Olivier Twist: Les voleurs de Londres
XXV. —Encore Fagin et compagnie.
Tandis que toutes ces choses se passaient dans le dépôt de mendicité en question, M. Fagin était dans son vieux repaire (le même qu'Olivier venait de quitter en compagnie de Nancy,) assis devant la cheminée, et tenant sur ses genoux un soufflet avec lequel il avait essayé sans doute de donner au feu, dont la fumée se répandait par toute la chambre, une plus vive action. Ses coudes sur le soufflet et son menton appuyé sur ses pouces, il regardait le foyer d'un air distrait, et paraissait plongé dans une profonde rêverie.
A une table derrière lui, le fin Matois, Charlot Bates et M. Chitling faisaient une partie de wist: le Matois seul contre les deux autres. Sa physionomie, expressive en tout temps, devint encore plus intéressante par le sérieux avec lequel il étudiait la partie et par les coups d'œil qu'il lançait de temps en temps, selon que l'occasion s'en présentait, sur les cartes de M. Chitling, réglant sagement son jeu d'après les remarques qu'il avait faites sur celui de ce dernier. Comme il faisait froid, il avait (selon sa coutume) son chapeau sur la tête. Il avait entre les dents une pipe de terre, qu'il n'ôtait que lorsqu'il jugeait nécessaire d'avoir recours à une mesure d'étain placée sur la table, et qu'on avait remplie à l'avance de grog, pour le bien de la compagnie.
Maître Bates faisait aussi beaucoup d'attention à son jeu; mais, étant d'un caractère beaucoup plus gai que son incomparable ami, il eut plus souvent recours à la mesure d'étain, et il se permit en outre certaines plaisanteries et certaines remarques tout à fait hors de saison, et qui ne conviennent nullement à un bon joueur, surtout au jeu de wist, qui exige du silence et de l'attention. En vain le Matois, usant du droit que lui donnait son attachement pour ce dernier, lui fit remarquer plus d'une fois l'inconvenance de sa conduite; maître Bates n'en fit que rire, et (pour me servir de son expression) l'envoya promener; et par ses reparties aussi vives que spirituelles, il excita au plus haut point l'admiration de M. Chitling.
Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que ce dernier et son partenaire perdaient toujours, et que cette circonstance, loin de fâcher maître Bates, paraissait l'amuser infiniment, puisqu'il riait aux éclats à la fin de chaque partie, assurant que, de sa vie ni de ses jours, il ne s'était autant diverti.
—Ça nous fait deux manches et la belle, dit Chitling d'un air piteux en tirant une demi-couronne de la poche de son gilet. Faut avouer que tu as un bonheur insolent . . . Tu nous gagnerais jusqu'à notre dernier sou . . . Même quand nous avions beau jeu, Charlot et moi, ça ne nous a pas empêchés de perdre.
Charlot Bates partit d'un tel éclat de rire à cette remarque, qui fut faite d'un ton lamentable, que le juif sortit de sa rêverie et demanda ce qu'il y avait.
—Monsieur Fagin! s'écria Charlot, j'voudrais que vous eussiez pu voir le jeu . . . Thomas Chitling n'a pas fait un seul point, et j'étais son partenaire contre le Matois.
—Ah! ah! dit le juif souriant d'une manière qui prouvait assez qu'il n'en ignorait pas la cause, prends ta revanche, Tom, prends ta revanche!
—Non, merci, Fagin, j'en ai assez comme ça, répliqua l'autre. Le Matois vous a une chance contre laquelle on ne peut tenir!
—Ah! ah! mon cher, repartit le juif, il faut se lever matin pour gagner le Matois.
—Se lever matin! s'écria Charlot Bates; y n'suffit pas de se lever matin. Y vous faut mettre vos bottes la veille, avoir un double télescope . . . et une lorgnette entre vos deux épaules si vous voulez faire celui-là.
M. Dawkins reçut cet éloge flatteur avec beaucoup de modestie, et offrit de dire au premier venu de la société, pour la simple bagatelle d'un shilling chaque fois, la carte que celui-ci aurait pensée. Comme personne n'acceptait le défi et que sa pipe était éteinte, il s'amusa avec le morceau de craie qui lui avait servi à compter le jeu à tracer le plan de la prison de Newgate, sifflant tout le temps d'une manière toute particulière.
—Tu m'as joliment l'air de t'amuser, Tom! dit le Matois rompant le silence qui durait depuis plus de cinq minutes. Je parie que vous ne devinez pas ce qui l'occupe, Fagin!
—Comment veux-tu que je sache . . . mon cher? répliqua le juif levant la tête et remettant le soufflet en place. Il pense peut-être à la perte de son argent ou bien encore à la retraite qu'il vient de faire à la campagne, hein? Ah! ah! n'est-ce pas, Tom?
—Vous n'y êtes pas, repartit le Matois au moment où Chitling allait répondre. Qu'en dis-tu, toi, Charlot?
—Moi, répondit celui-ci, je pense qu'il veut épouser Betsy. Voyez plutôt comme il rougit! En v'là un heureux mortel! Est-il possible! . . . Oh! Fagin, Fagin, c'te bonne farce!
—Ne fais pas attention à eux, Tom! dit le juif faisant un signe d'intelligence à Dawkins et donnant un petit coup à Charlot avec la douille du soufflet. Ne les écoute pas, va! Betsy est aimable . . . c'est une bien bonne fille! Attache-toi à elle, Tom. Va toujours ton petit bonhomme de chemin.
—Quand bien même encore, Fagin, répliqua Chitling rougissant encore plus; quand même encore que ça s'rait; . . . c'est une chose qui ne regarde personne.
Le juif, voyant que Chitling prenait la mouche, s'empressa de l'assurer que personne ne se moquait; et, pour preuve de ce qu'il avançait, il en appela à maître Bates, le principal offenseur. Malheureusement, en ouvrant la bouche pour répondre qu'il n'avait jamais été si sérieux de sa vie, Charlot partit d'un tel éclat de rire que Chitling, se voyant mystifié, s'élança aussitôt sur le rieur, et lui lança un coup de poing que ce dernier évita heureusement, et qui, tombant lourdement sur la poitrine du facétieux vieillard, envoya ce dernier à l'autre bout de la chambre, contre la muraille, où il ouvrit la bouche toute grande pour respirer, tandis que Tom le regardait d'un air consterné.
—Ecoutez! s'écria le Matois en ce moment; j'entends la bavarde.
Disant cela, il prit la lumière et monta doucement l'escalier.
La sonnette se fit entendre de nouveau avec quelque impatience, tandis que la compagnie était dans l'obscurité. Un instant après le Matois reparut et parla mystérieusement à l'oreille de Fagin.
—Est-ce qu'il est seul? s'écria celui-ci.
Le Matois fit un signe de tête affirmatif, et, mettant sa main devant la lumière, il donna à entendre à Charlot qu'il ferait bien, pour le quart d'heure, de réprimer sa folle gaieté; après quoi il fixa les yeux sur le juif comme pour attendre ses ordres.
Le vieillard porta ses doigts jaunes à sa bouche, et réfléchit un instant, les traits de son visage paraissant visiblement contractés tout le temps, comme s'il redoutait quelque malheur et qu'il craignit de l'apprendre. Enfin il leva la tête.
—Où est-il? demanda-t-il au Matois.
Celui-ci montra du doigt l'étage au-dessus, et se préparait à quitter la chambre.
—Oui, dit le juif devinant la question; fais-le descendre. Chut! tais-toi, Charlot! . . . Doucement, Tom! Passez de l'autre côté, mes amis! laissez-nous seuls! . . .
Charlot et Chitling se retirèrent sans faire le moindre bruit. Un profond silence régnait dans la chambre, quand le Matois descendit l'escalier, la lumière à la main, et suivi d'un homme en blouse, qui, ayant jeté un coup d'œil rapide autour de lui, détacha une grosse cravate de laine qui lui cachait le bas du visage, et laissa voir les traits du flambant Toby Crackit, pâle, hagard et horriblement fatigué.
—Comment ça va-t-il, Fagin? dit l'élégant jeune homme faisant un signe de tête au juif. Mets ce mouchoir dans mon castor, le Matois, afin que j'le r'trouve quand je m'en irai . . . Là . . . c'est ça! Tu feras un fameux fameux un jour et tu vaudras mieux que les anciens.
Disant cela, il releva sa blouse et la retroussa autour de sa ceinture; ensuite il approcha une chaise du feu et posa ses pieds sur le garde-cendres.
—Voyez donc, Fagin! dit-il d'un air piteux en montrant du doigt ses bottes toutes crottées, pas seulement une seule goutte de cirage depuis que vous savez! Mais ne me regardez pas comme ça, homme que vous êtes! Chaque chose a son temps. Je ne puis parler affaires que je n'aie bu et mangé quelque chose. Mettez donc la pâtée sur la table, que je me remplisse un peu . . . depuis trois jours qu'il ne m'est rien entré dans l' cornet!
Le juif fit signe au Matois d'apporter ce qu'il y avait de comestibles, et, s'asseyant en face du brigand, il attendit son bon plaisir.
A en juger par les apparences, Toby n'était nullement pressé d'entamer la conversation. D'abord le juif se contenta d'observer sa physionomie, pour tâcher d'y deviner la nouvelle qu'il apportait; mais ce fut inutilement.
Fagin épiait donc avec une anxiété indéfinissable chaque morceau que ce dernier portait à sa bouche, se promenant de long en large dans la chambre pour tuer le temps, qui lui paraissait si long; il n'en fut pas plus avancé. Toby avala toujours jusqu'à ce qu'il lui fut impossible de manger davantage; et alors, ayant dit au Matois de sortir, afin d'être seul avec le juif, il alla lui-même fermer la porte, puis se fit un verre de grog et se disposa à parler.
—Primo, d'abord, Fagin! dit-il.
—Ah! oui, oui, reprit l'autre approchant sa chaise de la table.
Le sieur Crackit s'arrêta pour avaler son verre de grog et pour déclarer que le genièvre était excellent; ensuite, passant ses pieds sur le manteau de la cheminée pour être plus à même de considérer ses bottes, il poursuivit tranquillement:
—Primo, d'abord, Fagin, comment va Guillaume?
—Quoi! s'écria le juif se levant précipitamment de sa chaise.
—Comment cela? dit Toby en pâlissant. Vous ne voulez pas dire? . . .
—Je ne veux pas dire! s'écria le juif frappant du pied avec fureur sur le plancher. Où sont-ils, Sikes et l'enfant? où sont-ils? . . . où ont-ils été? où se cachent-ils? pourquoi ne sont-ils pas venus ici?
—Le coup a manqué, dit Toby d'un air triste.
—Je sais cela! repartit le juif tirant un journal de sa poche et lui montrant du doigt l'article en question. Après?
—Ils ont tiré et ont atteint le moutard. Nous avons joué des jambes à travers les haies et les fossés avec le petit entre nous deux. Nous allions aussi vite que le vent. Ils nous ont fait la chasse. Damnation! tout le pays était sur pied et les chiens à nos trousses! . . .
—L'enfant? dit le juif d'un air effaré.
—Guillaume l'avait pris sur ses épaules et filait avec lui; nous nous sommes arrêtés pour le prendre entre nous deux, sa tête penchait sur sa poitrine et il était froid comme marbre. Ils étaient sur nos talons: chacun pour soi et sauve qui peut! . . . Nous avons été chacun de notre côté, et nous avons laissé là le moutard couché dans un fossé. Mort ou vivant, c'est tout ce que j'en sais.
Sans laisser à Toby le temps de se reconnaître, le juif jeta un cri perçant en s'arrachant les cheveux et s'élança de la chambre sur l'escalier et de l'escalier dans la rue.
XXVI. —Un mystérieux personnage paraît sur la scène. —Particularités inséparables de cette histoire.
Le vieillard avait gagné le coin de la rue, qu'il ne s'était point encore remis de l'impression qu'avait produite sur lui le récit de Toby Crackit. Contre son ordinaire, il marchait vite et sans paraître savoir où il allait, lorsque le frôlement soudain d'une voiture qui faillit le renverser et le cri des personnes qui virent le danger qu'il venait de courir le ramenèrent sur le trottoir. Evitant autant que possible les rues fréquentées et ne cherchant au contraire que les allées et les passages, il se trouva enfin dans Snow-Hill. Là il marcha encore plus vite, et ne ralentit sa marche que quand il fut entré dans une petite ruelle où, comme s'il eût eu la conviction qu'il était dans son propre élément, il reprit son pas ordinaire et sembla respirer plus librement.
Près de l'endroit ou Snow-Hill et Holborn-Hill se joignent, vous voyez sur la droite, en venant de la Cité, une allée sombre et étroite qui conduit à Saffron-Hill, et dans les sales boutiques de laquelle sont exposés en vente d'énormes paquets de mouchoirs d'occasion de toutes grandeurs et de toutes couleurs; car c'est là que résident les marchands qui les achètent des filous.
