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Paris de siècle en siècle: Le Cœur de Paris — Splendeurs et souvenirs

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LE CLOCHER DE L’ÉGLISE SAINT-LOUIS EN L’ILE

Pour les communications de l’île Notre-Dame avec la Cité, l’entreprise Marie jeta sur la rivière un troisième pont praticable aux piétons seulement; celui-ci était en bois, il eut une forme bizarre, imposée par les réclamations du chapitre: il prenait à la pointe du nouveau quartier de l’île Notre-Dame, poussait droit à la rive de la Cité, puis quelques toises avant d’aborder sous les maisons du cloître, il évitait cette rive et par une courbe s’en allait toucher au petit port Saint-Landry.

Le pont Rouge achevé en 1634 fut inauguré par un accident. Il y avait cette année grandes processions jubilaires à Paris, il arriva que trois paroisses se rencontrèrent sur ce pont de bois où la presse et la bousculade furent telles qu’une balustrade céda sur un point. Quelques personnes tombèrent dans la Seine, on crut que le pont s’écroulait et une panique s’ensuivit dans laquelle le nombre des victimes fut grand; on compta une vingtaine de morts, écrasés ou précipités dans le fleuve, et plus de quarante blessés.

Endommagé souvent par les eaux ou les glaces, ce pont fut refait en 1709, et remplacé au commencement de notre siècle par le pont de la Cité, en fer, remplacé lui-même en 1842 par une passerelle de fils de fer, décorée d’entrées gothiques à chaque extrémité. Il y a là aujourd’hui le pont Saint-Louis continué vers la rive droite par le pont Louis-Philippe.

Une lettre de la Reynie, lieutenant de police, à Colbert, publiée par M. P. Clément dans son livre sur la police sous Louis XIV, donne des détails curieux sur les dangers qui revenaient chaque année pour ces ponts chargés de maisons et habités chacun par des centaines de Parisiens, non du menu peuple, mais bien pour la plupart riches commerçants, changeurs, orfèvres, marchands de tableaux, libraires, parmi lesquels on pourrait citer des noms célèbres, comme le libraire-graveur Geoffroy Tory, qui demeurait vers 1540 sur le Petit-Pont à l’enseigne du Pot Cassé, ou Gersaint, le marchand de tableaux, qui avait boutique très achalandée, sur le pont Notre-Dame avec, en guise d’enseigne, un superbe tableau peint par son ami Watteau.

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HÔTEL CHENIZEAU, RUE SAINT-LOUIS-EN-L’ILE

«Bien que le dégel ait été extrêmement doux, écrit la Reynie le 16 janvier 1777, la rivière ayant grossi elle a fait beaucoup de désordre cette nuit à Paris, par les glaces qu’elle a entraînées. Presque tous les bateaux qui se sont trouvés dans les ports ont été fracassés. Le pont Rouge—(ou pont Barbier, entre les Tuileries et la rue du Bac)—a été emporté ce matin à six heures par la seule glace qui était entre ce pont et le pont Neuf. Il y a encore présentement un grand sujet à craindre pour les autres ponts et surtout pour les pont de la Tournelle et Petit-Pont, pour le pont Marie et pour le pont au Change, parce qu’il s’y est arrêté des montagnes de glaces que ces ponts auront peine à soutenir longtemps, et ils seront infailliblement emportés s’il survient un surcroît d’eau capable de pousser avec quelque impétuosité les glaces qui sont entassées à la tête et au milieu de la rivière d’une manière tellement extraordinaire que le peuple y accourt de tous côtés pour voir ces amas de glace dont l’épaisseur et la quantité ont quelque chose de prodigieux. C’est sur les deux heures après minuit que le plus grand désordre est arrivé, et le bruit a été si grand que tous ceux qui logent sur les ponts et sur les bords de la rivière ont été sur pied et en crainte tout le reste de la nuit. On a appréhendé pour la Tournelle où sont les galériens, et il est vrai que la glace qui s’y est élevée jusqu’au premier étage, par l’effort de celle qui est au-dessous, pouvait donner quelque sorte d’appréhension... Les officiers font ce qu’ils peuvent pour le secours de tous ceux qui en ont besoin...»

Lorsque s’ouvrit la deuxième moitié du XVIIe siècle, le quartier de l’île, dont les quais seuls avaient déjà englouti des sommes considérables, était à peu près achevé, l’île entière était bordée de fastueux hôtels et de magnifiques maisons habitées surtout par la noblesse de robe, par la riche magistrature. Nous pouvons encore aujourd’hui juger de ce que ces habitations purent être en leur beau temps, car elles existent encore presque toutes. Sur les quais d’Anjou, de Bourbon et de Béthune, les portes cochères magistrales, les nobles balcons à mascarons, à splendides ferronneries se succèdent, c’est l’hôtel Lauzun-Pimodan, l’hôtel de Richelieu, habité en sa jeunesse par le maréchal, l’hôtel Denis Hesselin, prévôt des marchands, etc...

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BALCON DE L’HÔTEL PIMODAN

La pointe orientale de l’île avait pour ornement les deux plus célèbres de ces hôtels, l’hôtel Lambert et l’hôtel de Bretonvilliers. Celui-ci, construit en 1660 par le financier le Ragois de Bretonvilliers sur les plans de du Cerceau, formait une immense demeure en plusieurs corps de bâtiments réunis par une arcade jetée par-dessus la rue de Bretonvilliers. L’hôtel Bretonvilliers a disparu, morcelé, puis démoli, il n’en est resté que des débris et le pavillon de l’Arcade.

Le fisc toujours détesté, et si justement alors avec le système des fermes, logeait ici à la fin du siècle dernier, l’hôtel de Bretonvilliers renfermait les bureaux de la ferme générale: «On ne saurait, dit Mercier, passer devant cet hôtel sans un petit frissonnement, car c’est là que les fermiers généraux ont placé leur antre. Là ils étudient l’art de donner au pressoir du sang du peuple, une force plus comprimante...»

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HÔTEL LAMBERT

Son voisin l’hôtel Lambert continue à ouvrir magnifiquement la perspective des belles constructions du quai d’Anjou. Son constructeur fut M. Lambert de Thorigny, président de la Chambre des requêtes du Parlement. L’architecte Levain, les peintres Lebrun et Lesueur s’étaient chargés d’en faire un véritable palais où l’on admirait fort l’escalier monumental occupant le pavillon à fronton au fond de la cour, les grands appartements décorés de superbes toiles, de plafonds, de sculptures et de magnifiques menuiseries. On trouvait là le cabinet des Muses et le salon de l’Amour, dont les peintures sont maintenant au Louvre, et la grande galerie dont le plafond de Lebrun est consacré aux travaux d’Hercule, à ses luttes et à son mariage avec Hébé.

L’hôtel Lambert eut pour possesseurs la marquise du Châtelet dont le nom rappelle Voltaire, le fermier général Dupin, aïeul de George Sand. Le fils de ce fermier général, élève de Jean-Jacques, ayant perdu au jeu sept cent mille livres, dut vendre l’hôtel à un autre fermier général M. de la Haye. Après la Révolution, on vit dans l’hôtel M. de Montalivet, puis un pensionnat, puis un fabricant de lits militaires...

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LES DUELLISTES DE L’ILE LOUVIERS

Ce fut le temps des épreuves, l’hôtel y perdit bien des choses et fut même menacé de disparaître; enfin, en 1840, la princesse Czartoriska, le sauva de la démolition et le restaura pour s’y installer.

L’hôtel de Lauzun ou de Pimodan que son magnifique balcon désigne, quai d’Anjou, 17, est l’un des hôtels célèbres de l’île, c’est pour le financier Gruyn que le logis étala d’abord les somptuosités de ses appartements. Le brillant duc de Lauzun, l’époux de Mlle de Montpensier, lui succéda. Après différents possesseurs, le marquis de Pimodan en 1779 lui donna le second nom sous lequel il est connu. En 1841, acheté par un célèbre collectionneur, le baron Jérôme Pichon, l’hôtel de Pimodan prit tout à coup un éclat littéraire auquel il ne s’attendait pas. Roger de Beauvoir, Théophile Gautier et d’autres littérateurs de la pléiade romantique devinrent les locataires du baron Pichon.

Quelques grandes portes admirables, quelques merveilleux balcons signalent encore bien des hôtels remarquables sur ces quais dits des Balcons, ou dans la rue Saint-Louis-en-l’Ile. Par exemple l’hôtel de Poisson de Marigny, frère de Mme de Pompadour, 5, quai d’Anjou, l’hôtel Le Charron, quai de Bourbon, no 3, l’hôtel de Jassaud, même quai, no 19, l’hôtel Hesselin, 24, quai de Béthune, l’hôtel Chenizeau, rue Saint-Louis-en-l’Ile, 51, dont le balcon, supporté par des dragons fantastiquement enroulés, montre une magnifique ferronnerie, etc...

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L’ESTACADE DE L’ILE SAINT-LOUIS

Au coin de la rue Le Regrattier et du quai Bourbon, une ancienne inscription: «rüe de la femme sans teste», au-dessous d’une niche d’angle contenant encore la moitié d’une vierge brisée, rappelle un ancien cabaret du XVIIe siècle, dont l’enseigne représentait une femme privée de tête, tenant un verre à la main, avec cette irrespectueuse légende: Tout en est bon.

Dès les commencements du nouveau quartier, une petite chapelle avait été érigée dans l’île, mais la population augmentant rapidement, il fallut agrandir cette chapelle qui devint paroisse sous le titre de Saint-Louis, et dont le nom passa vite à l’ancienne île Notre-Dame.

En 1664, pour l’agrandir encore, on construisit le chœur de l’église actuelle, puis une quarantaine d’années après, on démolit le reste pour élever la nef.

La flèche assez singulière est une pyramide percée de grands jours ronds; l’horloge, suspendue sur le côté de la tour comme une enseigne et visible des deux côtés de la rue, contribue à donner à l’église et au quartier de l’île, cette petite ville enfermée dans la grande, sa physionomie particulière.

L’île Saint-Louis, dès sa naissance, fut une petite cité à part, ville de haute magistrature d’abord, de riches financiers et de grosse bourgeoisie ensuite, d’un aspect noble et grave, tous les écrivains du siècle dernier l’ont constaté. Mercier la dépeint favorablement et fait l’éloge de sa tenue et de ses bonnes mœurs. Aujourd’hui encore, sur ces quais aux nobles demeures, dans ces rues d’un calme si parfait, on se croirait dans une sorte de Versailles insulaire, à cent lieues du Paris bruyant et agité.

En arrière de l’île Saint-Louis, devant l’arsenal, existait une autre île connue jadis sous différents noms, île aux Javiaux, île aux Meules, île Bouteclou. Au XVe siècle, c’était l’île de Louviers parce qu’elle appartenait à Nicolas de Louviers qui fut prévôt des marchands en 1468. Elle était alors, comme sa voisine, toute champêtre, un îlot de verdures, une prairie encadrée d’arbres, saules et peupliers.

En 1549, pendant les fêtes qui suivirent l’entrée solennelle de Henri II et de Catherine de Médicis, le bureau de la ville voulut donner à la royale épousée le spectacle d’un siège et d’un combat naval. Il fit donc élever dans les prairies de l’île de Louviers un petit fort et arranger un havre garni de diverses défenses. Un pont de bateaux jeté de l’île Notre-Dame à l’île de Louviers amena les troupes qui simulèrent toutes les opérations d’un siège. La fête militaire eut grand succès; la forteresse enlevée d’assaut, on passa à d’autres réjouissances, joutes, processions accompagnées, comme cela continuait à se voir de temps en temps, de quelques brûlements d’hérétiques.

L’île Louviers devint sous les règnes suivants une annexe des ports de Paris. Ce fut surtout le dépôt des bois à brûler, le port d’arrivage des longs trains de bois qui descendaient de la haute Seine, ils étaient dépecés là ou dans les fossés de l’Arsenal, le long des grands chantiers de bois flotté que le plan de Gomboust, en 1650, nous montre de la Seine aux fossés de la Bastille.

C’était aussi pour les jeunes seigneurs, prompts à mettre flamberge au vent, un petit Pré aux Clercs; en ces temps bien des affaires d’honneur se réglèrent dans l’île, où les grands tas de bois offraient des emplacements discrets convenablement abrités des regards de messieurs les exempts.

Au XVIIIe siècle, achetée par la ville 61.500 livres, l’île Louviers continua à être louée aux marchands de bois et à former une pittoresque pointe en avant des ports de Paris, tout près du port Saint-Paul, très animé, rempli, en outre du mouvement si important de la batellerie ordinaire, de celui des arrivées des coches d’eau de la basse Seine.

Les hautes piles de bois, les édifices de bûches entassées disparurent de l’île Louviers en 1843, lorsque le petit bras de Seine qui la séparait de la rive fut comblé. Les maisons des rues Coligny et Schomberg s’élevèrent. L’île Louviers avait cessé d’exister.

L’extrémité de l’île Saint-Louis est restée pittoresque avec la grande estacade de bois supportant une passerelle, qui rattache la pointe où fut le grandissime hôtel de Bretonvilliers à l’ancienne île des marchands de bois, jadis dominée par les ombrages du mail, par les pavillons de l’Arsenal et par les bâtiments des Célestins. Tout a bien changé ici, disons-nous, heureux cependant de garder encore la pittoresque estacade.

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UNE PORTE, 15, QUAI BOURBON
 

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LE PONT-NEUF AU XVIIe SIÈCLE


CHAPITRE XV

LE PONT-NEUF

Henri III pose la première pierre du pont des Pleurs.—La passerelle provisoire et sa colonie de voleurs.—Les îles de Bussy et de la Gourlaine soudées à la Cité.—Les mascarons de Germain Pilon et autres.—Le duel Fontaine et Villemot.—Le tribunal des voleurs.—Les tirelaines par plaisir.—Une partie de volerie.—Aventures, pérégrinations et naufrages du cheval de bronze.—La Samaritaine.—Échoppes et marchands.—Charlatans et bateleurs.—Mondor et Tabarin.—L’Orviétan.—Gilles le Niais, l’arracheur de dents Carmeline.—Brioché au château Gaillard.—Le cadavre de Concini.—Libelles et chansons.—La Fronde au Pont-Neuf.—Revues des troupes de la Fronde.—Les Mazarinades.—Rixes et bagarres.

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UN MASCARON DU PONT-NEUF

Incontestablement, la fonction des ponts devrait être à la fois de fournir un passage sur les rivières et de servir à la décoration des villes. A certaines époques et dans certains pays on eut le sentiment de cette double fonction, de là ces ponts décoratifs qui existent encore, de plus en plus rares il est vrai. Aujourd’hui on ne paraît guère songer au parti pris décoratif, au superbe motif que les ponts peuvent offrir à l’art architectural. Un pont est une œuvre d’ingénieur, et voilà tout. Pourvu que l’on puisse passer dessus avec sécurité, il semble qu’on n’ait rien à exiger de plus.

