit se mordant les lèvres. Il y en a plus d'un qui la sautera dans cette affaire.

—Les assises sont commencées, dit Kags; s'ils chauffent l'affaire, si Bolter se porte dénonciateur et témoin à charge contre Fagin (ce dont on ne doit pas douter d'après ce qu'il a déjà dit), le pauvre vieux juif sera convaincu de complicité du meurtre, et il la dansera dans six jours à compter d'aujourd'hui.

—Il aurait fallu entendre le monde crier après lui! dit Chitling. Sans la Rousse, ils l'auraient déchiré en morceaux. Ils l'ont renversé par terre une fois, et ils l'auraient tué, j'en suis sûr, si les loustics n'avaient formé aussitôt un cercle autour de lui; mais il peut dire qu'il l'a échappée belle.

Tandis que, les yeux baissés, l'oreille au guet, ils paraissaient tous trois ensevelis dans une rêverie profonde, un piétinement se fit entendre dans l'escalier, et le chien de Sikes entra d'un seul bond dans la chambre. Ils regardèrent aussitôt par la fenêtre, mais ils ne virent personne; ils descendirent l'escalier, personne; dans la rue, personne.

—Que signifie cela? dit Toby. Est-ce qu'il s'aviserait de venir ici, par exemple? J'espère bien que non!

—S'il était pour venir ici, nous l'aurions vu avec son chien.

—D'où peuvent-ils venir? dit Toby. Il aura été aux autres cassines, sans doute, et ayant vu là un tas de gens qu'il ne connaît pas, il sera accouru ici, où il est venu tant de fois. Mais comment se fait-il qu'il soit seul?

—Il ne se serait pas détruit, pensez-vous? dit Chitling.

Toby secoua la tête en signe de doute.

—Si cela était, reprit Kags, le chien nous tourmenterait pour que nous l'accompagnions sur les lieux. Non, je ne pense pas. Je crois plutôt qu'il sera passé en pays étranger, et qu'il aura perdu son chien.

Chacun fut de l'avis du forçat, et le chien, se fourrant sous une chaise, se mit à dormir.

Comme il faisait nuit, on ferma les volets et on mit une chandelle sur la table. Les évènements des deux jours précédents avaient fait une telle impression sur eux, qu'ils tressaillaient au moindre bruit. Ils se rapprochèrent l'un de l'autre et se parlèrent à voix basse, comme si le cadavre de la femme eût été dans la chambre voisine.

Ils étaient depuis quelque temps dans cette position quand on frappa tout à coup à la porte de la rue.

—C'est le petit Charlot, dit Kags.

On frappa de nouveau à coups redoublés.

—Non, ce n'est pas Charlot! il ne frappe jamais comme ça.

Toby Crackit se hasarda d'aller voir à la fenêtre; mais il se retira tout tremblant: sa pâleur en disait assez. Le chien fut sur pattes en un instant, et courut vers la porte en jappant.

—Il faut pourtant lui ouvrir, dit Toby prenant la chandelle.

—Est-ce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement?

—Non, il n'y a pas de milieu; il faut lui ouvrir, répliqua Toby.

—Ne va pas nous laisser sans lumière, dit Kags.

Crackit descendit ouvrir, et revint accompagné d'un homme ayant la tête enveloppée d'un mouchoir. Cet homme n'était autre que Sikes. Il posa sa main sur le dos d'une chaise; puis, venant à tourner la tête, il tressaillit tout à coup et alla s'asseoir sur un autre siège adossé contre le mur.

—Comment se fait-il que ce chien soit ici? demanda-t-il.

—Il est venu seul, il y a deux ou trois heures.

—Le journal de ce soir annonce que Fagin est pris, est-ce vrai?

—C'est vrai.

—N'avez-vous rien à me dire l'un ou l'autre? dit Sikes passant sa main sur son front.

Ils se regardèrent les uns les autres d'un air embarrassé; mais pas un n'ouvrit la bouche.

—Toi qui es le patron ici, as-tu envie de me vendre ou m'y laisseras-tu cacher jusqu'à ce qu'ils soient las de chercher? voyons, parle! demanda Sikes s'adressant à Toby Crackit.

—Tu peux y rester si tu t'y crois en sûreté, répondit celui-ci. Sikes tourna lentement la tête vers la muraille contre laquelle il était adossé, et dit d'une voix creuse:

—Est-elle . . . l'ont-ils enterrée?

Ils se contentèrent de faire un signe de tête négatif.

—Pourquoi ne l'ont-ils pas enterrée? Qui vient de frapper là?

Toby Crackit fit signe de la main qu'il n'y avait rien à craindre, et, étant allé ouvrir la porte, il revint bientôt après avec Charlot Bates.

Aussitôt qu'il eut aperçu l'assassin, ce dernier recula d'horreur.

—Toby, dit-il, pourquoi ne m'avoir pas dit cela en bas?

Les trois autres pâlirent à cette question de l'enfant, et Sikes, qui s'en aperçut, chercha à l'amadouer.

Charlot fit trois pas en arrière, et posa la main sur le loquet de la porte, comme s'il eût voulu sortir.

—Est-ce que tu ne me reconnais pas, Charlot?

—N'approchez pas de moi, monstre que vous êtes! s'écria Charlot fixant l'assassin avec une expression de terreur et d'effroi.

Sikes s'arrêta: leurs yeux se rencontrèrent, mais il baissa aussitôt les siens.

