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Paris de siècle en siècle: Le Cœur de Paris — Splendeurs et souvenirs

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LA MAISON DU LIEUTENANT? (PORT-SAINT-LANDRY)
D’APRÈS LE PLAN DE TAPISSERIE

A cette époque et pour plusieurs siècles encore, l’administration, pour ainsi parler, de Notre-Dame est partagée entre la juridiction du chapitre exercée par un official, un promoteur, un greffier pour les affaires ecclésiastiques, et la Barre du chapitre, juridiction pour la temporalité, exercée par un bailli laïque, avec lieutenant, procureur fiscal, greffier et huissier, de laquelle ressortent toutes causes civiles, criminelles, de police et de droits seigneuriaux dépendant de la censive du chapitre.

Les audiences de ces juridictions se tenaient à l’auditoire dans le cloître.

Accessoirement on trouve encore la juridiction du chantre de Notre-Dame sur les petites écoles de la ville, cité, université et faubourgs, souvenir des premières écoles du cloître nées aux âges précédents au pied de la cathédrale.

Le XVIe siècle est le siècle des processions, à aucune époque la cathédrale n’en vit autant, ni de plus pittoresques, ni de plus étranges parfois, ni de plus tristes aussi: processions pour demander au ciel la fin des calamités publiques, processions pour l’extirpation de l’hérésie, lesquelles se terminaient souvent par des brûlements d’hérétiques, processions armées de la très sainte Ligue, etc., toutes faisant défiler par les étroites rues de la Cité d’immenses cortèges où parmi le clergé des paroisses, les théories de moines de toutes les couleurs, prenaient place les prévôts, échevins et notables, les membres du Parlement et de la cour des comptes, les corporations et associations, et quelquefois aussi grands seigneurs et grandes dames de la cour, et le roi lui-même.

Au retour de la captivité de François Ier, le 14 avril 1526, le peuple de Paris fit au roi chevalier une réception plus belle que celle faite jadis au roi Jean en même circonstance.

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PHILIPPE LE BEL A NOTRE-DAME APRÈS LA BATAILLE DE MONS EN PUELLE
Imp. Draeger & Lesieur, Paris

Tout Paris était sur pied. Le prévôt et les échevins, tout le corps de ville avec archers et arquebusiers, étaient allés au-devant du roi jusqu’à la chapelle Saint-Denis. Quand la tête du cortège, marchant processionnellement avec les moines des couvents en avant-garde, et nombre d’ecclésiastiques, croix et bannières nombreuses, fut signalée, le Parlement se présenta à cheval en dehors de la porte Saint-Denis pour haranguer le roi, tandis qu’en dedans des murs l’attendaient le chapitre de Notre-Dame et le clergé des paroisses avec l’Université.

D’autres processions, à quelques jours de distance, eurent encore lieu pour rendre grâce au ciel de l’heureuse délivrance et elles recommencèrent au retour des deux fils du roi, livrés à Charles-Quint comme otages de la rançon de François Ier. Il y eut Te Deum à Notre-Dame et quelques jours après, procession du Parlement, du corps de ville et du clergé de la Sainte-Chapelle apportant la châsse de la sainte Croix.

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LE TERRAIN NOTRE-DAME.—MOTTE AUX PAPELARDS, XVIe SIÈCLE

En 1547, le 21 mai, François Ier revenait encore à Notre-Dame; la cathédrale célébrait le service solennel pour les obsèques du roi et de ses fils François et Charles, morts l’un en 1534 et l’autre en 1536. Le cortège des obsèques fut un des plus imposants que vit jamais la cathédrale. Tout le clergé de Notre-Dame reçut sur le parvis plus de quarante évêques ou archevêques, tous à cheval, avec chapes et mitres, avec plusieurs cardinaux montés de même, et nombre de princes et seigneurs à cheval également, menant les trois corps, suivis du Parlement, des échevins, et d’une foule de notables portant des torches, qui reprirent après le service solennel les cadavres royaux pour les conduire à l’abbaye de Saint-Denis.

Sous Henri II les grandes processions ne furent pas moins nombreuses que sous François Ier; on continua à les agrémenter de supplices d’hérétiques. Les terribles querelles religieuses prenaient chaque jour une gravité plus grande, le trouble était plus profond, les esprits montés trouvaient maintenant tout simple d’ajouter le bûcher au reposoir, et de faire, des carrefours où l’on brûlait les malheureux réformés, une station obligée des processions.

Une des cérémonies les plus belles, mais celle-là sans horrible complément, fut la grande procession d’actions de grâces ordonnée par le roi Henri II pour l’heureuse terminaison du siège de Metz et la retraite désastreuse de la grande armée de cent mille hommes amenée en Lorraine par Charles-Quint. Le 8 janvier 1553 Henri II avec toute la cour, les plus grands seigneurs, les ambassadeurs, portant cierges de cire blanche, les chevaliers de Saint-Michel en grand costume, nombre de cardinaux et de prélats, la reine et les princesses, allèrent prendre à la Sainte-Chapelle les croix de victoire et les reliques, et les suivirent processionnellement jusqu’à Notre-Dame où fut chanté un Te Deum.

On voit quelques fêtes de mariages aussi à Notre-Dame, en ces temps où les passions religieuses se font de plus en plus vives.

C’est d’abord en 1558, le 24 avril, le mariage de la jeune reine d’Ecosse Marie Stuart, qui allait sur ses seize ans, fleur de charme et de beauté à peine éclose, avec le petit dauphin François tout juste âgé de quinze ans. Marie Stuart avait été élevée à la cour de France où elle émerveillait tout le monde par sa beauté qui commençait à paraître, dit Brantôme, comme la lumière du soleil en plein midi, par ses grâces, par son savoir qu’elle prouvait en prononçant des discours latins devant la cour assemblée, par son goût pour la poésie et les lettres. A Notre-Dame la jeune reine salua son époux du titre de roi d’Ecosse, aux acclamations des seigneurs écossais présents à la cérémonie; le roi Dauphin et la reine Dauphine, pauvre couple promis à de tristes ou terribles destins, l’un qui devait si peu vivre, l’autre qui devait si longtemps souffrir, furent en outre qualifiés de roi et reine d’Angleterre et d’Irlande. Elisabeth devait s’en souvenir plus tard.

En 1572 eurent lieu les noces d’Henri de Navarre et de Marguerite de Valois, prologue de la tragédie, à la veille de la Saint-Barthélemy. La grande souricière à huguenots était tendue, Catherine de Médicis y avait mis sa fille comme appât. Tentative de conciliation ou piège longuement et savamment préparé, l’histoire ne sait trop et doute dans la complication des intrigues; peut-être l’affaire du mariage envisagée d’abord comme gage d’apaisement fut-elle ensuite considérée comme une occasion d’en finir avec les chefs protestants qu’elle mettait sous la main de la cour et du parti catholique.

Après les fiançailles au Louvre le 16 août, le mariage fut célébré le 18 à Notre-Dame. La différence de religion avait nécessité des dispositions particulières; on avait construit sous le grand portail de la cathédrale un vaste échafaud somptueusement paré de drap d’or, réuni à travers la nef par une longue galerie à balustrade également parée, à une tribune élevée devant le chœur d’où partaient deux degrés, l’un pour descendre dans le chœur, l’autre pour sortir de l’église par le transept sud et gagner l’Évêché.

Marguerite, la reine Margot, merveilleusement habillée, constellée de pierreries ayant couronne, garde-corps d’hermine, et grand manteau bleu à quatre aunes de queue portée par trois princesses, et le huguenot Henri de Navarre qui pour la circonstance avait quitté le deuil de sa mère morte depuis deux mois, furent mariés sous le porche de l’église par le cardinal de Bourbon, le futur Charles X de la Ligue; puis les deux époux pénétrèrent dans l’église et traversant toute la nef remplie de la plus noble assistance par la galerie préparée gagnèrent la tribune du transept. Ici l’on se sépara, la reine Marguerite descendit au chœur pour la messe, Henri de Navarre suivi de tous les Huguenots prirent l’autre degré et gagnèrent la cour de l’évêché où ils attendirent en se promenant que la messe fût dite.

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SAINT-DENIS DU PAS ET LE PETIT CLOÎTRE DERRIÈRE L’ABSIDE DE NOTRE-DAME, XVIIe SIÈCLE

La messe terminée, le roi de Navarre, le prince de Condé, l’amiral Coligny et les seigneurs huguenots rentrèrent dans l’église. Henri de Navarre prit sa femme par la main pour la mener dîner à l’évêché. On soupa le soir des noces en grand appareil dans la grande salle du Palais, pour commencer la série des fêtes et divertissements qui devaient avoir un si terrible lendemain.

«Nous estant ainsi mariez, dit la reine Marguerite en ses Mémoires, la fortune qui ne laisse jamais une félicité entière aux humains changea bientôt cet heureux estat de triomphe et de nopces en un tout contraire.»

Le successeur de Charles IX, le troisième des fils de Catherine qui se succédèrent sur le trône de France, Henri III aimait fort à processionner, on le sait, et à courir les sermons d’une paroisse à l’autre, plaisirs pieux que ce roi, étrange en tout, entremêlait de mascarades profanes et de courses aux mauvais lieux, avec sa bande de mignons qui le suivait fidèlement dans ses fringales de dévotions comme dans ses folies de carnaval. En 1583, alors que la Ligue grandissante lui créait de sérieux embarras et lui donnait de cruels soucis, Henri III eut encore une fantaisie qui lui sembla propre à donner une haute idée de sa dévotion au peuple de Paris, si porté vers la très sainte Ligue et que toutes les processions royales n’avaient encore pu édifier suffisamment. Il avait pris en Avignon, à son retour de Pologne, quelque goût aux confréries de pénitents flagellants auxquelles il s’était fait affilier avec la reine.

Après avoir largement fêté le carnaval de 1583 de façon à se faire admonester en chaire par les prédicateurs,—le roi, dit l’Estoile, avec ses mignons furent en masques par les rues de Paris, où ils firent mille insolences; et la nuit allèrent rôder de maison en maison, faisant vilenies et lascivités avec ses mignons frisés, bardachés et fraisés, jusqu’à six heures du matin du premier jour de carême... Henri III, déposant les masques, ouvrit le carême avec autant d’ardeur que les bals, en fondant au couvent des Augustins la congrégation des pénitents de l’Annonciation de Notre-Dame ou des Pénitents Blancs. Il y fit entrer avec lui ses mignons et d’autres gentilshommes de sa cour, ainsi que quelques-uns «des plus apparents» du Parlement et de la chambre des Comptes, avec bon nombre de notables bourgeois, et le 25 mars la nouvelle confrérie fit sa première et solennelle procession des Grands Augustins à Notre-Dame. Les pénitents, tous enfouis en un sac ou cagoule de toile blanche, avec un capuchon cousu au collet par derrière, percé de deux trous pour les yeux par devant, marchaient deux par deux, tous les rangs confondus. «Le cardinal de Guise, dit l’Estoile, portait la croix; le duc de Mayenne, son frère, était maître des cérémonies, le frère Edmond Auger, jésuite, bateleur de son premier métier et un nommé du Peyrat chassé de Lyon pour crimes divers marchaient en tête.

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PASSAGE RUE DES CHANTRES. 1830

«Les chantres du roi couverts du même sac chantaient les litanies en faux bourdon. Arrivée au parvis Notre-Dame, toute la confrérie se mit à genoux, entonna le Salve Regina en très harmonieuse musique, et ne les empêcha la grosse pluye qui dura tout le jour, de faire et achever avec leurs sacs percés et mouillés leurs cérémonies commencées.»

Les pénitents se flagellaient à coups de discipline tout le long de la route et très sérieusement, «même des mignons auxquels on voyait le pauvre dos tout rouge des coups qu’ils se portaient; ils recommencèrent aux flambeaux le soir du jeudi saint, allant toute la nuit d’église en église et en grand magnificence de luminaire et de musique excellente, faux bourdonnée».

Cela n’empêchait point les gens de Paris de railler le roi et ses «vraies mômeries» même à la cour, où les pages du Louvre s’amusaient à parodier les pénitents en chantant des chansons de lansquenets, ce pourquoi le roi en fit fouetter plus de cent.

Sur ces processions et ces parodies religieuses il courait des chansons et des épigrammes, entre autres celle-ci:

Après avoir pillé la France,
Et tout son peuple dépouillé,
N’est-ce pas belle pénitence
De se couvrir d’un sac mouillé?
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LE PALAIS ÉPISCOPAL

Il faut noter, avant de continuer le chapitre des processions, parmi les grandes cérémonies que vit Notre-Dame, le service solennel fait pour le repos de l’âme de Marie Stuart, reine d’Ecosse, nièce de messieurs de Guise, veuve du petit roi François II et de Bothwell, décapitée dans sa prison à l’âge de quarante-cinq ans, le 8 février 1587. La malheureuse Marie, beauté fatale à beaucoup, comblée par la nature de tous les dons de l’esprit, pour qui les peuples s’étaient égorgés et tant de beaux seigneurs assassinés, avait été tenue captive pendant dix-huit années par la terrible Elisabeth. Quand le bourreau d’Elisabeth montra au peuple cette tête où tant de passions avaient passé, «en cette montre, dit l’Estoile, sa coiffure chut en terre, on vit que l’ennui et la fâcherie avaient rendue toute blanche et chenue cette pauvre reine qui vivante avait emporté le prix des plus belles femmes du monde».

Le service en l’honneur de la reine d’Ecosse eut lieu le 13 mars à la cathédrale, le duc de Mayenne et tous les princes de la maison de Lorraine y assistaient en longs manteaux de deuil; le Parlement, la chambre des Comptes, le Châtelet, le prévôt des marchands et les échevins étaient également en robes de deuil le chaperon sur les épaules. Il y eut de grandes démonstrations de douleur, Paris n’avait point assez de larmes pour cette victime de la politique, que le parti de la Ligue voulait transformer en martyre catholique, morte uniquement pour sa foi, et tous les jours les prédicateurs s’efforçant d’attiser les haines populaires «dextrement la canonisaient dans leurs sermons».

De processions en mascarades, d’intrigues en négociations, les années passaient, la situation de plus en plus s’embrouillait et s’aggravait dans la confusion des partis au-dessus desquels grandissait la puissance de la Ligue, poussée par la maison de Guise. Enfin toutes les mines éclatèrent par la révolution de 1588 qui chassa le roi de Paris et livra pour cinq ans la capitale aux Guises et à l’Espagne.

La matinée de la grande journée des Barricades fut employée par les troupes du roi, les gardes suisses et françaises occupant différents points de la ville, et par les émeutiers à échanger des menaces, et à se regarder de travers par-dessus les tas de pavés qui s’amoncelaient sous la direction de gentilshommes et de soldats envoyés par le duc de Guise, pour échauffer le zèle ligueur et former un fond solide aux rassemblements populaires.

