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Paris de siècle en siècle: Le Cœur de Paris — Splendeurs et souvenirs

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Le Palais sous François Ier.—Semblançay.—Le procès du connétable de Bourbon.—Le cartel de l’empereur.—Charles-Quint au palais.—La Réforme.—Processions et supplices.—La tour de Montgommery.—La très sainte Ligue.—Assassinat du président Brisson.—Jean Chastel et Ravaillac.—Le palais envahi par le duc d’Epernon.—Premier incendie du Palais.

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ASSASSINAT DU PRÉSIDENT BRISSON

Sur ce point de la Cité, la justice est tout à fait chez elle; le Palais de la Cité au XVIe siècle a cessé d’être, même temporairement, Palais royal; cédé complètement au Parlement et à l’administration financière du royaume, il est le Palais de Justice.

Son histoire maintenant est celle du Parlement lui-même, histoire très mouvementée par moments, au temps des querelles religieuses et dans les périodes de luttes entre le droit populaire et le droit royal.

Le Palais désormais, au cours de ces luttes religieuses et civiles, va plus que jamais continuer à subir le contre-coup des événements et rester le théâtre orageux des grandes manifestations politiques.

Citadelle d’opposition, le plus souvent d’opposition bourgeoise, raisonnable et sérieuse, qui combat lentement pour les libertés nationales avec les armes du légiste,—citadelle brutalisée quelquefois par l’émeute, par la sédition violente ou accablée par la toute-puissance royale aux jours triomphants de la monarchie absolue.

Le Palais ne recevra plus la visite des rois que fort rarement, seulement aux grandes occasions, pour les lits de justice, ou bien lorsqu’il sera nécessaire que le roi donne de sa personne pour imposer un édit.

A la fin du XVIe siècle, après cinquante ans de vie régulière, le Palais reverra les jours tragiques de la terrible période qui va d’Etienne Marcel au triomphe de Charles VII. Bien des péripéties émouvantes du grand drame de la Ligue se dérouleront dans le vieux Palais, où les parlementaires à longue barbe essaieront de lutter contre les fureurs religieuses déchaînées et contre la tyrannie populacière.

La vénalité des charges au Parlement apparaît sous François Ier. Dans un pressant besoin d’argent pour les armées, le chancelier Duprat créa vingt charges nouvelles de conseillers au Parlement qui furent mises à l’encan, malgré les remontrances du Parlement d’abord, et son opposition ensuite à la réception des nouveaux conseillers.

L’un de ceux-ci était un commis du surintendant des finances Semblançay, nommé Genti, qui dans l’intrigue tramée contre Semblançay par le chancelier et la duchesse d’Angoulême, mère du roi, avait été leur agent et leur avait livré des papiers justificatifs volés au surintendant, probablement le fameux reçu de la duchesse d’Angoulême des sommes extorquées au trésor, des quatre cent mille écus destinés à être envoyés à Lautrec, pendant les guerres d’Italie, pour la solde des Suisses.

Semblançay s’était tiré des premiers assauts, mais pendant la captivité de François Ier, les haines du chancelier et de la duchesse devenue régente, trouvèrent l’occasion bonne pour l’attaquer de nouveau. Semblançay fut jeté à la Bastille et on ouvrit contre lui un grand procès pour concussions et malversations. Le chancelier afin de rendre certaine la perte du surintendant chargea du procès, non le Parlement, mais une commission tirée du Parlement et choisie parmi ses créatures, particulièrement parmi les nouveaux conseillers acquéreurs des charges créées par lui.

Ces commissaires rendirent l’arrêt qu’on attendait d’eux et un jour, le 12 août 1527, Jacques de Beaune Semblançay âgé de soixante-douze ans, «atteint et convaincu de larcins, faussetés, abus, malversations et male administration des finances du roi, condamné à être pendu et étranglé à Montfaucon—tous ses biens meubles et héritages confisqués—» monta sur une mule amenée dans la cour de la Bastille, et prit le chemin du gibet en passant par la porte Baudet, le Châtelet et la rue Saint-Denis. On connaît les vers de Clément Marot sur le supplice du surintendant:

Lorsque Maillart juge d’enfer menoit
A Montfaulcon Semblançay l’âme rendre,
A vostre advis, lequel des deux tenoit
Meilleur maintien? Pour le vous faire entendre,
Maillart semblait homme que mort va prendre:
Et Semblançay fut si ferme vieillard,
Que l’on cuydoit, pour vray, qu’il menast prendre
A Montfaulcon le lieutenant Maillart.

Après la dernière station aux Filles-Dieu, le cortège arriva vers une heure de l’après-midi à Montfaucon. Le roi durant le procès était rentré de captivité; Semblançay, ne pouvant croire qu’il le laisserait mourir, obtint de Maillard qu’on différât l’exécution pour attendre la grâce. Le malheureux vieillard dans les angoisses de la mort espéra cette grâce au pied du gibet pendant toute l’après-midi; elle ne vint pas et après six heures d’une terrible agonie il fallut laisser faire le bourreau.

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ANCIEN ESCALIER DE LA COUR DES COMPTES
MAINTENANT A L’HÔTEL DE CLUNY

Plus tard l’instrument de cette mort, le conseiller Genti, devenu président au parlement, se trouva poursuivi pour faits de concussion et fut condamné par le parlement même. A son tour, après dégradation, il vint à Montfaucon finir où avait fini sa victime.

Presque en même temps se terminait un autre procès fameux, celui du connétable de Bourbon, autre victime de la duchesse d’Angoulême et du cardinal chancelier Duprat, poussé à la trahison par leurs persécutions. Jeune et beau, magnifique seigneur et capitaine renommé, il n’eût tenu qu’au connétable de devenir le beau-père de François Ier en épousant en secondes noces Louise de Savoie, mais il repoussa les avances de la duchesse et les propositions directes qui lui furent faites. Il se créa ainsi une vindicative et cruelle ennemie qui, liguée avec le chancelier, autre ennemi de Bourbon, jura sa perte.

L’attaque ne se fit pas attendre. Charles de Bourbon, veuf de Suzanne de Bourbon sa cousine germaine, étant par contrat de mariage héritier de tous ses biens, la duchesse alors régente du royaume fit intenter au connétable un procès en Parlement pour obtenir la nullité de la donation.

Il s’agissait pour le connétable de la presque totalité de ses biens qui devaient, s’il perdait sa cause, revenir les uns à d’autres héritiers, les autres à la couronne. Une première partie du procès fut perdue, le comté de la Marche fut enlevé au connétable et Duprat obtint la mise sous séquestre du reste des biens.

Le cœur ulcéré, se voyant déjà ruiné, le connétable ne respira plus que vengeance. Travaillé par des émissaires de Charles-Quint, il rêva de concert avec l’Empereur l’écrasement de François Ier. Dans le démembrement de la France qui devait s’ensuivre, une part devait lui être faite qui viendrait s’ajouter à ses possessions territoriales, pour constituer à son profit un royaume indépendant, ressuscitant l’antique royaume d’Arles.

Pendant que François Ier s’acheminait avec son armée vers l’Italie où son connétable devait venir le rejoindre, celui-ci tout à coup levait le masque et, pour s’en aller se mettre à la tête des armées de Charles-Quint, s’enfuyait déguisé en valet, seul avec un gentilhomme; montés sur des chevaux ferrés à l’envers, ils gagnaient la frontière par une chevauchée haletante à travers l’Auvergne et le Dauphiné. L’an d’après, sur le champ de bataille de Pavie, le roi et le connétable devaient se retrouver.

Le procès de Bourbon dura des années: on jugea d’abord à Loches ses confidents qui furent condamnés à mort, mais non exécutés. Parmi eux se trouvait le sire de Saint-Vallier, père de Diane de Poitiers.

Condamné à mort par le parlement, le comte de Saint-Vallier fut tiré de la Conciergerie un matin, et conduit à la Table de marbre pour y entendre la lecture de son arrêt. Mis sur un cheval avec un archer en croupe derrière lui, on le conduisit en Grève pour y subir sa peine. Déjà il avait la tête sur le billot, lorsqu’un courrier de Blois apportant sa grâce, put fendre la foule assez à temps pour arrêter la hache déjà levée. La légende qui lui fait devoir sa grâce à la beauté de sa fille est détruite par ce fait que Diane était alors toute jeune enfant.

Quelques pairs réunis au Parlement et présidés par le roi lui-même commencèrent le procès de Bourbon en 1523, mais la défaite de Pavie vint bientôt l’interrompre, et dans le traité de Madrid qui termina la captivité de François Ier, il fut stipulé que le connétable rentrerait dans tous ses biens et honneurs.

Ce traité, François Ier n’avait pas l’intention de l’exécuter; aussitôt de retour en sa capitale, il réunit au Palais en séance solennelle le Parlement, les grands du royaume, les cardinaux, des archevêques et évêques, des députés des Parlements de province et le corps de ville de Paris pour s’en faire imposer en quelque sorte la non-exécution. La guerre allait se rallumer. Le 5 mai 1527, à la prise de Rome, un coup d’arquebuse, bientôt vengé dans l’effroyable sac de la ville éternelle, renversait dans le fossé le connétable de Bourbon, connétable de Charles-Quint, maintenant chef d’une armée de routiers féroces, et achevait misérablement ses destins si brillamment commencés.

Le procès du connétable défunt était aussitôt repris à la Grande chambre du Parlement et, le 16 juillet suivant, le roi, les pairs et les Parlements réunis rendaient un arrêt qui condamnait et abolissait sa mémoire à perpétuité et prononçait la confiscation de tous ses biens.

A défaut du prince, l’hôtel de Bourbon, voisin du Louvre sur la berge de la Seine, paya pour lui et subit symboliquement la peine réservée aux traîtres et rebelles; on décapita ses tourelles à «hauteur d’infamie» et les écussons et armoiries, les sculptures des portes et fenêtres furent barbouillés d’ocre jaune par la main du bourreau.

Le vieux Palais fut peu de jours après témoin d’une étrange scène, d’un curieux épisode du grand drame aux tragiques péripéties, joué de champ de bataille en champ de bataille par les deux souverains qui se disputaient la suprématie européenne, le roi et l’empereur. Ce refus d’exécuter le traité, ce manquement à la parole jurée que François se faisait imposer par ses sujets, avait exaspéré Charles-Quint qui déclarait le roi traître et parjure. Les deux souverains, faisant une querelle personnelle de la lutte engagée entre les nations, échangeaient par hérauts d’armes, comme aux temps chevaleresques, des défis solennels.

François Ier chargea son héraut Guyenne de porter son défi en Espagne à Charles-Quint, lequel en retour, envoya le héraut Bourgogne remettre son cartel à Paris. François Ier voulut le recevoir dans la Grande salle du Palais avec un grand cérémonial. On avait préparé pour le roi, devant la Table de marbre, un trône élevé de quinze marches. A la droite du roi étaient assis le roi de Navarre, le duc d’Alençon, le comte de Foix, le duc de Vendôme et autres princes, à sa gauche le légat du pape, le chancelier, quelques cardinaux et archevêques. Les membres du Parlement avaient pris place plus bas, sous les princes, et les ambassadeurs des diverses puissances sous les sièges des prélats. On ne pouvait apporter plus de solennité à cette réception.

Le héraut Bourgogne, qu’une garde d’archers et de gentilshommes avait été chercher au logis à lui assigné dans le cloître Notre-Dame, fut introduit au Palais et conduit devant le trône royal. Aussitôt qu’il eut salué le roi et la noble assemblée, il voulut commencer son harangue: «Sire, dit-il, la très sacrée majesté de l’empereur...» Mais François Ier, l’interrompant brusquement, lui déclara d’un ton de colère qu’il n’avait point à haranguer, mais à remettre tout simplement la sûreté du champ, c’est-à-dire l’indication du champ clos avec les conditions du combat.

Le héraut prétendait, avant toute chose, dire ce que l’empereur l’avait chargé de dire, exposer les sujets de plainte de Charles-Quint et les motifs du combat personnel entre les deux princes, avant d’en venir au cartel lui-même. Le roi transporté de colère ne le laissa pas parler; par des sorties violentes il lui imposait silence chaque fois qu’il essayait de remplir sa mission comme on le lui avait ordonné, si bien que le héraut dut se retirer en remportant son cartel.

Une autre fois, une dizaine d’années plus tard, François Ier étant encore en guerre avec Charles-Quint, fit citer l’empereur à comparaître à sa chambre des pairs, comme son vassal pour les comtés de Flandre et d’Artois; ce fut l’occasion d’une nouvelle cérémonie. Le roi vint avec les pairs au Palais du Parlement, requit contre l’empereur et décida qu’on l’ajournerait à son de trompe à la frontière, ce qui fut fait dans les formes anciennes par des huissiers du Palais. Ensuite, l’empereur n’ayant naturellement point comparu, un arrêt du Parlement prononça la confiscation de la Flandre et de l’Artois, lesquelles provinces, malgré cet arrêt tout platonique, restèrent entre les mains de l’empereur.

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L’ARC DE NAZARETH AU PALAIS
(RÉÉDIFIÉ A CARNAVALET)

Ceci se passait en 1537; trois ans après, en 1540, la paix étant faite, cet empereur inutilement cité à comparoir fit pourtant sa visite au Parlement, mais ce fut en souverain ami, reçu avec force cérémonies, arcs triomphaux, décorations de fleurs, draperies et tapisseries, riches présents et belles harangues. L’empereur traversait Paris pour aller rétablir son autorité sur les Gantois révoltés.

Il fit son entrée le 1er janvier en grand cérémonial par l’abbaye et la porte Saint-Antoine, accompagné par l’université, des délégations des corporations, les prévôts et le corps de ville, le Parlement, les grands officiers de la couronne, les gentilshommes de la maison royale et les princes, sous l’escorte des lansquenets suisses marchant enseignes déployées.

Le Parlement s’était assemblé dans la cour du may d’où il était parti à cheval pour recevoir l’empereur, les présidents en robes et manteaux d’écarlate, coiffés du chapeau de velours brodé d’or, les conseillers en robes écarlates et chaperons. Les présidents furent admis à faire leur compliment à l’empereur, après quoi tous prirent leur place dans le cortège.

En route on eut le divertissement des mystères joués sur des échafauds dressés aux Tournelles, à la porte Baudoyer et ailleurs, pendant qu’incessamment tonnait le canon de la Bastille. Charles-Quint fit une station en l’église Notre-Dame où l’on chanta un Te Deum, puis se dirigea vers le Palais où François Ier, entouré d’une cour brillante, le reçut en bas du grand perron.

A la Grande salle l’attendait le festin traditionnel à la Table de marbre, après quoi la reine Marguerite, fille du roi, arriva avec les princesses, pour terminer la fête par danses et divertissements. A l’occasion de son entrée Charles-Quint, de par l’antique privilège des souverains, délivra des prisonniers de la Conciergerie, fort probablement des gens choisis, retenus seulement pour affaires de peu d’importance.