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LES CHARRETTES DES CONDAMNÉS SUR LE PONT AU CHANGE, 1793
Imp. Draeger & Lesieur, Paris

Le Pont-Neuf est le roi des ponts de Paris. Il est le seul pont vraiment monumental et décoratif que nous possédions aujourd’hui, le pont Marie ayant le second rang. Ce pont de la Renaissance a l’air de fermer le Paris du moyen âge enclos dans l’île et dans les quartiers à l’est. En dehors, c’est le XVIIe siècle qui commence, le Paris de Louis XIII et de Louis XIV qui gagne et s’étale dans les anciennes prairies dévorées par la gloutonne Lutèce, arpent après arpent.

Le Pont-Neuf est toujours beau, mais combien il le fut davantage au siècle de sa jeunesse, quand il s’accompagnait à l’arrière-plan de tant de monuments disparus, et se raccordait en avant avec les restes de l’ancien Louvre et de l’hôtel de Bourbon, sur la rive droite, avec le vieux décor gothique du rempart et de la tour de Nesle, sur la rive gauche.

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LE MOULIN DE LA MONNAIE A LA POINTE DE LA CITÉ

Les célèbres estampes de Callot et d’Israel Silvestre nous le montrent en cette première jeunesse, faisant deux fois le dos d’âne, des Augustins au terre-plein, et du terre-plein au quai de l’Ecole, sur la Seine grouillante de bateaux, de barques de passage, de bateaux de lavandières, de marchandises qu’on débarque, de chevaux à l’abreuvoir, avec la première Samaritaine en avant-corps pittoresque, et des berges accidentées et herbeuses, des débris de remparts qui s’éboulent, le vieux château Gaillard ou Brioché fait jouer ses marionnettes, l’hôtel de Nevers qui élève ses grands pavillons de briques et pierres à la place de l’hôtel de Nesle, enfin la porte et la tour de Nesle qui gardent des cicatrices et des brèches des sièges de la Ligue.

C’est l’âge pittoresque du Pont-Neuf. Plus tard, le grand paysage parisien, trop riche, trop fourni, trop plein, régularisera ses lignes, et peu à peu se dépouillera de sa surabondance architecturale.

La pointe extrême de la Cité jusque vers la fin du XVIe siècle, c’était la maison des Etuves qui devait se trouver à peu près vers le milieu de la place Dauphine, en avant du grand escalier du palais actuel. On trouvait au delà de cette pointe deux îlots séparés par de minces rigoles, les deux îles qui portent différents noms, l’île aux Juifs ou du Passeur-aux-Vaches, la plus grande, du côté méridional, s’allongeant devant le couvent des Augustins, et l’île Buci, plus petite, au nord de l’autre. Il y a confusion dans les noms de ces îles. L’île aux Juifs, où furent brûlés Jacques Molay et le maître de Normandie, est probablement aussi l’île aux Treilles, qui produisait, sous le Palais même, quelques muids de vin. L’île Buci pourrait aussi bien être l’île Bureau, du nom de Hugues Bureau, fils ou petit-fils de Bureau le grand maître de l’artillerie de Charles VII, qui la louait pour y mettre ses chevaux au vert, ou l’île de la Gourdaine ou Jourdaine, bac ou engin de pêche, mais le doute est possible.

Dans tous les cas, l’aspect champêtre persista jusqu’au XVIe siècle. Ces îles sont fréquentées par les pêcheurs, le passeur continue à y amener les vaches le matin et à les reprendre le soir. A côté de la petite île de la Gourdaine, se trouvait amarré un moulin sur pilotis comme il y en avait plusieurs dans la traversée de Paris, devant la Grève, devant Saint-Germain, non soudés complètement de façon à former un pont, ainsi qu’au pont aux Meuniers.

Ce moulin de la pointe de la Cité devint le moulin de la Monnaie, ayant été acheté par le roi Henri II pour un nommé Aubin Olivier, menuisier d’Auvergne, esprit inventif qui avait trouvé un procédé de monnayage et inventé des engins pour lesquels le fleuve devait servir de moteur. Présenté au roi par le général des Monnaies de Marillac, Aubin put installer ses machines dans le moulin et fut même logé avec ses aides dans la maison des Etuves.

L’importance prise au XVIe siècle par le bourg Saint-Germain, le quartier au delà de la porte de Nesle, qui faisait pendant au quartier nouveau développé autour du Louvre, vers les Tuileries naissantes, avait depuis longtemps fait désirer l’établissement d’une communication plus commode que le bac faisant la navette au-dessous du Louvre, ou les barques que l’on trouvait toujours là guettant les gens pressés de passer sur l’autre rive. A défaut de ces moyens de passage, le détour qu’il fallait faire par le pont au Change et le pont Saint-Michel rallongeait considérablement.

Bien avant ces temps, sous Charles V, dit M. Charles Normand dans son Itinéraire-guide archéologique de Paris, on avait déjà projeté un pont à la pointe de la Cité, et même quelques travaux avaient été commencés vers 1379.

Les projets longuement étudiés, retardés par des hésitations sur l’emplacement le plus commode et se raccordant avec les grandes voies passagères, aboutirent et enfin l’exécution commença en 1578, à la fin d’avril, en profitant des basses eaux. On commença le travail par le petit bras de la Seine entre le couvent des Grands-Augustins et l’île du Palais. Les fondations de quatre piles furent jetées dans l’année.

L’architecte du Pont-Neuf, celui qui, dit-on, donna les plans, fut Jean-Baptiste Androuet du Cerceau, fils de Jacques du Cerceau, fondateur de la dynastie, l’architecte graveur «des plus excellents bâtiments de France», qui professait la religion réformée et s’en fut mourir à Genève.

Jean-Baptiste du Cerceau avait été l’un des Quarante-cinq de Henri III. Il fournit les plans du Pont-Neuf et présida aux premiers travaux.

Le samedi 31 mai 1578, Henri III vint solennellement poser la première pierre, au-dessus des fondations de la première pile. C’était le jour même des funérailles de Quélus et de Maugiron, morts des blessures reçues dans le fameux combat du marché aux chevaux des Tournelles, et la figure du roi pendant la cérémonie parut à tous tellement empreinte de désolation, que le nouveau pont reçut ironiquement ce jour-là le nom de Pont-des-Pleurs.

Un grand bateau magnifiquement pavoisé était allé prendre au Louvre Henri, la reine Louise de Vaudemont et la reine mère Catherine de Médicis, avec une suite brillante et les avait amenés au quai des Augustins. Sur les échafaudages de la première pile, Henri III prit du mortier avec une truelle d’argent dans un plat de même métal et le jeta sur la première pierre. La chose faite, il regagna aussitôt sa barque pour aller cacher son chagrin au Louvre.

Les travaux ne semblent pas avoir été poussés avec une grande rapidité, malgré la hâte que le roi manifestait de voir l’œuvre avancer et malgré ses fréquentes visites. L’argent sans doute manquait et par surcroît la situation politique s’aggravait tous les jours. Le roi constatait avec mélancolie que son pont n’avançait pas. Une fois, raconte M. Ed. Fournier, le savant historien du Pont-Neuf, son impatience fut si vive qu’en plein mois de janvier, alors que le fleuve charriait des glaçons à plein canal, il fit jeter un pont de bois qui allait de l’une à l’autre rive, en s’étayant tant bien que mal sur les pierres boiteuses des piles inachevées. Et sur cette périlleuse passerelle la cour, le roi en tête, se rendit aux Grands-Augustins pour assister à une magnifique fête donnée en l’honneur du nouvel ordre du Saint-Esprit.

Quand les troubles à la fin tournèrent en révolution, quand la journée des barricades contraignit le roi à s’enfuir de son Louvre, et mit Paris aux mains de Messieurs de Guise et de la Ligue triomphante, on eut bien autre chose à faire qu’à terminer le Pont-Neuf. Les travaux se trouvèrent complètement arrêtés pour longtemps.

Pendant toute la durée de cette révolution du XVIe siècle, pendant le siège de Paris et même pendant les premières années du règne de Henri IV, le Pont-Neuf demeura en l’état où Henri III l’avait laissé, c’est-à-dire avec des pilotis sortant de l’eau du côté du grand bras, des piles à peu près achevées et une ou deux arches plus avancées du côté des Augustins, des échafaudages, des passerelles allant de l’une à l’autre pile. Tout ce que l’on put faire, ce fut d’établir sur tous ces travaux en divers états d’avancement, une passerelle provisoire allant du quai des Augustins à l’île du Palais.

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ANCIEN MASCARON DU PONT-NEUF
AU MUSÉE DE CLUNY

Dans tous ces échafaudages, dans les espèces de cages formées par la forêt de poutres soutenant cintres et tabliers, s’était établie une population de vagabonds et de voleurs, composée surtout d’Irlandais venus à Paris avec les troupes espagnoles alliées de la Sainte Ligue.

Le jour, tous ces gueux dormaient dans leur refuge ou mendiaient par les rues; la nuit venue, ils rôdaient en quête de mauvais coups à faire. On raconte que des passants attardés traversant le pont étaient tout à coup saisis aux jambes par les malandrins embusqués dans leurs cachettes sous la passerelle, dépouillés en un clin d’œil et jetés à la Seine. Le Pont-Neuf commençait bien, il avait ses voleurs avant d’être achevé.

En 1598 Henri IV, délivré de ses grands soucis, ordonna la reprise des travaux. Il était temps d’en finir, les autres ponts n’en pouvaient plus, on n’osait plus faire passer les gros charrois sur le pont au Change, et il ne restait pour charrettes et voitures que le pont Notre-Dame.

En 1599, on parvint à terminer toute la partie sur le petit bras et l’on se mit aussitôt avec ardeur aux piles du grand bras. Il fallait beaucoup d’argent, on le trouva en faisant d’abord contribuer les provinces de Bourgogne, Champagne, Picardie et Normandie, sous prétexte qu’elles avaient intérêt à l’achèvement du pont pour le passage de leurs marchandises, et ensuite en affectant aux travaux le produit d’un impôt sur le vin des bourgeois de Paris, impôt destiné primitivement à doter la ville de nouvelles fontaines.

En 1603, les travaux étaient assez avancés pour que l’on pût, au moyen de passerelles établies sur les arches non terminées et de planches jetées sur les derniers vides, traverser le Pont-Neuf dans toute sa longueur. Les Parisiens qui attendaient leur grand pont avec impatience se risquaient volontiers à tenter le passage et plus d’un s’était rompu le col en chavirant du haut de ces planches dangereuses sur les piles ou dans la rivière.

Le Béarnais voulut opérer de la même façon la traversée du fameux Pont, on lui objecta les accidents arrivés précédemment aux imprudents. «Ceux-là n’étaient pas rois!» répondit-il, et le 20 juin 1603, il passa le Pont-Neuf du quai des Augustins au Louvre.

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ANCIEN MASCARON DU PONT-NEUF

Il fallut encore trois années de travail complètes pour achever en son entier le Pont-Neuf. En 1607, tout était terminé, la physionomie de la cité se trouvait profondément modifiée. Les deux piles de Bussy et de la Gourdaine, avant-garde de la grande île, n’existaient plus, elles avaient été taillées, régularisées, rehaussées et soudées à la Cité, de façon à constituer au milieu du Pont-Neuf un terre-plein qui divisait celui-ci en deux parties.

Le quai méridional de l’île, quai des Orfèvres, allant du Pont-Neuf au pont Saint-Michel, exécuté sous Henri III, avait son pendant par un quai sur l’autre côté dit quai du Grand Cours d’eau, de l’Horloge ou des Morfondus, allant du Pont-Neuf au pont au Change.

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ANCIEN MASCARON DU PONT-NEUF

Entre la vieille maison des Etuves et le milieu du Pont-Neuf à la pointe des îles amalgamées il était resté un grand terrain vague qui fut concédé par Henri IV en toute propriété, moyennant un cens d’un sol par toise, au président Achille de Harlay, à charge de faire bâtir sur un plan donné, autour d’une place en forme de triangle, une série de maisons symétriques en briques, séparées par des pilastres de pierre. La place commencée immédiatement reçut le nom de place Dauphine en l’honneur du Dauphin Louis.

Le Pont-Neuf, en arrivant sur la rive gauche, se heurtait aux murailles du couvent des Augustins; il n’y avait pas de rue entre le couvent et la tour de Nesle, il fallait pour ouvrir un débouché au Pont-Neuf couper à travers les dépendances du couvent, renverser l’hôtel des abbés de Saint-Denis, grande et solide construction soutenue de contreforts, et supprimer divers bâtiments et jardins. Une compagnie se chargea de l’entreprise. Les difficultés vinrent de la part des Augustins qui refusaient leurs terrains; ils ne cédèrent que sur de bonnes conditions: indemnité évaluée par une commission, construction d’un passage sous le sol de la rue pour faire communiquer leurs propriétés, et divers avantages. Comme ils ne se décidaient qu’en rechignant et qu’ils présentaient au roi quelques dernières observations sur la réduction de leur jardin et la perte de leurs légumes: «Ventre Saint-Gris, mes frères! dit le Béarnais, l’argent que vous retirerez des maisons que vous bâtirez sur cette rue nouvelle vaudront bien des choux!» De fait, les Augustins bâtirent sur la rue, trouvèrent bientôt la spéculation avantageuse, et tirèrent jusqu’à la fin du dernier siècle de bons revenus de leurs maisons.

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ANCIEN MASCARON DU PONT-NEUF

La rue Dauphine se heurtait à la muraille de la ville à la hauteur de la rue Mazet actuelle, ancienne rue Contrescarpe-Saint-André, près de la porte Bussy. On ouvrit dans cette muraille une nouvelle porte qui s’appela la porte Dauphine et dura jusqu’en 1673.

Dans les premiers projets, le Pont-Neuf devait comme les autres ponts porter deux lignes de maisons; des caves avaient déjà été préparées dans les piles, le directeur de la Samaritaine sous Louis XIII occupa longtemps une de ces caves qu’il avait encore agrandie. Henri IV, en reprenant les travaux, voulut que le pont fût libre et décida qu’il n’aurait point de maisons. De même des portes monumentales aux extrémités avaient été étudiées, ainsi qu’une garniture de statues royales sur les demi-lunes, mais ce projet aussi fut abandonné. Le Pont-Neuf se contenta pour décoration de ces demi-lunes sur chaque pile, qui lui donnent une si forte assiette, et de la longue série de mascarons qui soutiennent la corniche saillante, masques d’un beau caractère et presque tous fort curieux. Germain Pilon avait travaillé à ces mascarons du Pont-Neuf; il était en ce temps-là logé à la vieille maison des Etuves du Palais, bâtie au XIIIe siècle et qui devait disparaître dès les premiers travaux de la place Dauphine. Quelques-uns de ces mascarons attribués à Germain Pilon ont été enlevés au moment des restaurations du pont et portés au musée de Cluny.

