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Paris de siècle en siècle: Le Cœur de Paris — Splendeurs et souvenirs

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The Project Gutenberg eBook of Paris de siècle en siècle: Le Cœur de Paris — Splendeurs et souvenirs

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Title: Paris de siècle en siècle: Le Cœur de Paris — Splendeurs et souvenirs

Author: Albert Robida

Release date: April 16, 2022 [eBook #67853]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Librairie illustrée, 1896

Credits: Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PARIS DE SIÈCLE EN SIÈCLE: LE CŒUR DE PARIS — SPLENDEURS ET SOUVENIRS ***

 

PARIS DE SIÈCLE EN SIÈCLE


LE CŒUR DE PARIS
SPLENDEURS ET SOUVENIRS

Table des Chapitres
Table des Illustrations
Planches hors texte
Au lecteur

 

OUVRAGES DE A. ROBIDA


PARIS DE SIÈCLE EN SIÈCLE. Un volume in-4o, illustré de lithographies, de gravures en couleurs, d’une eau-forte hors texte et de nombreux dessins dans le texte. (A la Librairie illustrée.)

LA VIEILLE FRANCE. Normandie. Bretagne. Provence. Touraine. Quatre volumes in-4o, illustrés de très nombreuses gravures dans le texte et hors texte. (A la Librairie illustrée.)

LES VIEILLES VILLES D’ITALIE. Un volume in-8o raisin, illustré de nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.)

LES VIEILLES VILLES DE SUISSE. Un volume in-8o raisin, illustré de nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.)

LES VIEILLES VILLES D’ESPAGNE. Un volume in-8o raisin, illustré de nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.)

VOYAGES TRÈS EXTRAORDINAIRES DE SATURNIN FARANDOUL. Un fort vol. in-8o jésus, illustré de nombreuses gravures. (A la Librairie illustrée.)

LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE. Un volume in-8o jésus, illustré de nombreuses gravures. (A la Librairie illustrée.)

LE VINGTIÈME SIÈCLE. Un volume in-8o colombier, illustré de gravures dans le texte et hors texte. (A la Librairie illustrée.)

VOYAGE DE MONSIEUR DUMOLLET. Un volume in-8o colombier, illustré de gravures dans le texte et hors texte. (A la Librairie illustrée.)

LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. Un volume in-8o colombier, illustré de gravures dans le texte et hors texte. (A la Librairie illustrée.)

ŒUVRES DE RABELAIS, illustrées de très nombreuses gravures dans le texte, et de gravures hors texte en couleurs. (A la Librairie illustrée.)

MESDAMES NOS AIEULES, DIX SIÈCLES D’ÉLÉGANCES. Un volume in-18 couronne, illustré de très nombreuses gravures en noir et en couleurs. (A la Librairie illustrée.)


EVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HERISSEY

ÉBATS SUR LA SEINE GELÉE
(Tour de Nesle XVIIe Siècle)

PARIS DE SIÈCLE EN SIÈCLE


LE
CŒUR DE PARIS

SPLENDEURS ET SOUVENIRS

TEXTE, DESSINS ET LITHOGRAPHIES
PAR
A. ROBIDA

PARIS
A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8


Tous droits réservés.

[Pas d'image disponible.] POINTE DE LA CITÉ ET SORTIE DE LA SEINE
LA CHAÎNE TENDUE DE LA TOUR DU COIN A LA TOUR DE NESLE



CHAPITRE PREMIER

LE VAISSEAU DE LUTÈCE

Écrasement de l’antique cité.—Ce que représente l’étroit espace entre Notre-Dame et le palais.—L’établissement des Francs.—Le palais gallo-romain devient le palais des chefs mérovingiens.—Clotilde et les fils de Clodomir.—Frédégonde à Paris.—Les deux ponts de la Cité.—Le départ de Rigonthe.—Le comte Leudaste.—Saint Eloi.—Les incendies de la cité.

[Pas d'image disponible.]
STATUE DE LA VIERGE
PORTAIL DE NOTRE-DAME

La cité de Paris, la noble nef qui, depuis si longtemps, malgré tant d’ouragans, sous l’assaut des vents furieux ou sous les caresses d’un soleil ami, vogue avec audace et fierté, souvent rudement ballottée mais jamais submergée, a vu pour ainsi dire, commencer l’histoire de France, avec les aventures de jeunesse de Lutetia, dans les jours où se formait, sur les rives de la Seine, le petit État barbare d’un chef franc.

Pendant des siècles, sur ce point minuscule, à cet étroit îlot enserré par les eaux de la rivière, vinrent à ce qu’il semble s’attacher tous les fils reliant au mince domaine royal des premiers temps, les terres, les fiefs et les provinces qui grossissaient peu à peu le naissant pays de France, et lui ramenaient un à un tous les lambeaux de la Gaule éparpillée après l’écroulement du monde romain.

Le point central de cette France, à la formation difficile et lente après les temps de bouleversement, il est là jusqu’au XIIIe siècle, entre l’église cathédrale de Paris et le Palais de la Cité, tout petit noyau de la solide agglomération. Toutes les choses de la politique brutale et confuse des chefs francs, campés dans les palais conquis, des rois de Paris et des ducs de France, en attendant les rois réels surgissant du chaos débrouillé et s’imposant comme suzerains définitifs aux grands barons, aboutissaient ou commençaient là, sur ces quelques arpents de sol parisien particulièrement vénérables, et que pourtant nous avons traités avec assez peu de respect en notre temps, faisant table rase de tout ce qui pouvait marquer encore quelques-uns de tous ces grands souvenirs ou conserver un peu l’empreinte du glorieux passé.

Était-il, on peut le répéter, un point de la capitale française qui méritât plus le respect que cet antique berceau de la grande ville, que l’île des Parisii, la vieille aïeule Lutetia, devenue peu à peu la Cité? Au lieu d’abattre tous les souvenirs monumentaux, que l’injure des siècles avait profondément entamés, mais qui pouvaient être soignés et gardés, que n’a-t-on pensé à les conserver, à les relever même, très religieusement, à sauver ce qui pouvait être sauvé des anciens cadres et des anciens aspects, ou bien, que n’a-t-on songé au moins à élever sur cet emplacement sacré, sur ce sol aux superbes souvenirs, un monument à la gloire du vieux Paris?

Hélas! à part la cathédrale et quelques tours du Palais, l’illustre cité de Paris n’existe plus que dans les livres, elle a été sans pitié étouffée et écrasée. Qui peut nous rappeler encore ce qu’il y eut, jadis, à la place du colossal amas de pierres neuves d’aujourd’hui, chargeant la nef parisienne entre ses châteaux d’avant et d’arrière, entre le Palais et Notre-Dame?

Pauvre nef parisienne, si elle ne sombre point sous le poids, en dépit de sa fière devise, c’est que sa carène fut finement et merveilleusement taillée! Mais c’est grand’pitié tout de même de voir à la place de l’antique cité disparue, cet énorme entassement de bâtisses cubiques, maussades, par destination sévères et tristes, parfois sinistres, en cet endroit déjà admirablement disposé par la nature, sur cet emplacement consacré par l’histoire, et qui devrait être l’écrin des souvenirs respectés.

Qu’avons-nous mis là, nous, Parisiens du XIXe siècle? Des édifices destinés à des services fort utiles sans doute, mais qui ne sont point à étaler au point le plus noble, le plus glorieux d’une ville, des casernes de police, un immense Hôtel-Dieu comme un dépôt central de germes infectieux, bâti juste au moment où la science réclamait l’éparpillement des hôpitaux à la périphérie des villes, alors que la nécessité ne forçait plus, comme jadis dans les villes fermées, à les garder dans l’enceinte. Et pour comble, enfin, une Morgue à la pointe de l’île, sans doute comme ornement ajouté aux splendeurs gothiques du chevet de Notre-Dame!

Voilà ce que nous avons si lourdement étalé ici, le réalisme plat à la place de la poésie, l’ennui administratif que l’on pourrait voiler, les laideurs ou tristesses qu’il serait bon de cacher.

[Pas d'image disponible.]
LE JUBÉ DE NOTRE-DAME, DÉMOLI EN 1725

C’est par-dessus toutes ces choses que, vestige sublime d’un grand passé surnageant à l’engloutissement général, domine la vieille cathédrale, Idéalité persistante au milieu des sévères réalités ou des banalités enlisantes.

Le Palais de la Cité, c’était la résidence des magistrats de la province gallo-romaine, demeure solide, défendue par des tours. Des empereurs probablement, pendant le temps de leurs séjours dans le nord des Gaules, y passèrent aussi; plus tard, à la place des préfets romains, s’installèrent les chefs francs qui peu à peu, passant le Rhin et les profondes forêts du Nord-Est, se taillaient des petits royaumes dans les débris de l’empire assailli de toutes parts.

Longtemps les rois francs des premières races se contentèrent des fortes constructions romaines du Palais de la Cité, transformant peu à peu ce palais, l’adaptant à leurs habitudes, restaurant et reconstituant ce que touchait le temps, ou ce que ruinait la guerre,—car il eut à jouer bravement son rôle de forteresse pendant les sièges soutenus contre les Normands.

Des restaurations importantes, de vastes remaniements eurent lieu sous le roi Robert, fils de Hugues Capet, puis saint Louis commença une reconstruction totale achevée sous Philippe le Bel.

Le palais demeure encore résidence des rois après saint Louis; le Louvre est un château-fort extérieur, l’hôtel Saint-Paul plus tard est préféré, mais en bien des occasions, aux jours troublés, ainsi qu’aux jours de fêtes solennelles, les rois reviennent à l’antique berceau de la monarchie.

Puis le Parlement reste seul en possession, puissance grandissante, en lutte si souvent avec le pouvoir royal; c’est une autre royauté qui commence là, lentement et qui se développe à l’ombre des vieilles tours. Dans ce vieux palais, il semble que toutes les institutions de la France doivent prendre germe, car après les préfets des Empereurs, les chefs francs, les ducs de France et les rois, le pouvoir législatif lui-même, comme ou l’entend aux temps modernes, en sortira. La filiation est directe, du Parlement naîtront les États généraux, et des États généraux l’Assemblée nationale; et le vieux Parlement mourra de l’enfantement le 3 novembre 1790.

Pour Notre-Dame, à l’autre extrémité de la cité, merveilleuse cathédrale élevée par le XIIIe siècle à la place d’églises plus modestes qui s’étaient succédé sur le même point, augmentant en grandeur et en splendeurs à chaque reconstruction, pendant des siècles l’écho de tous les grands événements, heureux ou malheureux pour notre pays de France, s’est répercuté sous ses voûtes. Les vagues de l’histoire, pour ainsi dire, à chaque grand fait sont venues battre ses murs.

Saint Louis vient solennellement à Notre-Dame en partant pour sa première croisade, Philippe le Bel y convoque les États généraux pour s’appuyer sur la nation dans sa lutte contre le pape Boniface. Après les désastres des XIVe et XVe siècles, quand le pays est aux Anglais, le roi d’Angleterre s’y fait couronner roi de France bien peu de temps avant le définitif retour de fortune qui verra Charles VII le Victorieux rentrer dans Paris, et le léopard britannique reculer jusqu’à Calais.

Dans les guerres civiles du siècle suivant, Notre-Dame sera une caserne de la Ligue et logera dans ses galeries les troupes guisardes, des bataillons de parisiens ligueurs. Enfin, toutes les victoires des armes de France sous l’ancienne monarchie apporteront pour les accrocher sous les voûtes augustes, les drapeaux sanglants, noircis et déchirés, enlevés à l’ennemi. Notre-Dame aura pour «Tapissiers», les grands généraux de la monarchie Condé, Turenne, Luxembourg, le maréchal de Saxe...

Puis éclate l’orage de la grande Révolution, c’est le temps des écroulements. Notre-Dame au début de la tourmente abrite quelques jours, dans une salle de l’archevêché, l’Assemblée Nationale venant de Versailles. Et quand le trône a croulé, quand on veut sur ses débris jeter les ruines de la vieille religion, c’est la déesse Raison, représentée par une plantureuse beauté de l’Opéra, qu’on installe sur l’Autel. Lorsqu’une quatrième dynastie se fonde, trempée dans le sang de l’Europe qui coule dans les grands carnages du commencement de notre siècle, Notre-Dame remplace Reims, et voit un pape enlevé de force à Rome sacrer empereur le grand soldat qui promène à travers les nations la France ivre de gloire militaire, les bandes gauloises guidées par les victoires tourbillonnantes.

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LE PETIT PONT. LUTÈCE GALLO-ROMAINE

La cité de Paris c’est tout cela, c’est tout ce passé, tous ces grandioses souvenirs qui planent autour de ces deux monuments, sévère château d’avant et splendide château d’arrière de la nef parisienne. Il y a mille autres choses encore sur cet étroit espace, la barbarie conquérante, la féodalité, la royauté, la religion—la science naissant avec l’université sous la cathédrale,—la Justice, le Parlement;—et des souvenirs de combien d’événements, des luttes anciennes, des querelles passées et de tous les soulèvements d’autrefois;—des vestiges de vieilles traditions rappelées par tant de vieilles pierres,—de l’histoire se levant à chaque tournant de ruelle, surgissant de chacun de ces pavés tant de fois soulevés...

*
*  *

A jamais resteront enveloppés dans une profonde obscurité les temps qui virent la vieille Gaule devenir peu à peu la terre des Francs. Il y a un grand siècle de luttes pied à pied, sur lesquelles nous n’avons que de vagues données, les grands traits sans le détail, des dates d’incursions, de saccages de villes par les barbares, ou de retraites forcées de ceux-ci derrière leurs forêts et leurs rivières. Malgré les échecs d’expéditions, malgré les revers parfois éprouvés, il sort toujours, des marécages du Nord ou des forêts d’Outre-Rhin, de nouvelles bandes de barbares entraînées par le plus farouche courage, des hommes grands aux longues moustaches blondes ou rousses, se lançant couverts de toiles et de peaux de bêtes, la framée et l’angon, la pique en hameçon à la main, à la conquête du butin ou des terres. Ils font des progrès peu à peu et gardent ce qu’ils ont conquis, s’établissent solidement dans certaines régions et poussent toujours des pointes en avant.

Alors dans la vieille Gaule romanisée, dévorée morceau à morceau, les chefs francs se découpaient avec l’épée des royaumes au hasard de leurs convenances ou des événements de la conquête, royaumes qu’ils étaient à l’occasion prompts à s’arracher les uns aux autres et qui fondaient rapidement dans des partages répétés, par succession, par force, ou de gré à gré.

C’est probablement le rude Hlodowig ou Chlodowig, dont nous avons fait Clovis Ier roi de France, alors que de son temps la France n’existait pas, vaillant, terrible, féroce et astucieux, véritable type du chef franc, qui mit le premier la main sur la ville de Lutèce et l’incorpora dans les territoires conquis au nord de la Gaule.

Ce ne fut pas sans peine; longtemps les Francs restèrent cantonnés vers les rives de l’Oise, la grande masse de la nation étant occupée ailleurs dans l’empire entamé de tous les côtés, dans la Gaule de l’est et du sud que les barbares disputaient aux Romains et s’arrachaient entre eux. Chlodowig, fils de Childeric Ier, quand il eut enlevé Soissons, tourna cinq ans autour de Lutèce. Les Romains luttaient encore en certaines parties de la région, et sur d’autres points les villes gallo-romaines du nord-ouest s’étaient confédérées pour leur défense particulière, sous la direction de leurs évêques.