—Remarquez bien, tous trois, ce que je vous dis, s'écria Charlot fermant les poings et s'irritant de plus en plus à mesure qu'il parlait: je ne le crains pas! S'ils viennent ici pour le chercher, je le livrerai moi-même! Je le ferai, aussi vrai que je vous le dis! Il peut me tuer s'il veut ou s'il l'ose; mais je vous déclare que je le livrerai à la police si je suis ici quand ils viendront pour le prendre. Dût-il être brûlé vif, je le livrerai! Assassin! . . . Au secours! au secours! à l'assassin!

Disant cela, il se précipita sur Sikes, qui, étourdi par les cris de Charlot, et surpris de trouver tant d'énergie et de courage dans un enfant, se laissa terrasser par lui avant d'avoir eu le temps de songer à se défendre.

Le combat cependant était trop inégal pour durer plus longtemps. Déjà Sikes, ayant pris le dessus, avait un genou sur la poitrine de l'enfant quand Crackit, se levant précipitamment de sa place, s'élança vers lui, et, le tirant par le collet, lui montra du doigt la fenêtre.

Il y avait une foule de gens à la porte de la rue: on se parlait tout haut; le bruit des pas et celui des voix arrivèrent jusqu'à eux et les frappèrent d'épouvante. On frappait à coups redoublés à la porte de la rue, comme si on eût voulu l'enfoncer.

—Au secours! à l'assassin! criait Charlot.

—Au nom de la loi, ouvrez! criaient à leur tour les gens du dehors.

—Enfoncez la porte, répétait Charlot. Ils ne vous ouvriront pas. Venez droit à la chambre où vous voyez de la lumière, c'est là qu'est l'assassin.

La porte et les volets commençaient à céder aux efforts des assaillants, et les cris de joie de la multitude donnèrent à Sikes une juste idée du danger qu'il courait.

—N'avez-vous pas quelque endroit ici où je puisse enfermer cet infernal braillard? demanda-t-il marchant dans la chambre.

La porte d'un petit cabinet se trouvant sous sa main, il l'ouvrit et y enferma l'enfant.

—Maintenant, dit-il, la porte d'en bas est-elle bien fermée?

—Au verrou et à la clef, répliqua Toby.

—Les panneaux sont solides?

—Doublés en fer.

—Et les volets?

—Les volets aussi.

—Que le tonnerre vous confonde! s'écria l'assassin levant le châssis de la fenêtre et bravant la foule.

A ce défi, des huées se firent entendre parmi la populace effrénée: les uns criaient à ceux qui étaient plus près de mettre le feu à la maison, les autres faisaient signe aux officiers de police de tirer sur lui; mais parmi les acharnés était un monsieur à cheval, qui, étant parvenu à fendre la presse, criait sous les fenêtres de la maison: Vingt guinées à celui qui apportera une échelle!

—Ils vont envahir la maison! s'écria l'assassin regardant par la fenêtre! donnez-moi une corde! une longue corde à l'aide de laquelle je puisse me glisser dans le fossé et ensuite jouer des jambes.

Toby lui montra du doigt où se trouvaient ces objets; et l'assassin, ayant choisi, parmi plusieurs cordes, la plus longue et la plus forte, monta précipitamment au grenier.

Toutes les fenêtres donnant sur le derrière de la maison et ayant vue par conséquent sur le fossé, avaient été murées depuis longtemps; à l'exception pourtant d'une petite ouverture éclairant le cabinet où était enfermé Charlot, encore était-elle si étroite qu'il ne pouvait y passer la tête. De cette ouverture, il ne cessait de crier aux gens du dehors de se porter sur ce point; de sorte que, lorsque l'assassin se montra sur le bord du toit pour regarder au-dessous de lui, une foule de voix en donnèrent avis à ceux qui étaient sur le devant de la maison, et ceux-ci se refoulèrent en masse vers le fossé.

Ayant barricadé la porte du grenier avec un morceau de bois qu'il avait pris à cet effet, il sortit par la lucarne et grimpa sur les tuiles.

Il regarda encore une fois au-dessous de lui: le fossé était à sec.

—Cinquante livres sterling à celui qui le prendra vivant! s'écria à son tour un vieux monsieur tout près de là. Cinquante livres à celui qui le prendra vivant! . . . Je resterai ici jusqu'à ce qu'il vienne les chercher.

Rassemblant toutes ses forces et toute son énergie à l'aspect du danger, et stimulé par le bruit qui se faisait à l'intérieur de la maison, dont la porte venait effectivement d'être enfoncée, il passa un bout de sa corde autour d'une souche de cheminée et l'y attacha solidement; puis, à l'aide de ses mains et de ses dents, il fit en moins de rien un nœud coulant avec l'autre bout. De cette manière il pouvait, au moyen de la corde, se laisser descendre jusqu'à quelques pieds de terre et couper ensuite la corde avec son couteau, qu'il tenait tout ouvert dans sa main.

Au moment où il tenait le nœud coulant au-dessus de sa tête pour le passer sous ses bras, et comme le vieux monsieur en question, celui qui avait promis cinquante livres sterling à quiconque arrêterait l'assassin, avertissait ceux qui l'entouraient d'un dessein de ce dernier, Sikes regarda derrière lui, et se couvrant le visage avec ses deux mains, il jeta un cri de terreur.

—Encore ces vilains yeux! s'écria-t-il.

Chancelant comme s'il eût été frappé par la foudre, il perdit l'équilibre et tomba à la renverse, d'une hauteur de trente-cinq pieds, avec le nœud coulant passé autour du cou. La corde s'était roidie comme celle d'un are, et l'effet en fut aussi prompt que la flèche qu'il lance. Il y eut une rude secousse, puis un mouvement convulsif du corps, et l'assassin resta suspendu, tenant fortement serré dans sa main son couteau ouvert.

