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Olivier Twist: Les voleurs de Londres

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XVII. —Arrivée à Londres d'un personnage illustre qui perd Olivier de réputation.

Un matin de très bonne heure, M. Bumble sortit du dépôt de mendicité, et monta la Grande-Rue d'un pas ferme et assuré. Il était dans toute la gloire et l'orgueil de sa dignité de bedeau: les galons de son tricorne et de son habit brillaient au soleil, et il serrait sa canne dans sa main avec toute la force de la santé et du pouvoir. M. Bumble portait toujours la tête haute, mais ce jour-là il la portait encore plus haut que de coutume. Il y avait une distraction dans son regard et une noblesse dans son maintien qui auraient pu faire présumer à l'observateur intelligent que des pensées d'une nature peu commune occupaient l'esprit du bedeau. Il ne daigna pas s'arrêter pour converser avec les petits boutiquiers et les autres personnes qui lui adressèrent la parole; il se contenta de répondre à leurs salutations par un signe de la main, et ne ralentit sa marche que quand il fut arrivé à la ferme, où madame Mann gardait les jeunes enfants du dépôt avec un soin paroissial.

Satané bedeau! n'est-ce pas lui qui nous arrive si matin, dit celle-ci entendant secouer avec impatience la porte du jardin. Eh! monsieur Bumble, je pensais bien que ce ne pouvait être que vous! C'est un vrai plaisir et une surprise agréable de vous voir si matin! Donnez-vous donc la peine d'entrer, je vous prie!

Les premiers mots furent adressés à Suzanne, et les derniers à M. Bumble, tout en lui ouvrant la porte et en l'introduisant dans la maison avec les plus grandes marques d'attention et de respect.

—Madame Mann! dit M. Bumble se laissant aller graduellement et lentement sur une chaise, au lieu de s'asseoir brusquement, comme le ferait un malotru; madame Mann, je vous souhaite le bonjour.

—Bien l'bonjour, monsieur Bumble, reprit celle-ci avec maints sourires gracieux. Comment va cette précieuse santé?

—Couci, couci, madame Mann, répliqua le bedeau. Une vie paroissiale n'est pas un lit de roses, madame Mann!

—Bien sûr que non, poursuivit la dame. (Tous les enfants confiés à ses soins auraient pu répondre en chœur, s'ils l'eussent entendue.)

—Une vie paroissiale, madame Mann, continua le bedeau frappant la table avec sa canne, est une vie de travail, de vexations et de tourments! Mais tous les personnages publics, si je puis m'exprimer ainsi, doivent s'attendre à souffrir la persécution.

Madame Mann, ne devinant pas trop ce que le bedeau voulait dire, leva les mains au ciel avec un air de sympathie, et soupira.

—Ah! vous pouvez bien soupirer, madame Mann! dit Bumble.

Voyant qu'elle avait bien fait, celle-ci soupira de nouveau, à la grande satisfaction du fonctionnaire public, qui réprima un gracieux sourire en regardant fixement son tricorne.

—Je vais à Londres, madame Mann, dit-il.

—Vraiment, monsieur Bumble, reprit celle-ci, joignant les mains et faisant trois pas en arrière en signe d'étonnement.

—Oui, Madame, répliqua l'imperturbable bedeau, je vais à Londres par la diligence, madame Mann . . . moi et deux pauvres du dépôt. Nous avions un procès au sujet de ces deux pauvres, qui ne sont pas de notre paroisse, et que nous ne voulons pas garder, comme de raison . . . et c'est moi, madame Mann, que le conseil d'administration a choisi pour son représentant, et qui dois répondre en son nom, aux prochaines sessions de Clerkenwell [6] . . . Et je me demande à moi-même, continua-t-il en se redressant de toute sa hauteur, si les sessions de Clerkenwell n'auront pas du fil à retordre, avant d'en avoir fini avec moi.

—Oh! n'allez pas les traiter trop sévèrement, dit madame Mann d'un air flatteur.

—Les sessions de Clerkenwell m'y auront contraint, madame Mann, reprit M. Bumble; et si les sessions de Clerkenwell ne s'en retirent pas aussi bien qu'elles le pensent, elles ne devront s'en prendre qu'à elles-mêmes.

Ces paroles furent dites avec une expression si chaleureuse et d'un air si menaçant, que madame Mann en fut effrayée.

—Vous allez donc par la diligence? dit-elle enfin. Je croyais que c'était l'habitude d'envoyer ces pauvres dans des charrettes?

—C'est lorsqu'ils sont malades, madame Mann, reprit l'autre. Nous les mettons dans des charrettes découvertes pour prévenir les vents coulis . . . dans la crainte qu'ils ne s'enrhument.

—Ah! c'est autre chose, reprit madame Mann.

—La concurrence se charge de ceux-là pour peu de chose, continua le bedeau. Ils sont tous deux dans un bien triste état; . . . et nous trouvons qu'à les changer il nous en coûtera deux livres sterling moins cher qu'à les enterrer; c'est-à-dire si nous parvenons à les faire recevoir dans une autre paroisse, ce qui ne nous sera pas difficile, je pense, à moins qu'en dépit de nous ils ne viennent à mourir en route; ah! ah! ah!

Quand M. Bumble eut bien ri, ses yeux rencontrèrent son tricorne, et il reprit sa gravité.

—Ah! ça, mais tout en causant nous oublions les affaires, dit-il. Madame Mann, voici votre salaire paroissial du mois.

Disant cela, il tira de son portefeuille quelques pièces d'argent roulées dans du papier, et demanda un reçu que madame Mann écrivit aussitôt.

—C'est bien griffonné, dit celle-ci, mais ça passera tout d'même. Bien obligée, monsieur Bumble.

—C'est moi qui vous remercie.

Le bedeau fit un léger signe de tête en réponse à la courtoisie de la dame, et s'informa de la santé des enfants.

—Pauv'p'tits trésors, dit-elle avec émotion . . . ils sont aussi bien qu'on peut l'être. Ces chers enfants! . . . excepté pourtant les deux qui sont morts la semaine dernière . . . et puis l'petit Richard, qui jette un mauvais coton.

—Est-ce qu'il ne va pas mieux? demanda le bedeau.

Madame Mann secoua la tête.

Le lendemain matin, à six heures, M. Bumble, ayant changé son tricorne contre un chapeau rond, et empaqueté son individu dans une redingote bleue, prit place à l'extérieur de la diligence en compagnie des deux criminels dont l'administration cherchait à se défaire, et qui étaient la cause bien innocente du procès qui appelait le bedeau à Londres. Celui-ci arriva à la capitale sans avoir éprouvé en route d'autre inconvénient que celui causé par la conduite inconvenante des deux pauvres, qui persistèrent à se plaindre du froid, et à grelotter tout le temps que dura le voyage, d'une telle manière (à ce que dit M. Bumble) que les dents lui en claquèrent dans la tête, et qu'il se sentit tout à fait mal à son aise, quoiqu'il eût sa grosse redingote sur le corps.

S'étant débarrassé de ces gens incommodes pour la nuit, le bedeau s'installa à l'hôtel où s'était arrêtée la diligence, et s'y fit servir un dîner copieux, composé de tranches de bœuf à la sauce aux huîtres avec une bouteille d'excellent porter. Lorsqu'il eut fini, il se versa un verre de grog qu'il mit sur la cheminée, approcha sa chaise du feu, et, après quelques réflexions morales sur le désagrément de voyager avec des gens qui grelottent et qui se plaignent, il se disposa à lire le journal.

Le premier article sur lequel ses yeux se portèrent fut l'insertion suivante:

CINQ GUINÉES DE RÉCOMPENSE.

«Un jeune garçon de Pentonville, nommé Olivier Twist, que l'on retient caché ou qui a été attiré hors de chez lui, a quitté sa demeure jeudi dernier, dans la soirée; et n'a pas reparu depuis.

La récompense ci-dessus sera accordée à quiconque donnera des renseignements qui puissent amener à la découverte dudit Olivier Twist, ou qui tendent à jeter un certain jour sur les particularités de son histoire, que la personne qui fait paraître cet avis a le plus grand intérêt à connaître.»

Venait ensuite le détail exact de l'âge, du costume, de l'extérieur et de toute la personne d'Olivier; la manière dont il avait disparu, ainsi que le nom et l'adresse de M. Brownlow.

M. Bumble ouvrit les yeux, lut l'article doucement et avec la plus scrupuleuse attention à trois reprises différentes, et, cinq minutes après, il était sur le chemin de Pentonville, ayant oublié, dans sa précipitation, le verre de grog qu'il avait posé sur la cheminée.

—M. Brownlow est-il à la maison? demanda-t-il à la fille qui lui ouvrit la porte.

A cette question, celle-ci fit la réponse aussi ordinaire qu'évasive:

—Je ne sais pas. De quelle part venez-vous?

M. Bumble n'eut pas plus tôt prononcé le nom d'Olivier, et expliqué le motif de sa visite, que madame Bedwin, qui écoutait à la porte de la salle, se précipita hors d'haleine dans le couloir.

—Entrez, entrez, dit la vieille dame. Je savais bien que nous aurions de ses nouvelles! Pauvre petit! Je savais bien que nous en aurions! . . . J'en étais sûre! Cher enfant! . . . Je l'ai toujours dit!

Disant cela, la bonne dame retourna dans la salle en toute hâte, et, s'asseyant sur le sofa, elle fondit en larmes; tandis que la domestique, qui n'avait pas tant de sensibilité, monta l'escalier quatre à quatre, et revint bientôt dire à M. Bumble de la suivre. Elle l'introduisit dans le cabinet d'étude, où M. Brownlow et son ami Grimwig étaient assis à une table, avec un carafon et des verres devant eux.

—Un bedeau! Un vrai bedeau de paroisse! . . . J'en mangerais ma tête que c'est un bedeau! s'écria ce dernier.

—Je vous en prie, mon cher ami, ne nous interrompez pas pour le moment, dit M. Brownlow.

Et s'adressant à Bumble:

—Donnez-vous la peine de vous asseoir, Monsieur.

M. Bumble s'assit, tout à fait interdit par l'originalité des manières de M. Grimwig. M. Brownlow plaça la lampe de manière à mieux voir le bedeau, et dit avec un peu d'impatience:

—C'est sans doute au sujet de l'article que j'ai fait insérer dans le journal que vous êtes venu? . . .

—Oui, Monsieur, répondit Bumble.

—Et vous êtes bedeau, n'est-ce pas? demanda M. Grimwig.

—Je suis bedeau paroissial, Messieurs, répliqua l'autre avec orgueil.

—Sans doute, reprit Grimwig à part à son ami; je savais bien que c'était un bedeau. La coupe de sa redingote est paroissiale, et il sent le bedeau à une lieue à la ronde.

M. Brownlow fit un signe de tête à son ami pour lui imposer silence, puis il reprit.:

—Pouvez-vous nous dire où est ce pauvre enfant, maintenant?

—Pas le moins du monde, repartit Bumble.

—Eh bien! que savez-vous de lui? demanda M. Brownlow. Parlez, mon ami, si vous avez quelque chose à dire . . . Que savez-vous de lui?

—Rien de bon sans doute? dit M. Grimwig après avoir examiné attentivement le bedeau.

Celui-ci prit cette question à la lettre, et hocha la tête d'un air capable.

—Vous voyez! dit. M. Grimwig en fixant son ami d'un air triomphant.

M. Brownlow chercha à lire dans les traits du bedeau la réponse qu'il allait en recevoir, et le pressa de lui dire, aussi brièvement que possible, ce qu'il savait sur le compte d'Olivier. M. Bumble ôta son chapeau, déboutonna sa redingote, croisa les bras, pencha la tête un peu en avant, et, après quelques moments de réflexion, il commença son récit.

Il serait ennuyeux de rapporter ici les paroles du bedeau, qui discourut pendant près de vingt minutes. Il suffira de savoir qu'au résumé il raconta qu'Olivier était un enfant trouvé, d'une basse extraction, qui n'avait déployé d'autres qualités depuis sa naissance que la perfidie, l'ingratitude et la méchanceté; et qu'il avait terminé sa courte carrière, dans le lieu de sa naissance, par un acte lâche et sanguinaire sur la personne d'un garçon de charité; après quoi il s'était sauvé de chez son maître au milieu de la nuit. Puis, pour prouver qu'il était réellement la personne pour laquelle il s'était donné dès l'abord, il étala sur la table les papiers qu'il avait apportés du dépôt de mendicité, et, croisant les bras de nouveau, il attendit les observations de M. Brownlow.

—Je crains bien que ce ne soit que trop vrai, dit tristement celui-ci après avoir jeté un coup d'œil rapide sur les papiers. Cette somme est bien minime pour les renseignements que vous venez de me donner; mais je vous aurais volontiers donné le triple et même le quadruple s'ils eussent été favorables à l'enfant.

Il est bien probable que, si M. Bumble eût su cela un peu plus tôt, il aurait donné une tout autre tournure à son récit; mais il n'était plus temps: c'est pourquoi, secouant la tête gravement, il empocha les cinq guinées et se retira.

