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Paris de siècle en siècle: Le Cœur de Paris — Splendeurs et souvenirs

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LA PASSERELLE REMPLAÇANT LE PONT AU CHANGE INCENDIÉ

Cette intrépidité en imposa aux émeutiers, les armes se baissèrent, mais force fut pourtant au Parlement de rebrousser chemin et de retourner au Palais-Royal, accompagné d’un vacarme de menaces et de vociférations qui dut parvenir jusqu’aux oreilles de la reine. Cette fois la cour céda. La reine demeurait inflexible quoique le président lui parlât aussi hardiment que tout à l’heure aux séditieux de la croix du Trahoir, mais les instances de Mazarin jointes aux conseils de la reine d’Angleterre, chassée récemment par une révolution semblable à celle qui menaçait le trône d’Anne d’Autriche, obtinrent enfin de celle-ci son acquiescement aux volontés des Parisiens si violemment exprimées.

Cette fois le Parlement put franchir les barricades en montrant la lettre de cachet ordonnant la libération de Broussel et de Blancmesnil. Toute la journée et toute la nuit la ville resta en armes, le peuple veillant aux barricades en attendant le retour de Broussel qu’on se hâtait d’aller tirer du château de Saint-Germain.

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LE NOUVEAU PONT AU CHANGE

Le lendemain matin, le Parlement siégeant à la Grande Chambre entendit tout à coup s’élever, puis grossir en se rapprochant, une tempête d’acclamations: c’était l’idole populaire qu’on ramenait, avec Blancmesnil l’autre conseiller, sous l’escorte des bandes émeutières, au bruit de tous les tambours de Paris.

Le Parlement reçut les prisonniers en grande cérémonie, les félicita sur leur heureuse délivrance, puis rendit un arrêt ordonnant aux Parisiens de démolir leurs barricades, de lever les chaînes et de rentrer leurs armes; des officiers s’en furent par tous les quartiers publier à son de trompe cet arrêt de désarmement qui fut immédiatement obéi. Sauf à la porte Saint-Antoine où l’on eut une alerte sur le bruit que des troupes arrivaient pour mettre la ville à la raison, les barricades disparurent vite et les boutiques se rouvrirent.

Ce calme ne pouvait être que momentané, car la prison ou la liberté de Broussel ne changeaient rien à la situation. La lutte, après des transactions et des accords bientôt rompus, reprenait entre la cour et le Parlement.

La Fronde continuait sa guerre de chansons et de libelles contre Mazarin et contre la reine, tous deux injuriés et vilipendés. Le Pont-Neuf, à mi-chemin entre le Palais de Justice et le Palais-Royal, entre alors dans l’histoire. C’est là, entre les deux palais rivaux, qu’accourent les badauds en quête d’émotions, et que les attroupements commencent autour des péroreurs et des meneurs; les chansons frondeuses dont on bombarde Anne d’Autriche et son ministre partent de là. Il n’eût pas fait bon à M. de Mazarin de se hasarder sur le Pont-Neuf, sorte de quartier général de ses ennemis, où faute de mieux ceux-ci le pendirent un jour en effigie près du Cheval de bronze.

Enfin la reine se décida à une nouvelle rupture violente avec le Parlement: le 6 janvier 1649 elle s’enfuit de Paris et se réfugia au château de Saint-Germain avec ses enfants, avec Mazarin, Gaston d’Orléans et le prince de Condé qu’elle avait réussi à mettre de son côté.

La guerre de la Fronde commençait, guerre de princes maintenant, car à la lutte entre le pouvoir royal et le parti populaire soutenu par le Parlement, princes et seigneurs se mêlaient, cherchant des avantages particuliers et amalgamant singulièrement les intérêts et les prétentions, ou même les fantaisies aristocratiques, aux réclamations du peuple appauvri et maltraité.

Les princes et princesses de la Fronde qui vont donner un nouveau caractère à la lutte, ce sont d’abord le frère du prince de Condé, M. le prince de Conti, général des Parisiens comme Condé l’est des troupes réunies par la reine à Saint-Germain, le duc de Beaufort, petit-fils d’Henri IV, le roi des Halles, le beau seigneur à la moustache blonde dont tout Paris raffole; puis le duc d’Elbeuf, le duc de Bouillon, le duc de Longueville, la duchesse de Longueville, sœur de Condé; la duchesse de Montbazon, la duchesse de Bouillon et enfin Mademoiselle, la fille de Gaston d’Orléans, celle qui devait faire tirer le canon de la Bastille sur les troupes royales et perdre de cette façon l’espoir de partager un jour le trône de Louis XIV.

Cette guerre capricieuse et galante, faite en riant, où les chansons et les gentillesses alternent avec les arquebusades, commence par le blocus de Paris, Condé avec huit mille soldats entreprend de bloquer la grande ville et de l’affamer en supprimant tous les arrivages.

Le Parlement, après quelques dernières tentatives de conciliation, se résolut à soutenir la guerre. Ces chambres de légistes étaient comme une fourmilière bouleversée, remplies d’agitations, débordantes d’une fébrile activité. Le Parlement se transforma en un grand conseil de guerre, il fit des levées de troupes, établit des taxes de guerre, donna au prince de Conti le titre de généralissime, avec les ducs d’Elbeuf, de Bouillon et le maréchal de la Mothe-Houdancourt pour lieutenants-généraux, chacun ayant son jour de commandement. Les titulaires de vingt charges nouvelles créées par le cardinal de Richelieu, longtemps à peu près mis en quarantaine par leurs confrères, durent fournir 15,000 livres chacun, achetant à ce prix leur acceptation définitive au Palais. Tous les corps du Parlement, la Chambre des comptes, les enquêtes, les requêtes, la Cour des aides, etc., se taxèrent suivant les grades, les uns à 800 livres, les autres à 500; l’Université elle-même fournit de l’argent. On en tira de partout, même au moyen de saisies des maisons des partisans de la cour, ce qui donna encore 1,200,000 livres.

Chaque maison à porte cochère dut payer 50 écus ou fournir un homme et un cheval. Les rieurs, qui avaient baptisé les conseillers à 15,000 livres les Quinze-Vingts, appelèrent la cavalerie réunie de cette façon la cavalerie des portes cochères. Le coadjuteur leva tout un régiment à ses frais; comme il était évêque de Corinthe, sa troupe reçut le nom de régiment de Corinthe.

Dès le 13 janvier, la Bastille, qui n’était occupée que par vingt-deux soldats sans munitions, commandés par le sieur du Tremblay, frère de l’ancienne Eminence grise de Richelieu, se rendit après deux coups de canon; la forteresse fut occupée par les troupes du Parlement, lequel en nomma gouverneur le vieux conseiller Broussel suppléé par son fils.

Les hostilités commencèrent très vite. Bloquant avec ses 8,000 soldats une immense ville où plus de 200,000 hommes, régiments levés ou milices bourgeoises, traînaient des armes, le prince de Condé tenait les routes, empêchait les arrivages de Poissy et d’ailleurs. Les vivres manquèrent donc vite et pour en trouver il fallut sortir, se heurter aux postes de Condé, aux soldats aguerris qui en faibles troupes culbutaient outrageusement les unes sur les autres les compagnies bourgeoises.

«Les troupes parisiennes, dit le cardinal de Retz dans ses Mémoires, étaient composées d’artisans et de gens de boutique qui au premier coup de tambour sortaient mal armés des maisons, les uns à pied, les autres à cheval, et suivaient le drapeau ou le quittaient à volonté. A leur tête marchaient cependant des soldats mieux disciplinés, mais en petit nombre, que les généraux avaient fait venir des garnisons qui dépendaient d’eux. C’étoit à l’Hôtel de Ville que les jeunes officiers alloient prendre les marques de leurs dignités des mains des duchesses de Longueville et de Bouillon, et c’étoit aux pieds de ces héroïnes qu’ils venoient déposer les trophées de leurs victoires. Le mélange d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons dans les salles, le bruit des tambours et le son des trompettes dans la place donnoient un spectacle qui se voit plus dans les romans qu’ailleurs.»

Ces troupes sortaient à grand fracas de tambours, à grand bruit de chansons frondeuses, ripaillaient tant qu’elles pouvaient dans les cabarets des villages et des faubourgs, mais se faisaient ramener très vite, jouant des jambes et criant à la trahison jusque dans Paris, où la populace les recevait avec des huées et des quolibets.

A sa première sortie, le régiment de Corinthe, ayant à soutenir la retraite, fut assez maltraité; les rieurs sans pitié appelèrent cet échec la première aux Corinthiens.

Le coadjuteur se donnait beaucoup de mouvement, on le voyait au Parlement laissant passer ostensiblement de sa poche un poignard à la garde enrubannée—bréviaire de M. le coadjuteur, disait-on.—Il assistait aux revues, suivait les grandes opérations dans l’état-major des généraux, monté sur un grand cheval avec des pistolets à l’arçon de sa selle.

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MAISONS SUR LE CÔTÉ DU PONT SAINT-MICHEL, XVIIIe SIÈCLE

Il y eut un combat sérieux à Charenton, où s’était fortifié un petit corps de frondeurs qui se défendit bravement et fut écrasé sous les yeux des généraux de l’armée parisienne. Ceux-ci n’osèrent risquer la bataille, quoiqu’ils eussent derrière eux les milices rassemblées pour une grande sortie, trente mille hommes échelonnés de la place Royale à Vincennes.

Deux jours après, une sortie commandée par le duc de Beaufort poussa jusqu’à Montlhéry pour aller au-devant d’un convoi de blé et de bestiaux venant d’Étampes. Une charge du maréchal de Grammont mit la sortie en débandade, mais Beaufort, à la tête d’une troupe de ses gens, tint ferme et put sauver le convoi, qu’il amena dans Paris. Un convoi de farine passa peu après de la même façon, les troupes parisiennes attaquant avec ardeur furent encore culbutées tout de suite par la cavalerie royale, mais un corps d’élite en réserve donnant à son tour put faire passer les farines.

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DRAPEAUX ENLEVÉS A L’ENNEMI ET PORTÉS A NOTRE-DAME (XVIIe SIÈCLE)
Imp. Draeger & Lesieur, Paris

Alors eut lieu la fameuse affaire dite du pain de Gonesse. Le prince de Condé avait résolu, pour empêcher le ravitaillement de Paris, de jeter à l’eau toutes les farines de Gonesse et des environs, mais le maréchal de la Mothe-Houdancourt le prévint et tomba sur Gonesse pendant que l’armée parisienne déployait ses bataillons dans la plaine. Toutes les farines et tout le pain qui se trouvaient à Gonesse purent être ramassés et amenés dans Paris, cette fois sans aucune perte d’hommes.

Au bout de quelque temps cependant, la situation restant à peu près stationnaire, sans que la victoire parût pencher d’un côté plutôt que de l’autre, chacun des deux partis sentit la nécessité de négocier. Pendant que les officiers s’égayaient, que les milices bourgeoises paradaient sous le harnais militaire, les intrigues s’ourdissaient, la cour faisait travailler le Parlement dans des conférences tenues à Rueil.

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INTÉRIEUR DE LA SAINTE-CHAPELLE BASSE (MAGASIN A FARINES EN 1793)

On finit par se mettre d’accord: les princes, ayant vendu leur soumission, se retiraient de la Fronde, le Parlement licenciait ses troupes, rendait l’Arsenal et la Bastille, la reine promettait amnistie et oubli de tout le passé. Mais la populace ne désarmait pas et ne voulait entendre parler de la paix: «Point de paix, point de Mazarin!» criait-elle sur le passage des négociateurs. Quand on apprit que le traité, loin de mentionner le renvoi de Mazarin, portait même sa signature, il y eut une explosion de colère. Le Palais de Justice fut envahi le 13 mars; des furieux armés forcèrent l’entrée de la Grande Chambre, voulant qu’on leur livrât les négociateurs pour les assommer. Les fureurs s’échauffant encore dans le tumulte, peu s’en fallut que ces forcenés ne missent leurs menaces à exécution. Le président Molé lutta courageusement, et, le pistolet sur la gorge, s’efforça de leur faire entendre raison. Il dut leur céder la place, mais refusa de s’en aller comme on le lui proposait par un passage détourné: «Je ne commettrai pas cette lâcheté, dit-il, qui ne servirait qu’à donner de la hardiesse aux séditieux; ils me trouveraient bien dans ma maison, s’ils croyaient que je les eusse appréhendés ici!»

Le coadjuteur était aussi au Palais ce jour-là ainsi que le roi des Halles, usant de toute leur popularité pour calmer maintenant cette foule qu’ils avaient naguère mise en branle, cajolant les uns, suppliant les autres, s’épuisant à commander et menacer.

Ce furent Gondi et Beaufort qui, profitant d’un instant de calme relatif, firent sortir le Parlement assiégé, en tenant l’un et l’autre les présidents Molé et de Mesmes embrassés et en les couvrant de leurs corps, pendant que les huissiers en tête fendaient la foule. «Ce jour-là, raconte le coadjuteur, au milieu des clameurs du peuple, nous entendîmes quelques voix qui criaient: République!»

Le traité remanié ne fut définitivement signé que le 1er avril. Au Te Deum chanté à Notre-Dame en réjouissance de la paix, la presse était si grande que, du portail à l’entrée du chœur, le Parlement mit plus d’une heure à traverser la foule.

Paris rentra dans la vie régulière, marchands et artisans abandonnèrent le mousquet et se remirent au travail. La reine bouda la ville quelque temps et ne rentra qu’en août avec Mazarin que les Parisiens purent apercevoir dans le carrosse du roi.

La Fronde n’était pourtant pas morte, la campagne de chansons et de libelles continuait contre le Mazarin, ainsi que les menées des princes toujours mécontents. Le prince de Condé, le vainqueur des Parisiens, à son tour, entrait en lutte avec Mazarin, tandis que celui-ci, habile stratégiste en intrigues, s’efforçait de semer la division parmi ses ennemis.

On ferraillait assez volontiers entre mazarins et frondeurs, entre princes même, on se tirait aussi des coups d’arquebuse, il y eut des meurtres sérieux et aussi des tentatives d’assassinat simulées. Pour essayer de rallumer les troubles, quelques frondeurs, on dit même le coadjuteur, organisèrent un faux attentat sur la personne d’un conseiller du parti, et aussitôt des gens apostés s’en vinrent crier jusqu’au Palais: «Aux armes! Trahison de Mazarin!»

Une embuscade fut tendue en plein jour sur le Pont-Neuf au prince de Condé. Celui-ci, averti qu’on le voulait tuer, chargea l’un de ses gentilshommes, nommé Violard, de s’assurer du bien-fondé de l’avis. Violard accepta la mission, fit monter quelques laquais dans le carrosse du prince et partit avec eux, mais eut grand soin de descendre à l’entrée du pont. Le carrosse arrivait à peine au Cheval de bronze qu’une fusillade éclata; l’un des laquais fut tué raide.