La vieille cheminée en fut ébranlée, mais elle résista cependant; le cadavre du brigand se trouvait contre la muraille.

Un chien, qu'on n'avait pas aperçu jusqu'alors, se mit à courir de droite et de gauche sur le bord du toit en poussant d'affreux hurlements, et, prenant son élan, il sauta tout à coup sur les épaules du pendu. Ayant manqué son coup, il tomba dans le fossé, la tête contre une pierre, et se brisa le crâne.

XLVIII. —Eclaircissement de plus d'un mystère. —Proposition de mariage sans dot et sans épingles.

Il n'y avait guère plus de deux jours qu'avaient eu lieu les évènements que nous avons lus dans le chapitre précédent, quand, vers les trois heures de l'après-midi, Olivier se trouva dans une chaise de poste en compagnie de madame Maylie, de Rose, de madame Bedwin et du bon docteur, tous faisant route pour sa ville natale: dans une autre chaise, à quelque distance derrière, venaient M. Brownlow et un individu dont ils ignoraient le nom.

A mesure qu'ils approchaient de la ville, il fut impossible à Olivier de maîtriser ses transports.

Ils descendirent à la porte d'un des plus beaux hôtels. Ils furent reçus par M. Grimwig, qui les y attendait et qui les embrassa tous quand ils descendirent de voiture.

Enfin, comme neuf heures venaient de sonner, M. Losberne et M. Grimwig entrèrent suivis de M. Brownlow et d'un étranger à la vue duquel Olivier fit une exclamation de surprise, car on lui dit que c'était son frère, et il le reconnut pour le même individu qu'il avait rencontré en sortant du bourg, où il était allé porter une lettre pour madame Maylie, et qu'il avait vu avec Fagin à la fenêtre de son petit cabinet d'étude.

—Dépêchons-nous, dit l'étranger se tournant de côté.

—Ce petit garçon est votre frère, dit M. Brownlow, attirant Olivier. C'est le fils naturel de mon meilleur ami, Edwin Leeford, votre père, et de la jeune et malheureuse Agnès Fleming.

—Oui, répliqua Monks. Mon père étant tombé dangereusement malade à Rome, où il était allé pour affaires, comme vous savez, ma mère, dont il était séparé depuis longtemps, et qui habitait Paris à cette époque, se rendit bien vite avec moi auprès de lui, dans son intérêt à elle-même. Il n'en sut rien, car, lorsque nous arrivâmes, il avait perdu connaissance et il resta dans cet état jusqu'au lendemain matin qu'il mourut. Parmi ses papiers se trouvait un paquet sous enveloppe, lequel était daté du premier jour de sa maladie et adressé à vous-même avec recommandation expresse, écrite de sa main sur le revers de l'enveloppe, de ne l'envoyer qu'après sa mort. Ce paquet renfermait une lettre assez insignifiante pour Agnès Fleming, ainsi qu'un testament en faveur de cette fille.

—Que contenait cette lettre? demanda M. Brownlow.

—L'aveu de sa faute et des vœux pour la jeune fille, répondit Monks, rien autre chose. Elle était enceinte de quelques mois à cette époque. Il lui disait dans cette lettre tout ce qu'il avait fait pour cacher son déshonneur; et il la priait, dans le cas où il viendrait à mourir, de ne pas maudire sa mémoire ou de ne pas croire que son enfant et elle-même dussent être les victimes de sa faute, car lui seul était la cause de tout le mal. Il lui rappelait le jour où il lui avait donné le médaillon et la bague sur laquelle il avait fait graver son nom de baptême à elle, se réservant d'y joindre le sien, qu'il espérait lui faire porter un jour. Il lui recommandait de garder soigneusement ce médaillon et de le porter sur son cœur, comme auparavant.

—Quant au testament, dit M. Brownlow, je me charge de vous en dire la teneur. Il était dicté dans le même esprit que la lettre. Votre père s'y plaignait des chagrins que sa femme lui avait causés. Il vous laissait, à votre mère et à chacun, une pension viagère de huit cents livres. Le reste de son bien était divisé en deux portions égales, l'une pour Agnès Fleming, l'autre pour l'enfant auquel elle devait donner le jour, dans le cas où il naîtrait et qu'il parvînt à l'âge de majorité. Si c'était une fille, elle devait jouir de sa part, sans aucune condition; mais si, au contraire, c'était un garçon, il ne devrait recueillir cet héritage qu'à condition que, pendant sa minorité, il ne déshonorerait jamais son nom par quelque acte de lâcheté ou de félonie. Dans le cas contraire, l'argent devait vous revenir.

—Ma mère, dit à son tour Monks d'un ton plus haut, fit ce que toute femme à sa place aurait fait: elle brûla le testament. La lettre ne parvint jamais à son adresse, mais elle resta entre les mains de ma mère, ainsi que d'autres preuves, dans le cas où la jeune Agnès viendrait à nier son déshonneur. Le père de cette jeune fille connut toute la vérité par ma mère. Accablé de chagrin, ce brave homme s'enfuit avec ses enfants dans un village retiré du pays de Galles et changea de nom, afin que ses amis ne connussent point le lieu de sa retraite. Après quelques mois de séjour d'ans cet endroit, on le trouva mort dans son lit. Sa fille ayant quitté le pays une quinzaine auparavant, il avait parcouru tout le voisinage à pied, marchant nuit et jour pour la chercher.