Enfin Paris l’avait, ce Pont-Neuf que l’on attendait avec tant d’impatience. Ce fut immédiatement la grande artère portant la vie de l’une à l’autre rive, le passage le plus fréquenté, et aussi le rendez-vous des gens de toutes sortes, attirés de ce côté par des raisons diverses, bons bourgeois flâneurs, oisifs divers, petits marchands, charlatans, etc... Ce succès d’ailleurs allait enrayer l’essor des quartiers de l’Est et empêcher le centre aristocratique de la ville de se fixer définitivement vers la Place Royale en train de se bâtir.

Tout de suite pour profiter de la vogue du pont, des marchands étaient accourus, y avaient installé de petites boutiques dans les demi-lunes, des étalages divers un peu partout, et avec ces marchands, des arracheurs de dents, de petits charlatans vendant poudres de mort aux rats et onguents propres à guérir tous les maux.

Les traîneurs de rapière, chercheurs d’aventures, vieux débris des guerres civiles ou gentilshommes attirés de tous côtés vers Paris, bretteurs et raffinés de cour, n’étaient pas les moins nombreux. C’était l’époque où la fureur des duels était telle que pour la plus petite vétille.....

... pour rien, pour le plaisir...

les épées sortaient du fourreau et jetaient sur le carreau, en jeunes cavaliers, en vaillants gentilshommes, de quoi équivaloir à la consommation d’une bataille rangée tous les ans.

L’année même où, le pont terminé, Henri IV entreprenait la transformation des deux îlots rattachés à la Cité, eut lieu, sur le nouveau terre-plein du Pont-Neuf, une rencontre qui fit grand bruit pour sa funeste conclusion. Deux jeunes et valeureux gentilshommes, fort bien en cour, les sieurs Villemot et Fontaines, avaient eu une vive altercation pour un coup discuté au jeu de paume. La querelle devait amener une rencontre. On prit rendez-vous pour le lendemain sur le terre-plein du pont. Le roi ayant eu vent du combat projeté envoya des exempts garder chez eux les adversaires. Par malheur, ils purent s’échapper et courir au rendez-vous. Villemot arriva le premier sur le terrain à cheval, et ne fut pas sitôt planté sur la berge qu’il vit déboucher Fontaines également à cheval, aussi bien disposé que lui.

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LE CHATEAU GAILLARD AU XVIIe SIÈCLE

On connut les détails par le valet de Villemot qui avait suivi son maître. Les deux adversaires se saluèrent fort courtoisement.—Bonjour, monsieur, si matin! dit Fontaines. Après un échange de politesses, ils sautèrent tous deux à terre et mirent flamberge au vent. L’affaire ne traîna pas, «ils ne se tirèrent que trois coups d’épée dont ils tombèrent tous deux morts à terre, Fontaines à la renverse et Villemot sur les dents». Tous les coups avaient porté. Chacun des combattants présentait les mêmes blessures, à la gorge, à la poitrine et au côté. Il n’y avait plus qu’à les mettre en terre. «Le roy fut extrêmement fasché de cet accident et dit qu’il avait perdu deux hommes qui eussent pu rompre une bataille.»

Précédemment, le pont n’étant pas encore achevé, Henri IV avait failli l’inaugurer assez mal: comme il y passait à cheval à un retour de chasse, en décembre 1605, un homme l’avait saisi par son manteau et violemment tiré en arrière en le menaçant de le tuer. L’homme arrêté par les gardes fut trouvé porteur d’un poignard, mais on le reconnut vite à ses discours pour un fou, ce qui le sauva de la potence.

La colonie de voleurs étrangers installée au Pont-Neuf ou aux environs sur les terrains en transformation, avait fini par montrer une audace telle qu’il avait bien fallu en venir à des mesures rigoureuses: on fit des rafles de ces bandits, on en pendit un bon nombre et enfin, un beau jour, on chargea le reste de ceux que l’on avait pris sur des bateaux bien garnis d’archers pour les renvoyer au delà de la mer, aux pays d’où ils étaient venus. L’Estoile fait aussi mention du départ de tous ces mendiants et malfaiteurs, mais ne dit pas ce que devinrent les nefs chargées de toute cette gueuserie.

Paris conservait encore assez de voleurs nationaux, qu’après les gueux étrangers on se mit à pourchasser sérieusement aussi. Les simples vagabonds et mendiants avaient leurs diverses cours des Miracles, les antres consacrés, où ils rentraient le soir, leur récolte faite et dont le nettoyage ne fut entrepris que plus tard sous Louis XIV. A l’exemple de ces mendiants organisés par confréries sous l’autorité d’un chef suprême, le grand Coesre, les voleurs proprement dits formaient aussi des sociétés organisées, reconnaissant des autorités particulières. Ces voleurs avaient divers lieux de réunion, notamment sur la rivière, vers le Port au Foin, c’est-à-dire, suivant les uns, vers la Grève où se trouvait le port au blé, suivant les autres sur les berges avoisinant le Pont-Neuf, entre la place des Trois-Marie et la valle de Misère.

L’Estoile rapporte qu’il existait chez ces voleurs une juridiction organisée pour juger les affaires entre coupe-bourses et les méfaits contre la corporation. Dans un bateau sur la rivière se tenaient les plaids et audiences de cette justice qui condamnait à l’amende, à des peines corporelles et à la mort; les sentences s’exécutaient dans un autre bateau annexe du tribunal, on y fouettait les uns, les condamnés à mort y étaient poignardés et jetés à la rivière.

En 1609, le prévôt Defunctis put saisir un des principaux de ce tribunal de voleurs, et le fit pendre haut et court au Port au Foin, devant l’endroit où il avait exercé lui-même sa parodie de la justice.

Pour quelques-uns de pendus le royaume des larrons ne tomba point, il ne resta pas moins dans Paris un incroyable nombre de voleurs et filous de toute importance qui faisaient du Pont-Neuf un des champs principaux de leurs exploits. Vols en plein jour, menues filouteries, bourses coupées, manteaux enlevés, désordres plus graves aussitôt la nuit venue, guet-apens, assassinats, entraient dans les habitudes journalières du Pont-Neuf. Défendre son manteau ou sa bourse quand on était attaqué, c’était risquer sa vie.

On avait eu beau décréter que tous les vagabonds et truands qui dormaient le jour sur le terre-plein, à l’ombre du cheval de bronze, et qui se transformaient en voleurs dès la nuit venue, devraient évacuer le Pont-Neuf dès six heures du soir, sous peine, s’ils étaient pris par le guet, d’être envoyés en prison ou à la potence, ils se moquaient des arrêts. On accusait même les archers du guet d’être de connivence avec eux et de recevoir, pour leur laisser le champ libre, une part dans le produit de leurs opérations.

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LA TOUR DE NESLE EN SES DERNIÈRES ANNÉES

Au trouble apporté dans la vie de Paris par ces malandrins qu’on appelait les officiers du Pont-Neuf, terreur du bon bourgeois tranquille, se joignaient d’autres non moins graves désordres. Turbulences de pages et d’écoliers, attroupements de laquais, pillards non moins que les voleurs de profession, et amusements étranges de gentilshommes.

Il n’y a pas une estampe représentant le Pont-Neuf au cours du XVIIe siècle sans que l’on n’y voie en quelque point, parmi l’encombrement des piétons, des cavaliers et des carrosses, des gens en train de ferrailler, au milieu d’un groupe que des archers font semblant d’avoir de la peine à percer pour venir séparer les combattants. On se rencontrait ici, à ce rendez-vous de tout Paris, on se heurtait entre ennemis, et les flamberges aussitôt de jaillir des fourreaux. Il y avait aussi des combats pour rire et l’on cite, en 1606, un combat à coups de boules de neige entre M. de Vendôme et ses amis, où l’un des combattants fut gravement blessé d’une pelote de neige enveloppant un caillou.

Il devint de mode parmi les jeunes cavaliers de s’en aller le soir, au sortir des cabarets, s’amuser sur le Pont-Neuf à voler les manteaux des bourgeois. C’était, paraît-il, Gaston d’Orléans qui avait mis en train ces petits divertissements. Plaisirs raffinés, mais dangereux, car les choses ne se passaient pas toujours sans coups de bâton ou estocades, quand les volés ne se voulaient pas laisser faire. Si le guet venait par hasard, on le rossait, ou l’on fuyait si l’on ne se trouvait pas en nombre.

Un soir, le comte de Rochefort, avec le comte d’Harcourt, le chevalier de Rieux, et quelques amis, après une partie de débauche, voulurent terminer la fête par une partie de «volerie» sur le Pont-Neuf. La compagnie se mit à l’œuvre. Rochefort et Rieux, qui avaient fortement bu, escaladèrent le piédestal de la statue de Henri IV et s’installèrent sur la croupe du cheval de bronze pour jouir du spectacle en toute tranquillité. Le divertissement marchait bien, les gentilshommes tire-laines avaient déjà enlevé cinq ou six manteaux, lorsqu’un des bourgeois détroussés s’avisa de requérir le guet.

Les archers arrivèrent en force, les gentilshommes aussitôt de détaler. Rochefort et Rieux voulurent en faire autant, mais ce dernier descendit trop précipitamment du cheval de bronze et se cassa la jambe. A ses plaintes le guet accourut et le ramassa. Rochefort, perché près du grand Henri, fut descendu par les archers et mené avec son ami aux prisons du Châtelet, où leur affaire faillit mal tourner pour eux, la peccadille n’étant point du goût du grand cardinal.

Depuis 1614, la statue équestre du roi Henri s’élevait sur le môle ou terre-plein du Pont-Neuf. Cette statue fameuse n’avait pas été érigée là sans peine, bien des aventures lui étaient arrivées avant son érection, et ces aventures peut-être exagérées, ont donné lieu à plusieurs versions. D’après la version la plus accréditée, rapportée par tous les anciens historiens de Paris, la monture de Henri IV, le cheval de bronze, serait une monture d’occasion ayant été exécutée à Florence par le sculpteur Jean de Bologne, pour porter la statue de Ferdinand, grand-duc de Toscane.

A la mort de Ferdinand, le cheval seul étant terminé fut offert ou vendu à la régente Marie de Médicis pour la statue qu’elle avait l’intention d’ériger au feu roi. On embarqua donc le cheval de bronze à Livourne, sur un bâtiment qui traversa la Méditerranée, prit le détroit de Gibraltar, et put arriver après une navigation mouvementée jusqu’en vue de la Normandie. Là le bâtiment fut jeté à la côte par la tempête.

Le cheval de bronze était au fond de la mer. Il y resta un an; enfin on put après beaucoup de peines et d’efforts le retirer et le faire porter par un autre navire jusqu’au Havre-de-Grâce. En mai 1614, nouveau transbordement sur un bateau qui remonta la Seine et l’apporta jusqu’au piédestal où il fut érigé tout seul en attendant le cavalier.

La monture resta ainsi pendant plusieurs années, dit-on, ce qui expliquerait l’habitude conservée après l’achèvement du monument, de l’appeler toujours le cheval de bronze.

D’après la seconde version, le cheval et le cavalier auraient été exécutés en même temps à Florence par Jean de Bologne et son élève Pierre Tocca, et la statue complète embarquée à Livourne. L’histoire du naufrage serait authentique, l’événement eut lieu non point en vue des falaises normandes, mais en Méditerranée sur les côtes de Sardaigne.

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LA STATUE DE HENRI IV AU XVIIe SIÈCLE

Cheval et cavalier avaient donc séjourné au fond de la mer, tous deux furent érigés en grande cérémonie en 1614, sur le piédestal non encore achevé, et qui attendit longtemps encore les quatre esclaves enchaînés, destinés à être placés aux quatre angles. Le monument ne fut bien complet qu’au milieu du siècle quand on eut entouré la statue d’une grille. Si cette grille protectrice avait isolé le piédestal dès le commencement, l’aventure de Rochefort et Rieux n’eût pas été possible.

Un autre monument aux abords du Pont-Neuf vint dès ses premiers ans ajouter un trait à sa physionomie déjà si pittoresque. C’est la Samaritaine qui vécut deux siècles et dont le souvenir survit encore dans un établissement de bains, surmonté d’un palmier de zinc bien peu décoratif.

En 1603, un mécanicien flamand, nommé Lintlaër, proposa au roi l’établissement d’une machine destinée à fournir d’eau potable le Louvre et les Tuileries, trop souvent réduits à la portion congrue; il s’agissait de construire sur pilotis un grand moulin en avant du Pont-Neuf presque en travers de la deuxième arche de la rive droite; malgré l’opposition du prévôt des marchands basée sur la gêne ainsi apportée à la navigation, la pompe fut construite en quelques années.

C’était primitivement comme une grande maison à pans de bois, portée sur d’énormes poutres sous lesquelles tournaient deux immenses roues de moulin; l’édifice avait deux étages, plus un grand toit aigu à deux rangs de lucarnes. La face tournée vers le Pont-Neuf fut décorée des figures en bronze doré de Jésus-Christ et de la Samaritaine, près de la vasque d’une fontaine où coulait une nappe d’eau sortant de la bouche d’un mascaron. Au-dessus s’élevait une tourelle avec une horloge astronomique indiquant le cours des astres et les signes du zodiaque, avec un petit clocheteur sonnant les heures et un carillon qui jouait différents airs à la grande joie des Parisiens.

La Samaritaine jouit tout de suite d’une grand popularité et son Jacquemart, que l’on venait entendre sur le pont, devint un personnage à qui tous les faiseurs de libelles et de pasquils firent endosser épigrammes, couplets satiriques et pamphlets.

La Samaritaine dans le cours de son existence subit quelques restaurations ou reconstructions, on la restaura sous Louis XIV avec plus de prétention à la magnificence; elle y perdit du pittoresque, le toit était remplacé par une terrasse, le Jacquemart était supprimé, le groupe de la Samaritaine se trouvait plus luxueusement arrangé. A côté de la tourelle au carillon, on voyait un cadran anémonique surmonté d’une Renommée tournante.

Vers 1714, la Samaritaine subit une reconstruction totale, jusqu’aux pilotis mêmes qu’il fallut en partie renouveler; le bâtiment eut trois étages, avec, au milieu de la façade donnant sur le pont, un avant-corps cintré abritant le fameux groupe. M. Edouard Fournier nous apprend que le célèbre canon du palais royal faillit être placé sur la terrasse de la Samaritaine en 1777 pour accompagner le carillon à midi sonnant.

Les derniers jours de la Samaritaine, après deux siècles de gloire, furent tristes. Quand vint la révolution, elle était déjà fort délabrée, son carillon se tut, il fut même un instant question de l’envoyer à la fonte comme les statues du Christ et de la Samaritaine qui disparurent alors.