Sainte Geneviève, qui déjà du temps de l’invasion des Huns avait sauvé Paris eut encore, avec l’évêque de Paris, à soutenir la constance des Parisiens affamés par les bandes franques, installées dans les camps fortifiés autour de la ville. Elle organisa même et dirigea de sa personne une expédition de ravitaillement sur Melun, un convoi de barques qui profita de quelque circonstance inconnue du siège, pour aller chercher des vivres amassés à l’intention de Lutèce dans l’île de Melun.

L’un de ces camps, l’établissement le plus important, le lower ou lowar, mot signifiant camp fortifié, était situé sur la rive droite en face des prairies où fut plus tard Saint-Germain des Prés. C’était une grande enceinte carrée couverte par un large fossé dérivé de la Seine, et défendue au sommet du vallum par de fortes palissades. Des logements, des bâtiments divers s’élevaient çà et là dans l’intérieur de l’enceinte. Au centre, sur une motte, s’élevait une grosse tour de pierres et de bois, un donjon de vastes proportions où pouvaient se retirer les défenseurs si le camp était forcé. C’est ce lower, dont Philippe-Auguste put trouver encore les ruines et les fossés, qui devint plus tard le château du Louvre, et la grosse tour au milieu de la cour carrée put remplacer le donjon primitif des Francs.

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LA PORTE DE L’EAU. LUTÈCE GALLO-ROMAINE

Clovis s’installa sans doute là, attendant la chute de la ville ou un arrangement possible avec les évêques et la ligue des villes, car, en même temps que l’on combattait, on négociait aussi. Cet arrangement put enfin se conclure sous une forme inattendue, par un mariage. Clovis épousait Clotilde, nièce de Gondebaud, roi des Burgondes, lequel avait assassiné son frère pour ne point partager son trône avec lui.

Clotilde était chrétienne et Clovis promettait de se laisser instruire dans la religion du Christ. La résistance ne pouvait que retarder sans l’empêcher la chute désormais fatale des dernières cités gallo-romaines, les évêques le comprirent et composèrent avec le Sicambre.

Clovis, vers 493, est maître du territoire de Lutèce. Sa puissance augmente rapidement, le succès l’accompagne dans les incessantes expéditions qu’il entreprend et dans toutes les luttes qu’il doit soutenir. A force de victoires, d’habiletés politiques et aussi de crimes heureux, Hlodowig, à ses débuts simple chef d’une tribu, concentre entre ses mains les territoires arrachés aux Romains, les possessions enlevées à ses parents massacrés, à ses rivaux vaincus, et devient un puissant monarque.

Fatigué par tant de luttes, par trente années de courses commencées à l’âge de quinze ans, le roi franc s’établit à Lutèce dans les palais laissés par les préfets romains, Hlodowig habita soit le palais des Thermes dans le faubourg méridional de Lutèce, au pied du mont Lucotitius, où, devenu chrétien, il faisait construire la basilique destinée à devenir l’église Sainte-Geneviève, soit le palais qui existait dans l’île à la pointe tournée vers le couchant. Ce palais d’une importance considérable déjà, dans une admirable situation, dominait toute la fuite de la Seine vers les collines de l’ouest; au pied de ses tours, des jardins enclos par la muraille de la cité s’en allaient rejoindre l’avant-garde de petites îles verdoyantes précédant la grande île, maintenant soudées à elles et formant le terre-plein du Pont-Neuf.

Un des égorgements le plus fameux parmi tous les égorgements de frères, d’oncles, de neveux ou de fils qui remplissent les annales de ces temps, et qui étaient la façon dont les rois barbares réglaient l’ordre de succession dans les royaumes qu’ils essayaient de fonder, le meurtre des fils de Clodomir eut lieu à Lutèce, et selon toutes probabilités dans ce palais de la Cité. Les royaumes réunis par le brutal génie de Clovis, à sa mort, avaient été partagés entre ses quatre fils, qui n’avaient pas tardé à essayer de s’enlever réciproquement des morceaux de leurs parts respectives. Ils se tendaient mutuellement embûches et pièges et cherchaient à s’assassiner, mais chacun se tenait sur ses gardes. Enfin l’un d’eux, Clodomir roi d’Orléans, ayant trouvé la mort dans une expédition en Burgondie, entreprise à l’instigation de leur mère Clotilde, Clotaire, roi de Soissons, et Childebert, roi de Paris, s’entendirent pour supprimer les enfants que leur frère avait laissés.

Leur grand’mère, la vieille reine Clotilde, avait pris ces trois enfants avec elle dans le palais des Thermes qu’elle habitait. Les deux oncles se réunirent à Paris au palais de la Cité; et, sous prétexte de faire reconnaître par les principaux chefs francs appelés à Paris la transmission du royaume de Clodomir à ses enfants, ils demandèrent à la vieille reine de les leur envoyer. Celle-ci tout heureuse de ces bonnes dispositions des deux rois s’empressa de remettre les enfants à leur messager.

Dès que Clother et Childebert eurent leurs neveux entre les mains, ils envoyèrent un second messager à la grand’mère. C’était un gallo-romain, entré au service des conquérants germains. Le message était simple et d’une clarté terrible. Éloquemment l’homme présenta des ciseaux et une épée nue à Clotilde:

—Tes fils, reine, les très glorieux rois Clotaire et Childebert te demandent d’ordonner toi-même comment tu entends que les enfants soient traités... Veux-tu qu’ils vivent, les cheveux coupés dans quelque église, ou veux-tu qu’ils meurent par l’épée?

Clotilde, dans le trouble de sa fureur indignée, répondit imprudemment: «Si on ne les élève pas sur le trône, j’aime mieux les voir morts que tondus!» Le messager n’en demanda pas davantage et retourna aussitôt au palais porter le mot fatal échappé à la reine.

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ENTRÉE DE LA SEINE DANS PARIS
LES CHAÎNES DE LA TOUR BARBEAU A LA TOURNELLE

Immédiatement Clotaire et Childebert pénétrèrent dans la salle où l’on avait enfermé leurs neveux et les égorgèrent malgré larmes et prières. Childebert un instant faillit se laisser attendrir par les supplications du plus petit des enfants, mais comme Clotaire, ayant goûté au sang, menaçait de l’abattre aussi, il repoussa l’enfant qui s’accrochait à ses genoux et laissa son frère achever l’œuvre, pendant que l’on égorgeait aussi les gouverneurs et les serviteurs des jeunes princes, venus avec eux au palais de la Cité.

Un troisième fils, Chlodowald, put éviter le sort de ses frères, probablement enlevé par quelques compagnons dévoués de son père. Mais pour échapper complètement à la férocité de ses oncles, il renonça de lui-même à toute prétention sur l’héritage de Clodomir et se fit prêtre. Ayant fondé un monastère en un petit village caché sous les grands arbres au tournant de la Seine après Meudon, il y vécut de longs jours tranquilles, tout occupé à de bonnes œuvres. Ce doux mérovingien issu de la farouche lignée mourut avec la renommée d’un saint, et le village où sa tombe était révérée changea son nom de Nogent en celui de Saint-Chlodowald ou Saint-Cloud.

Augustin Thierry qui a porté la lumière sur ces terribles époques, enlevées par lui à l’ombre confuse et peintes magnifiquement dans ses récits, fresques puissantes aux rudes et franches couleurs, nous montre ces conquérants barbares pendant longtemps campés dans les cités gauloises comme des occupants plutôt que comme des habitants fixés, exploitant les royaumes découpés par eux à travers les Gaules, et possédés très précairement parfois; pillant, brûlant et rançonnant, enlevant à l’occasion les lots des autres rois ou chefs,—pendant que les populations conquises, passées d’un roi à un autre, continuent à vivre tant mal que bien de leur vie à part, et s’efforcent de limiter autant que possible les exigences ou les déprédations des Francs, pendant que les évêques ou les gallo-romains de haute situation font leur possible pour adoucir et policer ces rois et leurs leudes ou compagnons.

On les voit, ces Sicambres rudes et grossiers, à la fois vaillants et rusés, dans ce décor romain déjà bien mutilé par les guerres, couvert de cicatrices, parmi ces murailles écrêtées dont ils rétablissent les couronnements et dont ils complètent les défenses par des ouvrages de bois, dans ces palais où ils apportent les usages des forêts germaines, qu’ils s’efforcent de modifier peu à peu pour se hausser au niveau des anciens gouverneurs, ou patrices romains. Ils abrègent autant que possible leur séjour dans les cités où ils se sentent gênés, préférant une existence plus large dans leurs villas, près des grandes forêts des rives de l’Oise, où, dans l’intervalle des guerres et des courses entreprises sur les royaumes voisins, ils se livrent violemment au plaisir des grandes chasses.

Devenus chrétiens, baptisés, on les voit aux églises qui se multiplient dans la Cité, écouter patiemment les prêtres leur prêcher la douceur de la religion du Christ, mais ils gardent au fond du cœur les sauvages passions des barbares et se livrent à l’occasion aux plus farouches excès, quand il s’agit de savourer les joies de la vengeance ou de préparer quelques meurtres profitables.

Lutèce, qui gagnait en importance et commençait à s’appeler Paris, passa alors quelquefois d’un royaume dans un autre, au moment des partages parmi les descendants de Clovis. Chilpéric, fils de Clotaire, l’eut quelque temps en sa possession, puis après une lutte avec ses trois frères, Paris devint le lot de Caribert, tandis que les autres allaient régner à Soissons, à Orléans et à Reims sur des territoires bizarrement découpés. A la mort de Caribert, la ville resta même indivise entre les trois frères survivants.

Dans la longue lutte entre Frédégonde, femme de Chilpéric, et Brunehaut, femme de Sigebert, Paris vit plusieurs fois passer dans ses murs les deux terribles rivales, qui poussaient successivement au combat et à la mort leurs fils et leurs petits-fils, et avec eux les divers peuples francs d’Austrasie, de Neustrie, de Burgondie. L’horrible Frédégonde qui mourut la première, tranquillement et dans son lit, probablement en un palais de Paris qu’elle avait ressaisi à la mort de Childebert, fut enterrée en l’église du monastère de Sainte-Croix et Saint-Vincent, plus tard Saint-Germain des Prés. Ainsi que le dit Henri Martin, Frédégonde, la victorieuse, épouvantablement souillée de crimes, apparaît comme «le génie même de la barbarie triomphante» tandis que la reine vaincue, Brunehaut, contre qui sa rivale, ou le fils de sa rivale Clother, put réunir la majorité des chefs francs, représentait les tendances civilisatrices, une tentative d’organisation régulière, sous un régime se rapprochant de la vraie monarchie.

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LA POINTE DU REMPART DE CHARLES V.—LA TOUR BILLY, L’ILE LOUVIERS ET L’ILE NOTRE-DAME

Très probablement les faubourgs de Paris, s’allongeant au nord au delà du Grand Pont et au sud après le Petit Pont, devaient former une agglomération de population assez considérable, peut-être autant que celle qui restait fidèle à l’antique Lutèce, la Cité de l’île.

Ces deux ponts construits en charpente existaient depuis des siècles déjà, ayant remplacé les ponts brûlés par les gens de Lutèce à l’arrivée des Romains. Le Petit Pont se retrouve toujours sous le même nom, à la même place, au bas de la rue Saint-Jacques.

Pour le Grand Pont il y a doute. Est-il l’ancêtre de notre Pont au Change donnant sur la grande route des provinces du Nord représentée par la rue Saint-Denis, ainsi qu’on l’a cru longtemps? ou bien peut-il être représenté aujourd’hui par le pont Notre-Dame, comme on le suppose maintenant? Les deux opinions s’appuient sur des probabilités également fortes. En plaçant le Grand Pont de Lutèce au Pont au Change il faut admettre que la voie traversière de l’île partant du Petit Pont faisait un fort crochet sur la gauche, tandis que pour se diriger vers le pont Notre-Dame, elle n’avait qu’à pousser tout droit. Cependant, comme il existait une grande place marchande entourée de portiques au débouché du Petit Pont, la voie pouvait très bien partir de l’angle gauche de cette place pour gagner le Pont au Change sans trop de détours, ce qui donnerait raison à la vieille tradition. D’ailleurs l’existence du Grand Châtelet au bout du Pont au Change et du Petit Châtelet à l’extrémité du Petit Pont, forteresses succédant certainement à des têtes de pont fortifiées, est encore une raison de plus pour faire admettre la quasi-certitude de l’ancienne tradition.

Combien de fois ces deux antiques passages ont-ils été renouvelés, après des aventures diverses, brûlés par accidents fortuits ou faits de guerre, emportés par les inondations ou la débâcle des glaces à la fin des hivers rigoureux; reconstruits en pierres, chargés de maisons serrées en deux files encorbellées sur la rivière, incendiés encore, écroulés, endommagés par les ans,—toujours reconstruits et transbordant d’une rive à l’autre tant de générations, depuis les Gaulois de jadis jusqu’aux Parisiens d’aujourd’hui;—voyant passer sous leurs arches tant d’embarcations diverses, depuis les bateaux gaulois, les nefs romaines, les barques de guerre des Normands, jusqu’aux péniches marchandes et aux bateaux omnibus de nos jours,—et défiler sur leurs pavés tant de cortèges et de si différents, troupes joyeuses, cavalcades de princes et princesses, bataillons en marche pour des parades pacifiques, ou bandes armées se ruant aux massacres des jours de révolution.

Quelques épisodes de la longue et sanglante histoire de Frédégonde appartiennent à l’histoire de Paris. Concubine de Chilpéric, elle avait débuté dans sa carrière de crimes en lui faisant étrangler sa femme Galeswinthe, fille du roi des Wisigoths et sœur aînée de Brunehaut.

«Moult estoit belle femme la royne Frédégonde, en conseil sage et subtile, en tricherie, ni en malice n’avoit son pareil, fors Brunehaut tout seulement,» disent les vieux historiens racontant comment, après seize ans de mariage, voyant le secret de sa liaison avec un leude du roi Landry surpris par Chilpéric, elle prévint la colère de Chilpéric en le faisant poignarder lui-même dans sa villa de Chelles. Le crime commis, Frédégonde se réfugia aussitôt avec son fils Clotaire II âgé de quatre mois, ses serviteurs et ses trésors dans l’église cathédrale de Paris, prés de l’évêque Raguewode, et dans ce lieu d’asile elle détourna l’orage qui pouvait tomber sur elle, et continua ses trames.

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LA PRISE DU COMTE LEUDASTE

Peu avant, sa fille Rigonthe, promise pour épouse à Récared, fils du roi des Wisigoths, était partie pour l’Espagne avec un long envoi de chariots chargés d’un véritable trésor constituant sa dot. Outre l’escorte armée, Chilpéric avait violemment arraché à leurs foyers pour les donner comme serviteurs à la princesse, une foule de jeunes filles, d’hommes et de femmes des plus importantes familles parisiennes, ainsi qu’un grand nombre de gens de condition inférieure destinés à divers emplois. Ce fut une désolation terrible dans la ville et, rapporte Grégoire de Tours, on vit, parmi les malheureux ainsi arrachés à leurs familles, quelques-uns distribuer tous leurs biens entre leurs héritiers et d’autres se donner la mort pour ne pas s’expatrier.