M. Brownlow se promena de long en large dans la chambre, tellement troublé par le récit du bedeau, que M. Grimwig lui-même se garda bien de le contrarier plus longtemps. Enfin il s'arrêta et tira le cordon de la sonnette avec force.

—Madame Bedwin, dit-il à la femme de charge qui vint pour recevoir ses ordres, ce petit garçon . . . Olivier . . . est un imposteur!

—Cela ne peut pas être, Monsieur, j'en suis sûre! dit énergiquement la bonne dame.

—Je vous dis qu'il l'est! reprit sèchement M. Brownlow. Que voulez-vous dire par: cela ne peut pas être? Nous venons d'en apprendre de belles sur son compte! Il paraît que depuis sa naissance il n'a été jusqu'à présent qu'un petit vaurien.

—Je ne croirai jamais cela, Monsieur, répliqua la bonne dame avec fermeté.

—Vous autres, vieilles femmes, vous n'avez foi qu'aux charlatans et aux contes de fées, reprit brusquement M. Grimwig. Pourquoi n'avez-vous pas suivi mes conseils dès le commencement? Vous l'auriez fait s'il n'avait pas eu la fièvre, hein? Mais cela le rendait intéressant, n'est-ce pas? Intéressant! c'te bêtise! Et en disant cela, il attisait le feu en brandissant le fourgon.

—Cet enfant est doux, aimable, reconnaissant, reprit madame Bedwin avec indignation. Je sais bien ce que sont les enfants, peut-être . . . Il y a plus de vingt ans que j'les connais . . . et les gens qui ne peuvent pas en dire autant ne devraient rien dire; c'est du moins mon opinion.

C'était une atteinte directe portée à Grimwig, qui était célibataire; mais, comme cela ne fit qu'exciter le sourire du vieux garçon, la bonne dame secoua la tête, et roulant machinalement entre ses doigts le coin de son tablier, elle allait sans doute en dire davantage.

—Silence! dit M. Brownlow feignant une colère qu'il était loin de ressentir. Ne prononcez jamais devant moi le nom de cet enfant! C'était pour vous dire cela que je vous ai sonnée . . . Jamais, jamais! . . . sous quelque prétexte que ce soit. Songez-y bien! C'est tout ce que j'avais à vous dire, madame Bedwin. Rappelez-vous bien que je parle sérieusement.

XVIII. —Comment Olivier passe le temps en la société de ses estimables amis.

Le lendemain de ce jour, dans l'après-midi, Fagin, profitant de l'absence du Matois et de maître Bates, qui étaient allés à leurs occupations ordinaires, fit une longue morale à Olivier sur l'affreux pêché de l'ingratitude, dont ce dernier s'était rendu grandement coupable en s'éloignant volontairement de ses amis, inquiets de son absence; et, ce qui est bien pis, en cherchant à s'échapper, après toute la peine qu'on s'était donnée et tous les frais qu'on avait faits pour le retrouver. Il fit sentir à l'enfant qu'il l'avait reçu et choyé chez lui dans un moment où, sans ce secours aussi à propos qu'inopiné, lui, Olivier, serait mort de faim sans aucun doute.

Olivier resta ce jour-là et la plupart des jours suivants sans voir âme qui vive. Depuis le matin de très bonne heure jusqu'à minuit, seul à lui-même, il pensa à ses dignes amis, et la crainte qu'ils n'eussent de lui une opinion défavorable le rendit triste jusqu'à la mort. Huit jours après, environ, le juif ne trouva plus nécessaire d'enfermer Olivier dans la chambre, et celui-ci put aller en liberté par toute la maison.

Un jour que le Matois et maître Bates devaient passer la soirée dehors, celui-là se mit alors en tête d'être plus recherché dans sa toilette que de coutume (faiblesse qui, à lui rendre justice, n'était pas habituelle chez lui, tant s'en fallait). Il commanda très poliment à Olivier de l'aider à cet effet. Celui-ci était trop content d'avoir une occasion de se rendre utile, il était trop heureux d'avoir de la société, quelque mauvaise qu'elle fût d'ailleurs, et il avait un trop grand désir de se concilier l'affection de tous ceux qui l'entouraient, pour ne pas se prêter de bonne grâce à ce qu'on exigeait de lui. Il mit donc un genou en terre de manière que le pied du Matois, qui était assis sur la table, pût reposer sur l'autre, et il se mit en devoir de polir, les trottins de ce dernier, ce qui veut dire en bon français qu'il cira ses bottes.

Soit que le Matois fût excité par ce sentiment de liberté et d'indépendance qu'éprouve nécessairement tout être pensant quand il est assis nonchalamment sur une table, fumant sa pipe tout à son aise, balançant mollement une jambe et faisant en même temps nettoyer ses bottes, qu'il n'a pas même la peine d'ôter et qu'il n'aura pas besoin de remettre; soit que la bonté du tabac éveillât sa sensibilité, ou que la qualité de la bière adoucît ses pensées, il se sentit, pour le moment, porté au romantique et à l'enthousiasme (deux choses si contraires à sa manière d'être). Il regarda Olivier d'un air pensif pendant quelques instants, puis, avec un soupir et un balancement de tête, il dit moitié à part lui, et moitié à Charlot:

—Quel dommage qu'y n'soit pas grinche!

—Ah! y n'sait pas ce qui lui convient, reprit celui-ci.

Le Matois soupira de nouveau et reprit sa pipe. Charlot en fit autant, et tous deux fumèrent quelque temps en silence.

—J'pense bien qu'tu n'sais même pas c'que c'est qu'un grinche? dit le Matois d'un air de pitié.

—Je crois que si, répondit Olivier en levant la tête. C'est un vol . . . c'est ce que vous êtes, n'est-ce pas? dit-il en se reprenant.

—Je le suis, et j'm'en fais gloire, répliqua le Matois . . . Je m'en voudrais d'être autre chose! (Disant cela, il mit son chapeau sur l'oreille, et lança un coup d'œil à maître Bates pour lui faire comprendre qu'il lui serait obligé de dire le contraire.) Oui, je l'suis, poursuivit-il, et Charlot aussi, et puis Fagin, et puis Sikes, et puis Nancy, et puis Betsy; nous le sommes tous, tous jusqu'au chien! . . . sans compter qu'c'est lui qu'a l'plus d'cœur à la besogne.

—Et qu'est l'moins porté à trahir, ajouta Charlot.

—C'n'est pas lui qu'aboierait jamais dans l'banc des témoins pour se compromettre! . . .. ah! ben oui, n'y a pas d'danger! encore bien même qu'on l'y attacherait et qu'on l'laisserait là quinze jours sans manger, dit le Matois.

—Y s'respecte trop pour ça, répliqua Charlot.

—C'est bon! c'est bon! dit le Matois reprenant le sujet dont ils s'étaient écartés, et auquel le ramena le souvenir de sa profession, qui influait sur toutes ses actions. Ceci n'a rien à faire avec ce jeune lophyte (néophyte).

—C'est vrai, reprit Charlot. Que ne prends-tu du service sous Fagin, Olivier?

—Tu f'rais ta fortune tout d'un coup, répliqua le Matois en tirant la langue.

—Tu vivrais d'tes rentes et tu frais l'monsieur comme c'est bien mon intention, vienne la Saint-Jamais ou le quarante-deuxième jeudi de la Trinité.

—Non, je ne veux pas, reprit timidement Olivier. Je voudrais qu'on me laisse en aller. J'ai . . . me . . . rais mieux m'en aller.

—Et Fagin préfère que tu restes, repartit Charlot.

Olivier ne le savait que trop bien; mais, pensant qu'il serait peut-être dangereux de s'exprimer trop franchement, il poussa un soupir et se remit à frotter les bottes du Matois.

—Allons donc! s'écria ce dernier, où est ton courage? N'y a-t-il pas c'te fierté au-dedans de toi-même? Voudrais-tu vivre aux dépens des amis, hein?

—Fi donc! dit maître Bates tirant deux ou trois foulards de sa poche et les jetant pêle-mêle dans une armoire. C'est trop vil! c'est trop mesquin!

—Je ne pourrais jamais faire ça! dit le Matois feignant la plus grande aversion.

—Ça n'empêche pas que vous abandonnez vos amis, et que vous les laissez punir pour ce que vous avez fait vous-même, reprit Olivier en souriant.

—Ça c'est autre chose, répliqua le Matois ôtant sa pipe de sa bouche, c'est par pure considération pour Fagin . . .. parce que les mouchards savent que nous travaillons ensemble, et il aurait pu lui arriver des désagréments si nous n'avions joué des jambes . . . Et voilà le pourquoi . . . n'est-ce pas, Charlot?

Maître Bates fit un signe de tête affirmatif. Il allait parler, mais le souvenir de la fuite d'Olivier se présenta si vivement à son imagination que la fumée de sa pipe, qui se mêla avec un éclat de rire, lui sortit par le nez, par les yeux, et lui revint à la gorge, ce qui le fit tousser et frapper du pied pendant plus de cinq minutes.

—Vois donc un peu, dit le Matois, montrant une poignée de shillings et de sous; c'est ça une vie joyeuse! Tiens, attrape! . . . Y en a bien d'autres dans la tirelire de celui à qui j'les ai soufflés! . . . Tu n'en veux pas, n'est-ce pas? . . . Imbécile, va!

—C'est bien vilain, n'est-ce pas, Olivier, dit Charlot . . . y s'f'ra soulever un d'ces quatre matins, pas vrai?

—Je ne sais pas ce que ça veut dire, répondit Olivier tournant la tête.

—Tiens, mon vieux! . . . quéqu'chose dans c'genre-là, reprit Charlot. Disant cela, maître Bates prit un des bouts de sa cravate, et le tenant en l'air, il laissa tomber sa tête sur son épaule et fit un certain bruit avec ses dents, indiquant par cette joyeuse pantomime que soulever et pendre n'étaient qu'une seule et même chose.

—Voilà c'que ça veut dire, poursuivit-il . . . Mais vois donc, Jacques, comme y me r'garde! . . . Non, jamais d'ma vie j'n'ai vu un garçon comme celui-là . . . c'est d'l'innocence numéro 1, parole d'honneur! Y m'f'ra mourir de rire d'abord . . . J'te dis, encore une fois, qu'j'aurai ma mort à lui reprocher! Et maître Bates, ayant ri de si bon cœur que des larmes lui en vinrent aux yeux, se remit à fumer.

—Tu n'as pas été bien élevé, dit le Matois examinant ses bottes après qu'Olivier eut fini de les cirer. Fagin fera quelque chose de toi, cependant . . . ou bien alors tu s'ras l'premier qui n'aurait pas profité entre ses mains . . . Tu frais bien mieux d'commencer tout d'suite, car tu en viendras toujours là sans que tu t'en doutes, et tu n'fais seulement qu'r'culer pour mieux sauter.

Maître Bates appuya cet avis de plusieurs réflexions morales de son cru, après quoi Dawkins et lui s'étendirent au long sur les plaisirs nombreux qui accompagnent ordinairement la vie qu'ils menaient, donnant à entendre à Olivier que ce qu'il avait de mieux à faire était de chercher à gagner les bonnes grâces et l'amitié de Fagin en employant les moyens qu'ils avaient mis; eux-mêmes en usage pour les mériter.

—Et mets-toi bien ça dans l'toupet, dit le Matois entendant le juif ouvrir la porte, si tu n't'attaches pas aux toquantes et aux blavins . . .

—C'est comme si tu chantais de lui dire ça! observa Charlot; est-ce qu'y t'comprend?

—Si tu n't'attaches pas aux montres et aux mouchoirs, poursuivit le Matois réduisant son langage à la portée d'Olivier, d'autres le feront . . . De sorte que ceux qui s'les laissent prendre, tant pis pour eux et tant pis pour toi aussi . . . et personne ne s'en trouvera mieux pour ça . . . excepté ceux qui posent cinq et qui relèvent six, et tu as autant de droit que les autres à la profession.

—Sans doute, sans doute, dit le juif, qui était entré sans qu'Olivier s'en fût aperçu. Tout cela est clair comme le jour, mon cher! . . . rapporte-t'en à la parole du Matois . . . il entend le catéchisme de sa profession, celui-là!

Continuant en ces termes l'argument du Matois, le vieillard se frotta les mains en signe de satisfaction et applaudit par un éclat de rire aux talents de ce dernier. La conversation en resta là pour cette fois, car le juif avait amené avec lui mademoiselle Betsy et un jeune homme qu'Olivier n'avait pas encore vu, mais qui fut accosté par le Matois sous le nom de Tom Chitling, et qui, s'étant amusé à folâtrer dans l'escalier, entra en ce moment.

M. Chitling avait quelques années de plus que le Matois (ayant déjà compté peut-être dix-huit printemps), cependant il y avait dans sa manière d'agir envers ce dernier une certaine déférence qui indiquait assez clairement qu'il se reconnaissait inférieur à lui sous le rapport du génie aussi bien que des ruses de leur profession. Il avait de petits yeux qu'il faisait aller dans tous les sens et il était, en outre, criblé de petite vérole.

