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Paris de siècle en siècle: Le Cœur de Paris — Splendeurs et souvenirs

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L’HÔTEL-DIEU.—PLACE DU PARVIS. 1860


CHAPITRE XII

LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME (SUITE)

Splendeurs impériales.—Le Concordat, les fêtes du Sacre.—Le Pape à Notre-Dame—Austerlitz.—Les derniers drapeaux à Notre-Dame.—Baptême du roi de Rome.—Le retour des lys.—1830.—Le sac de l’Archevêché.—Baptêmes princiers, le duc de Bordeaux, le comte de Paris et le Prince impérial.—Notre-Dame échappe aux incendies de la Commune.—La cathédrale moderne.—Le saint Christophe de la nef.—Les quelques monuments échappés aux dévastations.

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TRÔNE DE NAPOLÉON DANS LA NEF DE NOTRE-DAME
CÉRÉMONIE DU SACRE

Le siècle est fini, les saturnales sont closes, les églises sont rendues au culte constitutionnel, du moins celles qui ne sont pas consacrées au culte théophilanthropique, les Te Deum recommencent à Notre-Dame,—Te Deum constitutionnels d’abord,—pour les victoires du général Bonaparte. Marengo ouvre la série qui va être longue!

César se dresse à l’horizon. Le petit général Bonaparte grandit d’un Te Deum à l’autre, et bientôt il va devenir premier consul, consul à vie, Empereur; sur l’amas effrayant des ruines accumulées par le grand bouleversement, il va redresser pour son usage et caler avec des trophées militaires le trône des rois de France, et Notre-Dame célébrant le 15 août 1805 la première fête de l’Empereur de la République française, verra s’allumer à quarante pieds au-dessus des tours illuminées et briller toute la nuit, pour symboliser l’étoile de Bonaparte, une étoile de 30 pieds de diamètre encadrant au centre le signe du zodiaque sous lequel l’Empereur est né.

Le 18 avril 1802, dimanche de Pâques, proclamation du Concordat, lu au son du tambour sur les places de Paris et rétablissement solennel du culte catholique par une grande cérémonie à Notre-Dame.

Les membres du Sénat, du Tribunat et du Corps législatif, toutes les autorités civiles et militaires, le corps diplomatique et les ministres occupent des places réservées dans la nef de la cathédrale. Les trois consuls arrivent, à onze heures, dans une voiture traînée par huit chevaux, avec des mamelucks galopant en avant en guise de piqueurs, et pour escorte un magnifique état-major de généraux et d’officiers galonnés sur toutes les coutures. Le canon tonne. Toutes les rues pavoisées, garnies de troupes, sont remplies d’une foule immense qui ébranle l’air de ses acclamations. Combien d’anciens terroristes dans cette foule, combien parmi ces curieux empressés avaient poussé les mêmes acclamations aux cérémonies célébrant la destruction de tout ce qu’on relevait, aux fêtes de la Raison, ou au triomphe de Marat!...

L’archevêque de Paris, nouvellement installé, Mgr de Belloy, assisté des archevêques de Malines, de Tours, de Rouen, de Besançon, de Toulouse et de dix-huit évêques, attendaient les trois consuls à l’entrée de la nef. Les pompes royales étaient restaurées pour ces trois fils de la Révolution. Après avoir reçu l’eau bénite et l’encens de l’archevêque, ils gagnèrent sous un dais la place qui leur était réservée dans le chœur, à gauche de l’autel, en face d’un autre dais où se tenait le cardinal Caprara, légat du pape.

Cette première messe fut dite par le cardinal légat. A l’évangile, les archevêques et évêques présents s’avancèrent, appelés l’un après l’autre par un secrétaire d’État, et prononcèrent, entre les mains du premier consul, le serment suivant: Je jure et promets à Dieu, sur les saints Évangiles, de garder obéissance et fidélité au gouvernement établi par la constitution de la République française. Je promets aussi de n’avoir aucune intelligence, de n’assister à aucun conseil, de n’entretenir aucune ligue, soit au dedans, soit au dehors, qui soit contraire à la tranquillité publique, et si, dans mon diocèse ou ailleurs, j’apprends qu’il se trame quelque chose au préjudice de l’État, «je le ferai savoir au gouvernement».

Le nouveau régime était exigeant, on le voit par cette dernière phrase qui allait à transformer les évêques en fonctionnaires de police.

Le cardinal légat entonna le Te Deum. Tout était fini. La France se croyait rentrée dans la vie régulière des nations, le rideau tombait sur la tragédie révolutionnaire, mais le grand drame militaire commençait, et toutes ces vagues humaines bouillonnantes soulevées par la formidable tempête allaient déborder sur l’Europe.

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TRIBUNES DANS LA NEF DE NOTRE-DAME
CÉRÉMONIE DU SACRE

Deux ans après, l’Empire est fait. Au nouveau César appuyé sur ses légions victorieuses, à Charlemagne ressuscité il faut un pape pour faire l’onction sainte sur son front couvert de lauriers. Malgré difficultés et résistances, ses négociateurs triomphent, le pape à son appel quitte Rome. Il est à Paris dans le cratère du volcan dont l’éruption formidable, depuis dix ans, terrifie le monde, dans cette ville effrayante qui a décapité roi, reine, princes, et où, si peu de temps auparavant, les prêtres étaient traqués et égorgés. Dans cette cathédrale, à la place où, dix ans auparavant, trônait Mlle Maillard, déesse de la Raison, le pape officie pontificalement et sacre un empereur.

Jamais, aux plus beaux jours de la monarchie, l’attente d’un plus grand événement n’avait excité une pareille et plus universelle émotion. Après le crépuscule tragique de la Révolution couchée dans le sang et les larmes, c’était une aurore qui se levait, l’espérance d’un peuple haletant et fatigué. Jamais comme pour cette grande journée du 2 décembre 1804, on n’avait fait pareils et si grandioses préparatifs. La cathédrale était bouleversée, une armée d’ouvriers y travaillait nuit et jour. On démolissait des maisons blotties au pied des tours pour dégager les abords, on réparait hâtivement le plus gros des dégâts subis par l’édifice. Tout Paris d’ailleurs était occupé d’une façon quelconque par ces préparatifs du sacre, par les mille détails d’organisation et de réalisation des splendeurs inouïes rêvées pour le cortège et les cérémonies. Jamais, au dire des contemporains, aucune solennité semblable ne s’approcha de celle-ci par les magnificences déployées, César voulait dépasser les pompes de l’ancienne monarchie, les splendeurs des sacres des rois à Reims.

L’attente frémissante, l’émotion, la curiosité étaient telles que l’on s’arrachait, à n’importe quel prix, les fenêtres aux étages les plus élevés sur le parcours du cortège. Mme d’Abrantès cite une famille qui paya 300 francs une fenêtre à un second étage donnant sur le parvis Notre-Dame.