L’affaire fit un bruit énorme, le prince de Condé accusait le coadjuteur Gondi, le duc de Beaufort et même le vieux Broussel. C’était probablement Mazarin qui avait ourdi l’affaire pour mettre ses ennemis aux prises.

Devant le Parlement, saisi d’une requête de Condé, comparurent le coadjuteur et Beaufort. Chacun avait amené des troupes d’amis armés; la Grande salle était déjà remplie d’une cohue bruyante où l’on échangeait injures et menaces, où des rixes même s’engageaient. Quant au Parlement, chacun de ses membres était venu avec un poignard dans sa poche.

L’affaire traîna en longueur. Un coup de théâtre la termina le 16 janvier 1650. La reine et Mazarin faisaient arrêter au Louvre le prince de Condé, ancien général de l’armée royale, le prince de Conti, ancien généralissime des Parisiens et le duc de Longueville, aussitôt conduits à Vincennes sous bonne escorte. Paris, au premier moment, croyant que les prisonniers étaient Beaufort et le coadjuteur, recommençait la sédition faite pour Broussel, mais Beaufort et Gondi triomphants se hâtèrent de parcourir la ville pour se faire voir en cavalcade aux flambeaux, et les Parisiens, aussitôt satisfaits et calmés, de pousser des acclamations et d’allumer des feux de joie par tous les carrefours.

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PORTAIL DE L’ÉGLISE DES BARNABISTES
AUTREFOIS SAINT-ÉLOI, TRANSPORTÉ EN 1860 A L’ÉGLISE DES BLANCS-MANTEAUX

Maintenant la Fronde entre dans une nouvelle phase, c’est la guerre des partisans des princes en province. Paris n’y prend point part, il se contente de continuer contre Mazarin sa campagne de chansons. Le coadjuteur, à qui la cour avait promis le chapeau de cardinal pour le détacher de la Fronde, et qui ne voit pas venir ce chapeau, se retourne contre Mazarin et attend l’occasion de reprendre la lutte autrement.

Toute l’année 1650 se passa ainsi. Au commencement de l’année 1651, à force de libelles et d’intrigues, les choses avaient assez tourné pour qu’on vît la Fronde, battue en province, renaître à Paris et le Parlement avec les anciens frondeurs réclamer la liberté du prince de Condé, leur ancien ennemi. En même temps, le Parlement fulminait contre Mazarin; le 9 février 1651, un arrêt du Palais ordonnant au cardinal, à sa famille et à ses serviteurs étrangers de vider le royaume dans la quinzaine, fut publié à son de trompe dans la ville et causa des transports de joie. Le cardinal était déjà parti à Saint-Germain, la reine se préparait à le rejoindre avec le jeune roi. C’est alors que, sur le bruit de cette fuite, le soir du 10 février, le peuple se porta sur le Palais-Royal et l’envahit pour s’assurer de leur présence.

Mazarin, par un autre coup de théâtre, mit les princes en liberté. Il reprenait sa tactique de mettre les adversaires aux prises entre eux, avec l’espoir qu’ils s’entre-déchireraient. La lutte s’ouvrait alors entre le prince de Condé et le coadjuteur, c’est-à-dire entre la grande Fronde, le parti du coadjuteur et des vieux frondeurs, et la petite Fronde, le parti de Condé. On laissait ainsi Mazarin dans une paix relative, les libellistes du Pont-Neuf étant occupés à défendre ou attaquer Gondi ou Condé.

En août, la lutte était devenue si vive entre les deux Frondes qu’elle fut bien près d’amener une bataille rangée dans le Palais même, champ clos des partisans de l’une et de l’autre, où le Parlement, qui rendait arrêt sur arrêt contre Mazarin et ordonnait la vente de ses meubles, avait en outre à s’occuper des réclamations des princes et des accusations portées contre eux, et de toutes les intrigues au milieu desquelles on se débattait, sans plus voir où l’on allait, ni savoir ce que l’on voulait.

Les chefs des deux Frondes, Gondi et Condé, arrivaient au Palais à la tête d’escortes de plus en plus nombreuses. A la grande séance du 21 août, Condé devait prononcer un discours pour se disculper de l’accusation de lèse-majesté portée par la reine et d’entente avec l’Espagne; le prince se présenta conduisant une véritable armée de gentilshommes, de pages et de laquais armés.

Dès la veille, Gondi s’était prémuni et, comme un général préparant son champ de bataille, avait assigné des postes à ses partisans. Il en mit partout, remplit les salles de grosses troupes, plaça du monde dans tous les locaux du Parlement, dans les passages, dans les escaliers. Les uns devaient, si la lutte s’engageait, combattre de front les partisans de Condé, les autres les prendre en flanc ou par derrière. La reine, de qui Gondi, par un nouveau revirement, était devenu le champion, avait, sur sa demande, renforcé sa troupe de soldats de sa garde et de chevau-légers. Il existait au Palais des buvettes où les magistrats pouvaient trouver des rafraîchissements et même des repas à l’occasion; les armoires de ces buvettes furent, dit-on, remplies ce jour-là de grenades au lieu de victuailles. Comme dans une place de guerre, les gens de Gondi avaient un mot d’ordre: Notre-Dame, pour se reconnaître.

Quant aux magistrats du Parlement, tous, dans la presque certitude d’une lutte, portaient épées et poignards sous leur robe.

Le prince de Condé, à la tête de ses partisans, arriva quand tous les postes de Gondi étaient disposés. Sa troupe était moins nombreuse, mais se composait surtout d’officiers et de gentilshommes aguerris auxquels il avait donné Saint-Louis pour mot de ralliement.

Ayant pris sa place à la Grande Chambre, Condé déclara qu’il ne pouvait assez s’étonner de voir le Palais en cet état, ressemblant plutôt à un camp qu’au temple de la justice, avec des postes et des mots de ralliement; il ajouta qu’il ne concevait pas qu’il y eût dans le royaume des gens assez insolents pour lui disputer le pavé.

Le coadjuteur après une grande révérence lui répondit sur le même ton: «Sans doute je ne crois pas qu’il y ait personne assez audacieux pour disputer le haut du pavé à Votre Altesse, mais il y a des gens qui ne peuvent et ne doivent, par leur dignité, quitter le pavé qu’au roi!

—Je vous le ferai quitter! s’écria Condé.

—Il ne sera pas aisé, répondit le coadjuteur.»

Ainsi commencée, l’affaire menaçait de se gâter tout de suite, la moindre étincelle pouvait mettre le feu à la mine.

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RESTES DE SAINT-GERMAIN LE VIEUX. 1840

Les épées frémissaient dans l’assemblée, de tous côtés on se lançait des regards menaçants. Les membres de la Chambre des enquêtes applaudirent le coadjuteur, mais quelques vieux conseillers s’interposèrent. Le président Molé conjura les chefs des deux partis «au nom de saint Louis, par le salut de la France, de suspendre leur animosité et de ne point ensanglanter le temple de la justice». Sur les objurgations véhémentes du président, Condé et Gondi, après des tergiversations, consentirent tous deux à faire sortir leurs partisans du Palais.

Le prince de Condé chargea M. de La Rochefoucauld de passer dans la Grande salle pour la faire évacuer par ses amis, et le coadjuteur se leva pour aller donner le même ordre aux siens. Mais à peine Gondi eut-il quitté la Grande Chambre qu’il se vit assailli par cinq ou six laquais de Condé l’épée à la main criant: «Au Mazarin!» Il y eut là une bousculade qui faillit tourner tout de suite au tragique, on vit en un instant quatre mille épées tirées, des pistolets brandis aux cris de Vive le Roi et Vivent les princes!

On allait s’entr’égorger, un seul coup de feu tiré et la bataille était engagée. Cependant les amis du coadjuteur parvinrent à se jeter entre lui et les gens de Condé et le repoussèrent vers la Grande Chambre pendant que le marquis de Cressan s’interposait entre les furieux: «Que faisons-nous là! criait-il, nous allons faire égorger M. le prince et M. le coadjuteur... Honte à qui ne remettra pas l’épée au fourreau!»

Gondi rentrant à la Grande Chambre, parvint à la porte que retenaient en dedans M. de La Rochefoucauld et quelques autres; il fit effort pour passer, ses amis poussaient de leur côté, mais il ne put introduire que sa tête dans la salle, et fut là quelque temps en grand péril d’être étranglé, les gens de l’intérieur poussant plus fort: «Qu’on le tue! criait La Rochefoucauld. Tuez-moi ce b..... là, qu’on le poignarde!» Le moment était critique pour le coadjuteur, ayant ainsi le haut du corps dans la Grande Chambre et le reste de l’autre côté, entre deux bagarres violentes où amis et ennemis se colletaient. Il allait finir étranglé ou poignardé, lorsque, du côté de la Grande salle, d’Argenteuil, un de ses amis, arracha le manteau d’un prêtre qui se trouvait là, et le jeta sur les épaules du coadjuteur pour cacher son rochet et son camail. Par derrière, du côté de la Grande Chambre, des poignards étaient levés sur Gondi, lorsque enfin ses amis purent repousser La Rochefoucauld et dégager la porte.

Au milieu des provocations et du bruit, le Parlement leva la séance, les chefs firent avec peine évacuer la Grande salle et le Palais, et au profond étonnement de chacun la journée se termina sans malheur. Le Palais, comme Gondi, l’avait échappé belle. Et «il ne fallait qu’une mousquetade pour embraser la ville», du Palais la bataille se fût continuée dans les rues, tout le monde s’y préparait, bourgeois et ouvriers ayant fourbi leurs armes, remplissaient la rue dans l’attente de l’événement.

Un certain apaisement, après réflexions, résulta de cette chaude alarme. Une quinzaine de jours après cette séance mémorable, le 7 septembre, le jeune Louis XIV, entrant dans sa quatorzième année, fut déclaré majeur et vint tenir un lit de justice en la Grande Chambre. Une pompeuse cavalcade partit du Palais-Royal et se dirigea vers le Palais de Justice, à travers une multitude de peuple remplissant les rues aux maisons pavoisées, chargées de spectateurs jusque sur les toits. Sept ou huit cents gentilshommes, les chevau-légers de la reine, les cent-Suisses, ouvraient la marche précédant les grands officiers de la couronne, le maître des cérémonies, le grand maître de l’artillerie, le grand écuyer, les maréchaux de France. Le jeune roi, vêtu d’un habit tout brodé d’or, s’avançait monté sur un cheval isabelle couvert d’une housse semée de fleurs de lys. Il était entouré de ses écuyers et de ses gardes du corps à pied et à cheval, et suivi d’un brillant escadron de princes, de ducs et pairs, après lesquels venait le carrosse de la Reine, avec d’autres équipages de princesses.

Le roi s’en alla d’abord entendre la messe à la Sainte-Chapelle, puis entra au Parlement écouter quelques harangues; il remercia ensuite en quelques mots la reine-mère du soin qu’elle avait eu de ses Etats et déclara vouloir en prendre lui-même le gouvernement. Le premier président avec tous les autres présidents, à genoux devant le siège royal, témoignèrent l’espérance d’un règne heureux, et assurèrent le roi du zèle et de la fidélité de son Parlement.

Le cortège royal quitta le Palais au bruit des acclamations, du canon du Palais-Royal et de la Bastille; des feux de joie et des illuminations terminèrent les réjouissances le soir. Le Parlement semblait triompher; il y avait au ministère Châteauneuf et Molé, Mazarin était toujours exilé.

De nouveaux arrêts plus solennels ordonnèrent de lui courir sus partout où il se trouverait, défendirent de lui donner passage ou retraite, et prescrivirent qu’il serait prélevé sur la vente de sa bibliothèque et de ses meubles une somme de 50,000 écus pour récompenser celui qui le livrerait mort ou vif. Le Parlement voulant faire les choses avec régularité, avait compulsé ses registres et cherché des précédents; ayant découvert que sous Charles IX un arrêt promit cette somme pour la tête de l’amiral Coligny, il avait mis celle de Mazarin au même taux.

Juste au même moment Mazarin qu’on voulait avoir mort ou vif, resté d’intelligence avec la cour, quittait Cologne et rentrait en France, mais à la tête d’une armée. Autre coup de théâtre, le roi partit pour le rejoindre et mit en interdit le Parlement, avec injonction à tous ses membres de se rendre à Pontoise. Quatorze conseillers obéirent et allèrent s’y organiser en petit Parlement tandis que celui de Paris continuait à fulminer des arrêts contre Mazarin, et aussi contre l’armée royale qui s’avançait.

La confusion des partis apparut alors au comble, le Parlement se déclarait contre le prince de Condé dont l’armée guerroyait contre l’armée royale; Gaston d’Orléans levait des troupes que sa fille, la duchesse de Montpensier, allait tourner contre le roi. Plusieurs fois le roi, la reine-mère et Mazarin, en passe d’être pris, furent sauvés par Turenne, ex-frondeur aussi.

Après six mois de courses et de manœuvres, l’armée royale et l’armée de la Fronde se rencontrèrent enfin, en juillet 1652, sous les murs de Paris pour la suprême bataille. Depuis longtemps Paris en avait assez, les bourgeois ne devaient plus se reconnaître dans le chassé-croisé des partis; les princes avaient perdu l’affection des Parisiens, le roi des Halles lui-même n’était plus tout à fait l’idole populaire de jadis, il n’y avait que la vieille haine contre Mazarin qui n’avait pas désarmé. Le désordre régnait par la ville, souvent en proie à l’émeute, livrée aux excès de gens de sac et de corde. Peu de journées se passaient sans attroupements ou bagarres; on se battait et on s’assassinait.

N’avait-on pas vu un jour au Palais même la populace s’en prendre aux archers de la ville, les assommer quelque peu, ainsi que les échevins qu’ils escortaient, et jeter les hallebardes des archers dans la cour de la Conciergerie, aux détenus qui s’empressèrent de les saisir pour forcer leurs gardiens à les laisser s’échapper, évasion en plein jour et à force ouverte de cent trente-huit prisonniers!

Le Parlement, au Palais, et Gondi, devenu le cardinal de Retz, à l’archevêché, attendaient les événements. L’armée de Turenne écrasa l’armée de Condé à la très sanglante bataille du faubourg Saint-Antoine; malgré l’ordre du roi qui défendait à la ville d’ouvrir ses portes à la fin de la bataille, Mademoiselle, appuyée par la foule qu’émotionnait le désastre de la Fronde accompli sous ses yeux, put obtenir l’accès de la ville aux débris de l’armée de Condé, acculés aux murailles.

Mademoiselle a dépeint elle-même, dans ses Mémoires, l’aspect horrible de la rue Saint-Antoine à l’entrée des blessés de l’armée de Condé, et dit les tristes rencontres qu’entre l’Hôtel de Ville et la Bastille elle fit d’amis ou de gens de connaissance ramenés en état affreux de la bataille.