C'est dans cet endroit que le juif venait d'entrer. Il était bien connu des pâles habitants du passage; car quelques-uns d'entre eux, qui étaient sur le pas de leur porte pour guetter les chalands, lui firent un signe de tête amical, auquel il répondit semblablement sans s'arrêter. Il alla ainsi jusqu'au bout du passage, où il adressa la parole à un fripier, homme de petite taille, assis dans une petite chaise d'enfant et fumant sa pipe devant la porte de sa boutique.
—Comment donc, monsieur Fagin! vous devenez si rare que votre présence suffirait pour guérir de l'ophtalmie! dit le respectable négociant en réponse à la question du juif sur l'état de sa santé.
—Il y faisait un peu trop chaud, dans votre quartier, Lively, repartit Fagin levant les yeux et croisant les mains sur ses épaules.
—C'est ce que je me suis laissé dire, répliqua l'autre, mais cela s'apaisera; ne pensez-vous pas comme moi?
Fagin fit un signe de tête affirmatif, et, montrant du doigt Saffron-Hill, il s'informa s'il n'y avait pas là quelqu'un ce soir.
—À l'enseigne des Trois-Boiteux? demanda le négociant.
Le juif fit signe que oui.
—Attendez donc! poursuivit le marchand cherchant à se rappeler; oui, il y en a quelques-uns, autant que je puis me rappeler. Je ne pense pas que votre ami y soit.
—Sikes n'y est pas, je pense? demanda le juif d'un air désappointé.
—Non est ventus, comme disent les hommes de loi, reprit le petit homme secouant la tête d'un air tout à fait capable. Avez-vous quelque chose qui puisse me convenir?
—Non, je n'ai rien aujourd'hui, dit le juif en s'en allant.
—Allez-vous à l'enseigne des Trois-Boiteux, dites donc, Fagin? cria le petit homme. Je ne me ferai pas tirer l'oreille pour aller avec vous, si vous vous sentez disposé à payer quelque chose.
Mais, comme le juif, en se retournant, fit un signe de la main qu'il préférait être seul, l'auberge des Trois-Boiteux fut privée pour cette fois de l'avantage de posséder M. Lively.
L'auberge des Trois-Boiteux, ou simplement des Boiteux, ainsi connue des habitués de l'établissement, était précisément celle où Sikes et son chien ont déjà figuré. Faisant seulement un signe à l'homme assis au comptoir, Fagin monta l'escalier, ouvrit la porte d'une chambre, s'y introduisit doucement et regarda d'un air inquiet autour de lui, mettant sa main au-dessus de ses yeux comme s'il eût cherché quelqu'un.
Cette chambre était éclairée par deux becs de gaz, dont l'éclatante lumière était garantie du dehors par des volets assujettis par une barre de fer et par des rideaux épais d'un rouge passé. L'endroit était si plein d'une épaisse fumée de tabac, qu'il était presque impossible de s'y voir. S'étant dissipée peu à peu cependant à travers la porte, qu'on avait laissée entrouverte, elle laissa voir un assemblage de têtes aussi confus que le bruit des voix, et, à mesure que l'œil s'accoutumait à la scène, le spectateur eût été à même de discerner une nombreuse société d'hommes et de femmes assis autour d'une longue table au bout de laquelle se tenait le président, son marteau d'office à la main, tandis qu'un artiste au nez bleuâtre, et ayant la figure entortillée d'un mouchoir à cause d'un mal de dents, était devant un mauvais piano placé dans le coin le plus retiré de la chambre.
Fagin, peu susceptible de fortes émotions, passa en revue toutes ces figures l'une après l'autre sans rencontrer celle qu'il cherchait. Etant parvenu enfin à attirer sur lui le regard de l'homme qui occupait le fauteuil, il lui fit un léger signe de tête et se retira aussi doucement qu'il était entré.
—Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur Fagin? demanda l'homme qui l'avait suivi jusque sur le palier. Ne voulez-vous pas être des nôtres? Ils seront tous charmés de vous avoir.
Le juif secoua la tête d'un air d'impatience, et demanda tout bas:
—Est-il ici?
—Non, répondit l'homme.
—Et-vous n'avez point de nouvelles de Barney? demanda Fagin.
—Du tout, répliqua le maître de la taverne des Trois-Boiteux, car c'était lui. Il ne bougera pas que tout ne soit bien tranquille. Soyez sûr que la police est sur leurs traces là-bas, et que, s'il avait le malheur de bouger, il se ferait pincer du premier coup. Barney est en sûreté où il est, il n'y a pas de doute, sans quoi j'aurais entendu parler de lui. Je parierais tout ce qu'on voudra qu'il s'en retirera proprement: vous pouvez bien y compter; je vous en donne mon billet.
—Viendra-t-il ici ce soir? demanda le juif appuyant sur le pronom avec la même emphase qu'auparavant.
—Monks, vous voulez dire? demanda le maître de la taverne.
—Chut! fit le juif; oui.
—Certainement! reprit l'autre tirant de son gousset une montre d'or. Il devrait déjà être arrivé. Si vous voulez attendre seulement dix minutes, vous allez le voir.
—Non, non, dit le juif d'un air qui laissait penser que, bien qu'il désirât voir la personne en question, il n'était cependant pas fâché de ne pas la rencontrer.
—Dites-lui que je suis venu pour le voir, et qu'il vienne chez moi cette nuit . . . Non . . . plutôt demain. Puisqu'il n'est pas ici, il sera toujours assez temps demain.
—C'est bien! dit l'homme. Il n'y a rien de plus à lui dire?
—Non, dit le juif en descendant l'escalier.
—Dites donc! fit l'autre à demi-voix en se penchant vers la rampe, quel bon moment pour une vente? . . . Si vous vouliez, nous avons là Philippe Barker . . . il est si soûl qu'un enfant pourrait le prendre.
—Ah! ah! fit le juif en levant la tête; mais ce n'est pas encore l'heure de Philippe Barker; il a encore quelque chose à faire avant que nous nous séparions de lui. Allez rejoindre les amis, mon cher; et dites-leur de bien s'amuser tandis qu'ils sont de ce monde, ah! ah! ah!
Le maître de la taverne rit bien fort de la réflexion du vieillard et alla rejoindre ses convives. Le juif ne fut pas plus tôt seul que ses traits reprirent l'expression de l'inquiétude et de la crainte. Après avoir réfléchi un instant, il monta dans un cabriolet de place et dit au cocher de se diriger versBethnal-Green. Il descendit à un quart de mille de la demeure de Sikes et fit le reste du chemin à pied.
—Maintenant, marmotta-t-il entre ses dents tout en frappant à la porte, s'il y a ici quelque anguille sous roche, je le saurai bien vite de vous, ma jeune fille, toute maligne que vous êtes!
La femme qui lui ouvrit lui ayant dit que Nancy était chez elle, il monta doucement l'escalier et ouvrit la porte de la chambre sans plus de cérémonie.
La jeune fille était seule, la tête appuyée sur la table et ses cheveux épars sur ses épaules.
—Il faut qu'elle ait bu, dit à part soi le juif, ou bien elle a du chagrin.
Disant cela, il revint sur ses pas pour fermer la porte; et le bruit qu'il fit ayant éveillé Nancy, elle s'informa s'il y avait du nouveau, regardant fixement le rusé vieillard pendant qu'il lui racontait le récit de Toby Crackit. Lorsqu'il eut fini elle reprit sa première attitude sans dire un seul mot. Elle poussait le chandelier avec impatience, frottait ses pieds sur le parquet chaque fois qu'elle changeait de position; mais ce fut tout.
Pendant tout ce temps le juif regardait autour de lui d'un air inquiet comme s'il eût voulu s'assurer que Sikes n'était point rentré.
Ayant satisfait sa curiosité sur ce point, il toussa deux ou trois fois et fit tout ce qu'il put pour entamer la conversation; mais la fille ne fit pas plus d'attention à lui et ne bougea non plus qu'une statue de pierre. Enfin il fit un nouvel effort, et, se frottant les mains, il dit du ton le plus affable:
—Et où crois-tu que Guillaume puisse être maintenant, hein?
Celle-ci répondit, d'une manière presque inintelligible et comme si elle pleurait, qu'elle ne savait pas.
—Et l'enfant? dit le juif regardant la fille entre les deux yeux pour voir l'expression de son visage. Pauvre petit! abandonné dans un fossé! vois donc un peu, Nancy?
—L'enfant, dit celle-ci en levant la tête, est mieux où il est qu'avec nous . . . Et, pourvu qu'il n'arrive rien à Sikes, je désire qu'il soit mort dans le fossé et que ses os y pourrissent.
—Quoi donc! s'écria le juif avec étonnement.
—Sans doute, reprit la fille le regardant fixement à son tour; je serais bien contente de ne plus l'avoir sous mes yeux, et de savoir qu'il est affranchi de tout ce qui pouvait lui arriver de plus fâcheux. C'était un fardeau que de l'avoir autour de moi . . . sa vue seule était un reproche contre moi et contre vous tous.
—Bah! fit le juif d'un ton de mépris, tu es soûle, ma fille.
—Ah! sans doute, s'écria amèrement celle-ci; ce ne serait pas votre faute si je ne l'étais pas. Vous n'aimeriez pas me voir autrement, pourvu que je fasse comme vous voulez; excepté maintenant que ça ne vous convient guère, n'est-ce pas?
—Non, répliqua le juif d'un air furieux, ça ne me convient pas du tout!
—Faut pourtant que ça vous convienne! reprit celle-ci par tant d'un éclat de rire.
—Que ça me convienne! s'écria le juif, on ne peut plus irrité de l'opiniâtreté de la fille et du désappointement de la journée. Que ça me convienne! Ecoute-moi bien, toi, pécore! écoute-moi bien, moi qui, avec six mots, pourrais étrangler Sikes aussi sûrement que si je tenais maintenant sa tête de taureau entre mes doigts. S'il revient sans cet enfant . . . s'il a le bonheur de s'en retirer et qu'il ne le ramène pas mort ou vif, assassine-le toi-même, si tu ne veux pas que Jack Ketch (le bourreau) lui fasse son affaire . . . et expédie-le aussitôt qu'il aura mis le pied dans cette chambre, sans quoi il pourrait bien être trop tard.
—Qu'est-ce que tout cela? s'écria la fille involontairement.
—Ah! qu'est-ce que tout cela? poursuivit Fagin aveuglé par la colère, le voici: lorsque cet enfant est pour moi une valeur de plusieurs centaines de livres, dois-je perdre cela par la faute d'un tas d'ivrognes dont je pourrais aisément me défaire, et devrais-je me soumettre à un gueux à qui il ne manque que la volonté et qui a le pouvoir de . . .
Tout hors d'haleine, le vieillard ne put achever sa pensée, et, réprimant aussitôt son courroux, il devint un tout autre homme.
Après un silence de quelques minutes, il risqua un regard sur sa compagne, et se rassura bientôt en voyant qu'elle était dans le même état d'insensibilité dont il l'avait tirée d'abord.
—Nancy! ma chère! dit-il avec sa voix de corbeau, as-tu fait attention à ce que je t'ai dit?
—Ne me tourmentez pas, Fagin! répondit la fille levant nonchalamment la tête. Ce que Guillaume n'a pas fait cette fois-ci, il le fera une autre. Il a bien fait des choses pour vous, vous le savez bien; et il en fera encore bien d'autres lorsqu'il le pourra . . . Et quand il ne le fait pas, c'est qu'il ne le peut pas; ainsi, n'en parlons plus.
—Oui; mais quant à cet enfant, ma chère? dit le juif en se frottant les mains fortement.
—L'enfant doit courir la même chance que les autres, reprit brusquement Nancy. Et je le répète, j'espère qu'il est mort et qu'il est à l'abri de tout danger; surtout de celui auquel il était exposé avec vous.
—Et quant à ce que je disais il n'y a qu'un instant, ma chère? dit le juif fixant sur elle ses yeux de lynx.
—Vous n'avez qu'à le redire, reprit Nancy. Et si c'est quelque chose que vous désirez que je fasse pour vous, vous feriez mieux d'attendre jusqu'à demain. Je vous entends bien quand vous me parlez, et le moment d'après je ne sais plus ce que vous venez de me dire.
Le juif lui fit encore quelques questions, afin de s'assurer qu'elle n'avait point retenu ses paroles indiscrètes; mais elle répondit avec tant d'assurance, et elle soutint si bien le regard scrutateur du vieillard, qu'il en revint à sa première idée que la fille était dans les vignes du Seigneur.