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ANCIEN HÔTEL DU PREMIER PRÉSIDENT (PRÉFECTURE DE POLICE, 1840)

En ces temps venait de s’allumer la grande querelle religieuse qui devait gorger ce siècle d’horreurs et de sang, et pendant si longtemps partager le pays en deux camps ennemis aux passions surexcitées. Les premiers troubles avaient commencé, et Paris venait d’assister à quelques premiers brûlements d’hérétiques. On avait jeté au bûcher d’abord des livres, on commençait à y envoyer des hommes.

Dans leur ardeur pour les nouvelles doctrines, les protestants s’attaquaient parfois aux images, faisaient une guerre incompréhensible aux statues révérées par les catholiques, et ceux de ces iconoclastes qui étaient pris payaient cher leur audace. La mutilation d’une image de la Vierge placée sur une maison de la rue des Rosiers, excita particulièrement la fureur des Parisiens contre les réformés.

Pour racheter le sacrilège, François Ier fit faire une vierge en argent qu’il alla lui-même placer en grande cérémonie dans une niche grillée. Une immense procession se déroula dans les rues de Paris à cette occasion; on vit défiler tout le clergé des paroisses, tous les moines des couvents, les chanoines de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, des évêques en nombre. Après eux des trompettes et des hérauts d’armes annonçaient la Cour, une foule de nobles personnages le cierge à la main escortant la Vierge d’argent portée par l’évêque de Lisieux en habits sacerdotaux, puis le roi seul, avec un grand cierge, ensuite d’autres seigneurs, les ambassadeurs, les présidents et conseillers du Parlement avec leurs greffiers, le prévôt des marchands, les échevins et les notables...

La Vierge d’argent si solennellement mise en place ne resta pas longtemps dans sa niche, elle fut volée quelques années plus tard, remplacée encore, par une vierge en bois cette fois, que les protestants brûlèrent une nuit.

A la suite des imprudences de quelques luthériens qui, emportés par leur zèle, avaient affiché des placards attaquant l’Eucharistie, une autre procession, plus solennelle encore, eut lieu en 1535, en expiation des nouvelles doctrines. On revit un cortège semblable marcher lentement à travers la ville, portant les châsses et toutes les reliques des églises.

Toute la ville était en rumeur, on avait fermé de barrières gardées par des archers les carrefours où devait passer cette procession.

Le clergé des paroisses s’était réuni à Notre-Dame pour aller de là chercher le roi et la cour à Saint-Germain l’Auxerrois. La reine prit la tête de la procession montée sur une haquenée blanche, suivie de toutes les princesses et des dames de la cour, avec un grand nombre de gentilshommes, de pages et d’écuyers à pied ou à cheval. Le clergé des paroisses et les ordres religieux, les suisses et les archers marchant à grand bruit de tambours, trompettes et fifres, le chapitre de la Sainte-Chapelle et sa musique, l’évêque de Paris, sous un dais porté par des princes, précédaient le roi vêtu de noir, un cierge à la main, suivi des archers de sa garde et des officiers de la couronne, des membres du Parlement et de la Chambre des comptes, des prévôts et des échevins.

Le roi entendit une messe solennelle à Notre-Dame, puis il s’en alla dîner à l’évêché. Après le dîner, la cour, les échevins et les membres du Parlement étant assemblés dans la grande salle de l’évêché, François Ier leur fit un grand discours pour démontrer la nécessité de procéder avec énergie à l’extirpation de la dangereuse hérésie. Après ce discours et les réponses du Parlement et des prévôts, proclamant leur zèle pour la défense de la religion attaquée, l’assistance rentra à Notre-Dame. Le roi et la cour s’avancèrent sous le portail où, pour conclusion, six malheureux réformés venaient d’être amenés en charrette, pieds nus et une torche à la main pour faire amende honorable sur le parvis.

Six bûchers avaient été préparés, à côté des reposoirs, en six endroits différents déjà parcourus par la procession, pour l’édification des divers quartiers de la ville. On y mena les condamnés. Au-dessus de chaque bûcher se dressait une sorte de potence compliquée, munie d’une poutre supérieure mobile formant bascule. C’était l’estrapade; on attachait le patient par les bras à cette poutre supérieure, le malheureux hissé à une certaine hauteur était aussitôt descendu dans la flamme du bûcher, d’où on l’enlevait pour le laisser retomber encore. C’était le bûcher lent, cruelle aggravation du supplice du feu. Ainsi périrent ces six malheureux, estrapadés et brûlés à la Croix du Trahoir, au cimetière Saint-Jean, à la Grève et aux Halles.

Et plus d’une fois ensuite se renouvelèrent ces processions solennelles accompagnant des supplices d’hérétiques, horribles fêtes pendant lesquelles les métiers chômaient, les boutiques se fermaient, chacun courant au spectacle des superbes défilés, avec leur affreux épilogue aux bûchers des endroits consacrés.

Deux chambres du Parlement, avaient été chargées de connaître des crimes d’hérésie, la Grande Chambre et la Tournelle. De temps en temps quelques malheureux s’en allaient périr sur le bûcher pour l’intimidation des réformés; d’autres pourrissaient dans les cachots, et cela n’empêchait pas les nouvelles doctrines de progresser, et de recruter dans toutes les classes de la société des adhérents qui bravaient les persécutions. Le trouble était profond, les haines et les fureurs s’aiguisaient, qui devaient aboutir avant peu aux longues guerres civiles.

Le Parlement parut gagné même; quelques membres osèrent montrer l’indignation que leur causaient ces supplices et dans une délibération pour l’enregistrement d’un édit d’Henri II prononçant la peine de mort contre les protestants et leurs complices, ils parlèrent contre ces cruautés et firent appel à la modération.

Leur opposition fut dénoncée au roi. Le lendemain, au moment où l’on s’y attendait le moins, Henri II arriva au Palais accompagné de son chancelier et de quelques grands officiers de la couronne. Le Parlement délibérait au sujet de l’édit, le roi voulut que l’on continuât et des conseillers osèrent exposer la nécessité de la réforme des mœurs et de la tolérance religieuse; le conseiller Anne du Bourg fut plus hardi encore, il attaqua devant le roi les mœurs de la cour, y montra le scandale et la licence régnant parmi les grands, le vice et le crime tout-puissants et honorés, tandis qu’on livrait aux bourreaux des hommes qui servaient leur roi selon les lois du royaume et Dieu selon leur conscience.

Ainsi bravé en face, Henri II ordonna au connétable de faire saisir sur-le-champ Anne du Bourg et les autres conseillers qui avaient montré leur sympathie pour les réformés. Anne du Bourg, jeté à la Bastille, fut traité avec la plus grande sévérité et l’on mena vivement son procès.

Il avait demandé, en vertu du privilège des membres du Parlement, à être jugé par les chambres, mais le Parlement par zèle catholique ne le réclama pas. Les juges ecclésiastiques le condamnèrent à être «pendu et guindé à une potence plantée en la place de Grève devant l’hôtel de ville de Paris, au dessoubz de laquelle sera fait un feu dedans lequel le dit Dubourg sera gecté, ars, brûlé et consumé en cendres».

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RESTES DE L’ANCIEN PALAIS (ÉTAT ACTUEL)

Toutes ces persécutions et ces supplices n’empêchaient point la Réforme de faire de grands progrès. Peu à peu les réformés constituèrent un parti puissant et nombreux, serré autour de quelques princes, comme les catholiques se serraient autour des princes de la maison de Lorraine, et bientôt d’échauffourée en échauffourée, les guerres civiles commencèrent.

Paris depuis longtemps voyait sans cesse les querelles éclater entre protestants et catholiques, des bagarres et des désordres se produire, et le sang couler dans des petits égorgements qui pouvaient faire présager les terribles excès prochains. Les politiques qui s’efforçaient de tenir la balance entre les deux partis, les modérés qu’indignaient tant de supplices, de bûchers et de bannissements, devaient fatalement se trouver débordés par le parti de la violence.

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LES CORPS DU PRÉSIDENT BRISSON ET DES CONSEILLERS TARDIF ET LARCHER PORTÉS EN GRÈVE
Imp. Draeger & Lesieur Paris
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MONTGOMMERY EMPRISONNÉ AU DONJON DU PALAIS

La nuit de la Saint-Barthélemy, quand on en vint au massacre général depuis longtemps rêvé, prédit, prêché, le signal devait partir du Palais. C’était la cloche de la tour de l’Horloge qui devait lancer sur la ville endormie tous les massacreurs réunis par les soins de Guise, de la reine Catherine et des échevins de la ville. Mais dans l’impatience que donnaient aux meneurs les irrésolutions de Charles IX, Catherine de Médicis fit hâter le moment et envoya au plus près, à Saint-Germain l’Auxerrois, mettre en branle le tocsin. Celui du Palais lui répondit aussitôt, pendant que le massacre commençait dans le Louvre même. Les égorgeurs recrutés se mirent à la besogne, bientôt rejoints par la populace fanatisée, et par les misérables qu’à toutes les commotions on trouve toujours disposés pour les sanglantes boucheries, comme pour les pillages qui s’ensuivent.

Le troisième jour de ce massacre qui dura toute une semaine, quand la terreur dominait la ville parcourue par les tueurs cherchant leur proie, le roi accompagné de la reine-mère, de ses frères et de toute la cour, se rendit au Palais et vint déclarer au Parlement réuni qu’une grande conspiration de l’amiral Coligny et d’autres scélérats huguenots avait été découverte, dont le but était de le tuer, avec la reine sa mère, ses frères et même le roi de Navarre, pour donner la couronne au prince de Condé, et qu’en ce péril imminent il n’avait pas trouvé d’autre remède que de «prévenir l’attaque des huguenots et d’en finir avec ceux qui troublaient l’État depuis si longtemps, et qu’ainsi la chose s’était faite par son ordre».

On fit semblant de trouver le prétexte plausible; le premier président «loua en public la sagesse du roi qui avait pu cacher un si grand dessein; mais en particulier, il remontra fortement au roi que si cette conspiration était véritable il fallait commencer par en faire convaincre les auteurs, pour ensuite les punir dans les formes, et non pas mettre les armes entre les mains des furieux ni faire un si grand carnage dans lequel se trouvaient enveloppés indifféremment les innocents et les coupables».

Le roi commanda alors qu’on fît cesser le massacre, mais il ne fut pas possible d’arrêter si vite les égorgeurs qu’on avait lancés, et la tuerie, les violences et le pillage continuèrent encore quelques jours.

Le mois suivant Coligny que l’on s’acharnait à transformer en conspirateur fut, quoique mort depuis plusieurs semaines, condamné à être traîné sur la claie et accroché aux fourches de Montfaucon.

En 1574 Catherine de Médicis put enfin assouvir la haine qu’elle avait vouée au meurtrier involontaire de son mari Henri II, au fatal tournoi des Tournelles. Gabriel de Lorges, comte de Montgommery, depuis le commencement des guerres civiles, était devenu un redoutable chef de bandes huguenotes, courant les campagnes de Normandie, enlevant villes et châteaux, battu parfois, se réfugiant en Angleterre, reparaissant toujours, rendant tuerie pour tuerie, saccage pour saccage, du mont Saint-Michel à Cherbourg. Finalement cerné avec les débris de ses bandes dans la petite forteresse de Domfront, il fut après maints assauts acculé au donjon et forcé par le manque de vivres et de munitions de se rendre aux troupes royales. Livré, malgré la capitulation, à la haine de Catherine de Médicis, on l’amena à Paris pour l’enfermer à la Conciergerie, dans le gros donjon qui garda ensuite son nom et s’appela la tour Montgommery.

Catherine ne le fit pas languir. Un arrêt du Parlement condamna Montgommery atteint et convaincu du crime de lèse-majesté à avoir la tête tranchée, confisquant ses biens, le dégradant de sa noblesse, déclarant vilains intestables et non capables d’offices les neuf garçons et les deux filles du condamné.

Après avoir souffert la question extraordinaire, Montgommery fut, le 26 Juin, tiré de la Conciergerie, mis en un tombereau, les mains attachées derrière le dos et conduit à la Grève. Il n’avait pas voulu se confesser à l’archevêque de Narbonne qui s’était présenté à lui en son cachot; il ne voulut pas davantage entendre le prêtre, qui le suivit, malgré lui, jusque sur l’échafaud. Avant de poser la tête sur le billot, Montgommery, d’après d’Aubigné, dit aux assistants: «Je requiers deux choses de vous: l’une de faire savoir à mes enfants qui ont été déclarés roturiers, que s’ils n’ont la vertu des nobles pour s’en relever, je consens à l’arrêt; l’autre point plus important, dont je vous conjure sur la révérence qu’on doit aux mourants, c’est que, quand on vous demandera pourquoi on a tranché la tête à Montgommery, vous n’alléguiez ni ses guerres ni ses armes, ni tant d’enseignes arborées, mentionnées en mon arrêt, qui seraient louanges frivoles aux hommes de vanité; mais faites-moi compagnon en cause et en mort de tant de simples personnes selon le monde, vieux et jeunes, et pauvres femmelettes qui, en cette même place, ont enduré les feux et les couteaux.»

Il récita ensuite le symbole des apôtres, fit sa prière, dit adieu à l’un de ses amis, Fervacques, qu’il aperçut dans la foule, et se remit au bourreau sans vouloir qu’on lui bandât les yeux.

Sa tête resta suspendue, pour quelques jours, à un poteau de la place, «par le commandement de la reine, qui assista à l’exécution, dit l’Estoile, et fut à la fin vengée comme dès longtemps elle le désirait, de la mort du roy Henry son mary, encore que le pauvre comte n’en pût mais».

De secousse en secousse, de guerre civile en guerre civile, après de courtes pacifications, les grandes journées de la Ligue arrivent, l’entrée du duc de Guise à Paris, la journée des Barricades, la fuite du roi, puis le coup de vengeance d’Henri III à Blois.

Dès que se répand à Paris la nouvelle du meurtre d’Henri de Guise et de son frère le cardinal, c’en est fini du peu qui restait encore de respect apparent pour l’autorité royale. Paris est en pleine révolution. On emprisonne les royaux et les politiques. Le Parlement est saisi d’une requête de la mère des Guises contre les assassins.

Le 1er janvier 1589, le curé Lincestre, dans l’église Saint-Barthélemy, en face du Palais, monta en chaire et réclama de ses paroissiens le serment d’employer jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour venger la mort des princes lorrains. Le président de Harlay, suspect aux Seize et à la populace, était assis au banc d’œuvre, le curé Lincestre l’interpella particulièrement: «Levez la main, monsieur le président, levez-la bien haut; encore plus haut, s’il vous plaît, afin que le peuple vous voie!»

A la journée des Barricades, le président avait tenu tête au duc de Guise, qui essayait de le gagner ou de l’intimider, et lui avait dit: «C’est grand pitié quand le valet chasse le maître; au reste, mon âme est à Dieu, mon cœur est au roi et mon corps entre les mains des méchants.» Mais là, au milieu de ce peuple forcené, il dut céder et jurer comme les autres.

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LE PETIT PONT ET LA VOUTE DU PETIT CHATELET

Il y avait encore au Parlement, outre le président de Harlay, un certain nombre de membres douteux, politiques modérés; le parti violent allait procéder à l’épuration. Le 16 janvier au matin, comme le Parlement, toutes chambres assemblées, délibérait, la grande chambre fut envahie par Jean le Clerc, dit Bussy le Clerc, ex-procureur de la cour du Parlement, enragé ligueur, devenu capitaine de son quartier et gouverneur de la Bastille pour les Seize.