—Quelques années après, la mère d'Edouard Leeford ici présent vint me trouver. Cette femme avait une maladie incurable, qui devait la conduire lentement au tombeau.

—Elle mourut au bout de quelques mois, reprit Monks, après m'avoir confié tous ses secrets et m'avoir légué la haine qu'elle portait à cette Agnès. Elle ne voulut jamais croire que cette fille se fût détruite; mais elle pensa, au contraire, qu'elle avait dû accoucher. Je jurai la perte de cet enfant, si jamais le hasard me le faisait rencontrer. Ma mère ne s'était pas trompée: j'eus l'occasion de le voir, et sa ressemblance avec mon père me fit deviner que c'était lui. Je tins fidèlement ma promesse: j'avais déjà bien commencé, il eût été à souhaiter que j'eusse fini de même! . . .

—Le médaillon et la bague? demanda M. Brownlow s'adressant à Monks.

—Je les ai achetés de ces gens dont je vous ai parlé, répondit Monks.

M. Brownlow fit signe à M. Grimwig, qui sortit aussitôt et revint incontinent accompagné des époux Bumble.

—Mes yeux ne me trompent-ils pas! s'écria M. Bumble avec un enthousiasme affecté. Est-ce bien là le petit Olivier! . . .

—Taisez-vous, vieux fou! dit tout bas madame Bumble.

—C'est plus fort que moi, madame Bumble. Moi qui l'ai élevé d'une manière toute paroissiale; quand je le revois entouré de dames et de messieurs de la haute volée, ne dois-je pas être surpris superlativement? J'ai toujours eu autant d'affection pour cet enfant que s'il eût été mon . . . mon grand-père, dit M. Bumble cherchant dans sa tête une juste comparaison. Cher petit Olivier!

—Voyons! interrompit M. Grimwig, trêve de sentiments!

—Je m'en vais faire mon possible pour me contenir, répliqua M. Bumble. Comment vous portez-vous, Monsieur?

Ce salut amical s'adressait à M. Brownlow, qui, s'étant approché du respectable couple, demanda en montrant du doigt Monks:

—Connaissez-vous Monsieur?

—Non, répondit sèchement madame Bumble.

—Vous ne le connaissez sans doute pas non plus? dit M. Brownlow. —Je ne l'ai jamais vu de ma vie ni de mon vivant, répliqua M. Bumble. —Vous ne lui avez jamais rien vendu, peut-être?

—Non, jamais! répondit la dame.

—Vous n'avez point eu non plus en votre possession certain médaillon et certaine bague, n'est-ce pas? poursuivit M. Brownlow.

—Non, certainement! reprit la matrone. M. Brownlow fit signe de nouveau à M. Grimwig, qui disparut lestement et reparut de même, accompagné cette fois de deux vieilles femmes à demi paralytiques, qui le suivaient d'un pas chancelant.

—Vous avez eu bien soin de fermer la porte la nuit que la vieille Sally est morte, dit l'une des deux femmes levant sa main tremblante; mais nous n'en avons pas moins entendu votre conversation au travers des fentes de la porte.

—Ah! ah! vous ne vous doutiez guère de cela!

—Nous regardions par le trou de la serrure, et nous vous avons vue lui prendre un papier qu'elle tenait à la main! reprit la première. Et le lendemain nous vous guettions quand vous avez été au Mont-de-Piété.

—Et nous en savons même plus, que vous là-dessus, repartit la première; car la vieille Sally nous a souvent répété que cette jeune fille lui avait dit que, sentant qu'elle ne pourrait jamais surmonter son chagrin, elle se rendrait à Rome (lorsque les premières douleurs de l'enfantement la forcèrent de s'arrêter ici), résolue de s'y laisser mourir sur la tombe de son enfant.

—Désirez-vous voir le commis du Mont-de-Piété? demanda M. Grimwig se dirigeant vers la porte.

—Ce n'est pas la peine, répondit la matrone. Puisque monsieur a été assez lâche pour avouer, et que vous avez su tirer les vers du nez de ces vieilles sorcières, je n'ai plus rien à dire.

—Non, reprit M. Brownlow. Vous pouvez vous retirer.

—J'espère, dit M. Bumble regardant d'un air piteux autour de lui, j'espère que cette fâcheuse circonstance, qui n'est rien en elle-même, ne me privera pas de ma charge paroissiale?

—Détrompez-vous, répliqua M. Brownlow. Il faut vous y attendre.

—Je n'y suis pour rien, je vous le jure! reprit M. Bumble après s'être assuré que la matrone avait quitté la salle.

—Ceci n'est pas une excuse, vous êtes aux yeux de la loi plus coupable que votre femme; car elle est censée avoir agi d'après vos ordres.

—Si la loi suppose des choses pareilles, dit M. Bumble pressant fortement son chapeau entre ses mains, la loi est une sotte . . .

Ayant dit ces mots d'un ton emphatique, il enfonça son chapeau sur sa tête, mit ses mains dans les poches de sa redingote et se retira.

—Vous, ma belle enfant, donnez-moi votre main, dit M. Brownlow se tournant vers Rose. Ne tremblez pas ainsi! vous n'avez pas besoin de craindre pour le peu de mots qu'il nous reste à dire.

—S'ils ont rapport à moi (bien que je ne sache pas en quoi ils pourraient me concerner), dit Rose, dispensez-moi pour aujourd'hui de les entendre; je n'en ai maintenant ni la force ni le courage.

—Vous avez plus de fermeté que cela, j'en suis sûr! repartit M. Brownlow la prenant par le bras. Connaissez-vous cette jeune demoiselle? poursuivit-il en s'adressant à Monks.

