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Olivier Twist: Les voleurs de Londres

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IX. —Quelques détails concernant le facétieux vieillard et ses élèves intelligents.

Il était tard quand Olivier s'éveilla le lendemain matin. Il n'y avait dans la chambre que le vieux juif, qui faisait bouillir du café en sifflant tout bas, tandis qu'il le remuait avec une cuiller de fer. De temps à autre, il s'arrêtait pour écouter, au moindre bruit qui se faisait au-dessous, et, quand il avait satisfait sa curiosité, il se remettait à tourner le café et à siffler de plus belle.

Lorsque le café fut fait, le juif posa la casserole à terre, et, ne sachant trop comment passer le temps, il se tourna machinalement vers Olivier et l'appela par son nom; il y eut toute apparence que l'enfant dormait, car il ne répondit pas. S'en étant assuré, il se dirigea doucement vers la porte, qu'il ferma aux verrous, puis, selon qu'il parut à Olivier, il tira, d'une trappe pratiquée dans le plancher, une petite boîte et la plaça sur la table. Ses yeux brillèrent en même temps qu'il leva le couvercle et qu'il y plongea son regard. Alors, approchant une vieille chaise, il s'assit et tira de la boite une montre d'or magnifique étincelante de diamants.

—Ah! ah! dit-il haussant les épaules et faisant une grimace horrible, de fameux lapins ceux-là! de vrais lurons! Fermes jusqu'à la fin! Pas si bêtes que de dire au vieux prêtre où ça s'trouverait! Jamais ils n'ont vendu le vieux Fagin! Et d'ailleurs, à quoi ça leur aurait-il servi de manger le morceau? Ça n'aurait pas desserré le nœud coulant, ni laissé l'échelle une minute de plus. Non! non! Ah! c'étaient de bons vivants! de fameux lapins!

Tout en faisant ces réflexions, ainsi que d'autres de même nature, le juif remit encore fois la montre en son lieu de sûreté; cinq ou six autres, pour le moins, furent tirées tour à tour de la même boîte et passées en revue avec la même satisfaction, ainsi que des bagues, des broches, des bracelets et d'autres articles de bijouterie d'une matière si magnifique et d'un travail si précieux, qu'Olivier n'en savait même pas le nom.

Ayant replacé ces joyaux, le juif en prit un autre si petit, qu'il tenait dans le creux de sa main. Une inscription très fine paraissait y être gravée, car il le posa sur la table, et, le garantissant du faux jour en mettant sa main devant, il l'examina longtemps avec la plus grande attention. Enfin, renonçant à l'espoir d'en déchiffrer la légende, il le remit dans la boîte, et se penchant sur le dos de sa chaise:

—Quelle belle chose que la peine capitale! murmura-t-il entre ses dents. Les morts ne reviennent jamais pour jaser. Ah! c'est une bien grande sécurité pour le commerce! cinq d'entre eux accrochés à la file l'un de l'autre; et pas un n'a été assez capon pour manger l'morceau!

Disant cela, le juif, qui jusqu'alors avait tenu ses yeux noirs et perçants sur le bijou dans un état de fixité extatique, les reposa sur Olivier, et, voyant que l'enfant le regardait avec une muette curiosité, il comprit qu'il en avait été observé. Alors, fermant brusquement la boîte, il s'empara d'un couteau qui était sur la table, et se leva d'un air furieux. Il n'était pas rassuré cependant, car, malgré sa frayeur, Olivier put s'apercevoir que le couteau tremblait dans la main du vieillard.

—Qu'est-ce que cela? dit le juif, m'espionnais-tu? Quoi donc! étais-tu éveillé? Qu'as-tu vu? parle, enfant! réponds vite! Il y va de ta vie!

—Je n'ai pas pu dormir plus longtemps, Monsieur, répondit Olivier, je suis bien fâché de vous avoir interrompu, en vérité.

—Tu n'étais pas éveillé il y a une heure? demanda le juif d'un air égaré.

—Non, Monsieur, bien sûr! reprit Olivier.

—En es-tu bien sûr? s'écria le juif donnant à son regard une expression encore plus farouche et prenant une attitude menaçante.

—Oui, oui, Monsieur, ma parole d'honneur, répliqua l'enfant avec empressement; je vous assure que je n'étais pas éveillé; bien vrai, bien vrai!

—Tais-toi, tais-toi, mon ami! dit le juif reprenant tout à coup ses manières ordinaires et faisant semblant de jouer avec le couteau avant de le remettre sur la table, pour donner à entendre qu'il ne l'avait pris que par badinage. Sans doute, je savais bien cela, mon ami; aussi c'était seulement pour te faire peur, histoire de rire. —Sais-tu que tu es brave, mon garçon! Ah! ah! tu es un brave, Olivier! (Disant cela, il frottait ses mains en ricanant, tout en regardant la boite avec inquiétude cependant.) Alors, posant sa main sur le couvercle, il ajouta, après un moment de silence:— As-tu vu quelques-unes de ces jolies choses, mon ami?

—Oui, Monsieur, répondit Olivier.

—Ah! fit le juif changeant de couleur, ce . . . sont . . . c'est . . . mon petit avoir, Olivier; c'est ma propriété, c'est tout ce que j'ai pour me retirer sur mes vieux jours. Le monde dit que je suis avare, oui, mon ami, seulement avare, rien que cela.

Olivier pensa que le vieux monsieur devait être avare en effet pour vivre dans un endroit si sale avec tant de montres; mais, s'imaginant que sans doute sa tendresse pour le fin Matois et les autres garçons lui coûtait beaucoup d'argent, il n'en eut que plus d'estime pour lui, et lui demanda respectueusement s'il pouvait se lever.

—Certainement, mon ami! certainement! répondit le vieux juif, attends! il y a une cruchée d'eau là, dans le coin, derrière la porte; apporte-la ici, je m'en vais te donner une cuvette pour te laver.

Olivier se leva, traversa la chambre et se baissa pour prendre la cruche; quand il se retourna la boîte avait disparu.

Il avait à peine fini de se laver et de remettre chaque chose à sa place, après avoir conformément aux ordres du juif vidé la cuvette par la fenêtre, lorsque le fin Matois rentra accompagné d'un de ses amis, jeune gaillard qu'Olivier avait vu la veille la pipe à la bouche, et qui lui fut présenté avec toutes les formalités voulues comme étant le sieur Charlot Bates. Chacun se mit à table et mangea avec le café des petits pains tout chauds et du jambon, que le Matois avait apportés dans le fond de son chapeau.

—Eh bien! dit le juif jetant sur Olivier un regard malin, en même temps qu'il s'adressait au Matois, j'espère que vous avez été à l'ouvrage ce matin, les amis!

—Un peu, mon neveu! répondit le Matois.

—Hardis comme des pages! reprit Charlot.

—Allons! allons! vous êtes de bons enfants! de bien bons enfants! dit le juif. Qu'est-ce que tu as rapporté, toi, Jack?

—Deux agenda, répondit celui-ci.

—Garnis, hein? demanda le juif avec empressement.

—Pas mal, répliqua le Matois, tirant de sa poche deux agenda dont un rouge et l'autre vert.

—Pas aussi lourds qu'ils le devraient, dit le juif après avoir examiné le dedans avec une scrupuleuse attention. Du reste, c'est très propre et fait dans le soigné.

—C'est d'un habile ouvrier, n'est-ce pas, Olivier?

—Très habile certainement, Monsieur, répondit Olivier.

Là-dessus, le sieur Charlot partit d'un grand éclat de rire, au grand étonnement de l'enfant, qui ne voyait rien de risible en cela.

—Et toi, mon vieux! dit Fagin à Charlot, qu'est-ce que tu nous rapportes? —Des blavins, reprit maître Bates proposant quatre mouchoirs de poche. —C'est bien! repartit le juif après les avoir passés en revue; ils ne sont pas mauvais. Oui, mais tu ne les as pas bien marqués, Charlot, faudra en ôter la marque avec une aiguille, et nous montrerons à Olivier comment il faut s'y prendre.

—Ça va-t-il, Olivier? hein! ha! ha! ha!

—Volontiers, Monsieur, répondit Olivier.

—Tu voudrais bien savoir faire le mouchoir aussi habilement que Charlot Bates, n'est-il pas vrai, mon ami? demanda le juif.

—Oh! oui, Monsieur, j'aimerais beaucoup cela. Si vous vouliez me l'enseigner, reprit l'enfant.

Maître Bates vit dans cette réponse quelque chose de si plaisant, qu'il partit d'un nouvel éclat de rire qui, lui ayant fait avaler son café de travers, il s'en fallut de bien peu qu'il ne suffoquât.

—Il est vraiment si neuf! dit Charlot lorsqu'il fut remis, comme pour excuser sa conduite incivile.

Le Matois, passant sa main sur la tête d'Olivier en lui rabattant ses cheveux sur le visage, dit qu'il en saurait bientôt assez; sur quoi le vieux juif, voyant que le rouge montait au visage de l'enfant, changea de conversation en demandant s'il y avait eu beaucoup de monde à l'exécution qui avait dû avoir lieu le matin même. Cela surprit d'autant plus Olivier, que par les réponses des deux jeunes garçons, il était évident qu'ils y avaient assisté, et il ne comprenait pas qu'ils eussent eu assez de temps pour être si laborieux.

Quand on eut desservi, le plaisant vieillard et les deux jeunes gens jouèrent à un jeu aussi curieux qu'il était peu commun. Le premier mit une tabatière dans un des goussets de son pantalon, et un portefeuille dans l'autre; dans la poche de son gilet une montre à laquelle était attachée une chaîne de sûreté, qu'il passa autour de son cou; et fichant sur sa chemise une épingle montée en faux, il se boutonna jusqu'en haut; puis plaçant son étui à lunettes et son mouchoir dans les poches de sa redingote, il se promena de long en large dans la chambre, une canne à la main: de même qu'on voit nos vieux messieurs dans les rues à chaque instant du jour. Tantôt il s'arrêtait devant la cheminée, et tantôt à la porte, feignant d'examiner les marchandises aux fenêtres des boutiques. Parfois, il regardait autour de lui et tâtait ses poches alternativement pour s'assurer si on ne l'avait point volé; et il faisait cela si naturellement, qu'Olivier en riait jusqu'aux larmes. Pendant tout ce temps, les deux jeunes messieurs le suivaient de près, évitant si adroitement ses regards chaque fois qu'il se retournait, qu'il était impossible à l'œil de suivre leurs mouvements. À la fin le Matois lui marcha sur le pied, tandis que Charlot le heurta (sans le faire exprès, bien entendu), et, en ce moment même, ils lui soulevèrent en moins de rien et avec la plus étonnante dextérité tabatière, portefeuille, montre, chaîne de sûreté, épingle, mouchoir de poche, ainsi que l'étui à lunettes. Si le vieux monsieur sentait une main dans une de ses poches, il disait dans laquelle, et le jeu était à recommencer.

Lorsqu'on eut joué à ce jeu un grand nombre de fois, deux jeunes demoiselles vinrent faire une visite aux deux jeunes messieurs. L'une se nommait Betzy, et l'autre Nancy. Leur chevelure naturellement épaisse n'était pas des mieux soignée; leurs souliers n'avaient point de cordons, et leurs bas étaient négligemment tirés. Elles avaient de grosses couleurs et paraissaient assez gaillardes. Comme elles avaient des manières excessivement enjouées, Olivier pensa qu'elles étaient fort aimables (comme elles l'étaient, à n'en point douter).

Ces demoiselles restèrent assez longtemps, et des liqueurs ayant été apportées par suite de la réflexion de l'une d'elles, qui se plaignit d'avoir l'estomac glacé, la conversation devint vive et animée. À la fin Charlot dit qu'il pensait qu'il était grandement temps de battre la semelle, expression qu'Olivier crut être le français de sortir; car, aussitôt après, le Matois et Charlot et les deux jeunes demoiselles s'en allèrent ensemble, munis de quelque argent que leur donna le bon vieux juif pour dépenser en chemin.

—Eh bien! mon ami, n'est-ce pas une vie agréable que celle-ci, hein? dit Fagin; les voilà partis pour toute la journée!

—Ont-ils fini de travailler, Monsieur? demanda Olivier.

—Oui, repartit le juif, à moins qu'ils ne trouvent de la besogne en route; alors ils ne la négligeront pas, tu peux bien y compter. Prends exemple sur eux, mon ami: prends exemple sur eux! continua-t-il en frappant l'âtre de la cheminée avec la pelle à feu, comme pour donner plus de force à ses paroles: fais tout ce qu'ils te diront, et consulte-les en toutes choses, principalement le Matois. Il fera un grand homme lui-même, et tu deviendras comme lui si tu le prends pour modèle. Est-ce que mon mouchoir sort de ma poche, mon ami? demanda-t-il en s'arrêtant tout court.

—Oui, Monsieur, répondit Olivier.

—Essaye donc un peu si tu pourrais le prendre sans que je m'en aperçusse, de même que tu les as vus faire quand nous nous amusions ce matin.

Olivier souleva la poche d'une main, comme il l'avait vu faire au fin Matois, et de l'autre tira légèrement le mouchoir.

—Est-ce fait? demanda le juif.

—Le voilà, Monsieur, dit Olivier en le lui montrant.

—Tu es un garçon fort adroit, mon ami! dit le plaisant vieillard passant sa main sur la tête d'Olivier en signe d'approbation. Je n'ai jamais vu un garçon plus habile. Tiens, voilà un schelling pour toi. Si tu continues de ce train-là, tu seras le plus grand homme de ton siècle. Maintenant, viens ici que je te montre à ôter les marques des mouchoirs.

Olivier se demanda à lui-même ce qu'avait de commun l'action d'escamoter, en plaisantant, le mouchoir du vieillard, avec la chance de devenir un grand homme; mais pensant que le juif, étant beaucoup plus âgé que lui, devait en savoir davantage, il s'approcha de la table et fut bientôt livré profondément à sa nouvelle étude.

X. —Olivier connaît mieux le caractère de ses nouveaux compagnons et acquiert de l'expérience à ses dépens. Importance des détails contenus dans ce chapitre.

Pendant plusieurs jours Olivier resta dans la chambre du juif, démarquant les mouchoirs, qui arrivaient en foule au logis, et quelquefois aussi prenant part au susdit jeu auquel ce dernier et les deux jeunes messieurs s'exerçaient régulièrement tous les matins. À la fin, il commença à soupirer après le grand air, et chercha plusieurs fois l'occasion de supplier le vieillard de le laisser sortir pour travailler avec ses deux camarades.