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ÉCHOPPES DANS LA COUR DU MAY, XVIIIe SIÈCLE

«C’était M. de La Rochefoucauld qui avait un coup de mousquet qui entrait par un coin de l’œil et ressortait par l’autre, de sorte que les deux yeux étaient offensés; il semblait qu’ils lui tombassent, tant il perdait de sang, tant son visage en était plein; et il soufflait sans cesse, comme s’il eût eu crainte que celui qui lui entrait dans la bouche ne l’étouffât. Son fils le tenait par une main et Gourville par l’autre, car il ne voyait goutte, il étoit à cheval et avoit un pourpoint blanc aussi bien que ceux qui le menoient, qui étaient tout couverts de sang comme lui; ils fondaient en larmes, car à le voir en cet état je n’eusse jamais cru qu’il en pût échapper. Je m’arrêtai pour parler à lui, mais il ne répondit pas; c’était tout ce qu’il pouvait faire que d’entendre.—Un gentilhomme de M. de Nemours vint dire à Madame sa femme qu’il avait été blessé légèrement à la main et que ce ne serait rien, et qu’il s’était détourné de peur de l’effrayer parce qu’il était tout en sang; elle me quitta aussitôt pour l’aller trouver... Je trouvai à l’entrée de la rue Saint-Antoine Guitaut à cheval, sans chapeau, tout déboutonné, qu’un homme aidait parce qu’il n’eût pu se soutenir sans cela, il était pâle comme la mort. Je lui criai: «Mourras-tu?» Il me fit signe de la tête que non, il avait pourtant un grand coup de mousquet dans le corps; puis je vis Vallon qui était en chaise, qui s’approcha de mon carrosse, il n’avoit qu’une contusion aux reins: comme il est fort gras il fallut l’aller panser promptement. Il me dit: «Hé bien! ma bonne maîtresse, nous sommes tous perdus.» Je l’assurai que non. Il me dit: «Vous me donnez la vie, dans l’espérance d’avoir retraite pour nos troupes.» Je trouvai à chaque pas que je fis dans la rue Saint-Antoine des blessés, les uns à la tête, les autres au corps, aux bras, aux jambes, sur des chevaux, à pied et sur des échelles, des planches, des civières et des corps morts.»

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LE CARDINAL DE RETZ SE FORTIFIE A L’ARCHEVÊCHÉ

L’héroïne de la Fronde se donne beaucoup de mouvement et joue un rôle important dans cette journée, elle va, court, donne des ordres, s’occupe des bagages de l’armée, trouve des quartiers pour les soldats, des ambulances pour les blessés, dispose des mousquetaires au bastion de la porte Saint-Antoine, essaie de réveiller le vieux zèle frondeur des bourgeois. Le combat avait repris dans le faubourg où l’on s’acharnait à défendre, à prendre et reprendre de fortes barricades construites par les frondeurs.

Turenne enlève tout à la fin. Alors Mademoiselle monte sur les tours de la Bastille, dont le gouverneur est le sieur de la Louvière, fils du conseiller Broussel. Mademoiselle fait pointer les canons sur l’armée royale, elle suit les opérations avec une lunette et peut apercevoir sur les hauteurs de Charonne les carrosses du roi et de Mazarin suivant de leur côté la marche des affaires. Et quand la défaite des frondeurs est bien complète, trois volées des canons de la Bastille, tirées par son ordre, arrêtent la poursuite.

—Ce canon-là vient de tuer son mari! dit Mazarin, faisant allusion à l’espérance qu’avait Mademoiselle d’épouser le jeune roi.

Le prince de Condé, pour lutter contre les mauvaises dispositions de la bourgeoisie et de la partie raisonnable de la population parisienne fatiguée de quatre années de troubles et affamée par la guerre, avait déchaîné la populace. Un grand conseil réunissant les conseillers du Parlement, de la Chambre des comptes, les échevins et les notables, devait être tenu à l’hôtel de ville. Condé voulut par une bonne émeute peser sur ses décisions; on imagina alors d’imposer à tous les bons frondeurs un nœud de paille au chapeau comme signe de ralliement. Les Parisiens en temps de révolution ont toujours aimé les cocardes improvisées; cette cocarde de paille eut un succès fou, et personne ne put bientôt sortir sans l’arborer, même les moines, même les chevaux de carrosse. Le jour du grand conseil, l’émeute commença place Dauphine et gagna bientôt la place de Grève. Le prince de Condé, après une orageuse discussion, quitta l’hôtel de ville, disant qu’il n’y avait rien à attendre de cette assemblée uniquement composée de «mazarins». Il ne fut pas besoin d’un autre signal pour lancer l’émeute à l’attaque de l’hôtel de ville, que les compagnies bourgeoises n’osèrent défendre et abandonnèrent. En peu d’instants, les fenêtres furent criblées de balles, et la grande porte incendiée à force de bois et de paille pris par les émeutiers aux bateaux de la Grève.

L’hôtel de ville était envahi; au milieu des tourbillons de fumée, des flammes qui gagnaient les salles basses et allaient tout y dévorer pendant vingt-quatre heures, les envahisseurs faisaient main basse sur tous les conseillers et notables qu’ils trouvaient, et les massacraient à l’aveuglette sans chercher à distinguer s’ils étaient frondeurs ou mazarins. Un certain nombre de membres du Parlement, cependant excellents frondeurs pour la plupart, et parmi lesquels le maître des requêtes Miron qui prépara la journée des barricades avec le coadjuteur, n’ayant pu se cacher dans les combles, ou prendre des déguisements, furent ainsi assassinés.

Le coadjuteur pendant ces massacres prenait ses précautions, mettait son archevêché en état de résister, avec une garnison de quatre cents hommes payés par lui, et se préparait aussi, pour le cas où il y serait forcé, une retraite dans les tours Notre-Dame, bien garnies de provisions et de munitions.

Pour toute réparation, deux des massacreurs de l’hôtel de ville, sur lesquels le Parlement put mettre la main, furent pendus un mois après dans la cour du Palais, sans bruit, de peur d’une nouvelle émeute.

L’excès du mal annonçait la fin. L’anarchie régnait de plus belle dans Paris, les princes eux-mêmes ne s’entendaient plus, Beaufort tuait en un combat de cinq contre cinq son beau-frère Nemours. Pendant trois mois encore la situation resta la même ou à peu près, les armées manœuvrant autour de Paris, les désordres continuant dans la ville en proie à la disette, la bourgeoisie et le Parlement, fort embarrassés, se demandant comment tout cela pouvait finir.

Cela finit pourtant en octobre par la retraite définitive de Condé et par la soumission de la ville et du Parlement. Le 19 octobre 1652, le roi rentrait dans sa capitale. Dans un lit de justice tenu au Louvre il accordait amnistie générale, sauf pour quelques ducs et princes et onze membres du Parlement, et par une solennelle déclaration il interdisait au Parlement de prendre à l’avenir connaissance des choses de l’Etat et de la direction des finances, de s’occuper des affaires des princes et des grands, et d’avoir en aucune façon rapports quelconques avec eux. L’humiliation était complète pour le Parlement abandonné de tous et chansonné à son tour. Le peuple des barricades, heureux maintenant de voir ces conseillers et avocats bafoués et humiliés, les accablait de sarcasmes, se montrait indifférent aussi à l’arrestation du cardinal de Retz, et se préparait à recevoir bientôt avec applaudissements et feux de joie le cardinal Mazarin, qu’il aurait de si bon cœur mis en pièces peu de semaines auparavant, s’il l’avait pu tenir.

Le 3 février 1652, le cardinal entrait à Paris. Le roi était allé au-devant de lui jusqu’à deux lieues de la ville; on vit les gens de qualité, d’anciens frondeurs, se confondre en bassesses devant cette Eminence tant ridiculisée et si longtemps combattue. Peu après, le prévôt des marchands et les échevins lui donnèrent un superbe festin à l’hôtel de ville. Pendant le concert qui suivit le repas, le cardinal, accueilli aux fenêtres par des acclamations, fit jeter des pièces de monnaie à la populace. Et le Parlement, qui mettait naguère sa tête à prix, s’efforçait de rentrer dans ses bonnes grâces et condamnait à mort par contumace le prince de Condé resté seul à continuer, de concert avec les Espagnols, la campagne en Artois.

Bien peu après ces années agitées, le Parlement, en 1655, essaya de montrer quelques dernières velléités d’indépendance au sujet de certains édits que le roi était venu faire enregistrer en lit de justice, et contre l’enregistrement desquels les magistrats voulaient protester. Louis XIV apparut pour la première fois ce qu’il devait être pendant son long règne. Il chassait à Vincennes lorsqu’on lui apprit ce qui se passait au Palais. Laissant aussitôt la chasse, il partit sur un autre gibier, galopa jusqu’au Palais et tout à coup, dans la Grande chambre, apparut en habit de chasse, en grosses bottes et le fouet à la main, et s’asseyant avec autorité, il fit aux magistrats stupéfaits ce bref discours: «Chacun sait, messieurs, les malheurs qu’ont produit vos assemblées, j’ordonne qu’on cesse celles qui sont commencées sur mes édits. Monsieur le premier président, je vous défends de souffrir ces assemblées et à pas un de vous de les demander!»

Le Parlement se le tint pour dit. Pendant soixante années, après les quatre années orageuses de la Fronde, le Palais vécut tranquille. Le Parlement soumis n’intervenait dans la politique royale que lorsque le roi le voulait et dans les limites strictes qu’il lui avait tracées. Les grands jours du Palais ne furent alors que les jours où le roi venait tenir quelque lit de justice.

Le 2 septembre 1715, le roi étant mort la veille, le Parlement se réveilla et sans tergiverser, aussitôt éteinte la volonté despotique qui pesait sur lui depuis si longtemps, se vengea de l’omnipotence de Louis en cassant son testament. Il agissait d’accord avec le duc Philippe d’Orléans et celui-ci avait pris ses précautions pour la grande journée; le régiment des gardes occupait toutes les avenues du Palais, les officiers avec des soldats d’élite étaient disposés à l’intérieur. Il se trouvait deux partis parmi les ducs et pairs, dont beaucoup tenaient pour le conseil de régence tel que l’instituait le testament, mais le duc d’Orléans avec l’aide des parlementaires brusqua un peu la situation, étouffa pour ainsi dire le testament, à peine lu et à voix basse, et se fit proclamer régent.

Le Parlement s’était flatté, sur les promesses du duc d’Orléans, de retrouver ses vieilles prérogatives et de reprendre sa part d’influence dans la conduite des affaires par l’exercice du droit de remontrances, mais il vit bientôt qu’il avait été joué. Le conflit avec le pouvoir éclata, comme toujours, pour des affaires de finances.

La régence avait trouvé les finances de la France dans le plus déplorable état, et, acculée presque à la banqueroute, cherchait les remèdes dans les folies du système de Law. «C’était, a dit Voltaire, un charlatan à qui on donnait l’Etat à guérir, qui l’empoisonnait de sa drogue et s’empoisonnait lui-même.»

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1720. LES MOUSQUETAIRES A LA GRANDE CHAMBRE

Le Parlement dans cette affaire essaya plus d’une fois de faire entendre la voix de la raison, mais les «sages avis et remontrances» sollicités par le duc d’Orléans, le jour de l’institution de la Régence, furent très mal reçus. La lutte s’engagea. Aux édits de la Régence, le Parlement répondait par des arrêts, en décrétant même de prise de corps le sieur Law; mais dans la nuit du 28 au 29 août 1718, le régent fit enlever de leurs logis un président et deux conseillers parmi les plus récalcitrants, et le banquier écossais triomphant put continuer ses opérations.

Deux ans après ce fut autre chose, en pleine décadence du Système, le Palais refusant d’enregistrer des édits favorables aux combinaisons de la Compagnie des Indes aux abois, le régent, par un coup d’autorité, exila le Parlement entier à Pontoise. Le 10 juillet 1720, chaque membre du Parlement reçut une lettre de cachet particulière lui ordonnant de partir pour cette ville. Pour couper court à toute tentative de résistance des magistrats et les empêcher de siéger, le Palais fut occupé militairement. Les mousquetaires s’installèrent dans la Grande Chambre et pour occuper leurs loisirs s’amusèrent à contrefaire une séance de la Cour: «installés sur les fleurs de lys», ils firent le procès d’un chat qui fut, après réquisitoire et plaidoiries, condamné à mort.

Les Parisiens chansonnaient tout alors, ils ne firent aucune barricade pour réclamer leur Parlement, qui ne revint que six mois après, en consentant à enregistrer la bulle Unigenitus, autre sujet de troubles et de querelles alors, entre les jésuites et les ultramontains d’un côté, les jansénistes et les gallicans de l’autre.

Ces discussions devaient fort longtemps durer, compliquées de l’affaire des convulsionnaires au tombeau du diacre Paris et de querelles ecclésiastiques. Le Parlement qui menait la lutte contre les prétentions ultramontaines, brava et subit de nombreux désagréments, comme de nouveaux exils à Pontoise, des embastillements de conseillers envoyés quelques-uns au mont Saint-Michel, au château de Caen, au château de Ham, et même aux îles Sainte-Marguerite.

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LA CHAPELLE SAINT-MICHEL DU PALAIS, XVIIIe SIÈCLE

A un moment, en 1754, dans l’affaire des billets de confession et des refus de sacrements, la lutte devint telle qu’après un lit de justice tenu par le roi à peu près tout le Parlement démissionna, sauf une quinzaine de membres.

L’attentat de Damiens fut une conséquence de ces querelles religieuses qui deux siècles auparavant auraient mis la France en feu. L’effervescence qui pendant toute cette période de lutte entre la magistrature et le clergé régnait au Palais dans la Grande salle pleine de disputes, jeta le trouble dans le cerveau du malheureux exalté; après le coup de canif donné à Louis XV, non pour le tuer, mais seulement pour lui montrer ce qu’il avait à craindre de l’indignation publique, Damiens transféré de Versailles à Paris fut enfermé dans la tour dite de Montgommery, le gros donjon du Palais où jadis l’avait précédé Ravaillac.

La Grande Chambre, incomplète d’une grande partie de ses membres, réunie aux ducs et pairs et à une commission nommée par la cour, instruisit le procès qui se termina par le plus horrible des supplices pour le malheureux fou. Dans le public il y avait deux partis: les uns accusaient le Parlement d’avoir provoqué le crime par son attitude dans la querelle religieuse, les autres rejetaient l’accusation sur les Jésuites. On eût été fort heureux de pouvoir impliquer quelques membres du Parlement dans l’affaire, et les interrogatoires de Damiens à la question s’efforcèrent, mais en vain, d’arriver à compromettre quelques parlementaires.

Toutes ces luttes, compliquées de plus en plus d’autres affaires et d’intrigues de cour, reprenaient plus vives après les périodes d’accalmie. Elles devaient durer jusqu’à la fin définitive du Parlement, jusqu’au grand naufrage de la monarchie. Elles faisaient naître peu à peu un besoin de réformes, un désir de refonte gouvernementale qui devait aboutir à la réunion des Etats généraux, réclamée par tous comme un remède à tous les maux politiques dont l’organisme social se sentait atteint.