L’édifice échappa encore provisoirement à la démolition parce que l’on y plaça un poste de garde nationale. En 1813, sa perte fut consommée, le bâtiment si fameux qui pendant deux siècles avait, n’en déplaise à Mercier qui le qualifie de petit vilain bâtiment carré, fait l’ornement de ce point de Paris et donné par son carillon chantant un supplément de gaîté à cet endroit remuant et bourdonnant, fut impitoyablement démoli.

N’oublions pas une des particularités de son histoire, cette pompe pittoresque était officiellement intitulée château de la Samaritaine, et comme château elle avait un gouverneur nommé par le roi, le plus souvent un gentilhomme, un écrivain ou un artiste, qui ajoutait au bénéfice de sa sinécure un logement admirablement placé qu’il pouvait occuper ou louer.

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LA SAMARITAINE SOUS LOUIS XIV

Dès les commencements du Pont-Neuf, des petites boutiques et des marchands ambulants s’étaient installés tout le long des parapets, moyennant un petit droit qui revenait aux valets de chambre du roi. Les estampes du temps nous y montrent libraires, bouquinistes et marchands de gravures dont le commerce au temps de la Fronde est des plus prospères.

C’est là, sous la Samaritaine, que l’on vend libelles et pamphlets, écrits satiriques, et cela devient une cause permanente de désordres et de bagarres. On y chansonne les gens et les événements du jour, les princes, la cour ou le Mazarin, on s’y houspille, on s’y bat avec les archers. Le Pont-Neuf alors a une vogue inouïe. Tout y passe, tout y commence, émeutes et révolutions, tout y finit en placards, en brocards ou en chansons.

Rendez-vous des charlatans,
Des filous, des passe-volans,
Pont-Neuf, ordinaire théâtre
Des vendeurs d’onguent et d’emplâtre,
Séjour des arracheurs de dents,
Des fripiers, libraires, pédants,
Des chanteurs de chansons nouvelles,
D’entremetteurs de demoiselles,
De coupe-bourses, d’argotiers,
De maîtres de sales métiers,
D’opérateurs et de chimiques
Et de médecins purgitiques
De fins joueurs de gobelets,
De ceux qui rendent des poulets...

Ces vers du poète Berthaud, si souvent cités parmi ceux qu’inspira le Pont-Neuf, font un tableau complet en raccourci de la population habituelle de notre Pont.

Les charlatans, vendeurs d’orviétan, de baumes souverains, d’eaux merveilleuses, de drogues guérissant tous les maux imaginables, les arracheurs de dents, en foule sur le Pont-Neuf, les uns installés sur des tréteaux avec des musiques, les autres opérant à cheval ou sur des chars richement et bizarrement décorés, tous revêtus de costumes extravagants, ne se contentaient pas tous de leurs boniments plus ou moins fantastiques pour vendre leurs fioles ou leurs pots d’onguents; quelques-uns dressèrent de véritables petits théâtres sur lesquels, pour attirer les badauds, des bateleurs ou des acteurs jouaient des parades au gros sel, des farces d’une extrême liberté, à la grande joie de la foule des oisifs amassés sur le pont, ou des passants qui mettaient deux heures à le traverser de la place des Trois-Maries à la rue Dauphine, en s’arrêtant à tous les tréteaux de ce spectacle perpétuel.

Les plus fameux de ces farceurs et charlatans du Pont-Neuf furent au début Tabarin, Mondor, Brioché, le signor Hieronymo dit l’Orviétan.

C’est sur la place Dauphine toute neuve que l’empirique Mondor, dit le beau Mondor, avait élevé une espèce de théâtre en plein vent sur lequel il vendait des baumes et des opiats pour la guérison des maux de dents. Une estampe d’Abraham Bosse nous le montre en exercice avec ses musiciens et son associé l’illustre Tabarin, chargé de mettre le public en gaîté par mille lazzis, mille inventions joyeuses. Mondor est une sorte de bellâtre pomponné comme un jeune seigneur, Tabarin est un fantoche portant le costume du Pantalone de la comédie italienne. Par sa verve et ses bouffonneries la vente marchait si bien qu’en peu d’années les deux compères firent fortune. Tabarin, enflé par ses écus, quitta Mondor pour acheter des terres et voulut faire le seigneur; ce fut pour son malheur: il eut bientôt sur ses terres, dit M. Ed. Fournier, une fin tragique et fut tué dans une querelle de chasse.

Hieronymo Ferranti, natif d’Orvieto, d’où le nom d’Orviétan qu’il prit et qui passa à ses drogues, arrachait les dents, vendait un onguent contre les brûlures, un baume souverain pour les blessures, et enfin son fameux orviétan contre le venin des serpents, les morsures de chiens enragés, la peste, les vers, la petite vérole et tous les maux en général. Il avait débuté vers 1600 dans la cour du Palais, sur une espèce de théâtre où il avait pour attirer le public quatre excellents joueurs de viole «assistez d’un insigne bouffon ou plaisant de l’hôtel de Bourgogne nommé Galinette la Galina, qui, de sa part, faisait mille singeries, tours de souplesse, et bouffonneries...».

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LA SAMARITAINE VERS LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE

Ferranti ne fit qu’un court passage sur le Pont-Neuf. Vers 1620, d’après le docteur le Paulmier, auteur d’une étude sur l’Orviétan, il y avait déjà un autre Orviétan, nommé Verrier, dit Vitrario, dit Tramontan, qui avait épousé Clarisse Ferranti, la veuve du premier.

Celui-ci vendit ses drogues plus longtemps que le premier, puis mourut à son tour. Pour ne pas laisser tomber une drogue si productive, Clarisse, veuve encore une fois, porta le secret et le nom de l’orviétan à un troisième mari, Christophe Contugi, dit à son tour l’Orviétan. Sur ses tréteaux du Pont-Neuf, Christophe Contugi avec une troupe d’acteurs comiques, Polichinelle, Brigantin et l’Aveugle, joue le rôle du Capitan Tranchemontagne et livre ses drogues au public après la parade.

Ajoutons que cet empirique bateleur, remarié après la mort de Clarisse, enrichi par ses drogues et devenu bourgeois de Paris, fit souche de véritables médecins et de gros bourgeois conservant longtemps le privilège de la vente de leur orviétan et en tirant de forts bénéfices.

Contugi avait des concurrents, Desiderio Descombes et le baron de Grattelard vendant aussi un antidote contre tous les maux, avec le même accompagnement de musiques et de pantalonnades; Gilles le Niais, sieur du Tourniquet, ayant à côté de Contugi des tréteaux arrangés avec décors peints comme un vrai théâtre où il vendait «baume, huile et pommade».

Il y avait encore Carmeline l’arracheur de dents, célèbre et adroit opérateur napolitain, venu de bonne heure à Paris. Il habitait une des deux maisons d’angle de la place Dauphine en face du cheval de bronze, et devant sa boutique avait dressé un théâtre orné d’un tableau où sa devise «Uno avulso, non deficit alter,» s’entourait d’innombrables dents extirpées à ses patients. Outre ses baumes, il voulut aussi vendre le remède fameux de l’orviétan et pour cela eut des démêlés judiciaires avec Contugi. Lors de l’affaire Broussel, Carmeline commandait la barricade du Pont-Neuf, s’il faut en croire les mazarinades qui peuvent bien avoir inventé ce détail dans leur récit comique de la grande journée.

Parmi les spectateurs qui se pressaient sur le Pont-Neuf aux parades, aux pièces burlesques jouées sur les tréteaux de tous ces charlatans, triacleurs et opérateurs, se glissait alors le jeune Molière, rompant avec sa famille qui le rêvait avocat, et briguant, paraît-il, pour ses débuts un emploi chez l’Orviétan ou chez Barry l’opérateur qui sur le quai faisait concurrence à ses confrères du Pont-Neuf.

Les acteurs comiques du Pont-Neuf, d’une verve bouffonne si extravagante et devenant vite populaires, passaient souvent des tréteaux charlatanesques sur de vrais théâtres, à l’hôtel de Bourgogne ou ailleurs.

Au bout du Pont-Neuf, sur le quai, devers l’hôtel Guénégaud et la tour de Nesle, s’était établi le théâtre des Marionnettes du sieur Brioché. Il occupait les restes d’une petite construction carrée flanquée d’une tourelle que l’on appelait le château Gaillard, reliée à la tour de Nesle par un rempart à demi écroulé, au-dessus d’une berge où les chevaux menés à l’abreuvoir croisaient les lavandières chargées de linge. Autrefois le château Gaillard avait été un poste terminant sur la rivière le retour d’angle du rempart de la porte de Nesle. La tour de Nesle elle-même était en assez triste état, le rempart s’effritait, attendant la démolition.

Le château Gaillard, bien placé au débouché du Pont où les attractions se pressaient pour le curieux, offrait à celui-ci une dernière occasion de s’arrêter et de rire.

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UNE REVUE DE LA FRONDE SUR LE PONT-NEUF
Imp. Draeger & Lesieur, Paris
J’aperçois là-bas sur la rive
Le beau petit château Gaillard,
A quoy sers-tu dans ce bourbier?
Est-ce d’abry, de colombier?
Est-ce de phare ou de lanterne?
De quoi? de pont ou de soutien?
Ma foi si bien je te discerne,
Je crois que tu ne sers de rien.

dit Paris ridicule, une des nombreuses pièces satiriques sur le Paris du XVIIe siècle. Cela servait de théâtre aux marionnettes du sieur Brioché, le plus célèbre des montreurs de marionnettes d’alors, théâtre en vogue aussi, où l’on eut, comme intermède, le spectacle de Cyrano de Bergerac tirant l’épée contre Fagotin, le singe de Brioché, et le jetant mort sur le carreau.

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MONDOR ET TABARIN

Le Pont-Neuf entra dans la politique de fort bonne heure, lors de l’affaire Concini.

Le favori de la reine régente Marie de Médicis, le maréchal d’Ancre, universellement détesté, pris à partie par les faiseurs de libelles et de chansons du Pont-Neuf avait, au sommet de sa fortune, pour braver orgueilleusement les haines populaires, fait planter sur quelques places et notamment au milieu du Pont-Neuf des potences destinées à intimider ses ennemis de la rue.

Les faiseurs de libelles continrent prudemment leurs plumes, mais Concini avait d’autres ennemis à la cour, à commencer par le jeune roi Louis XIII, âgé de quinze ans, et son favori Luynes, qui devaient brusquement, par un coup de force rappelant les façons du XVIe siècle, terminer la lutte sourde engagée depuis quelque temps.

L’affaire se fit très simplement. Le baron de Vitry, capitaine des gardes du roi, abattit à coup de pistolet le maréchal d’Ancre sur le Pont dormant du Louvre, et quand le maréchal ne fut plus qu’un cadavre dépouillé et retourné à coups de pied par ses meurtriers, le jeune roi joyeusement parut à une fenêtre salué par leurs acclamations.

A la nouvelle de ce meurtre, la joie fut grande et générale dans tout Paris, dans les rues, au Parlement, et aussi à la cour où s’élevait un nouveau soleil. Le Parlement, les magistrats, les échevins vinrent complimenter le roi pendant que le populaire allumait des feux de joie dans les carrefours. La veuve de Concini, Léonora Galigaï, était aussitôt arrêtée, maltraitée et dépouillée par des gens qui fouillaient partout chez elle pour trouver ses diamants. On l’envoya à la Bastille pendant qu’on enterrait secrètement le maréchal dans un trou fait à la hâte sous les dalles de Saint-Germain l’Auxerrois, et pendant qu’au Louvre la curée se faisait de tout le butin conquis, des biens, terres et maisons, des charges et dignités du défunt.

Le secret de cet enfouissement précipité n’avait pas été assez bien tenu, car dès le matin du lendemain, le peuple commença à venir dans l’église Saint-Germain l’Auxerrois et à se montrer sous les orgues l’endroit où le corps avait été enseveli. Après les simples curieux des amateurs de désordre arrivèrent. En moins d’une demi-heure, il y eut foule dans l’église; on criait qu’il était honteux de laisser ainsi enterrer en terre sainte le corps du Concini, et avec des bâtons et des couteaux on commençait à soulever les dalles. Bientôt la tombe fut ouverte, les plus enragés en sortirent le cadavre, lui attachèrent des cordes au cou et le traînèrent hors de l’église.

Sur le pavé bientôt on se dispute le corps, on se l’arrache; ce n’est pas tout de l’avoir enlevé de l’église, les uns veulent le jeter à la rivière, les autres le brûler, enfin un troisième avis est entendu et l’on va pendre Concini à l’une des potences qu’il a fait élever sur le Pont-Neuf.

Il n’y resta pas plus d’une demi-heure, la rage des forcenés n’étant pas satisfaite ou de nouvelles bandes étant arrivées, le cadavre fut bientôt décroché de la potence et la populace s’acharna sur lui, le mutila atrocement au milieu d’un tumulte de cris furieux, d’injures contre la reine, de menaces contre tous les anciens partisans du maréchal.

Le futur cardinal de Richelieu, alors seulement évêque de Luçon et l’un des amis et conseillers de la reine mère, passait au moment même en carrosse sur le Pont-Neuf. Il y courut quelques dangers, mais se tira d’affaire en criant Vive le roi plus fort que la populace, qu’il laissa en train de couper les oreilles et le nez de Concini, de jeter ses entrailles à la rivière, et de partager le corps en morceaux que diverses bandes traînèrent çà et là dans Paris, pour les brûler à des feux de joie ou les faire manger aux chiens.

Depuis longtemps le Pont-Neuf était dans toute sa gloire, toujours regorgeant de passants et d’oisifs, bruyant et agité, retentissant de musiques de charlatans, de chansons souvent audacieuses qui s’en prenaient aux choses de la politique et aux puissants du jour, et se répandaient vite parmi les foules groupées autour des tréteaux des empiriques, lorsque éclata le mouvement de la Fronde.

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LE CADAVRE DU MARÉCHAL D’ANCRE PENDU AU PONT-NEUF

Alors les chansons satiriques se firent révolutionnaires, les Pont-neufs, comme on appelait tous ces couplets moqueurs, ouvrirent les hostilités contre la cour et le cardinal Mazarin. Les menus faits de la vie parisienne, le petit événement ou le crime du jour furent dédaignés par les faiseurs de complaintes ou de fredons, il n’y en eut que pour son Eminence Julio Mazarini, les poètes du Pont-Neuf et bien d’autres rimeurs qui se joignirent aux rimailleurs ordinaires ne rimèrent plus que contre lui, les faiseurs de libelles ne connurent plus d’autre gibier. Pendant quatre ans les échos du Pont-Neuf ne retentissent que de Mazarinades et de chansons frondeuses. Le Pont-Neuf appartient tout entier à la Fronde, bien des scènes de cette révolution cavalière, galante et souvent burlesque, commencée gaiement par des chansons, se passent sur ce théâtre, surtout dans la première partie, avant que le jeu ne tourne à la vraie guerre, et ensuite tous les événements de cette guerre y ont leur retentissement.