Son costume était dans un assez piteux état, mais ainsi qu'il le dit, il venait de finir son temps; depuis vingt-deux mortels jours il n'avait vu âme qui vive et ne s'était rafraîchi le cornet d'une goutte de quoi que ce soit. Olivier était fort étonné de cette conversation, dont il comprenait à peine quelques bribes. Ces messieurs riaient de tout cœur de la candide ignorance de l'enfant, et la conversation devint générale. Fagin était en belle humeur; il conta quelques petites farces de sa jeunesse d'une si drôle de manière, qu'en dépit de ses bons sentiments Olivier riait de si bon cœur que les larmes lui en venaient aux yeux.

Enfin le vieux scélérat tenait l'enfant dans ses filets. Il l'avait amené par la solitude et par la tristesse à préférer la société de quelqu'un à celle de ses tristes pensées dans un chenil, et il distillait dans son jeune cœur le poison qui devait le noircir et en changer la bonté pour toujours.

XIX. —Un grand projet est discuté, et l'on en détermine l'exécution.

Par une nuit froide et sombre, le juif congédia tous ses élèves, et, après s'être enveloppé d'une longue redingote et avoir pris toutes les précautions nécessaires, il s'engagea dans un labyrinthe de petites rues sales qui abondent dans le quartier populeux de Bethnal-Green. Après une heure de marche à travers le brouillard sur un pavé couvert d'une boue épaisse, il frappa à une porte où, ayant échangé quelques mots à voix basse avec la personne qui lui ouvrit, il monta l'escalier.

Un chien se mit à gronder comme il toucha le loquet de la porte, et une voix d'homme demanda:

—Qui va là?

—C'est moi, Guillaume, c'est moi, dit le juif jetant un coup d'œil dans la chambre.

—Montrez votre carcasse! dit Sikes. Couchez là, vilaine bête! Ne connaissez-vous pas le diable quand il a sa grande redingote?

Apparemment l'animal avait été trompé par le costume de Fagin; car lorsque celui-ci se fut déboutonné et qu'il eut posé sa longue redingote sur le dos d'une chaise, il retourna dans son coin en remuant la queue pour montrer qu'il était aussi content qu'il pouvait l'être.

—Eh bien? dit Sikes.

—Eh bien! mon cher? répliqua le juif . . . Ah! Nancy.

Ces derniers mots furent prononcés avec quelque hésitation; car c'était la première fois que Fagin et Nancy se rencontraient depuis le jour où celle-ci avait pris si chaudement la défense d'Olivier. Tous ses doutes à ce sujet, cependant (si toutefois il en avait), furent bientôt dissipés par la conduite de la jeune fille envers lui. Elle retira ses pieds du garde-cendres, recula sa chaise et pria le juif d'approcher la sienne sans en dire davantage, car il faisait un froid excessif.

—Il fait froid, Nancy, dit le juif approchant du feu ses mains décharnées. Ça vous pénètre jusqu'aux os, ajouta-t-il en portant la main à son côté gauche.

—Faudrait un fameux froid, hein, pour que ça vous aille jusqu'au cœur? dit Sikes. Donne-lui quéqu'chose à boire, Nancy. Dépêche-toi! De voir sa vieille carcasse trembler comme celle d'un spectre hideux qui sort de la tombe, y a d'quoi vous rendre malade!

Nancy apporta aussitôt une bouteille qu'elle prit d'un buffet où il y en avait beaucoup d'autres qui paraissaient contenir différentes sortes de liqueurs; et Sikes ayant versé un verre d'eau-de-vie, dit au juif de le boire tout d'un trait.

—Non, merci, Sikes, j'en ai bien assez! répliqua Fagin remettant le verre sur la table après y avoir posé seulement le bord de ses lèvres.

—Avez-vous peur que ça vous rende meilleur que vous n'êtes? demanda Sikes fixant le juif d'un air de mépris.

Ayant jeté en même temps dans les cendres la liqueur qui restait dans le verre de ce dernier, il le remplit aussitôt pour lui-même.

Tandis qu'il avalait son eau-de-vie, le juif jeta un coup d'œil autour de la chambre (non pas que ce fût par curiosité, car il connaissait l'appartement, mais par un sentiment de crainte qui lui était naturel). L'ameublement en était grossier et les seuls objets entassés dans l'armoire eussent pu donner à penser que le maître du logis n'était rien moins qu'un artisan. Deux ou trois assommoirs placés dans un coin, et un fléau accroché au-dessus du manteau de la cheminée étaient du reste les seuls objets qui pussent inspirer du soupçon.

—Eh bien! dit Sikes en faisant claquer ses lèvres, maintenant je suis prêt.

—Pour la besogne, hein? demanda le juif.

—Pour la besogne, répondit Sikes. Ainsi dites ce que vous avez à dire.

—Au sujet de cette maison à Chertsey, Guillaume? dit l'autre rapprochant sa chaise et parlant très bas.

—Oui, après? demanda Sikes.

—Ah! vous savez bien ce que je veux dire, mon cher? dit le juif. Il sait bien ce que je veux dire, n'est-ce pas, Nancy?

—Non, y n'sait pas! dit en ricanant Sikes. Ou bien y n'veut pas, c'qu'est à peu près la même chose. Parlez franchement. Nommez les choses par leur nom! Quand vous serez là à cligner de l'œil et à tourner autour du pot, comme si vous n'étiez pas le premier qui a eu l'idée de ce vol? Expliquez-vous!

—Chut, Guillaume, parlez plus bas! dit le juif essayant en vain de calmer son ami, on va nous entendre.

—Eh bien! qu'on nous entende, reprit Sikes, j'm'en moque pas mal!

Il paraît cependant qu'après réflexion il ne s'en moquait plus, car il devint plus calme et parla bien moins haut.

—Là là, dit Fagin, c'était seulement par prudence, et rien de plus, mon cher. Maintenant, au sujet de cette maison à Chertsey, quand doit-on se mettre à la besogne, hein, Guillaume? Quand doit-on s'y mettre? Tant d'argenterie, mes enfants! tant d'argenterie? poursuivit-il se frottant les mains et levant les yeux au plafond, transporté de joie à l'avance, à l'idée du butin.

—N'faut plus y penser, répondit froidement Sikes.

—N'faut plus y penser! répéta le juif se laissant aller sur le dos de sa chaise,

—Non, n'faut plus y penser, reprit Sikes. Du moins ça n'est pas chose facile que nous l'espérions.

—Alors, on ne s'y est pas bien pris! répliqua le juif pâle de colère. Ne nous dites pas . . .

—Et moi, j'veux justement vous dire! s'écria l'autre. Qui êtes-vous donc, qu'on n'puisse pas vous parler? J'vous dis qu'il y a quinze jours que Toby Crackit traîne ses guêtres autour de la place, et il ne peut parvenir à mettre un des domestiques dans nos intérêts.

—Voulez-vous dire, Guillaume, reprit le juif s'adoucissant à mesure que l'autre s'échauffait, qu'aucun des deux domestiques ne puisse être persuadé?

—Sans doute que c'est c'que je veux dire, et c'est comme je l'dis, repartit Sikes. Il y a vingt ans qu'y sont au service de la vieille, et on leur donnerait cinq cents livres sterling qu'y r'fuseraient d'entrer dans le complot.

—Oui, mais voulez-vous dire aussi, Guillaume, qu'il n'y a pas moyen de faire en sorte que les femmes soient des nôtres? demanda le juif.

—Pas le moins du monde, répondit Sikes.

—Pas même par le moyen du flambant Toby Crackit? dit le juif d'un air de doute. Vous n'ignorez pas ce que sont les femmes, Guillaume!

—Eh bien! non; pas même par le moyen du flambant Toby Crackit, repartit Sikes.

—Il dit qu'il a porté de faux favoris, qu'il a mis un gilet et des gants serin Canarie, tout l'temps qu'il a été là, et qu'ça n'a servi de rien.

—Il aurait dû essayer de porter le costume militaire et des moustaches, mon cher, répliqua le juif après un peu de réflexion.

—C'est bien aussi ce qu'il a fait, reprit Sikes. Mais il paraît que ce moyen n'a pas mieux pris que l'autre.

Le juif parut déconcerté à cette nouvelle, et ayant réfléchi quelques minutes, la tête penchée sur sa poitrine, il dit avec un soupir:

—Que si le flambant Toby Crackit accusait vrai, il craignait bien qu'il ne fallût y renoncer. Et cependant, ajouta-t-il laissant tomber ses mains sur ses genoux, c'est bien dur, mon cher, de perdre ainsi une chose sur laquelle nous avions fondé nos plus chères espérances et que nous regardions déjà comme à nous!

—C'est vrai, dit Sikes, c'est là le pis.

Un long silence s'ensuivit pendant lequel le juif, le visage livide et l'œil hagard, fut enseveli dans ses pensées. Sikes le regardait de temps à autre; et Nancy, craignant sans doute d'irriter le brigand, resta assise devant la cheminée, les yeux fixés sur le feu, avec l'indifférence d'une sourde pour tout ce qui se disait devant elle.

—Fagin, dit Sikes rompant tout à coup le silence, me reviendra-t-il cinquante guinées en plus du partage si nous réussissons du dehors?

—Oui, dit le juif s'éveillant aussitôt comme d'un rêve.

—Est-ce convenu? demanda Sikes.

—Oui, mon cher, oui, c'est bien entendu! répliqua le juif saisissant la main de l'autre.

Disant cela, ses yeux étincelaient et tous les muscles de son visage rendaient l'impression que la question de Sikes avait produite en lui.

—Alors, reprit celui-ci repoussant la main du juif avec un certain air de dédain, ça s'fera quand vous voudrez. Nous étions, Toby et moi, l'avant-dernière nuit, sur le mur du jardin, à sonder les volets et les panneaux de la porte. La maison est fermée, la nuit, comme une prison; mais il y a un endroit que nous pouvons briser avec assurance, sans faire de bruit.

—Lequel? demanda le juif avec empressement.

—Vous savez bien, dit l'autre à voix basse, quand on a traversé la pelouse?

—Oui, oui, dit le juif penchant la tête pour mieux entendre et ouvrant les yeux si grands qu'ils semblaient sortir de leurs orbites.

—N'importe! dit Sikes s'arrêtant tout court à un signe de tête de la jeune fille, qui lui faisait remarquer la figure du juif. Peu importe l'endroit; vous ne pouvez rien faire sans moi, je l'sais bien; mais il vaut mieux se mettre sur ses gardes, quand on a affaire à vous.

—Comme vous voudrez, mon cher, comme vous voudrez, reprit le juif se mordant les lèvres. Croyez-vous que Toby Crackit et vous puissiez en venir à bout sans le secours de personne?

—Certainement, dit Sikes. Il ne nous faut qu'un vilebrequin et un enfant. Le premier, nous l'avons déjà; quant à l'autre, il nous faudra le trouver.

—Un enfant! s'écria le juif. Oh! alors c'est pour un panneau, hein?

—Peu vous importe, reprit l'autre. Il me faut un enfant, et n'faut pas qu'il soit trop gros. Ah! si j'avais seulement le petit garçon de Ned, le ramoneur de cheminées, ça f'rait bien mon affaire! Il l'empêchait de grandir exprès pour ça, et il le louait à l'occasion; mais le père s'est fait pincer, et alors v'là la société des jeunes délinquants qui s'en mêle, et qui, r'tirant cet enfant d'un état où il gagnait de l'argent, lui fait apprendre à lire et à écrire, et, par suite, le met en apprentissage. Et c'est ainsi qu'y conduisent le monde! continua-t-il avec indignation; c'est ainsi qu'y conduisent le monde! Et s'ils avaient aussi bien assez d'argent comme ils n'en ont pas (grâce à Dieu), il ne nous resterait pas, l'année prochaine, six enfants dans le commerce à notre disposition.

—Ce n'est que trop vrai! répliqua le juif, qui, absorbé dans ses réflexions tout le temps que parla Sikes, n'avait saisi que les derniers mots de son discours. Guillaume!

—Eh bien? demanda celui-ci.

Le juif fit un signe de tête vers la jeune fille, qui avait les yeux toujours fixés sur le feu pour donner à entendre à Sikes qu'elle devait quitter la chambre. Celui-ci haussa les épaules d'un air d'impatience, pensant que la précaution était inutile, et finit cependant par dire à Nancy d'aller lui chercher un pot de bière.

—Tu n'veux pas d'bière, dit Nancy croisant les bras et restant bien tranquillement sur sa chaise.

—J'te dis qu'j'en veux! reprit Sikes.

—C'est d'la farce, répliqua froidement celle-ci: allez toujours, Fagin. J'sais bien c'qu'y va dire, Guillaume; il n'a pas besoin de faire attention à moi.

Le juif hésita encore, et Sikes les regarda tous les deux avec étonnement.