En 1737, l’incendie avait fait perdre à l’ensemble de l’édifice formé par le Palais de Justice un de ses plus beaux joyaux. Dans la nuit du 27 octobre, à deux heures du matin, la cour de la Sainte-Chapelle fut tout à coup éclairée par les flammes jaillissant des fenêtres de la Chambre des comptes. Le magnifique bâtiment construit par Louis XII aux premières années du XVIe siècle brûlait. Les secours furent très lents à arriver, il fallut bien du temps pour que le lieutenant de police pût rassembler le guet, la petite compagnie de pompiers nouvellement formée et bien mal pourvue encore de moyens pour lutter contre le feu, et les capucins, qui précédemment avaient été les seuls pompiers organisés.

Lorsque pompiers, moines et soldats purent commencer l’attaque de l’incendie, le feu avait déjà fait d’énormes progrès. Les superbes bâtiments à grands combles d’ardoises brûlaient du haut en bas, les hautes lucarnes de pierre sculptée s’écroulaient dans le brasier, la flamme activée par un vent violent gagnait les bâtiments annexes et menaçait de dévorer tout le Palais.

Pour comble de malheur, le Parlement était en vacances, tout était fermé, les présidents se trouvaient dispersés à la campagne. Ils ne purent donc se trouver là pour diriger le sauvetage des archives, des innombrables et très importants registres et dossiers des comptes. Il était impossible de songer à sauver le bâtiment principal embrasé jusqu’aux combles, c’était la part du feu. Tous les efforts furent dirigés sur les bâtiments de droite et de gauche pour empêcher les flammes de gagner à gauche l’hôtel du premier président et à droite les édifices touchant à la galerie Mercière.

«Messieurs de la Chambre des comptes, dit le journal de Barbier, se plaignent de M. Hérault (le lieutenant de police) qui le premier jour employait les deux tiers des pompes à empêcher la communication du feu chez M. le premier président où il n’était question que de murs et de bâtiments, au lieu de songer entièrement aux bâtiments de la chambre à cause des papiers et pour donner le temps de les faire sortir, au lieu que ç’a été une confusion épouvantable. Indépendamment de tous les titres qui ont été brûlés entièrement ou à moitié, la grande chaleur du feu a fait retirer si fortement les registres de parchemin qu’il ne sera plus possible d’en faire usage.»

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LE TRÉSOR DES CHARTES, XVIIIe SIÈCLE

La confusion était donc extrême devant l’effrayant brasier, parmi ceux qui luttaient pour l’éteindre et ceux qui essayaient d’enlever aux flammes les registres non atteints encore. A six heures du matin la plus grande partie des titres et des papiers étaient brûlés avec le bâtiment; il pleuvait des liasses de papiers en feu ou à moitié brûlés dans la Seine, aux alentours, et jusque rue Montmartre et dans le jardin du Palais-Royal. Les murailles de l’édifice s’écroulaient sur les sauveteurs, il y eut nombre d’ouvriers, de soldats et de moines blessés et quelques-uns périrent écrasés sous les décombres.

Il fallut trois jours pour étouffer les dernières flammes. Les registres et papiers tirés du feu avaient été portés place Royale sous des tentes que les échevins avaient fait installer. Deux maîtres des comptes, deux auditeurs et deux procureurs, relevés toutes les heures, fouillant dans le formidable tas de papiers, de liasses et registres mouillés, salis ou à moitié brûlés, travaillaient à en tirer ce qui pouvait être conservé et classé. Les papiers ainsi sauvés plus ou moins endommagés furent transportés aux Jacobins de la rue Saint-Jacques et aux Grands-Augustins, où s’installa la Chambre des comptes en attendant la reconstruction de son édifice.

Cette reconstruction fut achevée en peu d’années et la Chambre des comptes revint habiter sous la Sainte-Chapelle où elle resta jusqu’en 1842. A cette époque elle émigra dans le grand édifice du quai d’Orsay incendié par la Commune de 1871, dont les ruines subsistent encore aujourd’hui et par leurs ouvertures béantes laissent déborder les ronces et les verdures d’une petite forêt sauvage en plein Paris, poussée sur les décombres calcinés. Des archives, ce qui fut encore une fois sauvé alors alla s’entasser dans les caves du Palais-Royal où tout se trouve encore.

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DÉMOLITION DE LA TOUR MONTGOMMERY, 1780

Quant aux bâtiments de la Chambre des comptes reconstruits en 1740, ils furent affectés à la préfecture de police, avec l’hôtel du premier président, édifice du XVIe siècle qu’habitèrent Achille de Harlay, Mathieu Molé, Lamoignon. Dans la cour de cet hôtel se voyaient des médaillons peints représentant des magistrats et des personnages illustres des siècles précédents. Tous les bâtiments de l’ancienne préfecture ont disparu, démolis pour la grande reconstruction entreprise, ou incendiés par la Commune. Des bâtiments ajoutés à l’ancien Palais vers la fin du XVIe siècle il ne subsiste qu’un corps de logis à grandes fenêtres, à hauts combles, surmontés d’une forêt de cheminées, derrière la galerie marchande, sur le côté gauche du portail de la Sainte-Chapelle.

En 1776, dans la nuit du 10 au 11 mai, l’incendie encore une fois ravagea le Palais, le feu prit dans la galerie des prisonniers, dans la partie centrale du parloir, entre la Conciergerie et la galerie marchande; quand on s’en aperçut tout brûlait déjà aux alentours de cette galerie des prisonniers, sous la tour Montgommery et la Conciergerie. Les secours cette fois arrivèrent avec promptitude; les soldats, les pompiers, les moines des ordres mendiants qui continuaient encore à cette époque leur service de pompiers, parvinrent à force de travail à concentrer le feu dans la partie si rapidement embrasée et à sauver le reste du Palais que, encore une fois, on avait cru perdu.

Cette double cour, dont la Sainte-Chapelle formait le milieu, perdit alors ce qui lui restait des belles façades de l’ancien Palais. L’incendie de 1730 avait fait tomber l’édifice de la Cour des comptes, les élégants pavillons du fond de la cour de gauche ou de la Sainte-Chapelle; l’incendie de 1776 et les démolitions qui suivirent firent disparaître le fond non moins grandiose de la cour de droite ou du May; c’était fini du superbe décor gothique. On démolit alors la galerie marchande, le beau bâtiment à grandes fenêtres ogivales et le fameux perron qui avait vu se dérouler tant de dramatiques événements depuis le temps d’Enguerrand de Marigny. Tout cela fut remplacé par le lourd bâtiment à dôme central porté par quatre colonnes doriques; pour compléter l’œuvre on abattit la sacristie de la Sainte-Chapelle, le charmant petit édifice du trésor des Chartes, et l’on masqua la Sainte-Chapelle par une aile parallèle à la grande salle. De ce côté tout était changé, le Palais se trouvait considérablement enlaidi. La tour de Montgommery survivait encore, mais pas pour longtemps.

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LES DEGRÉS DE LA ST. CHAPELLE, XVIIe SIÈCLE

Dans les dernières années de son règne, Louis XV avait, pour en finir avec l’opposition du Parlement, supprimé complètement ce Parlement. Dans la nuit du 19 janvier 1771, 169 magistrats avaient été réveillés chacun par deux mousquetaires leur apportant des injonctions royales auxquelles il fallait répondre par un oui ou un non signés. Les mousquetaires ne recueillirent à peu près que des non. Immédiatement le roi fit signifier la confiscation des charges et envoya les magistrats en exil, pendant que le chancelier Maupeou organisait un parlement nouveau et plus docile.

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1737. INCENDIE DE LA CHAMBRE DES COMPTES

On sait comment l’opinion publique accueillit ce Parlement Maupeou, raillé, chansonné et vilipendé.

Un des premiers actes de Louis XVI fut, après le renvoi des ministres de Louis XV, la suppression du Parlement Maupeou. L’ancien Parlement était rétabli, mais comme on craignait l’esprit d’opposition de la vieille magistrature, ses attributions furent quelque peu limitées.

Une explosion de joie populaire et quelques désordres accueillirent la chute du Parlement Maupeou. La basoche du Palais, reprise de turbulence sur ses vieux jours, voulut montrer sa satisfaction en allant pendre à la justice de Sainte-Geneviève deux mannequins costumés et emperruqués portant chacun au cou, afin que nul n’en ignorât, un écriteau à son nom: Maupeou chancelier, et l’abbé Terray, contrôleur des finances, abhorré de tous pour ses mesures financières, les augmentations de tailles, les réductions opérées sur les rentiers. Il y eut des désordres, des bagarres avec le guet, plusieurs soirs de suite sur le Pont-Neuf et autour du Palais.

Le 12 novembre 1774, le roi Louis XVI, au milieu des acclamations du peuple qui se faisait la main ainsi avec quelques «émeutes de satisfaction», vint réinstaller les magistrats de l’ancien Parlement. Il entendit la messe à la Sainte-Chapelle, puis alla tenir son lit de justice en la Grande Chambre avec les ducs et pairs. Le soir le Palais fut illuminé. Tout était à la joie. Louis XVI était le père du peuple, le digne successeur de Henry le Grand. Les dames de la Halle manifestèrent singulièrement leur sympathie en allant, chez chacun des membres du Parlement réinstallé, débiter un compliment de circonstance accompagné de danses et de chants.

Cette lune de miel du nouveau règne ne devait pas durer longtemps, après les quelques années des ministères de Turgot et de Necker, des difficultés croissantes compliquées de maladresses et de lamentables intrigues allaient peu à peu conduire à la crise si difficile, que l’on crut dénouer par la convocation des Notables d’abord, puis par celle des Etats généraux.

Auparavant la lutte reprise entre le gouvernement et le Parlement amena quelques arrestations de parlementaires. Il y eut notamment l’arrestation en pleine séance des conseillers Goislard de Montsabert et d’Eprémesnil, une scène semblable à l’expulsion de Manuel sous la Restauration. C’était en mai 1788, le Parlement siégeait en séance de nuit; le marquis d’Agoult, major des gardes françaises, envahit le Palais et pénétra dans la Grande Chambre en demandant les deux conseillers.

«La cour va en délibérer, dit le président.—Il n’y a pas à délibérer, les ordres du roi veulent être exécutés sans délai!» Et le marquis d’Agoult somma les magistrats de lui désigner les deux conseillers: «Nous sommes tous d’Eprémesnil et Montsabert,» lui répondit-on.

Au petit jour cependant, après force discussions, pendant que d’Agoult fort embarrassé attendait, d’Eprémesnil lui demanda si, en cas de résistance, il avait ordre d’employer la force. Sur la réponse affirmative du major, d’Eprémesnil et Montsabert se nommèrent, déclarant qu’ils cédaient à la violence pour ne pas exposer le sanctuaire des lois à une profanation plus grande. On les mit sur-le-champ en voiture et ils furent expédiés l’un à Pierre-Encise près de Lyon, l’autre aux îles Sainte-Marguerite.

Le mécontentement, la désaffection augmentaient avec les difficultés aggravées par les souffrances du terrible hiver. Le mot fatidique: convocation des Etats généraux fut enfin prononcé, on ne voyait plus d’autre remède à la crise menaçante, aux embarras financiers, aux troubles commencés.

L’an 89 allait s’ouvrir.

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LE COUVENT DES GRANDS AUGUSTINS ENTRE LE PONT-NEUF ET LE PONT SAINT-MICHEL
 

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LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE


CHAPITRE IX

LA RÉVOLUTION

Le dernier jour du Parlement.—Le Palais sous la Terreur.—Massacres de septembre.—La Conciergerie encombrée.—La rue de Paris.—Le tribunal révolutionnaire dans la salle de la Liberté, ancienne Grande Chambre, et dans la salle de l’Egalité, ancienne Tournelle.—Fouquier-Tinville et ses jurés.—Les grands procès.—Charlotte Corday, Danton, Marie-Antoinette, les Girondins.—Le cachot de la reine.—La prison des Girondins.—Fin de Robespierre.—Transformations après la Révolution.—Les conspirateurs sous l’Empire.—Les prisonniers de la Restauration.—Le palais incendié.

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LA REINE ALLANT A L’ÉCHAFAUD

Voici l’heure des grandes convulsions, du naufrage corps et biens de l’ancienne société. Avec l’ère nouvelle qui commence par l’immense drame de la Révolution destiné à promener l’incendie dans l’édifice du passé, par toute la France d’abord, à prendre ensuite pour terrain l’Europe entière, des jours terribles vont venir pour le vieux Palais d’où les premières étincelles étaient parties, des jours plus terribles que tous ceux qu’il a traversés dans les commotions sanglantes d’autrefois.

Comme toutes les institutions du passé attaquées l’une après l’autre, l’organisation judiciaire, antique décor majestueux mais vermoulu, va tomber aussi; le vieux Parlement aux attributions confuses et indéterminées, corps judiciaire prétendant aussi être législatif et régenter à la fois peuple et monarque, va s’écrouler et mourir définitivement, tué précisément par l’enfant qu’il avait mis au monde. Il avait résisté à bien des assauts jadis, lutté contre les rois, triomphé d’eux par la force ou la souplesse, pliant sous les rois forts pour se redresser plus haut ensuite avec les autres; il s’écroule d’un seul coup, brisé par un simple décret de l’Assemblée nationale. Il avait tué la monarchie en déchaînant la Révolution, la Révolution l’écrasait sous les premiers débris de l’édifice royal.

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1790. FERMETURE DU PARLEMENT

Le 13 novembre 1790, le maire de Paris, à la tête de quelques bataillons de gardes nationaux, se présenta au Palais, rangea ses hommes dans la cour du May et le long de la rue de la Barillerie, et monta mettre les scellés sur les papiers et archives parlementaires. Tout était fini. La vieille organisation si compliquée, la Grande Chambre, les trois Chambres des enquêtes, la Chambre des requêtes et nombre de juridictions accessoires, tout sombrait en même temps d’un seul coup, presque sans bruit ni protestations, pendant que l’Assemblée nationale procédait à l’élaboration d’une nouvelle organisation judiciaire.

La Révolution suit son cours. Tout se passe en dehors du Palais, à Versailles, aux Tuileries, à l’Hôtel de Ville. Le vieux Palais qui ne joue plus aucun rôle actif ne va cependant pas s’endormir. Dans le grand bouleversement, les prisons anciennes ou nouvelles, vieilles chartres ou cachots provisoires, se remplissent de tout ce qui faisait ou semblait faire obstacle à la marche du char révolutionnaire. La Conciergerie se trouve bientôt bondée de détenus comme jamais en aucun temps elle ne l’a été.