Le jour où la cour se décida à faire arrêter le vieux conseiller Broussel en sortant du Te Deum chanté à Notre-Dame pour la victoire de Lens, le Pont-Neuf fut en ébullition à la première nouvelle du coup de force. Dans les rues toutes les boutiques se fermaient et l’on courait aux armes, on s’attroupait sur le Pont-Neuf d’où l’on put voir filer le carrosse entouré de gardes emmenant au galop Broussel à Saint-Germain.

Le maréchal de la Meilleraye, qui traversait le pont à la tête du régiment des gardes revenant de la cérémonie à Notre-Dame n’eut d’abord en tête «que des enfants qui lui disaient des injures et jetaient des pierres aux soldats», mais bientôt la chose tourna mal pour lui, il dut battre en retraite devant l’émeute gagnant comme une traînée de poudre, et, serré de fort près, il passa d’assez mauvais quarts d’heure en certains endroits et notamment à l’Arbresec où il eût peut-être été écharpé sans l’intervention du coadjuteur.

Ce fut une étrange rumeur,
Lorsque Paris tout en fureur,
S’émeut et se barricada.
Alleluia!
Sur deux heures après dîné
Dans la rue Saint-Honoré,
Toutes les vitres on cassa.
Alleluia!
Le maréchal de l’Hôpital
Fut sur le Pont-Neuf à cheval,
Afin de mettre le holà.
Alleluia!
Un tas de coquins en émoi
Lui fit crier: Vive le roi
Tant de fois qu’il s’en enrhuma.
Alleluia.

Ainsi le Pont-Neuf chansonnait la sédition soulevée par l’arrestation du bonhomme Broussel. Pendant les deux jours que dura le tumulte, le Pont-Neuf fut le quartier général de l’émeute et vit passer le flux et le reflux des bagarres, des tumultes nouveaux, de nouvelles charges des chevau-légers de la Meilleraye pour dégager le chancelier Séguier, dont le carrosse fut arquebusé devant le cheval de bronze, le matin du deuxième jour, quand il avait essayé d’aller porter au Parlement la défense de s’assembler.

Et pendant toute la durée de la Fronde, pendant les quatre années de troubles, le Pont-Neuf resta ce qu’il avait été dès le premier jour, le rendez-vous de tous les turbulents, de tous les chercheurs de noises et de désordre. Quand les émeutes tournèrent en vraie guerre civile, combien de fois défilèrent devant le cheval de bronze les milices bourgeoises, les régiments levés par le Parlement, la cavalerie des portes cochères, le régiment de Corinthe, levé par le coadjuteur, toutes ces troupes qui tenaient assez mal devant les mousquetades en rase campagne, mais qui aimaient à manœuvrer sur le Pont-Neuf ou sur la Grève, pour les «parades» devant les princes, devant les belles amazones de la Fronde, les duchesses de Longueville et de Bouillon cavalcadant au milieu d’un escadron de jeunes seigneurs aux écharpes bleues.

A certains moments, il ne faisait guère bon de s’aventurer sur le pont si l’on était connu pour ne pas être suffisamment ennemi du Mazarin, que de temps en temps, dans les sursauts de colère, l’on y brûlait ou pendait en effigie faute de mieux, et plus d’un anti-frondeur faillit s’en aller par-dessus le parapet boire plus que de raison à la Seine.

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L’HÔTEL DE GUÉNÉGAUD

Maintes fois les récits du temps rapportent des brutalités exercées par la populace sur des gens suspects de mazarinisme qui s’étaient aventurés sur ce dangereux passage; ce sont, aux jours de mauvaise humeur du pont, carrosses arrêtés, cochers assommés, nobles seigneurs houspillés et forcés de crier: A bas le Mazarin. Parfois la populace frondeuse s’en prenait même à des dames et ne reculait pas devant les pires brutalités, comme le jour où la maréchale d’Ornano, arrêtée sur le Pont-Neuf et prise pour la duchesse d’Elbeuf, fut horriblement maltraitée avec ses suivantes et ses gens, et ne se tira de là que «battue comme plastre», fouillée et pillée, laissant son carrosse en miettes.

Rixes, bagarres, échauffourées étaient de tous les jours dans ces parages. Dans la dernière période, lorsque ce n’était plus Condé qui assiégeait Paris, mais Turenne, et que Condé se préparait à la bataille du faubourg Saint-Antoine contre les troupes royales, on vit un jour une compagnie bourgeoise revenant de monter la garde au Palais, se prendre de querelle avec d’autres miliciens postés au Cheval de bronze; des injures on en vint vite aux coups, les mousquets se mirent de la partie et il y eut bientôt une quarantaine d’hommes à terre, tant sur le Pont-Neuf que sur le quai des Orfèvres.

Naturellement, pendant ces années révolutionnaires, le Pont-Neuf avait perdu avec sa tranquillité ses joyeux personnages d’auparavant; ses extraordinaires charlatans et ses pittoresques baladins s’étaient envolés. Ils ne revinrent que lorsqu’ils eurent chance de retrouver leurs acheteurs et leurs spectateurs, après les derniers soubresauts de la Fronde expirante.

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LES TRÉTEAUX DE L’ORVIÉTAN
 

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LE CANON D’ALARME AU TERRE-PLEIN DU PONT-NEUF. 1792.


CHAPITRE XVI

LE PONT-NEUF (SUITE)

Sous le Grand Roi.—Les Embarras du Pont-Neuf.—Les racoleurs du quai de la ferraille.—Derniers charlatans.—Le gros Thomas.—Toujours les voleurs.—La bande de Cartouche.—Transformation du paysage.—Le collège des Quatre Nations.—Les chanteurs de gaudrioles.—L’exposition de la Fête-Dieu place Dauphine.—Les boutiques de Soufflot.—La Révolution.—Premières petites émeutes.—La patrie en danger.—Le canon d’alarme au terre-plein.—Le jeune Bonaparte.—Disparition de la Samaritaine.—Le treize Vendémiaire.

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LES STATUES TOMBALES DE COMMINES ET DE SA FEMME EN L’ÉGLISE DES GRANDS-AUGUSTINS

Sous le Grand Roi, les libellistes se taisent ou se cachent; par un sage éloignement pour la Bastille ou la potence, les rimeurs mettent une sourdine à leur verve satirique, les chanteurs du Pont-Neuf se consacrent plus spécialement aux gaudrioles, aux complaintes, sauf de temps en temps à se rattraper si quelque circonstance leur permet de lâcher un peu la bride à leur Muse moqueuse.

Philippe le Savoyard, qui s’intitulait lui-même l’Orphée du Pont-Neuf, installé sous le cheval de bronze pour chanter ses couplets devant un auditoire serré qui lui fit un immense succès pendant de longues années, Guillaume de Limoges, dit le Gaillard boiteux et le cocher de M. de Verthamont, connu seulement sous ce qualificatif, qui avait quitté, non la livrée, mais seulement le carrosse de son maître, père d’un premier président au Parlement, pour se faire chanteur ambulant, chanteur de complaintes surtout, furent les plus célèbres de ces ménestrels de la rue au XVIIe siècle. Ils chantaient soit leurs propres œuvres dont on a conservé des recueils, produits d’une muse grossière et libre, soit les chansons de poètes fournisseurs à un écu la chanson, soit les couplets que leur apportaient des poètes grands seigneurs, lorsqu’il s’agissait de refrains moqueurs à faire courir.—Enfants, gare les Pont-Neufs! disait le grand Condé à ses soldats un matin de bataille.

Plus de séditions sur le Pont, les tire-laines seuls continuaient à opérer; le soir, le Pont-Neuf redevenait leur domaine, vols à main armée et assassinats étaient choses courantes; cela dura longtemps malgré les épurations énergiques entreprises par le lieutenant de police La Reynie, qui traquait impitoyablement voleurs et vagabonds, fermait les cours des Miracles et, de toute l’écume ramassée sur le pavé, jetait ce qui était simple vagabond et mendiant à l’Hôpital général, et entassait les malfaiteurs dangereux sur des bateaux dirigés ensuite vers le nouveau monde.

La Reynie ou son successeur d’Argenson eurent beau s’évertuer à débarrasser le sol de Paris de la gueuserie malfaisante, elle renaissait toujours, et le Pont-Neuf continuait à en avoir sa part. Spadassins et duellistes continuaient aussi leurs exploits. L’estampe sur les Embarras du Pont-Neuf qui nous montre le pont au beau temps du règne du grand roi, ne manque pas de faire figurer au second plan des gens en train de ferrailler, derrière l’encombrement des carrosses, des chaises à porteurs, des haquets, des porteurs d’eau, parmi la foule entourant les éventaires et les boutiques des marchands alignés tout le long du parapet sur les hauts trottoirs.

Outre le danger des querelles avec les bretteurs, il y avait encore autre chose à redouter aux environs du Pont-Neuf pour tout ce qui était jeune, naïf et de bonne mine. C’étaient messieurs les racoleurs, en quête de recrues pour le service du roi et qui, par tous les moyens possibles, tâchaient de pourvoir aux vides produits dans les régiments par toutes les batailles du règne.

Leurs façons d’agir soulevaient de nombreuses plaintes. Voici sur ce point ce que dit le journal de la cour de Louis XIV: «Il y avait plusieurs soldats et même des gardes du corps, qui à Paris et sur les chemins voisins prenaient par force des gens qu’ils croyaient être en état de servir et les menaient dans des maisons qu’ils avaient à Paris, où ils les enfermaient et ensuite les vendaient malgré eux aux officiers qui faisaient des recrues. Ces maisons s’appelaient des fours. Le roi, averti de ces violences, commanda qu’on arrêtât tous ces gens-là et qu’on leur fît leur procès... Il ne voulut point qu’on enrôlât personne par force. On prétend qu’il y avait vingt-huit de ces fours-là dans Paris.»

Ceci était écrit en 1695. Quelques fours où l’on retenait les gens enrôlés de force furent peut-être fermés, mais l’industrie du racolage continua, en modifiant un peu ses façons. Les racoleurs s’étaient installés surtout près du Pont-Neuf entre la rue de l’Ecole et la vallée de Misère, sur le quai de la Mégisserie, dit aussi de la Ferraille, pour les revendeurs de vieux fers qui s’y tenaient à côté des oiseliers et des marchands de fleurs.

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LES VOLEURS DU PONT-NEUF

Haut en couleur, le chapeau à cocarde et à haut plumet sur l’oreille, moustache au vent, et la rapière battant le mollet, le racoleur flânait sur le Pont-Neuf, au milieu de la cohue, parmi les gens attroupés devant les charlatans ou accoudés sur le parapet dans l’attente du carillon de la Samaritaine; dès qu’il distinguait dans la foule quelque bon gibier, quelque figure naïve de jeune provincial, ignorant le danger, quelque beau gaillard apte à porter le mousquet ou manier l’espadon au service du roi, il s’arrangeait pour entrer en conversation avec lui, de façon à le circonvenir et à l’entraîner vers le cabaret où il avait établi son quartier général. Aux alentours de l’arche Popin, plusieurs cabarets n’étaient ainsi que des bureaux de racolage. Les racoleurs s’efforçaient de faire boire outre mesure les gens tombés dans leurs panneaux, et, leur vantant les loisirs et les agréments de l’état militaire, la gloire et les ripailles au service du roi cherchaient à éveiller une vocation soudaine. Le vin aidant, quelques donzelles aussi quelquefois, pour donner un avant-goût des victoires et conquêtes promises aux enfants de Mars, et le jeune homme, dans les fumées de l’ivresse, signait son engagement. Le tour était joué, le roi avait un soldat de plus. Quelquefois la recrue faisait des façons et, quand les racoleurs démasquaient leurs batteries, refusait de se laisser enrôler. Alors les galants officiers changeaient de ton. Les moustaches se redressaient, les sourcils se fronçaient, on rudoyait le cher ami, il fallait signer ou en découdre, le bretteur apparaissait sous le racoleur, tout prêt à pourfendre de sa rapière l’étourneau tombé sous sa main.

Chaque jour amenait la répétition des mêmes scènes sur le quai des racoleurs. On les savait capables de mille ruses pour envoyer au régiment les imprudents séduits par leur faconde et leurs promesses, mais on les accusait aussi de recourir trop souvent à la violence et d’enlever parfois des malheureux à eux signalés par des gens intéressés à les faire disparaître.

Ce commerce des racoleurs dura jusqu’à la Révolution, jusqu’au jour où le sort de ces volontaires, entraînés ou forcés, devint le sort de tous. Mercier les a connus et n’a pas manqué de faire le portrait du racoleur de la dernière époque, à l’article du Pont-Neuf dans son tableau de Paris: «Au bas du Pont-Neuf sont les recruteurs, racoleurs qu’on appelle vendeurs de chair humaine. Ils font des hommes pour les colonels qui les revendent au roi... Ils se servent d’étranges moyens. Ils ont des filles de corps de garde au moyen desquelles ils séduisent les jeunes gens qui ont quelque penchant pour le libertinage; ensuite ils ont des cabarets où ils emmènent ceux qui aiment le vin; puis ils promènent, les veilles du Mardi-Gras et de la Saint-Martin, de longues perches surchargées de dindons, de poulets, de cailles et de levrauts afin d’exciter l’appétit de ceux qui ont échappé à celui de la luxure!

«Les pauvres dupes qui sont à considérer la Samaritaine et son carillon, qui n’ont jamais fait un bon repas de leur vie sont tentés d’en faire un et troquent leur liberté pour un jour heureux. On fait résonner à leurs oreilles un sac d’écus et l’on crie: Qui en veut? qui en veut? C’est de cette manière qu’on vient à bout de compléter une armée de héros qui feront la gloire de l’Etat et du monarque. Ces héros coûtent au bas du Pont-Neuf trente livres pièce: quand ils sont beaux hommes, on leur donne quelque chose de plus. Les fils d’artisans croient affliger beaucoup leurs père et mère en s’engageant; les parents les dégagent quelquefois et rachètent cent écus l’homme qui n’en a coûté que dix: cet argent tourne au profit du colonel et des officiers recruteurs.

«Les recruteurs ont leurs boutiques dans les environs avec un drapeau armorié qui flotte et qui sert d’enseigne. Un de ces recruteurs avait mis sur son enseigne ce vers de Voltaire sans en sentir la force ni la conséquence:

«Le premier qui fut roi fut un soldat heureux...»