Les chaînes tendues et les barricades terminées un peu partout, la bataille commença dans la Cité, au moment où le roi venait d’ordonner aux troupes de se rabattre sur le Louvre. Les arquebuses ligueuses entamèrent le feu vers le petit Pont et le Marché-Neuf, et en même temps les pavés et les pierres commencèrent à pleuvoir de toutes les fenêtres sur les compagnies de Suisses cernées de tous côtés.

Bientôt le combat devint furieux sur le Marché-Neuf au pied de l’église Saint-Germain le Vieux, et les Suisses se mirent en retraite par la rue Neuve-Notre-Dame. Leurs chefs, les seigneurs d’O et Corse essayèrent de parlementer pour obtenir le passage, mais les assaillants ne s’en montraient que plus ardents et plus furieux. L’arquebusade augmentait; écrasés par les pavés des fenêtres, les pauvres Suisses semèrent des cadavres tout le long de la rue Neuve-Notre-Dame, les uns jetaient leurs armes, criaient à mains jointes montrant leurs chapelets: «Bons catholiques!» et «Miséricorde!» M. de Brissac en sauva une partie qui se rendit en criant: Vive Guise; il les fit désarmer et les enferma en une boucherie du Marché-Neuf. Les autres purent passer le pont Notre-Dame et regagner le Louvre, mais les seigneurs d’O et Corse, échappés de la tuerie, confessèrent «qu’ils n’avaient jamais eu tant de peur que cette heure-là». Pendant ce temps on creusait une grande fosse au milieu du Parvis Notre-Dame, et l’on y jetait les cadavres laissés sur le terrain par les Suisses.

Paris était tout aux Guises et à la Ligue, et le lendemain le roi, menacé dans son Louvre par la révolution triomphante, s’échappait par les Tuileries, galopait jusqu’à Saint-Cloud où quatre mille soldats suisses et français venaient le rejoindre.

En décembre 1588, à Blois, le roi prend sur le duc de Guise sa revanche de la journée de mai. Aux Etats réunis à Blois et composés en majorité de ligueurs, il jette le cadavre du duc de Guise, tué dans l’antichambre royale par quelques-uns des quarante-cinq Gascons de sa garde particulière, et celui du cardinal de Guise dépêché ensuite à coups de hallebarde.

Quand, la veille de Noël, arrive la nouvelle de ces meurtres, Paris entre dans un vrai délire de douleur et de fureur, que les chefs ligueurs, les Seize, les curés des paroisses et les prédicateurs s’efforcent d’entretenir par tous les moyens. Le Parlement rend un arrêt contre les «meurtriers et assassinateurs de messieurs le cardinal et duc de Guise», la Sorbonne va proclamer la déchéance d’Henri III, «le perfide tyran, l’Hérode turc, allemand, anglais et polonais par le corps et diable par l’âme» des prédicateurs de la Ligue.

La ville de Paris voulut tenir sur les fonts du baptême, par les mains de ses magistrats, un enfant dont la duchesse de Guise accoucha en janvier, un mois après la mort de son mari. Ce fut une journée magnifique où les capitaines, les quarteniers et dizainiers de Paris marchaient deux à deux, portant flambeaux de cire blanche et suivis des archers, arbalétriers et arquebusiers de la ville, tous avec mêmes flambeaux, au bruit des canons tonnant sur la Grève.

Le 30 janvier eut lieu à Notre-Dame une imposante cérémonie funèbre en l’honneur du duc et du cardinal de Guise, en présence des cours diverses du Parlement et du corps de ville, au milieu d’un concours de peuple tel, dit l’Estoile, «que si c’eussent été des funérailles d’un roy»; après laquelle cérémonie commencèrent des processions allant de paroisse en paroisse, faisant des stations aux portraits des deux princes défunts, ou à leurs effigies de cire percées de grands coups de poignards, exposés partout. Dans ces processions, hommes et femmes, petits garçons et petites filles, au nombre quelquefois de cinq ou six cents, marchaient à demi nus en signe de désolation, avec des quantités de religieux et de prêtres nu-pieds ou même vêtus seulement d’une sorte de sac de toile blanche. On vit même avec une dramatique mise en scène une procession générale d’enfants des deux sexes, en nombre immense; ils portaient tous des cierges allumés qu’à un moment donné ils éteignirent sous leurs pieds en disant: «Dieu permette qu’en bref la race des Valois soit entièrement éteinte!»

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ESCALIER DANS LES GALERIES DE NOTRE-DAME

Et ce peuple était «si enragé de processions» que revenant à peine des processions de la journée, il retournait dans la nuit réveiller ses curés et les forçait à reprocessionner, les traitant de politiques et d’hérétiques s’ils tentaient de faire quelques objections à leurs paroissiens pour ce zèle intempestif. Le processionisme était, avec les sermons, la folie de cette révolution si dévotieuse; ces processions à tout propos nous représentent les fameuses manifestations des révolutions de notre temps, de même que nous pouvons voir nos clubs et nos Réunions publiques dans les églises où déclamaient les enragés prêcheurs de la Ligue. En 1588, tout commençait et se poursuivait par prédications et par processions. Cette rage de dévotions n’empêchait pas la licence d’être grande, même dans les églises, où, à la faveur de la nuit, certains de ces zélés catholiques ne se gênaient point pour rire et muguetter au grand scandale de ceux qui processionnaient de bonne foi.

En juillet de l’année suivante, les troupes réunies d’Henri III et du roi de Navarre étant venues mettre le siège devant Paris, lequel malgré processions et sermons n’eût alors pas été en état de résister bien longtemps, le coup de poignard du moine Jacques Clément exécutant Henri III au milieu de son armée, en son camp de Saint-Cloud, assouvit les haines des guisards et des ligueurs et sauva la ville aux abois.

Le Jacobin assassin devint saint Jacques Clément, un martyr de la foi; on le voulait faire canoniser, et en attendant il fut proposé de lui élever une statue dans Notre-Dame.

Henri IV durant quatre années encore devra chevaucher l’épée au poing pour conquérir son royaume morceau par morceau, tournant autour de sa capitale et cherchant à l’enlever par de brusques attaques. Le parti de la Ligue s’est fortifié, Paris pendant des années est une grande place de guerre, les Parisiens constamment sous les armes, en exercice sur les places, de garde en leurs quartiers, aux remparts et boulevards nouvellement élevés, sont devenus peu à peu des soldats, tous portant l’arquebuse ou la hallebarde pour l’Union catholique.

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JOURNÉE DES BARRICADES.—
COMBAT SUR LE MARCHÉ-NEUF

Même les moines des couvents étaient enrégimentés et quelques-uns se distinguèrent aux escarmouches, comme les quelques jésuites qui, de garde une nuit aux remparts du côté du faubourg Saint-Jacques, repoussèrent une tentative d’échellade des troupes royales. Ces moines formaient ainsi des bataillons casernés que l’on pouvait avoir sous la main à toute heure en cas de besoin.

Outre toutes les milices bourgeoises, toujours assez longues à rassembler par les tambours des quartiers, les Seize avaient organisé quelques compagnies ou bandes régulières, véritables soldats entièrement à leurs ordres, qu’ils logeaient où ils pouvaient.

Chaque révolution voit naître ainsi des corps formés de la partie jeune et remuante des milices bourgeoises, imbue plus violemment des passions du temps, par exemple certaines compagnies des sections de 93, la mobile de 48, ou les compagnies de guerre et les corps francs de 70-71.

A cette époque, les galeries hautes de Notre-Dame servirent au logement de ces compagnies. La cathédrale fut alors comme une caserne guisarde. Dans la grande restauration de l’édifice entreprise de nos jours on a retrouvé bien des traces de ce casernement. «En enlevant les anciens carrelages des galeries, dit Viollet le Duc, on a trouvé meubles brisés, vêtements, fragments d’ustensiles de cuisine; tout avait été jeté pêle-mêle dans les reins des voûtes à la dernière heure de la tyrannie des chefs de la Ligue.»

Aux voûtes de Notre-Dame étaient suspendus de nombreux drapeaux enlevés, disait-on, aux troupes royales. Quelques-uns peut-être étaient vrais et avaient été rapportés par les reîtres de Mayenne, qui d’ailleurs en avaient laissé bien davantage aux mains des royaux aux journées d’Arques et d’Ivry; les autres étaient de la fabrication de la duchesse de Montpensier ou des Seize, qui ne reculaient point devant les plus grossières supercheries pour exciter le zèle des Parisiens et les encourager à la résistance.

En janvier 1590 était arrivé un légat envoyé par le pape Sixte-Quint pour fortifier le parti de la Ligue, «opérer la réunion de tous les Français à la loi romaine et concourir à l’élection d’un roi catholique»; c’est-à-dire au fond pour veiller aux intérêts du Saint-Siège et travailler à l’élection du prince, soit de la maison de Lorraine, soit d’Espagne, qui offrirait le plus de garanties.

Le cardinal Gaetano, légat du pape, accompagné d’une suite nombreuse de moines et de prédicateurs fameux venant renforcer ceux que Paris renfermait déjà, fit une entrée solennelle le 20 janvier. Le cardinal de Gondi, évêque de Paris, plusieurs évêques des provinces et les principaux de l’Union, avec dix mille bourgeois allèrent à sa rencontre à la porte Saint-Jacques. Seize bataillons de milice bourgeoise rendaient les honneurs. Après la harangue du prévôt des marchands La Chapelle-Marteau, qui l’assura de la soumission des Parisiens au Très Saint-Père, le légat monté sur une mule fut placé sous un dais et marcha en grande pompe jusqu’à Notre-Dame pour entendre un Te Deum solennel, après lequel il fut conduit à l’évêché qui avait été magnifiquement préparé pour lui servir de résidence pendant son séjour.

Le surlendemain de son arrivée, le légat alla au Parlement escorté d’un grand nombre de seigneurs et de ligueurs marquants; il parut en la Chambre dorée où les cours étaient assemblées et s’avança pour se placer dans l’angle où était le siège du roi pour les lits de justice, mais le président Brisson le retint et «le prenant par la main comme voulant lui faire honneur, le fit asseoir sur le banc au-dessous de lui». Quelque temps après, le légat officiant pontificalement, assisté de plusieurs évêques et prélats, fit prêter au prévôt des marchands, aux échevins, colonels, capitaines, lieutenants, et enseignes de tous les quartiers et dizaines de Paris, le serment d’employer leurs vies pour la conservation de la religion catholique, apostolique et romaine, et de ne prêter jamais obéissance à un roi hérétique quel qu’il fût, lequel serment les colonels et capitaines devaient ensuite faire jurer au peuple, chacun en son quartier.

La guerre se poursuivait en province, Mayenne se faisait battre à Arques et à Ivry. En mai 1590, le Béarnais poussa une pointe sur Paris pour tâter la capitale, mais il n’était pas temps encore, une attaque sur les faubourgs du nord échoua, La Noue, toujours en avant, ayant été blessé grièvement près de Saint-Laurent. Les royaux s’emparèrent des ponts de Charenton et de Saint-Maur, brûlèrent les moulins de Belleville pour affamer la ville. Henri IV dirigeait les opérations du haut de Montmartre, où il s’était logé dans l’abbaye, pour les beaux yeux de l’abbesse, disait-on. L’attaque de vive force n’ayant pas réussi «à amollir la dureté de ce peuple», les troupes royales s’établirent pour un investissement en règle.

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PLACE DU PARVIS NOTRE-DAME, 1860, D’APRÈS MARTIAL POTÉMONT

Mayenne, de retour d’Ivry, s’était échappé pour courir en Flandre solliciter des secours des Espagnols, laissant la direction des affaires à son frère le duc de Nemours, grandement secondé par la remuante Mlle de Montpensier.

Paris investi, entendant journellement le canon et les mousquetades aux faubourgs et commençant à ressentir les effets de la disette, recourait de plus belle aux prédications et aux processions. Le 3 juin fut une des plus curieuses journées de ces temps si extraordinaires; c’est le jour de la fameuse procession des couvents en armes, dite Procession de la Ligue. C’était une revue plutôt qu’une procession, une montre des religieux et des écoliers, convenue la veille aux Augustins entre le gouverneur, les abbés et les docteurs de la Sorbonne.

Étrange spectacle pour la foule accourue de tous les points de la ville, massée sur les places, sur le parvis Notre-Dame, le long des étroites rues de la Cité et des ponts, penchée à toutes les fenêtres. Des hymnes religieuses entonnées pour chant de marche, quelques salves tirées par des moines plus enthousiastes qu’expérimentés, ce qui n’allait point sans un certain danger, comme faillit s’en apercevoir monsieur le légat lui-même, un grand bruissement de ferraille, annoncèrent l’arrivée dans la Cité de l’armée monacale, conduite par l’évêque de Senlis Rose, commandant général, avec un certain nombre d’ecclésiastiques pour capitaines.

L’évêque Rose s’avançait fièrement en tête, un crucifix d’une main, une pertuisane de l’autre; le prieur des Chartreux, armé de même, conduisait ses religieux marchant quatre par quatre; venait le prieur des Feuillants ensuite avec ses moines, un ordre nouvellement fondé et très populaire à Paris, les quatre ordres mendiants, puis les Capucins et les Minimes. Tous ces moines, robes retroussées, portaient le casque en tête, parfois le corselet d’acier, et brandissaient la longue pique ou la hallebarde, d’autres marchaient l’arquebuse sur l’épaule, la fourchette et la mèche à la main, avec la bandoulière en sautoir, le crucifix à la ceinture et de longues colichemardes au flanc. Entre chaque bataillon de moines marchait une compagnie d’écoliers, armés de la même façon, conduits par les professeurs.

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TENTATIVE DES TROUPES ROYALES SUR LE REMPART PRÈS LA PORTE SAINT-JACQUES

Sur les flancs de la colonne qui comptait environ treize cents hommes, on voyait courir comme des sergents de bataille, très affairés à faire serrer les rangs et ordonner les manœuvres les fameux curés ligueurs, Le Pelletier, curé de Saint-Jacques la Boucherie, Hamilton, curé de Saint-Cosme, enragés guisards casqués, cuirassés et armés comme les autres, dom Bernard de Montgaillard, dit le petit Feuillant, fameux prédicateur, et quelques meneurs de quartier parmi lesquels un avocat tout armé à blanc de cuirasse, brassards et cuissards, une bourguignote surmontée d’un grand panache sur la tête.

Curés et prieurs toujours en mouvement, tantôt arrêtaient leurs moines pour chanter des hymnes, tantôt faisaient presser le pas, ou ordonnaient des évolutions et commandaient des salves, ce qui n’allait pas toujours bien. Ce Paris si moqueur d’ordinaire ne riait pas et se montrait au contraire très sérieusement édifié; les politiques venus en curieux se gardaient bien de sourire et de laisser paraître des sentiments dont il eût pu leur cuire grandement.