—Oui, répondit celui-ci.

—Je ne vous ai jamais vu auparavant, dit Rose d'une voix faible.

—Je vous ai vue souvent, moi! reprit Monks.

—Le père de la malheureuse Agnès avait deux filles, poursuivit M. Brownlow, qu'est devenue la plus jeune?

—Lorsque le père mourut sous un nom supposé sans laisser aucun papier qui pût faire connaître ses amis, répliqua Monks, la plus jeune, qui n'était qu'une enfant, fut adoptée par de pauvres gens du village, qui l'élevèrent comme la leur.

—Poursuivez, dit M. Brownlow faisant signe à madame Maylie d'approcher.

—Vous ne pûtes trouver l'endroit où cet homme s'était retiré, reprit Monks; mais là où l'amitié échoue, souvent la haine réussit: ma mère finit par découvrir l'enfant après un an de recherches.

—Elle la prit, n'est-ce pas?

—Non. Ces braves gens étaient fort pauvres, et cette action d'humanité les mit encore plus à la gêne. L'homme finit par tomber malade, ce que voyant ma mère, elle leur laissa la petite fille, leur remettant une modique somme d'argent qui ne devait pas durer longtemps, et leur en promettant une plus forte, qu'elle n'avait pas l'intention de leur envoyer. Ne trouvant pas que l'état de misère dans lequel ils étaient fût une cause assez grande pour les indisposer contre cette enfant, elle leur raconta à sa manière l'histoire de la sœur, leur disant que s'ils n'y faisaient attention, la petite qu'ils élevaient deviendrait certainement comme elle; car elle provenait de parents sans principes et était elle-même une enfant illégitime. Ces bonnes gens ajoutèrent foi à tout ce que leur dit ma mère, et l'enfant traîna une misérable existence jusqu'à ce qu'une dame veuve qui demeurait à Chertsey, ayant vu par hasard cette petite, en eut pitié et l'adopta. Il faut qu'il y ait un sort contre nous; car, en dépit de tous nos efforts, elle resta chez cette dame et fut heureuse. Je l'avais perdue de vue depuis deux ou trois ans, et je ne l'ai revue qu'il y a quelques mois.

—Vous la voyez, maintenant.

—Oui, appuyée sur votre bras.

—Mais elle n'en est pas moins ma nièce, s'écria madame Maylie pressant la jeune fille sur son cœur; elle n'en est pas moins ma chère enfant. Je ne voudrais pas la perdre maintenant pour tous les trésors du monde. Ma douce compagne! ma fille d'adoption! mes plus chères espérances!

—Vous êtes la seule amie que j'aie dans ce monde! s'écria Rose passant ses bras autour du cou de la dame. Vous fûtes pour moi la meilleure des amies, la plus tendre des mères.

—Rassurez-vous, mon ange, dit madame Maylie l'embrassant tendrement, et rappelez-vous qu'il en est d'autres à qui vous êtes chère.

—Rose, ma chère Rose, s'écria Olivier, vous fûtes pour moi une bonne sœur, je veux vous considérer désormais comme une sœur chérie.

Ils restèrent seuls bien longtemps. Un léger coup à la porte de la chambre annonça que quelqu'un désirait entrer. Olivier courut ouvrir et s'esquiva aussitôt pour faire place à Henri Maylie.

—Je sais tout! dit-il en s'asseyant auprès de la jeune fille.

Ce n'est pas le hasard qui m'amène en ce lieu, ajouta-t-il après un silence prolongé, et ce n'est seulement que d'hier que j'ai connaissance de tout ce qui vous concerne. Vous n'ignorez pas sans doute que je suis venu pour vous rappeler votre promesse?

—Un moment, dit Rose; vous savez tout?

—Vous endurcissez votre cœur contre moi, Rose!

—O Henri! Henri! dit Rose fondant en larmes, je voudrais le pouvoir et m'épargner cette peine!

—Eh bien! alors, dit Henri, réfléchissez à ce que vous avez appris ce soir.

—Et qu'ai-je appris, mon Dieu! s'écria Rose: que le sentiment de sa honte et de son déshonneur a tellement agi sur mon malheureux père, qu'il n'a pu supporter son malheur . . .

—Non pas, reprit le jeune homme retenant Rose par le bras comme elle se disposait à se retirer. Mes désirs, mon espoir, mon avenir, tout enfin, excepté mon amour pour vous, a subi un changement. Je ne vous offre plus maintenant un rang distingué dans le monde, où certains préjugés font rougir même l'innocence . . .

—Que signifie cela? dit Rose d'une voix mal assurée.

—Cela signifie, poursuivit Henri, que, dans un des plus beaux comtés de l'Angleterre, au milieu de riants coteaux et de vertes prairies, il est une petite église de village qui m'appartient, Rose, et dont je suis le pasteur; près de cette église est le presbytère, habitation rustique que vous embellirez par votre présence, et que vous me ferez préférer mille fois à toutes les dignités auxquelles j'ai renoncé: tel est le rang que j'occupe dans le monde et que je me trouverais si heureux de partager avec vous. [9]

XLIX. —Le dernier jour d'un condamné.

La cour d'assises était tapissée de figures humaines depuis le parquet jusqu'au plafond. Le moindre espace, le plus petit recoin était occupé.

Au milieu de tout ce monde, il était là, une main appuyée sur la rampe de bois qui était devant lui, l'autre à son oreille et la tête penchée en avant pour mieux entendre l'acte d'accusation que l'avocat général lisait à messieurs les jurés. De temps en temps il portait sur eux des regards avides pour voir s'il ne découvrirait point sur leurs traits la moindre chance en sa faveur; et quand les charges portées contre lui étaient prouvées par trop clairement, il regardait d'un œil inquiet son conseil.