Les fameux charlatans et empiriques de la jeunesse du Pont-Neuf eurent, au commencement du XVIIIe siècle, un digne successeur dans le Gros Thomas, arracheur de dents bientôt aussi célèbre qu’eux. Magnifiquement vêtu, un grand sabre au flanc, debout sur un char couvert, où des violons étaient chargés d’amuser les oreilles du public pendant qu’il s’en prenait aux mâchoires de ses clients, le gros Thomas déployait une éloquence et une faconde dignes de ses prédécesseurs.

Un curieux type de charlatan aussi que ce gros Thomas, bon vivant, et bon garçon, joyeux, tout en rondeur, très expert dans l’art d’entretenir et de réchauffer par des inventions étranges la productive célébrité qu’il avait conquise. Non content de célébrer à sa façon les fêtes publiques en arrachant gratis les dents avariées du populaire, ou de faire des tournées à l’Hôtel-Dieu pour opérer de même sur les malades, le gros Thomas, en 1729, à l’occasion de la naissance du Dauphin qui mettait Paris en liesse et faisait, après les réjouissances officielles, tirer tant de feux d’artifice particuliers, voulut faire mieux et outre quinze jours de soins gratis promis aux mâchoires du public, annonça, par des billets distribués sur le pont, qu’il offrirait le 19 septembre un grand repas au populaire, au beau milieu du Pont-Neuf, sous la statue du roi Henri.

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LES TROTTOIRS DU PONT-NEUF, XVIIIe SIÈCLE

Les tables devaient être dressées dans l’espace entouré de grilles sous le cheval de bronze. Il avait acheté un bœuf pour pièce de résistance, six cents cervelas et suffisamment de vin pour faire passer ces victuailles. Or le gros Thomas avait sans doute négligé de se munir de l’autorisation du lieutenant de police, car les premiers convives arrivés au jour dit furent les archers de Monsieur le lieutenant, qui saisirent tables et victuailles et firent même défense à l’amphitryon de paraître de la journée sur le Pont-Neuf.

Mais à leur tour survinrent les vrais convives, ceux qui se promettaient de faire honneur à ce festin gratuit. C’étaient des crocheteurs, des gens des halles et des ports, et de pauvres diables apportant de longues dents au gros Thomas, véritable bienfaiteur des mâchoires. Ne trouvant nappe ni couvert, bouteilles ni écuelles à l’endroit indiqué, aucune apparence de victuailles, le chagrin d’avoir à rester sur leur appétit fit tourner leur civilité en fureur et ils s’en furent aussitôt vers le quai Conti devant le domicile du gros Thomas, pour l’accabler de reproches et d’injures.

Le gros Thomas ouvrit sa fenêtre et voulut apaiser l’émeute par un discours où il déplorait l’empêchement de force majeure et expliquait aux convives désappointés qu’ils ne pouvaient s’en prendre qu’à M. le lieutenant de police, mais ces explications satisfaisaient très peu les appétits, les gens ne voulaient rien entendre et criaient de plus belle. Au lieu de remerciements, le gros Thomas fut accablé d’injures. Comme il avait la tête chaude et de la poigne, ainsi qu’il le montrait si bien à sa clientèle souffrante, il se fâcha tout rouge et, sautant sur un gourdin, il ouvrit sa porte et tomba vigoureusement sur les manifestants. Les premiers groupes se dispersèrent en se frottant les épaules, mais le deuxième rang s’avança, remplaçant les injures par des cailloux. Le gros Thomas, ne se sentant plus de force à bousculer toute une populace, battit en retraite et se barricada chez lui. Bientôt une foule immense bloqua le quai, avec des cris et des injures dans les premiers rangs, de joyeux rires au second plan, surtout quand l’arracheur de dents, à bout de patience, exécutait une sortie avec sa trique. Finalement la force armée dut intervenir pour protéger la maison attaquée et dissiper les attroupements.

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LE GROS THOMAS D’APRÈS L’ESTAMPE DE RIGAUD

Le gros Thomas s’en fut un jour présenter ses hommages au roi à Versailles; il montait pour la circonstance un cheval revêtu d’un caparaçon fait de dents enfilées, dépouilles de sa clientèle du Pont-Neuf. Le cavalier n’était pas moins remarquablement vêtu, il avait un habit écarlate à la turque, tout constellé de grosses pierreries, de canines et de molaires, un soleil d’argent sur son plastron, un bonnet d’argent massif aux armes de France et de Navarre, couronné par un globe sur lequel se dressait un coq. Un sabre immense battait ses flancs. Il marchait dans ce pompeux appareil accompagné d’un tambour, d’un trompette, d’un porte-drapeau, et suivi de quelques serviteurs.

Sous la Régence, on crut revoir tout à fait le temps où le Pont-Neuf, dès la nuit tombée, appartenait aux tire-laines. Malgré les diverses épurations opérées sous Louis XIV et les coups de filet jetés dans les bas-fonds de Paris par la Reynie et d’Argenson, les attaques nocturnes, les vols à main armée n’avaient jamais été bien rares dans les rues de Paris. N’avait-on pas vu, une nuit de décembre, une attaque de diligence sur le Pont-Neuf comme dans une forêt de Sénart, le courrier de Tours arrêté devant la Samaritaine et dévalisé à fond avec ses voyageurs avant l’arrivée du guet.

Lorsque la bande de Cartouche commença à répandre la terreur dans Paris par ses exploits, le Pont-Neuf fut moins sûr que jamais. Cartouche et ses gens opéraient volontiers sur ce point. Ce n’était pas toujours lui ou sa bande, mais alors on portait tous les méfaits et les crimes à son compte déjà si chargé. Les Parisiens, lorsqu’ils avaient à traverser de nuit ce passage dangereux, en étaient arrivés à se réunir en troupes pour en imposer, par le nombre, aux malfaiteurs possibles. Ce fameux Cartouche, qui n’avait que vingt-cinq ou vingt-six ans, était un Parisien de Paris, enfant des faubourgs, lancé dans le crime dès l’enfance. Sa bande, parfaitement organisée, menée militairement, préparant soigneusement ses coups et les exécutant avec une audace extraordinaire, comptait des affiliés nombreux, indicateurs, recéleurs, complices divers, dans tous les rangs de la société, des commerçants, des valets, des laquais de la cour et jusqu’à des archers de la police, ce qui expliquait les insuccès de celle-ci dans la chasse acharnée donnée à la bande, et l’adresse avec laquelle Cartouche se dérobait à toutes les poursuites, à tous les pièges tendus. Une légende s’était faite sur le fameux voleur, non seulement on voulait voir en lui l’auteur de tous les crimes commis dans la ville, mais encore on lui attribuait par-dessus le marché maintes aventures, et même quelques traits de galanterie à l’égard de belles dames tombées entre les mains de la bande.

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LA PORTE NEUVE ET LA TOUR DU BOIS

Enfin Cartouche fut pris, trahi par un de ses hommes, jeté au grand Châtelet dans un de ces fameux cachots souterrains, comme Chausse d’hypocras ou Fin d’aise, véritables fosses au fond des tours, où l’on descendait les prisonniers dangereux par une trappe pratiquée à la voûte. On se croyait bien tranquille sur le compte du bandit jeté dans cette basse fosse; cependant Cartouche, malgré toutes les précautions et les chaînes, réussit à percer la muraille et à passer dans la cave d’une des maisons accolées aux murailles de la prison, mais là il échoua dans sa tentative, la garde appelée par les cris des habitants arriva à temps pour le reprendre. On n’osa le replacer au Châtelet, il fut immédiatement transporté à la Conciergerie et enfermé, le corps serré par une grosse chaîne de fer, dans un cachot de la tour de Montgommery.

Le Pont-Neuf, pendant tout le XVIIIe siècle, garde à peu près sa physionomie du siècle précédent. C’est toujours la même presse sur le pont, principal passage et le plus commode, quand les autres ponts sont encore rétrécis par leurs maisons, passage toujours libre, alors que parfois, aux grandes crues de l’hiver, le Seine se répandant sur les berges et par les rues basses, interrompt les communications par les autres ponts et met ceux-ci en danger.

Le paysage a bien changé depuis le temps de Callot et d’Israel Silvestre. Le vieux décor de la porte de Nesle est tombé, les deux tours qui bouclaient Paris de ce côté de la Seine, la tour de Nesle et la tour du Bois ont été jetées bas. A gauche, la vieille berge accidentée jadis, toujours grouillante de populaire, bateleurs, lavandières, chevaux à l’abreuvoir, a fait place aux constructions régulières du quai sur lequel s’est élevé le Collège des quatre nations, conception de Mazarin exécutée avec les millions légués par lui.

Sur le côté gauche du Pont, il reste toujours le couvent des grands Augustins, avec son église bordant le quai, entre les contreforts de laquelle se serre une ligne de petites échoppes. Le jardin des moines a été fort diminué par la rue Dauphine, maintenant bâtie jusqu’à l’endroit où elle va heurter le rempart, que l’on percera bientôt à la porte Bucy.

A droite ont disparu, pendant le cours du règne de Louis XIV, les derniers restes du Louvre gothique, les bases de tours circulaires restées longtemps visibles sur le quai. Devant la nouvelle façade du quai, s’étendent les verdures du Jardin de l’Infante, l’ancien parterre du Louvre, ainsi nommé depuis qu’il avait été réservé à l’infante d’Espagne, amenée à Paris pour épouser Louis XV, et logée au Louvre pendant quelques années, jusqu’à la rupture du projet.

Sur le quai du Louvre, la porte Neuve par laquelle Henri IV était entré dans sa ville, est tombée en même temps que la tour du Bois et l’hôtel du grand prévôt adossé à la porte Neuve. Un peu plus loin, après le Pont-Rouge, s’élèvent les pavillons des Tuileries que la Grande galerie du Louvre s’en va rejoindre, et après lesquels on ne voit plus que verdure et campagne, les verdures du jardin des Tuileries et après la porte de la Conférence, les arbres du Cours-la-Reine, promenade créée par Marie de Médicis, et remplaçant le vieux pré aux Clers en train de se couvrir de maisons.

Plus près du Pont-Neuf, la colonnade de Perrault a fait disparaître presque tous les vieux logis établis sous les tours de l’ancien Louvre; il n’en reste plus au XVIIIe siècle, comme vestiges des âges précédents, qu’une partie du vieil hôtel du connétable de Bourbon, où se tinrent les Etats de 1614 et transformé ensuite en garde-meuble du roi. Ces vieux pignons gothiques disparaîtront à leur tour au milieu du XVIIIe siècle pour faire place aux parterres continuant le jardin de l’Infante.

Si le passage étalé vers le couchant sous les yeux des flâneurs du Pont-Neuf s’est bien modifié, le Pont, nous l’avons dit, n’a pas changé. Il a toujours ses deux files de boutiques plus serrées même qu’autrefois, boutiques de fripiers, couteliers, vendeurs de toutes sortes de petits articles, éventaires de bouquetières et surtout étalages de bouquinistes; il a toujours son immense mouvement de carrosses, de chaises à porteurs, de charrettes de toutes sortes, de passants pressés, de badauds bayant aux corneilles, de promeneurs en quête des nouvelles du jour. On y voit encore des charlatans divers, mais depuis le gros Thomas, aucun d’eux ne mérite d’être mis au rang des illustres baladins et vendeurs d’orviétan. De ce côté seulement, il y a décadence.

Pour le reste, c’est toujours la grande artère de Paris. Un vieux dicton assure que dans cet incessant défilé, on ne peut jeter un regard sans voir en même temps un moine, une fille et un cheval blanc. Les filles sont nombreuses dans la foule, promenant leurs falbalas parmi tout ce monde où Paris coudoie la province et les étrangers de passage. Les chanteurs des rues sont restés fidèles au Pont-Neuf; sous la statue du bon roi, place Dauphine, ils attroupent encore les badauds avec le grincement de leurs violons, mais la satire des événements, la critique des gens en place n’est plus guère leur affaire. Ils se vouent surtout à la chanson grivoise. La simple gaudriole a remplacé le Pont-Neuf agressif. Un jour, cependant, cette chanson grivoise osa toucher aux maîtresses de Louis XV et le Pont-Neuf fit un succès à la Belle Bourbonnaise, la maîtresse de Blaise, où les aventures de Mme du Barry étaient chansonnées sur un vieil air ayant déjà servi, qui redevint bien vite populaire.

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LES BOUTIQUES DES DEMI-LUNES DU PONT-NEUF

Sur les trottoirs hauts de près de deux pieds qui encadrent la chaussée, où maintenant il y a des lanternes accrochées à des potences de fer, ce sont petits marchands promenant leurs éventaires, petits cireurs de souliers, crocheteurs, comme on appelle alors les commissionnaires, puis des mendiants, des tondeurs de chiens, etc.

Les échoppes, boutiques de planches, tonneaux de ravaudeuses ou de savetiers accotés à tous les édifices, églises, palais, hôtels, partout où quelque encoignure permettait l’installation d’un éventaire, d’une table et d’une chaise, formaient un des traits caractéristiques du Paris de ce temps. On s’en plaignait, on protestait contre leurs envahissements, et de temps en temps, l’autorité prenait quelque mesure qui jetait bon nombre de pauvres diables sur le pavé; puis, l’ordonnance de police oubliée, ces excroissances parasites de tous les monuments reparaissaient une à une. C’était en tout cas un grand élément de pittoresque, et ces pauvres échoppes, après tout, au lieu de nuire aux grands édifices faisaient plutôt valoir les beautés des architectures.

Le vieux château Gaillard a disparu; à sa place on voit un abreuvoir passant par une arcade sous le quai, abreuvoir qui restera jusqu’à la création de l’écluse actuelle de la Monnaie.

Vers 1775, le Pont-Neuf reçut quelques modifications. On abaissa un peu les pentes de la chaussée et sur les demi-lunes des piles on éleva, d’après les dessins de Soufflot, vingt loges ou boutiques dont les prix de location devaient revenir aux veuves et orphelins des artistes morts pauvres de l’académie de Saint-Luc. Ces boutiques qui accidentaient agréablement la silhouette du pont ont vécu jusqu’au milieu de notre siècle, elles ont été démolies vers 1850.

Les moulins sur la Seine se sont perpétués longtemps, il y en avait encore pendant la Révolution et au commencement de notre siècle, sur des bateaux ancrés entre le Pont-Neuf et le Pont au Change. L’incendie de l’un de ces moulins placé sous une arche du Pont-Neuf causa même une grosse alerte en 1770.

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L’ABREUVOIR DU PONT-NEUF. XVIIIe SIÈCLE

Avant d’arriver aux jours troublés, il faut noter encore une des particularités du Pont-Neuf. Chaque année, le jour de la Fête-Dieu, la place Dauphine servait de salle d’exposition en plein air aux jeunes artistes, à ceux qui, ne faisant pas encore partie de l’académie des beaux-arts, ne pouvaient exposer au Louvre ou envoyer aux expositions de l’académie de Saint-Luc. Selon M. Ed. Fournier, cet usage avait commencé très simplement, les orfèvres chaque année à la Fête-Dieu élevaient un superbe reposoir pour la procession au fond de la place Dauphine; afin de mieux orner ce reposoir, ils commandaient quelquefois à des artistes des tableaux destinés à décorer l’autel et les côtés.