—Je pense bien que Nancy ne doit pas vous faire peur? dit à la fin celui-ci; vous la connaissez depuis assez de temps pour avoir confiance en elle. Ce n'est pas une fille à manger l'morceau; n'est-ce pas, Nancy!

—J'pense bien que non, reprit la fille s'approchant de la table et posant ses deux coudes dessus.

—Non, non, ma chère, je sais bien que tu en es incapable, dit le juif, mais . . . Et le vieillard hésita de nouveau.

—Mais quoi? demanda Sikes.

—C'est que j'ignorais si elle n'était pas aussi mal disposée que l'autre soir, vous savez, Guillaume? répondit le juif.

Nancy partit d'un éclat de rire, et, avalant un verre d'eau-de-vie, elle secoua la tête comme si elle eût voulu narguer Fagin; puis elle se mit à crier à tue-tête: «Allez toujours vot'p'tit bonhomme de chemin! N'parlez jamais d'vous rendre!» et autres choses semblables, qui parurent tout à fait rassurer les deux hommes.

—Maintenant, Fagin, dit Nancy en riant, faites-nous donc part de vos intentions au sujet d'Olivier.

—Ah! tu es une fine mouche, ma chère! . . . tu es la fille la plus subtile que je connaisse! dit le juif lui donnant de petites tapes sur le cou. C'est en effet d'Olivier que je veux parler. Ah! ah! ah!

—Que voulez-vous dire? demanda Sikes.

—C'est l'enfant qu'il vous faut, mon cher! dit le juif d'un air de mystère en posant son doigt sur son nez et faisant une affreuse grimace.

—Lui! s'écria Sikes.

—Prends-le, Guillaume, dit Nancy. Je le prendrais, moi, si j'étais que d'toi. Il peut bien ne pas être aussi espiègle que les autres; mais qu'est-ce que ça t'fait, si ce n'est que pour t'ouvrir une porte? C'est un enfant sur lequel tu peux compter, va, sois-en sûr, Guillaume.

—Elle a raison, reprit Fagin, il est en bon chemin depuis quelques semaines; et il est grandement temps qu'il commence à se rendre utile, ne gagnerait-il que son pain. D'ailleurs, les autres sont trop gros.

—Au fait, il est justement de la taille qu'il me le faut, dit Sikes après un instant de réflexion.

—Et il fera tout ce que vous voudrez, mon cher, répliqua le juif . . . Il ne pourra pas faire autrement, c'est-à-dire si vous l'effrayez quelque peu.

—L'effrayer, s'écria Sikes, ce ne sera pas une fausse peur, croyez-le bien! S'il a l'malheur de m'faire des farces, une fois qu'y s'ra à la besogne, vous n'le r'verrez pas vivant, Fagin. Pensez-y sérieusement avant de me l'envoyer, d'abord! ajouta le brigand soulevant une énorme pince qu'il tira de dessous le lit.

—J'ai pensé à tout cela, dit l'autre avec force . . . je l'ai surveillé de près, mes amis . . . de bien près. Qu'il comprenne une bonne fois qu'il est un des nôtres, —qu'il ait la certitude d'avoir été voleur, et il est à nous,— à nous pour la vie! Ah! ah! ça ne pouvait pas mieux se trouver! Disant cela, le vieillard croisa ses bras sur sa poitrine, renfonça sa tête dans ses épaules, et poussa un cri de joie.

—A nous? dit Sikes. À vous, vous voulez dire?

—Peut-être bien, mon cher! reprit le juif avec un affreux ricanement. À moi, si vous voulez, Guillaume.

—Et pourquoi, dit l'autre d'un ton rechigné, pourquoi ce méchant petit blanc-bec vous occupe-t-il tant à lui tout seul? . . . quand vous n'ignorez pas qu'il y en a cinquante pour un qui flânent chaque soir autour de Covent-Garden [7] et que vous pourriez choisir parmi eux?

—Parce qu'ils ne me sont d'aucune utilité, repartit Fagin un peu embarrassé. Ils ne valent pas la peine qu'on s'en occupe . . . Leur physionomie parle contre eux, lorsqu'ils se font pincer, et je les perds tous. Avec cet enfant, s'il était bien dirigé, mes enfants, je ferais ce que je ne pourrais jamais faire avec vingt de ceux-là. Et puis, continua-t-il se remettant un peu de son trouble, il nous tient, s'il venait encore une fois à nous brûler la politesse; et il faut qu'il soit absolument des nôtres, peu importe de quelle manière il s'y trouve. Tout ce que je demande, c'est de l'amener à pêcher avec les grinches . . . Et vaut mieux que ça tourne comme ça que d'être obligés de nous en défaire, ce qui ne laisserait pas que d'être dangereux pour nous . . . sans compter que nous y perdrions.

—Quand cela se fera-t-il? demanda Nancy arrêtant une exclamation prête à échapper à Sikes, sur qui cette prétention d'humanité, de la part de Fagin, avait produit le plus grand dégoût.

—En effet, dit le juif, quand cela se fera-t-il, Guillaume?

—Je suis convenu avec Toby pour après-demain, si d'ici là je ne lui donnais point contre-ordre, reprit Sikes d'une voix sombre.

—Bon, dit le juif; il n'y aura pas de lune.

—Non, repartit Sikes.

—Et vous avez pris vos mesures pour emporter le magot, n'est-ce pas?

Sikes fit un signe de tête affirmatif.

—Au sujet de? . . .

—Oui, oui, tout cela est arrangé, reprit Sikes sans lui donner le temps de finir sa phrase. Ne vous inquiétez pas des détails. Vous ferez bien d'amener l'enfant ici demain soir . . . Je quitterai Londres une heure avant le jour . . . Quant à vous, ne dites rien et tenez le creuset tout prêt; c'est tout ce que vous avez à faire.

Après une discussion il fut convenu que Nancy, qui avait pris tout récemment le parti d'Olivier, serait chargée de conduire l'enfant auprès de Sikes, et que celui-ci, dès l'entreprise commencée, aurait tout pouvoir sur le pauvre Olivier. Sauf réserve à Toby Crackit d'appuyer les résolutions dudit Sikes.

Ces préliminaires ainsi réglés, Sikes avala quelques verres d'eau-de-vie; et s'étant mis à brandir la pince de fer d'une manière effrayante, il chanta ou plutôt il beugla quelques refrains. Ensuite, dans un accès d'enthousiasme pour son état, il alla chercher sa boîte à outils, qu'il posa sur la table, et qu'il ouvrit pour expliquer la nature et l'usage de chacun des objets qui y étaient renfermés. Il en avait à peine levé le couvercle, qu'il tomba lourdement, avec elle sur le plancher, où il s'endormit presque aussitôt.

—Bonne nuit, Nancy! dit le juif endossant sa redingote.

—Bonne nuit!

Le vieillard, ayant donné en passant un coup de pied à l'ivrogne, tandis que la fille avait le dos tourné, descendit l'escalier à tâtons.

—C'est toujours comme ça, marmotta le juif entre ses dents quand il fut seul dans la rue. Ce qu'il y a de mal chez ces femmes, c'est qu'un rien suffit pour rappeler en elles des souvenirs du passé; et ce qu'il y a de bon, c'est qu'ils ne durent pas. Ha! ha! L'homme contre l'enfant pour un sac d'or!

Avec ces agréables réflexions, Fagin regagna sa sombre demeure, où le Matois veillait en attendant son retour avec impatience.

—Olivier est-il couché? . . . J'ai besoin de lui parler, dit-il en descendant l'escalier.

—Il y a déjà longtemps, répondit le Matois ouvrant la porte d'une chambre: le voilà!

L'enfant était couché sur un mauvais matelas étendu par terre, et dormait d'un profond sommeil. L'accablement, l'inquiétude et la tristesse de sa prison l'avaient rendu si pâle qu'il ressemblait à la mort.

—Pas maintenant, dit le juif en s'éloignant doucement. À demain, à demain!

XX. —Olivier est remis entre les mains de Guillaume Sikes.

Le lendemain matin, à son réveil, Olivier fut bien surpris de trouver au pied de son lit une paire de souliers neufs à fortes semelles, en place des siens qui étaient tout usés. D'abord il fut charmé de la découverte, pensant que ce pouvait bien être le précurseur de sa délivrance; mais il eut bientôt acquis la certitude du contraire, lors qu'en déjeunant tête à tête avec le juif ce dernier lui eut annoncé d'une manière à redoubler ses alarmes qu'on devait le conduire le soir même chez Guillaume Sikes.

—Pour . . . y . . . res . . . ter, Monsieur? demanda l'enfant d'un air inquiet.

—Non, non, mon ami, pas pour y rester, reprit le juif. Nous ne voudrions pas te perdre, ne crains pas cela, Olivier! Tu reviendras au milieu de nous: ah! ah! ah! nous ne sommes pas assez cruels pour te renvoyer, mon ami . . . certainement non!

Disant cela, le facétieux vieillard, qui était accroupi devant le feu, occupé à faire griller une tranche de pain, se mit à rire aux éclats, comme pour donner à entendre qu'il n'ignorait pas qu'Olivier serait bien content de se sauver s'il le pouvait.

—Je pense bien, dit-il en le regardant fixement, que tu es curieux de savoir ce que tu vas faire chez Guillaume, eh! mon ami!

Olivier rougit involontairement à l'idée que le vieux recéleur avait deviné sa pensée. Il répondit pourtant avec assez d'assurance que oui.

—Que penses-tu que tu vas y faire? demanda l'autre prévenant la question.

—Je ne sais pas trop, en vérité, Monsieur, répondit Olivier.

—Bah! fit l'autre se détournant pour cacher son désappointement. Attends alors que Guillaume te le dise.

Le juif parut très contrarié de ce que l'enfant ne témoignait pas un plus grand désir d'en savoir davantage. Le fait est que celui-ci aurait bien voulu savoir à quoi on le destinait; mais, troublé qu'il était par le regard scrutateur du juif et par ses propres pensées à lui, il lui fut impossible de faire aucune question à ce sujet. L'occasion d'ailleurs ne s'en présenta plus, car le juif resta sombre et silencieux jusqu'au soir, qu'il se disposa à sortir.

—Tu pourras allumer cette chandelle, dit Fagin en posant une sur la table. Et voici un livre pour t'amuser à lire, jusqu'à ce qu'on vienne te chercher. Allons, bonsoir!

—Bonsoir, Monsieur! repartit doucement Olivier.

Tout en se dirigeant vers la porte, le juif se retourna de temps en temps pour regarder le jeune Twist; et, s'arrêtant tout à coup, il l'appela par son nom.

Olivier leva la tête; et, sur un signe de celui-là, il alluma la chandelle. Comme il posait le chandelier sur la table, il s'aperçut que, de l'extrémité obscure de la chambre, le vieillard le regardait fixement en fronçant le sourcil.

—Prends garde, Olivier! prends bien garde! dit-il en agitant la main d'un air sentencieux . . . C'est un mauvais gas qui ne se gêne guère quand il est poussé à bout. Quoi qu'il arrive, ne dis rien, et fais tout ce qu'il te dira. Fais-y bien attention d'abord!

Ayant appuyé sur ces derniers mots avec beaucoup d'emphase, il sourit d'une manière horrible, fit un signe de tête et sortit.

Olivier, resté seul, repassa dans son esprit ce qu'il venait d'entendre. Après avoir longtemps réfléchi, il conclut que le brigand le faisait venir pour l'utiliser dans sa maison, jusqu'à ce qu'il eût trouvé quelque autre garçon plus convenable à ses vues. Il était d'ailleurs trop habitué à la souffrance pour regretter un changement quel qu'il fût. Il resta enseveli dans ses pensées; puis: ayant pris le livre, il le parcourut. Ce livre avait pour titre: Vie, jugement, condamnation et exécution des grands criminels. Les pages en étaient souillées à force d'avoir été lues. C'étaient des crimes, d'horribles assassinats, des cadavres longtemps cachés qui apparaissaient à leurs meurtriers, et ceux-ci, saisis de frayeur, venaient eux-mêmes réclamer l'échafaud qui devait terminer leurs tourments.

Il y avait tant de vérité dans la description de ces crimes et le tableau en était si frappant, qu'Olivier crut voir les pages crasseuses du livre se changer en sang caillé, et que les mots qu'il lisait lui semblèrent sortir en sourds gémissements de la bouche même des malheureuses victimes. Dans un accès de terreur, il ferma le livre et le repoussa loin de lui; et se laissant tomber sur ses genoux, il pria Dieu de lui épargner de pareilles pensées, et de le rappeler à lui plutôt que de permettre qu'il se souillât jamais de crimes aussi affreux.

Il avait fini sa prière, mais il était encore agenouillé, la tête appuyée sur ses deux mains, lorsqu'un bruissement le fit sortir de sa méditation.

—Qu'est-ce que cela? s'écria-t-il en se relevant . . . Et apercevant une forme humaine debout près de la porte: Qui est là? reprit-il.

—C'est moi . . . c'est moi! répondit une voix tremblante.

Olivier leva la chandelle au-dessus de sa tête pour mieux voir: c'était Nancy.