Cet immense convoi, sur sa longue route, fut dès le départ en butte à tous les malheurs: désertions des serviteurs entraînés au loin malgré eux, vols, enlèvements de chevaux et d’objets précieux, attaques à main armée... Le cortège fondait en route et les richesses entassées dans les chariots diminuaient d’étape en étape; les princes sur le territoire desquels passait la malheureuse reine voulaient avoir leur part de ses richesses, si bien que Rigonthe complètement dépouillée ne put dépasser Toulouse où, abandonnée de tous, elle dut attendre en un monastère que Frédégonde la fit reprendre. Il n’est pas nécessaire de beaucoup s’apitoyer sur le sort de cette princesse Rigonthe qui, d’après Grégoire de Tours, ne valait pas beaucoup mieux que son affreuse mère. Ces deux femmes, souvent en querelles, allaient parfois jusqu’à se prendre aux cheveux, et un jour Frédégonde avait tenté d’étrangler sa fille en faisant brusquement retomber sur sa tête le couvercle d’un grand et lourd coffre, vers lequel elle l’avait attirée, sous prétexte de lui faire admirer des objets précieux. Rigonthe se débattait, Frédégonde à genoux sur le couvercle pesait de tout son poids et s’efforçait d’achever son œuvre, lorsque, aux cris de la victime étranglée, on avait pu forcer la porte, et l’arracher à sa mère.

L’aventure du comte Leudaste, qui forme le sujet d’un des récits d’Augustin Thierry, se passa à Paris pendant un séjour de Chilpéric et de Frédégonde au palais de la Cité en 583. Leudaste, ancien esclave gaulois devenu comte de Tours, détesté pour ses brutales exactions, mais longtemps soutenu par Frédégonde, avait fini par encourir la haine de la terrible reine, à la suite d’intrigues fort compliquées par lesquelles il avait essayé de perdre l’évêque Grégoire de Tours, en faisant de cet évêque l’accusateur des désordres de Frédégonde.

Dans un synode d’évêques réunis dans la villa de Chilpéric à Braines, Grégoire de Tours ayant été complètement déchargé, l’affaire se retourna contre son dénonciateur Leudaste, qui devenait l’auteur du scandale et l’ennemi de Frédégonde.

L’occasion de la vengeance attendue quelque temps arriva enfin pour celle-ci, par l’imprudence de Leudaste qui vint lui-même se mettre dans la main de son ennemie. Un dimanche que Chilpéric et la reine assistaient à la messe dans l’église cathédrale Saint-Etienne, plus tard remplacée par Notre-Dame, Leudaste, qui venait de retrouver les bonnes grâces de Chilpéric pour avoir combattu à Melun dans son armée, croyant la fureur de Frédégonde calmée et espérant faire sa paix, osa entrer dans l’église, et fendant la foule, aller jusqu’au siège royal se jeter aux pieds de Frédégonde en la suppliant de lui accorder son pardon. Une scène étrange s’ensuivit. Frédégonde, un instant surprise, fut saisie d’une fureur sauvage, elle accabla son ennemi de sa colère et l’eût bien fait tuer sur l’heure, mais Chilpéric, à qui elle réclamait sa vengeance, se contenta de faire chasser Leudaste de l’église par ses gardes.

Leudaste dans sa présomption ne se hâta point, après cet avertissement, de chercher son salut dans une fuite rapide hors de la portée de Frédégonde; au contraire, supposant qu’il aurait dû se faire précéder par de riches présents pour adoucir la reine, il resta dans la cité afin de réparer cet oubli. La rue conduisant de l’église cathédrale au palais, devenue plus tard la rue de la Calandre et la rue Neuve-Notre-Dame, trouvait au débouché du petit pont, c’est-à-dire à l’extrémité de la place du Parvis actuelle, une large place, centre du commerce de la cité, bordée de maisons de négociants, sous les arcades ou les auvents desquelles ceux-ci étalaient leurs marchandises. L’ex-comte de Tours, au lieu de fuir, s’arrêta sur cette place pendant que s’achevait la messe, allant de boutique en boutique, marchandant, faisant mettre de côté les plus riches objets. Tout à coup, la grande messe terminée, un mouvement se produisit sur la place, le cortège royal défilait au milieu du peuple. Chilpéric et Frédégonde rentraient au palais. Frédégonde aperçut Leudaste continuant ses achats sous l’auvent des boutiques et, aussitôt arrivée au palais, envoya rapidement quelques hommes à elle avec l’ordre de lui amener son ennemi vivant et garrotté.

Leudaste fut arraché à sa sécurité par leur attaque; comme il était brave, il fit face au danger et fondit l’épée à la main à travers la bande; blessé, couvert de sang, il put se frayer passage et gagna le Petit Pont sur lequel il s’engagea en courant. Par malheur pour lui, le Petit Pont se trouvait alors en mauvais état, les planches du tablier étaient pourries par endroits et percées de trous. Leudaste en fuyant mit le pied dans un de ces trous et tomba en se brisant la jambe.

Il était pris; on le porta tout sanglant dans la prison de la ville. Au lieu de le faire mourir tout de suite, Frédégonde, qui ne se fût pas crue assez vengée, le fit soigner et même transporter en meilleur air dans une de ses Villas, mais au bout de quelque temps, comme l’état du blessé s’aggravait, la reine eut peur de perdre sa vengeance, elle fit jeter Leudaste en bas de son lit, le fit coucher sur le sol, la nuque appuyée sur une barre de fer, tandis qu’un bourreau frappait le malheureux sur la gorge à grands coups d’une autre barre de fer pour lui briser les vertèbres.

Dans l’histoire de la cité parisienne apparaît le nom de saint Eloi avec le règne du petit-fils de Frédégonde, Dagobert Ier. Celui-ci, mérovingien adouci, n’était plus seulement un chef barbare, mais un vrai roi, législateur ferme, réprimant sévèrement les brutalités des leudes et, à l’occasion, expiant les siennes par des fondations pieuses, comme celle de l’abbaye de Saint-Denis. Habile orfèvre et honnête homme, Eligius ou Eloi, dès le début du règne de Dagobert, devint son argentier ou maître des monnaies. Il resta personnage important, principal conseiller de Dagobert pendant tout le règne et fut ensuite évêque de Noyon. Ce n’était pas le premier marchand qui parvenait à l’épiscopat, puisque précédemment le successeur de l’évêque de Paris, Raguewode, l’ami de Frédégonde, avait été un marchand syrien nommé Eusèbe.

Saint Eloi employait ses richesses en bonnes œuvres: à Paris il fonda vers 632, au cœur de la cité, l’abbaye de Saint-Martial, vaste monastère qui tenait tout l’espace compris au nord et au sud entre les rues de la Calandre et de la Vieille-Draperie, à l’est et à l’ouest entre les rues aux Fèvres et de la Barillerie, juste devant le palais, à l’endroit occupé aujourd’hui par la caserne des pompiers. Trois cents nonnes sous la direction de l’abbesse Aurée (sainte Aure) occupaient l’abbaye; dans l’épidémie qui désola Paris en 666, enlevant une partie considérable de la population, cent soixante religieuses de Saint-Martial périrent et avec elles leur abbesse.

Le pourtour de cet enclos monastique s’appelait la ceinture Saint-Eloi. Son église Saint-Martial avait failli, peu après sa construction, être détruite par un incendie lequel, raconte la légende, s’arrêta sur une objurgation d’Eloi au saint patron de l’église. Tout pleurant de voir son œuvre ravagée par les flammes qu’activait un vent violent, Eloi en «grande ire» admonesta vertement saint Martial qui souffrait ainsi par sa paresse que son église fût arse et dévorée, et lui jura que s’il la laissait périr, elle ne serait jamais rebâtie. La menace fit son effet, car l’incendie aussitôt s’arrêta.

Hélas! saint Eloi n’était plus là en 1034 quand un autre incendie dévora les bâtiments de l’abbaye.

Parmi les incendies dont la cité eut à souffrir il y en eut un, en 586, au temps de Chilpéric, qui faillit la détruire complètement et fut certainement cause de la disparition de bien des édifices de la Lutèce gallo-romaine. Il commença un soir dans la maison d’un marchand sise à l’entrée méridionale de la Cité, c’est-à-dire près du Petit Pont. Une chandelle, oubliée dans un cellier à côté d’une barrique d’huile, mit le feu à cette barrique; le cellier fut bientôt en flammes et l’incendie se communiqua de proche en proche, aux maisons de bois et aux boutiques, à travers toute l’île, d’un bras de la Seine à l’autre, en suivant la grande voie entre les deux ponts, parmi le quartier des négociants.

Le palais sur la gauche ne fut pas atteint par les flammes, les églises furent aussi préservées. L’incendie endommagea fortement une vieille construction romaine, la prison de Glaucin, sise sur l’emplacement du quai aux Fleurs actuel, vers l’endroit où jusqu’à la Révolution subsista l’église Saint-Denis de la Chartre, dont le surnom de la Chartre ou prison indiquait la proximité des restes de cette prison. Les prisonniers se voyant atteints par les flammes se soulevèrent, échappèrent à leurs gardiens et purent se réfugier sur la rive gauche du fleuve, à la nouvelle église Saint-Vincent (Saint-Germain des Prés) qui était lieu d’asile.

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SAINT-ÉLOI ET SAINT-MARTIAL, XVIe SIÈCLE
 
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LE SIÈGE DE PARIS PAR LES NORMANDS
 

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LE PASSEUR AUX VACHES ET LES ILOTS DE LA CITÉ


CHAPITRE II

LES NORMANDS

La décadence carlovingienne.—Apparition des Normands.—Serpents et dragons de mer.—Le grand siège.—L’évêque Gozlin et le comte Eudes.—Les brûlots.—Assauts repoussés au Grand Pont.—Le blocus.—Le camp de Saint-Germain l’Auxerrois.—La crue de la Seine.—La tour du Petit Pont et ses douze défenseurs.—La flotte normande traînée à terre pour éviter le passage de Paris.—L’empereur Othon.—Le palais du roi Robert.

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L’EMPEREUR OTHON

Le petit royaume de Paris que s’arrachèrent les rois mérovingiens s’était fondu, au temps de Charlemagne, dans le vaste empire des Francs qui réunissait sous le sceptre du grand empereur les terres gauloises et germaines des deux rives du fleuve séparatif, du vieux Rhin alors pacifié, de chaque côté duquel depuis comme avant, hélas, de si grosses rivières de sang ont coulé. Paris n’était plus tête de royaume, c’était la petite capitale du petit duché de France en Neustrie, simple province du grand Empire d’Occident, dont le chef résidait au loin, à Aix-la-Chapelle.

Pour cet édifice de proportions trop vastes, quand mourut son constructeur, le descendant des anciens maires du palais des Mérovingiens fainéants et déchus, la décadence et la ruine commencèrent. Les lézardes présageaient l’écroulement, la ruine, et enfin le partage entre les derniers Carolingiens. En un dur et long réenfantement devait renaître une Gaule reformée peu à peu autour du duché de France. Les maîtres du duché de France, primitivement, ne se trouvaient ni plus hauts ni plus puissants que les autres ducs et comtes, de ce pays morcelé en tant de seigneuries diverses, de fiefs suzerains, de fiefs vassaux de toute importance, formés dans les anciens gouvernements petits ou grands devenus propriétés héréditaires, et dont l’ensemble compliqué forma le système féodal.

A ce moment, avec les derniers Carolingiens, un siècle de malheurs terribles va commencer pour la pauvre ville de Paris. C’est une époque douloureuse ramenant les outrages et les dévastations des invasions barbares des siècles précédents. Les Northmans ont paru sur la Seine comme sur toutes les grandes rivières de l’Europe. Dès les premières années du IXe siècle, du temps même de Charlemagne, ils ont osé avec leurs flottilles de légères barques attaquer quelques ports de l’Empire.

Après la disparition du grand Empereur, s’étant rendu compte de la richesse du pays et de la faiblesse de ses défenses désorganisées, ils s’enhardissent. Ils s’abattent sur les rivages de la Gaule, remontent fleuves et rivières, détruisant, ravageant, massacrant, enlevant les villes et les brûlant après le pillage, saccageant les abbayes pendant que les seigneurs francs s’enferment dans leurs châteaux, se rachètent égoïstement du pillage en abandonnant bourgades ou villes ouvertes aux pirates, au lieu de s’unir entre eux pour les écraser.

Calamités effroyables. Qui sauvera le pauvre peuple de la rage des Normands? Ab ira Normanorum libera nos, Domine. C’est la prière qui, à la fin de chaque messe, dans chaque église s’élève vers le ciel et s’élèvera pendant des siècles, en témoignage de l’immense panique d’une nation à peu près abandonnée sans défense aux haches des barbares. Où sont Roland et les autres paladins de l’empereur Charles à la barbe fleurie? L’audace des rois de mer grandit avec le succès, ils s’aventurent de plus en plus loin des repaires qu’ils se sont créés en s’établissant fortement à l’embouchure des fleuves, sur quelque promontoire facile à défendre, où ils entassent le butin rapporté des expéditions. Les embouchures de la Loire et de la Seine, la presqu’île au-dessous de Rouen deviennent ainsi des postes fixes, des terres normandes où débarquent continuellement les Scandinaves arrivant en flottilles par la route des Cygnes, comme leurs chants guerriers appellent la mer. Ils se créent dans les îles des fleuves des lieux de ravitaillement, des postes avancés vers lesquels ils rabattent leurs convois de butin ou les files de prisonniers enchaînés. Combien de cités importantes pillées ou brûlées, de campagnes où chaque village en vue d’une rivière n’est plus qu’un amas de décombres, sur lesquels un monceau sanglant de corps entassés représente la population qui n’a pas pu fuir.

En 837, la cité parisienne reçut leur première visite et souffrit une mise à sac sur laquelle on manque de détails. En 845, ils reparurent. Tout avait fui, n’osant risquer la résistance: marchands, prêtres, moines, avaient cherché refuge dans les bois ou dans les monastères éloignés. Le roi Charles le Chauve, avec ce qu’il avait de soldats, s’était enfermé dans l’abbaye de Saint-Denis bien emmuraillée et ouvrait des négociations. Le samedi veille de Pâques, les Normands entrèrent dans la ville sans défense, égorgèrent les malheureux qu’ils y trouvèrent encore. Les abbayes de Sainte-Geneviève et de Saint-Germain furent complètement dévastées; les pirates enlevèrent jusqu’aux lames de cuivre doré couvrant le toit de Saint-Germain des Prés. Le roi Charles le Chauve, au lieu de tomber sur eux, acheta leur retraite. Leur Koning, outre le butin, put emporter, pour les envoyer comme trophées aux chefs restés sur les grèves natales des mers du Nord, une poutre de Saint-Germain des Prés et un clou tiré d’une des portes de la ville, envoi qui permet de supposer à la cité de Paris une renommée et une illustration déjà grandes.