Bussy le Clerc marchait à la tête d’une trentaine d’hommes cuirassés, le pistolet en main. Il interpella le premier président de Harlay, les présidents de Thou et Pothier et leur ordonna de se lever: «Suivez-moi à l’Hôtel de Ville, on y a quelque chose à vous dire!» Comme le président de Harlay lui demandait «de par qui il faisoit cet exploit», Bussy lui répondit de se hâter d’obéir sans le contraindre à user de la force, dont il pourrait se mal trouver.

Les trois présidents, avec cinquante ou soixante conseillers suspects, furent ainsi enlevés. A la sortie du Palais, ils prirent par le pont au Change, enfermés entre deux haies de hallebardes par les hommes de Bussy le Clerc. Il était six heures du matin. Bussy mena ses prisonniers, en robes rouges et faisant bonne contenance, à travers des rues aux boutiques fermées, ayant l’aspect des mauvais jours, remplies de peuple en armes, qui invectivait les parlementaires et «les lardait de mille brocards et villenies».

Les prisonniers voulurent s’arrêter à l’Hôtel de Ville, mais Bussy les força à passer outre et les conduisit à la Bastille. Après les avoir écroués, il repartit encore chercher dans leurs maisons les membres du Parlement qu’il n’avait pas trouvés au Palais.

Ce Bussy le Clerc, qui était devenu une puissance, s’entendait à tirer de l’argent de ses prisonniers à la Bastille dont il était gouverneur, et il avait ce goût des perquisitions fructueuses, qu’ont eu bien des personnages de sa sorte dans toutes les révolutions. Il aimait, nous dit l’Estoile en son journal, à fourrager les meilleures maisons de la ville, principalement celles où il savait qu’il y avait des écus, «tous de bonne prise, parce qu’ils étaient royaux».

Le Parlement comptait alors environ cent quatre-vingts membres. Sur ce nombre il y en eut cent vingt-six qui prêtèrent serment à la Ligue et jurèrent de poursuivre la vengeance de la mort des Guises. Le même serment fut exigé des greffiers, avocats, procureurs et notaires au nombre de trois cent vingt-six.

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LE PETIT PONT ET LE PETIT CHATELET AU XVe SIÈCLE

Ainsi épuré, le Parlement continua l’exercice de la justice. Le président Barnabé Brisson fut contraint de remplir les fonctions de premier président. Pour se couvrir en cas de triomphe des royaux, il fit dresser par deux notaires une protestation secrète contre tout ce qu’il pourrait faire ou dire contre les intérêts du roi. Et le 30 janvier, de concert avec l’Université, aussi violemment ligueuse que lui, le Parlement prononçait la déchéance d’Henri III et relevait le peuple du royaume du serment de fidélité et obéissance.

Les passions étaient si montées alors, que nombre de ligueurs frénétiques se tiraient du sang pour en signer le serment de poursuivre implacablement la vengeance de la mort des Guises; un conseiller du Parlement nommé Baston demeura estropié de la main qu’il avait saignée pour cela.

Toute l’année 1589 se passa dans les troubles, on poursuivait, on emprisonnait, on pendait les gens soupçonnés d’être du parti royal. Les Seize trouvèrent bientôt le Parlement trop tiède, trop modéré.

Le président Brisson, qui essayait de tenir la balance entre les deux partis et de se prémunir pour le cas où la cause royale reprendrait le dessus, devint bientôt suspect. Une affaire où il refusa de condamner le procureur Brigard, accusé de correspondre avec les troupes royales courant alors les environs de Paris, décida sa perte.

C’était pendant une absence du duc de Mayenne; les tendances démagogiques des Seize se dessinaient. Poussés par les assemblées réunies chez les curés, ou même dans les églises, qui furent les clubs de cette Révolution, comme les processions faites à tout propos, et même la nuit, furent les manifestations, les meneurs venaient de créer une sorte de comité de salut public chargé des mesures violentes, en tête duquel se trouvait un Sainct-Yon, de la famille de ces bouchers fameux dans les troubles des siècles précédents.

Le 15 novembre, ce conseil vota la mort du président Brisson et de deux conseillers modérés: Tardif et Larcher. Immédiatement, Bussy le Clerc et Hamilton, curé de Saint-Côme, se partagèrent la besogne. Bussy le Clerc arrêta Brisson sur le pont Saint-Michel comme il s’en allait au Parlement; le curé de Saint-Cosme, à la tête d’une troupe armée, s’en alla saisir dans son lit le conseiller Tardif, alors malade et qui venait d’être saigné.

Brisson fut conduit au Petit Châtelet, que gardaient des affidés du parti violent, et aussitôt arrivèrent quelques-uns des Seize, tous armés et cuirassés. Ces gens aux façons expéditives forcèrent le président à se mettre à genoux et lui lurent, sans autre forme de procès, la sentence qui le condamnait à mort.

Le légiste se réveilla dans le président épouvanté; il voulut batailler, protestant contre cette condamnation sans formes, demandant à discuter les accusations et à être confronté avec ses accusateurs, mais on ne lui répondit que par un grand éclat de rire. Alors, renonçant à discuter, il implora longuement ses assassins, suppliant que l’on différât l’exécution, consentant à ce qu’on le mît entre quatre murs, au pain et à l’eau jusqu’à ce qu’au moins il eût terminé un ouvrage de jurisprudence qu’il avait commencé. Les Seize rirent davantage, et pour toute réponse, firent entrer le bourreau mis en réquisition.

Comme celui-ci ne voulait rien faire sans ordonnance de justice, on le menaça de le pendre lui-même. Pour s’échapper, le bourreau prétexta alors qu’il n’avait pas de corde; on en envoya acheter. Le pauvre Brisson se lamentait pendant ces discussions; quand enfin l’exécuteur lui eut attaché les mains, sa dernière pensée fut pour son livre; il pria que l’on fît dire à un avocat, son secrétaire, d’avoir soin de ne pas brouiller son œuvre, puis la corde lui fut passée au cou, et son cadavre se balança à une poutre du plafond.

A ce moment arrivait le conseiller Larcher, vieillard septuagénaire que l’on avait arrêté au Palais même. Quand il aperçut le corps de Brisson accroché à la poutre, il vint de lui-même, sans lamentations inutiles avec ces scélérats, se placer au-dessous, et fut aussitôt pendu à côté. Le curé de Saint-Cosme amenait, ou plutôt traînait le conseiller Tardif malade; sans plus de formalités, un troisième cadavre alla bientôt rejoindre les deux autres à la même poutre.

Le lendemain, les trois victimes dépendues furent portées en place de Grève. Ce fut une scène macabre. A quatre heures du matin, deux cents hommes des bataillons organisés par les Seize s’en vinrent au Châtelet. Ils avaient avec eux trois crocheteurs avec leurs crochets; on attacha debout, sur ces crochets, les cadavres des suppliciés, en chemise, chacun avec un écriteau au col, et le funèbre cortège se mit en marche.

En avant venaient plusieurs centaines d’hommes armés d’arquebuses et de hallebardes, le nez enfoncé dans leurs manteaux et portant des lanternes. A quinze pas derrière ceux-ci marchaient les crocheteurs avec leur fardeau sinistre, ces trois corps blancs et raides qui se balançaient au-dessus de la foule. Venaient ensuite l’exécuteur et ses valets, et à quinze pas encore en arrière, une seconde troupe des milices parisiennes, avec des lanternes qui faisaient briller dans le noir des rues l’acier des hallebardes et des arquebuses. Des postes gardaient tous les carrefours du Petit Châtelet à la Grève; le peuple, réveillé par le bruit, se mettait aux fenêtres ou descendait troublé, mais ne disait mot, effrayé ou désapprouvant. Et, devant l’hôtel de ville, l’exécuteur rependit les trois cadavres aux potences plantées à demeure sur la Grève, où ils restèrent suspendus deux jours.

Bien d’autres exécutions devaient suivre, le conseil des Seize avait dressé ses listes de suspects, où les noms étaient marqués d’un C, d’un D ou d’un P, ce qui signifiait: chassé, dagué, pendu. Heureusement, les chefs de la garnison étrangère, des troupes du roi d’Espagne alliées de la très sainte Ligue, s’opposèrent au massacre et Mayenne prévenu revint à Paris.

Il se hâta de prendre ses mesures pour empêcher cette révolution d’aller plus loin qu’il ne l’entendait. Rapidement, il cassa le conseil des Seize et enleva le gouvernement de la Bastille à ce misérable Bussy le Clerc, qui put se mettre à l’abri ou qu’on laissa échapper de Paris. Ensuite Mayenne envoya saisir chez eux quatre des plus enragés parmi les Seize, de ceux qui avaient trempé dans l’assassinat du président Brisson. Amenés au Louvre, ces hommes furent traités comme ils avaient traité Brisson et immédiatement pendus par le bourreau même qu’ils avaient forcé d’exécuter les trois conseillers; en outre un certain nombre de leurs complices, recherchés aussi, étaient dépêchés sans plus de cérémonie et quand tout fut fini, quand le bourreau eut cessé d’opérer, on le pendit lui-même à son tour.

Si la Ligue avait son Parlement, dont ces exécutions assuraient la docilité, le parti royaliste avait aussi le sien qui rendait arrêts et décrets opposés à ceux du Parlement de la Ligue. Chacun de ces Parlements faisait brûler par la main du bourreau les arrêts de l’autre. Ainsi fut-il fait à Paris au bas du perron de la cour du May pour certains actes des Parlementaires de Tours.

Pendant le siège, quand les Parisiens affamés n’avaient pour se nourrir que les chaudières de mauvaise bouillie que l’ambassadeur d’Espagne mettait au coin des rues, que des herbes recueillies où il en pouvait pousser, ou bien le pain de madame de Montpensier fait de poussière d’os et de son, alors que les sermons, dit l’Estoile, étaient la seule chose qui fût à bon marché dans Paris, il y eut quelques émeutes de misère devant le palais. On y venait réclamer la paix et du pain.

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LA SOUPE DE L’AMBASSADEUR D’ESPAGNE

L’une de ces émeutes occasionna un tumulte plus grave. Comme les milices du quartier cherchaient à dissoudre le rassemblement, le quartenier Le Gois qui les commandait, reçut une blessure mortelle. Aussitôt, comme on craignait que la sédition ne cachât une entreprise des royalistes, des forces arrivèrent, on ferma les portes du Palais et l’on saisit tous ceux que l’on trouva en armes, sur lesquels quelques-uns pour l’exemple furent pendus le lendemain.

Les États généraux, convoqués en 1593 par la Ligue ne se tinrent pas au Palais, mais dans une salle du Louvre. Le Parlement avait émis la prétention d’y paraître et d’opiner avec les trois ordres, mais sa prétention fut repoussée. Les Etats siégèrent pendant six mois, cherchant un roi au milieu de mille intrigues, de pourparlers et de négociations de toutes sortes. Ils étaient, pour en finir, sur le point de donner la couronne à l’un des princes lorrains, sous l’obligation pour celui-ci d’épouser une infante d’Espagne, ce qui donna lieu à un arrêt de protestation du Parlement, déclarant de nul effet et sans valeur toute élection de princesse ou prince étrangers.

Henri IV agissait et négociait aussi de son côté. Ayant retiré par son abjuration tout prétexte à l’opposition des catholiques, son triomphe définitif ne fut plus qu’une affaire de temps et l’an 1594 vit enfin le terme de cette longue et sanglante période des guerres religieuses.

Henri IV, maître de Paris, assis enfin sur ce trône qu’il avait mis quatre années à conquérir, ayant au jour de son triomphe proclamé une amnistie générale et voyant venir à lui, gagnés, résignés ou achetés, les grands seigneurs de la Ligue, reçut la soumission de cette Université qui avait tant travaillé contre lui, et celle du Parlement qui maintenant révoquait, cassait, annulait tous les édits, tous les arrêts rendus pendant les mauvais jours pour la très sainte Ligue.

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ARCATURES DE LA SAINTE-CHAPELLE
A DROITE PLACE DU ROI, A GAUCHE PORTE DONNANT DANS L’ORATOIRE DE LOUIS XI

Le roi réorganisait ce corps désorganisé et amputé, il fit rentrer au vieux Palais de Paris les membres du Parlement royaliste de Tours, que les présidents et un grand nombre de conseillers de Paris allèrent recevoir à la porte Saint-Jacques.

Après tant d’années, Paris respirait enfin, tandis que le roi travaillait à l’achèvement de son œuvre, la pacification du reste du royaume et l’expulsion des Espagnols.

Peu de mois après l’entrée de Henri IV, le 27 décembre 1594, eut lieu l’attentat de Jean Chatel qui put approcher le roi au Louvre même, parmi la foule des gens de la cour, et le frappa d’un coup de couteau.

Jean Chatel était fils d’un marchand drapier de la Cité, dont la maison était située à l’angle des rues de la Vieille-Draperie et de la Barillerie, juste devant la porte du Palais, donnant sur la cour du May.

L’émotion fut considérable; les jésuites, chez qui l’assassin avait étudié, furent impliqués dans l’affaire ainsi que quelques vieux ligueurs endurcis. Par arrêt du Parlement, empressé de montrer son zèle, les jésuites furent expulsés; on pendit l’un d’eux parce que, parmi ses papiers saisis, dans un ouvrage écrit par lui aux jours les plus furieux de la Ligue, il se trouva quelques maximes autorisant le régicide, et Chatel périt écartelé en Grève.

L’arrêt ordonnait en outre que la maison du père de Chatel serait rasée; sur son emplacement on érigea, en 1597, un monument expiatoire composé d’un soubassement carré supportant une pyramide flanquée de statues allégoriques aux quatre coins. Sur chaque face de redondantes inscriptions latines et françaises reproduisaient l’arrêt du Parlement et expliquaient longuement la raison de ce monument érigé par «le sénat et le peuple parisien, très dévoués à Sa Majesté, à l’extermination de la faction pestiférée d’Espagne, à l’heureuse conservation des jours du roi, à la punition du parricide...».

«Passant, étranger ou habitant de Paris, écoute-moi, sur le lieu où tu me vois élevée en forme de pyramide, fut la maison de Chatel, maison dont le Parlement, vengeur du crime, ordonna la démolition, etc..... Passant, retire-toi, je ne puis, pour l’honneur de notre ville, t’en apprendre davantage...»

«La pyramide dont le nom signifie pur feu décorait jadis les villes des nations antiques. Elle sert ici non de décoration, mais d’autel expiatoire du crime. Tout se purifie par l’eau ou par le feu, mais le Parlement a voulu élever cet insigne monument de sa piété en mémoire de la conservation de la vie du roi,... etc...»

Le monument ne demeura là que peu d’années; en 1605, dans un but d’apaisement, le roi le fit démolir et sa place resta vide.

Le Parlement eut à instruire en 1602 le procès en trahison du maréchal duc de Biron, vieux serviteur de Henri IV, compagnon de ses chevauchées aux temps difficiles, mais brouillon déterminé, orgueilleux et bouillant, qui se retournait par ambition personnelle contre le roi et avait lié partie avec le duc de Savoie et l’Espagne.