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LE PONT NOTRE-DAME, XVIe SIÈCLE

M. le légat vint passer les bataillons en revue dans les rues devant Notre-Dame; il était en carrosse avec le cordelier Panigarole, le jésuite Bellarini et quelques ecclésiastiques, tous Italiens. Comme la colonne retraversait la Cité par le pont Notre-Dame pour gagner le quartier de l’Université par le Petit-Pont, il faillit arriver près du pont Notre-Dame un grave accident au légat. La colonne s’arrêtant pour recevoir la bénédiction du prélat, on voulut sur l’ordre du chef présenter les armes et répondre à la bénédiction par une salve en l’honneur du légat; toute l’armée monacale tira les épées, haussa hallebardes et piques dans un beau désordre, les arquebusiers et mousquetaires chargèrent leurs armes et tirèrent en l’air.

Cette escopetterie fit beaucoup de bruit et même un peu de besogne, car certains de ces soldats novices avaient chargé à balle. Quelques coups portèrent, un domestique de l’ambassadeur d’Espagne fut blessé et le légat vit un de ses officiers tomber mort à ses côtés dans son carrosse. Il n’en demanda pas davantage.

—Mes amis, dit-il, effrayé, le soleil de juin est trop chaud, il m’incommode!... Et il se hâta d’achever sa bénédiction, écourta ses félicitations et regagna l’évêché.

Le bon peuple d’alors ne trouvait pas l’ecclésiastique tué si fort à plaindre, criant au contraire tout haut qu’il était très «fortuné» d’être tué en une si sainte occasion, et les moines, en continuant leur marche, ne se firent pas, pour si peu, faute de saluer par d’autres salves sur leur route les maisons des notables de la Ligue.

En témoignage de l’impression que cette étrange procession fit sur les contemporains, il nous est resté quelques tableaux et un certain nombre d’estampes françaises ou étrangères, reproduisant le défilé de tous ces frocards enrégimentés dans les rues devant Notre-Dame ou sur la place de Grève.

Des recherches ordonnées au commencement du siège avaient trouvé deux cent vingt mille Parisiens dans la ville et tout au plus des grains pour nourrir pauvrement tout ce monde pendant un mois. Henri IV, avec douze mille hommes de pied et trois mille chevaux, bloquait la ville et coupait tous les arrivages, ainsi donc bien peu de vivres purent entrer, et cependant Paris affamé, souffrant d’horribles maux, ayant dévoré tous ses chiens et ses chats et jusqu’à l’herbe des fossés, tint pendant trois longs mois. Tous les couvents, il est vrai, avaient emmagasiné des vivres pour plusieurs trimestres de consommation, mais dès la fin du premier mois les Seize mettaient la main sur une partie de ces provisions. A la fin d’août, les lansquenets «mourant de malerage de faim, commencèrent à chasser aux enfants comme aux chiens et en mangèrent trois»...

Pour faire prendre patience à ces affamés, on continuait à faire «d’infinies» processions, M. le légat répandait largement les pardons et indulgences, et les prédicateurs, du haut de la chaire, annonçaient tous les jours des secours prochains et la délivrance sous huitaine.

Mais juste comme la ville agonisante allait être acculée à la reddition, l’armée lorraine-espagnole du prince de Parme et de Mayenne arriva sous Meaux et le Béarnais fut obligé de lever le siège pour ne pas risquer une bataille sous les murs de la ville. Le matin du 30 août Paris se trouva débloqué.

Le jour même un Te Deum solennel fut chanté à Notre-Dame devant M. le légat, M. de Nemours, les principaux seigneurs et la foule des Parisiens, joyeux comme des ressuscités.

Te Deum plus tard pour l’échec de l’échellade empêchée par les jésuites du quartier Saint-Jacques en septembre 1590. Te Deum pour l’échec d’une tentative des royaux sur la porte Saint-Honoré, faite par des soldats déguisés en meuniers, tentative dite journée des Farines; grandes processions pour tous les motifs possibles, avec promenade des châsses des églises.

Les Parisiens souffrant énormément des maux de la guerre interminable processionnaient et reprocessionnaient. Pour les maintenir dans les sentiments ligueurs, les curés du parti se livraient à des prédications de plus en plus exaltées. Si les sermons n’avaient suffi pour entretenir l’esprit de résistance, les Seize étaient là, appuyés sur la garnison espagnole et sur leurs bandes soldées composées en grande partie de gens de sac et de corde, qu’on appelait les minotiers parce qu’ils recevaient chaque semaine un écu et un minot de blé.

Le parti des politiques, de ceux qui voyaient en quel gouffre cette anarchie précipitait la France, gémissait de la tyrannie des Seize, mais pour éviter les pendaisons, les exécutions sommaires, il était obligé de dissimuler. Alors dans le logis de Jacques Gillot, dans une petite maison de l’enceinte du Palais sous la Sainte-Chapelle, sept de ces politiques, juristes ou poètes se consolaient des tristesses du temps en flagellant et ridiculisant dans la Satire Ménippée les ambitions hypocrites, les déloyautés, les folies et les fureurs des meneurs outranciers de la très Sainte Ligue.

En janvier 1593, les états généraux de la Ligue, dont la réunion avait été longtemps entravée par la guerre, purent se réunir à Paris, convoqués à l’effet d’élire un roi catholique que les uns entendaient bien être le roi d’Espagne, les autres le duc de Mayenne ou un autre prince de la maison de Lorraine. Les députés étaient venus à grand’peine et souvent par des chemins très détournés, de toutes les villes tenant pour l’union. Le dimanche 24 janvier eut lieu à Notre-Dame en grande pompe la communion générale de ces députés, après une procession et un beau sermon de l’archevêque d’Aix.

Ces États devaient discourir longtemps sans pouvoir arriver à rien naturellement, travaillés de mille intrigues, aux prises avec mille difficultés, tiraillés entre l’Espagne et les divers candidats au trône, Mayenne, Nemours, ou leur neveu le jeune duc de Guise, cependant que le Béarnais travaillait à abaisser les barrières qui le séparaient encore de ce trône, en consentant à se laisser instruire dans la religion catholique,—pour rassurer ceux de la Ligue qui pouvaient craindre sincèrement pour les catholiques de France, sous un roi hérétique, les persécutions que souffraient alors les catholiques d’Angleterre,—puis en prononçant son abjuration solennelle le 25 juillet 1593 à l’église abbatiale de Saint-Denis et en se faisant sacrer à Chartres le 27 février 1594.

Les Espagnols, les Seize et les ligueurs endurcis continuant à peser sur cette ville, qui désabusée peu à peu se détachait de la Ligue et aspirait au repos sous le roi légitime converti au catholicisme, ne devaient cependant pas si bien la garder qu’enfin n’arrivât le jour prévu et appelé par tant de gens, de l’entrée des troupes royales.

Les voûtes de la cathédrale, en ce grand jour du 22 mai 1594, vont encore retentir du bruissement des armures, du claironnement des trompettes et du fracas des piques sonnant sur le pavé. C’est encore une procession armée, mais une procession de soldats en costume de bataille, accompagnant le roi Henri venant militairement ouïr la messe et remercier Dieu de la réduction de sa capitale, opérée presque sans férir le moindre coup d’épée.

Dans la nuit, à trois heures du matin, en exécution de conventions passées avec le roi, le duc de Brissac, gouverneur de Paris pour la Ligue, le prévôt des marchands Lhuillier, l’échevin Langlois et quelques capitaines de quartier, déjouant la surveillance inquiète des Seize, s’étaient saisis de la porte Saint-Denis et de la Porte-Neuve située sur le quai entre le Louvre et les Tuileries. Vers quatre heures, les soldats royaux se présentèrent, franchirent ces portes et se glissèrent immédiatement par les remparts jusqu’à la porte Saint-Honoré, dont les canons furent retournés contre la ville vers le débouché des grandes voies. Le roi avec une forte troupe s’acheminait vers le Pont-Neuf par le quai de l’Ecole, où un corps de garde de lansquenets, essayant de résister, fut rapidement culbuté, passé au fil de l’épée ou jeté à l’eau. Henri IV était en simple pourpoint, quand il entendit le bruit fait par la tentative de résistance des lansquenets, il se fit boucler sa cuirasse et coiffa une salade, mais bientôt il vit, à l’attitude du peuple de Paris, que la précaution était superflue.

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CLOÎTRE NOTRE-DAME.—RUE CHANOINESSE. 1896

Ce vieux Paris ligueur se réveillait stupéfait, se frottait les yeux à la vue des écharpes blanches, mais montrait une humeur favorable. Tout se fit dans le meilleur ordre, les Seize avertis des négociations ouvertes, avaient été envoyés par Brissac lui-même, veiller dans le quartier de l’Université qu’on prétendait devoir être livré au roi, les troupes espagnoles et wallonnes furent bloquées en leurs logis, des bourgeois gagnés à la cause royale prirent l’écharpe blanche, sortirent en armes au petit jour, se saisirent du Pont Saint-Michel et du petit Châtelet, tandis que les troupes royales occupaient avec célérité les ponts et le Palais, le grand Châtelet et le Louvre, où le roi entra un instant.

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LA PROCESSION DE LA LIGUE, 3 JUIN 1590
Imp. Draeger & Lesieur, Paris

Les Parisiens criaient: la paix! la paix! ou vive le Roi! Deux ou trois obstinés ligueurs seulement sortirent en armes dans la cité, mais personne ne les suivit et ils furent aussitôt jetés morts sur le pavé. Le curé Hamilton, dans le quartier de l’Université, prit la pertuisane aussi pour soulever ses paroissiens, mais convaincu bientôt de l’inutilité de ses efforts, il rentra vite à son presbytère.

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L’ABSIDE ET LE TERRAIN NOTRE-DAME AU XVIIe SIÈCLE

Restaient les Espagnols, enfermés assez penauds dans les postes qu’ils tenaient encore.

Henri IV fit porter au duc de Feria la proposition de se retirer avec armes et bagages sur la Flandre à la condition qu’il ne risquerait aucune tentative de défense inutile. Cette capitulation fut, dans la mauvaise situation où se trouvait la garnison étrangère, acceptée aussitôt, et s’exécuta dans l’après-midi du jour même, les Espagnols sortant par la porte Saint-Denis «drapeaux déployés, tambours battants, les armes sur l’épaule et la mèche éteinte».

Tout étant ainsi réglé, le roi enleva sa salade et recoiffa son feutre. Le peuple en proie depuis six ans à l’anarchie, ayant souffert tous les maux imaginables, entourait ce roi qu’il avait tant de fois maudit, qu’il avait, en tant d’occasions, voué à toutes les colères du ciel; les gens se pressaient autour de son cheval et acclamaient joyeusement le roi légitime, le sauveur annonçant la fin des séditions, des famines et des guerres.

Enfin, toutes les mesures prises pour s’assurer la possession tranquille de sa capitale, ayant pourvu à tout et fait partir des cavaliers accompagnés de hérauts et de trompettes pour annoncer une amnistie générale par tous les quartiers, et semer en outre des billets imprimés la veille à Saint-Denis, promettant l’oubli des choses «passées et advenues» depuis les troubles, défendant la recherche de quelque personne que ce fût, même des Seize, pour tous faits de guerre civile, et portant l’engagement du roi de vivre dans la religion catholique, Henri IV se dirigea vers la cathédrale avec un certain nombre de gentilshommes marchant autour de lui, les uns à pied, les autres à cheval au milieu de la multitude accourant de toutes les rues.

En avant du groupe royal, pour fendre la foule, marchait une troupe de cinq ou six cents gendarmes qu’on avait fait descendre de cheval, armés de toutes pièces, c’est-à-dire avec cuirasses, brassards et cuissards, le pot en tête, traînant la pique basse «en signe de victoire consentie volontairement» disent les Mémoires historiques de Palma Cayet.

Seuls, dans cette foule traversée par le cortège guerrier, quelques vieux ligueurs restaient silencieux, n’en pouvant croire ni leurs yeux, ni leurs oreilles. Était-ce bien le Béarnais maudit qui marchait en maître dans la citadelle de l’Union, dans la ville encore idolâtre des Guises si peu de temps auparavant, était-ce lui qui s’avançait vers la vieille cathédrale d’où si souvent de solennelles prières pour son anéantissement s’étaient élevées vers le ciel?

Quand cette superbe troupe déboucha sur le parvis au son des trompettes et clairons, les grosses cloches et le bourdon de Notre-Dame ébranlaient les airs de leur formidable carillon d’allégresse, dominant toutes les acclamations et le bruit des trompettes et des clairons.

Au grand portail, le roi mit pied à terre. Il n’y avait là, pour le recevoir, aucun des grands dignitaires de l’Église, l’évêque de Gondi, le doyen et les principaux chanoines étaient loin de Paris; les prélats, les abbés et les moines qui, naguère, défilaient à la place des piquiers royaux, la cuirasse sur le froc et la hallebarde en main, se tenaient enfermés en leurs couvents. L’archidiacre Dreux, lequel dans la nuit mourut subitement des suites du saisissement ressenti, dit-on, et quelques prêtres vinrent au-devant du roi, le crucifix en main et le haranguèrent avec un reste de mauvaise humeur, souhaitant que «Dieu le rendant bon roi, il pût avoir un bon peuple».

—Je rends grâces et loue Dieu infiniment des biens qu’il me fait, répondit le roi, en baisant la croix que les prêtres lui présentaient, les reconnaissant en si grande abondance, principalement depuis ma conversion à la religion catholique, apostolique et romaine, en laquelle je proteste, moyennant son aide, de vivre et de mourir. Quant à la défense de mon peuple, je m’y emploierai toujours et jusqu’à la dernière goutte de mon sang et dernier soupir de ma vie. Quant à son soulagement, j’y ferai tout mon pouvoir et en toutes sortes, dont j’appelle Dieu et la Vierge sa mère à témoin.

Le roi entra dans l’église et pénétra dans le chœur jusqu’au grand autel devant lequel on le vit s’agenouiller et se recueillir quelque temps dans un grand silence.

Enfin, il était à Paris! Quelles réflexions devaient traverser la tête de ce soldat qui, après tant de fatigues et de dangers, se trouvait aujourd’hui vraiment le maître de ce royaume si chaudement disputé, après tant de ruines accumulées, de cadavres amoncelés, de changements et de bouleversements parmi les choses, les hommes et les sentiments!

Ces réflexions les assistants, devant la grandeur du spectacle et l’importance de l’événement, entrevoyant la fin des luttes religieuses, les faisaient également, et aussi la foule qui s’amassait dans l’église et sur le parvis, à travers laquelle des bruits de prodiges couraient déjà. La prière silencieuse du roi terminée, soudain éclatèrent les chants et les orgues pour le Te Deum d’actions de grâces qui acheva de remuer tous les cœurs.

Quand le roi sortit de Notre-Dame, il eut, pour gagner le Louvre, à traverser une foule encore plus serrée qu’à l’arrivée, tout Paris descendant à la Cité pour le voir. On n’apercevait partout qu’écharpes blanches; toutes les fenêtres sur le passage, du haut en bas des maisons, étaient garnies de gens de toute qualité poussant les mêmes acclamations joyeuses.