Il désirait d'autant plus ardemment d'être mis en activité, qu'il avait vu un échantillon de la morale austère du vieux monsieur. Chaque fois que le Matois ou Charlot Bates rentrait le soir les mains vides, il leur faisait une longue mercuriale, s'étendant au long sur les maux qu'engendrent la paresse et l'oisiveté, et, pour graver plus fortement cette vérité dans leur mémoire, il les envoyait coucher sans souper. Une fois entre autres il les précipita du haut en bas de l'escalier. Mais cet excès de zèle chez ce vertueux vieillard n'était pas souvent porté à ce point.

Enfin, un beau matin Olivier obtint la permission qu'il avait si ardemment désirée. Il y avait déjà deux ou trois jours qu'il n'avait plus de mouchoirs à démarquer, et les repas étaient un peu maigres. Peut-être ce furent les motifs qui engagèrent Fagin à donner son consentement. Que ce soit cela ou non, il dit à Olivier qu'il pouvait sortir, et le plaça sous la sauvegarde de Charlot Bates et de son ami le Matois.

Les trois amis s'en allèrent: le Matois, les manches retroussées et le chapeau sur l'oreille comme de coutume; maître Charlot, les mains dans ses poches en se dandinant, et Olivier entre eux deux, s'étonnant où ils pouvaient aller et dans quelle branche d'industrie on allait d'abord le lancer.

Ils marchaient si lentement et ils paraissaient si incertains quant au chemin qu'ils devaient prendre, qu'Olivier pensa que ses compagnons trompaient le vieux monsieur en n'allant pas du tout à l'ouvrage. Le Matois avait un malin penchant aussi: c'était d'ôter les casquettes des petits garçons et de les jeter ensuite dans les cours. Charlot, de son côté, montrait des principes bien relâchés quant au respect qu'on doit avoir pour le bien d'autrui, en escamotant aux échoppes des fruitières des ognons et des pommes qu'il mettait dans ses poches, qui étaient si grandes qu'elles semblaient envahir ses habits dans tous les sens. Cela parut si inconvenant à Olivier, qu'il était sur le point de leur déclarer son intention de les quitter pour s'en retourner à la maison comme il pourrait, lorsque ses pensées furent dirigées tout à coup vers un autre sujet par un changement mystérieux dans la conduite du Matois.

Ils venaient de sortir d'un étroit passage près de Clerkenwell, qu'on appelle encore, par une étrange corruption de mots, le Boulingrin, lorsque le Matois s'arrêta tout à coup, et, posant son doigt sur ses lèvres, fit rétrograder ses camarades avec la plus grande circonspection.

—Qu'est-ce que c'est? demanda Olivier.

—Chut! fit le Matois, vois-tu ce vieux pante devant l'étalage du libraire?

—Le vieux monsieur de l'autre côté de la rue? reprit l'enfant. Oui, je le vois.

Il y passera, poursuivit le Matois.

Il y a gras, répliqua Charlot.

Olivier les regarda alternativement l'un et l'autre avec la plus grande surprise, mais il n'eut le temps de faire aucune question; car ses deux compagnons traversèrent la rue sans faire semblant de rien, et se glissèrent furtivement derrière le monsieur sur qui son attention était fixée. Il fit quelques pas dans la même direction, et, ne sachant s'il devait avancer ou reculer, il les regarda avec un silencieux étonnement.

Ce monsieur, qui avait la tête poudrée et des lunettes d'or, paraissait être très respectable; il portait un habit vert-bouteille avec un collet de velours noir et un pantalon blanc, et il avait sous le bras un élégant bambou. Il venait de prendre un livre à l'étalage, et il était là comme chez lui, lisant aussi tranquillement que s'il eût été dans son fauteuil, et il est bien probable qu'il s'y croyait réellement, car il était évident qu'absorbé comme il l'était dans sa lecture, il ne voyait ni l'étalage du libraire, ni la rue, ni les deux garçons, rien autre chose enfin que le livre qu'il parcourait en entier, tournant le feuillet quand il arrivait au bas d'une page, recommençant à la première ligne de la suivante, et ainsi de suite, avec le plus vif intérêt et le plus grand empressement.

Quelles furent la surprise et l'horreur d'Olivier quand, ouvrant des yeux aussi grands que ses paupières le lui permettaient, il vit le Matois plonger sa main dans la poche du monsieur et en retirer un mouchoir qu'il passa à Charlot, après quoi ils tournèrent le coin de la rue en se sauvant à toutes jambes!

En un instant tout le mystère des mouchoirs, des montres, des bijoux et du juif lui-même fut dévoilé à ses yeux. Il resta là un moment abasourdi; son sang bouillonnait dans ses veines avec une telle force, qu'il se crut dans un brasier ardent; puis, confus et effrayé tout à la fois, il s'en prit à ses jambes; et, sans savoir ce qu'il faisait ni où il allait, il s'enfuit au plus vite.

Tout ceci fut l'affaire d'un rien. Au même instant qu'Olivier se mit à courir, il arriva que le monsieur, venant à fouiller dans sa poche et n'y trouvant plus son mouchoir, se retourna brusquement, et, comme il aperçut l'enfant se sauver aussi rapidement, il conclut de là que c'était lui qui avait fait le larcin, et il le poursuivit le livre en main, en criant de toutes ses forces:

—Au voleur! au voleur!

Il n'était pas le seul qui criât haro sur Olivier: le fin Matois et Charlot Bates, craignant d'attirer sur eux l'attention en courant, s'étaient tout bonnement cachés sous la première porte-cochère qui s'offrit à eux; mais ils n'eurent pas plus tôt entendu le cri et vu courir l'enfant que, devinant ce que c'était, ils se mêlèrent aux poursuivants (comme de bons citoyens qu'ils étaient) en criant comme les autres:

—Au voleur! au voleur!

Olivier, élevé par des philosophes, ne connaissait pourtant pas par théorie leur maxime sublime que le soin de soi-même est la première loi de la nature. S'il l'eût connue, peut-être y eût-il été préparé; mais, comme il ne l'était pas, il n'en fut que plus effrayé: aussi il allait comme le vent, ayant le vieux monsieur et les deux garçons à ses trousses.

—Au voleur! au voleur!

Il y a quelque chose de magnétique dans ce cri. Le marchand quitte son comptoir et le charretier sa voiture; le boucher met là son panier, le boulanger sa corbeille, le laitier ses brocs, le commissionnaire ses paquets, l'écolier ses billes, le paveur sa pioche, et l'enfant sa raquette; chacun court pêle-mêle, criant, hurlant, se culbutant, renversant les passants au détour des rues, agaçant les chiens, effarouchant les poules et faisant retentir les rues, les places et les carrefours de ce cri:

—Au voleur! au voleur!

Ce cri est répété par cent voix, et la foule grossit à chaque coin de rue. Elle l'éloigne en pataugeant dans la boue et en faisant résonner le bruit de ses pas sur les trottoirs. Les croisées s'ouvrent, le monde sort des maisons, les gens se précipitent; toute une audience déserte Polichinelle au moment le plus intéressant de la pièce, et, se joignant à la presse, augmente le bruit en prêtant une nouvelle vigueur aux cris répétés: Au voleur! au voleur!

—Au voleur! au voleur!

Il y a chez l'homme une passion fortement enracinée pour courir après quelque chose. Un malheureux enfant hors d'haleine et épuisé de fatigue, la terreur dans les yeux et l'agonie dans le cœur, ayant le visage couvert de sueur, redouble d'efforts pour conserver l'avance sur ceux qui le poursuivent et qui, à mesure qu'ils gagnent sur lui, saluent ses forces défaillantes par des huées et des vociférations de joie:

—Au voleur! au voleur! Arrêtez! arrêtez-le! Ne fût-ce que par pitié, arrêtez-le!

—Le voilà arrêté à la fin! C'est un fameux coup, ça! Il est étendu sur le trottoir, et la foule empressée s'assemble autour de lui; chaque nouveau venu coudoyant et se poussant pour l'entrevoir. Reculez-vous! —Donnez-lui un peu d'air! —C'te bêtise! Il ne mérite pas . . . —Où est le monsieur? —Le voilà qui vient. —Faites place au monsieur! —Est-ce bien là le garçon, Monsieur? —Oui.

Olivier était là, couvert de boue et de poussière, la bouche ensanglantée et regardant d'un air égaré toutes ces figures qui l'environnaient, lorsque le vieux monsieur fut introduit, pour ne pas dire porté dans le cercle, par l'avant-garde des poursuivants, et qu'il fit cette réponse.

—Oui, dit-il avec un air de bonté, j'ai bien peur que ce ne soit lui.

—Peur! murmura la foule. En v'là d'une bonne!

—Pauvre petit diable! dit le monsieur, il s'est fait mal!

—C'est moi qui l'ai arrangé comme ça, Monsieur, dit un grand flandrin en s'avançant, et je me suis joliment coupé la main contre ses dents. C'est moi qui l'ai arrêté, Monsieur.

Disant cela, l'individu porta alors la main à son chapeau, souriant bêtement et s'attendant sans doute à recevoir quelque chose pour sa peine; mais le monsieur, l'examinant avec un air de mépris, jeta un regard inquiet autour de lui comme s'il eût cherché à s'esquiver lui-même: ce qu'il eût fait sans doute, et il eût donné lieu par-là à une autre poursuite, si un agent de police (la dernière personne qui arrive toujours en pareil cas) n'eût percé la foule en ce moment et n'eût saisi Olivier au collet.

—Ce n'est pas moi, Monsieur, bien sûr, bien sûr! C'est deux autres garçons, dit Olivier joignant les mains d'un air suppliant et regardant autour de lui; ils doivent être là, quelque part.

—Oh! que non, ils ne sont pas là! reprit l'agent de police d'un air moqueur.

Il disait vrai sans le savoir. (Le Matois et Charlot s'étaient faufilés dans la première cour qu'ils avaient rencontrée sur leur chemin.)

—Allons, lève-toi!

Ne lui faites pas de mal, dit le vieux monsieur avec compassion.

—Oh! je ne veux pas lui faire de mal, reprit l'autre arrachant la veste de l'enfant, en le forçant à se relever, pour preuve de ce qu'il avançait. Allons, viens! Je te connais; ça n'peut prendre avec moi, ces couleurs-là! Veux-tu bien te tenir sur tes jambes, petit vaurien!

XI. —De la manière dont M. Fang le magistrat rend la justice.

Le vol avait été commis dans la juridiction, et, de fait, dans le voisinage immédiat d'un bureau de police métropolitain très renommé. Les curieux eurent seulement la satisfaction d'accompagner Olivier un bout de chemin, c'est-à-dire jusqu'à un endroit nommé Multon-Hill, où on le fit passer sous une voûte sombre et basse qui conduisait à une cour malpropre sur le derrière de ce dispensaire de la prompte justice. Ils y rencontrèrent un fort gaillard ayant d'énormes favoris sur la figure et un gros trousseau de clefs à la main.

—Qu'y a-t-il de neuf? demanda-t-il avec insouciance.

—C'est un jeune pègre (filou), reprit l'agent de police.

—Est-ce vous qui avez été volé, Monsieur? demanda le geôlier.

—Oui, dit le vieux monsieur, c'est moi, mais je ne suis pas sûr que ce soit cet enfant qui ait pris le mouchoir; c'est pourquoi je . . . j'aimerais mieux ne pas donner suite à l'affaire.

—Il est trop tard! Il faut qu'il aille devant le magistrat, reprit le geôlier. Il va être libre à l'instant.

Et s'adressant à Olivier:

—Voyons, toi, gibier de potence! à nous deux!

C'était pour l'enfant une invitation d'entrer dans une cellule dont l'homme ouvrit la porte et où il l'enferma, bien qu'après l'avoir fouillé il n'eût rien trouvé sur lui.

Le vieux monsieur parut presque aussi triste qu'Olivier, lorsque la clef cria dans la serrure, et il jeta les yeux en soupirant sur le livre qui était la cause innocente de tout ce tumulte.

—Il y a quelque chose dans la figure de cet enfant, se dit-il à lui-même en faisant quelques pas et en se frappant le menton avec le livre, absorbé qu'il était dans ses réflexions, quelque chose qui me touche et m'intéresse. Serait-il innocent? . . . Il ressemble . . . À propos, s'écria-t-il s'arrêtant tout court et regardant fixement les nuages, ou donc ai-je vu une figure semblable à la sienne?

Après avoir réfléchi quelques instants, le vieux monsieur s'avança d'un air pensif vers une petite salle qui donnait sur la cour; et là, retiré à l'écart, il passa en revue dans son esprit un grand nombre de visages qu'il avait perdus de vue depuis bien des années, et sur lesquels un voile sombre s'était étendu.

Il fut tiré de sa rêverie par le geôlier, qui, lui donnant un petit coup sur l'épaule, lui fit signe de le suivre. Il ferma aussitôt son livre et fut bientôt en la présence imposante du célèbre M. Fang. La salle d'audience, qui donnait sur la rue, était lambrissée. M. Fang était assis en-deçà d'une petite balustrade à l'extrémité; et d'un côté de la porte, sur une sellette placée à cet effet, se tenait le pauvre petit Olivier, effrayé de la gravité de cette scène.

Le vieux monsieur s'inclina respectueusement, et, s'avançant vers le bureau du magistrat, il dit en ajoutant l'action à la parole:

—Voici mon adresse, Monsieur. Et, faisant trois pas en arrière, il s'inclina de nouveau et attendit qu'on le questionnât.

Il arriva que M. Fang était occupé à lire dans le Morning Chronicle un article concernant un jugement qu'il avait rendu, lequel article le recommandait pour la mille et unième fois à l'attention particulière du ministre de l'intérieur. Il était de mauvaise humeur et il leva la tête d'un air rechigné.

—Qui êtes-vous? demanda-t-il.

Le vieux monsieur montra du doigt sa carte avec quelque surprise.

—Officier de police! dit M. Fang secouant avec mépris la carte et le journal, quel est cet individu?