Arrêté à Fontainebleau, après avoir été presque supplié par le roi de tout avouer à l’ancien ami qui lui eût fait grâce comme il l’avait fait une fois déjà, le maréchal s’obstina par orgueil à ne rien dire. Envoyé à la Bastille, il comparut devant le Parlement toutes chambres assemblées, et fut convaincu de conspiration; les membres présents, au nombre de cent vingt-sept, prononcèrent à l’unanimité la peine de la décapitation, que le maréchal subit dans la cour de la Bastille le 31 juillet 1602.

En 1604, Henri IV, pressé par les besoins d’argent, établit l’hérédité des offices du Parlement et de la Chambre des Comptes, moyennant une taxe qu’on appela la Paulette, du nom du financier Paulet qui avait suggéré l’idée à Sully. Cette taxe payée annuellement donnait aux magistrats le droit de transmettre leurs charges à leurs héritiers pour en disposer à leur volonté.

Ce que Chatel avait manqué réussit avec un autre criminel, et le couteau de Ravaillac arrêta brusquement le règne réparateur de Henri IV, mettant à néant les grands projets du Béarnais. Ravaillac fut jugé par le Parlement.

Enfermé dans la grosse tour de Montgommery, il subit toutes les gehennes que put inventer l’imagination des juges, des bourreaux, et même des particuliers qui dans l’horreur de son crime venaient proposer pour lui des tourments inconnus. Les criminels, détenus en même temps que lui à la Conciergerie, eux-mêmes, le voulaient déchirer quand il quitta sa prison pour s’en aller en Grève mourir dans les horreurs d’un supplice épouvantable. On voulait absolument lui trouver des complices, il jura jusqu’à la fin qu’il n’en n’avait point. Dans l’opinion des contemporains cependant, il en avait, il devait en avoir, c’était le cri public; d’étranges rumeurs couraient, et l’on disait que le Parlement avait tout fait pour ne point trouver ces complices, refusant de regarder assez haut pour cela.

A ce moment le Parlement ne siégeait pas au Palais en raison des préparatifs que l’on y faisait pour la réception de Marie de Médicis, qui venait d’être sacrée à Saint-Denis. Paris pavoisé, enguirlandé, avait arboré ses atours des journées joyeuses, quand l’événement terrible vint jeter sur tous ces préparatifs un voile de deuil. Sur tout le parcours habituel des entrées solennelles, de la rue Saint-Denis à Notre-Dame et au Palais, des arcs triomphaux, des décorations, des tribunes, des théâtres avaient été préparés.

Le Parlement avait été demander l’hospitalité aux Augustins, une partie de ses membres jugeait une affaire civile lorsque arriva la nouvelle de l’assassinat. Le président de Harlay quoique malade se fit, aussitôt informé, porter aux Augustins et presque en même temps arriva le duc d’Epernon, qui s’était trouvé dans le carrosse du roi si peu d’instants auparavant. Le duc pénétra dans la salle, laissant des soldats aux portes pour intimider le Parlement, et il imposa avec des menaces peu déguisées la nomination de Marie de Médicis comme Régente, pour le petit roi Louis XIII qui n’avait pas neuf ans. Ainsi moins de deux heures après que le roi eut été frappé rue de la Ferronnerie, tout était réglé, le Parlement rendait un arrêt proclamant Marie de Médicis «Régente de France, pour avoir l’administration des affaires pendant le bas âge du roi son fils, avec toute puissance et autorité».

Le lendemain, 15 mai, fut tenu dans la grande salle des Augustins un lit de justice destiné à solenniser l’établissement de la Régence. A dix heures du matin le petit roi monté sur une haquenée blanche, la reine dans son carrosse arrivèrent, suivis des princes, ducs et grands officiers de la couronne. Une délégation du Parlement les reçut dans la rue, gênée par la multitude du peuple, que la cour eut grand’peine à traverser.

Après les harangues et la déclaration officielle de la régence, le jeune roi s’en fut à Notre-Dame entouré de ses gentilshommes au milieu des flots de populaire, bien des gens criant: Vive le roi, les larmes aux yeux.

Le duc d’Epernon, figure du XVIe siècle, cet ancien mignon de Henri III devenu un puissant et orgueilleux seigneur menant train de prince, redouté et détesté, habile intrigant ayant avec un insolent bonheur trempé depuis la Ligue dans toutes les trames politiques, sans y laisser de son sang comme les autres, en tirant au contraire à chaque occasion quelque avantage personnel, quelque bonne seigneurie, quelque gouvernement à ajouter à tous ceux qu’il tenait déjà, eut au moment des états généraux de 1614 maille à partir avec le Parlement.

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LA PYRAMIDE DE JEAN CHATEL

Voici quelle fut l’occasion de la querelle: deux soldats du régiment des gardes s’étaient battus en duel sur le territoire de l’abbaye de Saint-Germain. L’un d’eux resta sur le carreau, l’autre arrêté aussitôt fut incarcéré dans la geôle abbatiale, tandis que le bailli de Saint-Germain commençait l’instruction de l’affaire. A cette nouvelle le duc d’Epernon, colonel général de l’infanterie française, courroucé de cette prétention des moines de maintenir leur droit de justice sur leur territoire pour une querelle de soldats, envoya sur l’heure réclamer le prisonnier et le cadavre du garde tué. Le bailli de Saint-Germain refusa de les rendre. Sans balancer, d’Epernon fit marcher deux compagnies du régiment des gardes, qui brisèrent les portes de la prison de l’abbaye et enlevèrent le soldat prisonnier.

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LE GRAND PERRON AU XVIIe SIÈCLE. A DROITE LE MAY.

Le Parlement saisi d’une plainte du bailli cita aussitôt à sa barre d’Epernon en personne pour répondre de cet attentat au droit de justice de l’abbaye.

D’Epernon ne déclina pas la citation. Au jour dit, le 19 novembre, il arriva au Palais furieux et arrogant, à la tête de cinq ou six cents de ses gentilshommes bottés et armés, la mine aussi menaçante que le duc lui-même. Ce fut un envahissement du Palais, on crut un instant que d’Epernon allait tout y massacrer.

Le Parlement devant l’attitude des survenants leva la séance en protestant contre cette nouvelle violence. Comme les juges un peu effarés quittaient en hâte le Palais, les compagnons du duc de plus en plus arrogants ajoutèrent l’insulte à la violence; ils obligèrent les magistrats à défiler au milieu de leurs groupes serrés, et s’amusèrent, avec des sarcasmes et des menaces, à les presser et bousculer, déchirant les robes avec leurs éperons et faisant choir quelques-uns de ces vieux parlementaires les uns par-dessus les autres.

Cette insulte faite à la justice en son prétoire eut un retentissement énorme et le Parlement refusa de reprendre ses séances avant d’avoir obtenu une réparation éclatante.

La régente se trouvait fort embarrassée entre le Parlement dont elle avait besoin et le duc qu’elle était obligée de ménager, aussi chercha-t-elle un moyen d’arranger l’affaire. Une lettre royale ordonna au Parlement de surseoir à l’information contre le duc d’Epernon, et à d’Epernon de présenter ses excuses au Parlement pour le malentendu regrettable.

Huit jours après son algarade, le duc d’Epernon retourna donc au Palais aussi bien accompagné que la première fois. Il prononça son amende honorable avec une ironie de Gascon presque insolente encore. «Messieurs, dit-il pour tout discours, je vous prie d’excuser un pauvre capitaine d’infanterie qui s’est plus appliqué à bien faire qu’à bien dire!» Et sur ce le Parlement dut se déclarer satisfait.

D’ailleurs les affaires se gâtaient et l’édifice royal rebâti par Henri IV allait se lézardant chaque jour sous les coups de sape des grands seigneurs qui se disputaient la régente et la régence, mettaient le trésor à sac, et rallumaient les vieilles guerres civiles éteintes avec tant de peine vingt ans auparavant.

La France, pendant cette régence tiraillée entre les prétentions des grands seigneurs et les intrigues des divers favoris de la régente ou du jeune roi, prenait tout doucement le chemin de retourner à l’anarchie d’où le Béarnais l’avait tirée avec si grande peine. Le duc d’Epernon, le prince de Condé, le maréchal d’Ancre, Luynes s’arrachaient successivement le pouvoir.

A la suite du coup de théâtre de l’assassinat de Concini, la Chambre criminelle du Parlement eut à juger sa veuve Léonora Galigaï, la favorite de Marie de Médicis, cruellement poursuivie par les ennemis de son mari, traitée en criminelle, condamnée comme sorcière, sur des imputations ridicules, à être décapitée puis brûlée en place de Grève.

Une terrible catastrophe allait frapper le Palais. Dans la nuit du 5 au 6 mars 1618 éclata l’incendie qui détruisit la fameuse Grande salle du Palais et faillit entraîner la perte du vieux Palais tout entier.

Le feu prit vers trois heures du matin à la Grande salle, voûtée comme on sait en carène de navire, de magnifiques lambris de chêne peints, dorés et vernis; de l’autre côté de la rivière une sentinelle du Louvre aperçut la flamme et donna l’alarme. En peu d’instants toute cette charpente bien sèche flamba comme un bûcher, les flammes sortirent par toutes les ouvertures; poutres et solives embrasées tombèrent sur les boutiques des marchands et les bancs des procureurs.

Dans tout le Palais, depuis longtemps, ces marchands s’étaient introduits, garnissant les galeries, les passages, les cours de leurs échoppes et boutiques, amenant avec eux la foule empressée. Les clients en quête de tous les colifichets de la mode ou des livres nouveaux, les flâneurs venus aux nouvelles, se mêlaient partout dans ce Palais bruyant et grouillant de vie, aux gens de justice et aux plaideurs.

La catastrophe provint-elle d’une imprudence d’un de ces marchands, ayant laissé du feu dans sa boutique, l’incendie fut-il allumé criminellement, on ne sait. On parla d’une boule de feu, d’un bolide aperçu au-dessus de Paris et tombé sur la Grande salle, mais on se raconta aussi tout bas que l’incendie du Palais était l’œuvre de gens intéressés à faire disparaître les pièces du procès de Ravaillac, les preuves cachées de la complicité de hauts et puissants seigneurs—on accusait d’Epernon et la reine elle-même—preuves qui dormaient depuis huit ans dans le greffe, mais qui pourraient sortir un jour et apporter une terrible lumière sur les trames et complots ayant abouti à l’assassinat du grand Henry.

Cependant les marchands étaient accourus et tentaient de sauver leurs marchandises sous la pluie de feu qui tombait des voûtes. Le prévôt Defunctis organisait les secours avec ses archers, deux mille travailleurs puisaient à la rivière et apportaient l’eau dans des seaux, des chaudrons et tous les récipients possibles. Faibles moyens! L’embrasement devenait général, favorisé par le vent qui soufflait les flammes dans les galeries, les faisait s’engouffrer dans les couloirs avec un grondement de volcan et gagner par l’intérieur ou par les toits la partie du Palais donnant sur la rivière.

Bientôt les greffes furent atteints, tous les registres, tous les sacs de procédure brûlèrent sauf quelques-uns sauvés à grand’peine. Le comble de la Grande chambre flamba, le vent du sud porta des ardoises jusqu’à l’église Saint-Eustache. Quand le comble s’effondra il y eut comme une éruption de brandons et de flammèches qui s’en allèrent mettre le feu au clocheton de la Tour de l’Horloge, mais on put heureusement préserver cette tour en démolissant sa couverture.

Dans une sorte de canal bordé de fumier très épais, l’eau puisée à la Seine était envoyée jusque dans la cour du Palais, transformée bientôt en un lac, ce qui permit d’inonder plus facilement les locaux menacés par les flammes. L’immense brasier de la Grande salle élevait à une telle hauteur les tourbillons flamboyants que les villageois des environs apportant leurs denrées aux Halles, surpris par cette aube inattendue, pensaient que le soleil «s’était levé plus tôt que de coutume».

La Grande chambre elle-même put être sauvée ainsi que la galerie aux Merciers, mais pour la Grande salle le désastre était complet, irréparable, les piliers brisés, calcinés, s’écaillaient et s’écroulaient, les statues des rois qui décoraient ce majestueux double vaisseau gisaient dans les décombres, en débris informes rongés par le feu. Enfin la grande table de marbre si fameuse dans les annales du Palais, siège de la juridiction des maréchaux de France, de l’amirauté, de la maîtrise des eaux et forêts, la table des grands festins royaux était détruite, brisée, émiettée parmi les tas de pierres calcinées. Les flammes étaient arrivées jusqu’à la Conciergerie, une tourelle brûlait, une fumée noire sortait du greffe envahissant tout; les prisonniers effrayés, craignant d’être brûlés vifs dans leurs cachots, poussaient des clameurs violentes et tentaient de briser leurs portes; on voulut devant le péril imminent les transférer au Châtelet, quelques-uns profitèrent de l’occasion et, dans le tumulte de ce transfèrement, réussirent à se perdre dans la foule.

Le lendemain fut publié à son de trompe et lu au prône des paroisses, un arrêt du Parlement concernant les liasses de papiers, les sacs de procédure, les registres ou autres pièces sauvés du feu, transportés çà et là ou restés entre les mains des sauveteurs; l’arrêt ordonnait expressément de tout remettre au greffier de la cour et défendait aux épiciers, merciers ou apothicaires d’acheter aucun papier sous peine de punition et amende.

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INCENDIE DE LA GRANDE SALLE (6 MARS 1618)

Un quatrain du poète Théophile courut la ville au lendemain de ce malheureux incendie de l’illustre et à jamais regrettable Grande salle:

Certes ce fut un triste jeu
Quand à Paris dame Justice,
Pour avoir mangé trop d’épice,
Se mit le Palais tout en feu.

Les épices c’étaient les cadeaux de confitures, vins fins ou épiceries, offerts aux juges par les plaideurs selon la vieille coutume. Après Charles VII les épices furent converties en bel et bon argent mais le nom resta; ces épices étaient parfois bien considérables dans les causes importantes, et nonobstant la vieille et générale réputation d’intégrité des magistrats du Parlement, on les accusait de peser parfois sur la conscience de certains d’entre eux. Elles pesaient dans tous les cas sur le cœur des plaideurs et donnaient lieu à mille quolibets contre les gens du Palais.

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PLANTATION DU MAY DANS LA COUR DU PALAIS (XVIe SIÈCLE)
Imp. Draeger & Lesieur, Paris

Dès que les ruines de la Grande salle eurent été déblayées, l’architecte Jacques de Brosse fut chargé de sa reconstruction. C’était l’architecte du portail de Saint-Gervais, ce placage d’ordres antiques superposés, alors tant admiré et qui influença désastreusement l’architecture des deux derniers siècles. A la même époque de Brosse construisait aussi le Palais du Luxembourg pour Marie de Médicis.

La nouvelle Grande salle fut reconstruite sur les substructions et dans les dispositions de l’ancienne, en deux nefs partagées par une rangée de fort piliers carrés à pilastres, réunis par un entablement. A la place des voûtes de bois Jacques de Brosse établit deux berceaux de pierre en plein cintre comme toutes les arcades.