En 92, la guillotine n’avait pas encore pris son fonctionnement régulier, ce roulement par fournées au lieu où le citoyen Sanson opérait, faisant de la place chaque matin pour de nouveaux prisonniers. Au moment de la grande surexcitation causée par l’entrée des Prussiens en France, par la prise de Verdun, les fureurs calculées de Danton, la frénésie de Marat réclamant chaque matin dans l’Ami du Peuple du sang d’aristocrate, lancèrent les sans-culottes exaltés et enragés sur les malheureux enfermés dans les prisons de Paris, comme jadis les Cabochiens fanatiques sur les Armagnacs emprisonnés.

La vieille Conciergerie avait déjà vu en 1413, elle revit le 2 septembre 1792 les bandes affamées de carnage, qui avaient commencé la tuerie au carrefour Buci et dans la cour de l’abbaye de Saint-Germain et la continuaient à la prison de l’abbaye, au couvent des Carmes. Une bande de massacreurs arriva le soir du 2 septembre au Châtelet, expédia deux cent cinquante prisonniers à coups de sabre, à coups de fusil, puis se jeta sur la Conciergerie où elle eut bientôt fait d’égorger une centaine de prisonniers, parmi lesquels quelques officiers des Suisses, dont l’un, le major Berchman, étant condamné à mort, fut excepté du massacre et réservé pour l’échafaud.

Le tribunal révolutionnaire, institué le 18 août, était entré en fonctions le 19, et dès le 21 août la guillotine, transportée par le peuple lui-même de la Grève à la place Louis XV devant les Tuileries, avait commencé à en exécuter les arrêts. Le jour du massacre, dans la Grande Chambre, au-dessus même des préaux où travaillaient les massacreurs, le tribunal siégeait et jugeait au bruit des clameurs de l’égorgement. Il allait continuer pendant des mois, dirigé dans son effrayante et régulière besogne par l’accusateur public Fouquier-Tinville.

Le tribunal, dit extraordinaire d’abord puis révolutionnaire, comptait aux jours de son grand fonctionnement seize juges, un accusateur public et cinq substituts, soixante jurés; il était divisé en quatre sections, deux sections s’occupaient de l’instruction des procès pendant que les deux autres jugeaient. Ces deux sections siégeaient dans deux salles du Palais, l’une dans la salle de la Liberté, l’ancienne Grande Chambre du ci-devant Parlement, l’autre dans la salle de l’Egalité, jadis chambre de Saint-Louis ou Tournelle criminelle, dans le grand bâtiment qui suivait la tour Bon-Bec, bâtiment démoli depuis. Dans cette salle disparue ont été jugés Charlotte Corday, Danton, et aussi un jour Marat, lequel par exemple fut trouvé bon citoyen par le sanglant jury, sortit en triomphateur du Palais et fut aussitôt entouré par une foule d’énergumènes à bonnets rouges et de tricoteuses, accablé de palmes civiques et porté sur les épaules jusqu’à l’Assemblée.

«Les fenêtres de cette salle, dit M. Dauban, donnaient sur le quai de l’Horloge; c’est là que Danton, défendant sa vie, fit éclater le tonnerre de sa voix qu’entendit la foule entassée sur le quai jusqu’au Pont-Neuf.»

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BOUTIQUE DE LIBRAIRE DANS LA GRANDE SALLE. XVIIIe SIÈCLE

La salle dite de la Liberté subsiste, c’était l’ancienne Grande Chambre, la belle salle gothique refaite par Louis XII, dont les magnifiques plafonds à caissons et pendentifs, les sculptures peintes et dorées avaient été impitoyablement supprimés. Cette salle où siégeait le Parlement en chambres assemblées, où tant de fois, au temps des splendeurs de la monarchie, les ducs et pairs s’étaient réunis, où les rois venaient tenir leur lit de justice, était alors divisée en deux parties, la plus petite pour le public entassé jusque dans les embrasures des fenêtres; le reste, séparé par un couloir de service également bondé, pour jurés, gendarmes et accusés. Sur ces murailles jadis d’une décoration si magnifique, alors nettes comme l’acier, aucun ornement que de froides moulures avec les bustes espacés de Brutus, Lepeletier et Marat, et les Tables de la loi au-dessus du président. C’était assez pour l’antichambre de la guillotine, simple lieu de passage entre la prison et la charrette du bourreau.

Dans cette salle restaurée aujourd’hui et devenue première chambre du tribunal civil, furent condamnés Marie-Antoinette, les Girondins et plus tard, après Thermidor, Fouquier-Tinville lui-même, avec un certain nombre de ses juges et jurés. L’implacable Fouquier-Tinville, un parent de Camille Desmoulins à qui celui-ci avait, par Robespierre, procuré la place, venait chaque matin, sinistre employé fidèle à son bureau, avec la régularité d’un rouage donnant le premier déclenchement au couteau de la guillotine, sans passion comme sans pitié, insensible à tout, sans, ne disons pas remords, mais seulement souci—sans souci ni souvenir des condamnations de la veille, qui lui laissaient seulement la satisfaction de la besogne faite et déjà oubliée, se remettre à son siège d’accusateur public avec une provision de dossiers et demander tranquillement à ses jurés, ardents robespierristes, horribles et réguliers dispensateurs de la mort, plus monstrueux que les massacreurs des prisons, ses trente ou quarante têtes quotidiennes.

Les malheureux, destinés à passer bientôt devant le tribunal révolutionnaire, étaient transférés des diverses prisons à la Conciergerie, où on les entassait dans le grand guichet, dans la rue de Paris, travée de la grande salle inférieure dite salle Saint-Louis, séparée du reste par des grilles. Deux rangs de cachots avaient pu être aménagés pour recevoir cette provision du tribunal révolutionnaire, les prisonniers logeant sous leurs juges.

Chaque matin, au jour levant, l’huissier du tribunal descendait avec sa liste et faisait l’appel des malheureux destinés à la fournée du jour; gendarmes et geôliers lui réunissaient son gibier, conduit ensuite par unités ou par groupes pour la rapide formalité du jugement, devant ces juges qui prononçaient si peu d’acquittements. Que de noms célèbres dans le martyrologe de la Conciergerie, que de victimes ont vécu leurs derniers jours sous ces voûtes sombres. Le maire de Paris Bailly, les Girondins, Camille Desmoulins, Danton; Malesherbes, le défenseur de Louis XVI; André Chénier, Fabre d’Églantine, Charlotte Corday, la reine, Mme Du Barry, Mme Roland, etc...

Charlotte Corday avait tué Marat le 13 juillet 1793; elle fut transférée le 16 de l’Abbaye à la Conciergerie et condamnée le 19 au matin. Une heure et demie après, elle partait pour le supplice, revêtue de la chemise rouge des parricides.

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LE CACHOT DE LA REINE

Marie-Antoinette demeura soixante-seize jours à la Conciergerie. Amenée du Temple où l’on craignait qu’elle ne fût enlevée,—des royalistes se dévouant courageusement et organisant complot sur complot pour son évasion—elle habita d’abord une chambre précédemment occupée par le général Custine, mais, après une tentative d’évasion qui faillit réussir, tentative dite affaire de l’œillet, organisée par le chevalier de Rougeville, on transféra la reine dans la pharmacie, petite pièce sombre et basse, que l’on transforma hâtivement en cachot en bouchant les jours et en établissant une double et solide porte munie de fortes serrures.

Le cachot, pavé en briques posées en arêtes de poisson, divisé en deux parties éclairées chacune par une petite fenêtre, avait pour tout mobilier un lit de sangle garni de deux matelas et un ou deux sièges. Une partie du cachot était occupée par les deux gendarmes, séparés de la prisonnière par un vieux paravent tout percé. Dans ce funèbre réduit, sous cette si étroite surveillance, la malheureuse reine passa donc plus de deux mois en proie à toutes les angoisses, avec tous les bruits sinistres de la prison pour accompagnement à ses pensées, à deux pas des juges qui l’attendaient. Elle se levait à 7 heures et se couchait à 10. Elle ne voyait, outre ses gendarmes, que deux personnes pour le service du cachot, une femme de ménage et un voleur nommé Barassin, condamné à quatorze ans de fer. La Commune lui avait interdit le travail, sauf le raccommodage de ses vêtements, qui en avaient grand besoin, mais elle put lire quelques livres mis à sa disposition: le Voyage du jeune Anacharsis et les Révolutions d’Angleterre.

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LA DERNIÈRE NUIT DES GIRONDINS

Le 14 octobre, «la veuve Capet» comparut devant le tribunal révolutionnaire, présidé par Herman. Pendant deux longues et mortelles séances, le premier jour de 9 heures du matin à 11 heures du soir, le second jour de 9 heures du matin au lendemain 4 heures du matin, la reine lutta; ses courageux défenseurs, Chauveau-Lagarde et Tronson-Ducoudray, essayèrent en vain d’arracher sa proie à Fouquier-Tinville. A l’aube de la deuxième nuit de ce dramatique procès, tout était fini.

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LA REINE ALLANT AU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

A 4 heures et demie du matin, la condamnation prononcée, la reine fut conduite dans la chambre des condamnés, pratiquée dans le Grand guichet, où les victimes du tribunal révolutionnaire passaient les quelques heures séparant la condamnation de l’exécution.

Quoique à demi morte de fatigue, elle put écrire une longue lettre à Mme Elisabeth, lettre qui fut confisquée par Fouquier, et se jeta tout habillée sur un lit de sangle pour prendre quelques heures de repos avant le moment fatal. Elle dormit un instant et prit, vers 7 heures, quelque nourriture. Un peu avant 11 heures arriva le bourreau pour la suprême toilette. Elle fut bientôt prête; ses cheveux tombèrent, il ne lui resta que des cheveux courts tout blancs sur le sommet de la tête. Vêtue d’une jupe blanche sur un jupon noir et d’une longue camisole blanche, coiffée d’un affreux bonnet, comme nous le montre un croquis d’un réalisme cruel, tracé par David d’une fenêtre sur le passage de la charrette, elle sortit de la Conciergerie, les mains attachées derrière le dos, et monta dans la charrette qui allait accomplir le long voyage de la place de la Révolution, en passant par le Pont-au-Change et la rue Saint-Honoré.

Le cachot de la reine existe encore, mais la Restauration, au lieu de lui laisser son aspect, l’a, par un vandalisme pieux, transformé en chapelle, en changeant même les dispositions. Dans l’angle a été élevé un monument en forme d’autel avec inscriptions tirées du testament de la reine.

A côté de la grille séparant le Grand guichet de la galerie appelée rue de Paris, se voit la porte étroite et basse donnant sur l’étroit escalier que devait suivre la reine pour monter au tribunal révolutionnaire. C’était par là que passaient les malheureux conduits au farouche tribunal; ils avaient peu de chemin à faire et ne pouvaient être vus des autres détenus.

Tout à côté du cachot de la reine, et séparé seulement par un mur, se trouve le local où furent enfermés les Girondins. C’était la chapelle, une salle assez vaste à voûtes surbaissées, sur laquelle, au fond, donnent des ouvertures garnies par des espèces de cages grillées.

Les Girondins étaient depuis de longs jours emprisonnés dans les greniers des Carmes; ils furent amenés en octobre à la Conciergerie et livrés au tribunal révolutionnaire. Sept jours durant, ils se défendirent pied à pied, sans que l’on pût rien trouver d’à peu près alléguable pour motiver la condamnation voulue d’avance.

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LE DÉPART DES GIRONDINS POUR L’ÉCHAFAUD. 1793

Pour en finir, il fallut faire venir à la rescousse les Jacobins, qui coururent demander à l’Assemblée le terrible décret portant «qu’après trois jours de débat, le jury pouvait se dire éclairé». Aussitôt le décret obtenu, le président arrêta les débats au milieu des cris de fureur des condamnés. Tout est fini, le jury se déclare éclairé et il envoie les vingt et un de la Gironde à la guillotine.

Le soir, après les séances du procès, les Girondins, surexcités par la lutte, s’amusaient dans leur prison à des parodies funèbres et terribles du tribunal révolutionnaire, chacun d’eux jouant son rôle dans l’affaire et passant à son tour devant ses amis transformés en jurés. L’accusé s’avançait avec son défenseur; il essayait, sous les interruptions violentes du tribunal, de balbutier quelques paroles, puis l’accusateur l’écrasait sous une argumentation féroce; le défenseur, à son tour, tentait de se faire entendre, le tribunal se disait éclairé et prononçait la peine de mort. On passait alors à la parodie de l’exécution dans tous ses détails: une planche de lit sur une chaise représentant la guillotine avec la bascule. Les condamnés exécutés, venait enfin le tour de l’accusateur, jugé et condamné comme il avait condamné les autres. Après avoir passé à la guillotine, son spectre arrivait, couvert d’un drap de lit, poussant des cris lamentables et dépeignant à ses jurés les horreurs de l’enfer où il était plongé et où ils devaient venir le rejoindre...

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AUTEL DANS LE CACHOT DE MARIE-ANTOINETTE

Le soir de leur vraie condamnation, après les débats étouffés, il y eut un moment d’émotion terrible. Valazé se perça le cœur quand il entendit la sentence, et la stupeur des gendarmes fut si grande que les condamnés auraient pu se précipiter sur leurs juges. Il allait être minuit. Après que le tribunal révolutionnaire eut décidé que le cadavre de Valazé serait mené à la guillotine sur la même charrette que les autres, les Girondins furent reconduits à leur chapelle. «Les morts et les vivants, dit Michelet, redescendirent dans les ténèbres de la Conciergerie. Pour faire connaître leur condamnation aux autres détenus de la prison qui veillaient et attendaient, ils chantaient sous les sombres voûtes:

«Contre nous de la tyrannie,
Le couteau sanglant est levé!...»

La légende du banquet envoyé par un ami proscrit n’est pas certaine; quelques-uns des Girondins passèrent leur dernière nuit à boire du punch, à causer tristement. Les autres se jetèrent sur leurs grabats pour prendre des forces dans un dernier sommeil.

Au matin d’un jour triste et pluvieux, le 30 octobre, ils quittèrent la Conciergerie. Les charrettes, tous les jours, venaient dans l’angle de droite de la cour du May sous le perron, à l’arcade basse qu’on voit encore, recevoir la fournée quotidienne destinée à la guillotine. Cinq charrettes attendaient les hommes de la Gironde, des gendarmes avaient peine à maintenir la foule des sans-culottes, des sanguinaires habitués du tribunal révolutionnaire, groupés pour jouir de leur triomphe devant la grille de l’arcade ou sur les marches du grand perron.

Les condamnés, tête nue, les cheveux coupés, le col découvert et les mains attachées derrière le dos, montèrent dans les charrettes en chantant:

«Allons, enfants de la patrie...»

De temps en temps, pendant le trajet, ils reprenaient le funèbre chant que, sur la place de la Révolution, les derniers à passer sous le couteau entonnaient encore, le chœur diminuant au fur et à mesure que le fer tranchait une tête. L’un d’eux, dit-on, Ducos, l’ami de Fonfrède, jeune, vaillant, spirituel, eut la force de rire au dernier moment. Il cria, la tête dans la lunette: «Il est temps que la Convention décrète l’inviolabilité des têtes!»