—Mets cette chandelle de côté, dit la jeune fille en tournant la tête, elle me fait mal aux yeux.

Il s'aperçut qu'elle était très pâle, et lui demanda avec bonté si elle était malade. Pour toute réponse elle lui tourna le dos, se jeta sur une chaise et se tordit les mains.

—Dieu! Dieu! s'écria-t-elle enfin, je n'avais pas songé à tout cela!

—Vous est-il arrivé quelque chose? demanda Olivier. Puis-je vous être de quelque secours? . . . Parlez . . . tout ce qui est en mon pouvoir, je le ferai avec le plus grand plaisir.

Elle s'agita sur sa chaise, porta ses mains à son cou, poussa un cri à moitié étouffé par le râle et ouvrit la bouche toute grande pour respirer.

—Nancy, s'écria l'enfant effrayé, qu'avez-vous, dites?

Celle-ci frappa des mains sur ses genoux et des pieds sur le parquet; puis, s'arrêtant tout à coup, elle rajusta son châle sur ses épaules en grelottant.

Olivier attisa le feu. La jeune fille approcha sa chaise du foyer, y resta assise quelque temps sans dire un mot, et, levant enfin la tête, elle jeta un regard effaré autour d'elle.

—Je ne sais pas ce qui me prend quelquefois, dit-elle affectant de réparer le désordre de sa toilette. C'est cette chambre sale et humide je crois. Maintenant, Olivier, es-tu prêt?

—Est-ce que je vais avec vous? demanda l'enfant.

—Oui, je viens de la part de Guillaume, répondit la jeune fille, c'est pour te chercher.

—Pourquoi faire? dit-il, faisant deux ou trois pas en arrière.

—Pourquoi? reprit l'autre levant les yeux au plafond et les ramenant aussitôt vers la terre à l'instant où son regard rencontra celui de l'enfant; oh! pour rien de mal.

—Je ne le pense pas, reprit Olivier, qui l'avait examinée avec attention.

—Eh bien! pense comme tu voudras, dit-elle avec un rire affecte; pour rien de bon, alors.

Olivier put bien s'apercevoir qu'il avait quelque pouvoir sur la sensibilité de la jeune fille, et, dans sa détresse, il lui vint à l'idée de faire un appel à sa compassion; mais, ayant réfléchi tout à coup qu'il était à peine onze heures, et qu'il devait y avoir encore dans les rues quelques personnes qui ajouteraient foi à ses paroles, il se hâta de dire qu'il était prêt, et se disposa avec un tant soit peu d'empressement à sortir.

Ni cette réflexion, ni le dessein qui l'accompagnait n'échappèrent à Nancy. Elle le considéra attentivement, tandis qu'il parlait, et lui lança un coup d'œil qui lui fit comprendre assez clairement qu'elle avait deviné ce qui se passait en lui.

—Chut! dit-elle se penchant sur son épaule et lui montrant du doigt la porte, tandis qu'elle regardait avec précaution autour d'elle. N'y a pas moyen. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour toi, mais inutilement. Tu es entouré de tous côtés, et, si tu es jamais pour t'échapper, ce n'est pas ici le moment.

Frappé de la manière avec laquelle elle disait cela, Olivier la regarda avec étonnement. Elle parlait sérieusement, il n'y avait point à en douter: elle était pâle à faire peur, les muscles de son visage étaient contractés et un tremblement convulsif agitait tout son être.

—Je t'ai sauvé bien des mauvais traitements déjà, et je le ferai encore, continua-t-elle en élevant la voix; car ceux qui seraient venus te chercher, si ce n'avait pas été moi, t'auraient mené bien plus durement. J'ai promis que tu serais tranquille; et, si tu ne l'étais pas, tu te ferais du tort à toi-même, ainsi qu'à moi, et peut-être serais-tu la cause de ma mort! Tiens, regarde! j'ai déjà supporté tout cela pour toi, aussi vrai que Dieu nous voit.

En même temps elle montra à Olivier les meurtrissures toutes noires dont ses bras et son cou étaient couverts.

—Rappelle-toi bien ceci, continua-t-elle avec une grande volubilité, et fais en sorte maintenant que je n'en souffre pas d'autres à cause de toi . . . Si je pouvais te rendre service, je le ferais bien volontiers; mais je n'en ai pas le pouvoir . . . Ils n'ont pas l'intention de te faire du mal, d'ailleurs. Eh! qu'importe ce qu'ils te feront faire, tu n'en es pas responsable devant Dieu . . . Tais-toi! chacune de tes paroles est un coup pour moi . . . Donne-moi ta main! allons, dépêche-toi; ta main!

Elle saisit la main qu'Olivier lui tendit machinalement, et, ayant soufflé la chandelle, elle entraîna l'enfant en haut de l'escalier. La porte fut ouverte promptement par quelqu'un caché dans l'obscurité, et elle fut refermée de même lorsqu'ils eurent franchi le seuil de la porte.

Nancy monta lestement, avec son jeune protégé, dans un cabriolet de place qui les attendait. Elle en tira soigneusement les rideaux; et le cocher, sans attendre qu'on lui donnât une direction quelconque, fouetta son cheval, qui en moins de rien partit au grand galop.

La jeune fille tenait la main d'Olivier étroitement serrée dans les siennes, et lui répétait à l'oreille les mêmes assurances et les mêmes avis qu'elle lui avait déjà donnés. Tout cela fut l'affaire de si peu de temps, qu'il avait à peine eu le loisir de se rappeler où il était et comment il y était venu, quand le cabriolet s'arrêta devant la maison vers laquelle le juif avait dirigé ses pas, la veille.

Pendant une seconde tout au plus, Olivier jeta un coup d'œil rapide le long de la rue déserte, et il allait crier au secours; mais la voix tremblante de la jeune fille était dans son oreille, le suppliant avec tant d'instance d'avoir pitié d'elle, qu'il retint le cri qui allait lui échapper. Tandis qu'il hésitait encore, il n'était déjà plus temps: il se trouvait dans la maison et la porte s'était refermée sur lui.

—Par ici! dit la fille lâchant enfin la main d'Olivier. Guillaume!

—Voilà! voilà! reprit Sikes paraissant au haut de l'escalier avec une chandelle. Voilà qui va bien! Allons, montez!

Pour un homme du caractère de Sikes, c'était un bon accueil qu'il faisait à nos deux jeunes gens. Nancy lui en sut gré, car elle le salua cordialement.

—Le chien est sorti avec Tom, dit Sikes avançant la chandelle pour les éclairer. Nous n'avions pas besoin d'eux ici pour entendre ce que nous avons à dire.

—C'est bien, reprit Nancy.

—De sorte, dit l'autre en fermant la porte de la chambre quand ils furent tous entrés, que tu as amené le jeune chevreau?

—Comme tu vois, répondit la fille.

—A-t-il été tranquille? demanda Sikes.

—Comme un agneau, reprit Nancy.

—A la bonne heure! dit Sikes regardant malignement Olivier; autrement sa jeune carcasse en aurait souffert. Avance ici, toi, petit, que je te fasse ta leçon! . . . Autant maintenant que plus tard.

Disant cela, il ôta la casquette de son jeune protégé, la jeta dans un coin de la chambre, et, s'asseyant à une table, il le prit par l'épaule et le plaça en face de lui.

—Primo, d'abord, connais-tu cela? dit-il prenant un pistolet de poche qui était sur la table.

L'enfant répondit affirmativement.

—Bien! regarde ici maintenant! Voici de la poudre . . . Ça c'est une balle . . . et voilà un morceau de vieux chapeau pour bourrer.

Olivier fit signe qu'il comprenait l'usage de chacune de ces choses, et Sikes se mit à charger le pistolet avec une dextérité surprenante. Maintenant le voilà chargé, dit ce dernier quand il eut fini.

—Je vois bien, Monsieur, dit l'enfant tremblant de tous ses membres.

—Tu vois bien, dit le brigand serrant fortement le bras d'Olivier et lui mettant le canon du pistolet si près de la tempe que ce dernier ne put retenir un cri perçant, si tu as le malheur de dire un seul mot quand nous serons dehors, à moins que je ne t'adresse la parole, je t'envoie cette décharge dans la tête sans te prévenir. Ainsi, dans le cas où tu serais tenté de parler sans permission, tu peux dire tes prières d'avance.

Ayant accompagné cette menace d'un jurement affreux (pour en augmenter l'effet, sans doute), il ajouta:

—Comme, autant que je puis savoir, il n'y a personne qui s'enquêtera beaucoup de toi après ta mort, je ne sache pas qu'il soit nécessaire de me casser la tête à t'expliquer un tas de choses comme je le fais, si ce n'était pour ton bien. Tu comprends?

—Le court et le long de ce que tu veux dire (dit Nancy avec emphase pour réclamer l'attention d'Olivier) est que, si, dans cette affaire qui t'occupe maintenant, tu es le moins du monde retardé ou contrarié par ce garçon, tu sauras bien l'empêcher de jaser à l'avenir en lui cassant la tête, et exposant ainsi la tienne comme tu le fais chaque jour de ta vie.

—C'est cela, dit Sikes d'un air approbateur. Les femmes ont le tact pour raconter les choses en peu de mots . . . excepté pourtant quand elles ont la tête montée . . . alors elles n'en finissent plus. Maintenant qu'il sait ce que parler veut dire, si tu nous donnais quelque chose à souper, que nous ayons le temps de faire un somme avant de partir?

En conséquence de cette remarque, Nancy mit promptement le nappe; et, s'étant absentée quelques instants, elle rentra avec un pot plein de bière et un plat de tête de mouton, lequel donna lieu à quelques réflexions plaisantes de la part de Sikes, qui, stimulé sans doute par la riante perspective d'une expédition nouvelle, avala toute la bière d'un seul trait (histoire de rire, bien entendu).

Le souper fini (on comprendra facilement qu'Olivier n'avait pas grand appétit), Sikes avala deux verres de grog et se jeta sur son lit, ayant recommandé à Nancy de l'éveiller à cinq heures précises, dans le cas où il dormirait encore. Olivier, d'après un ordre émané du même chef, se jeta tout habillé sur un matelas étendu par terre; et la jeune fille, ayant attisé le feu, s'assit devant la cheminée jusqu'à ce qu'il fût temps de les éveiller.

L'enfant resta longtemps les yeux tout grands ouverts, pensant qu'il ne serait pas impossible que celle-ci cherchât l'occasion de lui parler tout bas mais elle resta immobile sur sa chaise, et ne se tourna parfois que pour moucher la chandelle. À la fin, épuisé de fatigue, il s'endormit profondément.

Lorsqu'il s'éveilla, la théière et les tasses étaient sur la table, et Sikes était occupé à fourrer divers objets dans les poches de sa redingote accrochée au dos d'une chaise, tandis que Nancy préparait le déjeuner. Il ne faisait pas jour, car la chandelle brûlait encore. Une pluie perçante battait contre les vitres, et le ciel était couvert de nuages noirs et épais.

—Allons donc! gronda Sikes, tandis qu'Olivier se levait, voilà qu'il est cinq heures et demie! Dépêche-toi, si tu veux déjeuner. Nous sommes en retard, sans qu'ça paraisse!

Olivier ne fut pas longtemps à faire sa toilette, et, ayant déjeuné quelque peu, il dit qu'il était prêt. Nancy, sans le regarder à peine, lui mit un mouchoir autour du cou, et Sikes lui donna un vieux collet pour lui tenir chaud aux épaules.

L'enfant se retourna quand ils furent sur le seuil de la porte, dans l'espoir de rencontrer le regard de la jeune fille; mais elle avait repris sa place auprès du feu, ou elle était assise dans un état d'immobilité complète.

XXI. —Expédition.

C'était par une sombre et froide matinée qu'ils sortirent. La pluie tombait par torrents, il y avait de grandes flaques d'eau au milieu du chemin. Il n'y avait personne de levé, les fenêtres étaient fermées, et les rues étaient tristes et silencieuses. Quelques chariots de loin en loin s'avançaient vers la ville. À mesure qu'ils approchaient de la cité, le bruit augmenta. Et quand ils arrivèrent à Smithfield, c'était un tumulte à ne plus s'y reconnaître; il faisait grand jour alors, et la moitié de Londres était sur pied. C'était jour de marché, la place était couverte de boue. Et la fumée qui s'élevait du corps des bestiaux, se mêlant avec le brouillard, restait lourdement suspendue en l'air. Paysans, bouchers, bouviers, enfants, voleurs, fainéants confondus dans la presse offraient une scène capable de vous faire perdre la raison.

Sikes, traînant Olivier après lui, se frayait un chemin à travers la foule, faisant fort peu d'attention à tout ce qui étonnait si fort celui-ci. Il se contenta de faire un signe de tête en passant à maint et maint ami, refusant de boire la goutte chaque fois que l'offre lui en fut faite, et il s'avança rapidement jusqu'à ce qu'ils fussent hors du tumulte et qu'ils eussent gagné Holborn par Hosier-Lane.