Aux deux pignons plus de beaux fenestrages découpés, mais de grands demi-cercles tout nus. Hélas! le temps n’est plus des belles architectures gothiques si splendidement ouvragées, des lignes grasses et pleines, puissantes et légères, des aspects grandioses et gracieux à la fois, enrichis de mille détails d’une si exubérante fantaisie, architectures chaudes et vivantes, que vont remplacer, dès que les premiers artistes de la Renaissance encore imbus des traditions du vieil art français auront disparu, les imitations froides de l’antique, les glaciales bâtisses classiques. On fait encore du grandiose ici, à la Grande salle du Palais de Justice, mais du grandiose sévère et bien lourd.

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LE VERGER ROYAL EN AVANT DU PALAIS, AU FOND LA MAISON DES ÉTUVES
 

[Pas d'image disponible.] L’ILE DE LA CITÉ AU XVIIe SIÈCLE


CHAPITRE VII

LA BASOCHE DU PALAIS

Droits et privilèges du royaume de la Basoche.—Montres générales de la Basoche au pré aux Clercs.—Expédition des basochiens en Guyenne sous Henri II.—La plantation du mai.—Les jeux dramatiques sur la Table de Marbre.—La basoche du Châtelet.—Le plaidoyer de la Cause grasse.—Le haut et souverain empire de Galilée.—Les échoppes autour du Palais et dans le Palais.—Boutiques et marchands.—Les libraires de la Grande salle.—Le perron de la Sainte-Chapelle.—La galerie marchande.—Procureurs et clercs.—La vieille magistrature.

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LE PILIER DES CONSULTATIONS

Ce noble palais du moyen âge va se modifier profondément à partir de l’incendie de la Grande salle, et continuer, dans le cours des siècles suivants, à dépouiller l’un après l’autre les traits essentiels de sa vieille physionomie gothique,—nombre de ses plus belles parties vont tomber peu à peu, en même temps que disparaîtront les antiques coutumes de ses habitants. Il convient, avant d’en arriver au Palais moderne, de parler un peu de ces us et coutumes du vieux Palais des rois devenu le palais de Dame Thémis.

Lorsque s’établit régulièrement, sous Philippe le Bel, le Parlement de Paris, cohabitant pour quelque temps au Palais avec les rois, les clercs de ce Parlement, les nombreux scribes employés dans les greffes des diverses chambres, se constituèrent en communauté, officiellement reconnue en l’an 1302, suivant la tradition, par Philippe le Bel. La corporation, pourvue de nombreux privilèges, prit la qualification de Royaume de la Basoche et son chef le titre de Roi.

Ces rois de la Basoche avaient constitué l’administration de leur royaume à l’imitation de l’administration des rois de France, leurs voisins dans le Palais. Ils avaient, comme leurs voisins, chancelier et vice-chancelier, maître des requêtes, grand aumônier, procureur général, sans compter les greffiers et les huissiers. Leur tribunal, connaissant souverainement de tous les différents litiges entre les clercs et de toutes les actions contre eux intentées, tenait, deux fois par semaine, ses assises dans la Grande Chambre. La Basoche de Paris était suzeraine des basoches de province, et dans les grandes villes, les prévôts ou princes de la Basoche devaient foi et hommage au roi de la Basoche du Palais de Paris, absolument comme les possesseurs des grands fiefs au roi de France.

Et même, suivant la tradition, le roi de la Basoche battait monnaie comme un monarque sérieux, une monnaie particulière qui n’avait cours que parmi les clercs ou chez les marchands leurs fournisseurs, c’est-à-dire qui ne devait être qu’une médaille représentative à échanger en vraies espèces sonnantes.

Le royaume possédait naturellement des armoiries, trois écritoires d’or sur champ d’azur, écusson parlant, ayant pour supports deux figures de femmes nues, et fièrement surmonté d’un heaume. Pour alimenter ses finances, la Basoche tirait quelques bribes des amendes prononcées par les chambres du Parlement et percevait des contributions de bienvenue sur les béjaunes, les nouveaux clercs entrant au Palais.

Toujours comme un véritable monarque, le roi de la Basoche, à certains jours, convoquait ses sujets en armes pour une revue ou montre générale. C’était à la fois une revue, une cavalcade un peu carnavalesque, et une fête à divertissements variés. Elle avait lieu généralement à la fin de juin de chaque année, mais les préparatifs occupaient les clercs longtemps auparavant. Primitivement les Basochiens, organisés par compagnies de cent hommes qui nommaient leurs capitaines, lieutenants et porte-enseignes, se contentaient d’aller aux montres dans leurs costumes ordinaires plus ou moins militarisés. Plus tard, quand la montre prit surtout le caractère d’une cavalcade joyeuse, les basochiens adoptèrent des costumes différents par chaque compagnie, tous aux couleurs de la corporation, bleu et jaune, plus la couleur du capitaine de la compagnie. Grosse affaire alors pour les officiers, de choisir le titre de la compagnie et l’accoutrement que leurs hommes devaient revêtir sous peine d’une forte amende.

Le jour venu, tous les basochiens s’assemblaient en un lieu désigné, proche du Palais, et se rangeaient sous la bannière de leurs compagnies, les uns à cheval, les autres à pied. Au bruit des tambours et buccines, des fifres et hautbois, les cohortes basochiennes s’ébranlaient et marchaient sur le Palais où elles faisaient leur entrée par la cour du Mai, défilant devant le roi de la Basoche et ses suppôts.

Après quelques aubades de politesse au président de la Grand’Chambre, au procureur général du Parlement, les basochiens à travers les flots de peuple accourus pour la fête se dirigeaient vers le pré aux Clercs, le roi marchant en tête en grand costume, suivi des hauts dignitaires de sa cour et de l’étendard aux trois écritoires sur champ d’azur. «Oh! dit Mercier qui vit les derniers jours de la Basoche, expirant en 89 avec le Parlement et bien d’autres choses, oh! quel fleuve dévorant, semblable aux noires eaux du Styx, sort de ces armes parlantes pour tout brûler et consumer sur son passage!» Oui, quel fleuve d’encre est sorti de ces écritoires, depuis des siècles, fleuve jamais tari et qui coulera toujours. Quand l’institution se fut bien développée on pouvait, à ces revues de la Basoche, compter de six à huit mille hommes sur lesquels sept ou huit cents à cheval.

Et il faut dire pour expliquer ce chiffre qu’aux montres générales prenaient part les clercs de la Basoche du Châtelet. Cette petite confrérie constituée sur le modèle de la grande, ayant ses solennités et ses montres particulières, était comme la vassale du royaume de la Basoche du Palais, mais n’entretenait pas toujours de bons rapports avec celle-ci. Jalousie de métiers, jalousie de privilèges, donnant lieu parfois à des procès ou à des collisions violentes. Malgré cette rivalité et cette hostilité, la Basoche du Châtelet figurait aux montres générales et peut-être aussi les milices de l’empire de Galilée dont nous aurons à parler également.

Au XVIe siècle ces montres générales, grand sujet d’esbaudissement parmi les Parisiens, étaient devenues un spectacle si curieux, que par deux fois en 1528 et en 1540, François Ier s’en offrit le divertissement. A la montre de 1528, l’un des capitaines de la Basoche avait composé sa compagnie de femmes et de jeunes clercs habillés en femmes; cette compagnie carnavalesque marchant avec les autres obtint un succès considérable, mais l’official de Paris se scandalisa de cette fantaisie et poursuivit le capitaine. Le roi de la Basoche intervint alors au nom de ses privilèges et prérogatives, et non seulement déchargea le capitaine de ces poursuites, mais encore il fit comparaître devant son tribunal particulier un clerc qui avait contrevenu à l’ordre de son capitaine et refusé de prendre le costume féminin pour marcher avec sa compagnie, et le clerc fut condamné à faire amende honorable sans préjudice de la peine pécuniaire.

Au pré aux Clercs, le jour de la montre, on avait représentation d’un mystère, d’une farce ou d’une sottie, pièce satirique se rapportant souvent à quelque aventure du Palais, puis les Basochiens achevaient joyeusement la fête par des danses.

Il arriva une fois que cette armée pour rire se transforma en armée sérieuse, et s’en alla guerroyer pour de bon, autrement que sur le papier timbré des plaideurs, et fort loin du Palais.

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PORTE DU PALAIS DONNANT SUR LA COUR DE LA SAINTE‑CHAPELLE. EXTÉRIEUR, XVIIe SIÈCLE

En 1548, la première année du règne de Henri II, une sédition terrible éclata en Guyenne et Angoumois, causée par une augmentation abusive des gabelles; le peuple déchaîné massacra le lieutenant du roi à Bordeaux et jeta les receveurs des gabelles dans la Charente à Angoulême. Une expédition partit pour punir les malheureux révoltés contre les exactions du fisc. A cette occasion le roi de la Basoche offrit au roi de France un corps de six mille basochiens, lesquels prirent part à la campagne de représailles dirigée par le connétable de Montmorency et François de Guise. En récompense des bons services de l’armée de la Basoche dans cette campagne, Henri II leur accorda la pleine propriété du pré aux Clercs, que cependant les Basochiens ne paraissent pas avoir voulu enlever aux Ecoliers; d’ailleurs écoles et basoche vivaient en parfaite intelligence, et depuis longtemps les écoliers laissaient les clercs s’établir, pour les fêtes de la montre générale, dans ce pré si jalousement défendu contre les empiètements des moines de Saint-Germain des Prés.

Le roi à cette donation ajoutait certains avantages pécuniaires, parties d’amendes ou autres, la permission officielle d’installer les échafauds pour leurs jeux dramatiques sur la table de marbre de la Grande salle, ce qui se faisait déjà depuis longtemps, et enfin le droit d’aller couper chaque année dans la forêt de Bondy, trois chênes dont l’un devait être planté le 1er mai dans la grande cour du Palais au bas du perron, et les deux autres vendus au profit de la corporation.

La réception et la plantation du May se faisaient en grande cérémonie. Préalablement la musique de la Basoche, ses timbaliers, hautbois et trompettes, avec le chancelier et quelques fonctionnaires, donnaient quelques aubades aux autorités du Palais, aux présidents, aux procureurs et avocats généraux, aux officiers des eaux et forêts. Ces aubades qui revenaient assez souvent à certaines dates et pour nombre de cérémonies, étaient quelquefois des sérénades, puisqu’un arrêt du Parlement du 31 décembre 1562 sanctionnait le droit des basochiens «à passer et repasser par les rues, soit de nuit soit de jour, avec flambeaux et torches pour les aubades».

Le dimanche fixé pour le voyage à la forêt de Bondy, les officiers de la Basoche en grand costume, partaient à cheval, avec de nombreux clercs. A l’entrée de la forêt ils étaient reçus avec un grave cérémonial par les officiers des eaux et forêts à cheval aussi; les basochiens haranguaient, puis les deux troupes déjeunaient gaîment ensemble. A l’issue du déjeuner les officiers des eaux et forêts s’enfonçaient dans le bois jusqu’à un endroit convenu; les basochiens se mettaient en marche peu après, envoyant en avant un huissier en guise de héraut d’armes prévenir de leur approche. Alors réception nouvelle, cérémonie, fanfares de trompettes et nouvelles harangues, après lesquelles on choisissait et on marquait les arbres que devait venir enlever le charpentier de la Basoche.

La plantation de ce May au bas du perron de la grande cour se faisait le dimanche suivant avec autant de cérémonie, devant toute la Basoche assemblée, au bruit des musiques et des joyeuses acclamations. Le vieux May était abattu, on élevait l’autre tout enguirlandé, enrubanné de bleu et de jaune et garni d’écussons aux armes de la Basoche, et pour achever la fête s’ensuivaient bien entendu des jeux dramatiques et des danses.

Pendant longtemps, à ces grands jours, soit en plein air, au pré aux Clercs, soit dans la cour du May, soit sur la table de marbre, les basochiens représentèrent leurs mystères ou leurs moralités comiques. Ils montraient dans ces spectacles un penchant déterminé à la satire, et ne se gênaient pas pour se permettre des allusions à des événements politiques, ce que faisaient d’ailleurs les confrères de la Passion à la Trinité, et les Enfants sans Souci aux Halles; ils osaient parfois mettre à la scène de grands personnages et des membres du Parlement eux-mêmes.

Dulaure rapporte plusieurs arrêts du Parlement qui nous montrent la lutte ouverte de longue date pour cause de licences dramatiques, entre les gens du Palais et les audacieux basochiens leurs subordonnés. En 1476, le Parlement, par un arrêt du 15 mai, supprima tout simplement les jeux dramatiques au Palais ou au Châtelet, défendit de jouer publiquement «farces, sotties, moralités sous peine de bannissement et de confiscation des biens des contrevenants».

Le Parlement ne voulait plus en entendre parler, il défendit même qu’à l’avenir on vînt lui demander permission de jouer ces farces. Les basochiens se disposaient pourtant à braver la prohibition, car un second arrêt le 19 juillet 1477 vint à la rescousse, et défendit aux clercs et notamment «à Jean l’Eveillé se disant roi de la Basoche» de jouer sous peine d’être battus de verges par les carrefours de Paris et ensuite bannis du royaume.

Cette fois les basochiens se le tinrent pour dit et rentrèrent leur verve comique, pour quelques années du moins, car on les voit s’y remettre bientôt et jouer le 1er mai 1486 une farce satirique où quelques flèches tombaient sur les choses et les gens de la cour. Charles VIII se fâcha et fit mettre au Châtelet cinq basochiens acteurs ou auteurs, les nommés Baude, Regnaut, Savin, Duluc et Dupuis. Ces basochiens furent transférés ensuite à la Conciergerie, puis réclamés comme ses justiciables par l’évêque de Paris. On jugea la punition suffisante par cet emprisonnement et on les relâcha.

Après une nouvelle interruption, les jeux de la Table de Marbre reprirent sous Louis XII en toute liberté. Le roi laissait se développer librement le penchant du théâtre à la satire, et les basochiens, se sentant la bride sur le cou, comme aussi les confrères de la Passion, ne retenaient point leur verve et se donnaient toutes les licences. Le roi laissait faire avec bonhomie et leur permettait de s’attaquer aux grands personnages et aux choses de la cour, pourvu que l’on ne touchât point à la reine Anne de Bretagne.

A la mort de Louis XII on s’empressa de rogner un peu ces libertés laissées au théâtre, et le Parlement fit défense aux basochiens et aux écoliers des collèges de «jouer farces ou comédies dans lesquelles il serait fait mention de princes et princesses de la cour».

Il paraît ensuite par un arrêt ultérieur, que les basochiens pour obtenir la permission de continuer leurs divertissements, durent s’astreindre à soumettre leurs pièces au Parlement avant de les jouer. Cet arrêt du 23 janvier 1538 établit nettement cette censure, il dit que les basochiens pourront jouer leurs pièces à la Table de Marbre «ainsi qu’il est accoutumé, en observant d’en retrancher les choses rayées». D’autres arrêts revinrent plusieurs fois sur cette obligation à laquelle la Basoche essayait toujours de se soustraire.