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LA SAINTE-CHAPELLE. 1793

Les victimes se suivent rapidement. En quelques jours, après les Girondins, la Conciergerie voit passer Mme Roland, Philippe-Égalité, Barnave, Mme Dubarry; puis c’est le tour d’Hébert le père Duchène, de Danton et de Camille Desmoulins, ouvriers de la Révolution, dévorés par le Moloch révolutionnaire. Autre victime, pure celle-ci de toute participation aux holocaustes précédents, André Chénier vient de Saint-Lazare pour être jugé et condamné, pour s’en aller à la guillotine avec les dernières charrettes de la Terreur, deux jours avant le 9 thermidor, la révolution non de la clémence, mais du haut-le-corps de Paris revenant de l’épouvantable soûlerie de sang.

La Terreur dans ses derniers mois, en six semaines, avait envoyé 1.400 personnes à la guillotine. On avait usé avec l’échafaud le sol de plusieurs places qui ne pouvait plus absorber le sang. Paris, comme la terre, en avait assez. Un cri général s’élève contre ces horreurs, contre celui qui semble incarner le système, c’est la lutte entre la Convention, dont chaque membre voit le couteau suspendu sur sa tête, et la Commune de Paris.

La Convention décrète d’accusation l’homme terrible; Robespierre est arrêté à la Convention même et avec lui Lebas, Couthon et Saint-Just. On croit que c’en est fini de l’échafaud, le bourreau lui-même pensait s’arrêter, et cependant, ce matin même du 9 thermidor, la machine à condamnations du tribunal révolutionnaire marche encore, elle fonctionne, elle livre à la guillotine sa fournée quotidienne, et quelle fournée, quarante-cinq têtes à couper! Quarante-cinq condamnés sortent de l’arcade terrible de la cour du May, ils montent en charrette pour gagner la place du Trône où l’échafaud avait émigré.

Des cris de grâce accueillent les charrettes sur tout le parcours du faubourg Saint-Antoine, les condamnés espèrent, des hommes sautent même à la tête des chevaux, mais Henriot arrive avec ses gendarmes, sabre la foule, et les quarante-cinq têtes tombent.

Robespierre était gardé à l’administration de la police, la préfecture, c’est-à-dire au Palais, mais la Commune le soir l’a délivré et l’a amené à l’Hôtel de Ville, quartier général du parti terroriste qui va tenter un suprême effort. Le tocsin sonne pour soulever les sections sans-culottes.

La Convention, sentant le danger de la situation, brusque les événements; les sectionnaires anti-robespierristes des Gravilliers envahissent à 2 heures du matin l’Hôtel de Ville, et tout se décide par le coup de pistolet du gendarme Méda. Robespierre est blessé, Lebas se brûle la cervelle, Robespierre jeune se jette par une fenêtre et se brise sur le pavé de la Grève. Les cadavres, les blessés, sont traînés de la Grève au comité de Salut public, de là à l’Hôtel-Dieu, et enfin à la Conciergerie où le général Hoche, prisonnier, attendant son tour de comparaître devant Fouquier, les voit apparaître et comprend que la roue a tourné.

Cette machine à tuer du tribunal révolutionnaire fonctionne encore si bien pourtant, que c’est à elle, à Fouquier et à ses jurés pourvoyeurs infatigables de la guillotine, que l’on donne à juger Robespierre. Et la machine condamne. En l’honneur de Robespierre, on a reporté l’échafaud place de la Révolution. Robespierre, Saint-Just, Couthon, les morts et les blessés, sanglants, hagards, assis et attachés pour ne pas tomber aux barreaux des charrettes, font le long trajet de la Conciergerie à la guillotine, par les rues Saint-Denis, de la Ferronnerie et la rue Saint-Honoré, sous le poids de la malédiction universelle, sous les cris de la foule attendant les charrettes, et les huées des gens aux fenêtres, ouvertes ce jour-là et louées comme pour un défilé joyeux.

Ce ne fut que dix mois après, en mai 1795, que Fouquier-Tinville à son tour passa devant le tribunal réorganisé, sur le banc où tant de victimes l’avaient précédé; après six semaines de débats où il eut tout le temps de se défendre et d’ergoter sur tous les points, il fut condamné avec quinze de ses anciens jurés, une petite fournée de son temps.

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LA TOUR DE L’HORLOGE. 1830

En ces jours de la Révolution où le sombre Palais prend cette physionomie sinistre d’antichambre de la mort, il a encore extérieurement quelques-uns des traits de sa physionomie pittoresque. Les maisons accrochées à son enceinte sur la rue de la Barillerie, les deux portes et la chapelle Saint-Michel ont disparu peu auparavant, pour être remplacées en partie par la grande grille monumentale de la cour du May, posée en 1787, mais il reste encore des échoppes sur le quai de l’Horloge. Toute la façade de ce côté, entre la tour de l’Horloge et celle de la Conciergerie, présente encore une ligne de bâtiments de haute taille avec un avant-corps d’échoppes que domine le toit de la grande salle.

La tour de l’Horloge a bien souffert. Depuis l’incendie du Pont au Change en 1621, son comble a été modifié, l’étage de créneaux a disparu. Plus bas, des fenêtres ont été percées pour des étages intermédiaires pratiqués à l’intérieur, enfin le rez-de-chaussée est loué en boutique. Au commencement du siècle, jusque vers 1840, cette boutique fut occupée par l’ingénieur opticien Chevalier, qui avait installé en haut de la tour, dans le petit campanile, un observatoire où l’on montait admirer le panorama de Paris.

Au retour des Bourbons, des travaux importants furent entrepris tant au Palais qu’à la Conciergerie. La Grande salle de Jacques de Brosse donnait des inquiétudes, les piliers de la Grande salle supérieure reconstruite au XVIIe siècle ne correspondaient qu’imparfaitement avec ceux de la salle gothique inférieure, de sorte qu’en plusieurs endroits les voûtes menaçaient de s’effondrer. En 1812, une de ces voûtes s’était crevée sous les pas d’un magistrat qui ne dut son salut qu’à la résistance du carrelage. Il fallut donc reprendre les voûtes en sous-œuvre. En consolidant le dernier pilier de la salle Saint-Louis, quelques squelettes furent mis à découvert: on supposa alors que c’étaient les restes de quelques Templiers, mis à mort au temps du grand procès.

A la Conciergerie on fit disparaître les dernières échoppes, on modifia ou démolit tous les bâtiments entre les tours circulaires et la tour carrée de l’Horloge et l’on établit, pour peu de temps heureusement, un bâtiment assez laid, qui englobait dans ses maçonneries les cuisines dites de Saint-Louis. De vieux cachots gothiques disparurent dans ces remaniements, ainsi que ceux que l’on avait pratiqués sous la Révolution.

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UNE ENTRÉE DE LA GRANDE SALLE. XVIIIe SIÈCLE

Depuis le temps de la Terreur, quelques prisonniers de marque ont encore passé par la vieille prison. L’audacieuse conspiration de Georges Cadoudal, venu à Paris avec un certain nombre de chouans et de conspirateurs pour enlever ou tuer Bonaparte au centre de sa puissance, amena dans ces cachots le terrible chouan et quelques royalistes de marque. Georges et deux de ses complices n’y entrèrent que pour aller ensuite à la guillotine.

On sait que l’Empire ne manquait pas de prisons d’Etat où il jetait conspirateurs royalistes ou républicains, et aussi simples mécontents, qui restaient détenus souvent sans le moindre jugement aussi longtemps que sa police ombrageuse les trouvait dangereux. La Conciergerie n’était toujours qu’une prison de passage pour ceux que les juges attendaient. On y incarcéra entre autres le général Mallet, dont l’étonnante entreprise faillit, d’une seule secousse, ébranler l’édifice colossal de cet empire maçonné avec la chair et le sang. Mallet et ses complices y restèrent peu de jours, avant d’aller tomber sous les balles dans la plaine de Grenelle.

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LA CHAMBRE DES COMPTES
Imp. Draeger & Lesieur, Paris

La Restauration, à son tour, confie à ses solides cachots le général Labédoyère, fusillé le 19 août 1815, le maréchal Ney, celui-ci avant d’être transféré au Luxembourg pour y être jugé par la chambre des pairs; La Valette, directeur des postes sous l’Empire, coupable d’avoir repris ses fonctions pendant les Cent-Jours. L’évasion de celui-ci, condamné à mort par la cour d’assises est célèbre. C’était le 20 décembre 1815, veille du jour fixé pour l’exécution. Sa femme avait obtenu pour toute grâce la permission de venir lui faire ses adieux avec sa fille. Mme de La Valette employa bien le temps de cette entrevue suprême: elle habilla le condamné avec sa robe et ses fourrures, le coiffa de son chapeau et, pendant qu’elle se dissimulait derrière un paravent, La Valette, donnant la main à sa fille, un mouchoir sur sa bouche comme pour étouffer ses sanglots, put traverser les couloirs et les corps de garde sans être reconnu, et gagner la porte. Il devait monter dans la chaise à porteurs qui avait amené sa femme, la chaise se trouvait bien là devant la Conciergerie, mais les porteurs étaient allés boire. Moment d’angoisse terrible, à deux pas de la prison, où d’un moment à l’autre l’évasion pouvait être découverte. Enfin on trouva d’autres porteurs, puis à quelque distance La Valette fut recueilli par un cabriolet qui le conduisit rue du Bac, dans une maison où, à l’insu du portier, on put le loger dans une mansarde; il y resta caché quelques semaines bravant toutes les recherches jusqu’au jour où il parvint avec un passeport d’officier anglais à franchir la frontière.

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LE PALAIS SOUS LA RÉVOLUTION

En 1820, Louvel, l’assassin du duc de Berry, fut enfermé à la Conciergerie. Deux ans après éclata l’affaire dite des quatre sergents de la Rochelle, conspiration du carbonarisme qui amena 25 accusés à la Conciergerie et sur les bancs de la cour d’assises. Raoulx, Pommier, Bories et Goubin, sergents au 45e de ligne où ils avaient recruté un grand nombre d’affiliés, furent condamnés à mort et guillotinés en place de Grève.

Sous Louis-Philippe, vers 1840, commença le grand travail de transformation du vieux Palais de justice, qui devait durer de longues années et donner au Palais sa forme actuelle, après avoir, pour quelques jours, retrouvé bien des restes du vieux Palais gothique, arrivés jusqu’à nous dissimulés dans la masse des constructions disparates surajoutées.

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INCENDIE DU PALAIS EN 1871

C’est à ce moment seulement que disparurent les dernières boutiques de la galerie marchande, où l’on vendait de la cordonnerie, des livres et de menus objets. Peu avant la Révolution il y avait encore dans la grande salle des librairies entourant les gros piliers de leurs rayons de livres.

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LA GRANDE SALLE APRÈS L’INCENDIE SOUS LA COMMUNE

On restaura la tour de l’Horloge, son étage supérieur fut rétabli dans l’ancienne forme, ainsi que la belle horloge si joliment encadrée sous Henri III, depuis longtemps dans un triste état de dégradation. Les architectes Duc et Daumet élevèrent, dans un beau caractère sur le côté de la tour, les bâtiments de la rue de la Barillerie et du quai de l’Horloge, au-dessus des cuisines de Saint-Louis. Dans les fouilles exécutées dans la cour de la Sainte-Chapelle, la pioche rendit au jour des fragments de tous les âges, des murailles du moyen âge sur des restes d’édifices romains. La restauration continuait à tourner autour du vieux Palais. Sous l’Empire les bâtiments occupés par la Préfecture de police tombèrent l’un après l’autre, vieux débris du Palais des Rois ou du logis des présidents du Parlement aménagés en bureaux, en locaux quelconques, remaniés bien des fois, au hasard des utilisations. Une partie des maisons de la place Dauphine subissait le même sort pour dégager la nouvelle façade du Palais, l’énorme masse gréco-égyptienne qui charge si considérablement la proue du vaisseau de Lutèce. Alors la tour Bonbec, pour ne pas être écrasée par la façade en retour sur le quai de l’Horloge, dut être remontée d’un étage.

Arrivèrent la guerre de 1870 et la Commune, pendant que ces travaux se poursuivaient.

La terrible semaine de mai 1871 se termine par l’incendie de Paris, faisant tourbillonner dans le ciel les flammes de vingt brasiers gigantesques. Encore une fois le Palais de justice brûle. La grande salle reconstruite par Jacques de de Brosse après l’incendie de 1618, est détruite encore une fois; des bâtiments nombreux, la Préfecture de police périssent aussi, une des tours de la Conciergerie a son comble détruit. Encore une fois la flamme tournoie autour de la Sainte-Chapelle de Saint-Louis, mais celle-ci par miracle est préservée. Les flammes s’éteignent, la grande salle n’est plus qu’un monceau de débris, tout le palais est ravagé, mais la Sainte-Chapelle est toujours debout, intacte, étincelante dans la jeunesse de sa récente restauration.

La Conciergerie, que le feu avait bien menacée, s’était auparavant, comme aux mauvais jours, remplie de prisonniers: suspects, prêtres, sergents de ville, ou gendarmes, arrêtés comme otages par la Commune. Le Palais revoyait les jours sombres d’autrefois, les otages qualifiés de Versaillais remplaçaient les aristocrates de 93 et les Armagnacs de 1413.

Les souvenirs sanglants d’autrefois pouvaient faire craindre le renouvellement des terribles tragédies qui accompagnent les grandes commotions populaires. Les prisonniers, au milieu des horreurs qui se commettaient, enveloppés de tous côtés par la flamme, échappèrent pourtant au sort qui les menaçait, ils échappèrent à la fusillade comme à l’incendie, les troupes de l’armée régulière ayant pu arriver à temps.

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ANGLE NORD-EST DU PALAIS MODERNE
 

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NOTRE-DAME.—LA GALERIE ENTRE LES DEUX TOURS


CHAPITRE X

LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME

L’amende honorable du comte de Toulouse.—Saint-Louis au départ pour la Croisade.—Les Etats généraux de 1304.—Les Templiers.—La statue de Philippe le Bel ou de Philippe IV.—Isabeau et les Anglais.—Couronnement de Henri VI d’Angleterre.—Reprise de Paris.—Les vainqueurs à Notre-Dame.—Le XVIe siècle.—Reposoirs et bûchers.—Le mariage du roi de Navarre.—La Ligue.—Les Suisses au Marché-Neuf.—La grande procession de la Ligue.—Le siège.—Notre-Dame caserne des troupes des Seize.—Prise de Paris.—Henri IV à Notre-Dame.