En effet, Nancy n'était pas exempte d'un défaut malheureusement trop commun parmi les protégées du juif, et dans lequel dès leurs plus tendres années elles avaient été encouragées plutôt que retenues.
Rassuré par cette découverte, et ayant rempli le double but de communiquer à Nancy ce qu'il avait appris le soir même de Toby, et de s'assurer par ses propres yeux que Sikes n'était pas rentré, il s'en alla laissant sa jeune amie endormie sur la table.
Il était à peu près une heure du matin, et comme il faisait très sombre et très froid, il ne fut guère tenté de s'amuser en route.
Il avait atteint le coin de sa rue, et il fouillait dans sa poche pour prendre sa clef, lorsqu'un personnage sortit d'un vestibule, à l'ombre duquel il se tenait caché, et, traversant le ruisseau, se glissa auprès de lui sans en être aperçu.
—Fagin! dit une voix tout près de son oreille.
—Ah! fit le juif se retournant vivement, est-ce vous?
—Oui, répondit brusquement l'inconnu. Voilà deux heures que vous me faites droguer là! Où avez-vous donc été?
—À vos affaires, mon cher, dit le juif ralentissant le pas et regardant son compagnon d'un air embarrassé, j'ai trotté pour vous toute la nuit.
—Oh! sans doute, reprit l'inconnu d'un air moqueur. Eh bien! qu'y a-t-il de nouveau?
—Rien de bon, dit le juif.
—Rien de mauvais, j'espère? dit l'autre s'arrêtant tout court et regardant son compagnon d'un air surpris.
Fagin eût bien voulu se dispenser de recevoir un visiteur à une heure aussi indue, et s'excusa en disant qu'il n'y avait pas de feu chez lui; mais son compagnon réitérant sa question d'un ton d'autorité, il ouvrit la porte et pria celui-ci de la refermer doucement tandis qu'il irait chercher de la lumière.
—Il fait aussi noir que dans un four, dit l'inconnu faisant quelques pas à tâtons. Dépêchez-vous! Il n'y a rien que je déteste autant que de rester dans l'obscurité.
—Fermez la porte, murmura Fagin de l'extrémité du passage.
Au même instant elle se ferma avec un grand bruit.
—Ce n'est pas moi qui ai fait cela, dit l'homme en cherchant son chemin. Le vent l'a poussée, ou bien elle s'est fermée d'elle-même; c'est l'un ou l'autre . . . Dépêchez-vous d'apporter de la lumière, que je n'aille pas me casser la tête contre quelque chose dans cette maudite cassine!
Fagin descendit à la dérobée dans la cuisine et revint bientôt avec une chandelle allumée, après s'être assuré que Toby Crackit dormait au-dessous dans la pièce du fond, et que ses dignes élèves en faisaient autant dans celle de devant. Ayant fait signe à son compagnon de le suivre, il monta l'escalier devant lui.
—Nous pouvons dire ici le peu de mots que nous avons à nous communiquer, mon cher, dit le juif ouvrant une porte au premier étage. Et comme il y a des trous dans les volets, et que nous ne montrons jamais de lumière à nos voisins, nous laisserons la chandelle sur l'escalier . . . Là!
Disant cela, le juif posa la chandelle sur le palier vis-à-vis de la chambre dans laquelle ils entrèrent, et où il n'y avait pour tout ameublement qu'un fauteuil cassé et un vieux sofa sans couverture placé derrière la porte. L'étranger s'y jeta de l'air d'un homme épuisé de fatigue, et le juif, approchant le fauteuil, s'assit en face de lui.
Ils y voyaient un peu, car la porte était entrouverte, et la chandelle répandait une faible clarté sur la muraille en face d'eux.
Ils parlèrent pendant quelque temps à voix basse; et, quoique, à l'exception de quelques mots çà et là, il fût impossible d'entendre leur conversation, un tiers qui les eût écoutés aurait pu aisément deviner que Fagin se défendait contre les remarques de l'étranger, et que celui-ci était grandement irrité.
Il y avait bien un quart d'heure ou vingt minutes environ qu'ils s'entretenaient de la sorte, lorsque Monks (sous lequel nom Fagin désigna plusieurs fois l'étranger pendant le cours de leur colloque) dit en élevant un peu la voix:
—Je vous dis encore une fois que ça a été mal combiné! Pourquoi ne pas l'avoir gardé ici avec les autres, et en avoir fait tout de suite un voleur?
—S'il n'y a pas de quoi se fâcher! s'écria le juif haussant les épaules.
—N'allez-vous pas me faire croire que vous n'auriez pas pu en venir à bout si vous aviez voulu? demanda Monks avec colère. Ne l'avez-vous pas fait des centaines de fois avec d'autres enfants? Si vous aviez eu la patience d'attendre encore un an tout au plus, n'auriez-vous pas pu trouver moyen de le faire juger et condamner à la déportation, peut-être pour la vie?
—Et à qui ça aurait-il rendu service, mon cher? demanda humblement le juif.
—À moi, donc! répliqua Monks.
—Mais pas à moi, dit le juif d'un air soumis. Il eût pu m'être utile . . . Lorsqu'il y a deux parties intéressées à un marché, il est bien juste que l'intérêt commun soit consulté, n'est-il pas vrai, mon cher?
—Quoi donc? demanda Monks d'un air bourru.
—J'ai vu qu'il n'était pas facile de le former à notre genre de commerce, repartit le juif. Il n'était pas dans les mêmes circonstances que les autres enfants.
—Malheureusement non! murmura l'autre entre ses dents, sans quoi il y a déjà longtemps qu'il serait voleur.
—Je n'avais pas de prise sur lui pour le rendre pire, reprit le juif observant le visage de son compagnon. Il ne s'y prêtait nullement . . . Je n'avais pour l'effrayer aucun de ces moyens que nous employons toujours au commencement, et sans lesquels tous nos efforts sont inutiles . . . Que pouvais-je faire? L'envoyer avec le Matois et Charlot? Nous en avons eu assez de la première fois, mon cher. J'ai tremblé pour nous tous!
—Je n'y pouvais rien, observa Monks.
—Non, sans doute, mon cher, répliqua le juif; . . . aussi bien je ne vous en fais pas de reproche; . . . parce que, si cela n'était pas arrivé, vous auriez bien pu ne jamais le rencontrer, et par conséquent perdre la chance de découvrir que c'était lui que vous cherchiez. Je l'ai donc repris pour vous, comme vous savez, par l'entremise de Nancy; et voilà maintenant qu'elle le protège!
—Etranglez cette fille! dit Monks avec impatience.
—Nous ne pouvons guère faire cela maintenant, mon cher, reprit le juif en souriant . . . Et d'ailleurs ces sortes de choses ne sont pas de notre ressort, sans quoi je l'aurais fait un de ces jours avec le plus grand plaisir. Je sais fort bien ce que sont ces filles, voyez-vous, Monks. Le petit garçon n'aura pas plus tôt commencé à s'endurcir, qu'elle ne s'occupera pas plus de lui que si c'était un morceau de bois. Vous voulez qu'il soit voleur? S'il est vivant, je puis le rendre tel à compter d'aujourd'hui. Et si . . . si . . . ce qui n'est pas probable, dit le juif se rapprochant de l'autre; mais, au pis-aller, s'il était mort?
—Je n'y suis pour rien, d'abord, s'il en est ainsi! répliqua Monks frappé de terreur et saisissant en tremblant, le bras du juif. Faites bien attention, Fagin, je m'en lave les mains. Je vous ai prévenu dès le commencement: Tout ce que vous voudrez, excepté sa mort. Je ne veux pas répandre de sang . . . ça se découvre toujours; . . . et d'ailleurs votre crime vous poursuit partout. S'ils l'ont tué, je n'en suis pas la cause, entendez-vous, Fagin? . . . Que le diable soit de cette infernale cassine! Qu'est-ce que cela?
—Quoi donc? s'écria le juif saisissant le poltron à bras-le-corps au moment où celui-ci se leva brusquement du sofa. Où?
—Là! dit Monks montrant du doigt la muraille. Une ombre! une ombre! J'ai vu l'ombre d'une femme en manteau et en chapeau passer le long de la boiserie aussi rapidement que l'éclair!
Le juif lâcha son compagnon, et ils s'élancèrent tous deux hors de la chambre.
La chandelle, presque entièrement usée par le courant d'air, était à la même place, et leur montra la solitude profonde de l'escalier ainsi que la pâleur affreuse de leurs visages. Ils prêtèrent une oreille attentive, mais le plus grand silence régnait dans toute la maison.
—C'est une idée, mon cher! Vous vous être trompé, il n'y a pas de doute! dit le juif prenant la chandelle et se tournant vers son compagnon.
—Je jurerais que je l'ai vue! répliqua Monks tremblant de tous ses membres. Elle était penchée quand je l'ai vue; et aussitôt que j'ai eu parlé, elle a disparu.
Le juif jeta un regard de mépris sur le visage pâle de son compagnon; et lui ayant dit qu'il pouvait le suivre s'il voulait, ils montèrent jusqu'au haut de l'escalier. Ils regardèrent dans toutes les chambres: elles étaient froides et vides. Ils descendirent dans le passage, et de là dans les caves: mais tout était tranquille comme la mort.
—Que pensez-vous, maintenant? dit le juif lorsqu'ils eurent regagné le passage. Excepté nous, il n'y a pas une seule âme dans la maison, si ce n'est Toby et les enfants . . . Et ils sont en sûreté . . . voyez plutôt!
Et, pour preuve de ce qu'il avançait, le juif tirade sa poche deux clefs, expliquant comment, lorsqu'il était descendu la première fois dans la cuisine, il avait enfermé ses jeunes pupilles pour empêcher qu'ils ne troublassent leur entretien.
Cette nouvelle preuve détruisit entièrement la conviction dans l'esprit de Monks: ses protestations avaient insensiblement perdu de leur énergie à mesure que leurs recherches devenaient de plus en plus infructueuses, et il finit par rire de lui-même et par convenir que ce n'avait pu être qu'un rêve de son imagination.
XXVII. —Amende honorable pour une impolitesse faite à une dame que nous avons quittée de la manière la plus incivile dans le chapitre précédent.
Comme il ne serait nullement convenable à un humble auteur de faire attendre, le dos au feu et les mains sous les pans de sa redingote, un personnage aussi distingué que l'est un bedeau, et qu'il serait en outre peu galant de sa part de comprendre dans cet oubli des convenances une dame sur qui ce bedeau avait jeté l'espoir d'un mariage, l'historien fidèle dont la plume retrace cette histoire, sachant à quoi son devoir l'engage et ayant la plus grande vénération pour les personnes élevées aux plus hautes dignités, se hâte de leur rendre les honneurs qui leur sont dus et de les traiter avec tous les égards que leur rang dans le monde, et par conséquent leurs sublimes vertus réclament de lui.
M. Bumble avait recompté les cuillers à thé, pesé de nouveau les pinces à sucre, examiné plus attentivement le pot au lait et fait l'inventaire exact du mobilier, jusqu'à s'assurer de la qualité du crin qui recouvrait les chaises; et il avait recommencé ce manège jusqu'à cinq ou six fois avant de songer qu'il était temps que madame Corney rentrât. Une pensée en amène une autre; et comme on n'entendait pas le moindre bruit qui annonçât le retour de madame Corney, il vint à l'esprit de M. Bumble qu'il pourrait bien sans scrupule, et seulement pour passer le temps, satisfaire amplement sa curiosité en jetant un coup d'œil rapide dans la commode de la matrone.
Ayant mis l'oreille au trou de la serrure pour écouter si personne n'approchait, M. Bumble, commençant par le bas, prit connaissance des objets contenus dans trois grands tiroirs remplis de linge et de vêtements du dernier goût serrés bien précieusement entre deux couches de journaux parsemés de fleur de lavande sèche; ce qui parut lui causer une grande satisfaction.
Arrivé au petit tiroir de droite du haut, sur lequel était la clef, et ayant vu une petite boîte fermée au cadenas, il la secoua; et comme il en sortit un son agréable, comme celui d'argent monnayé, M. Bumble retourna gravement autour du feu, où, ayant repris sa première attitude, il se dit, à part lui, d'un air déterminé:
—Allons! c'en est fait, je lui demanderai d'être mon épouse.
A ce moment, madame Corney rentra précipitamment dans la chambre, se jeta sur une chaise auprès du feu et parut respirer à peine.
—Madame Corney! dit M. Bumble se penchant sur l'épaule de la matrone. Qu'avez-vous, Madame! . . . Vous est-il arrivé quelque chose, Madame? répondez-moi, je vous prie! . . . Je suis sur . . . sur . . . Et comme dans son trouble il ne put trouver sur-le-champ le mot épines: sur des bouteilles cassées ajouta-t-il.
—Oh! monsieur Bumble! s'écria la dame; j'ai été horriblement bouleversée!