—Mon nom, dit le vieux monsieur en s'exprimant avec aisance, mon nom est Brownlow. Qu'il me soit permis, à mon tour, de demander le nom du magistrat qui, sous la protection de la loi, insulte gratuitement un homme respectable sans y être provoqué. Disant cela, M. Brownlow jeta un regard autour de lui comme pour chercher quelqu'un qui voulût bien répondre à sa question.

—Officier de police, dit M. Fang en jetant le journal de côté, de quoi cet individu est-il accusé?

Il n'est point accusé du tout, monsieur le magistrat, répondit l'officier de police, il comparaît contre ce garçon.

Le magistrat savait bien cela; mais c'était un moyen tout comme un autre de vexer, les gens impunément.

—Ah! il comparaît contre ce garçon, n'est-ce pas? répliqua M. Fang examinant M. Brownlow de la tête aux pieds avec un air de dédain. Recevez son serment.

—Avant de prêter serment, dit M. Brownlow, je me permettrai de dire un seul mot: c'est que, sans une preuve aussi convaincante, je n'aurais jamais voulu croire que . . .

—Taisez-vous, Monsieur, dit M. Fang d'un ton péremptoire.

—Je ne me tairai pas, Monsieur! répliqua M. Brownlow.

—Taisez-vous à l'instant, si vous ne voulez que je vous fasse mettre à la porte! dit M. Fang. Vous êtes un impertinent, un drôle, d'oser ainsi braver un magistrat dans l'exercice de ses fonctions.

—Quoi! s'écria le vieux monsieur en rougissant.

—Faites prêter serment à cet homme, dit M. Fang au greffier: je n'en entendrai pas davantage. Faites-lui prêter serment.

L'indignation de M. Brownlow était à son comble; mais, réfléchissant qu'en y donnant cours, il pourrait faire du tort à l'enfant, il se retint et prêta serment sur-le-champ.

—Maintenant, dit M. Fang, de quoi ce garçon est-il accusé? Qu'avez-vous à déposer contre lui?

—J'étais à l'étalage d'un libraire, commença M. Brownlow.

—Taisez-vous, Monsieur, reprit M. Fang. Agent de police! Où est l'agent de police? Approchez. Faites-lui prêter serment, greffier. Maintenant parlez. Qu'avez-vous à dire?

L'agent de police raconta avec une bienséante soumission comment il avait arrêté l'enfant; comme quoi, l'ayant fouillé, il n'avait rien trouvé sur lui, ajoutant que c'était tout ce qu'il avait à dire.

—Y a-t-il des témoins? demanda M. Fang.

—Non, Monsieur le magistrat, répondit l'agent de police.

M. Fang garda le silence pendant quelques instants; puis, se tournant vers la partie civile, il dit d'un air courroucé:

Voulez-vous expliquer le sujet de votre plainte contre ce garçon, ou ne le voulez-vous pas? Si vous refusez de donner des preuves, je m'en vais vous punir pour manquer de respect envers un magistrat. Je le ferai par . . .

Par qui ou par quoi, c'est ce que personne ne sait: car au même instant le greffier et le geôlier toussèrent bien fort et très à propos sans doute; et le premier ayant laissé tomber par mégarde un gros livre sur le parquet, le reste ne put être entendu.

Au milieu des nombreuses interruptions et des insultes réitérées de M. Fang, M. Brownlow essaya de raconter le fait; observant que, dans la surprise du moment, il avait couru après l'enfant, parce qu'il l'avait vu se sauver. Et, ajouta-t-il, oserai-je espérer que, dans le cas où M. le magistrat considérerait ce petit garçon, sinon comme voleur, du moins comme étant lié avec des voleurs, il voudra bien en agir avec lui aussi doucement que la justice le lui permet? D'ailleurs il est blessé, et je crains bien, poursuivit-il d'un air de compassion en se tournant vers la barre, je crains réellement qu'il ne soit pas bien du tout.

—Oh! sans doute, cela se comprend, observa Fang d'un air moqueur. Allons, toi, petit vagabond! Tes malices sont cousues de fil blanc. Ça ne prendra pas avec moi. Comment t'appelles-tu?

Olivier essaya de répondre, mais sa langue resta attachée à son palais. Il était d'une pâleur effrayante et tout semblait tourner autour de lui.

—Comment t'appelles-tu, petit fripon? cria Fang d'une voix de tonnerre. Officier! quel est son nom?

Ceci s'adressait à un gros joufflu, au gilet rayé, qui se tenait près de la barre. Il se pencha vers l'enfant et répéta la question; mais, voyant qu'il était réellement incapable de comprendre, et sachant que son silence ne ferait qu'accroître la colère du magistrat, et, par conséquent, ajouter à la sévérité de la sentence, il répondit au hasard:

—Il s'appelle Tom White, monsieur le magistrat.

—Oh! il ne veut pas parler, n'est-ce pas? dit Fang. Fort bien! Où demeure-t-il?

—Où il peut, monsieur le magistrat, répondit ce brave homme feignant de recevoir la réponse d'Olivier.

—A-t-il des parents? demanda M. Fang.

—Il dit qu'ils sont morts depuis son enfance, répliqua l'autre de la même manière.

A cet endroit de la question, Olivier leva la tête, et, jetant autour de lui un regard suppliant, demanda, d'une voix mourante, qu'on voulût bien lui donner un verre d'eau.

—Grimaces que tout cela, dit Fang, ne pense pas me prendre pour dupe.

—Je crois qu'il n'est vraiment pas bien, monsieur le magistrat, dit l'officier de police.

—J'en sais plus long que vous là-dessus, dit Fang.

—Prenez garde, officier de police, dit le vieux monsieur levant les mains instinctivement, prenez garde, il va tomber.

—Retirez-vous de là, officier de police, s'écria Fang d'un air brutal, et qu'il tombe si cela lui plaît.

Olivier profita de l'obligeante permission, et tomba évanoui sur le plancher. Les hommes de service, dans la salle, se regardèrent les uns les autres, mais pas un seul n'osa bouger.

—Je savais bien qu'il le faisait exprès, dit Fang (comme si cet accident eût été pour lui la preuve incontestable de ce qu'il avançait), il en sera bientôt las.

—Qu'allez-vous prononcer, Monsieur? demanda à voix basse le greffier.

—Le condamner sommairement, dit Fang, à trois mois de prison, et au tread-mill, [5] bien entendu. Evacuez la salle!

La porte était déjà ouverte à cet effet, et deux hommes se préparaient à porter dans la prison le pauvre Olivier, qui n'avait pas encore repris ses sens, lorsqu'un homme d'un certain âge et d'un extérieur décent, quoique pauvre, à en juger par ses habits noirs un tant soit peu râpés, se précipita dans la salle; et s'approchant de la barre:

—Arrêtez! dit-il tout hors d'haleine, et sans se donner le temps de respirer, ne l'emmenez pas! suspendez le jugement!

Malgré la mauvaise humeur et les grossièretés du juge Fang, il lui fallut écouter le témoin. C'était le libraire; il avait tout vu, il raconta le fait, et Olivier fut remis en liberté. M. Brownlow était indigné de la conduite de Fang. Il voulut protester, mais on le jeta hors de la salle. Une pâleur mortelle couvrait les joues d'Olivier; à peine il pouvait se tenir. Le compatissant vieillard fit approcher un fiacre, et, ayant déposé l'enfant sur l'un des coussins, ils partirent.

XII. —Olivier est mieux traité qu'il ne l'a jamais été auparavant. —Particularité concernant un portrait.

Le fiacre roula le long de Mont-Plaisir, gagna la rue d'Exmouth, parcourant à peu près le même chemin qu'Olivier avait dû prendre la première fois qu'il entra à Londres en compagnie du Matois; et, prenant une route différente quand il eut atteint la taverne de l'Ange, à Islington, il s'arrêta enfin devant une petite maison de belle apparence, dans une rue bourgeoise et retirée de Pentonville. Là, sans perdre de temps, on prépara un lit dans lequel M. Brownlow fit placer le pauvre enfant, qui fut gardé avec une sollicitude et une tendresse sans égale.

Pendant plusieurs jours, Olivier demeura sans connaissance entre la vie et la mort. Il sortit enfin de cet état; il jeta un regard inquiet autour de lui:

—Quelle est cette chambre? Où m'a-t-on amené? dit Olivier.

Il prononça ces mots d'une voix faible, étant épuisé lui-même; mais ils furent entendus dès l'abord, car le rideau de son lit fut tiré aussitôt, et une bonne dame âgée, décemment vêtue, se leva en même temps d'un fauteuil qu'elle occupait près du lit, et dans lequel elle tricotait.

—Chut! mon ami, dit la vieille dame avec douceur. Il faut être bien tranquille, ou vous retomberiez malade; et vous avez été bien mal,— aussi mal qu'on peut être. Là! recouchez-vous comme un bon petit garçon. Disant cela, la bonne dame replaça doucement la tête d'Olivier sur l'oreiller; et, écartant les mèches de cheveux qui tombaient sur son front, elle le regarda d'un air si bon et si affectueux, qu'il ne put s'empêcher de placer sa petite main décharnée sur la sienne et de l'attirer autour de son cou.

—Dieu! dit la vieille dame les larmes aux yeux, quel bon petit cœur! comme il est reconnaissant! Que dirait sa mère si, après l'avoir gardé nuit et jour, comme je l'ai fait, elle pouvait le voir à présent?

—Peut-être bien qu'elle me voit, chuchota Olivier en joignant les mains, peut-être bien qu'elle était assise auprès de moi, Madame; il me semble qu'elle était auprès de moi.

—C'est l'effet de la fièvre, mon ami, dit la bonne dame.

—C'est bien possible, reprit Olivier d'un air pensif, parce qu'il y a bien loin d'ici au ciel, et on y est trop heureux pour descendre près du lit d'un pauvre enfant. Pourtant, si elle a su que j'étais malade, elle m'aura plaint de là-haut, car elle a tant souffert elle-même avant de mourir! Elle ne peut rien savoir de ce qui m'arrive cependant, ajouta-t-il après un moment de silence; car, si elle m'avait vu battre, cela l'aurait rendue triste, et son visage était toujours si doux et si riant chaque fois que j'ai rêvé d'elle!

La vieille dame ne répondit rien; mais, essuyant ses yeux d'abord, puis ses lunettes, qui étaient sur la courtepointe, elle donna à l'enfant une boisson rafraîchissante, et, lui passant la main sur la joue, lui recommanda de rester bien tranquillement dans son lit, sans quoi il retomberait malade.

Olivier se tint coi; d'abord parce qu'il voulait obéir en tout à la bonne dame, et aussi, à dire le vrai, parce qu'il était tout à fait épuisé par ce qu'il venait de dire. Il se laissa bien aller à un sommeil réparateur dont il fut tiré par la lumière d'une chandelle qui, approchée de son lit, lui laissa voir un monsieur qui, lui tâtant le pouls tout en consultant une grosse montre d'or, à tic-tac fortement prononcé, qu'il tenait à la main, dit qu'il le trouvait beaucoup mieux.

—Vous êtes beaucoup mieux, n'est-ce pas, mon ami? dit ce dernier.

—Oui, Monsieur, je vous remercie, répliqua Olivier.

—Je sais bien que vous devez être mieux, reprit l'autre. Vous avez faim, n'est-il pas vrai?

—Non, Monsieur, répondit l'enfant.

—Hein! fit le monsieur. Non, je sais bien que vous ne devez pas avoir faim. Il n'a pas faim, madame Bedwin, continua-t-il d'un air d'importance en se tournant vers la vieille dame.

Celle-ci fit un signe de tête respectueux qui semblait dire qu'elle croyait le docteur un très habile homme: celui-ci, de son côté, parut avoir de lui la même opinion.

—Vous avez sommeil, n'est-il pas vrai, mon ami? poursuivit le docteur.

—Non, Monsieur, répondit Olivier.

—Non, reprit l'autre d'un air de connaisseur, vous n'avez pas sommeil. Vous n'avez pas soif, non plus, n'est-ce pas?

—Si, Monsieur, je suis un peu altéré, répliqua l'enfant.

—C'est justement ce que je pensais, madame Bedwin, dit le docteur. C'est tout naturel, au fait, qu'il soit altéré; c'est tout à fait naturel. Vous pouvez lui donner un peu de thé et une rôtie sans beurre. Ne le tenez pas trop chaudement, madame Bedwin; cependant ayez bien soin qu'il n'ait pas trop froid. Vous comprenez, n'est-ce pas?

La bonne dame fit une révérence, et le docteur, ayant goûté la potion rafraîchissante et fait une signe d'approbation, s'éloigna en faisant craquer ses bottes sur le parquet d'un air d'importance et de dignité. Olivier se rendormit peu après, et il était près de minuit quand il s'éveilla. Madame Bedwin alors lui souhaita une bonne nuit et le laissa aux soins d'une grosse vieille femme qui venait d'entrer apportant dans son ridicule un petit livre de prières et un large bonnet de nuit.

Il y avait déjà longtemps qu'il faisait jour quand Olivier s'éveilla frais et dispos. La crise du mal s'était passée sans danger, et il appartenait encore à ce monde. En moins de trois jours il fut capable de s'asseoir sur une chaise longue, appuyé sur des oreillers; et, comme il était encore trop faible pour marcher, madame Bedwin l'avait descendu dans sa propre chambre, où elle s'asseyait auprès de lui, au coin du feu, et, enchantée qu'elle était de voir en lui un mieux si sensible, elle versa des larmes d'attendrissement.

—Ne faites pas attention, mon ami, mais ça part malgré moi, dit-elle; là! voilà que c'est fini, maintenant, et je me sens tout à fait soulagée!

—Vous êtes bien bonne pour moi, Madame, en vérité, dit Olivier.

—C'est bon! n'parlons pas de ça, mon ami, reprit la bonne dame. Ça n'a rien à faire avec votre bouillon, et il est grandement temps que vous le preniez; car le docteur dit que M. Brownlow pourrait venir vous voir ce matin, et il faut que nous soyons sur notre quarante-huit: parce que meilleure mine nous aurons, plus il sera content.

Disant cela, la bonne dame fit chauffer dans une casserole un plein bol de bouillon assez fort (s'il eût été réduit à la force requise dans les dépôts de mendicité) pour fournir un copieux dîner à trois cent cinquante pauvres pour le moins.

—Aimez-vous les tableaux, mon ami? demanda la bonne dame voyant qu'Olivier avait les yeux fixés avec une attention toute particulière sur un portrait accroché à la muraille juste en face de lui.