La grande journée du 2 décembre est arrivée; il fait un froid sec, mais un beau temps; César a le soleil qu’il voulait. C’est le cortège du pape d’abord qui défile dans les rues pavoisées et bordées de régiments impériaux. Le peuple de Paris regarde passer le pontife avec plus d’étonnement et de curiosité que de véritable respect. Sur certains points même on rit à l’aspect du porte-croix du pape, monté sur une mule et précédant le carrosse selon l’étiquette romaine. En général même, c’est surtout le côté théâtral des cérémonies du sacre qui frappe la foule; ce qui l’intéresse et l’émeut, c’est le spectacle préparé avec tant de soins par le maître lui-même, grandiose metteur en scène, soigneux des plus petits détails du décor de la fête, et aussi du cérémonial parmi toute cette figuration dorée évoluant autour de lui.

Le Saint-Père après un repas à l’archevêché entre à Notre-Dame où éclate l’hymne: Tu es Petrus... Le cortège impérial arrive ensuite annoncé par le fracas de vingt escadrons de cavalerie commandés par Murat. C’est le cortège d’un chef de guerre, une merveilleuse marche triomphale. Les grands dignitaires de l’Empire, les hauts fonctionnaires de la cour nouvellement installée aux Tuileries s’avancent dans de magnifiques carrosses, précédant le char étincelant de Napoléon, sur lequel des aigles soutiennent une couronne d’or. Sur les flancs du carrosse impérial caracolent les maréchaux, les généraux chamarrés, les superbes soldats dont les noms ont retenti déjà dans tant de bulletins de victoires, et qui vont pendant douze ans être clamés par la bouche des canons à travers l’Europe piétinée.

A Notre-Dame l’édifice disparaît sous les décorations architecturales construites pour le sacre, d’immenses portiques pseudo-gothiques précèdent le portail chargés de statues, d’attributs guerriers et d’écussons du nouvel Empire. A l’intérieur, la décoration est d’une richesse inouïe. Trois étages de tribunes ont été installées tout le long de la nef et du chœur, un dans les ogives des gros piliers et deux dans la galerie supérieure, encadrées d’immenses tapisseries chargées d’N, d’aigles et de grands écussons.

Le trône impérial au sommet d’une haute estrade s’adosse au grand portail, sous une sorte d’arc de triomphe à la romaine chargé de trophées, avec l’inscription sur l’entablement: «Napoléon, Empereur des Français. Honneur, Patrie.» Sur les gradins du trône, sur les sièges placés latéralement tout le long de la nef sont rangés tous les corps de l’Etat en grands costumes, avec manteaux de cour et chapeaux empanachés, tous les hauts fonctionnaires et les députés de toutes les villes de France. Les costumes civils, les robes rouges et noires des juges s’entremêlent aux splendides uniformes militaires. Combien dans le nombre d’anciens révolutionnaires apaisés ou repus, de terroristes ayant essuyé leurs mains sanglantes, et domestiqués par le maître auquel ils vont d’ailleurs sacrifier le sang de vingt générations de conscrits, les millions de jeunes hommes ou d’enfants, promis à la grande tuerie. Oublions-le.

Ils coudoient de braves gens heureux de voir l’ordre et le calme reparaître, ou des émigrés rentrés, fatigués d’errer hors de France, des transfuges de l’ancien régime attirés par de grands avantages à la nouvelle cour... Tout est neuf ici, uniformes et fonctions, dignités et dignitaires. C’est, à ce qu’il semble, une France nouvelle qui surgit, poussée avec son jeune empereur sur les ruines sanglantes de l’ancienne.

Les trois étages des tribunes forment comme trois longues guirlandes roses autour de l’église, trois guirlandes de bras et d’épaules nues; ces trois galeries sont réservées aux dames, toutes en splendides toilettes décolletées, étincelantes de colliers et de diamants.

Dans le chœur c’est un ruissellement d’or et de couleurs éclatantes; on distingue des lignes rouges, violettes ou blanches, de chaque côté jusqu’à l’autel et jusqu’au trône pontifical placé à gauche, il y a un rang d’enfants de chœur, deux rangs d’évêques et d’archevêques et deux rangs de dignitaires de l’Église. Le spectacle est prestigieux, inouï. «Quelle est l’âme, dit Mme d’Abrantès, qui pourra jamais mettre un pareil jour en oubli?»

Napoléon et Joséphine salués sur leur passage par une tempête d’acclamations, étaient descendus à l’archevêché où l’Empereur se revêtit des insignes impériaux. Il entra dans l’église en triomphateur, la tête ceinte d’une couronne de lauriers d’or. Devant lui marchaient, selon un cérémonial rigoureusement réglé, par groupes séparés, à dix pas l’un de l’autre, les huissiers de la cour, les hérauts d’armes, les pages, les aides des cérémonies; ensuite venait le groupe des hauts dignitaires: le grand électeur, les deux archichanceliers, le connétable, douze à quinze maréchaux, portant l’un une couronne d’or modelée sur celle de Charlemagne, un autre le glaive, un autre le globe, un autre le sceptre, tandis que la queue du lourd manteau impérial était portée par des princes. Napoléon s’avançait majestueux, le regard planant sur cette multitude dorée, et par delà l’église sans doute, sur cette France des anciens rois et des révolutionnaires, de Louis XIV et de Robespierre, conquise et domptée, et sur l’Europe muette de surprise contemplant de loin le spectacle. Napoléon ayant pris place dans le chœur, le grand aumônier, un cardinal et un évêque le vinrent prendre pour le conduire à l’autel. Le pape Pie VII lui fit les trois onctions sur le front, sur les bras et sur les mains, bénit l’épée et la lui ceignit; il remit ensuite le sceptre et avança la main pour prendre la couronne et la placer, mais Napoléon qui avait médité son coup de théâtre, l’arrêta, prit la couronne et se la posa lui-même sur la tête, par un geste où César se dévoilait dominateur de tous. La tiare comme tout le reste devait céder à l’épée.

Après l’Empereur, l’Impératrice descendit à son tour du trône et s’avança vers l’autel suivie de ses dames d’honneur, de toute la constellation des beautés de la nouvelle cour. Les princesses Elisa, Caroline Murat, Louis Bonaparte et Julie, femme de Joseph Bonaparte, sœurs ou belles-sœurs de Napoléon, portaient la queue du manteau de Joséphine, ce qui, on le sait par les mémoires du temps, n’avait pas été sans causer de violents orages, les sœurs du héros trouvant humiliantes pour elles ces fonctions dans le triomphe de la nouvelle impératrice. Mais Napoléon avait brisé toutes les résistances et fait clairement voir à ses frères qu’il ne souffrirait pas à côté de lui d’opposition de famille, de prince Egalité autour de qui se rallieraient les mécontents. Joséphine rayonnait. Quel rêve fantastique pour la beauté du Directoire naguère aux expédients, hésitant huit ans auparavant à épouser ce petit général qui n’avait que la cape et l’épée, jeté à ses pieds par Barras.