Le roi avait encore à faire en cette heureuse journée, il avait à veiller au départ des Espagnols, suivant la capitulation consentie; ce qu’il fit avec une courtoisie gouailleuse en allant avec ses gentilshommes les regarder partir d’une fenêtre de la porte Saint-Denis.

—Recommandez-moi à votre maître, mais n’y revenez plus! dit-il en rendant le salut au duc de Feria.

Le curé Boucher, quelques-uns des Seize, des prédicateurs de la Ligue, n’osant pas se fier au pardon accordé par ce roi tant vilipendé par eux, marchaient au milieu des compagnies espagnoles et les suivirent jusqu’en Flandre.

Henri IV, une fois les Espagnols mis sur la route des Flandres, avait à recevoir les présidents du Parlement, les échevins de la ville, à pourvoir à bien des choses, comme à rassurer, par exemple, la duchesse de Montpensier et la duchesse de Nemours, lesquelles dames se trouvaient bien «déconfortées», Mme de Montpensier ayant eu, au premier bruit de l’événement, un accès de terreur fortement mélangée de furieuse colère. Il y avait à rassurer encore le cardinal de Plaisance, légat du Pape et aussi le cardinal de Pellevé, mais celui-ci, déjà au lit et fort malade, préféra tomber en fièvre chaude à l’hôtel des archevêques de Sens, à la nouvelle de l’entrée du roi, et mourir le lendemain.

Une procession annuelle fut instituée en mémoire de la reddition de Paris. Au jour anniversaire du grand événement, la cour, le Parlement, le bureau de la ville se réunissaient à Notre-Dame et suivaient la procession aux Grands-Augustins.

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DÉMOLITION DE LA CITÉ. 1860

Les fureurs religieuses n’étaient pas complètement éteintes et le roi se sentait encore en butte à la haine secrète de bien des prêtres obstinément fidèles aux idées de la Ligue. Le 27 décembre de cette même année, eut lieu l’attentat de Jean Châtel qui se souvenait trop des prédications de la Ligue. Condamné le 29, Jean Châtel fut exécuté le même jour aux flambeaux. Il fut amené à la nuit tombée sur la place du parvis Notre-Dame pour y faire amende honorable devant le grand portail, «nu, en chemise, une torche de cire ardente du poids de deux livres à la main, après quoi, suivant les termes du jugement, il fut remis en son tombereau, et conduit à la Grève pour y subir son arrêt».

Le soir même de l’attentat, comme le peuple était en grande rumeur, en grande inquiétude sur la blessure du roi, et menaçait de s’en prendre aux débris du vieux parti ligueur, le roi, pour rassurer ce peuple inquiet, alla sur les huit heures du soir avec toute la cour à Notre-Dame où un Te Deum fut chanté, en outre duquel, peu de jours après, fut faite une grande procession d’actions de grâces, de la cathédrale à l’abbaye Sainte-Geneviève. Le roi venu à Notre-Dame en carrosse suivit ensuite la procession à pied, accompagné de toute la Cour, avec les gardes et les archers, avec le Parlement et tous les corps constitués. Bourgeois et gens du peuple se pressaient aux fenêtres sur le parcours, ou remplissaient les rues tapissées et décorées.

Nombreux Te Deum encore à Notre-Dame. Le 21 octobre 1597, au retour du roi, après la campagne où il avait été forcé de se remettre à faire le roi de Navarre pour reprendre Amiens aux Espagnols, réception solennelle du roi victorieux et Te Deum d’actions de grâce à la cathédrale.

Le 12 juin 1598, des feux de joie furent allumés par la ville, les cloches carillonnaient; à l’Hôtel de Ville, dix mille pains étaient distribués aux pauvres et dix futailles de vin défoncées pour la soif du peuple. Les autorités diverses, le Parlement en robes noires se rendaient à Notre-Dame pour assister au Te Deum chanté pour la publication du traité de paix signé à Vervins avec l’Espagne et la Savoie, par l’entremise du cardinal de Médicis, légat du Pape.

Huit jours après, le dimanche 21, autre et plus imposante cérémonie à Notre-Dame. Le roi et les ambassadeurs espagnols jurent solennellement la paix signée à Vervins. L’église pour la circonstance est toute tendue de tapisseries, des estrades sont préparées dans le chœur pour les grands officiers de la couronne, les seigneurs et les dames de la cour. Le roi était placé sous un dais avec le légat du pape, des évêques et les ambassadeurs autour de lui.

Après avoir entendu une messe solennelle, le roi et le légat vinrent se placer devant le grand autel ainsi que les ambassadeurs Espagnols; le chancelier et le secrétaire d’Etat s’avancèrent et firent lecture des articles de la paix qu’ensuite le roi, la main sur les évangiles tenus par un clerc, jura d’observer et de faire observer en son royaume.

Après révérences et salutations des ambassadeurs espagnols et achèvement des cérémonies, le cortège royal, au bruit de mille acclamations, quitta la cathédrale et se rendit à l’évêché où l’attendait un magnifique festin en l’honneur du légat et des ambassadeurs espagnols.

Le 28 septembre 1601, pour la naissance du Dauphin, le futur Louis XIII, Te Deum chanté à Notre-Dame, en même temps que dans toutes les églises de Paris. Henri IV qui avait des enfants de ses maîtresses, de Gabrielle d’Estrée en particulier, qu’il aurait épousée sans les oranges empoisonnées de Zamet, possédait un héritier légitime pour son trône, et toutes les églises de Paris carillonnaient enfin sa joie.

Dix ans après, les 29 et 30 juin 1610, une cérémonie lugubre ramenait Henri IV à Notre-Dame. Assassiné le 14 mai, ses obsèques retardées par différentes circonstances avaient lieu un mois et demi après sa mort. Le 29, au milieu d’un immense concours de peuple le cortège des funérailles suivait les rues tendues de noir du Louvre à Notre-Dame. A la levée du corps le jeune roi Louis XIII avait un manteau de deuil à cinq queues portées par les princes chargés de conduire le deuil, le prince de Conti, le comte de Soissons, le duc de Guise, le prince de Joinville et le chevalier de Guise, revêtus aussi de manteaux de deuil à grandes queues portées par des gentilshommes.

Le premier jour des funérailles, les vêpres des morts furent seules chantées, le corps resta en chapelle ardente; le lendemain le cortège funèbre reparut, entendit la grand’messe des morts et accompagna la dépouille mortelle du Béarnais jusqu’aux caveaux royaux de Saint-Denis.

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LA TOURNELLE ET LA PORTE SAINT-BERNARD. XVIe SIÈCLE
 

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L’ABSIDE DE NOTRE-DAME VUE DU QUAI DE L’ILE SAINT-LOUIS (HÔTEL DE BRETONVILLIERS)


CHAPITRE XI

LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME (Suite)

Les cérémonies sous Louis XIII.—Bagarres dans l’église.—Parlement et Chambre des Comptes.—Le vœu de Louis XIII.—Dévastation du chœur sous Louis XIV.—L’ancien chœur, le jubé et la clôture historiée.—Les étendards ennemis.—Pompes joyeuses et cérémonies funèbres.—Marie-Antoinette.—Bénédiction des drapeaux de la Garde Nationale.—La dernière amende honorable au Parvis.—Suite des dévastations.—Le trésor.—La déesse Raison.

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LES OISELEURS SUR LE PARVIS DE NOTRE-DAME AUX RELEVAILLES DE MARIE-ANTOINETTE

En différentes circonstances, pour des Te Deum, pour des entrées solennelles, les cérémonies à Notre-Dame furent nombreuses aussi sous Louis XIII. C’en était fini des grandes scènes dramatiques que la cathédrale avait vues pendant le siècle troublé et passionné qui venait de se clore; au XVIIe siècle, Notre-Dame devait seulement servir de cadre à des pompes joyeuses ou tristes, toujours fastueuses, entremêlées seulement parfois de querelles ridicules pour des questions d’étiquette. Les passions étaient éteintes ou fatiguées, les caractères apaisés ou refroidis; le siècle nouveau, à part la secousse de la Fronde, révolution avortée précisément en raison de ce rapetissement, devait être un temps régulier et ordonné.

Il faut, dans le nombre de ces solennités à la cathédrale sous le successeur de Henri IV, mettre à part l’étrange réception du cardinal Barberini, légat du pape, le 10 mai 1625, le Te Deum chanté à l’occasion de la prise de la Rochelle le 4 novembre 1628 et la cérémonie du 15 août 1638.

La réception du légat fut l’occasion de querelles entre les échevins et les représentants des corporations, de disputes sur le cérémonial entre le légat et les évêques et archevêques appelés à figurer dans la réception. Chacun y mit une parfaite mauvaise grâce et tout alla le plus mal possible dès la porte Saint-Jacques, si mal qu’en arrivant au Marché-Neuf, de querelle en querelle, les horions se mirent de la partie et que le légat tombé de sa mule blanche, vit déchirer en morceaux le dais sous lequel il marchait, et fut tout heureux de trouver Notre-Dame comme un refuge.

Au Te Deum chanté en présence de la reine et de la cour pour la chute de la ville huguenote, une question d’étiquette faillit mettre aux prises, dans la cathédrale même, les conseillers du Parlement et les conseillers d’Etat. Les membres du Parlement prétendaient occuper dans le chœur les premières places sous le siège épiscopal; des conseillers d’Etat s’y trouvant installés déjà, une dispute violente s’éleva. Gravement le Parlement groupé dans le chœur délibéra comme au Palais et rendit un arrêt ordonnant aux conseillers d’Etat de céder la place. Les conseillers d’Etat, sans se troubler, arguèrent de vice de forme et déclarèrent l’arrêt nul et non exécutoire. Et la dispute de ces robes noires et rouges continua au grand scandale de tous, couvrant parfois les chants religieux jusqu’à ce que la Reine impatientée, s’étant informée, envoya l’ordre aux conseillers d’Etat de quitter la place, ce qui ne se fit pas sans de grands murmures et sans troubles répercutés de rang en rang dans l’assistance.

Au 16 août 1638, à la première cérémonie en exécution du vœu de Louis XIII, ce fut bien autre chose et un plus grand scandale encore, et de même pour une question de préséance.

Les cours supérieures, le corps de ville assistaient bien entendu à cette solennité. L’étiquette admise voulait que dans les cérémonies où devaient paraître les diverses cours souveraines, le Parlement prît la droite et la Chambre des comptes la gauche, les deux présidents s’avançant de front. A Notre-Dame le Parlement occupait dans le chœur les stalles de droite à la place des chanoines, et la chambre des comptes celles de gauche; pour l’entrée dans l’église l’étiquette était moins rigoureuse mais la sortie devait s’effectuer dans l’ordre admis.

Comme d’habitude au moment de quitter le chœur pour la procession dans la nef, le premier président du Parlement marchant le premier, le premier président de la Chambre des comptes voulut le suivre, mais les présidents à mortier se portant en avant obstruèrent le passage pour l’empêcher de défiler en son rang.

Le président des comptes, homme grand et vigoureux, ne se laissa point intimider, il empoigna sans hésiter un président à mortier et le jeta à terre. A son exemple les autres présidents des comptes entamèrent la lutte, chacun d’eux s’attaquant à un président à mortier. En peu d’instants la mêlée fut générale. Dans le chœur tous les Parlementaires se bousculaient, se gourmaient vigoureusement, à coup de poing, à coup de pied, présidents contre présidents, conseillers contre conseillers, en ordre hiérarchique; les bonnets carrés volaient sur les dalles, les robes étaient déchirées et naturellement les coups n’allaient pas sans bonnes injures, sans vociférations extra-parlementaires, et ce tumulte mettait en émoi toute l’église qui voyait le combat sans en discerner les causes.

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L’ANCIEN MAITRE-AUTEL DE NOTRE-DAME

Pour séparer ces enragés, il fallut que le duc de Montbazon et bon nombre de gentilshommes missent l’épée à la main, et que les archers accourussent; enfin à force de cris, de rappels à la bienséance, un peu de calme revint; on sépara les combattants rouges de colère, vêtements en désordre et coiffures de travers, et les cours sortirent non sans échanger encore des menaces et sans faire craindre que la bataille ne reprît sur le parvis de l’église.

Une pareille affaire entre gens de robe ne pouvait passer sans procès-verbaux, informations et arrêts. Les deux partis aussitôt rentrés au Palais, domicile commun, mirent leurs officiers, clercs et greffiers en branle.

Tout le Palais de dame Thémis est en rumeur et les plumes de courir sur le papier et les deux cours de se jeter les arrêts à la tête! Beau sujet de poème épique, comme le Lutrin, pour Boileau si Boileau avait déjà rimé; mais il avait alors deux ans à peine et devait tout juste rentrer de nourrice chez son père Gilles Boileau, greffier du Parlement.

Le roi pour faire cesser la guerre contre les deux cours intervint, cassa tous les arrêts déjà rendus, et décida que dorénavant le Parlement sortirait de la cathédrale par la grande porte et la Cour des comptes par la petite.

La solennité à l’occasion de laquelle se produisit cette collision entre les cours, était la première procession faite en exécution du fameux vœu de Louis XIII qui eut de si désastreuses conséquences pour la cathédrale.

Louis XIII déjà, au moment de l’invasion de la Picardie par les Espagnols, avait fait vœu d’offrir à Notre-Dame une lampe en argent du poids de 320 marcs. A la nouvelle de la reprise de la ville de Corbie qui lui parut due à l’intercession de la Vierge, il résolut de placer sa personne et son royaume sous la protection spéciale de la mère du Christ.

Les lettres patentes qui proclamaient officiellement le vœu du roi, après avoir exposé les motifs de reconnaissance particulière pour les marques nombreuses de «l’évidente protection qui avait couvert le roi et l’Etat, pendant tout le cours du règne, dans les conjonctures difficiles de la minorité, au moment des rébellions suscitées par l’artifice des hommes et la malice du diable», arrivaient à la déclaration suivante: «A ces causes, nous avons déclaré, et déclarons que, prenant la très sainte et très glorieuse Vierge pour protectrice spéciale de notre royaume, nous lui consacrons particulièrement notre personne, notre Etat, notre couronne et nos sujets, la suppliant de vouloir nous inspirer une sainte conduite et de défendre avec tant de soin ce royaume contre l’effort de tous ses ennemis, que, soit qu’il souffre le fléau de la guerre, ou jouisse de la douceur de la paix que nous demandons à Dieu, et de tout notre cœur, il ne sorte pas des voies de la grâce qui conduisent à celle de la gloire.»

Les lettres royales ensuite «admonestaient le sieur archevêque de Paris, et lui enjoignaient de faire procéder tous les ans le jour de l’Assomption, en commémoration du vœu, à une procession en son église cathédrale, à laquelle procession assisteraient toutes les compagnies souveraines et le corps de ville».