En janvier 1552, une de ses pièces ayant été interdite par le procureur général du Parlement, la Basoche, qui avait fait de grands frais pour la monter, protesta contre la défense et ouvrit une instance devant le Parlement, qui maintint la défense mais accorda aux basochiens une indemnité de 80 livres.

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LA GRANDE SALLE DE JACQUES DE BROSSE

Ces représentations de la Table de Marbre si chères à toute la population de clercs et de scribes du Palais qu’elles mettaient en liesse, sujet d’ennui parfois pour les graves magistrats, n’étaient point un spectacle fermé ni gratuit. Un public payant remplissait ces jours-là l’immense salle et l’argent récolté servait à solder les frais des représentations, y compris ceux d’un festin qui suivait pour les acteurs et les dignitaires de la Basoche. Le reste s’en allait à la caisse basochiale.

La Basoche au temps de la Ligue se brouilla, elle aussi, avec Henri III. Sans doute elle risqua quelques attaques contre ce roi attaqué, satirisé, vilipendé par tous en sa bonne ville de Paris, par les satiristes, par les bourgeois, par le populaire, par les prédicateurs surtout, la chaire prenant avec lui plus de licence que n’en aurait pu prendre le théâtre le plus libre.

Les représentations de la Grande salle cessèrent; d’ailleurs à côté de ce qui se disait en chaire sur Henri et son gouvernement, ou de ce qui s’imprimait contre lui, les satires théâtrales de la Basoche eussent paru bien pâles. Dans ces temps d’effervescence et de passions violentes recourant très vite aux épées et aux arquebuses, les représentations eussent facilement fait naître des bagarres et des tueries.

Le roi de France par un simple édit supprima son confrère le roi de la Basoche; cela passa plus facilement que plus tard la suppression du duc de Guise. A partir de ce temps le royaume de la Basoche subsista, mais sans monarque, comme une sorte de république gouvernée par un simple chancelier.

La décadence commençait, la montre générale fut supprimée également. Seule la Basoche du Châtelet conserva la coutume de la cavalcade corporative de la montre, qu’elle continua à faire à cheval et en grands costumes jusqu’à la Révolution.

L’institution de la Basoche du Palais, attaquée à la tête, voyait ainsi se perdre tous ses us et coutumes. Il n’y avait plus lieu de reprendre les vieux divertissements dramatiques, le théâtre régulier était né alors, avec les comédiens de métier remplaçant les anciens confrères de la Passion, à l’hôtel de Bourgogne et ailleurs.

Des anciennes traditions de la Basoche il ne restait plus, à l’entrée du XVIIe siècle, que la plantation du May et le plaidoyer de la cause grasse. Ce plaidoyer hérita de la faveur générale, et ce fut là seulement désormais que la verve des enfants de la chicane, leur penchant aux joyeusetés satiriques purent se donner carrière. Ce fut la soupape de sûreté laissée par les graves parlementaires à la gaieté de la population jeune et remuante du Palais.

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LE PLAIDOYER DE LA CAUSE GRASSE

Tous les ans, le jeudi de la semaine de carnaval, le jour de Carême-prenant, se plaidait solennellement au Palais, avec tout l’appareil des tribunaux réels, devant des basochiens enrobés faisant fonctions de magistrats, ce qu’on appelait la cause grasse, c’est-à-dire une cause scandaleuse, une affaire burlesque réservée dans l’année pour la circonstance, ou bien, lorsque manquait la cause suffisamment grivoise, une affaire fictive, imaginée à propos de quelque événement, de quelque aventure galante, et qui mettait sur la sellette sous des noms supposés, très clairs pour le monde du Palais, des personnages réels, parfois même des gens de justice, des gens du Châtelet surtout, sur lesquels on aimait à dauber.

«Le sujet de la cause solennelle ou cause grasse, dit M. Victor Fournel dans son étude sur la basoche, était choisi de longue date, ainsi que les jeunes clercs ou aspirants avocats à la langue bien pendue, juges, demandeurs et défendeurs, qui devaient faire assaut de joyeusetés dans leurs réquisitoires et plaidoiries, au milieu des éclats de rire de l’assistance, de la gaîté malicieuse et narquoise soulevée par tous les traits piquants décochés à des personnalités connues de tous, joyeuse humeur que portait au comble à la fin le jugement prononcé par la cour basochiale, avec un air de gravité comique à dérider le vieux juge le plus renfrogné, arrêt assaisonné de tous les attendus et tous les considérants burlesques possibles.»

Supprimée à certaines époques en raison de sa trop forte gauloiserie, rétablie ensuite sur les réclamations des clercs qui promettaient de montrer plus de retenue, mais retombaient bien vite dans la grivoiserie dévergondée, le plaidoyer de la Cause grasse fit jusqu’au XVIIIe siècle retentir des éclats d’une gaîté souvent trop épicée les voûtes graves du Palais. Le XVIIIe siècle licencieux s’offusqua des licences de la Basoche et abolit définitivement la Cause grasse.

Des anciens usages de la Basoche vieillie, dépouillée de ses antiques privilèges, il ne subsista que la plantation du May. Puis le pauvre arbre, dont la verdure enrubannée égayait la vieille cour, au bas du perron fameux par tant de scènes dramatiques, disparut à son tour, peu avant la Révolution. En 1772, à la démolition du Perron, de la galerie aux Merciers et du trésor des Chartes, il était encore là. Sans doute, il ne cadrait plus avec le pédantisme classique des nouvelles constructions, car on abolit le May, gracieux et naïf symbole des antiques coutumes en train de disparaître.

De nouveau la Révolution allait donner des spectacles tragiques à la cour du Palais; si le May avait vécu quelques années de plus, il aurait pu voir, pendant des mois, les condamnés du tribunal révolutionnaire sortir par une porte basse à droite du perron, et monter juste à son pied dans les charrettes fatales.

Au commencement de la Révolution, la Basoche en fermentation forma un bataillon particulier de la garde nationale, à l’uniforme rouge avec épaulettes et boutons d’argent; mais à la suppression des corporations ce corps particulier dut disparaître et ses hommes furent versés dans d’autres bataillons parisiens.

Aux siècles du moyen âge, dans le Palais même, à côté du royaume de la Basoche, florissait un autre État, l’Empire de Galilée, nom arboré par la communauté des clercs de la Chambre des comptes, fondée probablement vers la même époque que celle des clercs du Palais.

Le haut et souverain Empire de Galilée tirait son nom d’une petite rue tournant dans l’enclos du Palais, à côté des rues de Nazareth et de Jérusalem. Ces appellations bibliques n’avaient pas pour origine un ghetto, comme certains l’ont pensé, elles étaient un souvenir des croisades, et venaient de bâtiments construits ici par saint Louis pour loger des pèlerins de Terre Sainte.

Sous Henri II, pour réunir à la cour des comptes quelques bâtiments annexes, on édifia au-dessus de la rue la jolie arcade de Nazareth, pavillon de style Renaissance décoré d’élégantes sculptures, de consoles à mascarons et de figures de Jean Goujon. Après la disparition de la cour des comptes, l’arc de Nazareth fut une des entrées de la préfecture de police; à la démolition de la préfecture et de tout ce qu’elle recélait encore de vieux débris du Palais, l’arc fut transporté à l’hôtel Carnavalet où il est maintenant réédifié dans le Jardin.

L’empereur de Galilée possédait des attributions semblables à celles du roi de la Basoche, il était le chef de la corporation, le juge souverain avec ses suppôts, de toutes les affaires de la communauté. L’empire de Galilée, de même que le royaume de la Basoche, avait ses solennités et ses grands jours. La veille et le jour des Rois, les sujets de l’empire de Galilée s’organisaient en bandes bruyantes et se mettaient en marche, derrière leur souverain entouré de sa cour et de ses gardes, drapeaux flottants, musiques en tête, pour s’en aller porter le gâteau des Rois chez tous les membres de la cour des comptes, régalant les assistants de danses morisques, de divertissements divers et d’aubades.

L’empereur de Galilée tomba du même coup qui supprima le roi de la Basoche sous Henri III, et fut remplacé lui aussi par un simple chancelier. L’empire survécut et parvint, caduc et déchu, dépouillé de ses privilèges, jusqu’à la Révolution qui lui porta le dernier coup.

Au temps de Louis XIII, quand Salomon de Brosse a terminé la reconstruction de la Grande salle détruite par le grand incendie de 1618, le Palais a pris une nouvelle physionomie qu’il va garder pendant cent cinquante ans, jusqu’aux grands changements de la fin du dernier siècle, préludes des transformations et reconstructions de notre temps.

Il n’a plus l’aspect purement féodal de sa grande époque, c’est un assemblage pittoresque d’édifices et de bâtiments de toutes sortes, enchevêtrés les uns dans les autres, juxtaposés et superposés. L’ensemble est confus; la pointe ouest de l’île de la cité, le château de proue du vaisseau de Lutèce, n’a plus ses grandes et nobles lignes d’autrefois, mais l’entassement de tous ces bâtiments qui sont venus peu à peu s’accoler aux grosses tours, s’accrocher en parasites aux belles architectures, prendre possession de tous les recoins libres, constitue au vieux Palais une physionomie grouillante et compliquée tout à fait curieuse.

A l’extrême pointe, l’ancien jardin du roi a disparu, et aussi la maison des Etuves, vers 1605, au moment de l’achèvement du Pont-Neuf et de la création de la place Dauphine, triangle de maisons symétriques en pierre et briques. De l’autre côté du Palais, tout le long de la rue de la Barillerie qui va du Pont au Change et de Saint-Barthélemy au pont Saint-Michel, l’ancienne enceinte fortifiée du Palais a été coupée par endroits ou chargée de maisons, montrant une ligne irrégulière de pignons serrés, au milieu desquels s’ouvrent les deux portes du Palais. La plus importante, flanquée de deux tours, au débouché de la rue de la Calandre, donne au pied de la Sainte Chapelle, devant la Chambre des Comptes; l’autre, décorée de deux tourelles en encorbellement, s’ouvre sur la cour du May, en face de la rue de la Vieille-Draperie.

Un reste de rempart crénelé réunit les tours de la grande porte au pignon de la petite chapelle Saint-Michel; de l’autre côté, vers le Pont au Change, des bâtiments divers se pressent sous le double pignon de la Grande salle, avec des tourelles de différentes formes, des toits de toutes tailles, dominés par la haute tour de l’Horloge. De plus, en avant de tout cela, une ligne cahotante d’échoppes, de petites bicoques parasites s’accroche au rez-de-chaussée des maisons, des poternes du palais, des remparts et des tours. Ces échoppes ne s’arrêtent pas à la tour de l’Horloge, elles tournent sur le quai des Morfondus nouvellement achevé.

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PORTE DU PALAIS DONNANT SUR LA COUR DU MAY

Jusqu’en 1580, une berge irrégulière, un talus herbeux plus ou moins haut, avait bordé la Seine sous les tours du Palais; on commença sous Henri III les travaux du quai en même temps que l’on travaillait au Pont-Neuf, mais ils ne furent terminés qu’en 1611. Ce quai de l’Horloge, exposé au nord, balayé par les brises de l’hiver, fut gratifié du surnom expressif de quai des Morfondus, par les gens qui le traversaient en soufflant sur leurs doigts ou en s’enveloppant jusqu’au nez dans leurs manteaux. Plus tard, en raison des commerçants, lunettiers, ou opticiens, qui occupaient les boutiques vers le Pont-Neuf, on l’appela aussi quai des Lunettes.

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LA GRANDE PORTE DU PALAIS, COUR DE LA SAINTE-CHAPELLE, CÔTÉ INTÉRIEUR

De la tour de l’Horloge à la Conciergerie et à la Tournelle le bas des vieux murs du Palais disparaît de même sous les constructions parasites; les tours de la Conciergerie et la tour Bonbec en sont ceinturées jusqu’à mi-corps. Au-dessous se poursuit la ligne d’échoppes, de petites boutiques largement ouvertes pour des étalages que protègent les larges auvents.

Pénétrons maintenant dans la grande cour du Palais, que la Sainte-Chapelle subdivise en deux parties: cour du May et cour de la Sainte-Chapelle. Sur le revers de l’enceinte du Palais, bordant la rue de la Barillerie, on voit l’autre face de la longue ligne de maisons coupées de tours et de tourelles, plus pittoresques encore de ce côté que de l’autre, et garnies de même des petites échoppes collées et tassées au bas des pignons. En face, au pied du grand perron, les petites boutiquettes se pressent et montent sur les côtés du degré; elles sont plus serrées encore sous le Trésor des Chartes dont elles cachent la base, elles tournent autour de la Sainte-Chapelle, incrustées entre les piliers.

Le côté méridional de la Sainte-Chapelle est longé par le grand degré couvert montant à la chapelle supérieure, ou escalier de Louis XII, ruiné par la chute de la flèche incendiée avec le comble en 1630. On s’est contenté de refaire assez grossièrement les voûtes effondrées de cet escalier; à l’entrée du degré les débris tronqués des anciens piliers de Louis XII semés de fleurs de lis sculptées, donnent encore une idée de la beauté de l’œuvre détruite. Les échoppes, les petites maisonnettes arrivent au bas des marches, emboîtent les piliers ruinés et grimpent le long de la rampe extérieurement et intérieurement pour aller se rattacher aux boutiques qui garnissent à l’intérieur la galerie aux Merciers.

On trouve dans ces échoppes tous les petits commerces possibles, et certains petits métiers comme les horlogers et les barbiers. Les boutiques sont très achalandées; la foule circulant perpétuellement dans les galeries, dans toutes les parties du Palais, comme dans un établissement marchand analogue aux galeries du Palais-Royal, se presse devant les étalages sous les larges auvents.

Les libraires et les marchands d’articles de modes, surtout, sont nombreux sur l’escalier de la Sainte-Chapelle et resteront fidèles au Palais jusqu’à la Révolution; leurs boutiques sont le rendez-vous des oisifs. Les dames et les beaux cavaliers se pressent chez la marchande de modes, examinant dentelles pour le cou, pour les manchettes ou pour les bottes, collets et grandes fraises, rubans, éventails, gants, masques pour les dames, etc., toutes les dernières créations de la mode. Les lettrés feuillettent les livres nouveaux, les grands romans de Mlle de Scudéry, les rébarbatifs bouquins de droit, de théologie ou d’histoire, les pesants volumes des graves écrivains ou les petits recueils des poètes.

Dans ses curieuses estampes Abraham Bosse nous montre ces élégants chalands courant les boutiques du Palais, en quête de la mode fraîchement éclose et des bruits du jour, nouvelles des armées venues par les derniers courriers, échos des petits ou grands événements de la cour, menus cancans de la ville. C’est la gazette parlée qui se fait là, on vient recueillir aux petites réunions chez la modiste ou chez le libraire les nouvelles que l’on répandra ensuite à la promenade, sous les arcades de la place Royale ou dans les Ruelles du beau monde.