—Bouleversée, Madame! s'écria à son tour M. Bumble. Et qui a été assez hardi pour? . . . Je m'en doute, dit-il se reprenant avec dignité. C'est sans doute ces audacieuses pauvresses?
—C'est affreux d'y penser! dit la dame frissonnant d'horreur.
—Alors, n'y pensez plus, Madame! reprit M. Bumble.
—Je ne puis pas m'en empêcher, dit celle-ci d'une voix entrecoupée par les sanglots.
—Prenez quelque chose, Madame, dit le bedeau, un peu de ce vin!
—Je n'en prendrais pas pour tout l'or du monde! répliqua madame Corney. O Dieu! Dieu! La tablette du haut . . . dans le coin à droite. O Dieu! (En même temps la bonne dame montrant du doigt le buffet d'un air distrait paraissait en proie à des convulsions intérieures.)
M. Bumble courut au buffet; et saisissant sur la tablette en question la bouteille qui lui avait été indiquée d'une manière si vague, il remplit une tasse à thé de la liqueur qu'elle contenait et la porta aux lèvres de la matrone.
—Je me sens mieux, maintenant, dit celle-ci se laissant aller sur le dos de sa chaise après avoir vidé la tasse à moitié.
—C'est de la menthe, dit madame Corney d'une voix languissante, en souriant agréablement au bedeau. Goûtez-y. Il n'y a pas que de la menthe, il y a encore autre chose avec.
M. Bumble goûta le breuvage d'un air douteux, fit claquer ses lèvres, le porta de nouveau à sa bouche et vida entièrement la tasse.
—C'est très fortifiant, dit madame Corney.
—C'est très bon, Madame! reprit le bedeau. (Disant cela, il s'assit auprès de la matrone et lui demanda avec un air d'intérêt ce qui lui était arrivé.)
—Rien du tout, répondit madame Corney. Je suis une simple et faible créature!
—Vous n'êtes pas faible, Madame! reprit M. Bumble approchant sa chaise de celle de la matrone. Êtes-vous une faible créature, madame Corney?
—Nous sommes tous, tant que nous sommes, de faibles créatures! dit madame Corney avançant une maxime générale.
—C'est vrai, dit le bedeau.
Cette réponse fut suivie d'un silence de quelques minutes.
—Cette chambre est très confortable, Madame! dit M. Bumble jetant un regard autour de lui. Une seule autre pièce avec celle-ci ferait un joli petit logement!
—Ce serait trop pour une personne seule, répliqua la dame.
—Oui, mais pas pour deux, repartit M. Bumble. Hein! madame Corney?
A ces paroles du bedeau, madame Corney baissa la tête, et M. Bumble en fit autant pour voir le visage de la matrone.
—L'administration vous alloue le charbon, n'est-ce pas, madame Corney? demanda M. Bumble.
—Ainsi que la chandelle, reprit madame Corney.
—Le charbon, la chandelle et le loyer, qui plus est? dit M. Bumble. Oh! madame Corney, quel ange vous êtes!
Celle-ci ne put résister à un transport si doux.
—Une perfection si paroissiale! s'écria M. Bumble avec ravissement. Vous savez, que M. Slout est plus mal ce soir?
—Je sais cela, répondit la dame d'un air timide.
—Le médecin dit qu'il ne passera pas la semaine, poursuivit M. Bumble. Il est le maître de cet établissement . . . Sa mort va laisser une place vacante . . . cette place doit être remplie . . . Oh! madame Corney, quelle brillante perspective! . . . Quelle occasion favorable d'unir deux cœurs qui s'aiment et de se mettre en ménage!
Madame Corney sanglota.
—Le petit mot, voyons! dit M. Bumble.
—Ou . . . ou . . . oui! dit en soupirant la matrone.
—Encore un autre mot! poursuivit le bedeau. Remettez-vous de vos douces émotions pour un seul mot de plus! À quand le mariage?
Madame Corney essaya deux fois de parler, et deux fois la parole expira sur ses lèvres. Enfin, s'armant de courage, elle dit que ce serait aussitôt qu'il le voudrait, et qu'il était un être irrésistible.
Les choses ainsi arrangées à l'amiable et à la satisfaction des deux parties, l'accord fut solennellement ratifié dans une autre tasse de menthe, que l'agitation et le trouble de la dame avaient rendue nécessaire. Pendant ce temps-là, celle-ci apprit à M. Bumble la mort de la vieille femme.
—Fort bien! dit le bedeau humant sa liqueur. Je vais aller chez Sowerberry en m'en retournant, et je lui dirai de passer ici demain matin. Est-ce là ce qui vous a effrayée?
—Ce n'était rien d'extraordinaire, cher ami, dit la dame d'un air évasif.
—Il faut pourtant bien qu'il y ait eu quelque chose, ma bonne, répliqua le bedeau. Ne voulez-vous pas le dire à votre Bumble?
—Pas maintenant, reprit la dame; un de ces jours . . . quand nous serons mariés.
—Quand nous serons mariés s'écria M. Bumble. Serait-ce quelque impudence de la part d'un de ces audacieux pauvres?
—Non, non, repartit aussitôt la matrone.
Alors M. Bumble retroussa le collet de son habit, il brava de nouveau le vent froid de la nuit, non pas toutefois sans s'être arrêté quelques instants dans la cour des pauvres (celle des hommes, bien entendu), pour les brutaliser un peu, dans le but seulement d'essayer s'il pourrait remplir, avec toute la sévérité voulue, la place de maître du dépôt de mendicité.
Ayant acquis la certitude qu'il en avait toutes les qualités requises, il quitta l'établissement le cœur joyeux et plein d'espoir; et la brillante perspective de sa future promotion occupa son esprit jusqu'à ce qu'il fut arrivé devant la boutique de l'entrepreneur des funérailles.
Comme M. et madame Sowerberry étaient allés passer la soirée quelque part, Noé Claypole, qui n'était jamais disposé à se donner plus d'exercice qu'il n'en faut pour boire et pour manger, n'avait pas encore fermé la boutique quoique l'heure à laquelle on la fermait ordinairement fût passée depuis longtemps. M. Bumble frappa sur le comptoir avec sa canne à plusieurs reprises; mais, n'obtenant point de réponse et apercevant de la lumière à travers la croisée de la petite salle, il prit la liberté de regarder pour voir ce qui se passait, et quand il eut vu ce qui se passait il ne fut pas peu surpris.
La nappe était mise pour le souper, et la table était couverte de pain, de beurre, d'assiettes, de verres, d'un pot rempli de porter et d'une bouteille de vin. À un bout de la table, Noé Claypole se prélassait dans un fauteuil. À son côté était Charlotte prenant d'un petit baril des huîtres qu'elle ouvrait et que le susdit jeune homme avalait avec une avidité remarquable. Une rougeur un peu plus qu'ordinaire dans la région de son nez, et une sorte de clignotement dans son œil droit annonçaient assez clairement qu'il était un tant soit peu loriole.
—En voici une bien grasse et qui paraît bien délicieuse, dit Charlotte. Goûtez-y, Noé! . . . Allons, plus que celle-ci!
—Quelle chose délicieuse qu'une huître! dit le sieur Claypole après l'avoir avalée. Quel dommage que d'en manger trop, ça pourrait faire du mal! . . . n'est-ce pas, Charlotte?
—C'est une chose inouïe! dit celle-ci.
—Sans doute; c'est une vraie cruauté! reprit M. Claypole. Est-ce que vous n'aimez pas les huîtres, vous, Charlotte?
—Je n'en suis pas folle, répondit Charlotte; j'aime mieux vous les voir manger, Noé, que de les manger moi-même, mon cher.
—Que c'est drôle! reprit Noé d'un air pensif.
—Encore une? dit Charlotte. Celle-ci a une si belle barbe!
—Je n'en prendrai pas davantage! . . . Ça m's'rait impossible d'ailleurs! . . . dit Noé. J'en suis vraiment fâché.
—Eh bien! dit M. Bumble entrant brusquement dans la salle.
Charlotte jeta un cri et se cacha le visage dans son tablier, tandis que le sieur Claypole, se contentant seulement de retirer ses jambes de dessus les bras du fauteuil, regarda le bedeau avec une terreur bachique.
—Silence! cria le bedeau d'un air sévère. Descendez à votre cuisine, Mademoiselle! . . . et vous, Noé, fermez la boutique et ne soufflez mot jusqu'à ce que votre maître revienne! . . . Et lorsqu'il sera de retour, dites-lui d'envoyer demain matin une bière pour une vieille femme du dépôt! Vous comprenez, Monsieur?
Disant cela, le bedeau sortit gravement de la boutique de l'entrepreneur.
XXVIII. —Suite des aventures d'Olivier.
—Que les cinq cent millions de loups vous déchirent le gosier! murmura Sikes grinçant des dents. Si j'en tenais quelques-uns d'entre vous, vous n'en hurleriez que plus fort!
En faisant cette imprécation avec toute la fureur dont il était susceptible, il s'arrêta un instant pour poser le pauvre blessé sur son genou, et il tourna en même temps la tête pour voir à quelle distance il était de ceux qui le poursuivaient.
C'était chose assez difficile au milieu de la nuit et d'un épais brouillard; mais les cris confus des hommes qui étaient à sa poursuite et l'aboiement des chiens du voisinage, éveillés par le tocsin, retentissaient de tous côtés.
—Arrête-toi, vil poltron! cria le brigand à Toby Crackit, qui, faisant le meilleur usage qu'il pouvait de ses jambes, avait déjà beaucoup d'avance sur lui: arrête!
Toby ne se le fit pas répéter une troisième fois. Peu certain d'être hors de la portée du coup de pistolet, et sachant d'ailleurs que Sikes n'était pas d'humeur à plaisanter, il s'arrêta tout court.
—Viens donner la main à cet enfant! gronda-t-il d'un air furieux à son acolyte. Allons donc!
Toby fit mine de revenir sur ses pas, tout en témoignant d'une voix basse et étouffée par la peur l'extrême répugnance avec laquelle il se rendait à l'injonction de son ami.
—Plus vite que ça! murmura Sikes déposant l'enfant sur le bord d'un fossé qui était à ses pieds et dans lequel il n'y avait point d'eau. Ne va pas t'amuser à faire le nigaud avec moi!
Au même instant le bruit s'accrut; et Sikes, regardant de nouveau autour de lui, s'aperçut que les hommes qui s'étaient mis à leur poursuite escaladaient la barrière du champ dans lequel il était lui-même, et qu'une couple de chiens les devançait.
—Nous sommes flambés, Guillaume! s'écria Toby. Laisse-là la moutard et montrons-leur nos talons!
Ayant dit cela, le sieur Crackit, préférant courir la chance d'être tué par son ami à la certitude d'être pris par l'ennemi, partit tout d'un trait et courut à toutes jambes.
Sikes frappa du pied de colère, jeta un coup d'œil rapide autour de lui, étendit sur Olivier le collet dont il l'avait affublé à la hâte, et, courant le long du fossé pour donner le change à ceux qui le poursuivaient en détournant leur attention de l'endroit où était Olivier, il s'arrêta au coin de la haie, déchargea son pistolet en l'air et s'enfuit.
—Ohé! ohé! cria une voix tremblante dans le lointain. Pincher! Neptune! ici! ici!
Les chiens, qui avaient cela de commun avec leurs maîtres, qu'ils ne semblaient avoir aucun goût pour le genre d'amusement auquel ils se livraient, obéirent volontiers à la voix qui les rappelait, et trois hommes qui, pendant ce temps, avaient fait quelques pas dans la prairie, s'arrêtèrent pour tenir conseil entre eux.
—Mon avis, ou pour mieux dire mon ordre, est (dit le plus gros des trois) que nous retournions tout de suite à la maison.
—Je me conforme volontiers à tout ce qui peut faire plaisir à M. Giles, dit un autre plus petit et encore plus joufflu que le premier, et qui était tout à la fois très pâle et très poli (comme le sont ordinairement les gens qui ont peur).
—Je ne voudrais pas passer pour être incivil, Messieurs, dit le troisième (celui-là même qui avait appelé les chiens). M. Giles doit savoir que . . .
—Certainement, reprit le gros joufflu; et, quoi que puisse dire M. Giles, ce n'est pas à nous à le contredire. Non, sans doute, je connais ma position, Dieu merci, je connais ma position.
À dire le vrai, le petit joufflu semblait connaître sa position, et savait fort bien qu'elle n'était nullement à envier, car les dents lui claquaient en parlant.
—Vous avez peur, Brittles? dit M. Giles.
—Bien sûr que non! répondit l'autre.
—Je vous dis que vous avez peur! reprit Giles.
—Ça n'est pas vrai, monsieur Giles! répliqua Brittles.
—Vous en avez menti, Brittles, dit à son tour M. Giles.