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MAISON DU CLOÎTRE.—RUE BASSE DES URSINS. 1896

La cape c’était le manteau impérial, l’épée c’était celle d’un nouveau Charlemagne. Joséphine lentement et processionnellement s’avança jusqu’à l’Empereur debout près de l’autel à côté du pape, et s’agenouilla devant lui, émue à ne pouvoir retenir ses larmes. L’Empereur, avec une lenteur et une grâce qui furent remarquées de toute l’assistance, posa lui-même la couronne sur la tête de l’Impératrice agenouillée.

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DÉBRIS DE L’ÉGLISE DE LA MADELEINE.—RUE DE LA LICORNE. 1840

Puis Napoléon et Joséphine traversèrent toute l’église pour regagner le trône colossal appuyé au grand portail, et le pape à son tour s’avança vers ce trône pour donner sa bénédiction au couple impérial en psalmodiant: Vivat imperator in æternum.

Une immense clameur répondit au souverain pontife, un cri formidable de: Vivent l’empereur et l’impératrice! accompagné aussitôt par le gros bourdon de Notre-Dame, par toutes les cloches des églises, par le canon tonnant sur les places, en même temps qu’un Te Deum d’actions de grâces s’élançait vers le ciel.

La nuit était venue quand la cérémonie prit fin; elle avait duré cinq heures. Devant le cortège impérial sortant de Notre-Dame courait comme une traînée de feu par les rues qui s’illuminaient. Le carrosse impérial marchait au pas dans la flamme, au milieu de cinq cents torches... Merveilleuse et fulgurante vision, la France comme la garde impériale à Waterloo, allait entrer «dans la fournaise».

«Le dernier roi sacré à Reims, dit M. Edouard Drumont, dort là-bas, vers la rue d’Anjou, dans une fosse, remplie de chaux vive.»

Le sceptre de Louis XVI décapité dut passer devant les yeux de bien des spectateurs, s’ils avaient le temps de penser devant le déroulement inouï des pompes impériales.

Le farouche Ça ira n’éclate plus dans les rues, la populace chante:

Vive, vive Napoléon
Qui nous baille
D’la volaille,
Du pain et du vin à foison.
Vive, vive Napoléon.

Car les journées de fête pour le sacre et pour la distribution des aigles qui se fit le 4 au Champ de Mars, étaient accompagnées, comme aux jours d’autrefois, de distributions de victuailles, pain, vin, charcuterie, volailles.

Le Saint-Père resta quelques mois à Paris. Pendant son séjour il célébra pontificalement à Notre-Dame la fête de Noël et revint plusieurs fois pour d’autres cérémonies.

L’ère des Te Deum de victoires était rouverte. Sous les voûtes de Notre-Dame allaient sans cesse pendant des années résonner les hymnes d’actions de grâces, pendant que la vieille France enrégimentée, emportée dans un délire de gloire, ne connaissant plus d’autre outil que le sabre et le fusil, débordait par toutes ses frontières, dans l’immense champ de bataille, en bataillons et en escadrons tirés de son sein sans cesse, sans arrêt jusqu’à l’épuisement final.

C’était la foudroyante campagne d’Ulm et de Vienne, c’était la victoire d’Austerlitz arrivant pour l’anniversaire du sacre. Les drapeaux conquis ce jour-là furent apportés à Notre-Dame en grande pompe; ce furent les derniers; plus tard les trophées sans nombre rapportés par les armées furent envoyés aux Invalides.

Victoires sur victoires pendant des années. Les fumées enivrantes de la gloire voilent le fleuve de sang qui grossit et s’élargit, voilent les haines des peuples qui s’amassent; le canon lointain, hors frontière, ne s’entend pas. Par les ogives de Notre-Dame les Te Deum continuent à s’envoler pressés les uns après les autres. Napoléon assiste à l’un d’eux: celui-là, c’est un Te Deum pour la paix signée à Tilsitt. Court entr’acte, les chants d’allégresse pour les batailles vont reprendre bien vite.

Autres événements. La femme couronnée à Notre-Dame dans la pompe inoubliable du sacre, l’épouse des jours obscurs, n’ayant pas donné d’héritier à César qui veut dominer l’avenir comme il a subjugué le présent, a été répudiée. La raison d’Etat a forcé l’Empereur à sacrifier Joséphine, comme la raison d’Etat force la cour d’Autriche à sacrifier l’archiduchesse Marie-Louise.

C’est la propre nièce de Marie-Antoinette, de la reine guillotinée dix-huit ans auparavant, que le soldat couronné assied à ses côtés sur le trône impérial. Le 2 avril 1810, le mariage religieux a été célébré dans le Grand Salon carré du Louvre. Le matin du 20 mars 1811 le canon des Invalides annonçait aux Parisiens que les vœux du terrible Empereur étaient satisfaits. Napoléon, qu’à travers l’ivresse des victoires on sentait peser bien lourd sur le monde, avait un héritier pour le colossal Empire bâti avec la chair et le sang d’une génération. Encore une fois Napoléon triomphait.

Le 10 juin 1811, à Notre-Dame, avec le même déploiement de faste qu’au grand jour du sacre, fut baptisé l’enfant qui avait trouvé dans son berceau les adulations de l’Europe et la couronne du roi de Rome, et qui devait finir tristement avant l’âge d’homme, étouffé par l’ombre de son père et regardé par la cour de Vienne avec amertume comme le fruit d’une faute.

Au baptême impérial tous les chefs des royaumes satellites du vaste empire, les princes feudataires créés par Napoléon ou entraînés par force dans le système napoléonien étaient là rendant leurs devoirs au suzerain. Les grands corps de l’Etat, le Sénat, le Corps législatif, les hauts fonctionnaires, les maires des grandes villes de l’immense Empire remplissaient la nef de la cathédrale. Le grand-duc de Wurtzbourg représentait l’Empereur d’Autriche, grand-père de l’enfant, parrain, et Madame mère représentant la marraine, la reine de Naples.

Lorsque l’enfant eut reçu l’eau du baptême, l’Empereur le prit des mains de sa gouvernante Mme de Montesquiou, et l’élevant au-dessus de sa tête le montra à cette foule de rois et de princes, à cette assistance chamarrée et resplendissante, à ces représentants de tant de peuples divers, comme le maître futur, l’héritier de son sceptre de dompteurs de nations.

Après la cérémonie à Notre-Dame, les fêtes à l’Hôtel de Ville où l’Empereur dîne la couronne en tête, entouré de rois et de princes. Il est au faîte de la puissance, au sommet de la montagne, la tête dans le vertige; l’heure de la descente rapide va sonner.

Quelques Te Deum encore pour les hécatombes dernières, puis six mois de silence pendant lesquels l’aigle précipité de si haut se débat.