—Je ne saurais vous dire, Madame! répondit celui-ci sans quitter les yeux de dessus le tableau. J'en ai vu si peu, que je ne sais vraiment pas . . . Quelle figure douce et belle elle a, cette dame!

—Ah! dit la bonne dame, les peintres font toujours les personnes plus jolies qu'elles ne sont; sans quoi ils n'auraient pas de pratiques, mon enfant. Celui qui a inventé la machine pour prendre des ressemblances aurait bien dû savoir que ça ne réussirait jamais: c'est beaucoup trop fidèle, beaucoup trop! reprit-elle en riant de tout son cœur de la malice avec laquelle elle avait dit cela.

—Est-ce que ça ressemble à quelqu'un, Madame? demanda Olivier.

—Oui, répliqua la bonne dame levant les yeux un instant; c'est ce qu'on appelle un portrait.

—À qui ressemble-t-il? demanda l'enfant avec curiosité.

—Ah! dame, je ne sais pas, mon ami, reprit-elle d'un air enjoué; ce n'est probablement pas à quelqu'un que ni vous ni moi connaissions, du moins que je sache. Vous avez l'air de prendre plaisir à le regarder, mon ami?

—Il est si joli! si beau! répliqua Olivier.

—Je pense que vous n'en avez pas peur? dit la bonne dame observant avec surprise l'air de respect avec lequel l'enfant regardait le portrait.

—Oh! bien sûr que non, répondit promptement celui-ci; mais les yeux de cette dame paraissent si tristes, et, d'où je suis, ils semblent fixés sur moi . . . Cela me fait battre le cœur, comme s'il était vivant (poursuivit-il d'un ton plus bas), et qu'il voulût me parler, mais qu'il ne pût pas.

—Que le bon Dieu vous bénisse! s'écria la bonne dame en tressaillant; ne parlez pas comme ça, enfant! vous êtes faible et nerveux après la maladie que vous venez de faire; laissez-moi tourner votre chaise de l'autre côté, et, alors, vous ne la verrez pas; là! dit-elle en joignant l'action à la parole; vous ne pouvez plus le voir maintenant, du moins!

Olivier le voyait en imagination aussi bien que si on ne l'eût pas changé de place; mais il pensa qu'il ferait mieux de ne pas chagriner la bonne dame, aussi il sourit gracieusement quand elle le regarda; et madame Bedwin, de son côté, contente de voir qu'il se trouvait plus à l'aise, sala son bouillon et y mit de petites croûtes de pain rôti avec tout l'apparat qui convient à un apprêt si solennel. Il l'expédia avec une promptitude extraordinaire; et il avait à peine avalé la dernière cuillerée, qu'on frappa doucement à la porte.

—Entrez! dit la bonne dame.

M. Brownlow (car c'était lui) entra aussi lestement que possible; mais il n'eut pas plus tôt haussé ses lunettes sur son front, et mis ses mains derrière les pans de sa robe de chambre pour bien examiner Olivier, que sa figure changea plusieurs fois d'expression, et qu'elle fit des contorsions toutes plus grotesques les unes que les autres. Olivier était affaibli par la maladie, et comme, par respect pour son bienfaiteur, il faisait des efforts inutiles pour se tenir debout, il finissait toujours par retomber en arrière sur sa chaise; de sorte que M. Brownlow, qui, à dire vrai, avait à lui seul plus de sensibilité qu'une demi-douzaine d'hommes comme lui, ne put retenir des larmes qui s'échappèrent de ses yeux comme par un procédé hydraulique que nous ne sommes pas assez philosophe pour pouvoir expliquer.

—Pauvre enfant! pauvre enfant! dit-il en éclaircissant sa voix. Je suis un peu enroué, ce matin, madame Bedwin, je crains d'avoir attrapé un rhume.

—Faut espérer que non, Monsieur, reprit celle-ci, tout le linge que je vous ai donné était bien sec.

—Je ne sais pas, Bedwin, je ne sais pas, poursuivit M. Brownlow, il me semble que la serviette que vous m'avez donnée hier, à dîner, était un peu humide. Mais n'importe! Comment vous trouvez-vous, mon ami?

—Très heureux, Monsieur, répondit Olivier, et très reconnaissant de vos bontés pour moi.

—Charmant enfant! dit M. Brownlow remis de son émotion. Lui avez-vous donné quelque nourriture, Bedwin? quelque bouillon, hein!

—Il vient de prendre un bol d'excellent consommé, répondit madame Bedwin se relevant de toute sa hauteur, et prononçant ces derniers mots avec emphase pour faire comprendre qu'entre un bouillon et un consommé, il n'y avait pas le moindre rapport.

—Pouah! fit M. Brownlow haussant les épaules, deux ou trois verres de vin de Porto lui auraient fait beaucoup plus de bien, n'est-il pas vrai, Tom White, hein?

—Je m'appelle Olivier, Monsieur, reprit le jeune convalescent d'un air étonné.

—Olivier! dit M. Brownlow; Olivier qui? Olivier White, hein?

—Non, Monsieur, Twist; Olivier Twist.

—Drôle de nom! dit le vieux monsieur. Pourquoi avez-vous dit au magistrat que vous vous nommiez White?

—Je ne lui ai jamais dit cela, Monsieur, répondit Olivier avec un surcroît d'étonnement.

Ceci ressemblait tellement à un mensonge, que le vieux monsieur regarda fixement Olivier. Il était impossible de ne pas le croire: le caractère de la vérité était empreint sur tous les traits fins et délicats de son visage.

C'est sans doute une erreur, dit M. Brownlow. Mais, quoique ce dernier n'eût plus de motif pour considérer attentivement Olivier, l'idée de ressemblance entre ses traits et quelque visage qui lui était connu le travaillait si fortement, qu'il ne pouvait détourner les yeux de dessus lui.

—Vous n'êtes pas fâché contre moi, n'est-ce pas, Monsieur? dit Olivier avec un regard suppliant.

—Non, non, répondit M. Brownlow. Dieu! voyez donc, Bedwin! regardez donc là!

—En parlant ainsi, il comparait du doigt le portrait et le visage de l'enfant. Il y avait une ressemblance parfaite. Les yeux, la bouche, les traits, la forme de la tête étaient absolument les mêmes. L'expression de la physionomie était tellement pareille en ce moment, que les moindres lignes y semblaient copiées avec une exactitude qui n'avait rien de terrestre.

Olivier ignora la cause de cette exclamation subite, car il était si faible, qu'il ne put supporter le tressaillement qu'elle lui causa, et il s'évanouit.

XIII. —Comment, par le moyen du facétieux vieillard, le lecteur intelligent va faire la connaissance d'un nouveau personnage. —Particularités et faits intéressants appartenant à cette histoire.

Quand le Matois et son digne ami, maître Bates, se joignirent à ceux qui poursuivaient Olivier, en conséquence de leur attentat à la propriété de M. Brownlow, ils agissaient dans leur propre intérêt; car comme la liberté individuelle est la première chose dont se vante un Anglais de vraie race, je n'ai pas besoin de faire remarquer au lecteur que cette action doit les exalter aux yeux de tout bon patriote.

Ce ne fut que lorsque nos deux garçons eurent parcouru un labyrinthe de cours et de rues étroites qu'ils s'arrêtèrent d'un commun accord sous une voûte basse et sombre. Y étant restés en silence le temps juste qu'il leur fallait pour reprendre haleine, maître Bates poussa un cri de satisfaction et de joie; et, partant d'un grand éclat de rire, il se laissa tomber sur le seuil d'une porte et s'en donna à cœur joie.

—Qu'est-ce qu'y a? demanda le Matois.

—Ah! ah! ah! fit Charlot.

—Tu vas te taire, dit le Matois, regardant autour de lui avec précaution. As-tu envie de nous faire pincer, animal?

—C'est plus fort que moi, dit Charlot; j'peux pas m'en empêcher, quoi! Y m'semble encore le voir courir et s'rendre dans les poteaux au détour des rues, puis, comme s'il était de fer aussi bien qu'eux, de r'prendre ses jambes à son cou comme de plus belle, et moi, avec l'blavin dans ma poche, criant après lui comme les autres; ah! Dieu, s'il est possible! . . .

L'imagination active de maître Bates lui représentait la scène sous des couleurs trop fortes; quand il en fut à ce point de son discours, il se roula sur le seuil de la porte, et se mit à rire encore plus fort qu'auparavant.

—Qu'est-ce que va dire Fagin? demanda le Matois, profitant pour cela du moment où son ami, n'en pouvant plus, gardait le silence.

—Quoi? reprit Charlot.

—Oui, quoi? dit le Matois.

—Eh bien! répliqua. Charlot un tant soit peu frappé de la manière avec laquelle le Matois fit cette remarque, qu'est-ce qu'y peut dire?

Le Matois, en guise de réponse, s'amusa à siffler, puis il ôta son chapeau et se gratta la tête en faisant deux ou trois grimaces.

—Je n'te comprends pas, dit Charlot.

—Tra de ri de ra . . . c'est la mère Michel qu'a perdu son . . . fit le Matois d'un air goguenard.

Ceci était explicatif, mais non pas satisfaisant. Maître Bates le sentit bien, et demanda à son ami ce qu'il voulait dire.

Le Matois ne répondit rien; mais, donnant un léger coup de tête pour remettre son chapeau en place, et prenant sous ses bras les longs pans de son habit, il se fit une bosse à la joue avec sa langue, se donna quelques chiquenaudes sur le nez d'un air familier, mais expressif, et faisant une pirouette, il s'élança dans la cour. Maître Bates le suivit d'un air pensif. Le bruit de leurs pas sur les marches du vieil escalier attira l'attention du juif assis en ce moment devant le feu, un cervelas et un petit pain dans sa main gauche, un couteau dans sa droite et un pot d'étain sur le trépied. On eût pu apercevoir un ignoble sourire sur sa figure blême, quand il se détourna pour écouter attentivement, penchant l'oreille vers la porte, et jetant un regard fauve de dessous ses sourcils rouges.

—Comment cela se fait-il? murmura-t-il changeant de contenance, ils ne sont que deux maintenant! Où est le troisième? Leur serait-il arrivé quelque chose? Ecoutons!

Les pas se firent entendre plus distinctement. Les deux jeunes messieurs atteignirent le palier, la porte s'ouvrit lentement et elle se referma derrière eux.

—Où est Olivier? dit le juif d'un air furieux, qu'avez-vous fait de cet enfant?

Les jeunes filous se regardèrent l'un l'autre d'un air embarrassé, comme s'ils redoutaient la colère du juif; mais ils gardèrent le silence.

—Qu'est devenu Olivier? dit le juif saisissant le Matois au collet et le menaçant avec d'horribles imprécations. Parle, ou je t'étrangle! Parleras-tu, dit-il d'une voix de tonnerre, et le secouant d'une telle force qu'il était tout à fait surprenant qu'il pût tenir dans son habit, qui, comme on le sait, n'était pas des plus étroits.

—Eh bien! il est pincé et voilà tout, dit enfin le Matois d'un air bourru. Voyons, lâchez-moi, voulez-vous? Il dit, et, d'un seul élan se dégageant de son habit qui resta entre les mains du juif, il saisit la fourchette à faire rôtir, et visa au gilet du facétieux vieillard une botte qui, si elle eût porté, l'aurait privé de sa gaieté pour six semaines ou deux mois pour le moins.

Le juif, en cette circonstance, recula avec plus d'agilité qu'on n'eût pu l'attendre d'un homme de son âge, et s'emparant du pot d'étain, il s'apprêtait à le lancer à la tête de son adversaire, quand Charlot Bates, détournant en ce moment son attention par un hurlement affreux, changea la destination du pot, et Fagin le jeta plein de bière à la tête de ce dernier.

—Allons, maintenant, que se passe-t-il ici? murmura une grosse voix: qui est-ce qui m'a jeté cela à la figure? C'est bien heureux que je n'aie reçu que la bière et non pas le pot, sans quoi j'aurais fait l'affaire à quelqu'un. Il ne me serait jamais venu à l'idée qu'un vieux voleur de juif puisse jeter autre chose que de l'eau, et pas même encore ça, à moins qu'il ne fraude la compagnie des eaux filtrées. Qu'est-ce que tout ça, Fagin? Ma cravate pleine de bière!

—Venez-vous-en ici, vous! Quéqu'vous avez à rester là à c'te porte? Comme si vous aviez à rougir de vot'maître!

L'homme qui gronda ces mots était un fort gaillard de trente-cinq ans à peu près, portant une redingote de velours de coton noir, une culotte courte de gros drap brun tout usée, des brodequins et des bas de coton gris qui recouvraient des jambes massives surmontées de gros mollets; de ces jambes auxquelles il semble toujours manquer quelque chose, si elles ne sont garnies de chaînes.

—Venez ici, m'entendez-vous? dit-il d'un air qui n'était rien moins qu'engageant.

Un chien blanc au poil long et sale, ayant la tête déchirée en vingt endroits différents, entra en rampant dans la chambre.

—Vous vous faites bien prier, dit l'homme. Vous êtes devenu trop fier sans doute pour me reconnaître en compagnie, n'est-ce pas? . . . Couchez là!

Cet ordre fut accompagné d'un coup de pied qui envoya l'animal à l'autre bout de la chambre.

—Après qui en avez-vous donc? Vous maltraitez les garçons, vous, vieux ladre que vous êtes, vieux recéleur? dit l'homme s'asseyant d'un air délibéré. Je m'étonne qu'y n'vous assassinent pas. Si j'étais que d'eux je l'ferais. Si j'avais été votre apprenti, y a longtemps qu'ça s'rait fait, et que . . . mais non, j'aurais pas pu tirer un sou d'vot'peau après tout, car vous n'êtes bon à rien qu'à mettre en bouteille pour vous faire voir comme un phénomène de laideur; et j'pense bien qu'on n'en souffle pas d'assez grandes pour vous contenir.

—Chut! chut! monsieur Sikes, dit le juif tout tremblant. Ne parlez pas si haut.

—Pas tant de cérémonies s'il vous plaît, poursuivit le brigand, avec vot'air de m'appeler monsieur. Je sais bien où vous voulez en venir quand vous prenez c'ton-là; ça n'dénote rien de bon. Appelez-moi par mon nom, vous le connaissez bien. —Je ne le déshonorerai pas, allez, quand mon heure sera venue!