—Maintenant, mon jeune homme, dit-il d'un air bourru en regardant le cadran de l'église Saint-André, voilà qu'il est près de sept heures? Faut trotter un peu plus vite que ça! Ne va pas commencer par rester en arrière, toi, méchant clampin!

Disant cela il secouait le bras de l'enfant, qui, doublant le pas, régla sa marche autant qu'il put sur les longues enjambées du brigand.

Ils allèrent de ce train jusqu'à ce qu'ils eurent passé Hyde-Park sur la route de Kensington. Alors Sikes, ralentissant le pas pour donner le temps à une charrette vide qui venait derrière eux de les rattraper, et ayant vu sur la plaque Hounslow, demanda au charretier, avec autant de politesse qu'il en était susceptible, s'il voulait leur permettre de monter jusqu'à Isleworth.

—Montez! dit l'homme. Est-ce là votre petit?

—Oui . . . c'est mon garçon, répondit Sikes jetant un coup d'œil menaçant à l'enfant et mettant la main par distraction dans la poche où était le pistolet.

—Ton père marche un peu trop vite pour toi, n'est-ce pas, mon petit? dit le charretier, s'apercevant qu'Olivier était tout hors d'haleine.

—Pas le moins du monde, reprit Sikes. Il y est accoutumé. Voyons! donne-moi la main, Edouard! . . . monte vite!

En parlant ainsi, il aida l'enfant à monter; et le charretier lui ayant montré une pile de sacs, lui dit de se coucher dessus pour se reposer.

Chaque fois qu'ils passaient devant une borne milliaire, Olivier s'étonnait de plus en plus où son compagnon pouvait le mener. Kinsington, Hammersmith, Chiswick, Kewbridge, Brentford étaient déjà bien loin derrière eux, et ils allaient toujours comme s'ils n'eussent fait que se mettre en route.

Ils arrivèrent enfin à une auberge ayant pour enseigne: La diligence et les chevaux, au-delà de laquelle une autre route prenait son embranchement; alors la charrette s'arrêta. Sikes en descendit précipitamment, tenant la main d'Olivier pendant tout le temps; et l'ayant fait descendre lui-même, il lui lança un regard furieux en portant la main à sa poche de côté d'une manière très expressive.

—Au revoir, mon garçon! dit l'homme.

—Il est de mauvaise humeur, reprit Sikes rudoyant l'enfant. Il est de mauvaise humeur, ce petit maussade! N'y faites pas attention, allez!

—Oh! certainement non! dit l'autre montant dans sa voiture. Voilà le temps qui se remet, ajouta-t-il en s'éloignant.

Sikes attendit qu'il fût loin, et ils tournèrent à gauche, ils marchèrent longtemps, passant devant un grand nombre de jardins, jusqu'à ce qu'enfin ils furent arrivés à Hampton, qu'ils traversèrent, et entrèrent dans un cabaret de chétive apparence, où ils se firent servir à dîner devant le feu dans la cuisine.

Il y avait devant le foyer quelques bancs à dossier, sur lesquels étaient assis des hommes en blouse, occupés à boire et à fumer. Ils firent peu d'attention à Sikes et encore moins à Olivier; et comme celui-là ne fit guère plus d'attention à eux, il s'assit avec son jeune camarade, dans un coin à part, sans être trop importuné par la compagnie.

On leur servit un plat de viande froide, et ils restèrent si longtemps après avoir fini de manger, qu'Olivier, voyant que Sikes allait fumer sa quatrième pipe, commença à croire qu'ils n'iraient probablement pas plus loin. Fatigué d'avoir marché et de s'être levé si matin, il roupilla d'abord; puis, accablé de fatigue, étourdi par la fumée du tabac, il s'endormit profondément.

Il faisait tout à fait nuit quand il fut éveillé par un coup de coude de Sikes. Se frottant les yeux et regardant autour de lui, il vit ce digne personnage en conférence intime avec un paysan en société duquel il buvait une pinte de bière.

—De sorte que vous allez au bas Halliford? demanda Sikes.

—Oui, répondit l'homme . . . Sans compter que je n's'rai, pas vingt ans en route. Mon cheval n'a pas la charge qu'il avait à ce matin, et il aura bientôt arpenté la distance . . . Et qu'y n'en s'ra pas fâché! . . . Ah! dame! c'est qu'c'est un'bonne bête!

—Pouvez-vous nous prendre dans votre charrette, mon p'tit et moi? demanda Sikes passant le pot de bière à sa nouvelle connaissance.

—Oui, si vous partez de suite, reprit l'autre ôtant de ses lèvres la pinte, qu'il posa sur la table, est-ce que vous allez à Halliford?

—Je vais jusqu'à Shepperton, dit Sikes.

—Je suis votre homme jusqu'aussi loin que je vais moi-même, repartit le paysan. Tout est payé, Rebecca?

—Qui, répondit la fille, c'est Monsieur qui a payé.

—Dites: donc! poursuivit-il avec une gravité ridicule, ça n'peut pas aller comme ça, savez-vous?

—Pourquoi pas? reprit Sikes. Vous nous faites une honnêteté, je ne vois pas ce qui m'empêcherait de vous régaler d'une ou deux pintes de bière.

L'homme parut réfléchir profondément; après quoi, prenant ce dernier par la main, il lui déclara qu'il était un bon enfant; ce à quoi Sikes lui dit qu'il plaisantait, sans doute (ce que chacun aurait été tenté de croire, pour peu que l'homme eût été de sang-froid).

Après quelques paroles civiles de part et d'autre, ils prirent congé de la compagnie; et la servante ayant ramassé les pots et les verres qui étaient sur la table, s'en vint, les mains pleines, sur le seuil de la porte pour les voir partir.

Le cheval, à la santé duquel on avait bu il n'y avait qu'un instant, attendait patiemment à la porte. Olivier et Sikes, sans plus de cérémonie, montèrent dans la charrette à laquelle il était attelé; et l'homme, après avoir arrangé les guides et défié tous les assistants de trouver une pareille bête dans le monde entier, monta à son tour.

Alors le garçon de l'auberge ayant conduit le cheval au milieu de la route et ayant lâché la bride, celui-ci commença à faire un mauvais usage de la liberté qu'on lui donnait, en courant à travers la rue et en dansant sur ses pieds de derrière. À la fin cependant il partit au galop.

La nuit était venue, un brouillard humide s'élevait des marais d'alentour et de la rivière, il faisait un froid glacial, tout était morne et silencieux. Olivier, accroupi dans un coin, était travaillé par la peur. Enfin ils quittèrent la charrette, et, ayant pris à travers champs, ils se trouvèrent sur les bords de la rivière.

—La rivière! (pensa Olivier malade de frayeur.) Il m'a sans doute amené dans cet endroit écarté pour m'assassiner!

Il allait se rouler par terre et faire un dernier effort pour défendre ses jours, lorsqu'il s'aperçut qu'ils étaient devant une maison en ruines. Il y avait une fenêtre de chaque côté de la porte, elle n'avait qu'un seul étage, et, selon toute apparence, elle était inhabitée, car on n'y voyait point de lumière.

Sikes, tenant toujours Olivier par la main, s'avança doucement vers la masure et porta la main au loquet, qui céda à la pression. La porte s'ouvrit et ils entrèrent tous deux.

XXII. —Le vol de nuit avec effraction.

—Qui va là? s'écria une voix rauque aussitôt qu'ils eurent mis le pied dans le couloir.

—Ne fais pas tant de bruit! dit Sikes fermant la porte aux verrous. Eclaire-moi, Toby!

—Ah! c'est toi, vieux? reprit la même voix. Barney, allume donc la chandelle! Entends-tu, Barney? Introduis donc monsieur, et éveille-toi auparavant, s'il y a moyen!

L'individu qui parlait ainsi jeta sans doute un tire-bottes à la tête de celui à qui il s'adressait; car on entendit le bruit de quelque chose en bois qui tomba lourdement sur le plancher, lequel bruit fut suivi d'un grognement comme celui d'un homme à moitié endormi.

—M'entends-tu? cria la même voix. Guillaume Sikes est là dans le passage, et il n'y a personne pour le recevoir; tandis que tu es là à dormir comme si tu avais pris du laudanum à ton repas et rien de plus fort! Te trouves-tu mieux maintenant, ou faut-il que je te lance le chandelier de fer aux oreilles pour t'éveiller entièrement?

A peine ces mots furent-ils prononcés, qu'un frottement de savates sur le parquet se fit entendre, et qu'on aperçut d'abord une faible lueur provenant d'une porte à droite, puis le même individu qui nous a été décrit auparavant, comme parlant du nez et remplissant l'emploi de garçon, au cabaret de Saffron-Hill.

—Bosieur Sikes, s'écria Barney avec une joie feinte ou réelle, dodez-vous la peide d'endrer.

—Allons, passe le premier! dit Sikes poussant Olivier devant lui. Plus vite que ça, ou j'vas t'marcher sur les talons!

Ayant murmuré contre la lenteur de l'enfant, il le poussa rudement, et ils entrèrent dans une petite salle obscure et pleine de fumée, dont l'ameublement consistait en deux ou trois chaises cassées, une mauvaise table et un vieux sofa sur lequel, les pieds beaucoup plus haut que la tête, un homme, ayant une pipe de terre à la bouche, était étendu de son long. Il avait un habit couleur de tabac à priser, taillé dans le dernier genre, avec de larges boutons de cuivre, un gilet à fleurs d'une couleur vive, un pantalon de drap brun et une cravate jaune-orange.

Le sieur Crackit (car c'était lui) n'avait pas une grande quantité de tire-cheveux; mais ce qu'il en avait était d'une teinte rousse et frisé en longs bouchons dans lesquels il passait de temps en temps ses doigts malpropres ornés de grosses bagues communes. Il était au-dessus de la taille moyenne et avait les jambes un peu faibles; mais cette circonstance ne diminuait en rien son admiration pour ses bottes, qu'il contemplait avec une vive satisfaction.

—Eh bien! mon vieux! dit-il, tournant la tête vers la porte, je suis content de te voir . . . Je commençais à craindre que tu n'eusses renoncé à l'entreprise, et alors je me serais aventuré tout seul.

—Eh bien! s'écria-t-il avec surprise en se remettant sur son séant à la vue d'Olivier, qu'est-ce que c'est que ça?

—C'est le petit, répliqua Sikes approchant sa chaise du feu.

—Un des b'dits abbrendis de bosieur Fagin, s'écria Barney en ricanant.

—De Fagin, eh? repartit Toby regardant Olivier. Quel crâne jeune homme ça fera pour les poches des vieilles dames dans les églises. Il a une balle à faire fortune.

—En v'là assez! en v'là assez! reprit Sikes avec impatience. Et se penchant à l'oreille de son ami, il lui dit tout bas quelques mots qui excitèrent l'hilarité de celui-ci, et lui firent regarder Olivier avec une attention mêlée de curiosité.

—Maintenant, dit Sikes en se rasseyant, si vous aviez quelque chose à nous donner à manger et à boire en attendant, ça nous donnerait un peu d'courage,— à moi du moins. —Assis-toi là près du feu, petit, et r'pose-toi . . . car tu as encore à sortir avec nous cette nuit . . . quoique ce n'soit pas bien loin!

Olivier jeta sur Sikes un regard craintif; et, approchant un tabouret du feu, il s'assit, sa tête brûlante soutenue dans ses deux mains, sachant à peine où il était et ce qui se passait autour de lui.

Après un repas assez modeste, mais où l'on but beaucoup au succès de l'entreprise, les brigands s'endormirent. Olivier, assoupi au coin de la cheminée, croyait être encore rôdant dans les ruelles, lorsqu'il fut réveillé par Toby Crackit, qui se leva en s'écriant qu'il était une heure et demie.

En un instant les deux autres furent debout, et chacun s'occupa des préparatifs du départ. Sikes et son compagnon mirent chacun un grand mouchoir autour de leur cou, et endossèrent leurs redingotes, tandis que Barney, ouvrant une armoire, en tira plusieurs objets dont il emplit leurs poches à la hâte.

—Des bavards pour moi, Barney! dit Toby Crackit.

—Les voici! dit Barney montrant une paire de pistolets. Vous les avez chargés vous-même.

—C'est bon! poursuivit l'autre en les posant sur la table. Les persuadeurs?

—Je les ai, reprit Sikes.

—Rossignols, ciseaux à froid, lanternes sourdes, masques, rien n'est oublié? demanda Toby attachant, au moyen d'un crampon, une petite pince de fer en-dedans des basques de son habit.

—Nous avons tout ce qu'il nous faut, répliqua son compagnon. Prends ces petites badines qui sont là, Barney! . . . Nous voilà maintenant à notre affaire.

Disant cela, il prit un énorme gourdin des mains de ce dernier, qui, ayant donné l'autre à Toby, se mit à boutonner le collet d'Olivier.

—Maintenant, dit Sikes, donne-moi la main!

Olivier, étourdi tout à la fois par une marche inaccoutumée, par le grand air et par la liqueur qu'on l'avait forcé de boire, donna machinalement sa main à Sikes.