Un jour de Mardi-Gras on avait vu le roi Henri III avec de jeunes seigneurs, en train de courir la ville et de faire les mille folies autorisées par le carnaval, arriver masqués à cheval dans la cour du Palais. L’un d’eux, raconte Brantôme, étant sur son cheval Real «monta de course, car ainsy le fallait, par le grand degré du Palais (cour du May), cas estrange, estant aussi roide, entra dans la galerie et grande salle du Palais, fit ses tours, promenades, courses et folies, et puis vint descendre par le degré de la Sainte-Chapelle sans que le cheval jamais bronchast, et rendit son maître sain et sauf dans la basse-cour...»

Le degré «du perron antique» était moins raide que le perron de marbre de la cour du May. Boileau dans son poème comique en fait le champ de bataille des chanoines mettant à sac la boutique du libraire Barbin pour se jeter à la tête les lourds bouquins.

Par les détours étroits d’une barrière oblique
Ils gagnent les degrés et le perron antique,
Où sans cesse, étalant bons et méchants écrits,
Barbin vend aux passants des auteurs à tous prix.
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INCENDIE DE LA SAINTE-CHAPELLE EN 1630

La barrière oblique dont parle Boileau était une barrière placée en avant du perron, barrière en quelque sorte emblématique de juridiction, qui se plaçait devant les hôtels des princes ou des grands officiers de la couronne, du doyen des maréchaux de France, des chanceliers, etc. L’édifice de la Chambre des comptes était précédé d’une barrière aussi et aucune échoppe ne s’y adossait comme aux autres bâtiments du Palais.

Boileau, qui nous esquisse çà et là dans le Lutrin quelques croquis du Palais, était né dans cette cour même de la Sainte-Chapelle, dans une des maisons des chanoines. Onzième enfant de Gilles Boileau, greffier du Parlement, il était du Palais presque autant que les pierres du monument elles-mêmes puisque, paraît-il, les Boileau étaient là depuis saint Louis peut-être, depuis Charles V assurément, ce roi ayant eu pour confesseur Hugues Boileau, trésorier de la Sainte-Chapelle. Un des frères de Boileau fut chanoine de la Sainte-Chapelle.

Le poète avait été de la Basoche; après avoir grossoyé chez son beau-frère Dongeois, greffier aussi au Parlement, il se fit recevoir avocat, et plaida au moins une fois au Palais, avec, par bonheur, un insuccès si complet qu’il dut tout de suite renoncer à l’espoir d’obtenir jamais le moindre sac à procès de la confiance des procureurs.

Enfin en sa vieillesse revenu au gîte, à l’île de la Cité et à son vieux Palais, il fut enterré sous les dalles de la Sainte-Chapelle. On ne peut donc être plus du Palais que le poète qui a chanté dans le Lutrin la grande dispute des chanoines de la Sainte-Chapelle, à propos d’un lutrin placé dans le chœur par le trésorier de la Sainte-Chapelle, grand dignitaire du chapitre.

La déesse Discorde assise au pied du May contemple le temple de la Chicane son empire:

Elle y voit par le coche et d’Evreux et du Mans,
Accourir à grands flots ses fidèles Normands;
Elle y voit aborder le marquis, la comtesse,
Le bourgeois, le manant, le clergé, la noblesse.
Et partout des plaideurs les escadrons épars
Faire autour de Thémis flotter ses étendards...

A un autre endroit Boileau parle du pilier des consultations, dans la grande salle, un pilier particulier devant lequel procureurs et gens de loi attendaient les plaideurs pour les consultations pressées, comme, dans la précédente grande salle gothique, plaideurs et avocats affairés se groupaient devant les quatre grandes cheminées, ou sur les bancs d’embrasure entre les arcatures,

Entre les vieux appuis dont l’affreuse grande salle
Soutient l’énorme poids de sa voûte infernale,
Est un pilier fameux des plaideurs respecté
Et toujours des Normands à midi fréquenté.
Là sur des tas poudreux de sacs et de pratique,
Hurle tous les matins une sibylle étique;
On l’appelle Chicane...

A rapprocher d’un croquis précédent de maître François Villon:

Je vis là tant de mirlifiques,
Tant d’ameçons et tant d’affiques
Pour attraper les plus huppés,
Les plus rouges y sont happés...
Cuydant destruire son voisin
De Poytou ou de Limousin...

Au pied du perron de la cour du May avait été établi un montoir de pierre, pour aider les vieux conseillers et les graves magistrats à descendre de leurs mules, quand ils arrivaient le matin de très bonne heure, dans leur modeste équipage, se mettre à la besogne dans les diverses «chambres».

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LE PRÉSIDENT MOLÉ AUX BARRICADES DE LA RUE St. HONORÉ—1648

Certaines familles se perpétuaient dans les charges judiciaires, le Palais voyait les générations se suivre et se remplacer; aux vieux conseillers du XVIe siècle à longues barbes, à la mine austère qui avaient siégé aux difficiles époques sous la menace des hallebardes de la Ligue, succédaient les conseillers à moustaches et à barbiche à la royale du temps de Louis XIII. Leurs petits-fils allaient être ces magistrats à menton glabre, à lourdes perruques du grand règne. Les longues barbes avaient longtemps persisté au Palais; pour quelques vieux parlementaires, elles symbolisaient la gravité professionnelle, et jusqu’au temps de la Fronde ils les arborèrent comme une protestation, parmi les jeunes magistrats à moustaches trop cavalières.

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LES ÉCHOPPES AU PIED DES TOURS DU PALAIS, XVIIe SIÈCLE

L’exceptionnelle fortune de quelques familles de magistrats, parvenues aux plus hautes fonctions de l’Etat, leur permit de bâtir quelques-uns des grands hôtels du Marais, mais les pères de ceux-ci, comme tous les autres parlementaires, avaient mené une vie des plus simples, en de modestes logis de la Cité ou des quartiers environnants, particulièrement sur le quai des Augustins.

Investis de la terrible mission de juger, chargés de la redoutable responsabilité d’appliquer des lois arbitraires et confuses, en ce temps où Thémis a la main dure, ces magistrats ont en général une réputation d’intégrité bien établie. Sur la gravité des mœurs et la simplicité des habitudes des vieux conseillers, des indications abondent dans l’histoire, et spécialement dans la chronique parisienne. Saint-Foix, dans ses essais sur Paris, rapporte que Gilles le Maître, premier président du Parlement sous Henri II, propriétaire d’une petite terre près Paris, stipulait dans le bail de ses fermiers «qu’aux quatre bonnes fêtes de l’année et au temps des vendanges ils lui amèneraient une charrette couverte et de la paille fraîche dedans pour y asseoir sa femme et sa fille, et qu’ils lui amèneraient aussi un ânon ou une ânesse pour monture de leur chambrière». Et dans ce rustique équipage, la famille de notre président s’en allait faire sa petite partie de campagne, le président marchant en tête sur sa mule, accompagné de son clerc à pied.

Quand s’introduisit l’usage des carrosses, le premier président de Thou, fort gêné par la goutte, en eut un, probablement quelque caisse bien lourde et bien massive, mais sa femme pour ses courses dans Paris s’en allait à cheval en croupe derrière un domestique.

Peu de luxe donc chez ces magistrats menant l’existence tranquille de la petite bourgeoisie, venant au Palais à pied ou sur leur mule, quelquefois à deux sur la même monture. Ce qui fait tout le long des siècles l’universelle clameur des plaideurs se plaignant d’être écorchés vifs dans la maison de dame Thémis, c’est l’âpreté des procureurs, de la foule des gens de chicane embusqués aux détours de cette maison, et qui s’entendent parfaitement à exprimer des sacs de procédure tout le suc qu’ils peuvent contenir.

Aux graves conseillers descendant de leurs mules au Grand Perron, sous le may de la Basoche, se mêlent les robes noires des procureurs et des avocats, la foule bigarrée et souvent râpée des basochiens, des commis des greffes, des clercs des études chargés de sacs à procès, foule remuante et turbulente, et tous les flâneurs de Paris, les laquais et les pages des gens en quête de nouvelles ou d’achats aux boutiques de la cour et des galeries. Les pauvres basochiens sont nourris et logés chez leurs patrons, logés aux galetas, sous les toits, et nourris souvent assez mal par madame la procureuse, comme en témoignent bien des traits des comédies de ces temps.

... On nous a régalés d’un potage à l’eau claire...
D’un lavis de potage où parmy les flots d’eau,
Se noyait pauvrement un malheureux poireau...
... Nous aussi, quelquefois, nous avons pour recrue
Dans un beurre gluant un morceau de morue
Large de trois doigts, jaune et dont la dureté
Des plus hardis mâcheurs abat l’activité.

Revenons aux échoppes et au commerce du Palais. A l’intérieur comme à l’extérieur, comme dans les cours, les boutiques se pressaient dans la grande salle tout le long des galeries, utilisant tous les coins, tous les passages, même les plus étroits.

Le livre de Gilles Corrozet, le premier historiographe parisien: La fleur des Antiquitez, Singularitez et Excellences de la plusque noble et triomphante ville et cité de Paris, se vendait «au premier pillier en la grant salle du Palais» chez Denis Janot, en 1532, de qui plus tard Corrozet lui-même, devenu le gendre de son éditeur, reprit la «boutique».

Les boutiques étaient surtout serrées dans la galerie Marchande ou des Merciers, centre du Palais bruyant et affairé, où elles formaient deux rangées entre lesquelles la circulation devenait difficile. Le Paris élégant flânait aux étalages où chaque boutiquier appelait les chalands et s’efforçait d’attirer leur attention en vantant ses marchandises. Les jolies mercières du Palais ont aux XVIIe et XVIIIe siècles une réputation de coquetterie bien méritée, car pour faire connaître les modes nouvelles elles se parent de superbes dentelles, des grands collets montés ou rabattus, des grandes manchettes des élégantes et «galantisent» sur les coiffures.

Il en était encore de même avant la Révolution; Mercier, qui a vu la fin du Palais d’autrefois, appuie sur le contraste des robes noires des légistes voisinant avec les coquetteries et les futilités des boutiques de la galerie, sur cette opposition violente des minois souriants des marchandes avec les grimaces disgracieuses des vieux procureurs, qu’il traite de sangsues, et de tous les suppôts de la chicane sur lesquels il semble être de l’avis de Louis XII, qui disait avec toute l’irrévérence qu’un roi pouvait se permettre: «La plus laide bête à voir passer, c’est un chicanous chargé de ses sacs.»

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LE CORBILLARD, COCHE D’EAU DE CORBEIL
 

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L’ENTRÉE DE LA PLACE DAUPHINE. ÉTAT ACTUEL


CHAPITRE VIII

LE PARLEMENT DE LA FRONDE

Malaise intérieur général.—Premières protestations du Parlement.—Mazarin et la Cour.—L’enlèvement de Broussel, les barricades.—M. le Coadjuteur.—Marche du Parlement à travers l’émeute.—La guerre de la Fronde.—Princes et ducs.—La cavalerie des portes cochères et le régiment de Corinthe.—Jeune Fronde et vieille Fronde.—Le Palais champ de bataille.—Le combat du faubourg Saint-Antoine.—Émeute de la paille.—Massacre de magistrats et conseillers à l’hôtel de ville.—Louis XIV.—Docilité du Parlement.—Les difficultés de la Régence.—Incendie de la cour des Comptes.—Orages parlementaires du XVIIIe siècle.

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LE COADJUTEUR A DEMI ÉTRANGLÉ AU PALAIS

Après quarante années de tranquillité au sortir des terribles journées de la Ligue, le Palais allait rentrer dans la politique active et entendre encore gronder les révolutions.

Ce fut le Parlement lui-même, cette fois, qui fit jaillir la première étincelle des troubles de la Fronde pendant la minorité de Louis XIV. Ces nouveaux troubles, qui furent très près de prendre la même tournure que la Révolution d’Angleterre au même moment, éclatèrent alors que la France se trouvait victorieuse au dehors, quand Mazarin, continuateur de Richelieu mais trop ami de la reine Anne d’Autriche, semblait devoir recueillir le bénéfice des succès remportés par les armées françaises à Nordlingen, à Crémone, à Lens. Mais les lauriers sont une maigre compensation à la misère et à la famine, Paris et les provinces affamés et ruinés par de longues dilapidations les dédaignaient.

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CÔTÉ MÉRIDIONAL DU PALAIS ET PONT SAINT-MICHEL. XVIIe SIÈCLE

Des exactions de maltôtiers, de mauvaises opérations fiscales aggravaient cette misère et faisaient s’élever de partout des clameurs de protestation. Le Parlement s’était ému déjà de ce cri général, lorsque, fort maladroitement, le surintendant des finances Emeri, Italien comme Mazarin, en quête de ressources pour le trésor embarrassé et ne trouvant plus rien ni personne à pressurer, chercha à tirer de l’argent du Parlement lui-même, en créant des charges nouvelles et en retenant par emprunt forcé les gages de la magistrature.

Ces expédients mirent le feu aux poudres; cette fois le Parlement touché au vif, réunissant toutes ses chambres, prit franchement position contre la cour et non seulement refusa d’enregistrer tous les édits financiers, mais encore se lançant à corps perdu dans la pure politique, dans l’opposition violente, entreprit tout à coup de réclamer une réforme générale de tous les systèmes d’administration gouvernementale, quelque chose presque comme une refonte des institutions.

L’action était engagée entre le Palais et la cour; les esprits s’échauffaient, le Parlement, enflammé par la popularité que lui valaient ses réclamations et ses propositions de réformes, menait une guerre à coups d’arrêts contre les agents financiers du pouvoir, contre les intendants exécrés. Le pays se trouvait divisé en deux factions, les mazarins et les frondeurs; et la Fronde, s’obstinant et s’enhardissant chaque jour dans sa lutte contre la cour, s’essayait tout doucement à devenir une révolution.

Mazarin avait tenté de diviser les divers corps du Parlement pour en venir plus facilement à bout; le 13 mai 1648, les quatre cours souveraines, le Parlement, la Chambre des comptes, la Cour des aides et le Grand conseil, réunies à la grand’chambre, lui répondirent par l’arrêt d’union «pour servir le public et le particulier et réformer les abus de l’Etat». Le ministère eut beau casser cet arrêt d’union, le Parlement méprisa sa décision et persista dans son attitude.

La guerre de chansons et de quolibets contre le Mazarin étant commencée, l’arrêt d’ougnion ou d’ognion, comme prononçait le cardinal, fut l’occasion d’une quantité de plaisanteries et de pamphlets, comme La dernière soupe à l’ognon pour Mazarin ou Ballet dansé devant le roy, et la reine régente sa mère, mazarinade née avec une infinité d’autres, dans la grande levée de plumes de tous les petits poètes et littérateurs tiraillant en avant des grands parlementaires, contre la cour et le cardinal.

Toutes les manœuvres de Mazarin se brisaient devant la fermeté du Parlement; le premier président Molé, l’avocat général Omer Talon osaient parler très net, et réclamaient hautement pour le Parlement un droit de contrôle sur toutes les affaires de l’Etat et sur les décisions royales. Paul de Gondi, coadjuteur de l’archevêque de Paris Pierre de Gondi, son oncle, s’était posé en adversaire résolu de Mazarin et de la cour. Esprit remuant, audacieux, fait pour l’intrigue et les conspirations, prélat galant et bretteur qui se battait en duel comme un mousquetaire, il s’efforçait d’entretenir la fermentation populaire où il frétillait d’aise.