Le sang des derniers et imberbes conscrits de la France épuisée d’un effort de vingt années fume dans les plaines de Champagne, et tout à coup d’autres actions de grâces s’élèvent vers le ciel pour le retour des Bourbons. A peine a-t-on eu le temps de ranger les ornements du sacre, les aigles triomphantes couvrant les murs de Notre-Dame pour le baptême du roi de Rome, que l’encens et les hymnes s’élèvent vers les voûtes pour les Lys retrouvés.

Pauvres lys, antique fleur de France, battue par le farouche ouragan, sa tige est bien frêle. Reprendra-t-il sur ce sol chargé de décombres?

Le 12 avril 1814, douze jours après le combat de Clichy et la capitulation de Paris, le Parvis Notre-Dame voyait descendre de cheval M. le comte d’Artois, qui venait remercier Dieu dans la cathédrale avant de gagner les Tuileries à la tête d’un brillant cortège où les représentants de la vieille noblesse chevauchaient côte à côte avec des maréchaux de l’Empire.

Trois semaines après, c’était un autre cortège et une autre entrée, une entrée royale comme jadis, mais bien émouvante celle-ci pour les survivants de l’effroyable drame de vingt-cinq ans, pour tous ceux qui depuis le commencement avaient pu voir s’en dérouler toutes les pages sanglantes. Louis XVIII arrivait à Paris dans une voiture découverte traînée par huit chevaux blancs, ayant à côté de lui la duchesse d’Angoulême et le vieux prince de Condé. A cheval aux portières du carrosse se tenaient le comte d’Artois et son fils le duc de Berry.

Le cortège royal après avoir entendu un Te Deum à Notre-Dame passa par le Pont-Neuf, où il fit une station devant la statue d’Henri IV nouvellement relevée, et se dirigea ensuite sur les Tuileries au milieu d’enthousiastes démonstrations royalistes.

La vieille garde bordait silencieusement les rues. Elle ne bronchait pas, tressaillant parfois à la vue de certains maréchaux de l’Empire qui galopaient à côté des vieux émigrés. En reconnaissant dans le cortège royal Berthier, l’ami personnel de l’Empereur, il y eut quelques cris dans la foule: A l’île d’Elbe! à l’île d’Elbe!... et ce fut tout: la royauté était rentrée aux Tuileries.

Mais ce n’est encore qu’un entr’acte avant l’épilogue. En attendant la dernière secousse du long tremblement de terre, Notre-Dame est en deuil. On y célèbre des messes funèbres pour Louis XVI, Marie-Antoinette et le petit Dauphin du Temple. Au service funèbre du 14 mai, Louis XVIII vient à Notre-Dame, avec les empereurs d’Autriche et de Russie.

Puis les Cent-Jours, la seconde émigration, Waterloo, et le second retour de Louis XVIII qui vient à la cathédrale le 9 juillet assister à une messe d’actions de grâces. Le 17 juin 1816 mariage du duc de Berry avec Caroline de Naples. Le duc de Berry porte un costume bizarre qui veut être à la Henri IV et qui n’est qu’un déguisement troubadour à la mode du temps. Quatre ans après le mariage, les funérailles: le duc de Berry a été assassiné le 13 février par Louvel et le service solennel est célébré à Notre-Dame.

Puis après quelques mois d’attente anxieuse, le trône de France a un héritier par la naissance d’un fils posthume du duc de Berry. Comme naguère pour le roi de Rome, on attendait anxieusement la salve d’artillerie annonçant la naissance. Était-ce un fils, était-ce une fille! Au treizième coup on est fixé, c’est un fils, c’est Henri Dieudonné duc de Bordeaux, l’enfant du miracle, que Louis XVIII montre à la foule d’une fenêtre des Tuileries. Le 3 octobre, le roi et toute la cour assistent au Te Deum célébré pour l’heureux événement.

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SAC DE L’ARCHEVÊCHÉ. 1831

Le 1er mai 1821, pendant que Napoléon meurt à Sainte-Hélène, le duc de Bordeaux est baptisé à Notre-Dame au milieu d’une allégresse générale; la vieille cathédrale fleurdelisée du haut en bas est en fête comme pour le roi de Rome, dix ans auparavant, quoique la décoration soit moins fastueuse et qu’il y ait moins de rois dans l’assistance. Tous les cœurs battent, la chaîne semble renouée entre les deux Frances, celle d’autrefois et la nouvelle, sortie du long et terrible enfantement. Les poètes chantent. Mais Victor Hugo, poète adolescent, célébrant l’allégresse et l’espoir des peuples dans une ode sur le baptême, termine tristement:

O rois, victimes couronnées,
Lorsqu’on chante vos destinées
On sait mal chanter le bonheur!

L’enfant royal, objet de tant d’espérances, devait après une longue existence d’exilé mourir dans l’exil à Frohsdorf, après avoir revu en sa vieillesse et pour un instant seulement la terre de France et Chambord son berceau.

Notre siècle a encore vu deux autres baptêmes célébrés avec toutes les pompes de la puissance dans la basilique parisienne. Encore un fils de roi, encore un fils d’empereur à qui semblaient promis sceptre et couronne. L’un fut le comte de Paris, baptisé le 2 mai 1841, petit-fils du roi Louis-Philippe, fils du duc d’Orléans, héritier du trône posé sur les barricades de juillet 1830, héritier plus tard du comte de Chambord, et mort pourtant prince exilé en 1894.

L’autre eut un destin plus sombre. C’était le fils de Napoléon III, fondateur du second empire, né au milieu d’un renouveau de gloire militaire, lorsque retentissait encore le fracas des terribles canonnades de Crimée.

Les fêtes du baptême en 1856 sont encore dans le souvenir de bien des Parisiens d’aujourd’hui, le bruit des cloches, les salves d’artillerie, les défilés des troupes, les cortèges étincelants, les acclamations, les fastueuses et triomphantes cérémonies, et depuis longtemps tout s’est écroulé, Empire, espérances dynastiques et bien d’autres choses, et le prince si fêté en son berceau impérial est allé, à vingt-quatre ans de là, périr seul, abandonné dans la brousse sud-africaine, accablé sous les zagaies des Zoulous.

La cathédrale à notre époque a traversé aussi des jours d’orage. A deux reprises elle a été un instant en danger, en 1831 et en 1871. La première année si agitée de la monarchie de Juillet fut marquée par le sac et la destruction de l’archevêché, des restes du palais épiscopal bâti par Maurice de Sully à la fin du XIIe siècle.