Le Parisis, territoire de Paris, ne fut pas longtemps tranquille; à peine la ville commençait-elle à réparer ses désastres que les Normands se remontrèrent. Deux ou trois fois en moins de dix ans les Parisiens voient apparaître remontant la Seine les flottilles de barques, les serpents et les dragons de mer, ainsi nommés par les pirates des figures de monstres marins grossièrement taillées placées à la proue. Tout cela sort de la presqu’île d’Oissel, leur citadelle, du fond de laquelle ils menacent Rouen et Paris et tiennent la haute et la basse Seine. Paris est de nouveau pillé et brûlé, les abbayes et églises dévastées, sauf quelques-unes qui purent se racheter de l’incendie par de fortes sommes données volontairement.

Le Grand Pont interceptant le cours de la Seine empêchait les barques normandes d’aller porter plus haut leurs ravages, les Normands le détruisirent et alors, le passage libre, s’élancèrent à la poursuite des marchands de Paris, qui fuyaient vers la haute Seine sur des barques où ils avaient entassé leurs biens; Charles le Chauve avec ses troupes remontait aussi le fleuve par terre, observant les mouvements des pirates sans oser les attaquer. Encore une fois il négocia avec eux et leur versa un tribut pour obtenir leur retraite.

Paris respira une vingtaine d’années, pendant lesquelles les Normands de plus en plus nombreux, de plus en plus forts dans les établissements créés par eux, dirigèrent leurs courses sur d’autres points. Pendant ce temps, Paris se repeuplait et se reconstruisait. Les édifices incendiés renaissaient de leurs cendres, les Parisiens instruits par de cruelles expériences relevaient leurs remparts trop faibles ou écroulés, et s’efforçaient de se mettre en état de repousser victorieusement des incursions nouvelles trop faciles à prévoir.

Les faubourgs des deux rives furent sacrifiés; d’ailleurs depuis le dernier sac, ils n’étaient plus constitués que par de pauvres masures rebâties parmi les ruines, au pied des abbayes incendiées et dévastées. Mais toutes les défenses de l’île de la Cité furent rétablies sous la direction de l’évêque Gozlin, les courtines furent renforcées, les tours surélevées en pierres, ou par des étages en charpente. Les ponts restaurés furent solidement défendus, le Grand Pont par une grosse tour élevée à son extrémité sur la rive droite et le Petit Pont par une autre non moins forte sur la rive gauche. La Cité ainsi, avec ses remparts à soubassements romains trempant du pied dans la Seine, ses grosses défenses du Palais à la pointe de l’île et ses ponts fortifiés, cette île hérissée de tours, de remparts enfermant les maisons entassées et serrées, paraissait de force à se faire respecter et pouvait maintenant attendre hardiment toutes les attaques. Aussi quand tout à coup, en 885, se répandit la rumeur d’une nouvelle expédition normande, on vit affluer dans cette étroite enceinte les populations des environs affolées, les moines des abbayes de la région menacée, accourant se mettre sous la protection des murailles avec les trésors des églises et leurs reliques.

L’évêque Gozlin et le comte de Paris Eudes, fils de Robert le Fort se hâtaient de terminer les travaux, notamment aux tours des ponts, postes les plus menacés.

Le 27 novembre 885 la flotte normande apparut. Elle couvrait littéralement la Seine sur une longueur de plus de deux lieues. Sept cents navires à voiles, dragons et serpents de mer suivis d’une foule de barques plus petites, s’avançaient portant de nombreuses machines de guerre et trente mille Normands conduits par le roi de mer Sigfried. Cette grande expédition avait pour objectif, après Paris, le pillage de la Bourgogne que les Normands n’avaient pas encore atteinte. Le spectacle était terrifiant, cette immense quantité de grands navires élevant leurs proues taillées en têtes fantastiques, les plats-bords protégés par des rangées de boucliers, s’avançait en ordre régulier au bruit de mille clameurs, au son des trompes de guerre déchirant l’air, pendant que derrière les boucliers, sur les plates-formes d’avant et d’arrière, la foule des guerriers brandissait haches et lances.

Arrivée sous les murailles de Paris, la flotte s’arrêta. Sigfried demanda une entrevue au comte et à l’évêque; il vint avec quelques-uns de ses hommes d’aspect sauvage et farouche, aux armes et aux casques étranges, grands gaillards blonds au teint recuit par le hâle des mers. Il réclamait le passage en haute Seine pour son expédition, c’est-à-dire la rupture du Grand Pont, promettant de respecter la ville et les biens des Parisiens. La proposition fut repoussée et tout aussitôt les Normands se préparèrent à l’attaque.

Dès le lever du jour le lendemain, les navires embossés le plus près possible de la Cité, les bandes normandes descendues à terre commencèrent l’attaque. Au milieu du plus effroyable fracas, les tours se couronnèrent de défenseurs, les flèches volaient par tous les créneaux, les machines placées en grand nombre aux bons endroits du rempart faisaient siffler les traits ou ronfler les grosses pierres, sur les assaillants qu’animait le beuglement des grandes trompes de guerre. Le plus chaud de l’affaire fut à l’assaut de la tour défendant le Grand Pont, sur la rive droite; le gros des Normands s’efforçait de la démolir ou de l’escalader malgré la grêle des projectiles lancés du pont et de la tour.

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LA TOUR DU PETIT PONT.—LE GRAND SIÈGE DES NORMANDS

L’évêque Gozlin combattait ici avec son neveu Ebble, abbé de Saint-Germain des Prés, avec le comte Eudes, Robert, son frère, et le comte Ragenaire. Les pertes furent grandes des deux côtés, mais les défenseurs de la tour recevaient sans cesse du secours par le Grand Pont. L’évêque Gozlin, parmi eux, fut atteint par une flèche normande, sa blessure était légère heureusement et la défense n’en fut pas troublée. Quand la nuit vint, la tour semblait si bien une ruine que les Normands comptaient n’avoir plus qu’un effort à faire le lendemain pour l’enlever, mais les assiégés employèrent la nuit à la réparer, et le soleil levant la montra plus forte, ses brèches bouchées, ses crénelages rétablis et sa plate-forme surmontée d’un nouvel étage de charpente.

Les Normands furieux se ruèrent de nouveau sur l’amas de ruines remplissant le fossé; parmi les décombres, ils sapèrent la base de la tour. Celle-ci, par tous ses créneaux, ruisselait de poix enflammée et d’huile bouillante. Les Normands écrasés par les pierres, brûlés par le feu, s’obstinèrent; on vit ceux que l’huile brûlait, que la poix enflammée transformait en torches allumées, s’efforcer de se dégager de la mêlée pour se précipiter à la Seine. L’attaque ne cessait pas. Aux malheureux blessés sortant de la fournaise et nageant vers leurs navires, les femmes accompagnant l’expédition, les danoises restées à bord, criaient des injures pour les relancer au combat.

Mais quelques-uns des Normands attachés à la tour avaient pu creuser dans la muraille une galerie de sape, où ils se trouvaient à l’abri et qu’ils étançonnaient au fur et à mesure avec des pièces de bois. Cette mine bien préparée, ils la remplirent de fascines et de fagots enduits de goudron et y mirent le feu. L’étançonnage brûla, la tour ne s’écroula pas comme s’y attendaient les assaillants, mais il apparut un trou noir, une large ouverture dans la muraille. Les Normands, quand la fumée se fut dissipée, se jetèrent sur ce trou au fond duquel se massaient rapidement les Parisiens pour les recevoir. Le danger était terrible; heureusement un moyeu de roue lancé du haut de la tour sur la masse serrée broya bon nombre des assaillants et fit reculer les autres. Les défenseurs de la tour, vivement, travaillèrent à boucher la brèche, pendant que les Normands accumulaient sur ce point des matières enflammées. La tour disparut dans la flamme et dans la fumée, quand tout fut brûlé, elle reparut noircie mais debout, toujours chargée de défenseurs, avec la bannière de la ville flottant sur sa plate-forme. Le combat dura ainsi jusqu’à la nuit, soutenu vigoureusement par les assiégés malgré leurs pertes.

L’attaque contre la vaillante tour ne se renouvela pas le lendemain. Des remparts, on vit les Normands, renonçant à l’espoir d’enlever la ville par un coup de main, s’installer à terre pour un siège régulier. Ils établirent autour des ruines circulaires de Saint-Germain le Rond, plus tard l’Auxerrois, un vaste camp fortifié par des retranchements de pierres et de terre. Pendant que s’exécutaient ces travaux, des colonnes de pirates se lançaient dans toutes les directions, ravageant les alentours de la ville, passant leur fureur sur les malheureux qu’ils pouvaient atteindre et sur les villages et hameaux rencontrés, ramenant le butin et les approvisionnements à leur camp.

C’était donc un siège en règle que la Cité allait avoir à subir. On vit alors les Scandinaves, ces pirates dont la tactique ordinaire consistait à se jeter rapidement sur les villes ouvertes ou peu fortes, pour les emporter d’un élan, reprendre les traditions de la guerre savante, se plier à toutes les lenteurs et à toutes les difficultés d’une attaque régulière, les cheminements à couvert, la sape des murailles, la construction des catapultes, béliers, tours roulantes, etc... Des corps normands continuaient leurs massacres au loin; pendant ce temps, au camp de Saint-Germain l’Auxerrois, les assiégeants construisaient trois hautes tours, faites de grands chênes équarris et montés sur seize roues, pouvant contenir une soixantaine d’hommes armés, et terminées par une plate-forme couverte sur laquelle se manœuvrait un engin battant les crénelages de l’assiégé.

Ces tours roulantes, presque achevées, allaient pouvoir être mises en mouvement et s’avancer contre la tête de pont lorsque les assiégés réussirent à les incendier. Renonçant à en recommencer la construction, les Normands fabriquèrent une quantité de grands pavois de cuir pouvant chacun abriter cinq ou six hommes.

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LE PETIT CHATELET, FIN DU XVIIIe SIÈCLE

Le 20 janvier 886, après deux mois de siège, ils tentèrent un nouvel assaut. Tous les engins en cercle autour de la forteresse du pont entrèrent eu jeu et l’accablèrent de projectiles divers, énormes pierres, javelots et balles de plomb grêlant sur les plates-formes. Couverts de leurs grands pavois comme les légions romaines faisant la tortue, les Normands s’élancèrent à l’escalade de la tour, pendant que sur la Seine les barques attaquaient le pont des deux côtés, les Normands ayant porté par terre, de l’autre côté de l’obstacle un certain nombre d’embarcations légères. S’ils pouvaient réussir à emporter ce pont par lequel se renouvelaient les défenseurs de la tour, ils comptaient bien que celle-ci ne tarderait pas à succomber.

Les intrépides défenseurs, cette fois encore eurent le dessus, et l’attaque fut repoussée. Les Normands employèrent la journée suivante à essayer de combler les fossés de la tête du pont en y jetant pêle-mêle de la terre, des fascines, des arbres, des animaux et enfin de malheureux captifs, qu’ils égorgeaient au bord du fossé à la vue des assiégés pour ébranler leur courage. L’évêque Gozlin, indigné de la cruauté des barbares, dit la chronique d’Abbon, moine de l’abbaye de Saint-Germain des Prés, témoin oculaire du siège, perça même d’une flèche un des égorgeurs de ces malheureux prisonniers.

Le fossé à peu près comblé, les Normands ont pu avancer trois béliers qui battent la tour sur chacune de ses faces, mais les défenseurs les gênent ou les détruisent avec de grosses poutres garnies de fer. La tour résiste toujours, les béliers ne l’ébranlent pas, ses mangonneaux bien manœuvrés répondent aux engins de l’attaque. Alors les Normands essaient d’autre chose, ils entassent sur trois de leurs plus gros navires des matières inflammables, des arbres entiers et y mettent le feu, traînant à la corde jusqu’au pont ces trois brûlots, au grand émoi des défenseurs qui cette fois se croient bien perdus, mais des masses de pierres coulées en avant des piles arrêtent heureusement les nefs incendiaires qui brûlent sans endommager les poutres.....

Il s’ensuivit, après ces assauts obstinés, une semaine plus tranquille sur le point attaqué. Les Normands, pour se consoler de leurs échecs successifs, incendiaient les faubourgs de la rive gauche ou reprenaient leurs courses au loin. Un événement se produisit, heureux d’abord, une crue de la Seine vint gêner les opérations des assiégeants. Au bout d’une semaine cette crue devint une véritable inondation qui dans sa violence emporta le Petit Pont réunissant la cité à la rive gauche. Ceci pouvait être fatal à la pauvre ville; désormais la tour du Petit Pont, qui faisait le pendant de celle du Grand Pont si opiniâtrement attaquée et défendue, restait isolée sur la rive gauche sans communication possible avec la ville.

A la vue des charpentes du pont culbutées par les eaux, brisées et emportées, les assiégeants poussèrent des cris de joie et se lancèrent aussitôt à l’attaque de ce poste désormais perdu.

Les Normands après quelques péripéties poussèrent jusqu’au pied de la tour un chariot rempli de paille à laquelle ils mirent le feu; l’incendie, remplissant la tour de flammes et de fumée, gagna les charpentes, brûla les planchers et la rendit bientôt intenable; ce n’était plus qu’un immense bûcher qui flambait devant la ville impuissante. Les défenseurs de la tour durent l’évacuer et se réfugièrent sur un fragment du pont resté accroché à la muraille. Sur cet étroit espace, enveloppés dans les tourbillons de fumée, accablés par une grêle de traits des Normands, ils n’étaient plus que douze, douze vaillants, dont le moine Abbon nous a conservé les noms: Hérivée, Hermanfroy, Hérilang, Odoacre, Herric, Arnold, Solies, Gerbert, Uvidou, Harderard, Eimard et Gosswin.

Comme ils allaient tous périr par le feu ou par les flèches, les Normands leur crièrent de se rendre, leur promettant la vie sauve. Aucun secours n’était possible, aucun espoir ne leur restait, les douze firent signe qu’ils se livraient, comptant seulement être mis à rançon. Mais à peine sur la rive au pouvoir des Normands, ceux-ci les massacrèrent; un seul allait être épargné, Hérivée, qui les avait frappés par sa haute mine et la beauté de ses armes; ils le prirent pour un chef considérable et pour celui-là parlèrent de rançon, mais Hérivée, dans la fureur qui l’animait, se jeta sur eux quoique désarmé et les força par ses injures à lui faire partager le sort de ses compagnons.

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LE GRAND CHATELET, XVIIe SIÈCLE

Après ce terrible épisode le siège traîna en longueur. Sans doute l’inondation empêcha les Normands de prendre pied dans l’île et de profiter du désastre du Petit Pont. Un corps nombreux des assiégeants s’en alla ravager le pays entre Seine et Loire, les autres continuaient le siège ou plutôt le blocus que des sorties des Parisiens venaient souvent troubler. Une sortie du vaillant abbé de Saint-Germain Ebble, neveu de l’évêque Gozlin, s’attaqua au camp assiégeant de Saint-Germain l’Auxerrois, mais Ebble, après y avoir mis le feu, fut repoussé par les masses Normandes.

Enfin au mois de mars, après quatre mois de siège, un secours arriva aux Parisiens, le duc de Saxe Henri, envoyé par Charles le Gros avec un corps de troupes, tomba une nuit sur le camp normand en même temps que les Parisiens l’attaquaient de l’autre côté. Le but du duc de Saxe n’était que de ravitailler Paris; son convoi de vivres entré, il se retira. Les Normands attribuant cette belle résistance des assiégés à la présence parmi eux d’Eudes, comte de Paris, lui tendirent un piège. Feignant de vouloir entrer en pourparlers, leur chef Sigfried demanda une entrevue au comte; Eudes y consentit, mais à peine était-il en présence du chef sur le bord du fossé si vaillamment disputé, que des guerriers, se glissant par derrière, se jetèrent sur lui. Il put heureusement être dégagé par ses compagnons et rentrer dans ses lignes.