On mena le petit roi au Palais tenir un lit de justice, afin d’en imposer à ces magistrats lancés dans l’opposition, et de restaurer, s’il était possible encore, l’autorité royale atteinte; mais les beaux discours du chancelier et les injonctions n’y firent rien, le Parlement persévéra dans son attitude. C’était une puissance nouvelle qui s’élevait en face de la puissance royale, et qui semblait d’autant plus menaçante que l’on voyait, précisément au même moment, la lutte du Parlement d’Angleterre contre le roi Charles Ier, aboutir à une complète révolution préparant le procès et le supplice du roi.

Le parti de la cour, attendant impatiemment l’occasion de tenter un coup de force, la crut trouver dans la victoire remportée à Lens par le duc d’Enghien, prince de Condé; il se sentit assez fortifié par ce triomphe des armées royales pour briser violemment l’opposition du Parlement en faisant enlever trois des principaux meneurs de la résistance aux volontés du pouvoir, et en procédant à ces arrestations avec éclat, au grand jour.

Le 26 août 1648, pour le grand Te Deum d’actions de grâces à Notre-Dame, tout Paris était sur pied, les rues depuis le Palais-Royal, ex-Palais Cardinal, jusqu’à Notre-Dame étaient bordées de soldats du régiment des gardes, entre lesquels défilèrent la reine et la cour et soixante-treize drapeaux pris à l’ennemi, portés à la cathédrale par les Suisses.

«Le Parlement va être bien fâché!» avait dit le jeune roi quand la nouvelle de la victoire de Lens était arrivée à la cour. La reine et Mazarin se préparaient à donner l’humiliation du Parlement pour conclusion à ce défilé triomphal au milieu des acclamations. Leurs mesures étaient prises. Le Te Deum achevé, la cour reprit le chemin du Palais-Royal; la reine avant de s’éloigner fit un signe à M. de Comminges, lieutenant de ses gardes et lui dit deux mots: «Allez, et que Dieu vous assiste!»

Comminges resta dans l’église avec une partie de ses hommes et quand les flots des assistants se furent un peu dissipés, il sortit à son tour avec sa troupe au milieu de l’inquiétude éveillée par sa manœuvre insolite.

Il n’avait pas à aller bien loin. A gauche du parvis Notre-Dame, dans la rue Saint-Landry, demeurait le conseiller Pierre Broussel, devenu par son attitude au Parlement une idole populaire. C’était un vieux magistrat de soixante-dix-huit ans, de très mince fortune, très digne et très austère, que l’on voyait tous les jours, quelque temps qu’il fît, s’acheminer à pied vers le Palais pour s’y mettre au travail.

Comminges avait envoyé quelques-uns de ses hommes arrêter le président Charton, lequel averti à temps put s’échapper, et le conseiller Blancmesnil qui fut pris sans difficulté. Il s’était réservé l’enlèvement de Broussel comme la partie la plus délicate et la plus difficile de l’opération, en raison de l’extrême popularité venue au vieux conseiller que le peuple appelait son «père». L’opération pour réussir devait être menée énergiquement et rapidement; il ne fallait pas laisser à Broussel la velléité d’appeler le populaire du voisinage à son secours et à ses voisins le temps de s’attrouper. En quelques minutes Comminges arriva rue Saint-Landry, le conseiller était au logis, à table, Comminges brusqua l’entrée et, sans laisser même le temps au pauvre homme de prendre son manteau, l’enleva de table en pantoufles.

—Mes enfants, dit le conseiller à sa famille atterrée, recevez ma bénédiction, je n’espère plus vous revoir jamais, je ne vous laisse point de biens mais un peu d’honneur, ayez soin de le conserver!

Cependant les fils de Broussel essayaient de parlementer avec l’officier, une vieille servante ouvrait la fenêtre et criait au secours, déjà des rumeurs montaient de la rue où les gardes s’efforçaient de maintenir les gens accourus au bruit. Comminges, sans rien entendre, entraînait son prisonnier et au milieu des murmures, des cris et des menaces, dans le tumulte grossissant, il le poussa dans un carrosse qu’il avait amené et fit signe à ses gens de fendre la foule en hâte. Le carrosse eut beaucoup de peine à démarrer, on tentait déjà de couper les rênes, on se colletait avec les gardes, on courait chercher des armes et sonner le tocsin de Saint-Landry. Du port Saint-Landry tout proche les gens criaient aux bateliers du port de la Grève en face d’accourir bien vite: «On arrête Broussel!» Et ces mariniers à ce cri se jetaient dans leurs barques, armés de crocs et de tout ce qui leur était tombé sous la main.

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LE PORT SAINT-LANDRY ET LA TOUR DAGOBERT

Le carrosse, à peine en route au milieu des vociférations des gens courant derrière lui, faillit culbuter au milieu de la rue des Marmousets; des clercs d’une étude de notaire l’attendaient au passage et soudain jetaient dans les jambes des chevaux les bancs de bois de l’étude.

Le cocher, à force d’adresse, put franchir l’obstacle, et les chevaux des gardes firent de même. Toujours suivi par une troupe hurlante où commençaient à se voir des hallebardes et de vieilles colichemardes de la Ligue, le carrosse arrive par la rue de la Juiverie et le Marché-Neuf au quai des Orfèvres. Là une roue s’en va ou un essieu se casse, le carrosse verse; Comminges en tire Broussel, en même temps que ses gardes arrêtent un autre carrosse qui passait, et en font descendre une dame. Une foule inquiète et hostile entourait la petite troupe, elle ne savait pas au juste de quoi il s’agissait, mais la populace armée arrivait. Comminges pousse encore Broussel dans le carrosse de la dame, s’installe l’épée à la main à côté de lui, et le cocher fouette les chevaux. Il peut encore fendre la foule et prendre le galop sous la grêle des pierres et des injures; le Pont-Neuf est traversé, puis en peu de minutes la porte de la Conférence franchie.

Le coup avait réussi. Comminges, hors d’affaire, galopait sur la route de Saint-Germain avec son prisonnier, mais derrière lui l’émotion populaire se changeait en sédition et tout Paris courait aux armes. Les soldats qui rentraient de Notre-Dame, et dont la présence au Pont-Neuf avait probablement sauvé Comminges, se trouvèrent en un clin d’œil entourés par l’émeute et le maréchal de la Meilleraye eut grand’peine à les en tirer. Il courut les plus grands dangers sur le Pont-Neuf et à l’Arbre-Sec, et sans l’aide du coadjuteur qui s’était lancé dans la bagarre au premier bruit de l’événement, il y fût probablement resté.

Toute la journée se passa en bagarres dans la rue, en négociations avec la cour. Le cri des Parisiens: «Vive le roi, liberté à Broussel!» retentit jusqu’au soir sous les fenêtres du Palais, puis tout s’éteignit, les Parisiens rentrèrent souper en leurs logis.

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MAISON RUE NEUVE-NOTRE-DAME, DÉMOLIE VERS 1840

Anne d’Autriche, qui avait dit avec fureur en entendant le bruit de l’émeute: «Rendre Broussel! Je l’étranglerais plutôt avec ces deux mains!» et qui s’était résignée ensuite à entendre les propositions du coadjuteur, reprit toute son assurance au retour du calme. La cour crut tout fini et le grand feu apaisé. Se figurant avoir gagné la première manche, elle voulut poursuivre l’exécution de son plan. Le lendemain, à la première heure, des troupes devaient marcher, occuper différents points entre le Palais-Royal, la porte de Nesle, le Pont-Neuf et le Palais; puis le Parlement serait mis en interdit et exilé à Montargis, on mettrait la main sur un certain nombre de meneurs et sur le coadjuteur lui-même que la reine avait pris en abomination pour son rôle dans l’affaire.

Mais de leur côté les frondeurs ne s’endormaient pas. Averti du plan de la cour par des amis, le coadjuteur avait fait appeler Myron, maître des comptes et colonel du quartier de Saint-Germain-l’Auxerrois; tous deux devant l’imminence du péril se mirent résolument en mouvement pour réveiller l’ardeur des Parisiens.

A la pointe du jour Paris, dans le plus grand calme, semblait sortir du plus innocent sommeil. Des compagnies de Suisses se montrèrent du côté de la porte de Nesle, en marche vers les points à occuper; en même temps, suivant les instructions de la reine, le chancelier Pierre Seguier partit en carrosse avec une escorte de gens de justice et de hoquetons pour aller signifier au Palais la fermeture du Parlement.

Le chancelier ne passait point pour un brave et tremblait assez, dit-on, de se risquer ainsi dans les rues de Paris. Outre son frère l’évêque de Meaux qui le voulut suivre, sa fille la duchesse de Sully, «belle, jeune et courageuse,» s’était jetée dans son carrosse malgré lui pour l’accompagner dans sa dangereuse mission.

Le coadjuteur donna le signal. Subitement, ce Paris si endormi fut sur pied; les tambours des quartiers firent rage, les gens sautèrent sur hallebardes et mousquets, les rues se remplirent, et en un moment l’émeute fut dans son plein, mieux qu’au plus fort des bagarres de la veille.

«Ce fut comme un incendie subit et violent qui prit du Pont-Neuf à toute la ville, raconte le coadjuteur dans ses Mémoires. Tout le monde sans exception prit les armes. Il y eut dans Paris en moins de deux heures plus de cent barricades bordées de drapeaux et de toutes les armes que la Ligue avait laissées entières. Comme je fus obligé de sortir un moment pour apaiser un tumulte qui était arrivé par le malentendu de deux officiers du quartier dans la rue Neuve-Notre-Dame, je vis, entre autres, une lance traînée plutôt que portée par un petit garçon de huit ans, qui était assurément de l’ancienne guerre des Anglais. Mais j’y vis encore quelque chose de curieux, M. de Brissac me fit remarquer un hausse-col sur lequel était gravée la figure du jacobin qui tua Henri III, il était de vermeil doré avec cette inscription: Saint Jacques Clément. Je fis une réprimande à l’officier qui le portait et je fis rompre le hausse-col publiquement à coups de marteau sur l’enclume d’un maréchal. Tout le monde cria: «Vive le Roy,» mais l’écho répondit: «Point de Mazarin.» Et Gondi ajoute avec plaisir qu’on ajoutait à ce cri: «Vive le coadjuteur.» Il ne fut pas fâché de le faire savoir à la reine qui l’avait bafoué la veille.

Au même instant, les bourgeois, avec des gens de guerre, chargeaient les Suisses vers la porte de Nesle, et le chancelier qui était parti avec assez de tranquillité était attaqué sur le Pont-Neuf, poursuivi sur le quai des Augustins et manquait d’être assommé par la populace. Il put se jeter dans l’hôtel de Luynes que les émeutières mirent aussitôt à sac; le chancelier qui déjà se confessait à son frère l’évêque de Meaux, ne s’en tira que grâce à ce pillage. Au moment où la populace allait mettre le feu à l’hôtel, le maréchal de la Meilleraye arrivait avec quelques compagnies de gardes françaises et le dégageait après quelques angoisses. On remit le chancelier dans un carrosse avec sa fille la duchesse de Sully et son frère l’évêque, on réunit ceux que l’on put retrouver des gens de justice disparus et tout le convoi, carrosse avec des hommes le pistolet au poing à la portière, magistrats et troupes, se mit en retraite par le Pont-Neuf à travers l’émeute déchaînée.

Au Pont-Neuf, le péril augmenta. Plus moyen de passer. Dans la bagarre le maréchal, d’un coup de pistolet malheureux, tua une bonne femme des Halles prise dans la foule, la hotte sur le dos, et à son exemple les soldats tirèrent quelques mousquetades. Ces décharges ouvrirent le passage, mais aussitôt des coups de fusil nombreux ripostèrent des maisons de la place Dauphine et de tous côtés; le carrosse galopant sous le feu fut percé en cinq ou six endroits, il y eut des morts, le lieutenant du grand prévôt de l’hôtel fut tué raide dans ce carrosse à côté du chancelier, dont la fille fut blessée légèrement d’une balle au bras.

La populace se jeta sur les boutiques des ferrailleurs du quai de la Mégisserie pour trouver des armes, les barricades s’élevèrent, toutes les chaînes des rues furent tendues, renforcées par un double rang de barriques pleines de terre, de pierres et de fumier. Au Pont-Neuf une grande barricade derrière laquelle fourmillait un peuple hérissé de toutes les armes possibles était, suivant les mazarinades qui chargent peut-être la note comique, commandée par un charlatan arracheur de dents de la place Dauphine nommé Carmeline.

Le Parlement s’assemblait; suivant ses habitudes matinales, il était déjà au Palais avant le premier tumulte. Pendant qu’une multitude immense défilait incessamment du Palais au Pont-Neuf et du Pont-Neuf au Palais-Royal en criant: «Broussel! Broussel!» il rendit un arrêt décrétant Comminges de prise de corps, défendant à tous gens de guerre sous peine de la vie de prendre des commissions pareilles, et ordonnant qu’on irait en corps au Palais-Royal réclamer les prisonniers.

Sur l’heure même le Parlement descendit dans la rue. Ils étaient cent soixante-dix conseillers en robe, se frayant passage à travers la foule tumultueuse, franchissant les chaînes des barricades au milieu d’applaudissements et d’acclamations frénétiques. Au Palais-Royal, place de guerre de la cour, le Parlement fut assez mal reçu par la reine, et le premier président Molé, qui exposa la situation de Paris «armé et enragé» et formula ses réclamations, ne tira de la reine que des paroles de colère: «Je sais bien qu’il y a du bruit dans la ville, mais vous m’en répondrez, messieurs du Parlement, vous, vos femmes et vos enfants!»

Le Parlement, après quelques essais de négociations avec Mazarin et une nouvelle tentative auprès de la reine, dut s’en retourner sans avoir rien obtenu.

Le populaire enflammé l’attendait aux premières barricades; comme à l’attitude des magistrats on voyait qu’ils n’apportaient point ce qu’ils étaient allés chercher, les acclamations se changèrent d’abord en sourds murmures. Le mécontentement comme une traînée de poudre courait en avant des parlementaires, leur passage à la deuxième barricade fut plus difficile, ils durent, pour apaiser les criailleries qui s’élevaient, parler vaguement de promesses de satisfaction données par la reine. A la troisième barricade, à la croix du Trahoir, les gens se fâchèrent tout à fait et, par un revirement soudain, s’en prirent au Parlement de sa propre déconvenue.

On barra le passage, deux cents furieux, la pertuisane ou l’escopette au poing se jetèrent sur les conseillers; un rôtisseur prit le premier président Mathieu Molé au collet et lui appuyant sa hallebarde sur le ventre, il lui cria: «Tourne, traître! et si tu ne veux être massacré toi-même, ramène-nous Broussel ou le Mazarin et le chancelier en otages!» Injuriés, menacés, poussés sur les pavés, les parlementaires étaient pris de panique; des présidents, une vingtaine de conseillers cherchèrent à se perdre dans la foule, seul le président Molé fit tête à l’orage et osa parler d’une voix ferme à ceux qui le menaçaient: «Quand vous m’aurez tué, dit-il, il ne me faudra que six pieds de terre!»

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