L’ancien palais archiépiscopal alignait sous le flanc sud de la cathédrale de grands bâtiments crénelés et appuyés de contreforts, précédés d’un jardin en terrasse sur la Seine. La grande salle, dont le pignon flanqué de tourelles regardait l’Hôtel-Dieu, avait vu bien des cérémonies jusqu’aux premières séances à Paris de l’Assemblée nationale de 89. Une haute tour crénelée, donjon du palais, dominait ces bâtiments et complétait leur belle physionomie. Au-dessous de cette tour se trouvait la chapelle faisant suite au grand corps de logis, les jardins avec d’autres bâtiments se poursuivaient ainsi jusqu’au terrain Notre-Dame, l’ancienne motte aux Papelards. En 1830, par suite de reconstructions au XVIIIe siècle et en 1812, il ne restait plus de l’archevêché primitif que cette chapelle.

Le 14 février 1831, le parti légitimiste faisait célébrer à Saint-Germain l’Auxerrois le service anniversaire de la mort du duc de Berry. Une émeute éclata, l’église et le presbytère furent saccagés. Le lendemain, quand tout fut détruit à Saint-Germain l’Auxerrois, les émeutiers mis en goût de destruction se portèrent à l’archevêché pour continuer leur œuvre.

Ils étaient plusieurs milliers. Pas de troupes pour protéger les édifices menacés, les démolisseurs avaient le champ libre. En un clin d’œil les grilles donnant sur le quai furent arrachées et le palais envahi. Le pillage et la démolition commencèrent; on jetait les meubles par les fenêtres, les objets précieux, les archives, les ornements d’église et les vêtements sacerdotaux, les livres et les manuscrits, les tableaux pêle-mêle étaient entassés dans le jardin, pillés, brisés, lacérés ou jetés à la Seine.

La rivière charriait les épaves mobilières, missels, chasubles, objets d’art; en même temps la destruction de l’édifice était menée régulièrement et impitoyablement, on démolissait les toits, on perçait les plafonds, on éventrait les gros murs. Et aucune force armée ne venait troubler ce travail de vandales; quelques compagnies de la garde nationale en avaient bien montré la velléité, mais repoussées dans Notre-Dame par une grêle de moellons, elles avaient assez à faire de se maintenir dans l’église. La cathédrale se trouvait donc en grand péril; déjà des furieux, montés à la souche de l’ancienne flèche démolie quarante ans auparavant, tiraient avec des cordes la croix qui s’élevait à la pointe des combles de l’abside.

Enfin, peu à peu, comme c’était le carnaval, un certain nombre d’émeutiers étant partis en bandes grotesques, affublés de chasubles, d’aubes et de surplis se joindre aux masques des rues, d’autres se trouvant fatigués de destruction, le calme se rétablit et la garde nationale put prendre possession des ruines abandonnées.

En 1871, le péril eut bien d’autres proportions, tant au moment de la Commune triomphante qu’aux journées de mai qui virent son écrasement. Le Trésor fut un instant saisi et se trouvait menacé comme en 93. Pendant les combats de la semaine sanglante, alors que l’incendie organisé dévorait les monuments de Paris, que tout à côté le Palais de Justice formait un immense brasier, Notre-Dame eut aussi son commencement d’incendie; les fédérés entassèrent les chaises dans la nef, versèrent du pétrole dessus et allumèrent ce bûcher. Mais ils s’y étaient pris trop tard, les troupes en les débusquant de la Cité ne leur permirent pas d’exécuter leur besogne aussi soigneusement qu’ailleurs. Le feu couva lentement dans la nef. Un fédéré, que les soldats allaient fusiller au Luxembourg, révéla le danger à un ecclésiastique qui put arriver à temps à la cathédrale: les flammes furent étouffées, l’incendiaire repentant eut sa grâce.

Les journées de juin 1848 avaient coûté à la cathédrale son archevêque, Mgr Affre, mort victime de son dévouement en s’interposant dans la lutte fratricide, aux barricades du faubourg Saint-Antoine. Mgr Affre, seul avec son domestique et un garde national porteur d’une branche de feuillage en signe de paix, avait courageusement pénétré dans le faubourg et passé la première barricade; au moment où il se préparait à parler aux insurgés malgré les balles qui continuaient à pleuvoir, une suspension régulière des hostilités n’ayant pu être obtenue dans la confusion inexprimable de la bataille, il tomba frappé à mort. On le transporta sous une grêle de balles d’une boutique abandonnée dans une autre, puis aux Quinze-Vingts; enfin on put le ramener à l’archevêché, où il mourut le 27 juin, s’inquiétant seulement, au milieu de ses souffrances, des péripéties de l’affreuse lutte.

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LA STATUE DE SAINT CHRISTOPHE DANS LA NEF DE NOTRE-DAME

En 1871, un autre archevêque tomba sous les balles. Mgr Darboy ne goûta pas les amères joies du sacrifice volontaire, il était prisonnier de la Commune, son principal otage. Dans la nuit du 24 mai, une bande de fédérés conduits par le membre de la Commune Ferré vinrent à la Roquette, le tirèrent de son cachot au milieu des huées et des imprécations et le fusillèrent dans une des cours de la prison avec l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine, trois autres prêtres et le président Bonjean.

Dans l’intervalle, en 1856, Mgr Sibour, successeur de Mgr Affre, avait aussi péri de mort violente, assassiné par un prêtre fou nommé Verger, dans l’église Saint-Etienne du Mont, pendant la neuvaine de Sainte-Geneviève.

La cathédrale moderne est malheureusement bien vide aujourd’hui, bien nue. Tous les monuments divers qui autrefois rappelaient quelques souvenirs grands ou petits ou marquaient quelque particularité ont disparu, détruits dans les tourmentes qui passèrent sur le monument, ou supprimés par les faux embellissements du XVIIIe siècle. Autrefois, à l’entrée de la nef, près du premier gros pilier de droite, se dressait une statue colossale de saint Christophe haute de près de dix mètres, comme il s’en trouvait jadis dans bien des églises, colosses abattus presque partout, mais que l’on rencontre encore par exemple à l’entrée de l’église abbatiale de Saint-Riquier dans la Somme. Le bon saint géant était représenté un bâton à la main, les jambes dans l’eau d’un torrent qu’il traverse en portant l’enfant Jésus à califourchon sur ses épaules.

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L’ARCHEVÊCHÉ AU XVIIIe SIÈCLE

Ce saint Christophe était un vieux souvenir des révolutions parisiennes. En 1413, quand Armagnacs et Bourguignons s’entr’égorgeaient, essayaient de s’arracher la personne du Dauphin et la possession de Paris, la ville étant aux mains de la faction cabochienne, le prévôt de Paris, Pierre des Essarts, brouillé avec le parti de Bourgogne, avait été obligé de s’enfuir à Cherbourg; il s’en revint secrètement avec une troupe de chevaliers et put se glisser dans la Bastille Saint-Antoine, espérant être soutenu par le parti armagnac. Mais Paris s’émut de ce retour, les partisans de Bourgogne, conduits par Jacqueville, capitaine de Paris, les bouchers de Caboche exaspérés se portèrent en grand tumulte sur la Bastille. Assailli par d’innombrables bandes, Pierre des Essarts n’osa résister et capitula, Pierre des Essarts et son frère Antoine furent emprisonnés d’abord au Louvre, puis à la Conciergerie.