Dans cette ville bloquée, remplie de réfugiés entassés, en proie à la famine, des maladies se déclarèrent et sévirent durement; une épidémie emporta de nombreux défenseurs et entre autres le courageux évêque Gozlin. Pour comble, le terrain manquait pour recevoir les morts des petits combats journaliers livrés sous les murailles et ceux de l’épidémie. Dans cette extrémité les Parisiens envoyèrent le comte Eudes auprès de l’empereur Charles le Gros, pour le presser de secourir la ville prête à succomber. L’abbé de Saint-Germain Ebble, neveu de Gozlin, prit après le départ du comte de Paris la direction de la défense. Quelques troupeaux restaient encore aux Parisiens, paissant l’herbe au pied des murailles ou dans les petites îles en avant et en arrière de la cité; on les ménageait et on les gardait soigneusement, car les Normands risquaient souvent des attaques pour enlever ces suprêmes ressources aux assiégés. D’un autre côté, les Parisiens, voyant autour du camp ennemi paître les bestiaux ramenés par les maraudeurs normands, organisaient de petites sorties nocturnes pour essayer de faire quelques prises. Ainsi s’éternisait le siège.

Le comte Eudes revint au bout de quelque temps, perça les lignes des assiégeants et annonça l’arrivée prochaine d’une armée de secours envoyée par l’Empereur. Elle parut au mois de juillet conduite par le même duc de Saxe qui peu de mois auparavant avait déjà une première fois ravitaillé Paris. Mais les Normands l’attendaient, ils avaient couvert le front de leur camp de fosses profondes, recouvertes de branchages et de terre. L’attaque de l’armée impériale échoua devant ces retranchements; le duc Henri, tombé dans une de ces fosses, fut massacré et ses soldats purent à grand’peine reprendre son cadavre avant de battre en retraite à la vue des Parisiens consternés.

Cette retraite fut le signal d’un nouvel assaut donné par les Normands enflammés par leur victoire. Ils faillirent cette fois réussir et le péril fut si grand que, pour animer les défenseurs, les prêtres apportèrent les reliques de sainte Geneviève et de saint Germain sur les points les plus menacés, sous la grêle des flèches, dans la fumée des bûchers allumés par les assaillants au pied des tours, pour incendier leurs étages de bois. Les Normands avaient pris pied dans l’île, ils tenaient déjà quelques portions de rempart et une tour à la pointe du palais; toutes les cloches des églises en cet instant suprême sonnèrent le glas de la ville, mais enfin, cette fois encore, les assiégés pris de rage eurent le dessus, ils massacrèrent tout ce qui avait escaladé les brèches, renversèrent ou brisèrent les échelles et reconquirent la tour perdue. Une sortie désespérée du comte Eudes, profitant du désordre des assaillants, acheva de dégager les murailles.

Et le blocus reprit, et les Parisiens affamés se remirent à guetter du haut de leurs murs l’arrivée d’un secours. Le secours arriva enfin. Cette fois, c’était l’empereur Charles le Gros lui-même qui apparut à la tête d’une armée considérable sur les hauteurs de Montmartre. Les Normands, devant les forces supérieures de l’Empereur, évacuèrent leur camp de Saint-Germain l’Auxerrois et se retirèrent sur la rive gauche pour attendre le combat dans leur retranchement de Saint-Germain des Prés. Mais le petit-fils dégénéré de Charlemagne, au lieu de combattre, préféra encore une fois traiter. Il ouvrit des négociations avec les Normands, ceux-ci consentirent à lever le siège moyennant sept cent livres d’argent et le pillage du diocèse de Sens.

Les Parisiens après le départ de l’empereur refusèrent de reconnaître le traité qui leur imposait la rupture de leurs ponts pour livrer la route de la Bourgogne à la flotte ennemie; quand les Normands essayèrent de forcer le passage, le nouvel évêque Auschéric et l’abbé Ebble les repoussèrent victorieusement.

Cette fois, rebutés par les difficultés d’un siège à recommencer, les Normands prirent un grand parti. Du haut de leurs remparts, les Parisiens assistèrent à un spectacle extraordinaire, ils virent toute l’armée normande en mouvement tirer ses bâtiments à terre à force de bras et d’attelages, et leur faire franchir, en défilant à travers les champs de la rive gauche, un espace de plus d’un lieue, évitant ainsi les ponts et reprenant la Seine au-dessous de Paris pour gagner les pays de Bourgogne.

Les pirates les ravagèrent pendant six mois, puis chargés de leur butin, reprirent le chemin de la basse Seine. Paris les vit encore reparaître, descendant le fleuve maintenant au lieu de le remonter. Nouvelle attaque de la ville qui barre le passage. Repoussés encore, les Normands durent recourir au moyen qu’ils avaient employé six mois auparavant, ils remirent leurs navires à terre et les traînèrent à travers prés et champs.

L’empereur Charles le Gros était mort et le trop vaste empire carolingien avec lui. Dans le démembrement de l’empire en sept royaumes, le vaillant défenseur de Paris, Eudes, élu par les barons, gagna la couronne du royaume de France, bien petit royaume formé de l’ancien duché de France, des pays entre Loire et Meuse. Il avait d’ailleurs à le conquérir contre les Normands qu’il allait trouver presque partout dans ses malheureux états ravagés.

Pendant des années on eut encore à combattre, pour purger les pays de l’intérieur, des petites troupes scandinaves cantonnées sur des points faciles à défendre, cramponnées à des forteresses conquises.

Au Xe siècle, après les avoir rabattus sur la basse Seine, il fallut bien pour en finir se résoudre à leur laisser une part du sol, en leur abandonnant les territoires neustriens qui allaient devenir la Normandie.

La cité de Paris, qui avait conquis un superbe renom dans la longue lutte soutenue par elle, grandit alors rapidement en importance. Elle eut à réparer les désastres de la guerre, à reconstruire ses faubourgs, ses abbayes, ses églises, à restaurer les tours criblées de blessures, ruines croûlantes sur certains points plus maltraités que les autres.

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L’ÉGLISE SAINT-BARTHÉLEMY, XVIe SIÈCLE (EMPLACEMENT DU TRIBUNAL DE COMMERCE)

Au moment des invasions, une foule de moines et de prêtres s’étaient réfugiés dans la ville avec les reliques de leurs églises. Ces reliques, les Parisiens prétendirent les garder. Saint Marcel, sainte Opportune, saint Magloire et beaucoup d’autres saints dont on avait mis les dépouilles à l’abri dans la cité, étaient devenus parisiens par le siège. Les églises existantes se partagèrent ces reliques, ou bien l’on éleva en leur honneur de nouvelles chapelles et des monastères dans les faubourgs qui se reformaient rapidement sur les deux rives.

La grande abbaye de Saint-Germain des Prés, qui n’était plus au départ des Normands que décombres amoncelés, sillonnés de fossés et de retranchements au milieu desquels se dressait la base d’un gros clocher, sortit assez lentement de cet amas de ruines. Les quelques moines survivants durent se contenter longtemps d’un asile modeste dans ces décombres; ce ne fut que vers 990 que l’abbé Morard entreprit la reconstruction de l’église.

Bien entendu, le premier soin des Parisiens en réparant la muraille de la Cité avait été de relever les défenses des deux ponts qui avaient subi tant d’assauts acharnés et dont l’une avait été complètement ruinée. On ne sait rien sur ces deux têtes de pont jusqu’à une nouvelle reconstruction encore, au commencement du XIIe siècle.

Elles eurent un siècle après les Normands la visite de l’empereur d’Allemagne Othon. Le roi des Francs Lothaire, l’avant-dernier des Carolingiens qui avait réoccupé le trône après la mort d’Eudes, le défenseur de Paris contre les Normands, avait failli surprendre Othon au milieu d’un festin dans son palais d’Aix-la-Chapelle, et celui-ci venait lui rendre sa visite dans sa capitale. En 978, une armée de soixante mille Germains ravagea la Champagne et parut sous Paris défendu par le duc de France Hugues Capet, descendant du roi Eudes et possesseur direct de Paris, abbé laïque ou plutôt propriétaire des grandes abbayes de Saint-Germain des Prés et de Saint-Denis, et depuis longtemps presque aussi roi que Lothaire.

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L’ÉGLISE SAINT-BARTHÉLEMY, FIN DU XVIIIe SIÈCLE

Othon avait juré de faire chanter sur les hauteurs de Montmartre un tel Alleluia qu’il serait entendu de Notre-Dame. Les soixante mille Saxons, Lorrains et Flamands d’Othon entonnèrent le formidable Alleluia promis, puis descendirent donner l’assaut à la ville, c’est-à-dire certainement à la forteresse défendant le grand pont, au Grand Châtelet. Ils ne l’enlevèrent pas plus que les Normands; tout ce que put faire l’empereur de Germanie, ce fut, après l’assaut, de brûler quelques rues des faubourgs non défendus et d’aller frapper de sa lance la porte de la forteresse.

Le duc de France Hugues Capet habitait le palais de la Cité, la vieille demeure des magistrats romains où avaient passé les rois mérovingiens. En 987, à la mort du fils de Lothaire Louis V, le grand vassal reçut ou prit la couronne. Son fils le roi Robert fut un des grands bâtisseurs de Paris.

Peu après l’an mille, après ce passage difficile où le populaire, selon une croyance répandue partout, attendait la fin du monde, il fit restaurer le palais de la Cité, jetant bas les restes ébranlés des vieilles tours romaines et mérovingiennes, les reconstructions ou adjonctions diverses, les étages de bois, pour refaire ou arranger le tout sur des données nouvelles.

Ce palais roman du roi Robert, château fort semblable probablement à ceux de ce temps dont il reste d’assez grands débris pour qu’il soit possible d’en préciser l’image, ne dura pas longtemps; il dut à son tour, moins de deux siècles après, disparaître pour être remplacé par le palais de saint Louis et de Philippe le Bel. Il avait sa chapelle Saint-Nicolas que saint Louis jeta bas pour édifier l’admirable joyau de la Sainte-Chapelle, parvenu jusqu’à nous à travers tant de vicissitudes. Le roi Robert, dit le Pieux, était aussi Robert l’excommunié, interdit par l’Église pour avoir épousé sa cousine Berthe, qu’il fut obligé de répudier après des années de luttes, pendant lesquelles le malheureux roi, traité comme un pestiféré, se voyait refuser l’entrée des églises. En face du palais existait déjà la petite église Saint-Barthélemy; souvent, rapporte la légende, Robert y vint suivre les offices dans la rue, agenouillé sur le seuil.

La puissance morale de l’Église à cette époque était immense; elle savait aussi faire respecter ses droits seigneuriaux, ses fiefs particuliers et les défendre avec les armes spirituelles ou temporelles, suivant le cas,—on l’a bien vu au siècle suivant lors de l’établissement des communes dans les villes des évêques, à Beauvais, Laon ou ailleurs. La petite aventure arrivée sous l’un des successeurs de Robert, le roi Louis le Jeune, bien que de son temps l’autorité royale considérée comme supérieure à celle de tous les barons, possesseurs réels des fiefs du domaine, se fût affermie notablement, montre que l’Église savait aussi maintenir ses droits temporels contre les rois.

Louis, se rendant à Paris, fut obligé par la nuit de s’arrêter à Créteil, village appartenant, terres et habitants, au chapitre de Notre-Dame de Paris. Le roi et sa troupe y prirent gîte et nourriture. Peu de jours après, Louis VII, se rendant à la cathédrale pour assister aux offices, se heurta aux portes fermées et trouva sous le porche les chanoines qui lui firent une admonestation sévère.—«Vous êtes roi, dirent les chanoines, mais vous n’en êtes pas moins cet homme qui, contre les droits de l’Église, a eu l’audace de manger à Créteil aux dépens des habitants de ce village, qui sont hommes de l’église cathédrale! Voilà pourquoi l’église a suspendu ses offices et vous a fermé sa porte.»

Le roi, surpris, protesta vivement, fit valoir que les habitants d’eux-mêmes s’étaient empressés de fournir les vivres, qu’ils n’y avaient point été forcés, ainsi qu’en pourrait témoigner le prévôt du village, et que par conséquent il était innocent de toute atteinte à la seigneurie du chapitre. Les chanoines furent inflexibles dans la défense de leur droit seigneurial; ils laissèrent le roi à la porte de la cathédrale jusqu’à ce qu’il eut envoyé chercher au palais deux chandeliers d’argent, comme gage de sa promesse de payer la dépense faite.

A cette époque, c’en est fini du vieux Paris des Mérovingiens, du Paris seulement contenu dans l’île de Lutèce; c’est le grand Paris du moyen âge qui se forme; les institutions parisiennes sortant du chaos des âges précédents s’établissent pour durer de longs siècles sous des formes qui ne se modifieront que lentement et resteront dans leurs grandes lignes.

C’est le Paris des trois grandes divisions, Cité, Université, Ville, qui commence. Les faubourgs tant de fois détruits se rebâtissent, s’allongent, s’agrandissent; les grandes églises naissent ou se reconstruisent dans une architecture noble et sévère, débarrassée des barbares tâtonnements des siècles précédents. Les Ecoles nées obscurément dans la Cité, en quelque maison appartenant à l’évêque de Paris, prennent soudain un grand développement.

C’est une petite lumière qui s’allume à la lampe de l’autel d’abord, et qui, soigneusement abritée, se promène dans les cloîtres, mais elle en va sortir bientôt et se répandre partout en étincelants foyers. Au XIe siècle on compte quatre grandes écoles publiques, l’Ecole épiscopale sous Notre-Dame, l’Ecole de Saint-Germain l’Auxerrois dont le souvenir nous reste dans la place de l’Ecole, les Ecoles de Sainte-Geneviève et de Saint-Germain des Prés sur la rive gauche. Bientôt les études vont émigrer sur cette rive gauche et les innombrables collèges de l’Université couvrir les pentes des collines méridionales.

Ces faubourgs grandissants, pour devenir une vraie ville, ont besoin de sécurité. Louis le Gros la leur donne en les enfermant dans une enceinte de remparts. Jusqu’alors peut-être avaient-ils été protégés par quelque fossé palissadé, qui ne comptait guère comme défense. Il y avait urgence à couvrir la ville nouvelle de cette première véritable enceinte. Le pouvoir royal était alors bien précaire, les grands barons, les seigneurs de quelque importance supportaient difficilement leur vassalité; ils étaient maîtres chez eux, sur leurs terres, et beaucoup se voyaient presque aussi puissants que le roi, dont les domaines réels ne se composaient guère que des villes et territoires de Paris, Melun, Étampes, Orléans et Compiègne, territoires enveloppés dans les fiefs et possessions des barons. Aussi cherchaient-ils toutes les occasions de relâcher le lien féodal qui les rattachait au suzerain et ne se gênaient-ils pas pour guerroyer contre lui à l’occasion.