—C'est bon, c'est bon, Guillaume! dit le juif avec une abjecte humilité; vous me paraissez de mauvaise humeur, Guillaume?

—Peut-être bien, répliqua Sikes; vous n'faites pas l'effet vous-même d'être dans vos bons moments quand vous vous amusez à lancer des pots d'étain à la tête des gens, à moins que votre intention n'soit pas d'leur faire plus d'mal que quand vous les dénoncez, et que . . .

—Avez-vous perdu la tête? dit le juif prenant l'autre par la manche et lui montrant du doigt les enfants.

Sikes pour toute réponse fit semblant de se passer un nœud coulant autour du cou, et laissa tomber sa tête en la secouant sur l'épaule droite, pantomime que le juif parut comprendre parfaitement; puis en termes d'argot dont sa conversation était remplie, mais qu'il est inutile de rapporter ici, puisqu'ils ne seraient pas compris, il demanda un verre de liqueur.

—Et n'allez pas y mettre du poison, au moins! dit Sikes posant son chapeau sur la table.

Ceci fut dit en plaisantant; mais s'il eût pu voir le sourire amer avec lequel le juif se mordit la lèvre en se dirigeant vers le buffet, il eût pensé que la précaution n'était pas tout à fait inutile, ou que le désir en tout cas d'enchérir sur l'art du distillateur n'était pas éloigné du cœur du facétieux vieillard.

Après avoir avalé deux ou trois verres de liqueurs, Sikes voulut bien faire attention aux deux jeunes messieurs, condescendance de sa part qui amena une conversation dans laquelle la cause de l'arrestation d'Olivier fut racontée avec tels détails et changements que le Matois jugea plus convenable de faire selon les circonstances.

—J'ai bien peur, dit le juif, qu'il ne nous fasse de mauvaises affaires s'il vient à jaser.

—C'est encore possible, reprit Sikes avec un malin sourire; vous êtes flambé, Fagin!

—Et j'ai bien peur aussi, poursuivit le juif regardant l'autre fixement, sans paraître faire attention à la remarque qu'il venait de faire, j'ai bien peur que, si la mèche est découverte pour moi, elle ne le soit aussi pour bien d'autres, et ça deviendrait du vilain pour vous encore plus que pour moi, mon cher Sikes.

—Il faut que quelqu'un aille savoir ce qui s'est passé au bureau de police, dit Sikes d'un ton plus bas que celui qu'il avait pris depuis qu'il était entré.

Le juif fit un signe d'approbation.

—S'il n'a pas jasé et qu'il soit en prison, n'y a pas d'danger jusqu'à c'qu'y sorte, reprit Sikes, et alors y n'faut pas l'perdre de vue. Faut mettre la main dessus d'une façon ou d'autre.

Le juif fit un nouveau signe de tête approbatif.

La prudence de ce plan de conduite était évidente, sans aucun doute; mais malheureusement il y avait un obstacle à surmonter pour le mettre à exécution: c'est que le Matois, Charlot, Fagin et Sikes lui-même se trouvaient avoir l'antipathie la plus grande pour approcher d'un bureau de police, pour quelque cause et quelque prétexte que ce fût.

Combien de temps ils auraient pu être là à se regarder les uns les autres dans un état d'incertitude rien moins qu'agréable, c'est ce qu'on ne peut savoir. Il n'est pas nécessaire, d'ailleurs, de faire aucune conjecture à ce sujet, car l'entrée subite de deux jeunes demoiselles qu'Olivier avait déjà vues auparavant ranima la conversation.

—Voilà justement notre affaire! dit Fagin. Betty ira, n'est-ce pas, ma chère?

—Où donc? demanda celle-ci.

—Seulement jusqu'au bureau de police, ma chère, dit le juif d'un ton doucereux.

C'est une justice à rendre à celle-ci de dire qu'elle ne refusa pas positivement, mais qu'elle exprima simplement le désir de se donner, au diable plutôt que d'y aller: excuse honnête et délicate qui prouve que la jeune demoiselle était douée de cette politesse naturelle qui fait qu'on ne peut affliger son semblable par un refus formel.

Le juif, un tant soit peu décontenancé de la réponse de cette demoiselle, qui était gaiement (pour ne pas dire magnifiquement) parée d'une robe rouge, avec des bottines vertes et des papillotes jaunes, s'adressa à l'autre.

—Nancy, ma chère, dit-il d'un air flatteur, qu'en dis-tu?

—Que ça ne me va pas, Fagin, répondit Nancy. Ainsi ce n'est guère la peine de m'en parler.

—Que veux-tu dire par là? dit Sikes levant brusquement la tête.

—C'est comme je l'dis, Guillaume, reprit la fille avec le plus grand sang-froid.

—Pourquoi cela? répliqua Sikes. Tu es justement la personne qui convient; personne ne te connaît dans ce quartier.

—Avec ça que j'n'ai pas envie non plus qu'on me connaisse, continua Nancy sur le même ton; c'est plutôt non que oui avec moi, Guillaume.

—Elle ira, Fagin, dit Sikes.

—Non, elle n'ira pas, Fagin, s'écria Nancy.

—Je vous dis qu'elle ira, Fagin, répliqua Sikes.

Celui-ci avait raison: à force de menaces, de promesses et de présents alternativement, la demoiselle en question se laissa enfin persuader. Elle n'était pas retenue par les mêmes considérations que son aimable amie, ayant quitté récemment l'élégant faubourg de Ratcliffe pour venir habiter le quartier de Field-Lane, qui lui est tout opposé; elle n'avait donc point la crainte d'être reconnue par aucune de ses nombreuses connaissances.

En conséquence, ayant mis un tablier blanc et enfoncé ses papillotes sous un chapeau de paille (deux articles de parure tirés du magasin inépuisable du juif), Nancy se disposa à remplir sa mission.

—Attends un instant, ma chère, dit le juif apportant un petit panier couvert. Prends cela, ça donne toujours un air plus respectable.

—Donne-lui aussi une grosse clef, pour porter de l'autre main, Fagin, dit Sikes, ça ressemble mieux à une cuisinière qui va au marché.

—C'est vrai, reprit le juif passant une grosse clef à l'index de la main droite de la jeune fille. Là! . . . c'est vraiment ça! continua-t-il en se frottant les mains.

—Oh! mon frère! mon frère bien-aimé! mon cher petit frère! s'écria Nancy feignant le chagrin, et se tordant les mains en signe de désespoir, qu'est-il devenu? Où l'a-t-on emmené? Ah! par pitié, Messieurs, dites-moi ce qu'est devenu cet enfant; je vous en supplie, Messieurs, dites-le-moi!

Ayant dit ces paroles du ton le plus lamentable, à la satisfaction indicible de ses auditeurs, Nancy se tut, jeta un regard à la compagnie, fit un sourire d'intelligence à chacun et disparut.

—Ah! c'est une fille bien adroite, mes enfants! dit le juif en secouant la tête d'un air grave comme un muet avertissement de suivre l'illustre exemple qu'ils avaient devant les yeux.

—Elle est la gloire et l'honneur de son sesque, dit Sikes remplissant son verre et donnant un coup de son énorme poing sur la table.

—A sa santé! Dieu veuille que toutes les femmes lui ressemblent!

Tandis qu'en son absence on faisait ainsi son éloge, l'incomparable jeunesse se dirigeait de son mieux vers le bureau de police, où, malgré quelque peu de timidité naturelle à son sexe de marcher ainsi seule dans les rues, elle arriva peu de temps après en toute sûreté.

Prenant par les derrières du bâtiment, elle frappa doucement avec sa clef à la porte d'une des cellules et prêta l'oreille; comme elle n'entendit aucun bruit en-dedans, elle toussa et écouta encore, et, voyant qu'on ne répondait pas, elle appela.

—Olivier, dit Nancy d'une voix douce, Olivier! mon ami!

—Qui est là? répondit-on d'une voix faible et languissante.

—N'y a-t-il pas un petit garçon ici? demanda Nancy en soupirant.

—Non, fut-il répondu que Dieu l'en préserve!

Comme aucun de ces criminels ne répondit au nom d'Olivier et ne put en donner des nouvelles, Nancy alla droit à l'agent de la police (le gros joufflu au gilet rayé dont il a déjà été parlé), et, avec des lamentations et des cris qu'elle rendit encore plus pitoyables en agitant son panier et sa clef, elle demanda son frère chéri.

—Il n'est pas ici, ma chère, dit ce dernier.

—Où est-il? dit Nancy d'un air égaré.

—Le monsieur l'a emmené, reprit l'autre.

—Quel monsieur? oh! Dieu du ciel! quel monsieur? s'écria la fille.

En réponse à ces questions incohérentes, l'agent de police raconta à cette sœur affligée comme quoi Olivier s'était évanoui dans le bureau du magistrat, et comment, sur la déposition d'un témoin qui avait prouvé que le vol avait été commis par un autre enfant, qui s'était sauvé, il avait été acquitté et emmené par le plaignant à la demeure de ce dernier, quelque part du côté de Pentonville, d'après l'adresse que le monsieur avait donnée au cocher en montant dans le fiacre.

Dans un état affreux de doute et d'incertitude, l'éplorée se retira en chancelant; mais à peine eut-elle franchi le seuil de la porte, que, reprenant sa démarche ferme et assurée, elle se rendit en toute hâte à la demeure du juif par le chemin le plus long et le plus détourné.

Guillaume Sikes n'eut pas plus tôt connu le résultat de la démarche de Nancy, qu'appelant son chien brusquement et mettant son chapeau sur sa tête, il s'en alla sans dire adieu à la compagnie.

—Il faut que nous sachions où il est, mes enfants; il faut que nous le trouvions, dit le juif grandement troublé. Charlot, ne fais rien autre chose que d'aller à sa recherche, jusqu'à ce que tu nous aies rapporté de ses nouvelles. Nancy, ma chère, il faut que je le trouve, n'y a pas à dire. Je compte sur toi, ma chère; sur toi et sur le Matois, pour tout cela.

—Attendez! attendez! ajouta-t-il ouvrant un des tiroirs de la commode d'une main tremblante; voici de l'argent, mes amis. Je fermerai cette boutique ce soir. Vous savez où me trouver; ne vous arrêtez pas ici un instant, pas un seul instant, mes amis. Disant cela, il les poussa hors de la chambre, et, fermant soigneusement la porte aux verrous et à la clef, il tira de sa cachette la boite qu'il avait, sans le vouloir, découverte aux yeux d'Olivier, il se mit en devoir de cacher les montres et les bijoux sous ses vêtements.

XIV. —Détails concernant le séjour d'Olivier chez M. Brownlow. —Prédiction remarquable d'un certain M. Grimwig au sujet d'un message dont l'enfant est chargé.

Olivier revint bientôt de l'évanouissement que lui avait causé la brusque exclamation de M. Brownlow; et, le sujet du tableau ayant été évité avec soin, de même que ce qui pouvait avoir rapport à l'histoire ou à l'avenir de l'enfant, la conversation roula sur des choses capables de l'amuser sans exciter sa sensibilité. Il était encore trop faible pour se lever à l'heure du déjeuner; mais le lendemain, lorsqu'il descendit dans la chambre de la femme de charge, son premier soin fut de jeter un coup d'œil sur la muraille dans l'espoir de revoir la figure de la belle dame.

—Ah! fit la femme de charge suivant des yeux le regard d'Olivier, il est parti, comme vous le voyez.

—Je vois bien, Madame, reprit Olivier en soupirant. Pourquoi l'a-t-on ôté de là?

—On l'a descendu dans le salon, mon enfant, parce que M. Brownlow dit que, comme la vue de ce portrait paraît vous faire mal, cela pourrait retarder votre guérison, poursuivit la bonne dame.

—Oh! que non, Madame! répliqua Olivier; cela ne me faisait pas de mal, je vous assure; j'avais tant de plaisir à le voir!

—C'est bon, c'est bon! dit la dame d'un air enjoué; rétablissez-vous le plus vite que vous pourrez, et on le remettra à sa place, c'est moi qui vous le dis. Maintenant, parlons d'autre chose.

Voilà tout ce qu'Olivier put savoir pour cette fois du tableau mystérieux; et comme la vieille dame s'était montrée si bonne envers lui pendant sa maladie, il essaya de porter son attention sur un autre objet: c'est pourquoi il prêta une oreille attentive aux récits nombreux qu'elle lui fit au sujet de sa fille, mariée à un grand bel homme, habitant tous deux la province.

M. Brownlow lui fit acheter un habillement neuf, et lui laissa la liberté de disposer à son gré de ses vieilles hardes. Il les donna à un domestique, qui les vendit le jour même à un juif.

Un soir qu'il était à causer avec madame Bedwin, quelques jours après l'aventure du portrait, M. Brownlow envoya dire que, si Olivier se sentait bien, il le priait de venir dans son cabinet pour causer un instant avec lui.

—Bonne Vierge Marie! s'écria madame Bedwin, lavez-vous bien vite les mains, et venez ensuite que je vous arrange un peu les cheveux. Si j'avais pu prévoir ça, je vous aurais mis un col blanc et je vous aurais fait propre comme un sou.

Olivier se lava les mains, selon que la bonne dame le lui avait dit; et, quoique celle-ci regrettât beaucoup de n'avoir seulement pas le temps de plisser la petite collerette de son jeune protégé, il avait vraiment si bonne mine qu'elle ne put s'empêcher de dire en le regardant des pieds à la tête, qu'elle ne savait réellement pas s'il lui aurait été possible, lors même qu'elle eût été prévenue longtemps d'avance, d'opérer en lui un plus grand changement en mieux.

Ainsi encouragé par ces paroles de la bonne dame, Olivier entra dans le cabinet de Brownlow, après avoir frappé doucement à la porte. C'était une jolie petite pièce remplie de livres, ayant vue sur des jardins superbes. À une table auprès de la croisée était assis ce monsieur avec un volume à la main. Il posa son livre sur la table à la vue d'Olivier, et lui dit de venir s'asseoir auprès de lui.

—Maintenant, dit M. Brownlow prenant un ton plus doux et plus sérieux cependant, j'ai besoin que vous prêtiez une oreille attentive à ce que je vais vous dire, mon ami. Je vous parlerai à cœur ouvert, persuadé que je suis que vous êtes aussi capable de me comprendre que bien des personnes plus âgées que vous.