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CAMPEMENT DES TROUPES A NOTRE-DAME EN MAI 1871

Le duc de Bourgogne leur avait garanti formellement la vie sauve, mais la Commune cabochienne, emportée à tous les excès, ne tint aucun compte de la capitulation et fit faire le procès du prévôt. Pierre des Essarts, condamné à mort, fut attaché sur une claie derrière la charrette du bourreau et traîné du Palais jusqu’au Châtelet et aux Halles. Il s’attendait en route à être enlevé au bourreau, soit par les amis qu’il avait dans le peuple, soit par Jean sans Peur lui-même, mais aucun secours n’advint et le bourreau lui trancha la tête devant les Halles sans que nul ne bougeât.

Le frère du prévôt, Antoine des Essarts, était resté en prison s’attendant à un prompt trépas; une nuit, dans son triste sommeil de condamné, il rêva que saint Christophe ayant brisé les grilles de son cachot, l’emportait dans ses bras, et il fit vœu, s’il se tirait des mains des Bourguignons, d’ériger au saint une statue colossale dans la nef de Notre-Dame.

Délivré dans le mouvement de réaction suscité par Juvénal des Ursins qui brisa la tyrannie cabochienne, Antoine des Essarts n’oublia pas son vœu. Il érigea dans Notre-Dame un grand saint Christophe, taillé dans la pierre. Un autel sur lequel on disait la messe à la fête du saint se trouvait à côté, ainsi qu’une figure du chevalier agenouillé, accompagnée de cette inscription:

C’est la représentation de noble homme messire Antoine des Essarts, chevalier, jadis sieur de Thierre et de Glatigny, au val de Galie, conseiller, grand chambellan du roi nostre sire Charles VI de ce nom, lequel fit faire cette grande image en l’honneur et reverence de M. saint Christophe en l’an 1413. Priez Dieu pour son âme.

Le grand saint Christophe fut abattu en 1786 par ordre du chapitre, qui déjà avait fait enlever bien des monuments du moyen âge dont son faux bon goût s’offusquait.

Des nombreuses statues d’évêques élevées sur des piliers ou couchées sur des dalles funéraires qui se voyaient jadis dans le chœur, sur le pourtour ou dans les chapelles de la nef, des images de rois, des statues tombales ou des pierres funéraires de princes et princesses, des innombrables pierres tombales à effigies gravées, à curieuses inscriptions, qui pavaient littéralement le monument, rien, ou presque rien n’est resté. Une statue tombale, celle de l’évêque Simon Matifas de Bucy, de 1304, et une pierre tombale du chanoine Etienne Yver, mort en 1467, où l’on voit le chanoine, à moitié dévoré par les vers, mené du tombeau au paradis par son patron saint Etienne et saint Jean l’Évangéliste, voilà tout ce qui se retrouve aujourd’hui dans la cathédrale vide.

Parmi les anciens monuments funéraires des chapelles, il faudrait citer à part, parce que leurs débris ont été recueillis par des musées, ceux des Gondi dans la chapelle d’Harcourt, où se trouvaient les mausolées avec statues du maréchal duc de Retz, de François de Gondi Ier, archevêque de Paris, et du cardinal de Retz son neveu, le coadjuteur de la Fronde,—et les monuments des Ursins dans la chapelle Saint-Rémy, où se voyaient les statues agenouillées de Jean Juvénal des Ursins, baron de Tresnel, mort en 1431, et de Michelle de Vitry, sa femme, morte en 1451.

A côté des effigies de pierre des chefs de famille et de trois tombes de cuivre érigées à trois de leurs enfants, il y avait encore un très remarquable tableau attribué à Jehan Fouquet et maintenant au Louvre, représentant Jean Juvénal des Ursins et sa femme avec leurs onze enfants.

Ce sont là quelques morceaux sauvés du désastre; tout le reste, vieux souvenirs, œuvres d’art, statues et dalles, tout a disparu. «Les architectes du roi Louis XIV, dit M. de Guilhermy, furent les premiers à porter la main sur les sépultures du chœur pour substituer aux tombes des évêques et des grands de la terre, une mosaïque dont la riche contexture n’est faite que pour la distraction des yeux. On fit alors, avec une certaine apparence de respect et de convenance, ce que firent plus tard les révolutionnaires dans l’accès de la fureur.» Bien plus coupables certainement, ces vandales du faux bon goût, que les ignorants qui, dans les instants d’égarement ou de frénésie politique, s’en prennent brutalement aux monuments.

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LES TABLEAUX DES ORFÈVRES ET LES DRAPEAUX DANS LA NEF DE NOTRE-DAME. XVIIIe SIÈCLE

Dans tous les cas, la part de ces démolisseurs des XVIIe et XVIIIe siècles, des chanoines et des évêques désireux d’embellir leur église, dans les destructions commises à Notre-Dame de Paris, est bien plus grande que celle des révolutionnaires. Outre le jubé, l’ancien maître-autel, la clôture du chœur et les innombrables monuments ou dalles funéraires, ne détruisit-on pas, froidement et régulièrement, en 1751, tous les splendides et flamboyants vitraux anciens pour les remplacer par du verre blanc, relevé seulement de bordures fleurdelisées!

A cette époque, selon l’expression de Viollet le Duc, on rabotait l’église extérieurement pour enlever les moulures et sculptures, les gargouilles et les figures accrochées aux pierres, toute la vivante et grouillante décoration gothique. L’architecte Soufflot, en 1771, sur l’invitation du chapitre, s’en prit à la façade et entailla sans pitié le portail du milieu, faisant sauter le pilier central, découpant à travers les sculptures du Jugement dernier une ogive baroque, pour permettre aux plumes dont on surchargeait le dais, de passer aux grandes processions.

Aux deux siècles derniers, on voyait tout le long de la nef une série de grands tableaux représentant les actes des apôtres suspendus au-dessus des gros piliers; ils avaient été offerts par la confrérie des orfèvres en remplacement d’un mai de charpente historiée et enluminée, que les orfèvres avaient antérieurement pour coutume de présenter chaque année devant le grand portail de Notre-Dame, le 1er mai, à minuit.

La flèche ancienne, haute de 104 pieds du comble de la nef au coq surmontant la croix, fut démolie aussi en 1793, mais il ne faudrait pas mettre cette destruction au compte déjà si chargé du vandalisme, car il paraît qu’on l’abattit parce qu’elle menaçait de tomber toute seule.

Elle était du XIIIe siècle, ayant été érigée en même temps que cette grande charpente du comble si puissante et si magnifique qu’on appelle la Forêt. La flèche actuelle si élégante et si fine, plus décorée que l’ancienne et accompagnée de nombreuses figures d’anges, a été élevée vers 1856 par Lassus et Viollet-le-Duc.