On connaît la longue histoire des démêlés des rois de cette époque avec les Burchard ou Bouchard de Montmorency, les premiers barons chrétiens comme ils s’intitulaient, avec les seigneurs de Gournay, de la Roche-Guyon, de Mantes, de Coucy, de Montlhéry et autres, qui du haut de leurs châteaux pesaient durement sur la contrée, et que les rois souvent attaqués, menacés sur leur trône, eurent à réduire l’un après l’autre!

Cette première enceinte de Louis le Gros n’enfermait encore qu’un espace relativement étroit, de Saint-Germain l’Auxerrois au port de la Grève sur la rive droite, et sur la rive gauche une zone du rivage avant les premiers ressauts de la colline Sainte-Geneviève. En arrière de ces remparts, les vieilles forteresses du Grand Pont et du Petit Pont furent reconstruites, pour continuer à défendre l’accès de la cité en cas d’enlèvement de la première enceinte. Ces deux têtes de pont reçurent alors le nom de Grand Châtelet et Petit Châtelet. Le Grand Châtelet fut le siège de la juridiction du Prévôt de Paris et prit bientôt, ainsi que le Petit Châtelet, un double caractère de forteresse royale et de prison.

Louis le Jeune, successeur de Louis le Gros, continua ses constructions. Paris vit s’élever sous ce roi quelques églises, des hôpitaux et les premiers collèges du quartier de l’Université. A cette époque, les chevaliers de l’ordre du Temple bâtissaient leur prieuré, forteresse dont la grosse tour devait porter leur souvenir jusqu’à notre siècle. Paris prenait rapidement sa physionomie de la grande époque du moyen âge.

Philippe-Auguste monte sur le trône. Déjà la grande cité se trouvait trop à l’étroit et faisait craquer la muraille de Louis le Gros; Philippe-Auguste élève en arrière une nouvelle enceinte agrandissant fortement la ville, une belle et forte muraille flanquée d’un grand nombre de tours.

La physionomie de la ville se complète, le roi bâtit son château du Louvre hors des murs; la fermeture s’achève sous les tours et tourelles du château royal par une chaîne s’agrafant à la Tour de Philippe Hamelin ou de Nesle, rive gauche, et à la Tour du coin en face, rive droite, et par une autre chaîne en amont de Notre-Dame, bouclée de la Tour Barbeau à la Tournelle, en passant par les pâtures de l’île Notre-Dame, aujourd’hui Saint-Louis.

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LA POINTE DE l’ILE, LA MAISON DES ÉTUVES ET LE PALAIS DE LA CITÉ AU XVe SIÈCLE

Philippe-Auguste n’habite pas sa forteresse du Louvre, il continue à loger au vieux Palais de la Cité, fort agréable par sa position à la pointe ouest de l’île et embrassant de ses fenêtres tout le cours de la rivière, étincelante aux soleils d’après midi. Saint Louis et tous les rois vont habiter encore ce palais jusqu’à ce que Charles V l’abandonne pour l’hôtel Saint-Paul. Alors la royauté sortira de la Cité, de la vieille Lutèce, et s’en ira de Saint-Paul aux Tournelles, des Tournelles au Louvre, aux Tuileries et à Versailles.

En ces années des XIIe et XIIIe siècles, le Vaisseau de Lutèce,—pendant qu’autour de lui, dans les marais et les prés des deux rives, sur les décombres laissés par les Normands, poussaient drus et serrés les monuments et les maisons, églises et abbayes, tours et hôtels, grands ou petits logis,—l’île de la Cité se transformait aussi. C’est alors que durent tomber ses vieilles murailles aux pieds trempés par la Seine, les vieux remparts qui, restaurés ou refaits maintes fois, avaient supporté les luttes de dix siècles, et dans le grand siège, résisté à toutes les attaques des Normands. Il n’en était plus besoin, les tours du Palais seules restèrent, à la fois ornement et défense à la pointe de l’île.

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INONDATION EN GRÈVE (Pointe de la Cité)
Imp. Draeger & Lesieur, Paris

Alors venait de naître le grand style ogival, superbe développement du style roman; alors à la pointe orientale et à la pointe occidentale de l’île, à la proue et à la poupe du vaisseau, des armées de travailleurs bâtissaient pour Dieu et pour le roi,—le nouveau Palais avec sa grande salle, ses tours et sa merveilleuse Sainte-Chapelle, et la nouvelle cathédrale Notre-Dame, le splendide vaisseau patiemment pensé, élevé, sculpté, fouillé et ciselé par les cerveaux et les bras, les âmes et les outils.

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LA PLACE DU CHATELET EN 1830
 

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LA SALLE SAINT-LOUIS SOUS LA GRANDE SALLE.—AU FOND LA TRAVÉE GRILLÉE FORMANT LA RUE DE PARIS
ÉTAT ACTUEL



CHAPITRE III

LE PALAIS

L’enceinte du palais, le verger royal.—La chapelle Saint-Michel.—Le logis du roi.—Les tours d’Argent, de César et Bon-Bec.—Intérieur de la Conciergerie.—Le grand guichet.—Le bâtiment des cuisines.—Saint Louis.—Construction de la Sainte-Chapelle.—Les reliques de l’empereur Baudouin.—La perte du Saint Clou.—L’oratoire de Louis XI et l’escalier de Louis XII.—La grande salle et ses particularités.—La Chambre dorée, la tour de l’horloge.—Fêtes d’inauguration de la grande salle.—Enguerrand de Marigny.

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SAINT LOUIS APPORTANT LES RELIQUES DE LA SAINTE-CHAPELLE

Le Palais, celui que nous connaissons aujourd’hui, l’ancien palais des rois et des Parlements, devenu le Louvre de la Justice, est un enchevêtrement confus de bâtiments de toutes les époques, auquel tous les âges ont travaillé, démolissant ici, reconstruisant là; auquel chaque siècle a apporté sa part de moellons, si bien que sur des soubassements gallo-romains s’élèvent de blanches constructions d’hier à peine. Mais dans cette juxtaposition d’édifices de tous les styles ou même sans style, la part des XIIIe et XIVe siècles reste la plus belle. Les beautés principales, les plus majestueux morceaux de l’immense ensemble actuel sont de cette époque. Ce sont les débris subsistant du superbe palais gothique élevé par saint Louis et Philippe le Bel, à la place des constructions et restaurations du roi Robert.

Voyons donc cette résidence royale telle qu’elle sortit des mains de ces deux rois, quand tout l’ensemble dominait, encore intact et tout d’une pièce, la proue rajeunie de la Cité.

Le vaste espace irrégulier bordé par la Seine de deux côtés, se terminant en pointe au bout des jardins par la Maison des Etuves, était complètement entouré de murailles crénelées flanquées de tours rondes plus ou moins importantes. Sur les deux côtés jusqu’à la pointe, c’était la Seine, battant presque le pied des tours, qui servait de fossé; sur le côté nord—celui qui, de nos jours, a le mieux conservé sa physionomie ancienne,—se dressaient les deux grosses tours rondes de la Conciergerie, la tour Bon-Bec plus basse et la tour carrée de l’Horloge, reliant divers gros bâtiments, la Grande Chambre, la Chambre de la Tournelle, le bâtiment des cuisines, que surmontaient les combles de la Grande Salle. Sur le côté sud, il n’y avait qu’un mur crénelé continu, flanqué de tours de distance en distance, avec une poterne qui s’ouvrait à peu près au milieu du quai des Orfèvres actuel, et conduisait, par un passage resserré entre des murailles ou de hauts bâtiments, à une seconde porte ouverte dans une seconde muraille d’enceinte et donnant dans la cour où s’élèvera au XVe siècle la magnifique Chambre des Comptes.

Un grand mur crénelé s’en allait d’un quai à l’autre enfermant le jardin du palais, le verger royal garni d’arbres fruitiers et de treilles, en avant duquel, enfermé dans une autre muraille, s’étendait un autre jardin plus petit se terminant à la pointe par la Maison des Etuves.

Sa grande façade orientale regardant Notre-Dame allait du Grand Pont, ou Pont aux Changeurs, à l’endroit où se bâtira plus tard le pont Saint-Michel, en dessinant une ligne ondulée défendue par des tours et tourelles, précédée d’un fossé sur le revers duquel courait la rue de la Barillerie, que représente notre moderne boulevard du Palais.

Après une grosse tour au coin sud-est et quelques tourelles, le chevet d’une chapelle dépassait le crénelage. C’était la chapelle Saint-Michel du Palais, à côté de laquelle s’ouvrait, flanquée de deux tours, la porte principale dont la voûte débouchait juste sous les fenêtres absidales élancées de la Sainte-Chapelle. Un autre portail un peu plus loin donnait dans la cour du Mai, puis se dressait le double pignon de la Grande Salle, se raccordant par divers bâtiments à la belle tour de l’Horloge.

En entrant dans la cour du Mai, on avait à droite les murs de la Grande Salle avec leurs deux étages de fenêtres et leurs tourelles d’escalier; en face un grand et beau bâtiment joignant la Grande Salle au porche de la Sainte-Chapelle. C’était la galerie dite aux Merciers, à cause des marchands qui s’y établirent. Cette galerie, d’un style puissant comme le bâtiment de la Grande Salle, soutenue de contreforts, éclairée par de hautes ogives, s’ouvrait sur la cour par une belle porte surmontée d’un gable à pinacles et fleurons, et précédée d’un monumental perron, les grands degrés du Palais, célèbres dans l’histoire de l’édifice autant que le perron de la Sainte-Chapelle.

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Cette splendide cour du Mai, si bien encadrée sur trois côtés par le mur d’enceinte, par la Grande Salle et par la galerie aux Merciers, l’était encore plus superbement sur le quatrième côté. Par là s’élevaient la Sainte-Chapelle, dont le flanc nord est aujourd’hui emboîté et perdu dans nos lourds bâtiments modernes, et sa sacristie, le trésor des Chartes, petite réduction de la Chapelle, accolée à l’abside et démolie au siècle dernier.

Il serait certes impossible de rêver plus magnifique réunion d’édifices merveilleusement et différemment ornés, se découpant pittoresquement en silhouettes variées, avec toutes leurs pointes et leurs saillies, avec leurs pignons à crochets, leurs combles élancés, leurs contreforts, leurs lucarnes aiguës et l’envolement de toutes les lignes de la Sainte-Chapelle, ce reliquaire en orfèvrerie de pierre, tout en lignes perpendiculaires, jaillissant du sol vers le ciel par tous ses pinacles, par ses tourelles et sa flèche.

Derrière la galerie des Merciers une grosse tour ronde isolée dans une cour formait le donjon de ce palais d’une épaisseur de murs énorme; ce donjon vécut jusque vers la fin du siècle dernier, on le nommait alors «tour de Montgommery» parce qu’il avait servi de prison au meurtrier involontaire d’Henri II, lorsque après des années de courses à la tête des plus hardis routiers protestants il avait fini par être pris au siège de Domfront.

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LE PALAIS. LA COUR DU MAI ET LE GRAND PERRON.

Sous ce gros donjon, un grand logis s’étendait, faisant face au couchant sur les jardins, entre deux tours carrées. C’était le logis royal, construit soit par saint Louis, soit par Philippe le Bel. Sur sa façade orientale, une petite chapelle, annexe des appartements royaux, venait presque toucher au donjon.

La façade sur les jardins présentait entre les deux tours ou pavillons carrés quatre grandes et hautes arcades, formées par de hauts contreforts portant une galerie supérieure; la tradition voulait que la grande fenêtre sous la première arcade de gauche fût celle de la chambre de saint Louis. Disons tout de suite que ce logis royal habité par saint Louis peut-être, et assurément par tous les rois à partir de Philippe le Bel jusqu’à Charles V, encastré plus tard dans l’entassement confus de bâtiments construits au fur et à mesure des besoins dans le palais des Parlements, étouffé sous les adjonctions parasites, horriblement maltraité, traversa les siècles et parvint jusqu’à nous, oublié sous sa carapace de maçonneries.

A la démolition des bâtiments de la préfecture de police, dans les grands travaux de notre époque, il reparut tout à coup, revit le soleil et ces horizons du couchant si longtemps bouchés, bien changés depuis le temps où il n’avait que des verdures de jardins à regarder, des îlots boisés, et des champs enveloppant les tours du Louvre. Il n’était point revenu à la vie pour longtemps, on allait peu après l’abattre sans pitié pour la construction du nouveau palais.

Le vieux logis des monarques lointains, pris en haine et abandonné après les excès de la commune de 1358, quand le Dauphin Charles V y avait vu massacrer à ses pieds les maréchaux de Champagne et de Normandie, eut juste le temps à ses derniers jours, après sa réapparition, de voir à une époque non moins sanglante, en mai 1871, défiler entre deux haies de gardes nationaux, au pied de ses murs encombrés de hangars et de plâtras, l’archevêque de Paris et quelques autres otages de marque, transférés de la Conciergerie à la prison de la Roquette...

La Conciergerie formait, avec les grosses tours et les bâtiments du Nord, un ensemble sévère en partie conservé aujourd’hui, et sur lequel la destination qui lui fut donnée à partir du XIVe siècle fait planer une renommée sinistre.

Primitivement la Conciergerie n’était point prison, c’était le logement du concierge du palais, officier préposé à la garde du palais; ses bâtiments comportaient bien, outre les logements des officiers et employés, quelques autres logements très fermés, chartres et cachots, ainsi que tous les châteaux d’ailleurs en possédaient, peut-être même quelques oubliettes, mais c’était pour gens de marque ou personnages importants dont on avait à s’assurer.

Les deux belles tours rondes flanquant le pignon du bâtiment de la Conciergerie appelé le grand guichet, se nomment l’une tour de César, sans doute à cause de quelque tour romaine à laquelle elle a succédé, et l’autre tour d’Argent parce qu’elle aurait, paraît-il, renfermé le trésor royal au temps de saint Louis. La troisième tour un peu plus loin, moins haute alors que les deux autres, et pourvue d’une galerie de crénelage en avant de son comble aigu, porte le nom fort caractéristique de tour Bon-Bec ou Bavarde, parce qu’elle renfermait la chambre où se donnait la question. Son nom dit assez que les malheureux amenés là y devenaient bien vite, sous la main des bourreaux, aussi loquaces que les juges instructeurs pouvaient le désirer, et même parfois beaucoup trop.

Il est difficile de faire la part exacte des rois qui donnèrent au palais du XIVe siècle son grand caractère si bien d’ensemble. Philippe-Auguste, le bâtisseur du Louvre, devait avoir commencé les travaux, continués ou repris par son petit-fils Louis IX, à qui certainement le palais devait ses plus beaux ornements et qui commença peut-être les parties attribuées au règne de Philippe le Bel. On fait quelquefois remonter les tours de la Conciergerie jusqu’à Philippe-Auguste, saint Louis les trouva-t-il faites, les acheva-t-il ou datent-elles seulement de Philippe le Bel, on ne sait. Saint Louis construisit la Sainte-Chapelle, le logis royal, et peut-être quelques tours de l’enceinte, Philippe le Bel acheva la grande salle, la galerie aux Merciers, le donjon et la tour de l’Horloge.