Cette procession eut lieu pendant deux cents ans, interrompue seulement par les révolutions. Elle se faisait aussi dans les diverses églises de Paris, le clergé de chaque paroisse défilant après les vêpres autour de son église, dans les rues décorées de tapisseries, chaînes tendues aux débouchés des carrefours.

Louis XIII n’eut pas le temps d’exécuter le nouveau maître-autel décidé dans les lettres patentes. Louis XIV se chargea de ce soin et fit les choses grandement, par malheur, on peut le dire, puisqu’il fit disparaître l’ancien maître-autel de la cathédrale, œuvre du XIIIe siècle et jeta bas l’ancienne décoration du chœur pour remplacer le tout par une décoration théâtrale et ostentative.

Ce qu’était l’ancien chœur on peut le savoir par les historiographes de Paris, par les recherches des restaurateurs modernes de la cathédrale. D’abord il était précédé d’un magnifique jubé de pierre élevé vers 1245; Viollet le Duc, aidé par les descriptions et par des fragments restés dans les magasins, a reconstitué ce jubé dans son Dictionnaire d’architecture. Au milieu s’ouvrait une grande arcade terminée par un gable surélevé à la pointe duquel s’érigeait un Christ en croix. Des scènes de la Passion, en bas-reliefs très fouillés, décoraient la partie pleine du jubé, que terminait de chaque côté un bel escalier tournant à jour, montant à la galerie en haut de laquelle, aux grandes fêtes, se lisait l’Évangile et se chantaient certaines hymnes.

Entre ce jubé et les marches du sanctuaire, les stalles encadraient de leurs belles boiseries brunes et de leurs dossiers de cuir enrichi de dessins et de dorures, les capes rouges des chanoines.

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RESTES DE L’ANCIENNE CLÔTURE DU CHŒUR

Tout autour, de pilier en pilier, une clôture de pierre haute de cinq mètres, en deux étages d’arcatures toutes garnies de sculptures, isolaient complètement le chœur. Dans les arcatures supérieures de cette clôture, formant claire-voie, se détachaient visibles des deux côtés, du chœur et du pourtour, des scènes de la vie de Jésus-Christ, non des bas-reliefs, mais des figures complètement en ronde bosse, peintes et dorées ainsi que toutes les lignes et les fonds des arcatures. Se poursuivant ainsi sans interruption du premier pilier nord de l’abside contre le jubé au pilier correspondant sud, à l’autre extrémité du jubé, l’ensemble constituait la plus riche et la plus majestueuse décoration.

A cette clôture historiée commencée au XIIIe siècle, Jean Ravy maçon et ymaigier avait travaillé vingt-six années; il s’était représenté à genoux et les mains jointes dans un coin de la travée d’angle; après lui l’œuvre avait été continuée par Jehan le Bouteillier et terminée vers 1351. Une inscription que l’on voyait sous la figure de l’imagier, avant la mutilation du chœur, donnait les dates et les détails:

«C’est maistre Jehan Ravy qui fut masson de Notre-Dame par l’espace de XXVI ans et commença ces nouvelles hystoires; et maistre Jehan le Bouteillier son neveu les a parfaictes en l’an MCCCLI.»

Le maître-autel était cantonné de quatre fines colonnettes de cuivre surmontées d’anges portant les instruments de la Passion; sur des tringles, entre ces colonnettes, glissaient des courtines entourant l’autel sur trois côtés. En arrière de la table de l’autel, un édicule élevé, tout en cuivre doré, à quatre frontons trilobés surmontés d’une haute croix, renfermait la châsse de saint Marcel, d’argent doré, «enrichie d’une infinité de grosses perles et de pierres précieuses». De chaque côté du maître-autel, derrière les courtines, se trouvaient deux autels plus petits supportant l’un la châsse de Notre-Dame en argent doré, l’autre la châsse de bois et d’argent doré de saint Lucain et plusieurs autres plus petits reliquaires.

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BERGES DE LA CITÉ ENTRE LE PONT NOTRE-DAME ET LE PONT AU CHANGE (QUAI DE LA PELLETERIE)
D’APRÈS UN DESSIN DE LA FIN DU XVIIe SIÈCLE

Derrière ou sur les côtés du maître-autel existaient encore d’autres monuments, la tombe de l’évêque Odon ou Eudes de Sully mort en 1208, avec statue de bronze couchée sur son soubassement haut d’un pied environ, la pierre tombale à effigie de marbre noir de l’évêque Pierre d’Orgemont, mort en 1409, les pierres tombales de la reine Isabelle de Hainaut, femme de Philippe-Auguste, de Geoffroy duc de Bretagne, d’un comte de Champagne et de plusieurs évêques; à droite du maître-autel contre un des gros piliers se dressait sur une colonne de pierre la statue de Philippe-Auguste, en pierre peinte enrichie d’incrustations de pâtes coloriées.

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LA BERGE DE LA CITÉ ENTRE LE PONT NOTRE-DAME ET LE PONT AU CHANGE (QUAI DE LA PELLETERIE) (SUITE)

A la fin du règne de Louis XIV, de 1699 à 1714, pour l’exécution du vœu de Louis XIII, on bouleversa le superbe et majestueux chœur du moyen âge. Tout fut transformé, déguisé ou enlevé, tous les monuments du sanctuaire disparurent. Plus de piliers gothiques, plus d’arcatures ogivales, mais de grands arcs classiques surmontés de Vertus et d’Anges aux archivoltes, des pilastres bien rectangulaires surchargés de trophées plaqués sur les gros piliers gothiques.

Sur le maître-autel pompeux et contourné chargé de personnages, grands anges en adoration, petits angelots sur des nuages, le groupe de la Descente de croix, la Vierge ayant le corps du Christ sur les genoux, remplissait le fond d’une des arcades formant niche. Au-dessus d’autres anges voltigeaient dans les rayons dorés d’une grande gloire.

De chaque côté de l’autel deux statues royales sur des piédestaux également surchargés: à droite Louis XIII agenouillé offrant sa couronne à la Vierge, de l’autre Louis XIV en manteau royal également agenouillé.

Au droit de chaque pilier de l’abside d’autres grandes figures d’anges ailés complétaient cette décoration théâtrale et redondante, qui excita des transports d’admiration quand, après quinze ans de travaux, on rouvrit le chœur pour un Te Deum chanté à l’occasion de la paix de Radstadt. L’œuvre avait été exécutée sur les dessins de Robert de Cotte. Nicolas et Guillaume Coustou avec Coysevox avaient sculpté les figures principales, Louis XIII et Louis XIV, la Descente de croix; le reste était dû à d’autres artistes non moins fameux.

Aucun regret ne fut donné, à cette époque d’aberration artistique, à l’ancien chœur si majestueux, à l’ancienne clôture historiée barbarement démolie tout autour de l’abside, et dont on ne garda que la partie contre laquelle s’adossèrent les nouvelles stalles des chanoines, refaites dans le style du temps, beaux morceaux de menuiserie sculptée certainement, mais qui remplaçaient d’autres boiseries pour le moins aussi bien exécutées, d’aspect plus religieux et assurément très supérieures comme style.

Par les débris de la clôture sculptée des XIIIe et XIVe siècles qui subsistent, on peut juger de ce qu’avait dû être l’ensemble. Il reste du côté nord quatorze sujets de la vie du Christ. Cette partie de la clôture adossée aux stalles ne formait pas claire-voie, les épisodes se déroulent sous des arcatures trilobées reposant sur de fines colonnettes reliées de l’une à l’autre par des sculptures diverses, de beaux feuillages, des ornements fantastiques. La partie sud, moins ancienne que l’autre et due à Jehan le Bouteillier, terminée en 1351, présente encore neuf sujets de la vie du Christ.

Des évêques, des chanoines avaient par des générosités aidé à l’enrichissement de ce chœur magnifique, et ils avaient en récompense obtenu de reposer sous les dalles au pied de quelque pilier du chœur; leurs effigies, leurs pierres tombales ont disparu, enlevées par les vandales du grand siècle, en même temps que toutes les statues du chœur, la statue de Philippe-Auguste, le maître-autel gothique et la clôture historiée.

Le jubé vécut encore une dizaine d’années après l’exécution du vœu de Louis XIII; le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, qui fut un très saint homme et un très vénérable prêtre, mais qui ne concevait certainement pas Dieu sans perruque à la Louis XIV, acheva l’œuvre en 1725, en jetant bas ce jubé pour le remplacer par une lourde décoration plaquée de colonnes à l’antique.

D’autres vandales devaient survenir plus tard, qui mutilèrent à leur tour l’œuvre fastueuse et emphatique du vœu de Louis XIII, mais ces mutilations ont été en grande partie réparées, les statues enlevées rapportées pour la plupart et les stalles de ce temps sont encore en place.

Revenons aux grandes journées de Notre-Dame. Le 11 mai 1625, célébration du mariage d’Henriette de France, troisième sœur de Louis XIII, avec le futur Charles Ier d’Angleterre, alors prince de Galles, représenté par procuration par le duc de Chevreuse.

Le 6 septembre 1638 fut chanté le Te Deum solennel d’actions de grâces pour la naissance inespérée du Dauphin Louis, futur Louis le Grand.

Te Deum pour la prise de Turin, pour Casal et Perpignan. Te Deum ensuite pour la victoire de Condé, au commencement du nouveau règne, pour Rocroy, pour Lens.

On sait que les troubles de la Fronde commencèrent le jour de ce Te Deum, quand la reine et Mazarin crurent pouvoir profiter de cette journée pour arrêter Broussel.

En 1654, le 30 mai, le jeune Louis XIV, allant se faire sacrer à Reims, assiste à un Te Deum. Il n’est encore que le pupille du cardinal Mazarin, mais ne va pas tarder à se montrer le jeune roi dominateur, décidé à ne souffrir aucun empiètement du Parlement ni de personne sur le pouvoir royal. Six ans après, en 1660, ce sont les fêtes du mariage du roi avec l’infante Marie-Thérèse, célébré à Saint-Jean de Luz; le service solennel à Notre-Dame le 27 août, le lendemain de l’entrée triomphale du couple royal, en un splendide cortège passant sous des arcs de triomphe colossaux chargés de statues allégoriques, élevés depuis la porte Saint-Antoine jusque dans la Cité, au pont Notre-Dame, au Marché-Neuf, à la place Dauphine, etc.

La pompe du Te Deum ne fut pas moindre. Quand toutes les cours furent arrivées: Parlement, Cour des comptes, Cour des aides, puis les prévôts et les échevins, les ambassadeurs, le cortège royal fit son entrée, au bruit des trompettes de sa chambre, des fifres et des tambours des Suisses occupant le haut de la nef. Le roi et la jeune reine vinrent s’agenouiller sur une estrade élevée de trois degrés au milieu du chœur, autour de laquelle se groupèrent la reine mère Anne d’Autriche, Monsieur, frère du roi, et les princes et les princesses.

L’année suivante, un autre Te Deum célébrait à Notre-Dame la naissance d’un Dauphin, que peu de temps après la reine Marie-Thérèse et la reine mère venaient solennellement offrir à la Vierge.

En 1663, dans le chœur de Notre-Dame décoré de grandes tapisseries tombant des galeries, garni, comme pour toutes les cérémonies de la cour, de sièges pour tous les grands corps de l’Etat, de tribunes pour les dames, se pressait la même foule brillante, au milieu de laquelle se distinguait un groupe plus sévère, des hommes à grandes barbes blanches sur des fraises à l’ancienne mode. C’étaient les ambassadeurs des treize cantons suisses, qui venaient renouveler solennellement avec le roi Louis XIV par un serment sur l’Évangile, devant le maître-autel de Notre-Dame, la vieille alliance du royaume de France avec les Suisses. Un tableau de Le Brun nous a conservé la physionomie de cette cérémonie. On y voit déjà le Louis XIV olympien, surhumain, dominant d’une tête tous les personnages qui l’entourent, simple multitude de princes.

Les guerres fournissaient d’autres occasions de cérémonies à Notre-Dame, quand les drapeaux pris à l’ennemi étaient apportés pour être suspendus aux voûtes. Il nous reste des estampes du temps comme souvenirs de ces glorieuses solennités, montrant les cornettes prises aux Espagnols dans la campagne de 1635 dans le pays de Liège, ou bien les cornettes, guidons et drapeaux pris à Lens, le le 19 mai 1648, sur les Impériaux et les Espagnols, apportés à la cathédrale, tambours battants et trompettes sonnantes par les Cent Suisses et par les mousquetaires...

Ces drapeaux étaient suspendus aux voûtes, on les voit dans toutes les anciennes gravures représentant la nef de Notre-Dame. La campagne de Hollande, en 1672, en envoya une quarantaine pour garnir la nef. Que de Te Deum, que de transports de drapeaux enlevés à l’ennemi pendant le long règne de Louis le Grand. Te Deum pour les prises de Tournay, Douai, Courtray, Lille, Maestrich, Besançon, pour Valenciennes, Cambrai, Dole, Senef, Philisbourg, Fleurus, Mons, Namur, Barcelone, Lerida, Girone, Hochstadt, Denain...

Au Te Deum chanté après la campagne de 1693, le duc de Luxembourg, qui avait envoyé à la cathédrale les trophées de Fleurus, de Steinkerque, de Nerwinden et de tant d’autres batailles, essayant de se frayer un passage à travers la foule serrée dans l’église, se trouvait fort empêché, lorsque le prince de Conti l’aperçut et lui fit ouvrir les rangs des curieux en criant: «Place, place, messieurs, laissez passer le tapissier de Notre-Dame!»

Les tapissiers de Notre-Dame, après le grand Condé, après Turenne, après le maréchal de Luxembourg, ce sont Catinat, Villars, Vendôme, qui suspendent de nombreux étendards à ces voûtes déjà si glorieusement garnies.

Le 9 septembre 1675, une pompe funèbre remplit Notre-Dame. C’est le service solennel célébré pour le repos de l’âme de Henri de la Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, le héros de tant de victoires, tué le 27 juillet dans le Palatinat, au moment où il se préparait, après une série de manœuvres savantes, à écraser les Impériaux de Montecuculli acculés à de mauvaises positions.

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LES TROUPES DES SEIZE CASERNÉES DANS LES GALERIES DE NOTRE-DAME, 1590

Le XVIIe siècle imprime son cachet particulier, son goût pour les grands déploiements d’un faste théâtral à ces cérémonies funèbres. Ce sont d’ailleurs les artistes créateurs de ces pompeux arcs de triomphe des grandes fêtes, et des décorations des ballets dansés à la cour, qui organisent aussi ces fêtes funèbres. Il semble même que ces décorations des églises aux grands jours de deuil soient préparées pour des ballets funéraires où la Douleur doive s’exprimer en pas et en cadences bien réglés. La cathédrale, ces jours-là, disparaît sous d’extraordinaires décorations intérieures et extérieures, sous de formidables placages d’architectures et de colossales machineries; des draperies noires voltigeantes voilent les tours de Notre-Dame, des colonnades encadrent des groupes allégoriques au dedans et au dehors de la cathédrale, soulignés d’inscriptions en prose et en vers; à l’intérieur complètement transformé et dont l’architecture gothique ne se découvre plus que dans le haut des voûtes que l’on n’a pu déguiser, ce ne sont que tribunes écussonnées, balcons ventrus, colonnes et pilastres semés d’attributs funèbres, autour de catafalques aux dimensions considérables chargés aussi d’allégories et d’inscriptions.