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L’AMENDE HONORABLE DE RAYMOND, COMTE DE TOULOUSE

Notre-Dame, l’église cathédrale qui depuis sept siècles plane majestueuse sur la vieille île des Parisiens, sur la noble et illustre Cité, occupant l’emplacement où l’église mérovingienne de saint Etienne et l’église romane dédiée à la Vierge succédèrent à un temple gallo-romain, fut commencée en 1163 par Maurice de Sully et terminée vers 1235, sauf modifications qui devaient venir ultérieurement. Alors la façade était comme nous la voyons, les tours étaient achevées et n’attendaient plus que les flèches projetées primitivement, dit-on, mais qu’elles n’eurent jamais. Le chœur et les transepts seuls furent modifiés pour la construction des chapelles absidales de 1257 à 1320.

A partir de ce moment, la cathédrale est complète; dans le chœur terminé, les pompes religieuses peuvent se déployer parmi les richesses d’une ornementation merveilleuse, autels splendides, jubé superbe, clôture de chœur en dentelle de pierre ornée de groupes sculptés par les ymaigiers Jehan Ravy et Jehan le Bouteiller. Il n’y aura plus guère alors, pour toucher à l’œuvre parfaite, que les déprédateurs, les démolisseurs révolutionnaires ou les Vandales embellisseurs des siècles classiques, plus redoutables encore, qui s’en donneront malheureusement à cœur joie.

«Si les piliers de Notre-Dame avaient une voix, a écrit Viollet-le-Duc, ils raconteraient toute notre histoire depuis le règne de Philippe-Auguste. De combien d’événements n’ont-ils pas été les témoins! Mariages, baptêmes, obsèques, serments et vœux éternels, bientôt démentis par d’autres vœux et d’autres serments; fêtes populaires et fêtes royales; chants d’allégresse ou de deuil; apologies et anathèmes, oraisons funèbres pour les rois ou pour les morts à l’attaque de la Bastille.»

Un des premiers grands événements dont les murs de Notre-Dame furent les témoins, au temps de la construction même, se rattache aux terribles guerres contre les Albigeois. Ce fut l’humiliation de Raymond, comte de Toulouse, après les effroyables croisades contre les Albigeois qui, durant vingt années, avaient fait couler des torrents de sang, ravagé le midi, ruiné Béziers, Carcassonne, Toulouse et nombre d’autres villes.

Les deux alliés dans les guerres politiques et religieuses, l’Église et le roi, triomphaient: l’Église étouffait l’hérésie, et le roi établissait la suzeraineté de la couronne sur les provinces du Midi. Raymond VII, comte de Toulouse, définitivement abattu et perdant toute espérance, traita avec la reine Blanche de Castille et abandonna au roi de France toutes ses possessions du Languedoc, à l’exception de Toulouse et de quelques terres qu’il constitua en dot à sa fille Jeanne, âgée de neuf ans, fiancée à Alphonse, comte de Poitiers, frère du roi, s’engageant à raser les murs de Toulouse et de trente autres villes et châteaux, à indemniser les églises de ses pays et à poursuivre et punir désormais impitoyablement ses sujets qui persévéreraient dans l’hérésie.

Le 12 avril 1229, après avoir juré toutes les clauses du traité devant les portes de Notre-Dame, le dernier des comtes de Toulouse, jadis si puissants, fut dépouillé de ses vêtements et, nu-pieds, en chemise et chausses, entra humblement dans l’église pour faire amende honorable de l’hérésie contre laquelle il avait toujours protesté pourtant,—et se faire décharger de l’excommunication prononcée à tant de reprises contre lui par l’Église.

Rome avait vaincu: le cardinal de Saint-Ange, légat du pape, entouré de la foule des évêques, prêtres et clercs, attendait le malheureux comte de Toulouse au pied du maître-autel, savourant l’orgueil du triomphe et la joie de mettre le pied sur la tête de l’Albigisme terrassé, après tant de sang répandu, et aussi tant de bûchers allumés, dont la torche, brandie par le farouche saint Dominique, restait aux mains de l’Inquisition établie par le pape Grégoire IX.

Après son amende honorable, le vaincu se remit aux mains des gens du roi et fut conduit prisonnier à la Grosse Tour du Louvre, où il resta enfermé jusqu’à ce que sa fille eût été remise aux commissaires royaux, que les murailles de Toulouse eussent été rasées et quelques-uns de ses châteaux livrés comme gages de sa foi. Il put alors retourner en sa ville, en s’engageant à s’en aller servir cinq années en Terre Sainte, seul article du traité qu’il n’exécuta pas.

En 1245 il advint au roi Louis IX une grave maladie, «dont il fut à tel meschief, dit Joinville, que l’une des dames qui le gardaient lui voulait traire le drap sur le visage et disait qu’il était mort». Tout à coup le moribond releva la tête et recouvra la parole pour dire qu’il venait de faire vœu d’aller combattre en Terre Sainte. En dépit de tous les efforts de sa mère et de ses conseillers, malgré les dangers que pouvait courir son royaume pendant le temps de cette expédition, il persista dans sa résolution. Les préparatifs de la croisade furent très longs et demandèrent plusieurs années, Louis IX ayant voulu d’abord prendre toutes les mesures propres à assurer la tranquillité dans ses États. Un parlement réuni à Paris interdit toutes guerres particulières pour cinq ans, décida que les dettes des croisés seraient suspendues pendant trois ans et que le clergé paierait la dîme de ses revenus pour les frais de la Croisade. Pour plus de précaution, Louis IX entraînait en son ost le duc de Bourgogne, le comte de la Marche et d’autres grands vassaux.

Le 12 juin 1248, le roi, accompagné de ses frères Robert, comte d’Artois, et Charles, comte d’Anjou, alla prendre en solennité l’oriflamme à l’abbaye de Saint-Denis, et reçut des mains du cardinal de Châteauroux le bourdon et la pannetière des pèlerins; quelques jours plus tard, Notre-Dame de Paris le vit arriver pieds nus, le bourdon à la main, vêtu en pèlerin, avec de nombreux et illustres croisés vêtus comme lui, au milieu d’un immense cortège de soldats et de peuple. Le roi et les croisés, après avoir entendu pieusement la messe, se mirent en route aussitôt, conduits par des processions jusqu’à l’abbaye de Saint-Antoine des Champs. Tout le peuple de Paris était là, suivant au milieu des chants religieux ce roi très aimé et très sage qui s’en allait,—et pour combien de saisons et d’années, avec ses frères, avec sa femme Marguerite qui avait tenu à l’accompagner,—se jeter dans les dangers d’une guerre aux pays d’outre-mer.

De Saint-Antoine des Champs, le roi gagna Corbeil, première étape du long voyage. Cinquante mille hommes partirent d’Aigues-Mortes avec lui, que des désastres terribles attendaient sur la redoutable terre sarrasine, où les trois quarts des croisés devaient rester, tués par le cimeterre ou par le climat de l’Égypte et la peste.

Ce fut seulement six ans après, que le roi et la reine, ayant échappé à mille périls, débarquèrent en France avec ce qui restait des croisés valides épargnés par la guerre et tirés des prisons du sultan d’Égypte. Et il était temps que le roi revînt, la reine Blanche, sa mère, à qui la régence avait été confiée, était morte un an auparavant, et le pays se trouvait en de graves embarras.

Louis, non découragé par tant de désastres, devait pourtant retourner en Orient une quinzaine d’années après pour une nouvelle croisade, malgré l’état précaire de sa santé. La maladie l’attendait sous les murs de Tunis dès les premières opérations, et Notre-Dame de Paris allait voir revenir son corps rapporté d’Afrique, pour les obsèques solennelles avant l’enterrement à l’abbaye de Saint-Denis.

En 1302, autres événements et autres cérémonies dans la cathédrale de Paris. C’est le temps de la lutte acharnée du roi Philippe le Bel contre le pape Boniface VIII, lutte de deux puissances rivales qui se disputent la suprématie: le pape se mettant au-dessus des rois et des princes et déniant à ceux-ci le droit d’intervenir en quoi que ce fût dans l’administration des biens de l’Église en leurs domaines; le roi de son côté prétendant maintenir les églises et les clercs du royaume dans sa juridiction pour le temporel, et surtout, ce qui importait fort à Philippe toujours pressé d’argent, être en droit de tirer des subsides du clergé et d’user des régales, c’est-à-dire de percevoir les revenus des églises, des abbayes et des bénéfices vacants, entre le moment de la mort du titulaire et la nomination du successeur.

Le roi se sentait soutenu par toute la nation, par la noblesse, par le populaire et même par le clergé français, qui ne voulaient pas de l’intervention du pape dans les affaires du royaume. Philippe le Bel, pour en finir avec les prétentions de Boniface et bien montrer que la volonté de la nation concordait avec la sienne, prit le parti de convoquer à Paris un conseil général des délégués des barons du royaume, des prélats, des évêques, abbés et doyens des églises, des maires et échevins des communes, c’est-à-dire les Etats Généraux de la nation assemblés pour la première fois.

C’est au printemps de l’an 1302 que les délégués, barons, prélats et gens des communes se réunirent en l’église Notre-Dame de Paris. Le roi Philippe, qui déjà avait fait brûler solennellement des bulles pontificales, fit lire des lettres du pape, vraies ou fausses, réclamant du roi foi et hommage pour son royaume, et soumission à l’Église pour le temporel comme pour le spirituel. Les Etats protestèrent avec indignation, le roi demanda aux prélats et abbés de qui ils reconnaissaient tenir leur temporel, aux chevaliers de qui ils reconnaissaient tenir leurs fiefs. La réponse n’était pas douteuse, tous déclarèrent qu’ils avaient tenu et qu’ils tenaient terres, fiefs et bénéfices de lui et des rois ses prédécesseurs, et qu’ils déclaraient vouloir continuer à les tenir fidèlement.

Le pape fut violemment attaqué par les orateurs des Etats, on dénia sa légitimité, on le traita d’intrus, de faux pape et d’hérétique. Puis noblesse, clergé et communes, après délibérations, écrivirent des lettres séparées au collège des cardinaux, lettres de protestation énergique contre les agissements du pape, accusant de tous les troubles de la chrétienté son âpreté à tirer argent de la collation des bénéfices, des abbayes, évêchés et archevêchés. Le tiers état, en cette assemblée à Notre-Dame, parla nettement: «A vous très noble prince, dirent les gens des Communes, supplie et requiert le peuple de votre royaume que vous gardiez la souveraine franchise de cet Etat qui est telle que vous ne recognoissiez de votre temporel souverain en terres, fors Dieu!»

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NOTRE-DAME.—LA PORTE ROUGE

Il y eut même une curieuse consultation de l’avocat Pierre Dubois, qui par des motifs de droit comme s’il parlait d’une affaire privée, exposa toutes les raisons qu’avait Philippe pour repousser les prétentions des papes à une sorte de tutelle sur les rois, montrant que si ce droit avait jamais existé, il serait depuis longtemps éteint par prescription, comme s’éteignent tous les droits dont on n’use pas, etc... Pierre Dubois allait même jusqu’à dire que si le pape arguait contre la prescription, l’argument pourrait se retourner contre lui puisque sans la prescription, l’empereur de Constantinople qui lui a donné tout son patrimoine pourrait comme donateur, ou l’empereur d’Allemagne comme subrogé à sa place, révoquer cette donation et réduire ainsi la papauté à la pauvreté des temps antérieurs à Constantin.

Aussitôt après les premiers Etats, après les seconds, convoqués l’année suivante non plus à Notre-Dame mais au Louvre, la lutte entre le pape et le roi prit un caractère plus violent, à coups de bulles du côté de Boniface, avec des armes temporelles plus effectives du côté du roi. Il y eut la prise d’Anagni et l’enlèvement du pape par Nogaret, petit-fils d’un Albigeois mort sur le bûcher; puis survinrent la mort de Boniface et celle de son successeur Benoît XI qui ne porta la tiare que peu de mois. Le roi voulut, pour en finir, un pape de sa main: il procura la tiare à Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, qui paya son élévation en sacrifiant l’ordre du Temple, trop riche et trop puissant au gré du roi, jaloux d’abattre cette puissance et de mettre la main sur cette richesse. La papauté quittait Rome et s’installait en 1308 en la ville d’Avignon, où elle devait rester près de soixante-dix ans.

A la destruction des Templiers, la cathédrale de Paris gagna, dit-on, son portail occidental construit par Pierre de Chelles, de 1313 à 1320, avec quelques bribes des richesses confisquées sur l’ordre.

En 1304, pour venger les désastres d’une première expédition en Flandre, le massacre de Bruges, la journée des Eperons d’or de Courtrai, où la chevalerie, par sa fougue inconsidérée, s’était fait écraser comme elle devait le faire plus tard encore à Crécy, à Azincourt, à Poitiers, Philippe le Bel marcha sur la Flandre avec une forte armée qui se heurta à Mons-en-Puelle contre 60.000 rudes compagnons mis en ligne par les villes de Flandre. Après de longues heures passées sous un soleil torride à escarmoucher, à tâter les Flamands enfermés derrière un immense rempart de chariots dans lequel ils avaient ménagé trois portes pour les sorties, les Français crurent la journée finie et commencèrent à se désarmer et à camper en face de l’ennemi. Subitement, les Flamands, en trois divisions, sortirent de leur forteresse et tombèrent sur le camp français. Le quartier du roi eut à soutenir le plus terrible choc: la trombe des Flamands renverse, écrase; la chevalerie, qui déjà se trouvait à demi désarmée, est rompue et mise en débandade. Tout semblait perdu: le roi, qui allait se mettre à dîner au moment de l’attaque, avait failli être tué ou pris, il put heureusement sauter sur un cheval et rallier autour de lui un gros de combattants.

Les assaillants, se croyant victorieux, pillaient déjà les tentes et les bagages; la chevalerie française, revenue de sa surprise, profita de leur faute et les chargea avec fureur. Le combat se rétablit, continua malgré la nuit venue et se termina par la déroute des Flamands.

Mais le péril avait été grand un instant pour le roi; il avait fait vœu, s’il sortait victorieux de l’affaire, d’offrir à Notre-Dame son harnais de guerre, qu’il n’avait pu endosser qu’incomplètement pour combattre. En conséquence de ce vœu, un jour de l’automne de 1304, le roi, accompagné d’une foule de seigneurs ayant été avec lui aux champs de Mons-en-Puelle, entra à cheval dans l’église en fête, poussa jusqu’au chœur et s’en vint faire solennellement hommage à la Vierge Marie de son armure de guerre.

Jusqu’à la Révolution, une statue équestre de Philippe le Bel figura dans la nef, sur un soubassement porté par quatre colonnes, au dernier pilier de droite avant le chœur. Cette image du roi était revêtue de l’armure portée à la bataille, armure offerte à Notre-Dame avec le destrier royal. Probablement le corps de la statue revêtu de cette armure fut refait dans le cours des siècles, il y a des obscurités dans les traditions, et peut-être l’attitude même fut légèrement changée, car on aperçoit certaines différences dans les quelques représentations qui nous en restent. Celle qui se trouve dans le recueil de Montfaucon paraît être la plus fidèle, mais on ne peut distinguer au juste si le monument est une statue en armure ou revêtue d’une armure, comme cela dut être aux premiers temps.