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LE PONT-NEUF AU XVIIIe SIÈCLE
Imp. Draeger & Lesieur, Paris

On prit ainsi l’habitude de voir de la peinture sur la place Dauphine, puis de jeunes artistes, saisissant avec empressement ce moyen d’arriver jusqu’au public, proposèrent leurs œuvres pour tapisser les façades à la place de simples toiles. Le jour de la Fête-Dieu, du matin à l’après-midi, les curieux venaient donc à la fois pour le reposoir et pour les tableaux que les artistes accrochaient eux-mêmes. On admirait, on critiquait, on achetait même; c’était un petit Salon sans façon. Primitivement, les artistes s’en tenaient exclusivement à des sujets de piété, mais peu à peu ils glissèrent vers le profane, et çà et là quelques dieux de l’Olympe vinrent concourir à donner de l’éclat à la fête du Christ. On y voyait même à la fin, dit M. Ed. Fournier, des portraits, de dames surtout, et au-dessus des portraits, les originaux quelquefois venaient s’exposer aux fenêtres des maisons, sous prétexte de voir la procession.

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L’EXPOSITION DE LA FÊTE-DIEU, PLACE DAUPHINE

Mais aux premiers grondements précurseurs de la grande tempête, quelques années avant 89, le Pont-Neuf put se croire revenu au temps de la Fronde. Un conflit du roi avec le Parlement, des attroupements, des cris et des chants séditieux, des ministres et des princes impopulaires, d’autres princes choyés par l’opinion, cela débute en effet comme la Fronde. Notre pont revoit, en 1789, des émeutes commencées en riant, moitié séditions, moitié réjouissances, célébrant le retour de M. Necker aux affaires. La basoche du Palais, déjà en 1774, avait brûlé en effigie le président Maupeou, place Dauphine, elle avait sifflé et hué fortement le comte d’Artois au Palais en 1787; en 88, cette basoche s’amuse encore, elle confectionne le mannequin de M. de Brienne, forme une haute cour place Dauphine pour le juger, le condamne à la potence, et, pour compléter la joyeuse parodie, force un abbé qui passait à confesser ce mannequin avant de le brûler en cérémonie sur le Pont. Cela n’alla pas sans bousculades, sans interventions de la garde. Les scènes de désordres se poursuivirent pendant plusieurs jours, la populace s’en mêla, il y eut du sang répandu, le corps de garde du cheval de bronze fut forcé et incendié.

Peu de jours auparavant, l’émeute s’était montrée plus douce et avait pris la forme d’un hommage à Henri IV. On forçait les passants à saluer la statue du bon roi, on arrêtait les carrosses, on faisait descendre les gens pour rendre hommage au monarque père du peuple qui n’eût pas renvoyé M. Necker. Il fallait crier vive Henri IV et M. de Necker. Le duc d’Orléans, passant par là, fit comme les autres au milieu des acclamations.

Mais c’est bientôt fini des émeutes pour rire, les événements prennent la tournure tragique d’une révolution. Ils se passent ailleurs, le Pont-Neuf n’y est plus pour rien; il entend de loin la fusillade de la Bastille, il voit passer les nouvelles milices parisiennes, la garde nationale toute remplie de la première ferveur patriotique, il voit célébrer par des joutes sur la rivière et par des rondes populaires sur les quais la grande fête de la Fédération de 1790. Ensuite, ce sont les colonnes du peuple marchant sur les Tuileries, le 20 juin d’abord, envahissement où le sang ne coule pas encore, parce qu’il n’y a pas résistance; puis, le 10 août, ces mêmes colonnes, la haine au cœur, marchant à une vraie bataille, et forçant les Tuileries à coups de canon.

Entre ces deux dates, la patrie est proclamée en danger. La municipalité parisienne s’efforce de frapper les âmes par le caractère solennel donné à cette proclamation et, nulle part, elle n’y arrive mieux qu’au Pont-Neuf. Depuis quelque temps, sur le terre-plein du Pont-Neuf, derrière la statue d’Henri IV, une batterie de quatre canons a été placée, en permanence pour longtemps; c’est le canon d’alarme qui tonne aux grandes journées en même temps que sonne lugubrement le tocsin des églises, chaque fois que la Révolution veut mettre debout le peuple de Paris.

Pour la patrie en danger, le dimanche 22 juillet, ces canons commencèrent à tirer à six heures du matin et tonnèrent ainsi d’heure en heure, jusqu’au soir, un autre canon leur répondant de l’Arsenal. Un incessant roulement de tambours par toutes les rues accompagne les grondements du canon. Un détachement de la garde nationale apparaît sur le pont, cavalerie, infanterie, traînant six pièces de canon. Des trompettes et des musiques précèdent, puis viennent quatre huissiers de la ville, à cheval, portant quatre enseignes avec les mots Liberté, Egalité, Constitution, Patrie.

Douze officiers municipaux accompagnent un garde national à cheval portant une grande bannière tricolore où se lisent les mots: Citoyens, la patrie est en danger! On commande halte, un officier municipal lit les proclamations de l’assemblée, le canon tonne. Une estrade a été dressée à gauche de la statue du Béarnais, en pendant à un arbre de la liberté planté de l’autre côté, et sur cette estrade abritée d’une tente tricolore «les magistrats du peuple reçoivent les enrôlements sans nombre d’une jeunesse ardente et vigoureuse».

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LES CHANTEURS DU PONT-NEUF, XVIIIe SIÈCLE

Hélas! bientôt ce sont d’autres cortèges qui vont passer là. C’est le chemin de la mort révolutionnaire, les charrettes conduisant à la guillotine sa fournée quotidienne vont passer là en sortant du Palais de Justice où Fouquier-Tinville semble tenir de loin le déclic du couperet. Tout le temps que la guillotine est érigée place de la Révolution, les charrettes prennent le Pont-Neuf le plus souvent, adoptant ensuite un autre itinéraire par le Pont au Change, quand la guillotine émigre au faubourg Saint-Antoine.

Aux massacres de septembre déjà, les massacreurs trop pressés avaient commencé sur le Pont-Neuf le massacre, achevé au carrefour Buci, d’une vingtaine de prêtres emmenés en fiacres à l’Abbaye, où les attendait le tribunal de Maillard. Peu d’heures après, les cadavres des malheureux égorgés au Châtelet et à la Conciergerie étaient apportés et jetés en tas sur le Pont-Neuf, sur le Pont au Change et sur le pont Notre-Dame, en attendant leur enlèvement pour les catacombes.

La statue du roi Henri, si fêtée aux premiers jours de la Révolution, n’est plus là. Deux jours après le 10 août, le petit-fils étant écroué au Temple, les rois ses aïeux qui trônaient en bronze sur les places de Paris furent abattus, et envoyés à la fonte pour être convertis en canons et servir aux frontières contre les rois étrangers. Pas d’exception pour Henri IV, le Béarnais et son cheval de bronze tombèrent comme les autres.

Dans une des maisons du quai des Lunettes ou des Morfondus, tout près de la place Dauphine, était née une des célébrités féminines de la Révolution, Manon Philipon, fille d’un graveur, femme de Roland, le ministre girondin. Toute la vie de Mme Roland tient sur cet étroit espace des berges de la Seine, du Pont-Neuf à l’île Saint-Louis, de la maison de briques où elle passa sa jeunesse, à la Conciergerie tout à côté, son dernier domicile.

Aux dernières années avant la tourmente, un jeune Corse de petite mine destinée aussi à jouer un certain rôle, battait le pavé du Pont-Neuf et, rentré chez lui, pouvait de son domicile l’enfiler d’un bout à l’autre d’un seul regard; c’était le jeune Buonaparte sortant de l’école de Brienne et attendant, fort léger d’argent, sa commission de sous-lieutenant au régiment de la Fère. Pauvre tout autant que les basochiens et saute-ruisseaux du Palais, il habita quelque temps une petite chambre dans une des maisons qui regardent le Pont, entre la rue Dauphine et la Monnaie. On prétend sans en être certain que son domicile de jeune homme besogneux est cette mansarde située tout en haut sur le toit de la maison qui fait le coin de droite, à l’entrée de l’étroite ruelle de Nesle, mais il est plus probable qu’il habita dans la maison voisine une chambrette moins orgueilleusement perchée.

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LA FONTAINE DE DESAIX, PLACE DAUPHINE

Il devait, une quinzaine d’années après, alors qu’il était un peu mieux logé, encore sur la rivière, mais un peu plus loin sur la rive droite, au Palais des Tuileries, faire élever sur la place Dauphine un monument en forme de fontaine surmontée d’une France casquée à la grecque, couronnant un buste du général Desaix tué à Marengo, lequel monument a quitté la place Dauphine il y a une vingtaine d’années, lors des dernières transformations du Palais de Justice et la démolition de la préfecture de police.

Sur le terre-plein du Pont-Neuf on devait remplacer la statue d’Henri IV par une statue colossale du Peuple debout sur ses fers brisés. L’œuvre était au concours en 93, il y eut des esquisses exposées, mais le neuf Thermidor fit abandonner l’idée, comme devaient être abandonnés successivement différents autres projets pour le même emplacement, sur lequel il n’y eut en définitive, pendant vingt ans, que des baraques et un café.

Alors, en ces jours de la Révolution, tout le long du Pont-Neuf, du pont au Change et sur le quai, les brocanteurs entassaient sur les trottoirs, étalaient sur le pavé, toutes les malheureuses épaves du monde écroulé, les débris du mobilier et des trésors de tant d’églises et abbayes abattues, les grandes toiles religieuses décrochées des nefs, les meubles artistiques et les tableaux, les portraits d’ancêtres enlevés des hôtels seigneuriaux, les livres précieux, les parchemins jetés là par pannerées, et livrés pour quelques sols aux quelques amateurs qui, dans la ruine générale, avaient par hasard gardé un peu d’argent, mais surtout aux collectionneurs anglais accourus pour butiner parmi cet immense et extraordinaire bric-à-brac, liquidation lamentable d’une société.

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LES BOUTIQUES DU PONT-NEUF, 1850.

Pour en revenir à Henri IV qui se dresse de nouveau sur le terre-plein et contemple aujourd’hui un Pont-Neuf bien tranquille, fort loin de lui présenter les spectacles pittoresques, le curieux mouvement qui se déroulaient autrefois d’un bout de l’année à l’autre sur le fameux pont, c’est la Restauration qui dès les premiers jours tint à replacer le Béarnais à la place qu’il avait occupée pendant deux siècles et où, dès les premiers jours, elle avait rétabli un modèle en plâtre.

Une souscription publique fit les frais du monument. Le sculpteur Lemot s’était chargé de l’exécution et pour le bronze nécessaire on n’eut qu’à prendre dans les magasins les statues impériales, le premier Napoléon de la place Vendôme, le Napoléon de Boulogne et quelques débris d’autres monuments éternels, âgés de sept ou huit ans au plus chacun. Louis XVIII, le 23 octobre 1817, posa la première pierre du piédestal, sous laquelle on plaça un exemplaire de la Henriade. Par contre, il paraît que le ciseleur Mesnel qui acheva la statue après la fonte, glissa dans l’intérieur, outre une petite statuette de Napoléon, une foule de brochures anti-bourbonniennes et d’écrits bonapartistes.

XIII vendémiaire an IV (5 octobre 1795), encore une journée d’émotion pour le Pont-Neuf.

La place Dauphine et le Pont-Neuf formaient pour ainsi dire la base d’opérations des sections contre-révolutionnaires insurgées contre la Convention, la royaliste section Le Pelletier en tête, tandis que Bonaparte, défenseur de cette Convention, occupait les environs des Tuileries où siégeait la terrible et rouge Assemblée, dans cette salle où tant de fantômes sans tête devaient errer et se menacer, brûlants encore du délire révolutionnaire.

Au terre-plein du Pont-Neuf, coude à coude avec les sectionnaires qui accouraient de tous côtés à l’appel de la générale battant par toutes les rues, était le général Carteaux avec 350 hommes et deux canons, fort aventuré et presque cerné. L’affaire ne s’engagea cependant pas sur le Pont même, où jusqu’à trois heures Carteaux demeura perdu dans la masse des sections préparant l’attaque. Danican, le général des sectionnaires, le laissa battre en retraite et emmener même ses canons; il se retira à deux pas, sous le guichet du Louvre et dans le jardin de l’Infante, d’où peu après il contribua à écraser de ses feux les sections remontant le quai Voltaire pour attaquer les Tuileries par le Pont-Royal.

Depuis cette journée, le Pont-Neuf eut peu d’émotions. Des fêtes impériales, des cortèges, des défilés de troupes avec la cocarde tricolore ou la cocarde blanche, suivant le temps. En 1814, le jour de l’entrée de Louis XVIII, le roi en sortant de Notre-Dame passa par le Pont-Neuf et vint devant la place Dauphine pavoisée et enguirlandée saluer la statue provisoire en plâtre de son aïeul le Béarnais, pendant que les musiques jouaient l’air Vive Henri IV et que des colombes s’envolaient dans le bleu du ciel comme aux anciennes entrées royales, mais symbolisant de plus la fin des carnages, le retour de la paix tant désirée.

Le canon tonne, la fusillade crépite dans les environs du Pont-Neuf, sur les quais du Louvre à l’Hôtel de Ville, en 1830; en février 1848, en juin, le Pont-Neuf fut simple spectateur et ne joua aucun rôle. Dans l’intervalle le trantran de son existence se banalise de plus en plus, le pittoresque de jour en jour diminue. Non seulement il a perdu sa Samaritaine aux premiers jours du siècle, mais encore ses dernières boutiques s’en vont vers 1850.

Dernier souvenir historique. Le 22 janvier 1871, le jour de la tentative révolutionnaire sur l’Hôtel de Ville, sur le terre-plein où tonnèrent si souvent les quatre canons d’alarme de la Révolution, vinrent camper une compagnie du 124e de ligne et des artilleurs avec deux canons.

Ces pauvres soldats de la fin du siège, la longue misère subie les avait mis en triste état; figures hâves, uniformes usés, capotes rapiécées, disparaissant sous des peaux de mouton ou sous des couvertures en plastron sur la poitrine. Les chevaux de l’artillerie étaient extraordinaires; les pauvres bêtes aux flancs étiques, éreintées comme les hommes et aussi peu nourries, n’étant plus tondues depuis l’hiver, avaient de longs poils comme des chèvres, ce qui leur donnait une mine fantastique, mais ne les empêchait pas de traîner encore gaillardement, par un reste d’énergie, caissons et canons.