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ANCIENNE MAISON DU CLOÎTRE NOTRE-DAME, DÉMOLIE EN 1860
D’APRÈS MARCEL POTÉMONT

Catafalques et cénotaphes où travaillent peintres, sculpteurs et décorateurs, sont de véritables monuments, élevés sous la direction de Le Brun, de Van der Meulen ou de Bérain, qui fut l’ordonnateur du Camp de la Douleur, appareil funèbre pour le service solennel de Mgrle prince de Condé, à Notre-Dame, le 10 mars 1687, où les batailles et les principales actions de la vie du héros étaient représentées, avec des médaillons de tous ses ancêtres depuis saint Louis et beaucoup d’autres choses.

Ainsi les voûtes de la cathédrale voient se déployer les pompes funèbres de la reine de France Marie-Thérèse, le 2 août 1683, plus tard celles du Dauphin, puis du duc et de la duchesse de Bourgogne, des petits dauphins, de toute cette descendance de Louis XIV fauchée par la mort, tandis que le vieux roi achevait ses dernières années dans la tristesse, tremblant pour son dernier rejeton, le petit duc d’Anjou, futur Louis XV.

En 1715, le 3 septembre, c’était pour les funérailles de Louis que Notre-Dame se remplissait de personnages officiels; les membres des grands corps de l’Etat étaient là, songeant au règlement difficile de la succession et se demandant à qui allait revenir le pouvoir. Le peuple s’en allait sur la route de Saint-Denis rire et boire dans les cabarets, sous les tentes dressées pour l’occasion, en regardant passer le corps du grand monarque, que les officiers de la couronne et les personnages commandés par l’étiquette allaient enfouir dans les caveaux de la nécropole royale de Saint-Denis, c’est-à-dire le XVIIe siècle attardé que le XVIIIe enterrait avec un soupir de soulagement.

On trouve les représentations de ces pompes funèbres dans les estampes du temps, et l’on voit le XVIIIe siècle amplifier encore sur ces pompes. Après Berain, les frères Slodtz, sculpteurs de talent, organisèrent des funérailles encore plus fastueuses, des décorations plus considérables et plus extraordinaires que celles de leurs prédécesseurs, avec la même verve qu’ils mettaient à ordonner aussi les réjouissances publiques et à régler les fêtes et les bals de la cour.

Ils ordonnèrent, en 1735, la pompe funèbre, à Notre-Dame, de la reine de Sardaigne, reproduite ainsi que d’autres dans les estampes de Cochin. Pour cette occasion, ils avaient élevé dans le chœur de la cathédrale un énorme catafalque peuplé de statues et d’emblèmes. La figure principale était un Temps colossal debout, une faux à la main sur une sphère, moissonnant couronnes, tiare, sceptres, et casques, parmi des débris de monuments renversés. Au coin du monument, des anges contemplaient en pleurant les ravages de l’impitoyable faux, à côté d’une demi-douzaine de Vertus abîmées dans la douleur.

En 1734, un service solennel fut célébré en l’honneur des officiers et soldats morts pendant la campagne du Milanais contre les Autrichiens. Il est très probable que les pompes funèbres de ces soldats, à qui l’on devait les victoires de Parme et de Guastalla, n’égalèrent pas celles des princes et princesses célébrées avec une telle dépense de statues et d’allégories fastueuses, mais enfin on avait pensé à eux.

Il faut noter, parmi les menus événements de l’histoire de Notre-Dame, la visite que lui fit, au cours de son voyage sous la Régence, le tzar Pierre le Grand, le 27 mai 1717.

Louis XV donna moins que Louis XIV l’occasion au clergé de Notre-Dame de chanter des Te Deum de victoire. La campagne de 1745 en Flandre en fit chanter quelques-uns, pour Fontenoy le 20 mai, pour la prise de Gand le 24, le 3 août pour la prise de Bruges, le 23 août pour la prise de Termonde.

Il y avait, après la cérémonie, fêtes en ville, distributions de vins, illuminations. Le retour du roi, après les triomphes clé cette campagne, donna lieu à de nouvelles fêtes. Louis XV entra dans sa capitale au bruit des cloches, reçu par le gouverneur qui lui offrit les clefs de la ville, par les échevins et le corps de ville agenouillés pendant les harangues suivant l’étiquette.

Le lendemain, le roi et la cour amenés par de splendides carrosses à la cathédrale, assistèrent à la remise des drapeaux pris à l’ennemi, apportés par les Cent Suisses, et au Te Deum d’actions de grâces.

L’année d’avant, pendant la campagne de 1744, lorsque la maladie avait mis les jours du roi en danger à Metz, on sait par quelles émotions passa le peuple de Paris. Le danger de Louis le Bien-Aimé l’avait mis hors de lui-même. Quand les médecins répondirent de la vie du roi, des transports de joie accueillirent les bulletins; le courrier qui apporta la nouvelle de l’entrée en convalescence faillit être étouffé par le peuple; on embrassait son cheval, on voulait le porter en triomphe. Aussi la cérémonie du Te Deum chanté à Notre-Dame fut-elle des plus brillantes, et la ville ensuite se lança dans les réjouissances et les illuminations. Cependant le peuple de Paris ne se déclara pas encore satisfait des démonstrations de joie officielles, il fallut à peu de jours de distance recommencer la fête, redire un nouveau Te Deum. Le soir, nouvelles illuminations accompagnées de feux d’artifices, avec tonneaux mis en perce et distributions de charcuteries diverses sur les places publiques, musiques et bals à tous les carrefours. Et pendant quelque temps dans Paris continuèrent les Te Deum que faisaient chanter successivement communautés et corporations, les fêtes particulières, les illuminations et les fêtes de quartier.

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LE PORT SAINT-LANDRY, XVIIIe SIÈCLE

Ces réjouissances menèrent du mois d’août jusqu’au moment du retour du roi en novembre. Alors les fêtes reprirent de plus belle. Le 3, le roi fit son entrée par la porte Saint-Antoine, le lendemain il alla en grande pompe à Notre-Dame avec la Reine et le Dauphin, avec toute la cour, en carrosses à huit chevaux, acclamés par la foule qui se pressait par les rues et sur le parvis malgré les bourrasques de pluie et de vent. Il y eut à l’Hôtel de Ville, le jour d’après, dîner de gala offert au roi par le corps de ville, décorations sur la place de Grève, arcs de triomphe, fontaine de vin pour le peuple, etc.

Les naissances de princes, de dauphins ou d’enfants des dauphins donnaient lieu à des fêtes semblables, après la célébration des actions de grâce à Notre-Dame. A la naissance du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XV, on ajouta à la solennité du Te Deum quelque chose de mieux qu’un feu d’artifice. Le roi voulut doter six cents jeunes filles, de 500 livres chacune, avec un louis en plus pour le repas de fiançailles et une médaille d’or portant d’un côté son effigie et de l’autre les armes de la ville. Les curés des paroisses furent chargés de trouver les filles et les garçons à unir, ce qui, paraît-il, ne se fit pas sans difficultés, et durent s’occuper aussi des petits détails de la noce. La ville fournit des habits et les voitures pour la cérémonie et les six cents mariages purent être célébrés le même jour, le 9 novembre, dans les différentes paroisses, toutes les cloches sonnant et le canon tonnant sur la place de Grève. Ensuite, les mariés de chaque paroisse et leurs invités s’en allèrent festoyer sous la conduite des curés, dans des salles louées pour la circonstance.

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PASSAGE AU PIED DES TOURS NOTRE-DAME CONDUISANT A L’ARCHEVÊCHÉ ET AU PONT AU DOUBLE
XVIIe SIÈCLE

Le 10 mai 1774, le roi Louis XV étant mort de la petite vérole, on se dépêcha d’enfermer le corps dans deux cercueils et on le porta sans aucune cérémonie à Saint-Denis, «comme un fardeau dont on est pressé de se défaire», avec deux carrosses derrière, une vingtaine de pages et une cinquantaine de palefreniers non vêtus de noir, partant au grand trot de Versailles à huit heures du soir. Ce fut seulement le 7 septembre, après trois mois, que fut célébré, à Notre-Dame, le service solennel, la grande pompe funèbre, avec un cénotaphe monumental sous un portique à l’antique, et l’accompagnement obligé de groupes allégoriques, de vertus entourant l’urne royale, de trépieds funéraires, de bas-reliefs, d’écussons dans une flamboyante accumulation de girandoles et de lumières.

Une fille, Madame, duchesse d’Angoulême, étant née au jeune couple royal qui succédait sur le trône de France à Louis XV le très méprisé, tout Paris fut dans la joie. Paris et la France n’avaient alors pour Louis XVI et Marie-Antoinette que des sentiments d’affection profonde.

Pour marquer ces sentiments, le bureau de la ville fit allumer des feux de joie sur la Grève et, ce qui valait mieux, fit délivrer les malheureux, hommes ou femmes, détenus pour mois de nourrice non payés, en se chargeant du payement des mois suivants. L’élan était donné; des particuliers, pour marquer leur joie, imitèrent la ville, donnèrent des dots à des jeunes filles et marièrent des couples, à condition que le premier enfant qui en naîtrait s’appellerait Louis ou Antoinette.

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LES STALLES DE NOTRE-DAME

Il y eut Te Deum à Notre-Dame, naturellement, le 26 décembre et nouveau feu de joie en Grève. La reine Marie-Antoinette vint à Notre-Dame, au commencement de février 1779, remercier Dieu de son heureuse délivrance. Les oiseleurs de Paris, suivant une ordonnance du grand maître des eaux et forêts, apportèrent sur le parvis quatre cents oiseaux qui furent lâchés dans la cathédrale lorsque la reine entra pour le Te Deum.

Ce jour-là aussi, furent mariées à Notre-Dame cent jeunes filles «pauvres et vertueuses», dotées par le roi de 500 livres chacune, plus 200 livres pour le trousseau et 12 livres pour la noce, et l’on célébra aussi, par ordre de la reine, les noces d’or d’un vieux couple. Commencements idylliques d’un règne destiné à une fin si tragique.

Les mariages avaient été célébrés le matin, les cent couples avec leurs parents déjeunèrent à l’Archevêché, puis, avant l’arrivée de la cour, vinrent se ranger dans la nef pour présenter à Leurs Majestés leurs témoignages d’amour et de reconnaissance. La reine s’engagea à payer les mois de nourrice des enfants qui naîtraient et à fournir des layettes aux mères qui nourriraient elles-mêmes.

En octobre 1781, nouvelles réjouissances pour la naissance du dauphin Louis-Joseph, qui mourut en 1789 au moment de l’ouverture des Etats généraux, Te Deum et illumination des tours Notre-Dame, représentations gratuites à l’Opéra et ailleurs, visite à Versailles de délégations des métiers et corporations en costumes de fête, portant leurs chefs-d’œuvre ou quelques cadeaux offerts au Roi, visite et compliments des dames de la Halle, avec discours et chansons. La joie générale se manifeste de toutes les manières, la mode s’en mêle, les femmes portent au cou des bijoux en forme de dauphin, et des dauphins en boucles de souliers, au centre de rubans où sont brodés les mots: «Vive le Roi, vive la Reine, vive monseigneur le Dauphin...»

La reine, le 21 janvier 1782, vint à Notre-Dame accompagnée des princesses, remercier Dieu de cette naissance. Une gravure du temps nous la montre prosternée avec les princesses dans la nef de la cathédrale, de chaque côté de laquelle une file de grenadiers suisses et de gardes françaises présente les armes, pendant que les tambours battent aux champs.

Le 25 mars 1785 naquit un second fils, Louis-Charles, duc de Normandie, dauphin à la mort de son frère en 1789, l’enfant du Temple voué à une si triste destinée,—tragique et courte s’il mourut vraiment au Temple, longue et misérable si, comme certains le croient, comme bien des choses permettent de le supposer, il fut enlevé mystérieusement de sa prison, pour traîner sa vie dans l’abandon et l’effroyable injustice.

Le 24 mai suivant, Marie-Antoinette vint à Notre-Dame rendre encore une fois grâces au ciel. Elle était dans un carrosse à huit chevaux, entouré de gardes du corps, le canon des Invalides tonnant pendant le trajet. Après le Te Deum à Notre-Dame et les prières à l’église Sainte-Geneviève, le cortège royal gagna les Tuileries. Le soir, la reine alla souper au Temple.

Le terrible orage qui doit bouleverser la France et l’Europe fait bientôt entendre ses premiers grondements, voici l’an 1789!

La Bastille vient de tomber aux premiers coups de tonnerre. Le lendemain de l’enlèvement de la vieille forteresse monarchique, aussitôt mise en démolition comme la monarchie elle-même va l’être, les cloches de Notre-Dame, qui, pendant des siècles, aux grandes journées de la monarchie, ont été la grande voix de Paris, sont mises en branle pour célébrer la victoire populaire, un Te Deum solennel est chanté en l’honneur des vainqueurs de la Bastille.

L’Assemblée a envoyé de Versailles à l’Hôtel de Ville une députation de 88 membres pour annoncer que le roi vient d’ordonner l’éloignement des troupes de la capitale. Cette députation amenée à Paris par les voitures de la cour, voyage au milieu d’une ovation perpétuelle. Lafayette et Bailly en font partie, leur vue soulève des tempêtes d’acclamations. A l’Hôtel de Ville, l’archevêque de Paris, Monseigneur de Juigné, croyant à la réconciliation du roi et de son peuple, propose de faire chanter un Te Deum à la cathédrale; aussitôt les 88 députés et le bureau de la ville se lèvent pour le suivre à Notre-Dame, mais auparavant, par acclamations, ils proclament M. de Lafayette commandant général de la milice parisienne, et M. Bailly, non pas prévôt des marchands à la place de Flesselles assassiné, mais créant un titre nouveau pour une situation nouvelle, maire de Paris.

Les événements vont aller vite maintenant. Dans la nuit du 4 août, l’Assemblée, les trois ordres réunis, a voté l’abolition des titres, des droits féodaux et de tous les privilèges. Privilèges de villes, chartes de provinces sont sacrifiés de même, dans un holocauste général sur la proposition de Mgr de Juigné et l’assemblée termine le sacrifice en votant un nouveau Te Deum à Notre-Dame, chanté dans la journée du 5.

Le 27 septembre 1789 est une des grandes journées de la cathédrale. Il s’agissait encore d’une naissance, de quelque chose comme un baptême, pour ainsi dire, non d’un enfant royal, mais d’une institution nouvelle qui devait faire bien parler d’elle pendant quatre-vingts ans. Ce jour eut lieu la bénédiction des drapeaux de la garde nationale de Paris, de l’armée citoyenne organisée par M. de Lafayette.