Il y eut, au siècle dernier, de longues discussions à propos de cette statue: les uns prétendaient qu’elle représentait Philippe VI de Valois, qui à la bataille de Cassel en 1328, s’était trouvé un moment dans le même danger que Philippe le Bel à Mons-en-Puelle et avait de la même façon triomphé des Flamands. L’écrivain Saint-Foix s’appuyant sur certains documents, sur d’anciennes chroniques, soutenait que c’était Philippe VI qui était entré à cheval dans la cathédrale pour faire l’offrande de ses armes à la Vierge; le président Hénault et le chapitre de Notre-Dame tenaient pour Philippe le Bel. La confusion venait de ce que les deux rois, en reconnaissance des victoires de Mons et de Cassel, avaient fait tous deux quelques donations à Notre-Dame de Paris, à Notre-Dame de Chartres et à différentes autres églises. Dans la nef de Chartres, on voyait aussi la statue d’un roi armé et à cheval. Il y était aussi de tradition que Philippe de Valois était venu offrir son cheval et son armure en don à la Vierge, rachetant son destrier par une somme de mille livres. Un harnais de guerre composé d’un heaume, d’une cotte de mailles et de différentes pièces, conservé aujourd’hui au musée de Chartres, est indiqué comme provenant de Philippe le Bel ou de son fils. Peut-être est-il moins ancien et provient-il d’autres princes qui ont jadis fait des dons du même genre à Notre-Dame de Chartres. Les deux rois portaient tous deux le même nom, ils avaient vaincu tous deux en Flandre, à vingt ans de distance, en août, l’un le 18, l’autre le 23; on pouvait confondre, et les anciens bréviaires de Notre-Dame, paraît-il, étaient eux-mêmes tombés dans cette confusion. Peut-être encore Philippe de Valois dans le même péril que son prédécesseur a-t-il répété le même vœu et après la victoire renouvelé l’acte de Philippe le Bel.

Le doute subsiste, mais que ce soit Philippe IV ou Philippe VI, dans tous les cas quelle scène grandiose sous les voûtes de la superbe église, quel spectacle bien fait pour exalter ces âmes guerrières, ces cœurs vaillants revêtus de fer, que ce roi entrant tout armé et à cheval, en harnais de la bataille, suivi d’une foule nombreuse de barons et de soldats, pour présenter ses actions de grâce, et reçu à l’autel par le clergé de la cathédrale, avec toutes les pompes du culte, au milieu des hymnes et des musiques roulant douces ou éclatantes par-dessus toutes les têtes, dans l’immense nef en fête.

Saint-Foix dans sa dissertation à ce propos, tout en réclamant, à tort ou à raison, le changement de l’inscription de la statue qui portait: Rex Philippus Pulcher, en Rex Philippus Valesius, ajoute, pour ceux qui s’étonnaient que le roi fût entré dans une église à cheval «qu’au service fait à Saint-Denis en 1389 pour le connétable Bertrand Duguesclin par l’ordre de Charles VI, les chevaliers qui menaient le deuil entrèrent à l’église sur des chevaux caparaçonnés de noir et que l’évêque qui célébrait la messe descendit de l’autel après l’Évangile, et que s’étant placé à la porte du chœur, il reçut l’offrande des chevaux en leur mettant la main sur la tête».

La statue votive de Philippe le Bel était encore à Notre-Dame en 1792. Des fédérés marseillais venus à Paris peu de jours avant le 10 août, pour coopérer au décisif assaut qui se préparait contre la royauté, visitaient la cathédrale, que l’on ne songeait point encore à consacrer à la déesse Raison. Pendant que l’on chantait les vêpres à l’autel, ils se précipitèrent sur l’effigie royale pour se faire la main, la chargèrent à coups de sabre et finirent par la mettre en pièces. Ainsi périt cette statue d’un intérêt historique si considérable, précieuse aussi comme spécimen, ou comme représentation, d’un harnais de guerre princier du commencement du XIVe siècle.

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LA STATUE DE PHILIPPE LE BEL

Le 14 août 1357, eut lieu à Notre-Dame l’offrande solennelle par le prévôt des marchands Etienne Marcel et les échevins, de la Grande Chandelle annuelle, dont nous avons parlé, c’est-à-dire du cierge de cire molle de la longueur des remparts, en exécution du vœu fait par des bourgeois de Paris après la bataille de Poitiers. Les troubles allaient entrer dans la période grave.

Après la fin du drame parisien par le massacre d’Etienne Marcel, après les deux années de guerres qui suivirent, tant contre les bandes du roi de Navarre que contre celles d’Edouard III d’Angleterre, le roi Jean, délivré par le traité de Brétigny, revint en France. Sa captivité avait duré un peu plus de quatre années. La France espérait enfin repos et tranquillité. Paris fit une belle réception à ce roi dont l’absence avait donné lieu à tant des troubles; le roi Jean vit toute la population sur son passage et des réjouissances comme aux entrées après les Sacres, tout le long de la rue Saint-Denis jusqu’à Notre-Dame, où il vint prier et rendre grâces solennelles pour sa délivrance.

En 1389, à l’entrée solennelle de la reine Isabeau dans Paris, entrée qui nous représente bien le modèle typique le plus brillant de ces solennités, le cortège arrêté par des jeux et cérémonies à tous les carrefours depuis la porte Saint-Denis, n’arriva sur le parvis Notre-Dame qu’à la nuit tombée. La jeune reine Isabeau descendit de sa litière et fut conduite par les ducs de Berry, de Bourgogne, de Touraine et de Bourbon au grand portail où la reçut l’évêque avec tout son clergé, lesquels «chantant haut et clair à la louange de Dieu et de la Vierge Marie,» dit Froissart, conduisirent la reine, les princes et toutes les nobles dames jusqu’au grand autel où se firent les oraisons. Puis la reine offrit au Trésor la couronne que les petits angelets descendant du Paradis de la porte Saint-Denis lui avaient posée sur la tête, et en reçut une plus riche que l’évêque et les quatre ducs lui «assirent sur le chef».

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LE BUREAU DES PAUVRES, PLACE DU PARVIS NOTRE-DAME

La reine et les dames, en quittant Notre-Dame, furent remises en litière et le cortège prit le chemin du Palais, aux flambeaux, au milieu de plus de cinq cents cierges. Beaux commencements d’un règne qui devait être si malheureux, si fécond en désastres, en douleurs pour le pays qu’attendaient les guerres civiles, l’invasion anglaise, égorgements, ruines et massacres... Cette reine reçue avec tant d’allégresse et si joyeusement fêtée, si elle ne portait pas toutes ces calamités dans les plis de sa robe, devait cependant entrer pour une bonne part comme cause effective dans le déroulement des sombres événements.

Et quarante-six ans après, le 25 septembre 1435, le cadavre d’Isabeau morte à l’hôtel Saint-Paul, alliée des Anglais, chargée des malédictions générales et abandonnée de tous, même des Anglais dont elle avait aidé à fortifier la domination, était présenté à Notre-Dame, sans pompe aucune, puis envoyé à Saint-Denis par la rivière sous la garde de quelques serviteurs seulement.

Plusieurs fois dans l’intervalle, on vit le malheureux roi Charles VI, quand il échappait pour un temps à sa démence, venir entendre une messe d’actions de grâces à Notre-Dame. Après la catastrophe de l’hôtel Saint-Paul, dite du Bal des Ardents, où quatre sur cinq des pauvres jeunes seigneurs qui faisaient avec le roi «la mascarade des hommes sauvaiges» périrent brûlés vifs sur la place «avec une telle pestilance et horribleté que c’était hideur et pitié de l’ouïr et du voir», le roi préservé du feu par la duchesse de Berry qui l’avait couvert de sa robe, vint à Notre-Dame à cheval accompagné de ses oncles marchant à pied, pour rendre grâce au ciel d’avoir pu par miracle échapper au feu.

Vers la fin de cette longue période de malheurs, en 1431, l’Anglais est si bien le maître dans Paris que le jeune Henry VI, roi d’Angleterre, est couronné roi de France comme héritier de son grand-père naturel Charles VI, en l’église Notre-Dame. C’est l’année de la mort de Jeanne d’Arc, brûlée six mois auparavant. Depuis onze ans, Paris s’est habitué à la domination anglaise ou plutôt à l’idée de la légitimité des prétentions du roi d’Angleterre sur la couronne de France.

«Le 16 décembre 1431, dit le Bourgeois de Paris, un dimanche, vint ledit roi Henry du Palais Royal (palais de Justice) à Notre-Dame de Paris; c’est à savoir à pied, bien matin, accompaigné des processions de la bonne ville de Paris qui tous chantoient, moult mélodieusement; et en ladite église avoit un échafaud qui avoit bien de long et de large et montoit sus à bien grants degrés larges, que dix hommes et plus y pouvoient de front; et quand on estoit dessus on pouvoit aller par dessous le crucifix, autant dedans le chœur comme on avoit fait par dehors, et estoit tout peint et couvert d’azur, et là fut sacré de la main du cardinal de Vincestre...»

Le sacre fut suivi d’un banquet dans la grande salle du palais, dont nous avons raconté, d’après le Bourgeois de Paris, les désordres et aussi la parcimonie, ce dont se plaignait fort ledit Bourgeois.

Les armées du Dauphin, privées de la pauvre Jehanne, continuaient à guerroyer dans les provinces avec des succès divers; elles devaient mettre encore bien des années à enlever définitivement le royaume aux Anglais. Paris enfin fut repris dans l’année 1436.

Paris craignait quelques représailles des troupes royales si mal reçues en 1429, lors de la tentative de Jeanne d’Arc sur la Porte Saint-Antoine. Aussi pendant que le connétable de Richemont, aux cris de «Ville gagnée!» rabattait la garnison anglaise sur la Bastille, «les gens de Paris, aucuns bons chrestiens et chrestiennes, se mirent dans les églises et appelaient la glorieuse Vierge Marie et M. Saint-Denis qui apporta la foi en France, qu’ils voulsissent prier à Notre-Seigneur qu’il ostât toute la fureur des princes et de leur compaignie. Et vraiment fut bien apparent que M. Saint-Denis avait été advocat de la cité par devers la glorieuse Vierge Marie et la glorieuse Vierge Marie par devers Notre-Seigneur Christ, car quand ils furent entrés dedans, ils furent si mus de pitié et de joie qu’ils ne se purent oncques tenir de larmoyer. Et disait le connétable aux bons habitants de Paris: Mes bons amis, le bon roy Charles vous remercie cent mille fois et moi de par lui, de ce que si doulcement vous lui avez rendu sa maîtresse cité de son royaume; et si aulcun de quelque estat qu’il soit, à mesprins par devers monsieur le Roy, soit absent ou autrement, il lui est tout pardonné».

Et le connétable de Richemont s’étant assuré des principales positions marcha vers Notre-Dame, suivi de ses capitaines et des seigneurs de son armée. Au milieu du tumulte joyeux, au bruit des canons qui tiraient sur les Anglais enfermés dans la Bastille Saint-Antoine, le connétable et ses capitaines descendirent de cheval sur le parvis de la cathédrale et entrèrent tout armés dans la nef pour y faire chanter un Te Deum d’actions de grâces.

En 1450, la victoire remportée à Formigny annonce le jour très proche où les derniers lambeaux du territoire de la France seront arrachés aux Anglais; la ville de Paris célébra cet heureux événement par une grande procession des enfants des écoles âgés de sept à dix ans. Quatorze mille de ces enfants marchant deux à deux, chacun un cierge à la main, partirent de l’église des Innocents accompagnés d’un nombreux clergé et de châsses contenant des reliques vénérées, et s’en furent à Notre-Dame où les attendait l’Evêque de Paris. Une messe solennelle d’actions de grâces fut chantée, après laquelle la procession reprit le chemin de l’église des Innocents.

Ensuite pendant un siècle le cours régulier des choses est repris; à Notre-Dame alternent les messes solennelles pour les entrées des rois après le Sacre, des reines après le mariage, et les obsèques de ces rois et de ces reines, cérémonies joyeuses ou funèbres entre lesquelles il y a place pour des Te Deum, en actions de grâces pour des victoires ou autres événements heureux.

Une de ces entrées royales se fit de façon particulière et par un chemin inaccoutumé, ce fut celle de la reine, femme de Louis XI, en 1467. La Chronique de Jean de Troyes raconte cette entrée exceptionnelle d’une façon très pittoresque:

«Et le mardy premier jour de septembre, la Royne aussi arriva à Paris en bateaulx par la rivière de Seine, et vint arriver au terrain de Nostre-Dame, et illec à l’arrivée qu’elle fist trouva tous les présidens et conseillers de ladicte court de parlement, l’évesque de Paris, et plusieurs aultres gens de façon, tous honnestement vestus et habillez. Et à l’entrée dudit terrain y avoit fait de moult beaulx personnaiges, illec richement mis et ordonnez de par la ville de Paris: et si est assavoir que avant que ladicte Royne se mist esdits bateaulx pour venir à Paris, furent au devant d’elle et pour la recepvoir les conseillers et bourgeois de ladicte ville en grant et notable nombre, aussi tous en bateaulx, qui estoient tous richement couvers de belle tapisserie et draps de soye. Et dedans iceulx estoient les petits enfans de chœur de la Saincte Chapelle; qui illec disoient de beaulx virelais, chançons et aultres bergerettes moult mélodieusement. Et si y avoit aultre grant nombre de clarons, trompettes, chantres, haulx et bas instruments de diverses sortes, qui tous ensemble jouoyent chascun endroit soy moult mélodieusement, à l’eure que ladicte Royne, ses dames et damoiselles entrèrent en leur basteau dedans lequel par lesdits bourgeois de ladicte ville luy fut présenté ung beau cerf fait de conficture, qui avoit les armes d’icelle noble Royne pendües au col: et si y avoit plusieurs aultres beaulx drageouers tous plains d’espiceries de chambre, belles confictures, grant quantité aussi y avoit de fruicts nouveaulx de moult de sortes, violettes fort odorans gettées et semées tout parmy le basteau, et vin à tous venans y fut baillé et distribué, tant que on en vouloit avoir et prendre. Et après qu’elle eut faicte son oraison à Notre-Dame de Paris, elle se rebouta en son basteau et s’en vint descendre à la porte devant l’église des Célestins, où aussi elle trouva dessus ladicte porte de moult beaulx personnaiges, et elle descendit à terre, monta et ses dames et damoiselles sus chevaulx, belles hacquenées et parlefrois qui illec l’attendoient, et puis s’en ala jusques en l’ostel du Roy aux Tournelles. Et devant la porte dudit hostel trouva aultres moult beaux personnaiges.

«Et icelle nuit furent faits à Paris les feux par les rües d’icelle, et illec mises aussi tables rondes et donné à boire à tous venans.»

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