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ÉGLISE SAINT-LANDRY
 

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LE COCHE D’EAU ARRIVANT AU PORT SAINT-PAUL. XVIIIe SIÈCLE


CHAPITRE XIII

LES PONTS DE LA CITÉ

Pont aux Changeurs.—La Hanse des marchands.—Les maisons et moulins des ponts.—Inondations et débâcles de glaces, écroulements et incendies.—Le pont aux Meuniers.—Incendie des ponts au Change et Marchand.—Le quai de Gèvres.—Le Petit-Pont et le Petit-Châtelet.—La planche Mibray et le pont Notre-Dame.—Passage de princes et princesses.—La pompe Notre-Dame.—Le pont Saint-Michel.—Les dernières maisons des ponts en 1809.—Les ponts de l’Hôtel-Dieu.

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LES MOULINS DES PONTS

Pendant des siècles, aux temps lointains et obscurs, l’île de la Cité n’eut pour communiquer avec ses rives que deux ponts, amarres de la nef symbolique de Lutèce, le Petit-Pont au sud et le Grand-Pont au nord. Jusqu’à notre époque, on a considéré notre pont au Change comme le successeur direct du Grand-Pont de la vieille Lutèce. Nous avons noté les doutes que de nos jours des érudits et des chercheurs ont émis sur cette filiation, voulant voir dans le pont Notre-Dame le représentant du grand pont gallo-romain.

Le pont Notre-Dame du moyen âge a pu avoir des ancêtres; il n’est point extraordinaire que Paris, renaissant et grandissant après les Normands, ne se soit point contenté d’une seule communication avec sa rive droite, mais l’existence du Petit-Châtelet au bout du Petit-Pont et du Grand-Châtelet, à la tête du Grand-Pont, semble bien indiquer que là était le grand passage, la voie importante et principale. Donc, tenons pour bonne, sauf preuve complète et définitive, l’ancienne et constante tradition. Le pont au Change, c’est le fameux Grand-Pont de Paris maintes fois tombé, écroulé ou brûlé. Au commencement du XIVe siècle, on constate l’existence d’un pont de Bois ou d’une passerelle à moulins sur l’emplacement du pont Notre-Dame. Une autre passerelle existe aussi un peu plus loin, à peu près à la hauteur du pont de la Tournelle, donnant accès à l’île Notre-Dame, actuellement Saint-Louis, alors coupée en deux par une fortification doublée d’un fossé, complétant la défense de la Seine entre les deux parties de l’enceinte. A la fin du même siècle se construit le premier pont Saint-Michel, qui venait au sud suppléer à l’insuffisance du Petit-Pont, pour les communications avec la rive gauche.

Au commencement du XVIe siècle, nous trouvons un pont de plus, le pont aux Meuniers, qui double le pont au Change sous les tours du Palais; encore ne servit-il d’abord qu’aux meuniers ses propriétaires. Enfin le Pont-Neuf, superbe pont monumental, se construit lentement pendant les guerres de la Ligue et donne à cette pointe de la Cité sa physionomie définitive.

La première partie du XVIIe siècle voit naître l’île Saint-Louis, avec les ponts Marie au nord et de la Tournelle au sud, avec le pont Rouge, qui sert d’attache ou d’amarre si l’on veut pour l’île Saint-Louis, à la suite de la Cité, gabarre à la remorque du grand navire parisien.

Ensuite viennent le pont au Double ou de l’Hôtel-Dieu, servant de lien entre les deux parties du grand hôpital à cheval sur les deux rives, le pont Saint-Charles, et un autre pont Rouge, le pont de Bois, jeté sous Louis XIV à la place du bac servant aux communications entre les Tuileries et la Grenouillère sur la rive gauche.

Les autres ponts sont modernes et nés à peu près tous dans le courant de notre siècle.

Le Grand-Pont établi en bois depuis des siècles, brûlé ou enlevé par les eaux plusieurs fois, dut commencer à se charger de maisons vers le XIe siècle. Des moulins tournaient sous les arches; aux maisons des meuniers s’ajoutèrent des ateliers d’orfèvres, puis une ordonnance de Louis VII, en 1141, y établit les boutiques de changeurs, et peu à peu le Grand-Pont devint le pont aux Changeurs. A cette époque, l’étroit passage, serré entre deux rangs de petites maisons, seule communication de la Cité avec les faubourgs du nord, est animé par le va-et-vient incessant des cavaliers et des piétons, des marchands amenés par leurs affaires, des flâneurs attirés par les boutiques. On trouve là non seulement les riches changeurs, presque tous Lombards faisant le commerce de l’argent et la banque, mais encore des orfèvres et autres artisans travaillant surtout les métaux précieux.

Une seule arche servait à la navigation, la grande arche du milieu; elle était réputée propriété de la Hanse des marchands, la fameuse compagnie des marchands parisiens, dont les innombrables flottilles cabotaient incessamment tout le long de la Seine, grande voie du commerce d’alors, et se pressaient en rangs serrés aux ports de Paris. L’arche marinière comme la rivière, se trouvait donc sous la juridiction du prévôt des marchands, les autres arches étaient la propriété des chanoines de Notre-Dame, avec leurs moulins.

Ces moulins nuisaient à la solidité du pont pendant les crues d’hiver, aux mauvais jours de la rivière. A une certaine époque, ils durent être supprimés, malgré les protestations des chanoines, et placés un peu plus en aval. Leur réunion en travers du fleuve, un peu au-dessous de la tour de l’Horloge, fit naître le pont aux Meuniers, frère jumeau du pont aux Changeurs. Primitivement, ce n’était qu’une simple passerelle reliant les moulins et servant uniquement aux Meuniers.

Le pont aux Changeurs était aussi le pont aux Oiseliers; les marchands d’oiseaux avaient obtenu le privilège de s’y établir et d’accrocher leurs cages sous les auvents des boutiques des changeurs, malgré toutes les réclamations de ceux-ci, à charge de fournir pour les entrées royales les oiseaux destinés à être lâchés en signe de liesse, au passage des rois et reines.

Les grands événements de l’histoire des ponts de Paris, ce sont les chutes et ruptures, ce sont les inondations et les incendies. Combien de fois les crues de la Seine ou les débâcles des glaces emportèrent-elles quelques arches des ponts de pierre ou de bois, avec les maisons qui étaient dessus et les moulins qui tournaient au-dessous, combien de fois le feu ne les endommagea-t-il pas!

A la fin de décembre 1206, une grande inondation emporta les ponts, le Grand et le Petit, détruisit moulins et maisons, causant de graves dégâts autour du Châtelet et dans la Cité, dont les basses rues furent envahies par les eaux. On ne circulait plus qu’en bateau à travers les maisons écroulées ou baignées à une grande hauteur. Ce fut un vrai désastre. On vit alors l’abbé de Saint-Denis et ses prêtres portant les saintes reliques venir implorer la clémence divine à la tête d’une grande procession de fidèles marchant pieds nus.