Soixante bataillons, un par district, de cinq compagnies à cent hommes chacune, dont une soldée, formée de gardes françaises et de soldats passés au service de la ville, une section de canonniers avec deux pièces d’artillerie par bataillon. Telle est l’organisation. Pour l’uniforme, c’est un habit bleu à revers et parements rouges, une veste et une culotte blanches; les grenadiers ont le bonnet à poil, les autres le chapeau à trois cornes.

Grand branlebas de tambours dès l’aube du 27 septembre dans tous les quartiers de Paris; les gardes nationaux pleins d’ardeur en ces premiers jours se réunissent compagnies par compagnies, se forment en bataillons à leurs districts respectifs, serrés autour de leurs étendards, déjà bénis dans les églises de quartier, et se mettent en marche, tambour battant, pour la place de Grève où M. Bailly et la municipalité, le marquis de Lafayette et son état-major les attendaient pour les conduire à Notre-Dame.

Un immense concours de population a précédé les milices citoyennes à la cathédrale et se presse sur tout le parcours, derrière les troupes faisant la haie sur le parvis; on acclame M. de La Fayette et l’état-major, on salue les drapeaux. Ils sont tous différents, ces drapeaux, offerts souvent par quelque riche citoyen ou par les dames du district. Chaque district a voulu se distinguer et s’est cherché des emblèmes et des devises. Quelques-uns sont blancs, mais pour la plupart on les a composés d’une croix blanche laissant aux angles des carrés rouges et bleus alternés, c’est-à-dire les vieilles couleurs de la ville unies à la couleur royale. Blancs ou tricolores, ces étendards portent tous des peintures allégoriques ou des emblèmes au centre, des faisceaux d’armes, des canons, des déesses de la Liberté, des Bastilles, beaucoup de vaisseaux, l’antique nef de la cité parisienne, les emblèmes des trois ordres, des lions, des bonnets de liberté de différentes couleurs, etc... On n’en était pas encore à l’unification à outrance qui fait semblables, absolument, le drapeau accroché au-dessus d’un établissement quelconque, où d’ailleurs il n’a que faire, et l’étendard qui mène les régiments aux batailles.

Le district Saint-Gervais a sur son drapeau la Liberté couronnant le buste du roi. Liberté, fidélité, dit le drapeau du bataillon des Capucins Saint-Honoré, donné par Mme la duchesse de Bourbon. Le district Saint-Martin a le coq gaulois sur un canon avec cette devise: Je veille pour la patrie. Le drapeau du district des Barnabites, dans la cité, est blanc, avec la couronne royale au centre sur l’initiale H. IV, et quatre fleurs de lys aux angles. Sous l’écusson de France le district de Popincourt inscrit ces mots: Un roi juste fait le bonheur de tous; la section de Saint-André-des-Arts a fait de son drapeau un immense tableau où, sur des canons, des armes et des boulets amoncelés, passe un grand génie portant des palmes, un étendard bleu, une pique avec le bonnet de la liberté, au milieu d’une immense gloire dorée. Union, force et vertu, dit une banderole tenue par un petit génie.

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LA BÉNÉDICTION DES DRAPEAUX DE LA GARDE NATIONALE, 27 SEPTEMBRE 1789

Le drapeau de la section Saint-Marcel est aussi un tableau, mais plus farouche, on y voit un homme du peuple, armé d’une faux, marchant sur une forteresse, avec la devise: Mort ou Liberté. Le district des Filles-Dieu a mis Jeanne Darc dans la croix blanche de son étendard, dont le rouge et le bleu sont semés de fleurs de lys; le district de Notre-Dame porte A. M. (Ave Maria) en lettres d’or, au-dessus de deux canons en sautoir; le drapeau du district des Prémontrés de la Croix-Rouge est blanc avec une grande croix rouge fleurdelisée. Sur le drapeau du bataillon des pères de Nazareth, se voit un hercule vainqueur de l’hydre avec ces mots: Il est enfin terrassé!... Le drapeau du district des Jacobins Saint-Honoré porte l’écusson royal avec le sceptre coiffé d’un bonnet rouge. Quelques devises encore: Craindre Dieu, honorer son roi (district du Val-de-Grâce);—Sans union point de liberté;—La nation, le roi, la liberté, la loi;—Libre sous un roi citoyen;—(district de la Jussienne): Courageux, libre, prudent;—Sans loix point de liberté;—La loi, vivre ou mourir pour elle;—La liberté fait ma gloire (district Saint-Magloire);—N’obéir qu’à la loi;—etc., etc...

L’un après l’autre, les drapeaux avec des pelotons d’honneur pénètrent dans la nef pleine de baïonnettes; l’église où, tout le long des bas côtés, des tribunes à gradins ont été construites, est bondée de monde, de citoyens et de citoyennes saisis d’une émotion fort compréhensible, tous se croyant à l’aube d’une ère nouvelle de douceur et de paix, tous les cœurs à l’union, à la concorde. Les musiques militaires, les tambours, le bruit des armes mêlés aux chants religieux, aux harmonies des orgues portent au comble cette émotion, que l’abbé Fauchet surexcite encore par un sermon enflammé. Un à un les drapeaux défilent devant le chœur où l’archevêque les bénit, et, pour terminer la cérémonie, des salves de mousqueterie roulant sous les voûtes de la vieille cathédrale couvrent de leur fracas la grande voix des orgues et les acclamations.

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CARREFOUR RUE DES MARMOUSETS

Un mois après, les événements ayant marché,—car on a eu dans l’intervalle le repas des gardes du corps, la marche du peuple de Paris sur Versailles, l’enlèvement du château, le retour forcé de la famille royale à Paris, bien des journées dramatiques,—l’Assemblée a décidé, elle aussi, de rentrer à Paris. Où la loger, où trouver un local pour ses séances? En attendant que la salle du Manège au Jardin des Tuileries soit prête, l’Assemblée vient tenir ses premières séances à l’ombre de Notre-Dame dans la grande salle de l’Archevêché. Les états généraux de 1789 revenaient au berceau des premiers états généraux de Philippe le Bel.

L’Assemblée à l’Archevêché se trouvait fort mal et très à l’étroit; cette grande salle était vraiment trop petite pour neuf cents ou mille députés, dont un grand nombre ne pouvaient trouver de sièges. L’air y devenait rapidement irrespirable. Le premier jour, fâcheux présage, une partie de la balustrade d’une galerie régnant autour de la salle tomba sur les députés; l’inquiétude était si grande que l’on croyait entendre à tout instant des craquements dans le vieil édifice. Enfin le 9 novembre, l’Assemblée put quitter cette salle incommode et s’installer au Manège.

Elle avait pourtant eu le temps, à l’Archevêché, de voter le 2 novembre, sur la proposition de M. de Talleyrand-Périgord, évêque d’Autun, la confiscation des biens du clergé. Elle y vota, en outre, la loi martiale contre les attroupements, et un décret prononçant jusqu’à nouvel ordre les vacances du Parlement, c’est-à-dire condamnant à mort cette antique institution, qui n’osa regimber, et sans essayer de résistance descendit au tombeau.

A la fin de l’année 89 éclate l’affaire Favras; le marquis de Favras, royaliste énergique, ancien officier des gardes de Monsieur, était accusé d’avoir formé un plan contre-révolutionnaire, consistant à faire entrer, une belle nuit, dans Paris, des troupes solides, réunies aux environs sous différents prétextes, à égorger Lafayette, Bailly et les meneurs de la Révolution, enlever le roi pour le conduire en sûreté en province.

Favras, traduit devant le Châtelet, qui avait, en attendant la refonte de la magistrature, été chargé de poursuivre dans les affaires de lèse-nation, se défendit courageusement. Mais sa perte était certaine, il fallait une satisfaction aux colères populaires. Crime nouveau, juridiction ancienne; avant de tomber à son tour le vieux Châtelet des siècles lointains jugea, selon les anciennes formules, avec tout l’appareil de la justice d’autrefois, le conspirateur contre la nation, et le condamna à être pendu en Grève, après avoir fait amende honorable en chemise, une torche ardente à la main, devant le porche de Notre-Dame. La sentence reçut son exécution le 19 février.

Le malheureux Favras apparut devant Notre-Dame, garrotté dans un tombereau, nu-pieds, vêtu d’une longue chemise blanche par-dessus ses habits, avec un écriteau sur sa poitrine portant ces mots: Favras, conspirateur contre l’Etat. Une torche brûlait à côté de lui. Le peuple, dit-on, s’émut à cette vue, il y eut des cris de: Grâce, aussitôt étouffés par d’autres cris féroces: A la potence! à la potence! qui l’accompagnaient depuis la prison.

Le condamné, toujours suivant les anciennes formes, descendit du tombereau, se mit à genoux devant le parvis et lut à haute voix son jugement et la formule de l’amende honorable. Il ajouta quelques mots d’une voix ferme: «Je meurs innocent! Quoique les motifs de ce jugement soient faux, j’obéis à la justice des hommes, qui, vous le savez, n’est pas infaillible!...» Il demanda ensuite à être conduit à l’Hôtel de Ville pour des révélations importantes. A l’Hôtel de Ville, Favras, attendant quelque chose, un secours, une intervention, dicta son testament de mort, une très longue pièce, où il revenait sur tous les détails de son affaire, sans d’ailleurs apporter aucune révélation, sans nommer personne. Le peuple s’impatientait cependant; le temps coulait, il était huit heures du soir, la place de Grève où clamait la foule entassée réclamant son supplicié, était plongée dans l’obscurité, malgré ses quelques réverbères, simples lumignons noyés dans le noir. Pour remédier à cette obscurité dangereuse, on garnit l’Hôtel de Ville de lampions de fête, et l’on compléta cette illumination sinistre par quelques lampions autour de la potence, et sur la potence elle-même, afin qu’elle fût aperçue de toute la place.

Quand ces préparatifs furent terminés aux cris de: Favras! Favras! le condamné fut livré au bourreau; il descendit les marches de l’Hôtel de Ville, soutenant le curé de Saint-Paul, à demi évanoui, et marcha vers l’échelle derrière le bourreau qui pleurait.—«Saute, marquis!» cria une voix féroce.

Le roi Louis XVI était tombé malade en mars 1791. Un Te Deum, chanté à Notre-Dame quand il entra en convalescence, fut le dernier; la municipalité, l’état-major de la garde nationale avec douze cents soldats citoyens y assistaient, pendant qu’en réjouissance le canon tonnait au dehors. Nous avons encore deux années avant d’arriver au 21 janvier 93.

Le 27 mars 1791, nouvelle solennité religieuse. Les chanoines de Paris ont été expulsés peu de jours auparavant; l’archevêque, monseigneur de Juigné, a été obligé de s’enfuir; la municipalité installe le nouvel évêque de Paris, Gobel. Le peuple est accouru et remplit l’église. La municipalité, le directoire du département, les notables, avec une députation de l’Assemblée, assistent à la cérémonie. Sur une estrade, devant le corps municipal, l’évêque prête le serment à la Constitution, le fameux serment qui cause un schisme dans l’Église et dont le refus va mettre bientôt les prêtres insermentés hors la loi. Ensuite, Gobel consacre neuf autres évêques assermentés. La cérémonie se termine par un Te Deum et par une espèce de procession, la municipalité avec un détachement de garde nationale conduisant le nouvel évêque dans les principales rues de la Cité pour le montrer à ses ouailles.

La cathédrale va traverser une difficile et terrible période. La vieille religion est proscrite, les prêtres qui ont refusé le serment sont traqués, massacrés dans les prisons ou guillotinés; les églises par toutes les villes de France sont supprimées et abattues par centaines. Après tant de siècles de gloire l’existence même de la cathédrale parisienne est menacée. Après les vandales opérant au nom du soi-disant bon goût, de nouveaux vandales vont s’abattre sur elle et la mutiler brutalement.

Pour commencer, la statue de Philippe le Bel fut détruite par les Marseillais en août 92, et peu après dans la nuit du 22, le Trésor contenant les reliques et d’inestimables merveilles d’orfèvrerie fut saisi sur un ordre de la Commune par les officiers municipaux de la Cité et transporté à l’Hôtel de Ville.

La plupart de ces superbes et historiques objets d’art disparurent: portés à la Monnaie, brisés, fondus ou pillés. Quelques débris du magnifique Trésor, orgueil de la cathédrale, furent seuls sauvés, enlevés au vandalisme par quelques braves gens et restitués après la tourmente. Ce sont ces débris revenus à Notre-Dame qui constituent le Trésor actuel réunis à d’autres vestiges des trésors de la Sainte Chapelle, de Saint-Germain des Prés ou de Saint-Denis.

Offusquée des innombrables statues religieuses des portails et de la galerie des rois de Juda, dans laquelle on voyait communément les anciens rois de France jusqu’à Philippe-Auguste, la Commune en octobre 93 prit un arrêté ordonnant leur destruction. Rois et saints devaient disparaître sous huitaine.

«Le conseil général, dit le décret de la Commune, considérant... qu’il est de son devoir de faire disparaître tous les monuments qui alimenteraient les préjugés religieux et ceux qui rappellent la mémoire exécrable des rois, arrête que dans huit jours les gothiques simulacres des rois de France qui ont place au portail de l’église, seront renversés et détruits, etc...»

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ÉGLISE SAINT-PIERRE DES ARCIS RUE DE LA VIEILLE-DRAPERIE
(SOUS LE TRIBUNAL DE COMMERCE)

Les rois de la galerie de Notre-Dame, qu’ils fussent de France ou du royaume de Juda, furent exécutés comme s’ils avaient été en chair et en os; on les jeta en bas de leur galerie, on brisa de même une foule de statues de saints ou de personnages quelconques, dont quelques-uns allèrent servir de bornes dans le faubourg Saint-Jacques. Quoique ainsi cruellement mutilée, Notre-Dame eut cependant plus de chance que bien des églises qui ont perdu dans la tourmente toute la décoration de leurs portails, il se trouva heureusement, même à la Commune, des hommes pour protester contre une destruction générale, au nom de l’art et en faisant valoir des considérations scientifiques, pour la conservation de certaines parties, notamment du zodiaque du portail de gauche.

L’astronome Dupuis et le citoyen Anaxagoras Chaumette, procureur de la Commune, défendirent assez vivement le portail de Notre-Dame pour que la Commune décidât qu’une commission l’examinerait et verrait à préserver ce qui lui semblerait digne d’être conservé.

Le citoyen Chaumette, par condescendance philosophique, sauva ainsi les statues religieuses du portail, même le Christ et la Vierge, dans lesquels il découvrait les mythes du soleil et de la lune présidant aux révolutions des mois, mais le terroriste philosophe confisqua Notre-Dame pour y installer le culte de la Raison.