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LE SUPPLICE DES TEMPLIERS. (EMPLACEMENT DU TERRE‑PLEIN DU PONT‑NEUF)
 

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LE PONT SAINT-CHARLES DE L’HÔTEL-DIEU


CHAPITRE XVII

L’HÔTEL-DIEU

La Maison-Dieu primitive.—Hôpital Saint-Christophe.—L’Hôtel-Dieu de Philippe-Auguste.—Fondations de saint Louis.—Encombrements et agrandissements.—La salle du Légat.—Les ponts de l’Hôtel-Dieu.—Les religieuses.—Légendes des Cagnards.—Les grands incendies.—La vieille place du Parvis.—La maison de l’humanité.—Démolition et reconstruction.

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LES MÉDECINS AU BÉNITIER DE NOTRE-DAME

On ne peut préciser l’époque de la fondation de l’Hôtel-Dieu de Paris; aussi loin que l’on remonte dans le passé, plus loin que l’histoire certaine, jusque dans les traditions et les légendes, on le trouve sur le même emplacement, à l’ombre de la cathédrale, à côté de la basilique mérovingienne. Asile ouvert aux souffrants près du temple où l’on prêchait les œuvres de miséricorde, la Maison-Dieu à côté de l’église de Dieu.

Sur cet emplacement voué depuis des siècles à la charité active, bien des édifices destinés à recevoir les malades se succédèrent sans doute, s’agrandissant au fur et à mesure des besoins. La tradition attribue la fondation du premier hôpital parisien à saint Landry, évêque de Paris du VIIe siècle. M. Ed. Drumont, dans Paris à travers les âges, dit qu’il était situé au nord du Parvis et qu’il resta sur ce point jusqu’au XIIe siècle. On l’appelait l’hôpital Saint-Christophe à cause de l’église Saint-Christophe, sa chapelle, laquelle étant restée après le changement à l’état d’église isolée, peut déterminer cet ancien emplacement.

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ENTRÉE DE L’HÔTEL-DIEU, XVe SIÈCLE

La Maison-Dieu était alors peu importante. Les lits manquaient pour coucher les malades; pour y pourvoir, les statuts du chapitre de Notre-Dame en 1168 portent que chaque chanoine devrait en quittant sa prébende, par décès ou autrement, laisser un lit garni à l’hôpital. Des dons et des legs de bourgeois charitables lui fournirent sans doute un accroissement de ressources; un jour, l’ancien édifice parut insuffisant et on le rebâtit à quelques pas de la chapelle Saint-Christophe, de l’autre côté de la place du Parvis, à l’endroit où nous l’avons connu en ses derniers jours, avant qu’il ne fût retourné encore une fois au nord de Notre-Dame à sa place primitive, très considérablement élargie.

C’est sous Philippe-Auguste que se construisirent les premiers bâtiments de l’Hôtel-Dieu gothique, en bordure sur la Seine, à un endroit où le rempart gallo-romain formait un rentrant, sur ce rempart et sur le terrain au-dessous conquis sur la Seine.

L’œuvre se continua sous ses successeurs. Perpendiculairement à la salle Saint-Denis construite par Philippe-Auguste, la reine Blanche de Castille éleva la salle Saint-Thomas, puis saint Louis construisit le long de la rivière jusqu’au Petit Pont la grande salle de l’infirmerie soutenue par une épine de colonnes. Pendant plusieurs siècles il fallut se contenter de ces bâtiments. Saint Louis avait autant que possible pourvu aux besoins de la Maison-Dieu, en lui constituant des revenus, en lui concédant certains privilèges en outre de l’exemption de toutes contributions, de tous droits et péages sur les denrées.

Bien qu’il y ait à louer grandement l’esprit de charité qui dans les premiers siècles du moyen âge multipliait les fondations pieuses, construisait partout hospices, hôpitaux, refuges de toutes tailles, et qui savait élever ces grandes salles dont quelques échantillons magnifiques nous sont restés, cet esprit de charité se trouvait rapidement débordé par suite de l’augmentation de la population, et sans doute aussi en raison des épidémies si nombreuses contre lesquelles la science médicale d’alors était une faible défense.

On n’avait pas plutôt construit un édifice que cet édifice devenait insuffisant. La Maison-Dieu de Paris comptait au XVe siècle, d’après d’anciens documents, un peu plus de trois cents lits, mais il est certain que déjà l’on était obligé de coucher plusieurs malades dans le même lit, des miniatures de manuscrits en font foi. Il est probable qu’aux temps malheureux du XVe siècle et au XVIe, ces difficultés ne firent qu’augmenter avec l’agrandissement de Paris, avec le nombre des malades, avec l’aggravation des épidémies.

Juste à l’entrée du Petit Pont sur la rue du Marché Palu, dont le nom rappelle probablement le souvenir de la berge marécageuse conquise sur la Seine et qu’enjambait le Petit Pont avec sa partie d’arches cachées sous les maisons, s’élevèrent deux grands pignons de nouveaux bâtiments de l’Hôtel-Dieu. Le premier pignon, qui touchait au Petit Pont était celui de la chapelle Sainte-Agnès, façade gothique flanquée d’une tourelle d’angle et terminant les grandes salles de Saint-Louis. Le second pignon était du style de la Renaissance, avec des fenêtres et des niches en plein cintre dans des entre-colonnements à l’antique; au sommet de ce pignon d’une décoration gracieuse, à côté des armes royales se voyaient celles du cardinal Antoine Duprat, fondateur de cette nouvelle salle, construite à ses frais et contenant cent lits.

Antoine Duprat, ministre de François Ier, entré dans les ordres quand il perdit sa femme, devenu cardinal en 1527, légat du pape en 1530, fut le complice de la reine mère Louise de Savoie dans les machinations qui aboutirent à la perte de Semblançay, général des finances; dans l’affaire du connétable de Bourbon il fut de même un des agents de sa ruine, et contribua à jeter le connétable dans les bras de Charles-Quint.

Il était universellement détesté, comme presque tous les ministres qui ont longtemps gouverné. Si la noblesse ne l’aimait pas, le peuple l’exécrait pour son ingéniosité à trouver de nouveaux moyens de le pressurer, de tirer de l’argent des populations déjà si chargées de tailles et impôts. François Ier, tout en se servant jusqu’à la fin de son chancelier, ne paraît pas avoir eu beaucoup d’illusions sur son compte, s’il est vrai, comme on le rapporte, qu’il dit lorsque Duprat fit élever la nouvelle salle: «Il la faudra bien grande si elle doit contenir tous les malheureux qu’il a faits.»

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RESTES DU PONT SAINT-CHARLES. 1865 (D’APRÈS MARTIAL POTÉMONT)

La salle du légat qui rachetait une bien faible partie des maux que Duprat avait causés, et la chapelle Sainte-Agnès subsistèrent jusqu’au grand incendie de 1778. Alors, sur ce débouché déjà si étroit du Petit Pont, la salle du légat avait encore sous ses fenêtres une bordure d’échoppes rétrécissant la chaussée.

Les terribles années de la fin du XVIe siècle, la guerre, le siège de Paris, la famine et les épidémies qui en résultèrent durent remplir d’innombrables malades les salles de l’Hôtel-Dieu, simple lieu de passage où ces malheureux n’entraient que pour trépasser et, aussitôt ensevelis, être remplacés par d’autres.

Dès les premières années du XVIIe siècle, on s’occupa de nouveaux et indispensables agrandissements. On ne pouvait s’agrandir du côté de la cité, où l’Hôtel-Dieu était serré de très près, on eut l’idée de franchir la Seine, de construire sur la rive de l’Université et sur la rivière elle-même. Pendant que l’on restaurait la partie ancienne de l’Hôtel-Dieu, une bordure de grandes salles faisant face aux anciennes salles de Saint-Louis s’éleva au temps de Henri IV, rive gauche de la Seine, sur une partie de berge conquise. Les nouveaux bâtiments, la salle Saint-Charles, la salle Saint-Antoine s’adossaient aux sombres murailles du Petit Châtelet et venaient faire face aux premiers bâtiments de l’Archevêché encaissant complètement la rivière.

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LA SALLE DU LÉGAT ET LA CHAPELLE SAINTE-AGNÈS, PRÈS DU PETIT PONT

Pour faire communiquer les deux parties de l’Hôtel-Dieu, on jeta sur la Seine deux ponts, le pont Saint-Charles et le pont au Double. Ce dernier n’était pas un simple pont; il était chargé lui-même d’une grande salle, la salle Saint-Côme, qui ne laissait à la circulation sur le pont qu’une sorte de balcon, passage pour lequel on payait un double denier, d’où le nom de pont au Double.

Ainsi considérablement agrandi, l’Hôtel-Dieu n’en resta pas moins bien insuffisant encore, puisqu’on était forcé de garder quand même, malgré tout ce qu’elle avait de barbare et d’horrible, la coutume de mettre plusieurs malades dans chaque lit, deux, trois, et même, dans les moments difficiles, ce qui semblerait incroyable si des documents officiels ne le disaient, jusqu’à six malades serrés sous les mêmes draps, en s’arrangeant comme on pouvait, sans doute en réunissant les malheureux atteints des mêmes maladies. On conçoit combien cette horrible obligation devait favoriser les contagions et dans quelle proportion considérable elle devait influer sur la mortalité.

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LES RELIGIEUSES DE L’HÔTEL-DIEU LAVANT A LA RIVIÈRE

Il existe sur l’Hôtel-Dieu de cette époque une série de gravures accompagnées de notices étendues qui donnent d’intéressants détails relatifs à son administration et à la vie intérieure des religieuses. Terrible existence que celle de ces pauvres filles vivant dans les tristesses du sombre hôpital. Les malades, quand ils ne mouraient pas, se hâtaient de rentrer dans le monde des vivants et d’oublier comme un cauchemar les semaines ou les mois passés dans les salles bondées de patients entassés les uns sur les autres, certains, faute de place, couchés entre les rangées de lits sur des grabats, sous les funèbres voûtes hantées par la mort frappant de lit en lit, mais les religieuses devaient y rester toujours, toujours respirer cette pesante atmosphère de douleur, dans l’éternel murmure des gémissements.

On trouve dans ces estampes du XVIIe siècle l’emploi de toutes les heures de la journée; on voit la mère maîtresse sonnant la cloche à l’aube pour faire venir les novices «à l’oraison qui se fait tous les jours de 4 à 5 heures du matin», et au même moment les «petites lavandières», c’est-à-dire les sœurs chargées des lessives journalières, demandant à la mère la permission d’aller à la rivière.

A 5 heures 1/2, les religieuses procèdent à la toilette des salles; à chaque lit, une religieuse et une novice changent les malades, secouent les paillasses et la literie; d’autres balayent les salles, portent les morts à la salle spéciale, ou vaquent à tous les soins nécessaires. Puis la mère d’office coupe la viande et les religieuses dressent le bouillon à faire distribuer aux malades par les novices... Ainsi pour toute la journée...

Il y a, le premier dimanche de chaque mois, à 3 heures de l’après-midi, une procession générale des religieuses dans les salles. Les religieuses prennent leurs repas au réfectoire, au fond duquel se trouve la table des trois mères, prieure, supérieure et aumônière. Une novice fait la lecture pendant le repas.

Le lavage, on le comprend, est une grosse besogne; chaque jour, les petites lavandières vont laver pendant neuf heures, de 4 heures du matin à 9 heures, de midi à 2 heures et de 5 heures à 7 heures du soir. Tous les mois il y a une grande lessive de cinq cents draps, à laquelle toutes les religieuses et les novices doivent prendre part. On lave à la rivière sous les voûtes sombres des Cagnards, les religieuses lavent debout, dans l’eau jusqu’à mi-jambes, lessivant, frottant, tordant les draps ou maniant courageusement le battoir.

Nous pouvons, avec le souvenir de ce qui était resté jusqu’à nos jours du vieil Hôtel-Dieu, nous figurer l’aspect étrange et lugubre de ce bras de la Seine complètement enfermé dans les bâtiments de l’Hôtel-Dieu, entre les hautes salles des deux rives, la salle Saint-Côme du Pont au Double, le Petit Châtelet et les maisons du Petit Pont. De hauts et sombres bâtiments avec des terrasses en avant, sur lesquels s’ouvrent des voûtes noires où des grilles et des escaliers se devinent dans l’obscurité, trois ponts très rapprochés, le premier chargé d’un grand et lourd bâtiment, le troisième de maisons surplombantes, soutenus par un enchevêtrement de grosses poutres moisies, et le pont du milieu, le pont Saint-Charles, sans maisons, appartenant complètement à l’Hôtel-Dieu, servant de passage et aussi de séchoir pour les lessives.

Les Cagnards de l’Hôtel-Dieu construits au XVIIe siècle avec des parties plus anciennes, ces voûtes profondes, noires, larges comme des arches de pont, ouvertes sur la rivière et hantées par des myriades de rats, donnaient à cette partie de la Seine un caractère mystérieux et sinistre. Les étages souterrains de l’Hôtel-Dieu, abritant différents services, la buanderie, la fonderie de suif pour les chandelles, les magasins, etc., avaient par ces voûtes accès à la rivière. Il courait bien des légendes sur ces entrées de souterrains, et ce n’était pas sans cause; les Cagnards certainement servirent quelquefois d’asile à des bandits, à des écumeurs de la rivière aussi bien qu’à des voleurs de cadavres pourvoyeurs des apprentis chirurgiens. Les nuits de la Seine de ce côté trouvaient pour leurs mystères un décor des plus dramatiques. A la démolition de l’Hôtel-Dieu, on y découvrit certaines cachettes, et des dépôts d’armes de différentes époques, depuis des arquebuses de la Fronde jusqu’à des chassepots de la Commune. Les derniers des Cagnards de la rive droite n’ont disparu qu’il y a une quinzaine d’années; il en reste encore une partie sur la rive gauche sous le grand bâtiment subsistant de l’Hôtel-Dieu, voisin de la vieille église Saint-Julien le Pauvre, qui fut depuis le dernier siècle chapelle de l’Hôtel-Dieu.

Au cours du XVIIIe siècle, en 1737 et en 1772, deux incendies ravagèrent l’Hôtel-Dieu. Le premier éclata vers 9 heures du soir, le 2 août 1737, dans les greniers de la lingerie. Le personnel de l’Hôtel-Dieu ne s’en effraya pas tout de suite, comptant à lui seul avoir raison du feu. Les portes de l’hôpital, par crainte du désordre avaient été fermées; on luttait avec assez de facilité d’abord, l’eau étant proche, mais bientôt il fallut reconnaître que le feu gagnait de vitesse ceux qui le combattaient. Les secours arrivèrent, le guet et les soldats dirigés par le lieutenant de police et le premier président du Parlement; les moines mendiants, capucins en tête, accoururent à leur tour et tous se mirent pleins d’ardeur aux chaînes et aux pompes.

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