Les compagnons s'arrêtèrent et se mirent à discuter; ils sentaient qu'ils avaient peur; ils s'accusaient mutuellement de poltronnerie; mais personne ne voulait avouer ce qu'il éprouvait. Ils se regardèrent, et, d'un commun accord, sans se rien dire, ils coururent en toute hâte vers la maison, jusqu'à ce que M. Giles, qui était le plus poussif et qui s'était armé d'une fourche, eut insisté sur la nécessité de s'arrêter.
—C'est étonnant, dit-il, lorsqu'il se fut justifié à leurs yeux, tout ce qu'un homme peut faire quand il a la tête montée! J'aurais commis un meurtre, j'en suis sûr, si j'avais tenu un de ces brigands! . . .
Comme les deux autres pensaient de même, et qu'à son instar ils s'étaient apaisés tout à coup, ils firent des réflexions philosophiques sur la cause de ce changement soudain dans leur caractère.
—Je sais bien ce que c'est! dit M. Giles, c'est la barrière!
—Cela pourrait bien être! s'écria Brittles saisissant l'idée.
—Vous pouvez en être sûrs, reprit Giles, que c'est la barrière qui a produit ce changement en nous. J'ai senti tout mon courage s'en aller, tandis que je l'escaladais.
Par une de ces coïncidences extraordinaires, il se trouva que les deux autres avaient éprouvé la même sensation dans le même moment; de sorte qu'il n'y eut plus à douter que c'était la barrière, surtout lorsqu'ils se furent rappelé que ce fut au moment de l'escalader qu'ils aperçurent les voleurs.
Le colloque avait lieu entre les deux hommes qui avaient surpris les brigands, et un chaudronnier ambulant qui avait couché sous un hangar, et qui, éveillé par le bruit, s'était joint, de concert avec ses deux chiens, au nombre des poursuivants. M. Giles était à la maison en la double qualité de sommelier et de maître d'hôtel; et Brittles était un homme de peine qui, entré tout jeune au service de la vieille dame, était traité comme un enfant qui promet beaucoup, bien qu'il eût passé la trentaine.
S'encourageant ainsi réciproquement par leurs paroles, tout en se serrant cependant le plus près possible l'un de l'autre, tremblant de tous leurs membres et jetant un regard effrayé autour d'eux chaque fois qu'une bouffée de vent agitait le feuillage, nos trois hommes coururent chercher leur lanterne, qu'ils avaient laissée au pied d'un arbre dans la crainte qu'elle n'indiquât aux voleurs la direction dans laquelle ils devaient tirer, et ils regagnèrent la maison au pas de course. Ils étaient déjà bien loin qu'on eût pu voir encore leurs ombres vacillantes se projeter dans la distance et se balancer légèrement, de même qu'une vapeur qui s'exhale d'un terrain humide.
Enfin un léger cri de douleur rompit le silence qui durait depuis si longtemps, et en même temps l'enfant s'éveilla. Son bras gauche pendait nonchalamment à son côté, et le mouchoir qui l'enveloppait était teint de sang. Il était si faible qu'il eut beaucoup de peine à se mettre sur son séant; et lorsqu'il en fut venu à bout, il jeta autour de lui un regard languissant, comme pour implorer du secours, et il sanglota amèrement. Transi de froid et épuisé de fatigue, il essaya de se lever; mais il retomba sur le gazon.
Lorsqu'il fut revenu de l'état de stupeur dans lequel il avait été si longtemps plongé, Olivier, sentant une faiblesse mortelle le gagner jusqu'au cœur, comprit qu'il mourrait indubitablement là s'il ne cherchait les moyens d'en sortir; en conséquence, il fit un nouvel effort pour se remettre sur pied et essaya de marcher. D'abord il chancela comme un homme pris de vin; puis, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, il avança machinalement, sa tête penchée sur sa poitrine et ses jambes fléchissant sous le poids de son corps.
Alors une foule d'idées confuses et bizarres vint assiéger son esprit. Il lui sembla être encore entre Sikes et Crackit, qui se disputaient à son sujet; leurs propres paroles résonnaient à ses oreilles, et les efforts qu'il fit pour ne pas tomber ayant forcé son attention, il se surprit à leur parler.
Il avança ainsi clopin-clopant, se traînant du mieux qu'il put et comme par instinct entre les barreaux des barrières et à travers les trouées des haies, jusqu'à ce qu'il eût rejoint la grande route, et alors la pluie commença à tomber si fort qu'elle le fit sortir de sa rêverie.
Il regarda autour de lui, et vit qu'à peu de distance il y avait une maison qu'il pourrait peut-être atteindre. L'état déplorable dans lequel il était exciterait sans doute la compassion; et quand bien même il en serait autrement (pensait-il en lui-même), il vaut mieux mourir tout près d'êtres humains qu'au milieu des champs. Il réveilla tout son courage et dirigea ses pas chancelants vers la maison.
A mesure qu'il en approchait, il eut un pressentiment qu'il l'avait déjà vue auparavant: il ne s'en rappelait aucunement les détails; mais la forme et l'ensemble ne lui étaient pas inconnus.
Ce mur de clôture! . . . sur le gazon, de l'autre côté, dans le jardin, il s'était jeté à genoux pour implorer la pitié des deux brigands! . . . C'était bien la même maison qu'ils avaient tenté de piller!
Olivier fut si effrayé lorsqu'il eut reconnu l'endroit, qu'oubliant un instant la douleur que lui causait sa blessure, il ne songea plus qu'à fuir. Fuir, il pouvait à peine se soutenir sur ses jambes; et eut-il joui d'ailleurs de toute la vigueur et de la légèreté qu'on a ordinairement à son âge, où aurait-il pu fuir? Il poussa la porte du jardin, qui tourna sur ses gonds, marcha sur la pelouse, monta les marches du perron, frappa doucement à la porte, et, ses forces l'abandonnant tout à coup, il tomba contre un des piliers du portique.
Il se trouva que, dans le même temps, M. Giles, Brittles et le chaudronnier, après toutes les fatigues et les terreurs de la nuit, se restauraient dans la cuisine avec une tasse de thé et quelques friandises. Non pas qu'il fût dans l'habitude de M. Giles de souffrir une trop grande familiarité chez ses inférieurs, envers lesquels, au contraire, il se comportait ordinairement avec une fierté bienveillante qui ne pouvait manquer de leur rappeler sa supériorité sur eux dans le monde; mais les voleurs, les coups de pistolet et la crainte de la mort rapprochent les distances et rendent tous les hommes égaux: aussi M. Giles, assis devant le feu, les pieds posés sur le cendrier et le bras gauche appuyé sur la table, racontait minutieusement toutes les circonstances de l'attentat, tandis que ses auditeurs (et principalement la servante et la cuisinière) écoutaient avec le plus vif intérêt.
—Je disais donc que je crus entendre du bruit, poursuivit Giles. Je me dis comme ça, d'abord: C'est une illusion; et je me disposais à me rendormir, quand j'entendis de nouveau le même bruit, mais plus distinctement.
—Quelle sorte de bruit? demanda la cuisinière.
—Comme qui dirait une espèce de bruit sourd, dit M. Giles regardant autour de lui d'un air effaré; comme quelque chose que l'on brise.
—Ou plutôt comme une barre de fer qu'on limerait avec une râpe à noix muscade, dit Brittles.
—Je ne dis pas, peut-être bien quand vous avez entendu; mais au moment que je veux dire, moi, c'était un bruit de quelque chose que l'on brise, reprit M. Giles. Je soulève ma couverture (continua-t-il en repoussant la nappe), je me mets sur mon séant et je prête l'oreille.
—Dieu! s'écrièrent simultanément la cuisinière et la servante se rapprochant l'une de l'autre.
—J'entends le même bruit, mieux que jamais, reprit M. Giles, et je me dis comme ça en moi-même: Bien sûr qu'on force une porte ou une fenêtre. Que faire? Je m'en vais appeler Brittles et empêcher ce pauvre garçon d'être assassiné dans son lit; sans quoi (que j'me dis en moi-même) il serait bien dans le cas de se laisser couper la gorge, d'une oreille à l'autre, sans seulement s'en apercevoir.
Tous les yeux se tournèrent vers Brittles qui, la bouche béante, fixa les siens sur Giles avec une expression de terreur.
—Je rabaisse ma couverture, dit ce dernier rejetant la nappe, et regardant fixement la cuisinière et la servante, je sors doucement du lit, j'enfile mes pantoufles, je m'empare du pistolet chargé que je monte tous les soirs avec moi dans le panier à l'argenterie, et je vais tout doucement sur la pointe du pied à la chambre de ce pauvre Brittles. Brittles! que je lui dis en l'éveillant, n'ayez pas peur!
Et M. Giles, joignant l'action à la parole, s'était levé de sa chaise et avait déjà fait deux ou trois pas les yeux fermés, quand, tressaillant tout à coup, aussi bien que toute la compagnie, il revint bien vite à sa place. La cuisinière et la servante jetèrent un cri perçant.
—On a frappé, dit Giles prenant un air tout à fait calme . . . Allez ouvrir, quelqu'un de vous!
Personne ne bougea.
—Il me semble bien étonnant qu'on frappe à la porte à une telle heure, dit M. Giles observant l'extrême pâleur qui régnait sur tous les visages et paraissant lui-même en butte aux effets d'une frayeur peu commune; mais il faut ouvrir cependant quelqu'un de vous! . . . Vous m'entendez?
En parlant ainsi, M. Giles regardait Brittles; mais ce jeune homme, naturellement modeste, ne se considérant pas comme quelqu'un, pensa avec raison que la remarque de son supérieur ne pouvait s'adresser à lui, et il garda le silence. M. Giles voulut faire un appel au chaudronnier; mais celui-ci s'était soudainement endormi. Quant aux deux femmes, il ne fallait pas y penser.
—Si Brittles voulait seulement entr'ouvrir la porte en présence de témoins, dit M. Giles après un moment de silence, j'en serais un, pour ma part.
—Et moi aussi, dit le chaudronnier s'éveillant aussi subitement qu'il s'était endormi.
Brittles se rendit à ces conditions; et nos trois amis, après que les volets furent ouverts, s'étant un peu rassurés en voyant qu'il faisait grand jour, s'acheminèrent vers la porte d'entrée, précédés des deux chiens et accompagnés des deux femmes, qui, n'osant pas rester seules dans la cuisine, formaient l'arrière-garde.
Ces précautions une fois prises, M. Giles s'empara du bras du chaudronnier, afin de l'empêcher de se sauver (à ce qu'il dit, du moins en plaisantant) et donna ordre d'ouvrir la porte. Brittles obéit; et nos gens, se pressant les uns contre les autres et regardant avec une avide curiosité chacun par-dessus l'épaule de son voisin, ne virent d'autre objet plus formidable que le pauvre petit Olivier, qui, épuisé de fatigue et interdit à la vue de tant de personnes, leva les yeux langoureusement et implora du regard leur compassion.
—Un petit garçon! s'écria M. Giles repoussant vaillamment le chaudronnier au fond du vestibule. Qu'est-ce que tu veux, toi, hein? Regarde donc un peu, Brittles! . . . ne vois-tu pas?
Brittles, qui s'était tenu derrière la porte pour l'ouvrir, n'eut pas plus tôt aperçu Olivier, qu'il poussa un grand cri. M. Giles, saisissant l'enfant par une jambe et par un bras (fort heureusement celui qui n'était pas fracassé), l'entraîna dans le vestibule et le coucha tout de son long sur le parquet.
—Le voici! cria Giles de toutes ses forces en se penchant sur la rampe de l'escalier. Voici un des voleurs, Madame!
Les deux servantes montèrent l'escalier quatre à quatre pour porter cette heureuse nouvelle à leurs maîtresses; et le chaudronnier fit tous ses efforts pour rappeler Olivier à la vie, de peur qu'il ne vint à mourir avant d'être pendu. Au milieu de tout ce remue-ménage, on entendit une douce voix de femme qui apaisa le bruit en un instant.
—Giles! murmura la voix du haut de l'escalier.
—Me voici, Mademoiselle, répliqua celui-ci; ne craignez rien, Mademoiselle, je n'ai pas beaucoup de mal! . . .
—Chut! reprit la jeune demoiselle, vous effrayez ma tante autant que les voleurs eux-mêmes. Le pauvre homme est-il dangereusement blessé?
—Furieusement, Mademoiselle, repartit Giles avec un air de complaisance et de satisfaction intérieure.
—On dirait qu'il se meurt, Mademoiselle, cria Brittles de la même manière qu'auparavant. Ne voulez-vous pas le voir, Mademoiselle, avant qu'il ne? . . .
—Chut! ne faites pas de bruit, mon ami, dit la demoiselle. Attendez un instant, que je parle à ma tante.