—Prends-lui l'autre main, Toby! dit Sikes. Toi, Barney, aie un peu l'œil au guet!

Ce dernier alla entr'ouvrir la porte et revint dire que tout était tranquille au-dehors. Les deux brigands sortirent avec Olivier au milieu d'eux; et Barney, ayant refermé la porte aux verrous, s'enveloppa comme auparavant et se rendormit bientôt.

Il faisait très sombre; le brouillard était beaucoup plus épais qu'il ne l'avait été au commencement de la nuit, et l'atmosphère était si humide que, bien qu'il ne tombât pas de pluie, les cheveux et les sourcils d'Olivier furent trempés en moins de rien. Ils passèrent le pont et parurent se diriger vers les lumières qu'il avait aperçues auparavant. Ils n'en étaient pas bien loin; et, comme ils marchaient assez vite, ils arrivaient bientôt à Chertsey.

—Traversons le pays! dit tout bas Sikes. N'y a personne dans les rues à c'te heure-ci.

Toby y consentit et ils enfilèrent la Grande-Rue, qui, à cette heure avancée de la nuit, était tout à fait déserte. Une faible lumière se montrait bien par-ci par-là à quelques fenêtres, et l'aboiement des chiens rompait parfois le profond silence de la nuit; mais il n'y avait personne dehors, et ils avaient passé les dernières maisons, quand deux heures sonnèrent à l'horloge de l'église. Alors, doublant le pas, ils prirent un chemin à droite, et, après cinq minutes de marche environ, ils s'arrêtèrent devant une maison isolée, entourée d'un mur, au haut duquel, sans se donner le temps de reprendre haleine, Toby Crackit grimpa en un clin d'œil.

—L'enfant ensuite! dit celui-ci. Hisse-le-moi, je le recevrai!

Avant qu'Olivier eût le loisir de se reconnaître, Sikes l'avait pris sous le bras, et au même instant Toby et lui étaient sur la pelouse l'autre côté Sikes ne tarda pas à les suivre, et ils s'acheminèrent vers la maison.

Et maintenant, pour la première fois, Olivier, presque fou de chagrin et de frayeur, devina que le vol et l'effraction (sinon le meurtre) étaient le but de l'expédition. Il joignit les mains involontairement et jeta un cri d'horreur; ses yeux se couvrirent d'un nuage, une sueur froide parcourut tout son être, les jambes lui manquèrent et il tomba sur ses genoux.

—Lève-toi! gronda Sikes tremblant de colère et tirant le pistolet de sa poche, lève-toi, ou j'te fais sauter la cervelle!

—Oh! pour l'amour de Dieu, laissez-moi aller! s'écria Olivier. Laissez-moi me sauver et mourir dans les champs! Je n'approcherai jamais de Londres; jamais, jamais! Oh! je vous en prie, ayez pitié de moi, et ne me forcez pas à voler! Pour l'amour de tous les saints qui sont au ciel, ayez pitié de moi!

L'homme à qui cet appel fut fait murmura un affreux jurement et il avait armé son pistolet, quand Toby, le lui arrachant, mit sa main sur la bouche de l'enfant et l'entraîna vers la maison.

—Tais-toi! dit celui-ci, ça n'servirait de rien ici! Dis encore un seul mot, et j'te ferai ton affaire moi-même avec un bon coup de ce gourdin sur la tête! Ça n'fait pas d'bruit et ça a l'avantage d'être aussi sûr et bien plus gentil. Allons, Guillaume, enfonce le volet . . . Il en a assez de ça, j'en réponds. J'en ai vu de plus hardis que lui, de son âge, faire la même chose, pendant une minute ou deux, par un froid comme celui-ci.

Sikes, maudissant Fagin d'avoir envoyé Olivier en une telle rencontre, fit usage du levier avec toute la force dont il était susceptible, sans pourtant faire trop de bruit: quelques secondes et un peu d'aide de la part de Toby suffirent pour que le volet tournât sur ses gonds.

C'était une petite fenêtre à cinq ou six pieds au-dessus du sol, éclairant une espèce de cellier situé sur le derrière de la maison et faisant face au passage d'entrée. L'ouverture en était si petite, que les commensaux de la maison n'avaient pas jugé nécessaire de la défendre plus sûrement; et pour tout le corps d'un enfant y pouvait bien passer. Un peu d'adresse et de pratique dans la profession du sieur Sikes mirent ce dernier à même de forcer le volet, qui fut ouvert en moins de rien.

—Maintenant, écoute bien ce que je m'en vais te dire, murmura Sikes tirant de sa poche une lanterne sourde et en dirigeant la lumière vers le visage d'Olivier, je m'en vais te passer de l'autre côté . . . Prends cette lanterne, monte les marches qui sont là devant toi . . .. Tu traverseras le vestibule et tu nous ouvriras la porte de la rue.

—Il y a les verrous du haut, que tu ne pourras pas atteindre, répliqua Toby, tu monteras sur une des chaises du vestibule. Il y en a trois, Guillaume, avec les armes de la vieille, au dos de chacune (une superbe licorne bleue avec une fourche d'or.)

—Tais ta langue, veux-tu! repartit Sikes d'un ton menaçant. La porte de l'appartement est ouverte, n'est-ce pas?

—Toute grande, reprit Toby après avoir regardé par la fenêtre pour s'en assurer. Le plus beau de tout cela, c'est qu'on la laisse toujours entrouverte, au moyen d'un crochet, pour que le chien, qui a son chenil ici quelque part, puisse aller et venir quand il ne dort pas. —Ah! ah! Barney vous l'a si joliment enjôlé cette nuit!

Quoique M. Crackit eût fait cette remarque à voix basse, Sikes lui ordonna impérieusement de se taire et de se mettre à la besogne. Celui-ci commença par poser la lanterne à terre, s'appuya la tête contre le mur au-dessous de la fenêtre, mit ses mains sur ses genoux; et Sikes, montant aussitôt sur ses épaules, passa Olivier les pieds en premier par la fenêtre, et le posa doucement à terre, sans cependant lâcher le collet de sa veste.

—Prends cette lanterne! dit Sikes mettant la tête à la fenêtre. Tu vois cet escalier devant toi?

Olivier, plus mort que vif, fit signe que oui, et Sikes, lui indiquant la porte de la rue avec le canon du pistolet, l'avertit froidement qu'il serait tout le temps à portée du coup, et que, s'il avait le malheur de broncher, il était mort.

—C'est l'affaire d'une seconde, poursuivit le brigand à voix basse. Aussitôt que je t'aurai lâché, fais ton devoir. Ecoutez!

—Qu'est-ce que c'est? demanda Toby.

Ils prêtèrent l'oreille avec la plus grande attention.

—Ce n'est rien, dit Sikes en lâchant Olivier. Allons, va!

Pendant le court espace de temps qu'il avait eu pour se reconnaître, l'enfant avait pris la ferme résolution (dût-il lui en coûter la vie) de courir en haut de l'escalier pour éveiller les gens de la maison et donner l'alarme. Plein de cette idée, il avança aussitôt, mais avec précaution.

—Viens ici! s'écria tout à coup Sikes, vite! vite!

Effrayé par cette exclamation soudaine de Sikes, au milieu du silence profond de la nuit, et par un cri perçant parti de l'intérieur, Olivier laissa tomber sa lanterne et ne sut s'il devait avancer ou reculer.

Le cri fut répété. Une lumière brilla sur le palier du vestibule. L'apparition sur l'escalier de deux hommes à moitié habillés et pâles de frayeur flotta devant ses yeux. Un éclair, une explosion, une fumée épaisse, un craquement quelque part, dont il ne put se rendre compte, et il chancela en arrière . . .

Sikes, qui avait disparu un instant, remit la tête à la fenêtre et reprit Olivier par le collet avant que la fumée ne se fût dissipée. Il tira un coup de pistolet aux deux hommes, qui commençaient déjà à battre en retraite, et enleva l'enfant.

—Tiens-moi donc mieux que ça! dit-il en le tirant par la fenêtre . . . Donne-moi un mouchoir, Toby! Ils l'ont atteint! Vite donc! Damnation! Comme cet enfant saigne!

Le carillon d'une sonnette se mêla au bruit des armes à feu et aux cris des gens de la maison, et Olivier se sentit emporté rapidement à travers la plaine. Alors les voix se perdirent dans le lointain. Un froid mortel s'empara de ses sens et il s'évanouit.

XXIII. —Entretien entre M. Bumble et madame Corney.

Il faisait un froid piquant; une couche épaisse de neige couvrait la terre et résistait au vent qui soufflait avec force, et qui, comme pour se dédommager de l'obstacle qu'il rencontrait, en balayait les monceaux qui s'étaient formés le long des murs et dans les coins, et, les éparpillant dans l'air, les laissait retomber en des milliers de papillotes.

Tel était l'aspect des affaires du dehors quand madame Corney (la matrone du dépôt de mendicité que nous avons fait connaître au lecteur comme le lieu de naissance d'Olivier), assise auprès du feu dans sa petite chambre, jeta les yeux avec un certain air de contentement sur une petite table ronde supportant un petit plateau garni de tous les petits objets nécessaires à la plus agréable collation que puisse faire une matrone: en effet, madame Corney allait se régaler d'une tasse de thé. Et comme, du coin de son feu (où la plus petite des bouilloires possibles chantait d'une petite voix flûtée une toute petite chanson,) la bonne dame regardait sur la table, sa satisfaction intérieure s'accrut visiblement: car elle sourit.

Elle venait de prendre sa première tasse, lorsqu'elle fut interrompue par quelqu'un qui frappa doucement à la porte de sa chambre.

—Entrez! dit-elle sèchement. Quelque vieille femme qui se meurt, sans doute? Elles choisissent toujours le moment où je suis à table, pour mourir, et jamais d'autre. Entrez! voulez-vous? et ne restez pas là une heure, la porte ouverte, pour me faire geler de froid! Voyons, qu'est-ce qu'il y a, maintenant?

—Rien, Madame, rien du tout, répliqua une voix d'homme.

—Dieu? s'écria la matrone d'un ton plus doux, est-ce vous, monsieur Bumble?

—À votre service, Madame! reprit le bedeau, qui, s'étant arrêté à la porte pour essuyer ses pieds et secouer la neige de dessus sa redingote, entra, son chapeau d'une main et un petit paquet de l'autre.

—Il fait bien froid, monsieur Bumble! dit la matrone.

—C'est vrai, Madame, répliqua le bedeau, c'est ce que j'appelle un temps antiparoissial. Nous avons distribué aujourd'hui, madame Corney, nous avons distribué, cette bienheureuse journée, environ vingt pains de quatre livres et un fromage et demi . . . et cependant ces gueux de pauvres ne sont pas encore contents!

—Oh! sans doute, reprit la dame humant son thé. Qu'est-ce donc qu'il faudrait pour les contenter?

—Madame Corney, dit le bedeau souriant d'un air capable, comme un homme qui a le sentiment de sa supériorité, les secours en-dehors du dépôt, —convenablement administrés,— vous comprenez, Madame, convenablement administrés, sont la sauvegarde des paroisses. Le grand principe de ce système que vous paraissez condamner est justement d'accorder aux pauvres ce dont ils n'ont pas besoin, afin de leur ôter l'envie de revenir à la charge.

—C'est assez bien vu, s'écria madame Corney. La farce n'est pas mauvaise, savez-vous!

—C'est comme je vous l'assure, Madame, reprit M. Bumble. Entre nous soit dit, voilà le grand principe . . . et c'est la raison pour laquelle vous voyez quelquefois dans ces bavards de journaux que des malades ont reçu pour tout secours quelques tranches de fromage. C'est une règle généralement adoptée par toute l'Angleterre au jour d'aujourd'hui. Cependant (poursuivit-il en défaisant son paquet) ce sont des secrets du métier qui ne sont connus que de nous autres fonctionnaires paroissiaux. Voici deux bouteilles d'oporto, Madame, que l'administration envoie pour l'infirmerie: c'est une bonne qualité de vin naturel, pur et sans mélange, qui n'est en bouteille que d'aujourd'hui, clair comme le son d'une cloche, et qui ne déposera pas, je vous l'assure.

Disant cela, il en prit une bouteille, qu'il présenta à la lumière, et qu'il secoua en même temps pour en prouver la bonté; et, les ayant posées toutes deux sur la commode, il plia le mouchoir qui les enveloppait, le mit soigneusement dans sa poche, et prit son chapeau comme pour s'en aller.

—Vous n'allez pas avoir trop chaud pour vous en retourner, monsieur Bumble! dit la matrone.

—C'est vrai, Madame, répliqua celui-ci relevant le collet de sa redingote, il fait un vent qui vous coupe les oreilles!

Madame Corney, jetant les yeux sur la bouilloire, les reporta ensuite sur le bedeau, qui se dirigeait vers la porte; et ce dernier s'étant mis à tousser, comme pour se préparer à lui souhaiter le bonsoir, elle lui demanda d'un air timide s'il ne voulait pas accepter une tasse de thé.