—Oh! ne me parlez pas de me renvoyer, Monsieur, je vous en conjure! s'écria l'enfant effrayé du ton avec lequel M. Brownlow fit cet exorde. Ne m'exposez pas à errer de nouveau dans les rues! Gardez-moi ici comme domestique! Ne me renvoyez pas à l'affreux endroit d'où je viens! ayez pitié d'un pauvre enfant, Monsieur, je vous en supplie!

—Mon cher enfant, dit le vieux monsieur touché de l'accent avec lequel Olivier fit cet appel soudain à sa sensibilité, vous n'avez pas besoin de craindre que je vous abandonne, à moins que vous ne m'en donniez le sujet.

—Jamais, Monsieur! jamais, je vous assure! répliqua Olivier.

—J'ai tout lieu de le croire, reprit à son tour le vieux monsieur; j'espère bien que vous ne m'en donnerez jamais le sujet. J'ai déjà été trompé auparavant par des gens à qui j'ai voulu faire du bien malgré cela, je me sens tout disposé à vous accorder ma confiance, et je suis plus intéressé en votre faveur que je ne puis m'en rendre compte à moi-même. Les personnes qui ont possédé mon affection la plus tendre reposent en paix dans la tombe; mais, quoique la joie et le bonheur de ma vie les y aient suivies, je n'ai pas fait un cercueil de mon cœur, et je ne l'ai pas fermé pour toujours aux plus douces émotions. Une profonde affliction n'a fait que les rendre plus fortes, et cela doit être, car elle épure notre cœur. C'est bien, c'est bien, poursuivit-il d'un air enjoué; je dis cela, parce que vous avez un jeune cœur, et que, sachant que j'ai eu de grands chagrins, vous éviterez avec plus de soin de les renouveler. Vous dites que vous êtes orphelin, sans un seul ami sur la terre; toutes les recherches que j'ai faites à ce sujet confirment votre rapport; racontez-moi votre histoire, d'où vous venez, qui vous a élevé, et comment vous vous êtes trouvé en compagnie de ceux avec qui je vous ai vu. Dites-moi la vérité, et si je vois que vous n'ayez commis aucun crime, vous ne serez jamais sans ami tant que je vivrai.

Les sanglots d'Olivier lui ôtèrent la parole pendant quelques instants, et comme il allait raconter comment il avait été élevé à la ferme, et, de là emmené par M. Bumble au dépôt de mendicité, deux coups de marteau qui partaient d'une main impatiente se firent entendre à la porte de la rue, et presque aussitôt la domestique vint annoncer M. Grimwig.

—Monte-t-il? demanda M. Brownlow.

—Oui, Monsieur, répondit celle-ci; il s'est informé s'il y avait des muffins à la maison, et comme je lui ai répondu que oui, il a dit qu'il était venu pour prendre le thé avec vous.

M. Brownlow sourit, et se tournant vers Olivier:

—M. Grimwig, dit-il, est une vieille connaissance. Il ne faut pas faire attention s'il a les manières un peu brusques, c'est un digne homme, du reste, et que j'estime sincèrement.

—Faut-il que je descende, Monsieur? demanda Olivier.

—Non pas, reprit M. Brownlow, je préfère que vous restiez.

En ce moment parut un gros individu boitant tout bas d'une jambe et s'appuyant sur une canne énorme. Il avait l'habitude, en parlant, de pencher sa tête d'un côté et de la tourner en manière de spirale, comme le fait un perroquet. C'est dans cette attitude, qu'ayant à la main un petit morceau d'écorce d'orange qu'il tenait à bras tendu, il s'écria d'une voix rauque et chagrine:

—Tenez! voyez-vous bien ceci? N'est-ce pas la chose la plus extraordinaire et la plus surprenante, que je ne puisse entrer dans aucune maison sans y trouver un morceau d'orange dans l'escalier! j'ai déjà été estropié une fois avec de l'écorce d'orange, et je sais que l'écorce d'orange sera ma mort; oui, j'en suis certain, l'écorce d'orange causera ma mort. J'en mangerais ma tête, que l'écorce d'orange sera ma mort!

C'était l'offre avec laquelle M. Grimwig appuyait presque toutes les assertions qu'il faisait. Ce qui rendait la chose d'autant plus extraordinaire en ce cas, c'est que, en admettant même (en faveur de l'argument) que les progrès scientifiques fussent portés à ce point de donner à un homme la facilité de manger sa propre tête, s'il était bien résolu à le faire, celle du susdit monsieur était tellement grosse, que l'homme le plus ardent à prouver cette possibilité physique n'eût jamais été assez téméraire pour espérer d'en venir à bout en un seul repas, abstraction faite d'une couche épaisse de poudre dont elle était garnie.

—J'en mangerais ma tête! répéta M. Grimwig frappant de son bâton sur le parquet en apercevant Olivier. Allons! qu'est-ce que c'est que ça? ajouta-t-il, faisant deux ou trois pas en arrière.

—C'est le petit Olivier Twist dont je vous ai parlé, dit M. Brownlow.

Olivier fit un salut.

—Vous ne voulez pas dire que c'est cet enfant qui a eu la fièvre, je pense? dit M. Grimwig reculant encore. Attendez un peu! ne dites rien! M'y voilà! ajouta-t-il brusquement, perdant toute crainte de la fièvre, enchanté qu'il était de sa découverte; c'est cet enfant qui a mangé une orange, et qui en aura jeté l'écorce dans l'escalier! Si ce n'est pas lui, je veux manger ma tête et la sienne par-dessus le marché!

—Non; vous vous trompez; il n'a pas mangé d'orange, dit en souriant M. Brownlow. Allons, posez là votre chapeau, et parlez à mon jeune ami.

—C'est là le garçon dont vous m'avez parlé, n'est-ce pas? dit enfin M. Grimwig.

—C'est lui-même, répondit M. Brownlow, faisant un signe de tête amical à Olivier.

—Eh bien! comment vous portez-vous, mon garçon? reprit Grimwig.

—Beaucoup mieux, Monsieur, je vous remercie, répondit Olivier.

M. Brownlow, craignant que son singulier ami ne dit quelque chose de désagréable à son jeune protégé, pria celui-ci d'aller dire à madame Bedwin qu'ils étaient prêts pour le thé, ce qui fit d'autant plus de plaisir à l'enfant, que les manières du nouveau venu ne lui revenaient qu'à moitié.

—Ne trouvez-vous pas que cet enfant est intéressant? demanda M. Brownlow.

—Je ne sais pas trop, reprit sèchement Grimwig.

—Vous ne savez pas?

—Non, en vérité. Je ne vois pas de différence dans les enfants; ne connais que deux espèces d'enfants: les uns pâles et fluets, et autres colorés et joufflus.

—Et dans quelle catégorie rangez-vous Olivier?

—Dans celle des fluets. J'ai un de mes amis qui a un gros garçon bouffi (un beau garçon qu'ils appellent ça), avec une tête comme une boule, des joues rouges et des yeux étincelants, un enfant horrible, quoi? dont le corps et les membres semblent forcer les coutures de ses habits, ayant avec tout cela une voix de pilote et un appétit de loup. Je le connais, le monstre!

—Allons! dit M. Brownlow, ce n'est pas là le défaut d'Olivier; ainsi il ne peut exciter votre courroux.

—Sans doute, il n'a pas ce défaut-là, mais il peut en avoir de pires.

En ce moment M. Brownlow toussa avec impatience; ce qui parut faire grand plaisir à M. Grimwig.

—Oui, je le répète, dit ce dernier, il peut en avoir de pires. D'où vient-il? qui est-il? et quel est-il? . . .

Il a eu la fièvre. Qu'est-ce que cela prouve? La fièvre n'est pas particulière aux honnêtes gens, du moins que je sache. Les méchantes gens n'ont-ils pas aussi quelquefois la fièvre, hein? J'ai connu, dans la Jamaïque, un homme qui s'est fait pendre pour avoir assassiné son maître; il avait eu six fois la fièvre. On ne l'a pas recommandé pour cela à la clémence de la cour, pouah! c'te bêtise!

Le fait est que, dans le fond de son cœur, M. Grimwig était fortement disposé à convenir que l'air et les manières d'Olivier parlaient en sa faveur, mais il était disposé plus que jamais à contredire, excité qu'il était d'ailleurs par l'écorce d'orange; et comme il avait mis dans sa tête que personne ne lui ferait avouer si un enfant était bien ou non, il avait résolu dès l'abord de combattre l'opinion de son ami.

Aussi, lorsque celui-ci eut avoué qu'il ne pouvait répondre d'une manière satisfaisante à aucune de ses questions, et qu'il avait attendu, pour interroger Olivier sur ses antécédents, que ce dernier fût mieux portant, M. Grimwig ricana malicieusement, et demanda d'un air moqueur si la femme de chambre avait coutume de compter l'argenterie chaque soir; parce que si un de ces quatre matins il ne lui manquait pas deux ou trois cuillers, il mangerait, etc., etc.

—Et quand devez-vous entendre le récit fidèle et circonstancié de la vie et des aventures d'Olivier Twist? demanda Grimwig à M. Brownlow vers la fin du repas, lorgnant en même temps Olivier du coin de l'œil.

—Demain matin, répondit M. Brownlow. Je préfère qu'il soit seul avec moi pour cela. Venez me trouver demain matin à dix heures, mon ami, continua-t-il en s'adressant à Olivier.

—Oui, Monsieur, reprit l'enfant avec quelque hésitation, honteux de se voir observé si attentivement par M. Grimwig.

—Voulez-vous parier qu'il n'ira pas vous trouver demain matin? dit tout bas ce dernier à l'oreille de M. Brownlow. Je l'ai vu hésiter; il vous trompe, mon cher.

—Je jurerais que non, dit M. Brownlow avec chaleur.

—S'il ne vous trompe pas, reprit l'autre, je veux bien . . . (Et le bâton de retentir sur le parquet.)

—Je répondrais sur ma vie que cet enfant dit la vérité, dit M. Brownlow frappant du poing sur la table.

—Et moi, sur ma tête, qu'il vous trompe, reprit l'autre frappant aussi sur la table.

—Nous verrons bien, dit M. Brownlow cherchant à cacher son dépit.

—Oui, c'est ce que nous verrons, repartit Grimwig avec un sourire moqueur, c'est ce que nous verrons!

Comme si le sort l'eût fait exprès, madame Bedwin entra sur ces entrefaites, apportant un petit paquet de livres que M. Brownlow avait achetés le matin même du bouquiniste qui a déjà figuré dans cette histoire, et, l'ayant posé sur la table, elle se disposait à sortir de la chambre.

—Dites au garçon d'attendre, madame Bedwin, dit M. Brownlow, il y a quelque chose à remporter.

—Il est parti, Monsieur, reprit madame Bedwin.

—Rappelez-le, c'est important, répliqua M. Brownlow. Cet homme n'est pas riche, et ces livres ne sont pas payés: il y a aussi d'autres livres à remporter.

La porte de la rue fut ouverte; Olivier courut d'un côté et la bonne de l'autre, tandis que, du perron, madame Bedwin appelait le garçon; mais celui-ci était déjà bien loin, et Olivier, ainsi que la bonne, revinrent tout essoufflés sans avoir pu le rejoindre.

—J'en suis vraiment fâché, s'écria M. Brownlow; j'aurais désiré que ces livres fussent reportés ce soir.

—Renvoyez-les par Olivier, dit M. Grimwig avec malice; vous êtes sûr qu'il les remettra fidèlement.

—Oh! oui, Monsieur, laissez-moi les reporter, je vous en prie dit Olivier; je courrai tout le long du chemin; j'aurai bientôt fait.

M. Brownlow allait dire qu'Olivier ne devait sortir pour quelque cause que ce fût, lorsqu'un coup d'œil malin de son vieil ami le détermina à laisser partir l'enfant qui, par un prompt retour, prouverait sur-le-champ à ce dernier l'injustice de ses soupçons, sur ce point du moins.

—Eh bien! oui, vous irez, mon ami, dit M. Brownlow. Les livres sont sur une chaise près de mon bureau; montez les chercher.

Olivier, enchanté de pouvoir se rendre utile, apporta les livres sous son bras avec beaucoup d'empressement, et attendit, la casquette à la main, qu'on lui expliquât ce qu'il avait à faire.

—Vous direz, ajouta M. Brownlow regardant fixement M. Grimwig, vous direz que vous venez porter ces livres et payer en même temps les quatre livres dix shillings que je dois. Voici un billet de banque de cinq livres; vous aurez dix shillings à me remettre.

—Je ne serai pas dix minutes, dit Olivier tout joyeux.

En même temps, il serra le billet de banque dans la poche de sa veste, qu'il boutonna jusqu'en haut, mit les livres sous son bras, et, ayant fait un salut respectueux, il sortit. Madame Bedwin le suivit jusqu'à la porte de la rue, lui donnant des renseignements sur le plus court chemin, sur le nom et l'adresse du libraire, toutes choses qu'Olivier dit très bien comprendre; et, lui ayant recommandé en outre de bien prendre garde de ne pas attraper un rhume, la bonne dame le laissa enfin partir.

—Que Dieu le bénisse! dit-elle en le regardant s'éloigner. Je ne sais pas pourquoi, mais je n'approuve pas qu'on le laisse ainsi partir.

En ce moment, Olivier tourna gaiement la tête et fit un signe gracieux avant que d'entrer dans une autre rue. Madame Bedwin lui rendit son salut en souriant; et ayant fermé la porte, elle se retira dans sa chambre.

Voyons un peu, dit M. Brownlow, tirant sa montre de son gousset et la posant sur la table. Il sera de retour dans vingt minutes au plus tard. Il fera nuit alors.

—Comptez-vous vraiment qu'il reviendra? demanda M. Grimwig.

—Et vous, ne le croyez-vous pas? dit en souriant M. Brownlow. M. Grimwig, déjà porté à la contradiction, le fut encore bien davantage, excité qu'il était par le sourire confiant de son ami.

—Non, dit-il en donnant un coup de poing sur la table; je ne le crois pas. Ce garçon a un habillement tout neuf sur le corps, un paquet de livres précieux sous le bras, et un billet de banque de cinq livres dans sa poche, il ira rejoindre ses anciens amis les voleurs, et se moquera de vous. Si jamais il revient dans cette maison, je veux manger ma tête! Disant cela, il approcha sa chaise de la table, et les deux amis attendirent en silence, la montre devant eux.