D'un pas aussi doux que sa voix, la jeune fille s'éloigna légèrement, et revint bientôt donner l'ordre de transporter le blessé dans la chambre de M. Giles, avec tous les soins possibles. Elle dit en même temps à Brittles de seller le bidet et de se rendre sur-le-champ à Chertsey, d'où il devait envoyer en toute hâte un constable et un médecin.
—Mais ne voulez-vous pas le voir auparavant, Mademoiselle demanda M. Giles avec autant d'orgueil que si Olivier eût été quelque oiseau d'un rare plumage qu'il aurait abattu adroitement. Ne désirez-vous pas seulement l'entrevoir?
—Non, pas maintenant, pour tout au monde, répondit la jeune fille. Pauvre malheureux! Oh! traitez-le avec bonté, Giles . . . ne fût-ce que pour l'amour de moi!
Comme la demoiselle se retira après avoir dit ces mots, le vieux serviteur leva les yeux sur elle avec autant d'orgueil et d'admiration que si c'eût été sa propre fille; et se penchant sur Olivier, il l'aida à se relever, et le porta à sa chambre avec tout le soin et la sollicitude d'une femme.
XXIX. —Caractère des commensaux de la maison où se trouve Olivier. —Ce qu'ils pensent de lui.
Dans une jolie salle, dont l'ameublement toutefois annonçait la mode et le confort du bon vieux temps, plutôt que le luxe et l'élégance de nos jours, deux dames, assises à une table, prenaient leur déjeuner. M. Giles, habillé tout en noir, les servait, et s'était placé à une distance à peu près égale de la table et du buffet, le corps droit, la tête haute et penchée un tant soit peu sur une épaule. La jambe gauche en avant et la main droite dans la poche de son gilet, tandis que la gauche tenant un plateau pendait à son côté, il avait l'air d'un homme confiant en son propre mérite, et ayant le sentiment intérieur de son importance.
L'une des deux dames était déjà fort avancée en âge, et pourtant elle était aussi droite que le dossier élevé de sa chaise de chêne. Un air de bienveillante dignité régnait dans sa personne. Les mains jointes et posées sur le bord de la table, elle fixa sur sa jeune compagne des yeux qui conservaient encore toute la vivacité du jeune âge.
L'autre (la plus jeune) était à la fleur du printemps de la vie. Elle n'avait pas plus de dix-sept ans.
Levant les yeux par hasard, au moment où la vieille dame la contemplait en silence, elle rejeta en arrière ses cheveux, qui étaient simplement tressés sur son front, et il y avait dans son regard tant de douceur et d'affection qu'on n'eût pu s'empêcher de l'aimer en la voyant.
La vieille dame sourit; mais son cœur était plein, et elle essuya une larme en même temps.
—Il y a plus d'une heure que Brittles est parti, n'est-ce pas? demanda-t-elle après un moment de silence.
—Une heure et douze minutes, Madame, répondit Giles tirant de son gousset une montre d'argent assujettie par un ruban noir passé autour du cou.
—Il va toujours si lentement! observa la vieille dame.
—Brittles a toujours été un garçon très lent, Madame, répliqua le serviteur, comme s'il eût voulu faire observer que, puisqu'il y avait plus de trente ans que Brittles était ainsi, il n'y avait pas de raison pour qu'il devint jamais vif.
—Il va de pis en pis, je pense, dit la dame.
—Il n'est pas du tout excusable, s'il s'arrête pour jouer avec d'autres garçons, dit en riant la jeune demoiselle.
M. Giles réfléchissait s'il devait se permettre un sourire approbateur, lorsqu'un gig s'arrêta devant la porte du jardin, et il en descendit un gros monsieur qui, entrant tout droit sans se faire annoncer, faillit, dans sa précipitation, culbuter M. Giles et la table du déjeuner.
—A-t-on jamais vu! s'écria le gros monsieur. Ma chère madame Maylie! Est-il possible! Et au milieu de la nuit, encore! . . . Je n'ai jamais vu chose pareille!
Disant cela, il tendit affectueusement sa main aux deux dames; et s'étant assis auprès d'elles, il s'informa de leur santé.
—Je suis étonné que vous ne soyez pas mortes de frayeur, poursuivit-il. Pourquoi n'avez-vous pas envoyé me prévenir? Mon domestique fût venu aussitôt . . . et moi-même avec mon jeune homme ou toute autre personne, nous nous serions fait un plaisir en pareille circonstance . . . Quand j'y pense! . . . chose si imprévue! Et au milieu de la nuit, qui pis est?
Ce qui surprenait le plus le docteur, c'est que l'attentat eût été imprévu, et que les voleurs eussent choisi la nuit pour le mettre à exécution; comme si ces messieurs avaient l'habitude de travailler en plein midi, et d'écrire par la petite poste trois jours d'avance pour annoncer leur arrivée!
—Et vous, mademoiselle Rose? dit le docteur s'adressant à la jeune fille. Je . . .
—Oh! certainement, dit celle-ci en l'interrompant: mais il y a ici, en haut, un pauvre malheureux que ma tante désire bien que vous voyiez.
—Bien volontiers! reprit le docteur. C'est un de vos coups de main, Giles, d'après ce qu'on m'a dit?
M. Giles, qui rangeait en ce moment les tasses à thé, rougit jusqu'au blanc des yeux, et répondit qu'il avait eu cet honneur.
—Vous appelez cela de l'honneur, repartit le gros monsieur. Je ne sais pas trop! Peut-être est-il aussi honorable de tirer à bout portant sur un voleur, dans un cellier, que de blesser votre homme à douze pas de distance . . . Imaginez-vous qu'il a tiré en l'air, et que vous vous êtes battu en duel.
M. Giles, peu satisfait de voir qu'en traitant si légèrement cette matière on diminuait de beaucoup le mérite de son action, répondit avec respect qu'il ne se croyait pas en droit de juger de cela, mais qu'il avait tout lieu de croire que ce n'était pas une plaisanterie pour son adversaire.
—C'est vrai! dit le docteur. Où est-il? . . . Montrez-moi le chemin! . . . Je vous reverrai en descendant, madame Maylie. C'est là la petite fenêtre par
laquelle il s'est introduit, hé! . . . En vérité, je n'aurais jamais pu croire cela! Et en parlant ainsi, il suivit M. Giles en haut de l'escalier.
M. Losberne, chirurgien du voisinage, connu à dix milles à la ronde tous le nom de docteur, était le plus gai, le plus franc des célibataires des environs. Il fut longtemps auprès du malade, on sortit du coffre de sa voiture une grande boîte plate, les domestiques furent continuellement en mouvement; ce qui fit présumer qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire.
A la fin cependant il descendit; et pour toute réponse aux questions empressées de madame Maylie, il ferma la porte avec un air de mystère et s'y adossa comme pour empêcher d'entrer.
—Voilà qui est bien surprenant, madame Maylie! dit le docteur.
—Il n'est pas en danger, j'espère? dit la vieille dame.
—Il n'y aurait rien d'étonnant, répondit-il, au point où en sont les choses. Cependant je ne pense pas qu'il le soit. Avez-vous vu ce voleur?
—Non, répliqua la vieille dame.
—Et vous ne savez rien de lui?
—Du tout.
—Pardon, Madame, dit M. Giles, mais j'allais vous en parler quand le docteur Losberne est entré.
Le fait est que M. Giles n'avait pu se décider, dès l'abord, à avouer que c'était sur un enfant qu'il avait tiré. On avait tant vanté sa bravoure, qu'il voulait jouir le plus longtemps possible de la réputation colossale qu'il s'était récemment acquise.
—Rose désirait voir cet homme, dit madame Maylie; mais je n'ai pas voulu.
—Son aspect n'a rien de bien effrayant, je vous assure, repartit le docteur. Consentiriez-vous à le voir en ma présence?
—Oui, si vous pensez que ce soit nécessaire, répondit la dame.
—C'est parce que je crois que c'est nécessaire que je-vous fais cette question, répliqua le docteur. En tout cas, je sais surtout que vous regretteriez vivement de ne pas l'avoir vu, si vous différiez davantage. Il est mieux maintenant . . . Mademoiselle Rose, voulez-vous me permettre? Il n'y a pas la moindre crainte à avoir, je vous le jure.
Tout en assurant ces dames qu'elles seraient agréablement surprises à la vue du criminel, M. Losberne prit le bras: de la jeune demoiselle, et présentant la main à madame Maylie, il les conduisit avec beaucoup de cérémonie à la chambre du malade.
—Maintenant, dit-il à voix basse en ouvrant doucement la porte de la chambre, voyons un peu ce que vous allez en penser . . . Quoique sa barbe ne soit pas fraîchement faite, il n'en a pas pour cela l'air plus farouche . . . Attendez cependant! . . .. que je sache s'il est visible.
Le docteur entra le premier, et, après avoir jeté un coup d'œil dans la chambre, il fit signe aux deux dames d'approcher. Ensuite il ferma la porte derrière elles; et ayant fait quelques pas vers le lit, il en écarta les rideaux avec précaution.
Au lieu d'un bandit à la mine rébarbative qu'elles s'attendaient à voir, ce fut un pauvre enfant épuisé de douleur et de fatigue et dormant d'un profond sommeil, un bras en écharpe, posé sur sa poitrine, tandis que l'autre soutenait sa tête cachée en partie par ses cheveux épars.
Comme le bon docteur observait ainsi son malade, la jeune demoiselle se glissa légèrement auprès de lui, et, s'étant assise au chevet du lit, elle sépara les cheveux d'Olivier et quelques larmes, s'échappant de ses yeux, tombèrent sur le front de l'enfant.
Celui-ci se remua un peu et sourit dans son sommeil, comme si ces marques de compassion eussent produit en lui un rêve agréable d'amour et d'affection qu'il n'avait jamais connu.
—Que veut dire ceci? s'écria la vieille dame. Cet enfant n'a jamais pu être le complice des voleurs!
—Le vice, dit le chirurgien avec un soupir en laissant retomber le rideau, le vice fait sa demeure dans bien des temples! . . . Eh! qui peut dire qu'un bel extérieur ne le renferme pas?
—Mais à un âge si tendre! observa Rose.
—Ma chère demoiselle, répliqua gravement le chirurgien, le crime, de même que la mort, ne s'attache pas seulement aux vieillards et aux gens difformes; les plus jeunes et les plus beaux ne sont que trop souvent ses victimes de prédilection.
—Mais pouvez-vous penser, monsieur Losberne, dit Rose, pouvez-vous réellement penser que cet enfant, si délicat, ait été l'associé volontaire de ces brigands?
Le chirurgien branla la tête de manière à donner à entendre qu'il craignait bien que cela ne fût possible; et observant qu'ils pouvaient troubler le repos du malade, ils passèrent tous trois dans une chambre voisine.
—Mais quand même il serait ce que vous pensez, poursuivit Rose, songez qu'il est si jeune! . . . que peut-être il n'a jamais connu ce que c'est que l'amour ou les soins d'une mère . . . que les coups, les mauvais traitements et le manque de pain l'auront réduit à s'associer avec les hommes qui l'ont forcé au crime! . . . Ma tante! ma bonne tante! . . . pour l'amour de Dieu, réfléchissez bien à tout ceci avant de laisser emmener ce pauvre enfant dans une prison où, à coup sûr, il perdra la chance de devenir meilleur! Oh! par l'affection toute maternelle que vous me portez et sans laquelle, privée moi-même de parents, j'aurais pu être abandonnée, ainsi que ce pauvre enfant, ayez pitié de lui avant qu'il ne soit trop tard!
—Chère enfant, dit la vieille dame pressant Rose sur son cœur, crois-tu donc que je voudrais lui ôter un seul cheveu de la tête?
—Oh! non, repartit vivement Rose, non, bonne tante, vous en êtes incapable!
—Sans doute, répliqua madame Maylie. Mes jours touchent à leur fin . . . Puisse le ciel avoir pitié de moi, comme j'ai pitié des autres! . . . Que puis-je faire pour le sauver, monsieur Losberne?
—Attendez donc un peu, dit celui-ci, que je voie s'il y a moyen.
Le docteur alors, mettant ses mains dans ses poches, se promena de long en large dans la chambre, tantôt s'arrêtant et se balançant sur la pointe des pieds en s'écriant: J'y suis! tantôt en fronçant le sourcil d'une manière effroyable en disant: Je n'y suis pas! Enfin, après bien des allées et venues, il s'arrêta tout court et parla ainsi:
—Je pense que si vous m'accordez plein pouvoir de brusquer un peu Giles et ce gamin de Brittles, je puis en venir à bout . . . C'est un brave garçon et un fidèle serviteur, j'en conviens; mais vous avez mille moyens de le dédommager et de récompenser son adresse au pistolet. Vous n'avez aucune objection à faire?