On attribue aussi à saint Louis les belles cuisines encore existantes entre la tour de l’Horloge et la Conciergerie. C’est une construction bien originale, cette salle carrée dont les voûtes sont portées par un quinconce de neuf grosses colonnes, et qui compte quatre bien curieuses cheminées, une à chaque angle, à grand manteau conique en pan coupé, étrésillonné sur la colonne d’angle par une demi-arcature. Cette cuisine malgré la tradition qui la rattache aux constructions de saint Louis, daterait seulement, suivant quelques archéologues, du temps de Philippe le Bel, comme la tour de l’Horloge voisine. On prétend qu’elle était surmontée d’une autre cuisine établie sur le même plan. Viollet le Duc pense que les cuisines inférieures communiquant avec la salle Saint-Louis—la grande salle inférieure—devaient servir aux gens du palais, petits officiers et fonctionnaires tandis que les cuisines supérieures, qui ont disparu, communiquant avec la grande salle d’en haut, auraient été affectées au service du roi et aux festins d’apparat donnés dans la grande salle.

Ces cuisines du palais ont beaucoup souffert au commencement du siècle par suite de l’exhaussement du quai, relevé à la hauteur du tablier du Pont au Change pour atténuer la courbe de ce Pont. Cet exhaussement enterra malheureusement les tours; outre ce dommage, il donna au rez-de-chaussée du palais une humidité qui causa des éboulements, des dégradations considérables. Aujourd’hui ces belles cuisines sont encombrées de vieux débris de l’édifice, de moulages divers, de mélancoliques bustes de souverains, et de choses quelconques, parmi lesquelles se voient les morceaux de la table de marbre de la Connétablie, sièges des juridictions des maréchaux de France et de l’Amirauté, jadis placées dans la grande salle, à côté de la fameuse et immense table de marbre dont nous aurons à parler plus loin.

Actuellement on pénètre dans la Conciergerie par une porte ouverte dans les reconstructions nouvelles sur la gauche de la tour de César; on se trouve dans une cour fermée de sévères murailles à contreforts, où une seconde porte dans la muraille à droite donne accès, après de fortes grilles, dans une grande salle voûtée, fortement en contre-bas de la cour et du quai. C’est le Grand Guichet, divisé en deux nefs par une file de trois colonnes robustes, à beaux chapiteaux dans les feuillages desquels jouent des animaux et des figures diverses. Parmi ces figures, à l’un de ces chapiteaux, on veut voir Héloïse et Abélard, un homme et une femme lisant.

C’est un beau décor, ce grand guichet, gris et sévère, avec des parties d’ombre profonde et de clair obscur, où s’agitent des silhouettes de gardiens passant dans la zone de lumière des fenêtres à profondes embrasures.

Voici maintenant, dans ces salles gothiques, des souvenirs de la Révolution, d’abord cet escalier dans un angle à côté d’une porte étroite descendant dans les profondeurs où jadis se trouvaient de lugubres cachots. C’est par cette porte que passait Marie-Antoinette pour se rendre de sa prison au Tribunal révolutionnaire. A côté une grande et forte grille laisse entrevoir à travers ses barreaux une longue galerie sombre; cette galerie c’est une des travées de la Grande Salle inférieure, car sous la Grande Salle du palais, celle d’aujourd’hui qui a succédé à la Grande Salle incendiée en 1617 et en 1871, se trouve encore, touchant au grand guichet, la salle inférieure dite salle Saint-Louis, immense vaisseau gothique, ayant survécu aux deux incendies, malgré de graves avaries qui ont nécessité des restaurations. Cette travée enlevée à la salle Saint-Louis, fermée de grilles sur toute sa longueur et aux extrémités, forme ce qu’on appelle la Rue de Paris, une galerie dans laquelle on entassa en 1793 jusqu’à deux cent cinquante prisonniers.

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LE GRAND GUICHET, ÉTAT ACTUEL

La salle Saint-Louis est divisée par trois rangées de piliers et de colonnes en quatre nefs à hautes voûtes ogivales. L’immense vaisseau possède quatre grandes cheminées, une à chaque angle, ainsi qu’un bel escalier, une vis de pierre tournant dans une sorte de tourelle entièrement ajourée et montant à la salle supérieure.

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LE PALAIS DE SAINT LOUIS APPARAISSANT A LA DÉMOLITION DE LA PRÉFECTURE DE POLICE

Nous ne pouvons donc, avec des traditions confuses et souvent contradictoires, distinguer exactement les constructions de saint Louis de celles de son petit-fils Philippe le Bel, celui-ci ayant entrepris des remaniements importants au palais de son aïeul, et construit ou achevé des parties considérables.

Chacun de ces rois dut travailler à embellir son habitation de la Cité, et aussi à en perfectionner les défenses. Il est fort à croire que saint Louis dut y porter tous ses soins, lui qui, dans son enfance, fut sur le point de perdre le trône par la conspiration des grands barons désireux de profiter de sa minorité pour se débarrasser du pouvoir royal et reprendre leur pleine indépendance. Blanche de Castille et le jeune roi, venant chercher refuge à Paris en 1227, durent s’arrêter fort en peine à Montlhéry, où l’armée des grands vassaux se préparait à les assiéger, lorsque, sur la nouvelle du péril couru par leur prince, les Parisiens s’armèrent et se mirent aux champs en si grand nombre et avec une telle contenance que l’armée des grands vassaux décampa: «Me conta le saint roi, écrit Joinville plus tard, que lui et sa mère qui étaient à Montlehéry n’osèrent aller à Paris, jusqu’à tant que ceux de la ville les viendrent quérir en armes en moult grande quantité. Et me dist que depuis Montlehéry jusqu’à Paris le chemin était plein et serré de troupes de gens d’armes et aultres gens qui criaient tous à haulte voix que Notre Seigneur lui donnât bonne vie et prospérité et le voulsit garder contre tous ses ennemis.»

Des tables de pierre désignées sous le nom de Tables des charités Saint-Louis, dans le grand préau de Conciergerie, auraient servi d’après la légende à des distributions de vivres faites aux pauvres par ordre du roi et même par ses propres mains. A la même époque, soit que ces tours existassent déjà, soit qu’il y eût encore à la place une poterne ancienne, se tenaient ici les Plaids de la Porte. Joinville en parle quand il explique «comment le roi gouverna sa terre bien et loyalement et selon Dieu... Il avait sa besogne ordonnée en telle manière que Monseigneur de Nesle et le bon comte de Soissons et nous autres qui étions entour lui, quand nous avions ouï nos messes, allions ouïr les plaids de la porte que on appelle maintenant les requestes...»

Le roi envoyait ainsi ses gens pour voir s’il n’y avait parmi les causes ainsi plaidées quelques affaires embarrassantes et importantes qui ne se pussent délivrer sans lui; quand il se trouvait de ces causes ou litiges, il faisait venir les parties, soit dans sa chambre où il les attendait assis au pied de son lit, soit au jardin en été.

Il était là «vêtu d’une cotte de camelot, un surcot de tiretaine sans manches, un mantel de taffetas noir autour du cou, moult bien peigné et sans coiffe et un chapel de paon blanc sur la tête.» Il faisait étendre un tapis à l’ombre et s’asseyait avec ses gens au milieu d’un cercle de peuple et de plaideurs, écoutant avec conscience les plaintes et les dires de chacun, expédiant rapidement les affaires, ainsi qu’il faisait aussi sous le chêne légendaire de Vincennes. Les temps sont bien changés et la manière de rendre la justice aussi. Ces façons expéditives et simplifiées doivent bien offusquer tous les procéduriers successeurs de saint Louis en ce palais, devenu aujourd’hui le Louvre de la chicane.

C’est ici que Louis IX voulut faire justice du sire de Coucy, dans la fameuse affaire des trois pauvres jeunes gens de Flandre, en pension dans l’abbaye de Saint-Nicolas-au-Bois près Laon, qui, surpris par le farouche Enguerrand en train de chasser des lapins sur ses terres, furent incontinent pendus. «Le bon roi droiturier, aussitôt qu’il sut et ouït la cruauté du seigneur de Coucy, le fit appeler et ordonna qu’il vînt à la cour pour répondre de ce fait et vilain cas.» Le roi très courroucé fit prendre Coucy par ses sergents d’armes et quand il l’eut dans les fortes pierres de la tour du Louvre, il appela au Palais les barons pour juger l’affaire. Malgré l’opposition des seigneurs, Louis IX était très décidé à faire mettre à mort le sire de Coucy; il fallut, pour le fléchir, les plus vives prières de tous ces barons; enfin il consentit à laisser Enguerrand de Coucy racheter sa vie par des fondations de chapelles et par une énorme amende convertie en bonnes œuvres, appliquée aux hôpitaux et à des constructions d’écoles et de couvents.

Roi très sage, toujours mû par les plus louables intentions, Louis IX fut aussi un législateur s’efforçant d’améliorer l’état social par ses Etablissements, essais de codification et de réglementation, d’atténuer ou de réprimer les brutalités féodales, de faire régner l’ordre et la paix autant qu’il était possible dans la complication et l’enchevêtrement des privilèges féodaux. De son règne datent pour Paris une législation et des règlements pour les Métiers, et tout d’abord une réforme de la prévôté.

Jusqu’alors la prévôté de Paris était un office de magistrature qui s’achetait, et dont l’acquéreur ou les acquéreurs, car on vit quelquefois deux bourgeois s’associer pour l’achat, entendaient bien tirer tout le bénéfice possible, par l’exercice rigoureux de ses droits fiscaux et de ses privilèges. Louis IX supprima la vénalité de l’office, il fit de la prévôté de Paris une fonction à la nomination et aux gages de la couronne, et y plaça en 1258 un homme honnête et zélé pour le bien public, sévère pour tous, Etienne Boileau, lequel entreprit une réglementation de tous les métiers, c’est-à-dire des artisans et marchands, qu’il rangea en cent confréries ou corporations. Cet ensemble de règlements portant le titre de Livre des métiers, et dont les registres sont conservés aux Archives, fut la charte des corporations parisiennes pendant des siècles et servit de base aux traités de police, à toutes les codifications analogues qu’on eut à rédiger par la suite. Une partie importante des règlements d’Etienne Boileau s’appliquait à la navigation, aux différents ports, à la puissante corporation des Marchands de l’eau, laquelle avait la part belle dans la région parisienne et, par des privilèges quelque peu abusifs, tendait à constituer au profit des bourgeois de la hanse parisienne le monopole du commerce sur la haute et sur la basse Seine.

Cette corporation des Marchands de l’eau allait, en fournissant les premiers prévôts des marchands, constituer dès 1268 la municipalité parisienne, souvent en lutte avec les prévôts du roi et le roi lui-même.

En même temps Louis IX donnait l’impulsion aux études, créait des collèges, et tout en respectant ou confirmant les privilèges de l’Université et des Ecoliers, essayait de maintenir en certaines limites la turbulence souvent excessive de ces derniers.

Au chevalier du guet chargé de la police avec soixante sergents à pied et à cheval, saint Louis adjoignit le guet bourgeois fourni par les marchands et les gens des métiers.

Les sergents du Châtelet, chargés de protéger la ville contre des malfaiteurs trop nombreux, n’étaient pas tous d’honnêtes gens non plus; on trouve dans Joinville une anecdote qui montre assez en quelle défiance on devait quelquefois les tenir. Trois de ces sergents s’étant mis un soir en embuscade en un carrefour se jetèrent sur un clerc qui rentrait chez lui et, après l’avoir assommé, le détroussèrent si complètement qu’ils ne lui laissèrent que sa seule chemise. Le pauvre garçon rentra en courant chez lui, se rhabilla quelque peu, et saisissant une arbalète s’en fut à la poursuite de ses voleurs, suivi d’un enfant qui lui portait un fauchard. Le clerc les rattrapa et tout d’abord en abattit un d’un trait d’arbalète; les autres se mirent à fuir. Le clerc toujours furieux précipita sa course, sous les rayons de la lune qui était claire et brillante; comme l’un des fuyards voulait enjamber une haie pour passer dans un courtil, le clerc d’un coup de fauchard lui trancha presque une jambe, puis sans s’arrêter il rejoignit le troisième qui cherchait à se réfugier dans une maison et lui fendit la tête jusqu’aux dents.

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L’AUTEL ET LES RELIQUES DE LA SAINTE-CHAPELLE, XVe SIÈCLE
D’APRÈS LE MANUSCRIT DE JUVÉNAL DES URSINS

Joinville en venant le matin rejoindre le roi au Palais rencontra près de la porte le prévôt de Paris qui amenait devant le roi une charrette portant les corps des trois sergents tués, suivie du clerc venu après son exploit se constituer prisonnier.

Louis IX au sortir de sa chapelle vint au perron voir les morts et se fit raconter l’affaire par le prévôt: «Sire, dit le prévôt, je vous amène l’homme qui a fait cela, pour qu’il en soit fait à votre volonté.»

«Sire clerc, dit le roi, vous avez perdu à être clerc par votre prouesse, et pour votre prouesse je vous retiens à mes gages, et vous viendrez avec moi outre-mer, et cette chose vous fais-je encore parce que je veux que mes gens voient que je ne les soutiendrai en nulles de leurs mauvaisetés

Quand le peuple qui était là assemblé ouït cela, ils s’écrièrent: «Notre Seigneur et prièrent que Dieu lui donnât bonne vie et longue et le ramenât en joie et santé».

Ce fait se passait donc peu de jours avant le départ pour la croisade et au moment où, toute blanche et toute fraîche, la Sainte-Chapelle élevait, comme un ardent et solennel cantique de pierre, sa flèche vers le ciel.

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L’HORLOGE DU PALAIS

La Sainte-Chapelle du Palais date du milieu du XIIIe siècle, c’est-à-dire de la première partie du règne de saint Louis après sa majorité, des années de sa jeunesse.

A cette époque, l’empire latin fondé par les croisés à Constantinople se trouvait en de graves embarras, attaqué à la fois à l’intérieur par les Grecs, et sur les frontières par les hordes musulmanes. Dans cette détresse, en grande pénurie d’argent, l’empereur Beaudoin II avait fait à Venise un emprunt gagé sur les reliques de la Passion de Jésus-Christ. Peu après, le roi Louis IX ayant eu l’occasion de rendre quelques services à l’empereur Beaudoin, obtint de lui le don de la couronne d’épines à charge de désintéresser ses créanciers vénitiens; il envoya aussitôt à Venise deux frères prêcheurs, avec l’argent pour dégager les reliques.

La translation de la couronne d’épines fut comme une marche triomphale à travers le pays. Partout les populations se pressaient sur le passage et lui faisaient cortège. «A grande liesse» Louis IX alla au-devant de la sainte relique jusqu’à Sens et porta lui-même, à l’entrée de cette ville, la châsse qui la renfermait. L’entrée à Paris se fit en pompe solennelle. Précédés et suivis d’un nombre infini de prélats, de religieux et de chevaliers, entourés d’un concours immense de peuple, Louis IX et ses frères Robert, Alphonse et Charles, en simple tunique et nu-pieds, portèrent la châsse depuis Vincennes jusqu’à l’église Notre-Dame, après une dernière station devant l’abbaye de Saint-Antoine, vers laquelle de tous côtés convergeaient, pour se joindre au cortège, des processions de toutes les églises et abbayes de la ville et des environs, «en chapes et aubes merveilleuses avec gros cierges par milliers». Après une cérémonie d’actions de grâces à Notre-Dame, l’immense procession se reforma et «convoya» la sainte couronne de l’église Notre-Dame à la maison du roi, en chantant hymnes et cantiques, et la précieuse relique fut déposée en la chapelle royale Saint-Nicolas.