XV. —Montrant jusqu'à quel point le vieux juif et mademoiselle Nancy aimaient Olivier.

Cependant Fagin, Sikes et Nancy déguisée en cuisinière s'étaient réunis dans un cabaret du plus sale quartier de Londres, et là ils tenaient conseil en compagnie du chien au long poil blanc et sale. Sikes toujours bourru, le juif plus obséquieux, et Nancy déterminée plus que jamais à se mettre à l'affût pour surprendre Olivier.

—Allons, tu vas te mettre en chasse, n'est-ce pas, Nancy? dit Sikes en lui présentant un verre.

—Oui, Guillaume, répondit la fille après avoir avalé la liqueur d'un seul trait; et j'en ai bien assez, Dieu merci! Le pauv'p'tit a été malade et obligé de garder le lit; et . . .

—Ah! chère Nancy! dit Fagin levant la tête.

Soit qu'un coup d'œil significatif et un froncement des sourcils rouges du juif avertirent Nancy qu'elle allait être trop communicative, c'est ce qu'il nous importe peu de savoir; le fait seul est ce à quoi nous attachons de l'importance: qu'elle se tut, et, souriant gracieusement à Sikes, elle amena la conversation sur un autre sujet. Peu après, le vieux Fagin fut pris d'une toux si violente, que Nancy, jetant son châle sur ses épaules, déclara qu'il était temps de partir. Sikes, qui allait du même côté une partie du chemin, exprima son intention de l'accompagner; et ils sortirent ensemble, suivis, à peu de distance, du chien qui sortit d'une petite cour aussitôt que son maître fut hors de sa vue. Le vieux juif mit la tête à la porte de la salle aussitôt que Sikes fut parti, et, le regardant longer l'allée obscure et étroite, il lui montra le poing en proférant d'horribles imprécations et en grinçant les dents; après quoi il se rassit à la table, où il fut bientôt enseveli profondément dans les pages intéressantes de la Gazette des Tribunaux.

Pendant ce temps-là, Olivier, ne se doutant guère qu'il était si près de la demeure du facétieux vieillard, se dirigeait vers la boutique du libraire. Quand il fut dans Clerkenwell, il prit par mégarde une rue qui, bien que parallèle, le détournait cependant un peu de son chemin; mais, ne s'apercevant de sa méprise que quand il l'eut parcourue aux deux tiers, et sachant d'ailleurs qu'elle le conduisait dans la même direction, il ne jugea pas à propos de revenir sur ses pas, et il avança bon train, avec ses livres sous son bras.

Tout en marchant, il pensait en lui-même combien il devait se trouver heureux et content, et ce qu'il ne donnerait pas pour voir: seulement le petit Richard qui, battu et manquant de pain, était peut-être bien en train de pleurer en ce moment même, lorsqu'il fut tiré de sa rêverie par la voix d'une femme, criant à tue-tête:

—O mon cher frère! Et à peine eut-il tourné la tête pour voir qui c'était, qu'il se sentit étroitement pressé par deux bras vigoureux lourdement passés autour de son cou.

—Laissez-moi tranquille! cria-t-il en se débattant. Laissez-moi aller! Qui êtes-vous? Pourquoi m'arrêtez-vous?

La réponse à ceci fut une foule de doléances et de lamentations de la part de la jeune fille qui l'embrassait avec transport, et qui avait un petit panier et une grosse clef à la main.

—Ah! grâce à Dieu, dit-elle, je l'ai enfin trouvé! Olivier! Olivier! méchant enfant que tu es de m'avoir rendue si malheureuse à ton sujet! Viens, viens avec moi à la maison. Dieu! c'est donc bien lui! O bonheur! je l'ai donc retrouvé!

Au milieu de ces exclamations incohérentes, la jeune fille tomba dans un accès qui fit tellement craindre pour ses jours, que quelques femmes, attirées par ses cris, demandèrent à un garçon boucher, à la chevelure luisante de suif, qui se trouvait là par hasard, s'il ne ferait pas bien d'aller chercher le médecin; ce à quoi celui-ci, qui était d'une nature assez lente (pour ne pas dire indolente), répondit qu'il ne pensait pas que ce fût nécessaire.

—Oh! non, non! Ne faites pas attention, dit Nancy saisissant la main d'Olivier; je me sens bien mieux maintenant. Allons! viens-t'en vite à la maison, toi, petit malheureux!

—Quoi qu'y n'y a, mam'zelle? demanda une des femmes.

—Oh! Madame, répondit la fille, il y a un mois qu'il s'est sauvé de chez son père et sa mère (personnes très respectables et de bons ouvriers), et il s'est joint à une bande de voleurs et de mauvais sujets; au point que sa pauv'mère en est presque morte de chagrin!

—Petit misérable! dit une femme.

—Veux-tu bien vite t'en retourner chez vous, toi, petit sauvage! reprit une autre.

—Ce n'est pas vrai! s'écria Olivier grandement alarmé. Je ne la connais pas! Je n'ai pas de sœur, ni de père, ni de mère! Je suis orphelin! Je demeure à Pentonville!

—Oh! faut-il être effronté pour soutenir des choses pareilles! dit Nancy.

—Quoi! c'est Nancy! s'écria Olivier, qui, la reconnaissant enfin, recula d'étonnement.

—Vous voyez bien qu'il me connaît! reprit Nancy, faisant un appel aux assistants: il ne peut pas faire autrement! Aidez-moi à le ramener chez nous, comme de braves gens que vous êtes, ou bien il tuera son père et sa mère, et j'en mourrai de chagrin!

—Qu'est-ce que c'est que ça? dit un homme sortant précipitamment d'un cabaret, suivi d'un chien blanc tout crotté. Oh! c'est le petit Olivier! Veux-tu bien vite retourner avec ta pauvre mère, toi, petit vaurien! et plus vite que ça!

—Je ne leur appartiens pas! Je ne les connais pas! Au secours! au secours! cria l'enfant cherchant à se débarrasser des mains de l'homme.

—Ah! tu cries au secours! reprit celui-ci. Je m'en vas t'en donner du secours, petit drôle. Qu'est-ce que c'est que ces livres que tu as là? Tu les auras volés, sans doute? Donne-moi ça bien vite!

Disant cela, il lui arracha les volumes des mains, et lui donna un grand coup de poing sur la tête.

—C'est ça! dit un homme qui regardait par la fenêtre d'un grenier. C'est le seul moyen de lui faire entendre raison.

N'y a pas de doute! s'écria un menuisier à moitié endormi en jetant un regard approbateur à celui qui venait de parler.

—Ça lui fera du bien! dirent les deux femmes.

—Et c'est justement pour ça qu'je n'veux pas qu'y s'en passe, reprit le brigand saisissant Olivier au collet et lui assénant un autre coup de poing. Veux-tu avancer, toi, petit vaurien! À moi, César, à moi! poursuivit-il en s'adressant à son chien.

Affaibli par la maladie qu'il venait de faire, interdit par les coups et par une attaque si subite, épouvanté par l'affreux grognement du chien et la brutalité de l'homme, et accablé par la conviction des assistants qui le prenaient pour ce qu'il n'était pas, que pouvait ce pauvre enfant en cette occurrence? L'obscurité de la nuit, dans un tel quartier, rendait tout secours improbable et toute résistance inutile. En moins de rien, il fut entraîné dans un labyrinthe de cours sombres et étroites, avec une telle rapidité, que les quelques cris qu'il osa proférer ne furent point entendus; et l'eussent-ils été, d'ailleurs, qu'il n'y avait personne pour y faire attention . . .

Les réverbères étaient allumés partout; madame Bedwin attendait avec anxiété à la porte de la cour; la domestique avait couru vingt fois jusqu'au bout de la rue pour voir si elle ne rencontrerait pas Olivier, et les deux amis étaient dans le salon, sans lumière, ayant toujours la montre devant eux.

XVI. —De ce que devint Olivier, après avoir été réclamé par Nancy.

Après avoir traversé un certain nombre de cours et de ruelles, ils se trouvèrent enfin sur une grande place qui, à en juger par les claies et les parcs dont elle se trouvait garnie, devait être un marché aux bestiaux. Sikes alors ralentit le pas, la jeune fille étant incapable de le suivre plus longtemps, au train dont il les avait entraînés, et se tournant vers Olivier il lui ordonna brusquement de donner la main à Nancy.

—Entends-tu c'que j'te dis? gronda Sikes, s'apercevant que l'enfant hésitait et regardait autour de lui.

Ils étaient dans un endroit très sombre, tout à fait éloigné des passants, et Olivier ne devina que trop bien que la résistance serait inutile. Il tendit donc à Nancy sa main, que celle-ci tint étroitement serrée dans la sienne.

—Maintenant donne-moi celle-ci! continua Sikes, s'emparant de l'autre main.

—Ici, César! (Le chien leva la tête et se mit à grogner.) Tu vois bien ce garçon? poursuivit-il montrant du doigt le gosier de l'enfant et faisant d'horribles jurements, s'il a le malheur de remuer seulement les lèvres, mords-moi ça! tu comprends?

Le chien grogna de nouveau, et, léchant ses babines, il regarda Olivier comme s'il se réjouissait à l'avance de lui sauter à la gorge.

—Il le fera comme je le dis, reprit Sikes, jetant à l'animal un regard féroce en signe d'approbation. Maintenant, mon jeune camarade, ça te regarde, crie tant qu'y t'f'ra plaisir; le chien t'aura bientôt imposé silence! Allons, marche donc, petit vaurien!

César remua la queue, à ces paroles affectueuses de son maître, auxquelles il n'était pas accoutumé; et faisant un grognement en signe d'avertissement et dans l'intérêt d'Olivier, il prit les devants et ouvrit la marche.

C'était le marché de Smithfield qu'ils traversaient: c'eût été Grosvenor-Square, qu'Olivier n'en eût pas su davantage. La nuit était sombre et brumeuse, les lumières des boutiques avaient peine à se faire jour à travers l'épais brouillard qui grossissait à chaque instant, et qui ajoutait à la solitude et à la tristesse du lieu, en même temps qu'il rendait l'incertitude d'Olivier plus affreuse et plus accablante.

Ils parcoururent pendant près d'une heure de petites rues sales et peu fréquentées, où les quelques personnes qu'ils rencontrèrent parurent, aux yeux de l'enfant, occuper le même rang que M. Sikes dans la société. À la fin, ils enfilèrent une rue plus étroite et plus sale encore que les autres, habitée en grande partie par des fripiers; et le chien alors courant en avant, comme s'il eût été certain que sa vigilance était maintenant inutile, s'arrêta devant une boutique qui était fermée et qui ne paraissait pas être occupée, car la maison menaçait ruine, et un écriteau annonçant qu'elle était à louer était cloué négligemment sur la porte comme s'il eût été là depuis bien des années.

—Nous y voilà! dit Sikes après avoir jeté un coup d'œil autour de lui.

Nancy passa la main sous les volets, et Olivier entendit résonner une sonnette de l'intérieur. Ils allèrent se placer près d'un réverbère en face, et attendirent là quelques instants. Une fenêtre à châssis fut levée doucement, et, peu après, la porte s'ouvrit avec la même précaution. Sikes alors, sans plus de cérémonie, prit l'enfant par le collet, et en moins de rien ils furent tous trois dans la maison. Ils attendirent, dans l'obscurité la plus profonde, que la personne qui leur avait ouvert eût refermé la porte aux verrous et à la clef.

—Il n'y a personne ici? demanda Sikes.

—Non, répondit une voix qu'Olivier crut reconnaître.

—Le vieux y est-il? poursuivit le brigand.

—Oui, répliqua la voix; et il a été joliment sur les épines en vous attendant. Avec ça qu'y n's'ra pas content de vous voir! non, s'cusez! pu qu'ça d'satisfaction!

Le style de cette réponse et le ton avec lequel elle fut faite étaient familiers aux oreilles d'Olivier; mais il ne put apercevoir la figure de l'interlocuteur.

—Eclaire-nous un peu, dit Sikes, si tu ne veux pas que nous nous cassions l'cou, ou que nous marchions sur les pattes du chien. Prenez garde à vos jambes, d'abord, si vous lui marchez sur les pattes, je n'vous dis qu'ça!

—Attendez un moment, je m'en vais chercher de la lumière, reprit la voix.

Le bruit des pas d'une personne qui s'éloignait se fit entendre, et aussitôt après parut en personne M. Jack Dawkins, autrement le fin Matois, tenant à la main une chandelle plantée dans un bâton fendu. Il se contenta de faire une grimace à Olivier pour renouveler connaissance avec lui, et fit signe aux visiteurs de le suivre. Ils descendirent l'escalier, traversèrent une cuisine dépourvue d'ustensiles, et ouvrant la porte d'une chambre basse, d'où s'exhalait une odeur fétide, ils furent reçus au milieu d'éclats de rire et d'acclamations de joie.

—Oh! c'te bonne farce! s'écria maître Bates n'en pouvant plus de rire. C'est pourtant lui! Mais voyez donc, Fagin! Fagin, regardez-le donc! Ah! Dieu, quelle fameuse farce! Y a d'quoi en mourir de rire! Tenez-moi donc, quelqu'un, que je rie tout à mon aise!

Disant cela, maître Bates se laissa tomber à plat ventre par terre, et pendant plus de cinq minutes, donnant un libre cours à sa folle gaieté, il se frappait le dos avec ses talons; après quoi, se relevant, il prit la chandelle des mains du Matois, et, s'approchant d'Olivier, il tourna autour de lui pour l'examiner, tandis que le juif, ôtant son bonnet de coton, salua respectueusement et à diverses reprises le pauvre enfant qui les regardait d'un air effaré. Pendant ce temps-là, le Matois, qui était d'un caractère plus posé et qui compromettait rarement sa dignité quand il s'agissait d'affaires sérieuses relatives à sa profession, vidait les poches du petit malheureux avec la plus scrupuleuse attention.

—Voyez donc sa pelure, Fagin! dit Charlot approchant la chandelle si près de l'habillement neuf d'Olivier, qu'il manqua y mettre le feu. Voyez donc sa pelure! Du drap coq et la coupe dans le chique! S'cusez, pu qu'ça d'élégance! Et ses livres donc! ça lui donne tout à fait l'air monsieur, n'est-ce pas, Fagin?