—À moins qu'il n'y ait d'autre moyen de sauver cet enfant, répondit madame Maylie.
—Je n'en vois point d'autre, reprit le docteur; et il n'y en a réellement pas d'autre, vous pouvez m'en croire.
—Eh bien! ma tante vous donne liberté pleine et entière de faire comme vous voudrez, dit Rose souriant et pleurant tout à la fois d'attendrissement; pourvu que vous n'usiez de sévérité envers ces pauvres diables qu'autant qu'il sera nécessaire.
—Il semble, dit le docteur, que vous pensiez qu'excepté vous tout le monde aujourd'hui doive avoir le cœur dur. Mais, pour en revenir à notre malade, il me reste à vous dire le point principal de nos conventions. Il s'éveillera d'ici à une heure, je pense; et quoique j'aie dit à ce gros butor de constable qui est en bas dans la cuisine que cet enfant ne doit remuer ni parler, au péril de sa vie, je suis fondé à croire que nous pouvons sans danger nous entretenir un instant avec lui. J'y mets une condition: c'est que, si, après l'avoir questionné en votre présence, nous jugeons qu'il est vraiment mauvais sujet (ce qui est très probable), nous l'abandonnerons à son malheureux sort, sans que je m'en mêle davantage, en tout cas?
—Oh! non, ma tante! dit Rose d'un ton suppliant.
—Oh! si, ma tante! dit le docteur. Est-ce convenu?
—Il ne peut être endurci dans le vice, dit Rose; c'est impossible!
—Tant mieux! repartit le docteur: raison de plus pour accéder à ma proposition.
Finalement le traité fut conclu, et nos amis s'assirent en attendant le réveil d'Olivier.
La patience des deux dames dut subir une plus longue épreuve qu'elles ne s'y attendaient, d'après ce que leur avait dit M. Losberne. Plusieurs heures s'écoulèrent successivement, et Olivier dormait toujours.
Il était déjà presque nuit quand le bon docteur annonça que l'enfant était assez éveillé pour qu'on pût lui parler. Il n'est pas bien du tout, et le sang qu'il a perdu a totalement épuisé ses forces, dit-il; mais il paraît éprouver un tel besoin de révéler quelque chose, qu'il vaut mieux lui en fournir l'occasion plutôt que de l'engager à rester tranquille jusqu'au lendemain.
L'entretien fut long, car Olivier raconta toute son histoire; mais la souffrance et la faiblesse l'obligèrent plusieurs fois de s'arrêter. Il y avait quelque chose de solennel à entendre, dans cette chambre sombre, la voix douce et languissante de ce pauvre enfant faisant l'énumération des malheurs que des méchants avaient attirés sur lui.
Comme Olivier avait fini de parler, et qu'il se disposait à se rendormir, le docteur, tout ému de ce qu'il venait d'apprendre, se retira en s'essuyant les yeux et chercha M. Giles pour commencer les hostilités avec lui. Ne trouvant personne en bas, ni dans le parloir, ni dans les salles, il poussa ses recherches jusqu'à la cuisine, dans l'espoir d'un meilleur succès. Il vit en effet, dans ce salon de réception de la gent domestique, une société nombreuse, composée des deux servantes, de M. Brittles, de M. Giles, du chaudronnier, qui (en considération de ses services) avait été invité à passer la journée à la maison, et du constable. Ce dernier avait un gros bâton, une grosse tête, de gros traits, et paraissait avoir bu autant de bière que son gros ventre pouvait en contenir.
—Ne vous dérangez pas, dit le docteur faisant un signe de la main.
—Vous êtes bien honnête, Monsieur, répliqua Giles. Madame m'a chargé de distribuer de la bière; et comme je ne me sentais pas du tout disposé à rester seul dans ma chambre, et que d'ailleurs je voulais jouir de l'avantage de la société, je bois mon ale en compagnie de ces messieurs et de ces dames, comme vous voyez.
Brittles marmotta quelques paroles flatteuses; et un murmure approbateur s'éleva dans l'assemblée, qui exprima tout le plaisir qu'elle ressentait d'une telle preuve de condescendance de la part de M. Giles.
—Comment va le malade ce soir, monsieur Losberne? demanda-t-il.
—Comme ci comme ça, répondit le docteur. Je crains bien que vous ne vous soyez mis dans l'embarras, monsieur Giles!
—Il n'est pas possible! s'écria celui-ci tout tremblant. Voulez-vous dire qu'il en mourra? . . . Si je le pensais, je ne serais plus jamais heureux de ma vie. Je ne voudrais pas pour tout l'or du monde être la cause de la mort d'un enfant.
—Ce n'est pas là ce que je veux dire, reprit le docteur d'un air mystérieux. Êtes-vous protestant, monsieur Giles?
—Si je le suis, Monsieur! bégaya ce dernier, qui était pâle à faire peur, il n'y a pas à en douter.
—Et vous, jeune homme? demanda le docteur, se tournant brusquement vers Brittles.
—Mon Dieu! Monsieur, répondit celui-ci en tressaillant, je suis absolument de même que M. Giles.
—Dites-moi donc maintenant, chacun de vous, reprît le docteur d'un air furieux, pourriez-vous affirmer par serment que l'enfant qui est en haut est bien celui qu'on a introduit par la fenêtre la nuit dernière? Voyons, répondez. Nous sommes tout prêts à vous entendre.
Le docteur, qui était généralement connu pour l'homme le plus débonnaire qui fut jamais, fit cette question d'un ton si bref, que Giles et Brittles, étourdis par la bière et par l'agitation où les mettait cet examen, se regardèrent fixement l'un l'autre, dans un état complet de stupéfaction.
—Faites bien attention à ce qu'ils vont répondre, constable! poursuivit le docteur agitant l'index de sa main droite avec beaucoup de gravité, et s'en donnant de petits coups sur le nez pour forcer l'attention de ce fonctionnaire. Nous allons savoir avant peu de quoi il retourne.
Celui-ci, se donnant les airs d'un homme capable, prit son bâton l'office, qu'il avait posé dans un coin de la cheminée.
—Observez que c'est simplement une question d'identité, dit le docteur.
—Comme vous dites, Monsieur, repartit le constable mettant sa main devant sa bouche pour tousser (car, en vidant son verre à la hâte, il avait avalé de travers).
—Voici une maison que l'on force, continua le docteur. Dans l'obscurité la plus profonde . . . au milieu du tumulte et de la confusion . . . à travers la fumée épaisse de la pondre . . . deux hommes croient avoir entrevu un enfant. Il se trouve par hasard que le lendemain matin un enfant vient frapper à la porte de cette même maison; et, parce qu'il a le bras enveloppé d'un mouchoir, ces deux hommes se saisissent de lui, l'entraînent dans le vestibule, et, non contents de mettre ainsi sa vie dans le plus grand danger, ils vont jusqu'à affirmer par serment que c'est le voleur . . . Maintenant il s'agit de savoir s'ils ont eu raison d'agir comme ils l'ont fait; et, si leurs soupçons ne sont pas fondés, dans quelle situation ils se trouvent placés.
Le constable fit un signe de tête respectueux, et dit que, si ce n'était pas là la loi, il serait bien curieux de savoir ce que c'était.
—Je vous le demande encore une fois, dit le docteur d'une voix de tonnerre, pouvez-vous jurer que ce soit le même enfant?
Brittles regardait Giles avec un air de doute, et Giles regardait Brittles de la même manière; le constable avait mis sa main à son oreille, pour mieux saisir leur réponse; les deux femmes et le chaudronnier se penchaient en avant pour écouter, et le docteur jetait un regard pénétrant autour de lui, quand un bruit de roues se fit entendre et en même temps on sonna à la porte du jardin.
—Ce sont les officiers de police! s'écria Brittles, qui ne s'en trouvait pas plus à son aise.
—Les quoi? demanda le docteur stupéfait à son tour.
—Les officiers de police de Bow-Street, répliqua Brittles en prenant une chandelle. Nous les avons fait prévenir ce matin, M. Giles et moi.
—Comment! s'écria le docteur.
—Sans doute, repartit Brittles. J'ai envoyé un mot par le conducteur de la diligence, et je m'étonne qu'ils ne soient pas arrivés plus tôt.
—Ah! vous avez envoyé un exprès, n'est-ce pas? Lambins de conducteurs! s'écria le docteur en s'en allant.
XXX. —Position critique.
—Qui est là? demanda Brittles entrouvrant la porte et mettant sa main devant la chandelle pour mieux voir.
—Ouvrez! répondit un homme. Ce sont les officiers de police qu'on a envoyé chercher ce matin.
Rassuré par ces paroles, Brittles ouvrit la porte toute grande et se trouva face à face avec un homme en redingote longue, qui entra majestueusement sans rien dire et essuya ses pieds sur le paillasson avec autant de sang-froid que s'il eût été chez lui.
—Envoyez quelqu'un donner un coup de main à mon camarade, voulez-vous, jeune homme, dit l'officier de police. Il est dans le gig pour garder le cheval. Avez-vous une remise où l'on pourrait mettre ce dernier à couvert pour quelques minutes?
Brittles répondit affirmativement en montrant du doigt un petit bâtiment destiné à cet usage.
—Voulez-vous prévenir votre maître que messieurs Blathers et Duff sont ici? dit le premier, passant la main dans ses cheveux et posant une paire de menottes sur la table. Ah! bonsoir, notr'bourgeois! . . . Puis-je vous dire deux mots en particulier, s'il vous plaît?
Ces paroles s'adressaient à M. Losberne, qui parut en ce moment, et qui, ayant fait signe à Brittles de se retirer, fit entrer les deux dames et ferma la porte.
—Voici la maîtresse du logis, dit-il en se tournant vers madame Maylie.
M. Blathers s'inclina respectueusement; et, ayant été invité à s'asseoir, il posa son chapeau à terre, prit un siège et fit signe à Duff de faire de même. Puis ils demandèrent les renseignements les plus minutieux sur l'évènement. Le docteur, qui désirait gagner du temps, leur raconta les détails aussi longuement qu'il lui fut possible. Ils écoutaient avec l'air du plus vif intérêt, comme des gens qui s'y entendent.
—Mais qu'est-ce que c'est donc que ce petit garçon dont parlent les domestiques? demanda Blathers.
—Il est vrai qu'un des domestiques s'est mis dans la tête que cet enfant était pour quelque chose dans l'affaire . . . mais c'est une absurdité . . . il n'y a rien de tout cela.
—C'est bien facile à dire! remarqua Duff.
—Il a raison, dit Blathers faisant un signe de tête approbatif et jouant machinalement avec les menottes comme on le ferait avec des castagnettes. Qui est cet enfant? . . . Que dit-il de lui-même? D'où vient-il? . . . Il ne tombe pas des nues! . . . N'est-ce pas, notr'bourgeois?
—Sans doute, reprit le docteur jetant un coup d'œil significatif aux deux dames. Je connais toute son histoire. Mais nous parlerons de cela tout à l'heure . . . Peut-être ne serez-vous pas fâchés de voir auparavant la fenêtre que les voleurs ont brisée?
—Certainement, répondit Blathers. Nous ferons mieux de visiter les lieux d'abord! . . . ensuite nous interrogerons les domestiques: c'est ainsi que nous avons l'habitude de procéder.
On apporta des lumières et MM. Blathers et Duff, accompagnés du constable du lieu, de Brittles, de Giles et de tous les commensaux de la maison, enfin, se rendirent dans le petit cellier, au bout du passage.
Après en avoir examiné la fenêtre, ils firent le tour par la pelouse, examinèrent de nouveau la fenêtre, puis le volet; et, à l'aide d'une lanterne, suivirent la trace des pas et battirent les buissons avec une fourche.
Ceci fait en présence de tous les assistants, qui observèrent tout le temps un religieux silence, on rentra dans la salle, où MM. Giles et Brittles furent requis de donner la représentation dramatique du rôle qu'ils avaient joué la nuit précédente; et il se trouva qu'après avoir répété cette scène jusqu'à six fois, ils ne s'étaient contredits que sur un seul fait important dans la première, et sur une douzaine, tout au plus, dans les autres.
Lorsque la volubilité de nos deux acteurs fut épuisée, Blathers et Duff se retirèrent dans la pièce voisine et tinrent conseil entre eux. La nature et l'importance de leur colloque furent telles, qu'une consultation des plus habiles docteurs de la faculté, sur le cas le plus épineux en matière de médecine, n'eût été qu'un jeu d'enfants en comparaison.
Pendant ce temps-là, le docteur, resté seul avec les deux dames, se promenait de long en large dans la salle, extrêmement agité, tandis que Rose et madame Maylie se regardaient d'un air inquiet.
—Ma parole, dit-il en s'arrêtant tout court, je ne sais vraiment que faire!