Peu de temps après, l’empereur Baudoin se trouvant de plus en plus gêné par faulte d’argent, saint Louis acquit de la même façon, en les retirant des mains des créanciers de l’empereur, une partie du bois de la vraie croix, l’éponge, le fer de la lance ayant percé les chairs de Jésus-Christ, et différentes autres reliques qui furent placées en une merveilleuse châsse d’or et d’argent ornée de pierres précieuses. On avait au plus haut degré, en ce temps de foi profonde, le culte des reliques, notre époque d’incrédulité a même accusé les gens de Byzance d’avoir un peu exploité ce culte et de s’être livrés, dans la suite, à un véritable commerce de reliques vraies ou fausses.

Dans les premières années du règne de saint Louis un accident était arrivé qui montre quelle universelle vénération entourait ces reliques, pour lesquelles chaque jour on élevait de merveilleuses églises, ainsi que des moutiers pour les moines chargés de leur garde.

On conservait à l’abbaye de Saint-Denis, parmi d’autres nombreuses reliques un des clous qui avait attaché Jésus sur la croix, «apporté, dit Joinville, durant le règne de Charles le Chauve roi de France et empereur de Rome». Cette relique était particulièrement honorée, on la sortait dans les grandes occasions, lorsque l’on implorait du ciel la fin de quelque calamité publique; le clergé de Saint-Denis l’avait promenée processionnellement à Paris en 1206, lors d’une grande inondation qui emporta le Petit Pont et ravagea les bas quartiers.

Peu avant un jeune enfant de Philippe-Auguste se trouvant en état désespéré, les moines étaient venus, à la tête d’une immense cohorte de clercs et de Parisiens marchant les pieds nus, jusqu’au Palais, où comme suprême recours ils avaient fait toucher par leurs reliques toutes les différentes parties du corps du petit prince moribond.

Or, le 27 février 1232, comme on donnait le saint clou à baiser aux pèlerins qui se pressaient en foule dans l’église de l’Abbaye nouvellement restaurée, le saint clou chut du reliquaire dans lequel il était gardé, et par un incompréhensible accident, fut perdu dans la cohue ou volé par quelque audacieux dévot. Aussitôt qu’on s’aperçut de la perte, éclatèrent des transports de douleur parmi les moines de l’abbaye et les pèlerins. Avec la nouvelle la désolation se répandit du monastère dans Saint-Denis, et de Saint-Denis gagna comme une traînée de poudre la ville de Paris. «Le roi Louis et la reine sa mère quand ils ouïrent la perte d’un si haut trésor, se dolurent bien et dirent que nulle plus cruelle nouvelle ne pouvait leur être apportée; le très bon et très noble roi Louis ne se put contenir, ainçois commença à crier hautement et dit qu’il aimerait mieux que la meilleure cité de son royaume fut fondue en terre et périe. Lorsqu’il sut la douleur et les pleurs que les abbés et le couvent de Saint-Denis menaient jour et nuit sans confort, il leur envoya des hommes sages et bien parlants pour les réconforter et il voulait venir en propre personne, si le conseil de ses gens ne l’en eût détourné. Le roi fit aussitôt crier par un héraut la perte par toute la ville, promettant cent livres d’argent de récompense à qui rapporterait le saint clou, et plein et entier pardon à qui l’aurait volé ou recelé. L’angoisse et la tristesse de la perte du saint clou fut si grande par tous les lieux qu’avec peine serait racontée. Quand ceux de Paris entendirent le cri du roi et ouïrent la nouvelle, ils furent bien tourmentés et plusieurs hommes et femmes, enfants, clercs, écoliers commencèrent à braire et à crier, et fondant en pleurs ils coururent aux églises pour déprier Notre-Seigneur. Paris ne pleurait pas tant seulement, mais toutes gens pleuraient parmi le royaume de France. Aucuns des sages hommes étaient en doutance que parce que cette cruelle perte était arrivée au chef du royaume, n’advinssent aucuns graindres meschiefs ou pestilences dans tout le corps du royaume de France...» Cette désolation universelle ne cessa qu’aux premiers jours d’avril suivant, quand soudain on apprit que le saint clou était retrouvé. On le gardait à l’abbaye du Val près Pontoise, où il avait été porté par une bonne femme qui l’avait ramassé dans l’église de Saint-Denis. Il est probable que les moines de Pontoise ne le restituèrent pas de bonne grâce, mais ils durent s’exécuter, et le saint clou fut reporté en grande pompe à l’abbaye de Saint-Denis, où le roi vint solennellement en réjouissance faire ses dévotions avec ses gens.

Quand saint Louis eut en sa possession les reliques achetées à Constantinople, il résolut d’élever, pour renfermer leurs superbes châsses, une nouvelle chapelle plus magnifique encore, qui serait en quelque sorte un vaste reliquaire de pierre, pour le service duquel il créerait un chapitre de chanoines et de chapelains chargés d’y faire «nuit et jour le service du Seigneur».

L’architecte était tout trouvé, c’était Pierre de Montreuil ou de Montereau, artiste éminent qui venait de terminer le superbe réfectoire et la chapelle de la Vierge de l’abbaye de Saint-Germain. Sur l’emplacement de Saint-Nicolas du Palais, auquel se trouvait annexé un autre petit oratoire consacré à la Vierge, Pierre de Montereau, en trois ou quatre années, édifia ce merveilleux monument, épanouissement admirable du grand style ogival, reliquaire de pierre ciselée, ayant pour base solide sa chapelle basse, et ensuite nef délicate, aérienne, complètement ajourée, où la pierre ne sert plus pour ainsi dire que d’armature à des splendides verrières. Les travaux marchèrent avec une grande rapidité. Louis IX posa la première pierre en 1245, en 1248 l’église était consacrée.

L’édifice est double; dans la chapelle inférieure, éclairée par des roses dans des arcatures robustes, les voûtes de la nef principale reposent sur deux rangées de colonnes étrésillonnées par une demi-arcature au droit des contreforts, laissant ainsi un étroit bas côté.

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LA TOUR BON-BEC AVANT LA SURÉLÉVATION D’UN ÉTAGE LORS DE LA RESTAURATION DU PALAIS DE JUSTICE

La chapelle supérieure, éclatante et resplendissante verrière, d’une légèreté stupéfiante, porte ses voûtes à trois fois la hauteur de la chapelle basse; elle est toute en fenestrages, en vitraux étincelants, la pierre disparaît, la lumière irisée mange les sveltes meneaux des immenses lancettes. Aujourd’hui les vitraux du XIIIe siècle sont encore en place, rétablis dans leur intégrité, sauf quelques parties. Après avoir un peu souffert au siècle dernier, quand on mura tout le long de l’édifice un quart de la hauteur des fenêtres, ils ont retrouvé dans une soigneuse restauration tout leur magique et harmonieux éclat. C’est une œuvre colossale, figurant en un millier de sujets distincts, dans quinze grandes verrières, toute l’iconographie chrétienne, l’Ancien Testament, de la création du monde à l’Apocalypse. Une série est consacrée à l’histoire de la translation des reliques à Paris, elle est historiquement du plus haut intérêt; malheureusement c’est la verrière qui a le plus souffert, où force a été de refaire les sujets manquants.

Les peintures qui couvrent tout, murs, arcatures de la base, colonnes, voûtes ont dû être refaites de nos jours; ce sont de grandes frises ornementales, feuillages, écussons, avec fleurs de lis et tours de Castille répétées partout. L’ensemble est éblouissant. Douze statues d’apôtres accrochées aux colonnes, le long de la nef, portent de petites croix de consécration enchâssées dans des monstrances en souvenir de la consécration de l’église. Aujourd’hui six de ces statues seulement sont anciennes, les autres ont dû être refaites.

Le 25 avril 1248, la Sainte-Chapelle terminée, avec tous ses vitraux, toute sa merveilleuse ornementation, fut consacrée, la chapelle basse sous le titre de la Sainte-Couronne et de la Sainte-Croix, par le légat du Saint-Siège, Eudes de Châteauroux, évêque de Tusculum,—la chapelle haute sous la dédicace de la Glorieuse Vierge Marie par l’archevêque de Bourges.

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ENVAHISSEMENT DU PALAIS PAR LES PARISIENS EN 1358
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L’ORATOIRE DE LOUIS XI A LA SAINTE-CHAPELLE

C’était peu de mois avant que saint Louis ne s’embarquât à Aigues-Mortes pour sa première croisade, qui le retint six années en Palestine. Le 12 juin, Louis IX prit à l’abbaye de Saint-Denis l’oriflamme et le bourdon du pèlerin et partit avec sa femme la reine Marguerite, laissant la régence à sa mère Blanche de Castille. Le roi auparavant avait largement pourvu à la dotation du chapitre de la Sainte-Chapelle et assuré le sort de sa fondation.

L’ensemble des travaux avait coûté, dit-on, plusieurs millions au trésor royal; les reliques et les châsses d’or enrichies de pierres précieuses, exécutées pour les renfermer, à elles seules revenaient à une somme supérieure.

Dans le pignon de la Sainte-Chapelle flamboie une rose splendide, au-dessus du porche à double étage qui précède les deux portails superposés. Cette rose ne date pas de la construction, elle a été refaite au XVe siècle ainsi que les deux jolis clochetons flanquant le pignon. La fleur royale se retrouve partout sculptée sur ces clochetons, au-dessous d’une couronne d’épines et dans une balustrade au milieu de laquelle une grande lettre K couronnée, initiale de Karolus, rappelle la date de cette restauration sous Charles VIII.

La flèche de l’édifice primitif dut être refaite au commencement du XVe siècle, cette seconde flèche périt dans l’incendie de 1630; on en rétablit une alors, que la Révolution renversa. La flèche dressée de nos jours par l’architecte Lassus est donc la quatrième.

La sacristie annexe que possédait la Sainte-Chapelle était une charmante petite réduction de l’édifice principal, élevée sous le flanc nord de l’abside et reliée à elle par un passage couvert. Cette annexe se divisait en trois étages, plus un étage de combles; l’étage inférieur servait de sacristie à la chapelle basse, l’étage intermédiaire de Trésor et de sacristie à la chapelle haute, et les étages supérieurs étaient affectés au dépôt des chartes, traités, titres, registres et documents de la chancellerie de la couronne, destination qui avait fait donner à l’édifice le nom de Trésor des Chartes.

Le Trésor des Chartes, sous Louis IX, avait été aussi la bibliothèque royale, le roi y avait déposé sa bibliothèque, les précieux manuscrits qu’il faisait rechercher et transcrire par une armée de copistes, vraisemblablement établis en quelques salles du palais. Ce délicieux petit édifice, complément obligé de la Sainte-Chapelle, sacristie-annexe semblable à celle qui existe encore sous la chapelle du château royal de Vincennes, également bâtie par saint Louis, fut, sans raison aucune et malgré les réclamations du chapitre, démoli par les architectes qui restauraient le palais après l’incendie de 1776. Ils abattirent le Trésor des Chartes pour élever la lourde galerie de l’aile gauche de la cour du Mai, détruisant ainsi complètement l’aspect de l’ancienne cour, en emprisonnant dans leurs maçonneries sans intérêt le flanc gauche de la Sainte-Chapelle.

Composé de chapelains et de clercs, avec des dignitaires portant les titres de maître chapelain, maître gouverneur, trésorier ou archichapelain, le chapitre de la Sainte-Chapelle jouissait de nombreux privilèges dans l’enceinte du Palais. Chaque nuit après l’office du soir trois clercs et un chapelain devaient s’enfermer dans la Sainte-Chapelle pour veiller à la conservation des reliques. Dans la nuit du Vendredi au Samedi saint, rapporte Dulaure, il se célébrait à cette Sainte-Chapelle une étrange et curieuse cérémonie. Tous ceux qui étaient réputés possédés du diable et démoniaques y étaient amenés pour être exorcisés solennellement. Malheureux malades ou mendiants simulateurs tirant de leur supercherie de larges aumônes, réunis dans l’église, se livraient à toutes les contorsions possibles, aux plus répugnantes grimaces, tombaient dans des convulsions en poussant des hurlements. Alors apparaissait le grand chantre du chapitre, découvrant à tous le bois de la vraie croix et instantanément, comme par un coup de théâtre, le silence se faisait, tout s’apaisait, les cris et les contorsions; malades vrais à l’esprit frappé, faux possédés exploiteurs de la crédulité, tous retrouvaient le calme.

En 1843, au cours des grands travaux de restauration entrepris à la Sainte-Chapelle, si cruellement maltraitée à la fin du dernier siècle, on découvrit une boîte d’étain renfermant un cœur, sous les dalles à la place occupée jadis par le maître-autel. Ce cœur reposant sous les saintes reliques était peut-être celui de saint Louis, mais aucune inscription, aucun document ne se trouvait pour l’établir avec certitude.

Dans la chapelle haute, il avait été ménagé sur chaque flanc, à la deuxième travée de la nef avant l’abside, un renfoncement où se trouvaient d’un côté la place réservée au roi et de l’autre celle réservée à la reine. Louis IX s’asseyait ici pour assister aux offices. Ses successeurs firent de même. Plus tard le roi Louis XI se trouva ainsi trop mêlé aux autres assistants, et fit faire à la travée du côté droit touchant à l’abside un petit réduit ajouté en hors-d’œuvre entre deux contreforts, petit oratoire particulier d’où il pouvait, par une étroite ouverture, suivre l’office sans être vu.

Au dehors cette chapelle se présente sous forme d’une petite annexe carrée, avec de jolis détails de sculpture rétablis à la restauration et une belle balustrade à fleurs de lis, où s’élève du compartiment du milieu une L majuscule couronnée.

La chapelle royale du Palais qui vit sous chaque règne se déployer les splendeurs de nombreuses cérémonies, se célébrer quelques mariages royaux ou princiers, reçut à la fin du XVe siècle quelques modifications extérieures, comme la reconstruction de la grande rose, des clochetons du grand pignon et de la flèche. Le roi Louis XII compléta ces modifications par l’adjonction d’un grand escalier extérieur montant du flanc sud de l’édifice au porche supérieur. Cet escalier présentait certains points de ressemblance avec l’escalier de la Chambre des Comptes bâtie au fond de la cour de la Sainte-Chapelle à la même époque. Les arcs gothiques retombaient sur de gros piliers chargés de fleurs de lis, lesquelles se retrouvaient, alternant avec des dauphins, aux appuis montant le long de la rampe.

Le grand incendie qui ravagea le Palais en 1618 avait épargné la Sainte-Chapelle; quelques années plus tard, le 26 juillet 1630, par la négligence de plombiers réparant la toiture, le feu prit dans les combles de la Sainte-Chapelle, dévora toute la charpente ainsi que celle de la flèche. Cette flèche en s’écroulant écrasa l’escalier de Louis XII. On releva la flèche, mais l’escalier demeura une ruine; l’arcade d’entrée restait seule debout avec des débris de piliers. A ces piliers ruinés et tout le long de la rampe, s’accrochaient depuis longtemps déjà des échoppes de marchands quelconques, surtout de libraires, sur lesquelles nous aurons occasion de revenir.

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