Un léger bruit dans la salle le rappela à lui-même. Il tourna la tête et s'aperçut que les jurés s'étaient assemblés pour délibérer.

Comme il comprit cela d'un seul coup d'œil, l'image de la mort se présenta à son esprit; et ramenant ses regards vers la cour, il s'aperçut que le chef des jurés adressait la parole au président. Chut!

C'était seulement pour demander la permission de se retirer.

Il les envisagea les uns après les autres, afin de deviner, s'il lui était possible, pour quel parti penchait le plus grand nombre; mais inutilement. Le geôlier lui ayant donné un petit coup sur l'épaule, il le suivit machinalement jusqu'à l'extrémité du banc des accusés pour y attendre le retour du jury.

Tout à coup le silence se rétablit, et tous les regards se portèrent vers la porte latérale par laquelle étaient sortis les jurés. Ils passèrent tout près de lui en rentrant dans la salle; mais il lui fut impossible de rien distinguer sur leurs traits: ils étaient impassibles: «Oui, l'accusé est coupable!»

La salle retentit par trois fois des acclamations de la multitude, et ceux du dehors y répondirent par des cris de joie en apprenant qu'il serait exécuté le lundi suivant.

Quand le bruit se fut apaisé peu à peu, on lui demanda s'il n'avait rien à dire contre la peine de mort. Il avait repris sa première attitude, et regardait attentivement le président mais on fut obligé de lui répéter par deux fois cette question avant qu'il parût comprendre, et il marmotta seulement entre ses dents qu'il était un vieillard,— pauvre vieillard,— un malheureux vieillard. Puis il garda le silence.

Les juges prirent le bonnet noir; le prisonnier resta dans la même position, la bouche béante, le cou tendu. Il y eut une femme, dans la galerie, qui jeta un cri perçant, et le juif se retourna vivement comme s'il eût été contrarié d'être interrompu. Le président prononça d'une voix émue la fatale sentence, et l'accusé resta tout le temps aussi immobile qu'une statue.

On le conduisit le long d'un passage carrelé dans lequel il y avait quelques prisonniers qui attendaient leur tour; et d'autres qui parlaient à leurs amis à travers une grille donnant sur la cour. Quoiqu'il n'y eût la personne pour lui parler, ces derniers reculèrent à son approche, afin de laisser aux gens du dehors qui grimpaient sur la grille pour le voir passer le loisir de le considérer tout à leur aise; et ils le huèrent, le sifflèrent et l'accablèrent d'injures.

Il s'assit sur un banc de pierre qui servait tout à la fois de siège et de lit, et, baissant les yeux vers la terre, il chercha à rassembler ses idées. Il arriva par degrés à ce terrible dénouement: Condamné à être pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive. Telle avait été la fatale sentence: Condamné à être pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive!!!

Il n'avait plus qu'un jour à vivre; et à peine eut-il eu le temps d'y penser, que le dimanche était arrivé!

Ce ne fut que lorsque le soir fut venu qu'il commença à sentir l'horreur de sa position; non pas qu'il eût conçu auparavant l'espoir d'obtenir sa grâce, mais parce qu'il n'avait jamais pu s'imaginer qu'il dût mourir sitôt.

Il se coucha sur le banc de pierre et chercha à se rappeler le passé. Ayant été blessé par la populace le jour qu'il avait été pris par la police, il avait un bandeau autour de la tête; ses cheveux roux pendaient sur son front ridé; sa barbe, pleine de poussière et de crasse, était mêlée en petits nœuds; son teint livide, ses yeux étincelants, ses joues creuses faisaient horreur à voir. Huit! neuf! dix! Si ce n'était pas un tour qu'on lui jouât, et que ces trois heures se fussent réellement succédé aussi rapidement, où sera-t-il lorsqu'elles sonneront de nouveau? Onze heures! minuit sonna que le dernier coup de onze heures vibrait encore à ses oreilles.

Des barrières peintes en noir étaient déjà placées tout autour de la place de la prison pour contenir l'affluence de la foule que la curiosité ne manquerait pas d'attirer en ce lieu, quand M. Brownlow, accompagné d'Olivier, se présenta au guichet; ayant fait voir au concierge un permis d'entrée signé de l'un des shérifs, ils furent aussitôt introduits dans la loge.

—Ce petit jeune homme va-t-il avec vous au cachot du condamné? dit l'homme qui devait les y conduire. Ce n'est pas un beau spectacle pour des enfants.

—Sans doute, mon ami, vous avez parfaitement raison, reprit M. Brownlow; mais sa présence est indispensable, et je ne puis faire autrement que de l'emmener.

L'homme les conduisit sans mot dire.

—Voici l'endroit par lequel il va passer, dit-il lorsqu'ils furent arrivés à une petite cour carrelée dans laquelle plusieurs charpentiers travaillaient.

De là ils passèrent par plusieurs grilles qui leur furent ouvertes de l'intérieur par d'autres guichetiers. Ayant dit à M. Brownlow d'attendre un instant, le geôlier frappa avec son trousseau de clefs à l'une des portes garnies de fer; et les deux gardiens ayant ouvert, après avoir échangé avec lui quelques paroles à voix basse, ils firent signe à nos visiteurs de suivre le geôlier dans la cellule.

Le criminel était assis sur son banc, s'agitant de côté et d'autre comme une bête farouche prise au piège.