—Je suis sûre, dit Rose, que l'histoire de ce pauvre enfant racontée franchement à ces hommes suffirait pour le disculper à leurs yeux.
—J'en doute fort, ma chère demoiselle, dit le docteur en branlant la tête, je ne pense pas qu'elle doive produire un bon effet sur l'esprit de ces gens . . . pas plus que sur ceux d'un grade supérieur. Qu'est-il après tout (objecteront-ils)? Un vagabond . . . rien autre chose . . . À en juger par les apparences et les considérations du monde, son histoire est bien douteuse.
—Vous y ajoutez foi, vous, n'est-ce pas? reprit vivement la jeune fille.
—Oui, sans doute, j'y ajoute foi, quelque étrange qu'elle soit, d'ailleurs, et je peux bien être un grand fou, à cause de cela, repartit le docteur. Mais je ne crois pas (comme je vous l'ai dit tout à l'heure) que ce soit là le genre d'histoire qui puisse intéresser un officier de police un tant soit peu exercé dans l'art de sa profession.
—Pourquoi non? demanda Rose.
—Pourquoi, ma belle enfant? répliqua le docteur. Parce que, considérée sous certains rapports et par ces gens-là surtout, il y a bien du louche. Cet enfant ne peut prouver que les circonstances qui sont contre lui et pas une de celles qui pourraient être en sa faveur. Les agents de police voudront avoir les si et les pourquoi et ne nous feront aucune concession, d'abord! . . .. D'après ce qu'il nous a dit lui-même, vous voyez qu'il a été avec des voleurs depuis quelque temps déjà! Il a été conduit à un bureau de police comme ayant volé le mouchoir d'un monsieur; puis, en faisant une commission pour ce même monsieur, qui l'a traité avec tous les égards possibles, il est entraîné dans un endroit qu'il ne peut décrire et dont il n'a pas la moindre idée . . . Maintenant, voilà qu'il prend fantaisie à des hommes de l'emmener à Chertsey, malgré lui; on le fait passer par une fenêtre, dans l'intention de piller la maison, et, juste au moment où il veut donner l'alarme (la seule chose qui eût pu prouver en sa faveur s'il l'eût mise à exécution), le sommelier arrive et lui tire un coup de pistolet, comme pour l'empêcher d'agir dans son propre intérêt . . . A-t-on jamais vu chose pareille?
—Je ne dis pas non, reprit Rose souriant de la vivacité du docteur. Mais je ne vois en tout cela rien qui démontre que ce pauvre enfant soit coupable.
—Non, sans doute, repartit le docteur. Grâce à votre sexe, vous ne verrez jamais qu'un côté de la question, qu'il soit bien ou mal, et c'est toujours celui qui se présente le premier.
Disant cela, le docteur mit ses mains dans ses poches et se promena de nouveau de long en large avec plus d'agitation qu'auparavant.
—Plus j'y réfléchis, dit-il, et plus j'entrevois les obstacles et les difficultés sans nombre que nous aurons à surmonter. Si nous racontons à ces hommes la chose telle qu'elle est, je suis certain qu'ils n'y ajouteront pas foi; . . . et en supposant même qu'ils finissent plus tard par acquitter cet enfant, la publicité qu'ils donneront à cette affaire et le doute qui l'enveloppera détruiront tout l'effet de la bonne action que vous vous proposez en le tirant de ce mauvais pas.
—Comment faire, alors? s'écria Rose. Mon Dieu, mon Dieu! pourquoi a-t-on fait dire à ces hommes de venir?
—C'est vrai! dit madame Maylie. Je donnerais tout au monde pour qu'ils ne fussent pas venus!
—Tout ce qu'il y a de mieux à faire, selon moi, dit M. Losberne se laissant tomber sur une chaise de l'air d'un homme qui a perdu tout espoir, c'est de payer d'audace, je ne vois plus que ce moyen . . . Notre intention est louable, et c'est là une excuse . . . Cet enfant a de forts symptômes de fièvre, et n'est pas en état de pouvoir parler, voilà déjà une bonne chose. Nous ferons de notre mieux; et si nous ne réussissons pas, ce ne sera pas de notre faute! . . . Entrez!
—Eh bien! notr'bourgeois, dit Blathers entrant suivi de son compagnon et fermant la porte, ceci n'était pas un coup monté?
—Eh! qu'appelez-vous un coup monté? demanda le docteur avec impatience.
—Nous disons que c'est un coup monté, répondit Blathers (s'adressant de préférence aux dames, comme s'il eût eu pitié de leur ignorance, en même temps qu'il méprisait celle du docteur), quand les domestiques de la maison y sont pour quelque chose.
—Personne n'a eu le moindre soupçon sur eux en cette circonstance, dit madame Maylie.
—Je ne dis pas le contraire, répliqua Blathers. Il n'en est pas moins vrai qu'ils auraient bien pu en être, cependant.
— . . . A plus forte raison, sachant qu'ils ont la confiance de leurs maîtres, reprit Duff.
—Nous avons lieu de croire que le coup a été fait par des pègres de la haute, poursuivit Blathers; nous reconnaissons cela tout de suite au genre de travail, qui est de main de maître.
—Et un peu soigné, que je dis, ajouta Duff à demi-voix.
—Ils étaient deux, continua Blathers; et il n'y a pas de doute qu'ils avaient un enfant avec eux . . . C'est bien facile à deviner en voyant la fenêtre . . . C'est tout ce que nous pouvons dire pour le présent . . . Il nous reste à voir ce petit garçon que vous avez en haut. Si vous voulez bien nous y conduire.
—Ils prendront bien auparavant un verre de quelque chose? dit le docteur enchanté d'avoir trouvé ce moyen de les retarder un peu.
—Certainement, dit Rose devinant l'intention de ce dernier. Tout de suite, si vous voulez!
—Volontiers, Mademoiselle, dit Blathers passant sa main sur ses lèvres. Cette sorte de besogne ne laisse pas que d'être fatigante. Ne vous dérangez pas pour nous, Mademoiselle. Donnez-nous ce que vous aurez sous la main.
—Que voulez-vous prendre? demanda le docteur se dirigeant avec Rose vers le buffet. Dites votre goût, Messieurs!
—Une petite goutte de liqueur, si cela vous est égal, notr'bourgeois, dit Blathers. Il ne faisait pas chaud, Madame, quand nous sommes partis de Londres, ce matin; et je trouve qu'il n'y a rien de tel qu'un petit verre de liqueur pour vous ranimer.
Profitant du moment où madame Maylie disait quelque chose de gracieux en réponse à la remarque de ce dernier, le docteur s'esquiva adroitement.
MM. Duff et Blathers se mirent à conter des tours de voleurs et à faire valoir leur adresse pour se relever aux yeux de ces dames, qui les écoutaient avec complaisance, afin de donner le temps au docteur de tout préparer. Enfin M. Losberne parut.
—Maintenant, Messieurs, si vous voiliez venir avec moi?
—Certainement, dit Blathers. Et les deux officiers de police suivirent M. Losberne, qui les conduisit à la chambre d'Olivier, précédés de Giles, qui les éclairait.
Olivier avait dormi, mais il avait un redoublement de fièvre et paraissait plus mal. Le docteur l'aida à se mettre sur son séant; et quand il y fut il regarda les deux étrangers sans paraître savoir où il était, ni ce qui se passait autour de lui.
—Voici, dit M. Losberne parlant doucement, mais avec assurance cependant, voici le jeune garçon qui ayant été blessé par mégarde par un fusil à vent en passant sur la propriété de monsieur . . . (comment l'appelez-vous donc? . . . qui demeure ici derrière?) est venu frapper ici, ce matin, pour demander du secours, et a été indignement rudoyé et maltraité par cet individu que vous voyez qui tient la chandelle, et qui est cause que la vie de cet enfant est dans le plus grand danger, comme je puis l'affirmer en ma qualité de médecin.
MM. Blathers et Duff jetèrent les yeux sur M. Giles, qui, à son tour, regarda alternativement les deux officiers de police, le jeune malade et le docteur avec l'expression la plus comique d'inquiétude et de crainte.
—Vous ne pouvez pas dire le contraire, je pense? poursuivit le docteur recouchant doucement Olivier.
—Tout ce que j'ai fait a été pour . . . pour le mieux, répondit Giles. Je ne suis pas méchant par caractère, je vous assure . . . Et si je n'avais pas cru que c'était . . . l'enfant de . . . du . . . des . . . je me serais bien gardé de . . .
—L'enfant de qui croyez-vous que c'était? demanda M. Duff.
—L'enfant d'un des voleurs, répliqua Giles. Ils avaient cer . . . tai . . . ne . . . ment un enfant avec eux.
—Et maintenant pensez-vous que ce soit le même? demanda Blathers.
—Que ce soit le même, quoi? reprit Giles regardant Blathers d'un air effaré.
—Le même enfant, imbécile! dit Blathers perdant patience.
—Je ne saurais vous dire . . . Je ne sais vraiment pas, répondit Giles tout décontenancé . . . Je ne pourrais pas l'affirmer.
—Que pensez-vous? demanda Blathers.
—Je ne sais que penser, répliqua le pauvre Giles. Je ne pense pas que ce soit le même enfant, en vérité. Je suis presque certain que ce n'est pas lui . . . Vous savez bien vous-même que ça ne peut pas être lui.
—Est-ce que cet homme a bu? dit Blathers s'adressant au docteur.
—Quel fameux butor vous faites, allez! reprit Duff s'adressant à Giles de l'air du plus profond dédain.
M. Losberne, qui pendant ce dialogue avait tâté le pouls du malade, se leva de sa chaise et dit à ces messieurs de la police que, pour peu qu'ils eussent quelque doute à ce sujet, ils ne seraient peut-être pas fâchés de passer dans la chambre voisine pour questionner Brittles à son tour.
La proposition ayant été goûtée, on fit monter Brittles, qui, par ses contradictions sans nombre, ne fit qu'embrouiller davantage l'affaire au lieu de l'éclaircir, et qu'ajouter à sa propre mystification. Il dit entre autres choses qu'il lui serait impossible de reconnaître l'enfant, lors même qu'il serait devant lui en ce moment . . . qu'il avait pensé que c'était Olivier, parce que M. Giles l'avait cru lui-même; mais que ce dernier venait d'avouer dans la cuisine, il n'y avait pas cinq minutes, qu'il commençait à craindre qu'il n'eût été trop prompt.
D'après cette déposition, la question fut de savoir si M. Giles avait réellement blessé quelqu'un; et, après examen du second pistolet, il se trouva qu'il n'était chargé qu'à poudre avec un peu de bourre, ce qui surprit considérablement tout le monde: excepté le docteur, qui en avait extrait la balle dix minutes auparavant. Mais celui sur l'esprit de qui cette découverte fit le plus d'impression fut M. Giles, qui, après avoir été pendant quelques heures tourmenté par la crainte d'avoir mortellement blessé un de ses semblables, mordit le mieux du monde à la grappe.
Enfin, sans s'occuper davantage d'Olivier, les officiers de police laissèrent à la maison le constable de Chertsey et s'en allèrent coucher en ville, après avoir promis de revenir le lendemain matin.
Le lendemain matin le bruit courut qu'il y avait, dans la prison de Kingston, deux hommes et un petit garçon qu'on avait arrêtés la nuit précédente comme étant suspects. En conséquence, MM. Blathers et Duff firent route pour Kingston.
Le crime de ces hommes était d'avoir été trouvés endormis contre une meule de foin, crime qui, bien qu'il soit énorme sans doute, n'est seulement punissable que d'emprisonnement; en ce qu'aux yeux de la loi anglaise (cette loi si douce et si bonne pour tous les sujets du roi) il n'y a point, dans cette action de dormir à la belle étoile, de preuve suffisante que ceux qui s'en sont rendus coupables aient pour cela commis un vol avec escalade et effraction, et aient, par là même, encouru la peine de mort. MM. Blathers et Duff revinrent donc chez madame Maylie aussi savants qu'ils en étaient partis.
Enfin, après une conférence assez longue au sujet d'Olivier, il fut convenu que madame Maylie et M. Losberne répondraient pour lui dans le cas où la justice reviendrait sur cette affaire, et un magistrat des environs fut appelé à cet effet pour recevoir leur caution.
Nos deux officiers de police, ayant reçu une couple de guinées pour la peine qu'ils s'étaient donnée, s'en retournèrent à Londres, chacun avec des opinions toutes différentes au sujet de leur expédition: l'un (Duff), après de mûres réflexions, soutenant que la bande de Pett était pour quelque chose dans la tentative de vol; et l'autre (Blathers), en attribuant tout le mérite au fameux Conkey Chickweed.
Grâce aux soins de madame Maylie, de Rose et du bienveillant M. Losberne, Olivier se rétablit peu à peu.