M. Bumble rebattit aussitôt le collet de sa redingote, posa sa canne et son chapeau sur une chaise, et approcha un siège de la table. En s'asseyant, son regard rencontra celui de la dame, qui baissa aussitôt les yeux. Il toussa de nouveau et sourit.

Madame Corney se leva pour prendre une autre tasse et une soucoupe dans le buffet, revint à sa place, et ce ne fut pas sans quelque émotion qu'elle versa une tasse de thé à son convive. M. Bumble toussa derechef, mais plus fort cette fois qu'il ne l'avait fait jusqu'alors.

—L'aimez-vous sucré, monsieur Bumble? demanda la matrone en prenant le sucrier.

—Vous avez un chat, Madame, à ce que je vois, dit M. Bumble apercevant un de ces animaux qui prenait ses ébats devant le feu; . . . et des petits aussi, si je ne me trompe?

—Je les aime tant, monsieur Bumble! Vous ne pouvez vous imaginer, repartit la matrone, ils sont si gais, si heureux, si drôles, que c'est tout à fait une société pour moi.

—Ce sont des animaux bien doux, Madame, répliqua le bedeau d'un air approbatif, si casaniers aussi!

—C'est bien vrai! poursuivit la dame avec enthousiasme. Ils sont si attachés à la maison, que c'est un plaisir en vérité!

—Madame Corney, dit M. Bumble d'un ton doctoral en marquant la mesure avec sa cuiller, remarquez bien ceci, Madame, qu'un animal, quel qu'il soit, qui vivrait avec vous, Madame, et qui ne serait pas attaché à la maison, serait nécessairement un âne, Madame.

Et là-dessus, il lui faisait une proposition de mariage, lorsqu'on frappa vivement à la porte de la chambre:

—Qui est là?

Une chose digne de remarque, comme pouvant servir d'exemple du pouvoir physique de la surprise sur la peur, c'est que la voix de madame Corney retrouva tout à coup son aspérité ordinaire.

—S'cusez, not'maîtresse, dit une vieille pauvresse entrouvrant la porte et montrant sa tête hideuse la vieille Sally se meurt.

—Qu'est-ce que ça peut me faire, à moi! demanda brusquement la matrone. Est-ce que j'y peux quelque chose?

—Oh! non, not'maîtresse! bien sûr que non! répliqua la pauvresse; personne n'y peut. N'y a plus d'espoir d'ailleurs. J'en ai tant vu mourir (des petits et des grands), que je sais bien quand n'y a plus de remède . . . Mais elle a quelque chose qui la tourmente; et, dans ses moments de raison, qui sont bien rares (car elle finit comme une chandelle), elle dit qu'elle a queuqu'chose à vous communiquer, et qu'il faut nécessairement que vous sachiez. Elle ne mourra jamais tranquille que vous ne soyez venue, not'maîtresse.

A cette nouvelle, la digne matrone murmura une foule d'invectives contre ces vieilles pauvresses qui ne pouvaient même pas mourir sans déranger, à dessein, leurs supérieures, et, s'enveloppant d'un châle épais, qu'elle jeta à la hâte sur ses épaules, elle pria M. Bumble d'attendre qu'elle fût de retour, en cas qu'il arrivât quelque chose d'extraordinaire. Alors, ayant dit à la vieille de marcher devant et de ne pas lui faire passer la nuit dans les escaliers, elle la suivit d'assez mauvaise grâce et en grondant tout le long du chemin.

M. Bumble, livré seul à lui-même, se conduisit étrangement: il ouvrit le buffet, compta les cuillers à thé, pesa les pinces du sucrier, examina un petit pot au lait pour s'assurer s'il était bien en argent, et quand il eut satisfait sa curiosité sur ce point, il mit son chapeau, sens devant derrière, et fit quatre fois le tour de la table en dansant gravement sur la pointe des pieds.

Après s'être livré à un exercice aussi ridicule, il remit son tricorne sur la chaise, et, se prélassant devant la cheminée, le dos tourné vers le feu, il parut occupé mentalement à faire l'inventaire du mobilier.

XXIV. —Détails obscurs en apparence, mais qui ne laissent pas que d'être de quelque importance dans cette histoire.

C'était bien une vraie messagère de mort qui était venue troubler ce calme et cette paix intérieure qui régnaient dans la chambre de la matrone: son corps était courbé par l'âge, ses membres paralysés tremblaient continuellement, sa démarche était lente; et la fixité de ses yeux, l'horrible expression de ses traits et le mouvement convulsif de ses lèvres lui donnaient plutôt l'apparence d'un portrait grotesque que d'une œuvre de la création.

La vieille femme monta l'escalier en chancelant et trotta, du mieux qu'elle put, le long des corridors, marmottant quelques paroles inintelligibles en réponse aux réprimandes de sa compagne. À la fin, obligée de s'arrêter pour respirer, elle remit sa lumière à celle-ci et suivit clopin-clopant, tandis que la matrone, plus alerte, alla droit à la chambre de la mourante.

C'était un misérable galetas sous la mansarde, éclairé par la lueur blafarde d'une lampe. Une vieille femme du dépôt était assise au chevet de la malade, et l'apprenti du pharmacien de la paroisse, debout devant la cheminée, s'amusait, avec un tuyau de plume, à se faire un cure-dents.

—Il ne fait pas chaud, madame Corney! dit celui-ci voyant entrer la matrone,

—C'est vrai, Monsieur, qu'y n'fait pas chaud, répliqua la matrone du ton le plus gracieux, en faisant la révérence.

—Vos fournisseurs devraient bien vous envoyer de meilleur charbon, dit l'apprenti pharmacien attisant le feu avec le fourgon; celui-ci ne convient pas du tout pour un froid aussi rigoureux.

En ce moment la conversation fut interrompue par un gémissement de la malade.

—Oh! fit le carabin se tournant aussitôt vers le lit, comme s'il eût tout à fait oublié la patiente: N, I, ni, c'est fini, madame Corney.

—C'est fini, n'est-ce pas? demanda la matrone.

—Si elle avait encore deux heures à vivre, ça me surprendrait bien, dit le jeune homme, actionné à finir la pointe de son cure-dents. Le système moral aussi bien que le physique est usé chez elle. Est-elle assoupie, ma bonne femme?

La garde, à qui cette question s'adressait, se pencha sur le lit pour s'en assurer, et répondit affirmativement par un signe de tête.

—Il est bien possible alors qu'elle s'en aille comme ça, si vous ne faites pas trop de bruit, dit le jeune homme . . . Posez la lumière à terre . . . Elle ne pourra pas la voir là, du moins.

La garde posa la lumière à terre en hochant la tête, donnant sans doute à entendre que la malade ne mourrait pas si aisément qu'on le pensait; et elle alla se rasseoir à côté de l'autre vieille, qui était rentrée sur ces entrefaites. La matrone s'enveloppa dans son châle avec un air d'impatience, et s'assit elle-même au pied du lit.

Le carabin, qui avait enfin achevé son cure-dents, le promena dans sa bouche pendant un bon quart d'heure qu'il resta planté devant le feu; après quoi, paraissant s'ennuyer, il souhaita à madame Corney beaucoup de plaisir, et s'en alla sur la pointe du pied.

Après être restée un quart d'heure dans cette position, madame Corney commença à s'ennuyer; et, voyant que la vieille s'obstinait à rester assoupie, elle allait sortir tout d'un bond, lorsque les deux femmes jetèrent un cri qui la fit se retourner. La malade s'était dressée sur son séant et leur tendait les bras.

—Qui est là? s'écria-t-elle d'une voix sourde.

—Chut! chut! dit l'une des deux vieilles en s'approchant du lit. Couchez-vous! couchez-vous!

—Je ne me recoucherai pas vivante! dit la malade en se débattant. Je veux qu'elle sache . . . Venez ici! plus près . . . que je vous dise tout bas à l'oreille.

Elle prit la matrone par le bras, et, l'attirant vers une chaise qui était à son chevet, elle l'y fit asseoir.

Elle allait parler, lorsque, jetant un regard autour d'elle, elle aperçut les deux vieilles, qui, le cou tendu et le corps en avant, prêtaient une oreille attentive à ce qu'elle allait dire.

—Faites-les sortir! continua-t-elle d'une voix léthargique. Vite! vite!

Les deux vieilles, s'écriant à qui mieux mieux et d'un commun accord, se plaignirent amèrement d'être méconnues par leur ancienne camarade, et protestèrent contre l'injustice qu'il y aurait à les en séparer à ses derniers moments; mais la matrone les poussa hors de la chambre, ferma la porte sur elles et vint se rasseoir au chevet de la malade.

—Maintenant, écoutez bien! dit la mourante d'une voix plus forte, comme pour exciter en elle une dernière lueur d'énergie. Dans cette chambre, —dans ce lit,— j'ai soigné, autrefois, une jeune créature qu'on avait amenée dans cette maison. Ses pieds, meurtris et déchirés par la marche, étaient couverts de sang et de poussière. Elle accoucha d'un garçon, et mourut. Attendez donc! En quelle année, déjà?

—Peu importe l'année! dit l'impatiente matrone. Eh bien! quoi, au sujet de cette jeune femme?

—Ah! murmura la malade retombant dans son premier assoupissement . . . Au sujet de la jeune femme, n'est-ce pas? À . . . à . . . son . . . sujet? —Ah! oui! (Elle pleura, jeta un cri perçant, et bondit sur son lit d'un air furieux; son visage devint pourpre et ses yeux lui sortaient de la tête.) —Je l'ai volée! . . . oui, c'est pourtant vrai . . . je l'ai volée! . . . Elle n'était pas encore froide! . . . Oui . . . je le répète . . . elle était encore tiède quand je l'ai volée!!!

—Volé quoi? . . . Pour l'amour de Dieu, parlez donc! s'écria la matrone faisant un mouvement, comme si elle eût voulu appeler du secours.

—M'y voici! répliqua la mourante mettant sa main sur la bouche de l'autre: la seule chose qu'elle avait. Elle manquait de tout . . .. de vêtements pour se couvrir et de pain pour subsister; . . . mais elle avait conservé précieusement dans son sein . . . C'était de l'or, je vous dis! . . . de l'or magnifique qui aurait pu lui sauver la vie!

—De l'or! répéta la matrone se penchant avidement sur le lit de la moribonde, à mesure que celle-ci retombait sur l'oreiller. Eh bien! quoi, après? Qui était la mère? En quel temps? À quelle époque? Parlez! parlez!

—Elle m'avait priée de le garder, poursuivit l'autre en poussant un profond soupir. Elle me l'avait confié comme étant la seule personne qui fût auprès d'elle à l'heure de son agonie. Je l'ai convoité dans mon cœur . . . je l'ai volé en pensée, lorsque je le lui ai vu autour du cou pour la première fois. —Et, qui pis est, j'ai peut-être la mort de l'enfant à me reprocher. Ils l'auraient certainement mieux traité s'ils avaient su tout cela.

—Su quoi? demanda la matrone. Parlez!

—Il ressemblait tant à sa mère, à mesure qu'il grandissait, ce cher petit (continua l'autre, sans prendre garde à la question), que chaque fois que je le voyais, je ne pouvais m'empêcher de penser à elle! Pauvre jeune fille!  . . . pauvre petite! Elle était si jeune aussi! . . . Un si beau petit agneau! Attendez! . . . Je n'vous ai pas tout dit, n'est-ce pas? . . . Il me semble que j'ai encore quelque chose à vous dire!

—Oui! oui! répliqua la matrone penchant l'oreille pour saisir les paroles qui sortaient plus lentement de la bouche de la mourante. Dites vite, ou bien il ne serait plus temps!

—La mère (dit la mourante faisant un dernier effort pour donner à sa voix un diapason plus élevé), la mère, sentant s'approcher l'instant de son trépas, me dit à l'oreille que si son enfant venait au monde vivant, et qu'on pût l'élever, un jour viendrait où il pourrait, sans rougir, entendre prononcer le nom de sa pauvre jeune mère. Et vous, ô mon Dieu, ajouta-t-elle enjoignant ses mains si maigres et si délicates, que ce soit un garçon ou une fille, suscitez-lui des amis sur cette terre de douleur et d'exil; et prenez pitié d'un pauvre petit orphelin abandonné à la merci des étrangers!

—Le nom de l'enfant? demanda la matrone.

—On l'appelait Olivier, répondit la mourante d'une voix faible. L'or que j'ai volé était . . .

—Oh! oui, oui! qu'est-ce que c'était? s'écria vivement la matrone.

Comme elle se penchait avec empressement pour recevoir la réponse de la moribonde, celle-ci se remit lentement et avec roideur sur son séant, et empoignant à deux mains sa couverture, elle marmotta, d'une voix gutturale, quelques paroles inintelligibles et tomba sans vie sur l'oreiller.

—Roide morte! dit une des deux vieilles femmes, entrant précipitamment aussitôt que la porte fut ouverte.

—Et rien de rien, après tout! ajouta la matrone en s'en allant comme si de rien n'était.

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