Chaumette, le grand prêtre du nouveau culte, voulut donner à son installation dans l’ancienne église métropolitaine de Paris, débaptisée par décret et devenue le Temple de la Raison, un éclat tout particulier et, comme on disait alors, effacer par les pompes grandioses et saines de la religion philosophique le souvenir des vaines cérémonies du fanatisme.

Deux jours auparavant, l’évêque constitutionnel Gobel, accompagné de ses vicaires et d’un certain nombre de prêtres, tous le bonnet rouge sur la tête, était allé déposer sa démission sur le bureau de la Convention et remettre ses insignes. Comme sa cathédrale, cet évêque ne reconnaissait désormais plus d’autre culte que celui de la Raison.

Le moment où ces choses se passent, où s’établit cette religion de la Raison, prônée par Anacharsis Clootz, orateur du genre humain, pauvre rêveur destiné à une fournée prochaine, à un autre autel révolutionnaire, celui de la déesse Guillotine, c’est, il faut le noter, le commencement de novembre 1793. L’exécution de la reine est du 15 octobre; le matin du 31 octobre, les Girondins ont été conduits à la mort, le duc d’Orléans a été guillotiné le 6 novembre. La fête de la Raison a lieu le 10 novembre et Bailly doit être exécuté le 11.

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L’AUTEL DE LA DÉESSE RAISON A NOTRE-DAME. 1793

De grands préparatifs furent faits pour la cérémonie, et le chœur de la vieille cathédrale étonné reçut une décoration bien nouvelle. A la place de l’ancien autel on dressa une estrade en forme de montagne couronnée par un petit Temple «d’architecture simple et majestueuse», dit Prudhomme dans le compte rendu de la cérémonie. Sur l’entablement de ce temple «sacré» étaient inscrits ces mots: A la Philosophie et en avant avaient été installés les bustes «de philosophes qui avaient le plus contribué à l’avènement de la République par leurs lumières».

Des draperies blanches enguirlandées de feuillages, de pilier en pilier, servaient de fond au «nouvel autel». Sur un angle de rocher à mi-côte de la montagne, un petit autel à l’antique supportait une espèce de cierge qui était le Flambeau de la vérité, enfin au pied de la montagne gisait renversée une statue de la Vierge figurant les anciennes idoles écroulées.

Pour cette fête de la Raison on ne s’était point contenté d’une représentation figurée de la nouvelle divinité, d’une statue quelconque, on avait voulu une divinité en chair et en os et le choix s’était porté sur une des célébrités de l’Opéra, Mlle Maillard, beauté fameuse depuis peut-être assez longtemps déjà, et un peu chargée d’embonpoint. Elle était royaliste, paraît-il, et avait été menacée déjà par les hébertistes. Des objections et de la tentative de résistance qu’elle fit lorsqu’on lui annonça qu’elle était promue déesse, Chaumette vint bien vite à bout. «Citoyenne, lui dit-il, si tu refuses d’être traitée en divinité, tu ne trouveras pas mauvais qu’on te traite en simple mortelle.» Mlle Maillard avait compris et s’était décidée.

Des tribunes garnissaient l’église remplie de curieux. Pas de soldats ni de milice citoyenne dans la nef; «les armes ne conviennent que dans les combats, dit Prudhomme, et non là où des frères se rassemblent pour se laver enfin de tous les gothiques préjugés». D’ailleurs beaucoup de ces «frères» étaient venus avec leurs piques et leurs sabres de sectionnaires.

A dix heures, précédée de tous les membres de la Commune, la déesse Raison fit son entrée dans Notre-Dame par le grand portail. Mlle Maillard, vêtue d’une robe blanche avec un manteau d’azur, coiffée du bonnet phrygien et tenant à la main une pique, était assise sur un siège à l’antique, porté sur les épaules de quatre forts de la Halle enguirlandés de rameaux de chêne. De chaque côté marchait une théorie de jeunes filles vêtues de draperies blanches, les chevelures dénouées sous des couronnes de feuillage, danseuses ou figurantes de l’Opéra, ayant ainsi leur rôle à jouer dans la cérémonie. Des députations des Jacobins et des comités révolutionnaires complétaient le cortège qui s’avançait majestueusement dans la nef toute rouge de bonnets phrygiens.

A l’entrée du chœur, le citoyen Chaumette offrit galamment la main à la citoyenne Maillard pour descendre de son palanquin et l’aida à monter les degrés de sa montagne pour se placer à la cime devant le temple de la philosophie, «ce qu’elle fit avec la majesté d’une habitante de l’Olympe».

Des chœurs entonnèrent aussitôt l’hymne à la Liberté, composée par Marie-Joseph Chénier, musique de Gossec. «Cette cérémonie, dit Prudhomme, n’avait rien qui ressemblât aux momeries grecques et latines, aussi allait-elle directement à l’âme. Les instruments ne rugissaient pas comme les serpents des églises, une musique républicaine placée au pied de la montagne exécutait en langue vulgaire l’hymne que le peuple entendait d’autant mieux qu’il exprimait des vérités naturelles et non des louanges mystiques et chimériques.»

Descends, ô Liberté, fille de la nature;
Le peuple a reconquis son pouvoir immortel.
Sur les pompeux débris de l’antique imposture,
Ses mains relèvent ton autel.
Venez, vainqueurs des rois, l’Europe vous contemple;
Venez, sur les faux dieux étendez vos succès;
Toi, sainte Liberté, viens habiter ce temple:
Sois la déesse des Français.

Puis on vit les jeunes Vestales de la Raison entourer la montagne, monter au temple de la Philosophie et en redescendre des flambeaux à la main; on les vit, comme dans une sorte de ballet, exécuter quelques pas pleins de gravité et faire fumer l’encens devant la déesse impassible.

Les chants, les danses en l’honneur de la Raison s’entremêlaient de discours; Chaumette célébra le grand jour qui marquait la fin des superstitions et fut très galant pour Mlle Maillard qualifiée «d’image sacrée, de chef-d’œuvre de la nature». L’enthousiasme de la foule éclata, les assistants en guise de chants liturgiques firent entendre la Carmagnole et les autres refrains révolutionnaires aux voûtes de Notre-Dame.

Après avoir pris quelque repos à la sacristie, la déesse Raison reparut et reprit sa place sur les épaules de ses quatre porteurs. Comme la Convention, en séance dans la salle des Tuileries, n’avait pu assister à l’installation du nouveau culte, la déesse Raison daignait se déranger pour rendre visite aux législateurs.

Le cortège traversa Paris précédé de tambours et de musiques parmi des flots de sans-culottes enthousiastes et de gens attirés par l’étrangeté du spectacle. En tête on voyait s’avancer des canonniers portant au bout d’une pique «les dépouilles du prince de la Calotte», c’est-à-dire les ornements sacerdotaux, la chape et la mitre de l’archevêque.

Arrivées à la Convention, la déesse Raison et ses Vestales furent admises aux honneurs de la séance. Chaumette les présenta lui-même à l’Assemblée.—«Législateurs! dit-il, le fanatisme a lâché prise! Ses yeux louches n’ont pu soutenir l’éclat de la lumière. Aujourd’hui un peuple immense s’est porté sous les voûtes gothiques qui pour la première fois ont servi d’écho à la vérité... Là nous avons abandonné des idoles inanimées pour cette image animée, chef-d’œuvre de la nature!»

Et Chaumette d’un beau geste invitait l’Assemblée à contempler cette déesse passée de l’Opéra à Notre-Dame. En divinité habituée à la scène, la Raison se laissa un instant admirer, puis descendit de son siège et sur l’invitation du président Laloy, ci-devant Leroy, monta s’asseoir à ses côtés, après avoir été embrassée par lui d’abord, par ses secrétaires ensuite, qui n’avaient pas voulu laisser passer l’occasion de faire leurs dévotions à une déesse si charmante.

Après quelques discours et la consécration définitive du nouveau culte par un décret, l’Assemblée prise d’enthousiasme leva la séance pour reconduire la Raison à Notre-Dame et recommencer la cérémonie du matin.

C’était le moment où les profanations des églises tournaient, selon l’expression de Louis Blanc, à une véritable orgie. Après Mlle Maillard on allait avoir dans les autres églises d’autres déesses Raison tirées non de l’Opéra mais des mauvais lieux. Le jour même de la présentation de la Raison à la Convention, une autre mascarade avait été reçue par l’Assemblée; c’était un détachement de patriotes couverts de chasubles et de chapes, portant au bout de leurs piques des ornements d’églises; ils venaient de parcourir le département de l’Oise où ils avaient pillé les églises, fait tomber les cloches et emprisonné une centaine de prêtres; ils rapportaient les produits du pillage, des objets du culte, en métaux précieux pour un poids considérable, et demandaient en récompense la permission de danser la Carmagnole devant l’Assemblée, misérable parade à laquelle la Convention dut consentir et qu’il fallut bien applaudir sous la pression des tribunes remplies de leur public habituel.

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ÉGLISE SAINT-PIERRE AUX BŒUFS, RUE SAINT-PIERRE-AUX-BŒUFS
(SOUS LE NOUVEL HÔTEL-DIEU)

Prudhomme racontant la fête de la déesse Raison, termine en félicitant les sections de Paris du zèle qu’elles déploient dans le pillage et la dévastation des églises, tant de la ville que des environs. Ses phrases valent la peine d’être citées: «Chaque section se fait un honneur d’aller déposer sur l’autel de la patrie les dépouilles opimes de la superstition et la Convention ne sait ce qu’elle doit le plus admirer, ou la magnificence des dons, ou le zèle du patriotisme. Les communes voisines de Paris grossissent à l’envi ce beau cortège et déjà tout le département de la Seine est décatholicisé. Qui pourrait compter les immenses richesses de Franciade, ci-devant Saint-Denis, tout ce pompeux amas de hochets ridicules, qu’avait enfouis dans les églises la stupidité de nos pères, à laquelle on pardonne en riant lorsqu’on voit tous les trésors qu’ils ont réservés à nos besoins.»

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HENRI IV ALLANT A NOTRE-DAME APRÈS LA REDDITION DE PARIS
Imp. Draeger & Lesieur, Paris

Et Prudhomme se contente de réclamer un peu plus de gravité dans ces offrandes à la Raison et se demande comment ces hommes «qui vouent au mépris la superstition et ses attributs, osent endosser le ridicule costume des prêtres en cérémonie, et rappeler les mascarades du carnaval en s’affublant d’une chape, d’une dalmatique, d’une chasuble...»

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MAISON DU CLOÎTRE NOTRE-DAME. 1896

On allait en voir bien d’autres. On allait voir brûler en place de Grève les reliques de sainte Geneviève, avec une masse de précieux objets d’arts, stalles d’église, statues, manuscrits; on allait voir se multiplier ces mascarades que blâmait Prudhomme et les pilleurs d’églises se présenter à la Convention après avoir traîné de cabaret en cabaret, sur des ânes couverts d’habits sacerdotaux. Notre-Dame était devenu temple de la Raison, mais Saint-Eustache était transformé, avec une décoration rustique dans le chœur, des chaumières et des arbres, en une espèce de cabaret, fréquenté par les filles, lieu de plaisirs et de ripailles où l’on venait rire et boire, après avoir vu le spectacle du jour: défilé rue Saint-Honoré, d’une fournée intéressante de condamnés du tribunal révolutionnaire, buste ou cendres de grand homme portés au Panthéon, fête patriotique, démolition de quelque vestige du fanatisme en quelque sacristie...

Stupéfiante époque et étrange peuple. Et les acteurs de ces saturnales, ce sont les mêmes gens qui assistaient respectueusement, peu d’années auparavant, aux fêtes monarchiques pour la naissance du Dauphin, qui suivaient la reine au Te Deum à Notre-Dame et à la procession à Sainte-Geneviève, et qui plus tard, la débauche sanglante passée et cuvée, reviendront à Notre-Dame, quelques-uns dans le nombre comme serviteurs zélés du nouvel Empire, voir passer les pompes du couronnement de César...

Le culte de la Raison établi avec des cérémonies théâtrales et grotesques à Notre-Dame d’abord, ensuite dans les autres églises de Paris, ne devait pas durer longtemps. Six mois après son installation, les hébertistes étant tombés, le Moloch insatiable de la place de la Révolution dévorait pêle-mêle avec la veuve d’Hébert, avec Lucile, la veuve de Desmoulins, avec Arthur Dillon, avec Malesherbes, d’Epréménil, Lavoisier et Mme Elisabeth, les apôtres du culte: Anacharsis Clootz qui l’avait rêvé, Anaxagoras Chaumette qui l’avait instituée et Gobel, l’évêque constitutionnel. Puis le comité de Salut public, c’est-à-dire Robespierre, Saint-Just, Carnot, Collot d’Herbois et Billaud Varennes, fit rendre le 8 mai (18 floréal) par l’Assemblée le décret qui reconnaissait l’existence de l’Être suprême. On se préparait à célébrer le 8 juin la fameuse fête de l’Être suprême, où Robespierre, à son point culminant, tint le premier rôle, où devant le pavillon central des Tuileries, dans une grande décoration à la grecque ordonnée par David, Robespierre, grand prêtre de l’Être suprême, après un long discours où il célébrait l’auteur de la nature et menaçait les vices et les tyrans, fit porter la torche sur un groupe d’énormes monstres, le Fanatisme, l’Athéisme, la Discorde, l’Ambition et l’Égoïsme. Les monstres en disparaissant devaient laisser voir triomphante une statue colossale de la Sagesse, mais la pauvre Sagesse, cruelle ironie des choses, apparut toute barbouillée, complètement noircie par la flamme.

Le 12 mai, le comité de Salut public arrête: qu’au frontispice des édifices ci-devant consacrés au culte, on substituera à l’inscription Temple de la Raison ces mots de l’article 1er du décret de la Convention nationale du 18 floréal: Le peuple français reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. Le Comité arrête pareillement que le rapport et le décret du 18 floréal seront lus publiquement les jours de décade, pendant un mois dans ces édifices...

A cette époque, rapporte M. Edouard Drumont dans Paris à travers les Ages, l’ouvrage aux belles et savantes reconstitutions de M. Hofbauer, une partie de Notre-Dame fut transformée en magasin pour recevoir le vin saisi dans les maisons des émigrés.

«L’église fut un moment mise en vente. Fait peu connu et parfaitement exact, Saint-Simon, le futur fondateur de la religion saint-simonienne, fort riche alors grâce à des spéculations heureuses sur les biens nationaux, se présenta avec une charrette pleine d’assignats dans l’intention d’acheter l’église afin de la démolir. Une formalité oubliée empêcha seule l’adjudication.»

La cathédrale ne périt pas, mais les outrages et les dévastations de ces dix années de Révolution la laissèrent dans un bien triste état, sans cloches, le fameux gros bourdon descendu pour la fonte, mais épargné on ne sait comment, l’extérieur mutilé, le chœur et la nef dévastés, les chapelles fermées de planches, les principaux monuments détruits ou perdus...

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