Le geôlier prit Olivier par la main; et lui ayant dit tout bas de ne pas avoir peur, il regarda le juif en silence.

—Fagin! dit le geôlier.

—Me voilà! c'est moi! s'écria le juif prenant la même attitude qu'il avait pendant le cours des débats; je suis un vieillard, milords!

—Voici quelqu'un qui demande à vous parler, Fagin! dit le geôlier lui posant la main sur l'épaule pour le faire rasseoir. Voyons, Fagin! n'êtes-vous pas un homme?

—Je ne le serai pas longtemps! reprit le juif levant la tête et regardant le geôlier avec une expression de rage et de terreur.

En parlant ainsi, il aperçut Olivier et M. Brownlow; et se reculant jusqu'à l'extrémité du banc, il leur demanda ce qu'ils lui voulaient.

—Allons, Fagin, restez tranquille, dit le geôlier. Maintenant, Monsieur, poursuivit-il en s'adressant à M. Brownlow, si vous avez quelque chose à lui dire, faites-le au plus vite, car il devient plus furieux à mesure que l'heure approche.

—Vous avez des papiers, dit M. Brownlow, qui vous ont été remis, pour plus de sûreté, par un certain homme appelé Monks?

—Il n'y a rien de si faux! répliqua le juif.

—Pour l'amour de Dieu! dit M. Brownlow, ne dites pas cela, maintenant que vous touchez à vos derniers moments; avouez plutôt où ils sont. Vous savez que Sikes est mort, que Monks a tout déclaré, et qu'il ne vous reste plus d'espoir. Dites-moi, où sont ces papiers?

—Olivier! s'écria le juif en lui faisant signe de la main, viens ici que je te dise un mot à l'oreille.

—Je n'ai pas peur, dit tout bas Olivier lâchant la main de M. Brownlow.

—Les papiers en question, dit le juif attirant l'enfant vers lui, sont dans un sac de toile, au fond d'un trou pratiqué un peu avant dans le tuyau de cheminée. J'ai quelque chose à te dire, mon ami; quelque chose d'important à te dire . . . Dehors! dehors! ajouta-t-il poussant celui-ci vers la porte, et regardant d'un air égaré autour de lui. Dis que je me suis endormi et ils te croiront. Je ne parviendrai jamais à sortir si tu t'y prends de cette manière . . . Avance! avance! C'est cela! c'est bien cela! Nous réussirons ainsi! . . . Cette porte d'abord. Si je tremble en passant devant l'échafaud, n'y fais pas attention et va toujours comme si de rien n'était . . .

—N'avez-vous rien autre chose à lui demander? dit le geôlier s'adressant à M. Brownlow.

—Non, répondit celui-ci. Si je pensais qu'on pût le ramener au sentiment de sa position!

—Ne croyez pas cela, dit l'homme en branlant la tête.

—Avance! avance! s'écria de nouveau le juif . . . Doucement! doucement! . . . un peu plus vite! Là . . . comme cela! . . . c'est bien! . . .

Les gardiens le séparèrent enfin d'Olivier et le repoussèrent au fond de la cellule.

Nos visiteurs furent quelque temps à sortir de la prison, car Olivier sentit son cœur défaillir après cette scène affreuse, et le jour commençait à paraître quand ils en franchirent le seuil. Une multitude de personnes étaient déjà rassemblées sur la place de l'exécution.

L. —Conclusion.

Les destinées de ceux qui ont figuré dans cet ouvrage sont presque fixées, et il ne reste à l'historien que peu de chose à dire.

En moins de trois mois Rose Fleming et Henri Maylie furent mariés dans la petite église dont celui-ci devint le pasteur, et dans le presbytère de laquelle ils s'établirent le même jour.

Madame Maylie vint demeurer avec ses enfants pour jouir, pendant ses dernières années, de la félicité la plus pure que la vieillesse et la vertu puissent connaître: celle d'être témoin du bonheur de ceux qui avaient été constamment les objets de ses soins.

Il paraît, d'après un sérieux examen, qu'en partageant également entre Olivier et Monks les débris de l'immense fortune dont celui-ci était seul possesseur (laquelle n'avait jamais profité entre ses mains, pas plus que dans celles de sa mère), il leur revenait à chacun un peu plus de trois mille livres sterling.

Monks ayant jugé à propos de garder ce nom d'emprunt, se retira dans une partie éloignée du Nouveau-Monde avec la portion que voulut bien lui accorder M. Brownlow, et qu'il dissipa promptement. Il reprit bientôt ses mauvaises habitudes et retomba dans ses anciens vices.

M. Brownlow adopta Olivier comme son propre fils; et étant venu, à la grande satisfaction de ce dernier, demeurer avec sa femme de charge à un mille environ du presbytère qu'habitaient les nouveaux époux, ils composèrent une petite société de vrais amis, dont le bonheur fut aussi parfait qu'on peut l'espérer en ce monde.

Peu après le mariage de nos jeunes gens, le bon docteur retourna à Chertsey, où, privé de la société de ses dignes amis, il ne tarda pas à s'ennuyer et serait bientôt devenu maussade pour peu qu'il y eût été disposé par caractère. Pendant deux ou trois mois, il se contenta de donner à entendre qu'il craignait bien que l'air de Chertsey ne fût contraire à sa santé; puis, voyant qu'il ne s'y plaisait plus comme auparavant, il céda sa clientèle à son associé, et loua une petite maison à l'entrée du village dont son jeune ami était pasteur.