—Charmé de vous voir si bien portant, mon cher! dit le juif saluant Olivier avec une humilité affectée. Le Matois vous donnera d'autres habits, mon cher, dans la crainte que vous ne gâtiez ceux-ci, qui sont pour les dimanches. Pourquoi n'avez-vous pas écrit que vous veniez, mon cher? Nous aurions eu quelque chose de chaud pour votre souper.

À ces mots maître Bates partit d'un éclat de rire si grand, que Fagin lui-même se dérida et que le Matois sourit. Mais comme ce dernier tira en ce moment le billet de banque de la poche d'Olivier, on ne saurait dire si c'est la bouffonnerie de Charlot, ou la découverte du billet, qui excita son sourire.

—Tiens! qu'est-ce que c'est que ça? dit Sikes, s'avançant vers le juif en même temps que celui-ci s'emparait de la bank-note. Cela m'appartient, Fagin!

—Non, non, Guillaume, c'est à moi, mon cher! Vous aurez les livres.

—Si cela ne m'appartient pas, dit Sikes, mettant son chapeau d'un air déterminé, à moi et à Nancy (ce qui est la même chose), je vas remmener cet enfant!

Le juif tressaillit: ainsi fit Olivier, quoique pour un motif bien différent; car il espérait que sa liberté serait le résultat de la dispute.

—Allons! donnez-moi ça! voulez-vous? dit Sikes.

—Ce n'est pas bien, Guillaume! Ce n'est pas bien du tout; n'est-ce pas, Nancy? dit le juif.

—Que ce soit bien ou mal, répliqua Sikes, donnez-moi ça, j'vous dis encore une fois! Pensez-vous que Nancy et moi nous n'ayons rien autre chose à faire que de passer un temps précieux à aller à la découverte et à enlever tous les enfants qui se feront pincer à cause de vous? Donnez-moi ça, vous! vieil avare, vieux squelette, vieux meuble!

En parlant ainsi, Sikes s'empara du billet de banque, que le juif tenait entre le pouce et l'index; et envisageant celui-ci avec le plus grand sang-froid, il le plia en cinq ou six et l'enferma dans un nœud qu'il fit au mouchoir qu'il portait autour de son cou.

—C'est pour la peine que nous nous sommes donnée, dit Sikes rattachant sa cravate; et c'n'est pas encore moitié de ce que ça vaut: et bien sûr encore! Vous pouvez garder les livres, si vous aimez la lecture; sinon, vous les vendrez.

—Ils sont bien écrits! dit Charlot, qui parcourut un des volumes en faisant mille grimaces. Beau style! Expressions élégantes! N'est-ce pas, Olivier? Et voyant la mine piteuse que faisait l'enfant en regardant ses persécuteurs, maître Bates, qui était doué d'un esprit caustique et qui avait un goût décidé pour le burlesque, se mit à rire aux éclats et à faire plus de bruit qu'auparavant.

—Ils appartiennent au vieux monsieur! dit Olivier se tordant les mains; à ce bon et respectable monsieur qui m'a emmené chez lui et qui a eu soin de moi quand j'étais malade et que j'allais mourir. Oh! je vous en supplie, envoyez-les-lui! Renvoyez-lui l'argent et les livres! Gardez-moi ici toute ma vie; mais, pour l'amour de Dieu, renvoyez-lui ce qui lui appartient! Il croira que je l'ai volé! La bonne dame et toutes les personnes de la maison, qui ont eu tant de bontés pour moi, me prendront pour un voleur! Oh! ayez pitié de moi! Renvoyez les livres et l'argent!

Ayant dit ces paroles avec l'accent du plus violent désespoir, Olivier se jeta aux pieds du juif en joignant les mains d'un air suppliant.

—L'enfant a raison, dit Fagin jetant un regard furtif autour de lui et fronçant ses sourcils rouges. Tu as raison, Olivier, tu as parfaitement raison. Ils penseront que tu as volé l'argent et les livres. Ah! ah! poursuivit-il en ricanant et en se frottant les mains, ça n'pouvait pas mieux s'trouver, quand même nous aurions pris nos mesures pour ça.

—Sans doute que ça n'pouvait pas mieux s'trouver, répliqua Sikes. C'est ce qui m'est venu tout de suite à l'idée, quand je l'ai vu traverser Clerkenwell avec ses livres sous le bras. Ce sont des gens pieux, sans quoi ils n'l'auraient pas reçu chez eux; et ils ne le réclameront pas, de peur d'être obligés de le poursuivre devant les tribunaux et de l'faire enfermer. Il est assez en sûreté comme ça.

Jusque-là Olivier les avait regardés l'un et l'autre alternativement d'un air égaré, sans trop, comprendre ce qu'ils voulaient dire; mais quand Sikes eut fini de parler, il se releva tout à coup, s'échappa de la chambre, sans savoir où il allait, appelant à son secours et faisant retentir toute la maison de ses cris.

—Appelle ton chien, Guillaume! s'écria Nancy, courant se placer devant la porte, et la refermant sur le juif et ses deux élèves qui s'étaient élancés à la poursuite d'Olivier, appelle ton chien! il va dévorer ce garçon!

—Il le mérite bien! cria Sikes, faisant tous ses efforts pour se dégager des mains de la fille. Ôte-toi de là, toi! Lâche-moi, j'te dis, ou j'te vas briser le crâne contre la muraille!

—Ça m'est égal, Guillaume! ça m'est bien égal! dit celle-ci se débattant pour conserver son poste. Cet enfant ne sera pas déchiré par le chien, que tu ne m'aies tuée auparavant!

—Ah! c'est comme ça! dit Sikes, grinçant des dents. Ça n'va pas tarder, si tu n'te r'tires pas!

Disant cela, le brigand jeta la fille de toute sa force à l'autre bout de la chambre, juste au moment où le juif et les deux garçons rentrèrent ramenant Olivier.

—Qu'est-ce qu'il y a donc? demanda Fagin.

—Elle est devenue folle, je pense, dit Sikes d'un air farouche.

—Non, elle ne l'est pas, dit Nancy pâle de colère et tout essoufflée par la lutte qu'elle venait de soutenir. Non, ne croyez pas qu'elle le soit, Fagin.

—Alors, tais-toi, veux-tu, dit le juif d'un air menaçant.

—Non, je ne me tairai pas, reprit Nancy parlant très haut. Qu'est-ce que vous avez à dire à cela?

Le vieux Fagin connaissait trop bien Nancy, pour ne pas juger prudent de laisser là la jeune fille. C'est pourquoi, pour détourner l'attention de celle-ci, il s'adressa à Olivier.

—Vous vouliez donc vous sauver, vous, hein? dit-il prenant un gros gourdin, plein de nœuds, qui était dans un coin de la cheminée.

Olivier ne répondit rien; mais il épia les mouvements du juif et son cœur battit vivement.

—Oui, vous appeliez du secours! Vous vouliez faire venir la garde, n'est-ce pas? poursuivit l'autre ricanant et saisissant l'enfant par le bras. Nous vous guérirons de cette manie-là, jeune homme!

Disant cela, le juif lui appliqua un bon coup de son gourdin sur les épaules; et il avait la main levée pour lui en donner un second, quand la jeune fille, s'élançant avec la rapidité de l'éclair, lui arracha le bâton des mains et le jeta dans le feu avec une telle force, qu'elle fit voltiger des charbons ardents au milieu de la chambre.

—Je ne le souffrirai pas, tant que je serai là, Fagin! s'écria-t-elle. Vous avez retrouvé cet enfant; que voulez-vous de plus? Laissez-le tranquille, ou je vous donne ma parole que j'me porterai, envers l'un de vous, à des excès qui me conduiront à la potence avant le temps! (Et elle frappa du pied en faisant cette menace, tandis que, les lèvres serrées, les poings fermés et le visage pâle de colère, elle regardait Fagin et Sikes alternativement.)

—Comment donc, Nancy, dit le juif d'un air doucereux, après un moment de silence pendant lequel Sikes et lui échangèrent un regard où il était facile de deviner le trouble de leur âme, tu es plus sentimentale que jamais, ce soir! Ah! ah! ma chère, tu agis noblement!

—Vraiment, dit celle-ci. Prenez garde que je ne me surpasse! Vous n'en seriez pas le bon marchand, Fagin. Ainsi je vous préviens pour la dernière fois; laissez-moi en repos!

Il y a chez une femme irritée (surtout lorsqu'elle est poussée à bout) un certain sentiment que les hommes n'aiment pas provoquer. Le juif vit bien qu'il serait inutile de feindre de se méprendre au sujet de la colère de Nancy; c'est pourquoi, se retirant prudemment en arrière, il regarda Sikes d'un air lâche et suppliant tout à la fois, comme pour lui donner à entendre qu'il était plus capable que lui de poursuivre l'entretien.

Sikes, ainsi interpellé, et pensant peut-être aussi qu'il y allait de son amour-propre à prouver l'ascendant qu'il avait sur Nancy en ramenant celle-ci à la raison, proféra cinq ou six menaces avec une facilité d'élocution qui fit honneur à sa fertilité d'invention. Mais comme cela ne parut produire aucun effet visible sur la personne qui en était l'objet, il eut recours à de plus solides arguments.

—Que veux-tu dire par là? s'écria-t-il. Voyons, dis! Qu'entends-tu par là? Sais-tu qui tu es et ce que tu es?

—Oh! que oui, je sais tout cela, dit la fille avec un rire convulsif et en secouant la tête d'un air d'indifférence.

—Eh bien! donc, tiens-toi tranquille, reprit l'autre aussi brutalement que s'il parlait à son chien; sans quoi je t'imposerais silence pour un bon bout de temps!

Celle-ci rit encore avec moins de retenue qu'auparavant; et lançant à Sikes un regard furtif, elle détourna la tête et se mordit la lèvre jusqu'au sang.

—Ah! oui, tu es une bonne fille, c'n est pas là l'embarras, ajouta Sikes la regardant avec un air de mépris, de te donner ainsi des airs de beaux sentiments. C'est un bien beau sujet pour cet enfant (comme tu l'appelles) de se faire de toi une amie!

—Sans compter que je l'suis, s'écria Nancy avec colère; et que j'voudrais être à la place de ceux auprès de qui nous avons passé si près ce soir, plutôt que d'vous avoir aidé à retrouver ce pauvre petit malheureux! À partir d'aujourd'hui, c'est un menteur, un voleur, un escroc; que sais-je, tout ce qu'il y a de plus abominable! N'est-ce pas assez pour ce vieux brigand, sans qu'il lui donne encore des coups?

—Allons, allons, dit le juif s'adressant à Sikes, et lui faisant remarquer avec quelle attention ses jeunes élèves prêtaient l'oreille à tout ce qui se passait; il faut en venir à des paroles de paix, Guillaume, à des paroles de réconciliation.

—Des paroles de paix, s'écria la fille, affreuse à voir en ce moment, défigurée qu'elle était par la colère, des paroles de paix, vous, vieux scélérat! Oui, vous les méritez bien! J'ai volé pour vous, que je n'avais guère que la moitié de l'âge de cet enfant (dit-elle en montrant Olivier); j'ai toujours fait le même commerce, et toujours pour la même personne, depuis douze ans. N'est-ce pas vrai? dites! Pouvez-vous dire le contraire?

—Eh bien! eh bien! répliqua le juif cherchant à la calmer, si tu l'as fait, c'est pour exister.

—Oui, s'écria celle-ci de toute la force de ses poumons, c'est mon existence, comme la gelée, le brouillard et la boue des rues sont mon logis. Et vous êtes le vieux scélérat qui m'y avez exposée depuis mon enfance, et qui m'y exposerez jour et nuit, jusqu'à ce que je meure.

—Il t'arrivera malheur, reprit le juif excité par ces reproches. Quelque chose pire que cela, si tu dis un mot de plus.

La fille ne dit rien de plus; mais, s'arrachant les cheveux et déchirant ses habits dans un accès de rage, elle se précipita sur Fagin et lui aurait probablement laissé des marques de sa vengeance, si Sikes ne se fut interposé à temps en lui prenant les poignets. Elle fit quelques efforts inutiles pour se dégager et s'évanouit.

—La voilà bien, maintenant, dit Sikes la posant par terre dans un coin de la chambre. Elle a une force étonnante dans les bras quand elle est irritée à ce point!

Le juif s'essuya le front et sourit de contentement de se voir délivré de cette scène tragique; cependant ni lui, ni Sikes, ni les garçons, ni le chien lui-même, ne parurent la considérer sous un autre point de vue que comme une chose inséparable des affaires.

—Je ne connais rien de pire que d'avoir à démêler avec les femmes, dit le juif remettant le gourdin à sa place. Elles ont bien des qualités aussi cependant, et elles nous sont bien utiles dans notre profession. Charlot, conduis Olivier se coucher.

—Je pense qu'il fera bien de ne pas mettre ses beaux habits demain, n'est-ce pas, Fagin? demanda Charlot tirant la langue avec malice.

—Comme de raison, repartit celui-ci faisant une grimace à son élève en signe d'intelligence.

Maître Bates, grandement satisfait en apparence de la mission dont il était chargé, prit le bâton fendu qui servait de chandelier, et conduisit Olivier dans une pièce voisine, où étaient deux ou trois lits sur lesquels le pauvre enfant avait déjà dormi. Là, avec des éclats de rire irrésistibles, il fit voir au jeune Twist les mêmes guenilles que celui-ci s'était flatté de ne plus jamais remettre; et il lui expliqua en même temps comment, par le juif qui les avait achetées, le vieux Fagin avait découvert le lieu de sa retraite.

—Ote ceux-ci, dit Charlot, que je les donne à Fagin pour qu'il en prenne soin. Dieu! c'te bonne farce!

Le malheureux orphelin se soumit de mauvaise grâce, et maître Bates, ayant roulé et mis sous son bras l'habillement neuf de ce dernier, s'en alla, emportant la chandelle et fermant la porte à clef.

Le bruit des éclats de rire de Charlot et la voix de Betsy, qui arriva fort à propos pour délacer son amie et lui jeter de l'eau sur les tempes, afin de la faire revenir à elle, auraient pu tenir éveillés bien des gens dans une position plus heureuse que celle dans laquelle se trouvait Olivier; mais il était malade et accablé de lassitude, et il s'endormit bientôt profondément.

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