Avant de venir s'installer dans sa nouvelle demeure, il avait contracté une forte amitié pour M. Grimwig, qui lui rendait le réciproque. En conséquence, il reçoit bien souvent la visite de cet excentrique monsieur, qui, en ces occasions, jardine, pêche et charpente avec une activité sans égale; faisant chacune de ces choses à rebours de tous les autres, et affirmant (avec sa proposition favorite) que sa manière de s'y prendre est infiniment préférable à toute autre.

Le sieur Noé Claypole, ayant obtenu sa grâce de la couronne pour avoir témoigné contre le juif, et ayant considéré que sa profession n'était pas tout à fait aussi sûre qu'il le désirait, avisa nécessairement aux moyens de gagner sa vie sans être par trop surchargé de besogne. Il fut d'abord assez embarrassé sur le parti qu'il avait à prendre; mais, après quelque réflexion, il se fit mouchard, partie dans laquelle il réussit assez bien. Il se promène régulièrement tous les dimanches, pendant l'heure de l'office, en compagnie de Charlotte, décemment vêtue. Celle-ci s'évanouit à la porte des charitables cabaretiers; Noé s'étant fait servir pour trois sous d'eau-de-vie, afin de la faire revenir à elle, fait sa déposition le lendemain contre tel ou tel cabaretier qui a contrevenu à la loi en ouvrant sa boutique pendant l'office: alors il empoche la moitié de l'amende.

Les époux Bumble, privés tous deux de leur emploi, furent réduits graduellement à la plus affreuse misère, et finirent par être reçus comme pauvres dans le dépôt de mendicité où ils avaient jadis gouverné en despotes.

Quant à Giles et à Brittles, ils sont toujours à leurs anciens postes.

Charles Bates, épouvanté par le crime de Sikes, fit de sérieuses réflexions sur son inconduite passée, et, persuadé qu'après tout une vie honnête vaut mieux, il résolut de s'amender et de vivre désormais de son travail.

FIN.

Notes des Éditeurs:

[1] Ceux-là seuls qui ont étudié de près en Angleterre le fonctionnement de la charité légale, peuvent dire ce que le protestantisme a fait pour les pauvres en leur enlevant les sœurs de chanté et les religieux hospitaliers. A eux de contrôler le tableau que présente ici Dickens; fût-il chargé, il en reste assez pour juger la philanthropie.

[2] Soulignons ce passage pour remarquer que Dickens était un de ces penseurs mécontents de tout le monde, chez lesquels le jugement n’est pas à la hauteur de l'imagination et de I’esprit. Critiquer, ridiculiser à peu près tout sans réfléchir sur les conséquences de leurs railleries, voilà leur préoccupation exclusive. Il prend ici à part les marins; mais pour empêcher ces sortes de digestion qu’ils aiment, qu’oppose-t-il de sérieux remède, en admettant que cela soit vrai? Le lecteur donc ne se ferait que des idées fausses sur les hommes et sur les choses, s’il s’en rapportait à ces exagérations, qui n’ont pour premier but que celui de l’amuser par leur spirituel agencement.

[3] Ainsi qu’en sera aisément convaincu le lecteur par la suite de ce récit, Dickens tombe encore ici dans l'exagération. Qu'un enfant soit maltraité, méprisé, persécuté parce qu'il est né de parents indignes et dans des conditions malheureuses, assurément cela est de toute injustice, puisque lui est innocent. Mais de ce que, par suite de cette circonstance, il trouve dans ce monde des obstacles qu’un enfant né d'une véritable famille honnête n’a pas à vaincre, en conclure contre l'inhumanité des hommes et leurs institutions et leurs lois, c’est de la déraison, c’est le renversement de tout ordre social, c’est la démoralisation décrétée en 1793.

[4] Quelque fondée que puisse être particuliérement en Angleterre la défaveur attachée au nom de juif, nous ne saurions approuver cette qualification continuellement appliquée ici à un type de scélératesse. Il n’y a pas seulement que des juifs dans les tavernes de bandits et les bagnes. Le fils d’Israël croit à Dieu, à l’immortalité de l'àme etc. Donc, englober tous les juifs dans la même accusation à cause de quelques exceptions, c’est exagérer, plus que cela, c’est manquer de justice. Fagin est étranger a toute croyance; mieux valait par conséquent, et ce n’eût été calomnier aucune croyance, simplement l'appeler l'Apostat ou le Rénégat, etc. Pareil être doit s’attendre à tout.

[5] Moulin mis en action par des hommes.

[6] Assises qui se tiennent quatre fois l’année pour juger certaines causes civiles ou criminelles.

[7] Un des principaux marchés de Londres.

[8] Dickens omet toujours d’indiquer une condition première, pourtant un moyen indispensable pour arriver à la perfection d’Olivier. Que quoique né d’une mère coupable, cet enfant aime et pratique cependant la vertu dans un certain degré, cela se peut, cela se voit quelquefois. Mais que la nature seule produise cet effet sans l’aide d'aucune espèce de religion (Dickens est muet sur ce point), que ce fruit particulier et divin de la prière et de la grâce naisse et grandisse ainsi de lui-même, comme une production spontanée de la nature, c’est faux, c’est contraire à l'expérience de chaque jour.

[9] Pour peu que le lecteur connaisse de romans protestants, il ne s’étonnera pas que toujours le beau rôle, la vertu la plus pure, soient le lot des pasteurs ou ministres. Cette façon de soutenir l’erreur est une sorte de calomnie qui n’est pas sans effet. Heureuse encore cette Eglise abhorrée qu’ils appellent papisme, si quelques-uns de ses prêtres ou religieux n’y figurent pas comme d’hypocrites scélérats.

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