D’autres grandes inondations en 1280 et 1396, au cours d’hivers terribles, causèrent les mêmes désastres en 1296. La Seine emporta encore le Grand-Pont, alors, à ce qu’il semble, récemment reconstruit en pierres; elle enleva le Petit-Pont et causa de graves dégâts au Petit-Châtelet. Sur les piles du Grand-Pont, restées comme des îles au milieu des eaux tourbillonnantes, quelques maisons étaient restées, il fallut aller avec des bateaux au secours de leurs habitants ainsi bloqués et leur porter des vivres.

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L’ARCHE POPIN. 1830

Dans le courant de l’hiver rigoureux de 1408, trois mois après l’assassinat du duc d’Orléans, après les grandes neiges et les grandes gelées, la débâcle causa de graves désastres à Paris. Les immenses glaçons charriés par la Seine arrivant avec un bruit formidable sur les ponts, s’empilaient sous les arches, ébranlaient de leurs chocs formidables et répétés les piles et les charpentes. Après deux jours de cet assaut, le Petit-Pont et le pont Saint-Michel, celui-ci alors qualifié Pont-Neuf, s’écroulèrent dans le fleuve avec toutes leurs maisons; le pont au Change résista mieux; il perdit seulement quatorze maisons de changeurs, lesquelles ébranlées par les coups répétés, ayant leurs étais de charpente brisés ou emportés, finirent par s’écrouler parmi les glaçons.

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LA POMPE NOTRE-DAME. 1860

Les registres du Parlement cités par Dulaure donnent d’intéressants détails sur cette débâcle de 1408. Ils annoncent à la date du 31 janvier l’interruption des séances du Parlement au Palais. Le passage des ponts étant coupé, les magistrats, dans l’impossibilité de gagner leurs Chambres, s’en allèrent siéger à l’abbaye de Sainte-Geneviève. On y voit que les «grandes et horribles glaces commencèrent le 30 janvier à descendre et couler par les ponts de Paris et par spécial par les petits ponts et non sans cause; car puisque la saison et le temps ont été si froids, et a eu des gelées, puis la Saint-Martin dernière passée, et par spécial a été telle froidure et si aspre par les deux lunaisons dernières passées, que nul ne pouvoit besoigner. Le greffier même combien qu’il eust pris feu de lez lui en une pellette pour garder l’ancre de son cornet de geller, toutes voies l’ancre se gellait en sa plume, de deux ou trois mots en trois mots, et tant que enregistrer ne pouvoit; et que par icelles gellées eussent été gellées les rivières, et en spécial la Seine, tellement que l’on cheminoit et venoit et alloit et l’on menoit voitures par-dessus la glace, et que eusse été si grande abondance de neiges que l’on eust vu de mémoire d’homme, et tant qu’à Paris avait grande nécessité tant de bois que de pain pour les moulins gellés, se n’eust été des farines que l’on y amenait des pays voisins, et que lesdites gellées, glaces et froidures se fussent amodérées dès le vendredi dernier passé, pour la nouvelle conjonction lunaire, et que les glaces se fussent dissolues par parties et glaçons. Iceux glaçons, par leur impétuosité et heurt, ont aujourd’hui rompu et abattu les deux petits ponts (le Petit-Pont et le pont Saint-Michel); l’un était de bois, joignant le Petit Châtelet, l’autre de pierre, appelé le Pont-Neuf qui avait été fait puis vingt-sept ou vingt-huit ans, et aussi toutes les maisons qui étoient dessus, qui estoient plusieurs et belles, en lesquelles habitoient moult ménagiers de plusieurs estats et marchandises et mestiers, comme taincturiers, escrivains, barbiers, couturiers, esperonniers, fourbisseurs, frippiers, tapissiers, chasubliers, faiseurs de harpes, libraires, chaussetiers et autres... N’y a eu personnes périllées, Dieu merci».

Bien des fois les débâcles, à la fin des hivers, ou les inondations à la suite des grandes pluies, firent courir les mêmes dangers au vieux pont au Change. On voyait la Seine grossir, couvrir les ports, escalader les berges et se répandre par les rues; presque chaque année, elle montait jusqu’à la Croix de la Grève, située au milieu de la place devant la maison de ville, et elle couvrait complètement l’île Notre-Dame (maintenant Saint-Louis). On faisait alors des processions, on sortait les reliques et l’on surveillait les charpentes des ponts.

L’inondation de 1497 fut particulièrement désastreuse, l’eau monta jusqu’à la Croix de la place Maubert et vers le pont Saint-Michel, vint jusque dans la rue Saint-André-des-Arts. On ne communiquait sur bien des points que par bateaux. Auprès du pont au Change, le Grand-Châtelet et Saint-Leufroy formaient presque une île, la Seine remplissait la Vallée de misère et tournait par les rues basses autour du Châtelet. Pour demander la cessation du fléau, les processions et les reliques sortirent, la châsse de Sainte-Geneviève fut amenée processionnellement à Notre-Dame, pour une messe solennelle, et reconduite ensuite jusqu’à l’abbaye par l’évêque accompagné de tout le chapitre.

Le terrible écroulement du pont Notre-Dame, en 1499, avait fait porter l’attention sur les charges énormes que l’on imposait aux ponts, aux maisons campées en deux files sur chaque côté, maisons de plus en plus hautes, et qui se surchargeaient de plus en plus d’annexes, «loges et chambrettes» plantées en encorbellement sur ces maisons déjà encorbellées sur les piles. On voit, en février 1516, le Parlement ordonner une enquête sur la solidité du pont au Change, enquête contradictoire entre les maîtres des œuvres de Paris et les représentants des orfèvres et changeurs, qui élevaient ces annexes aux dépens de la solidité du pont. Des charpentiers et maçons jurés déclarèrent que le pont au Change, si l’on n’y remédiait promptement, devait avant peu de temps s’écrouler; mais, par manque d’argent, malgré tous les fâcheux pronostics, on ne fit rien ou presque rien; le pont resta à peu près comme il était, chargé et surchargé.

Le pont aux Meuniers, son voisin si proche, ne portait qu’un rang de maisons; la passerelle établie le long de ces maisons en amont, après avoir longtemps servi seulement aux meuniers, fut ouverte aux piétons au XVIe siècle, pour décharger un peu le pont au Change, et des boutiques aussitôt s’installèrent dans les maisons tout le long du passage. La solidité laissait pourtant à désirer, l’événement le prouva bien vite.

L’hiver de 1596 fut mauvais pour Paris; à la fin de décembre, la Seine, très grosse, devint menaçante pour les ponts. Le pont aux Meuniers garni de roues de moulins sur toute sa longueur, avec une seule arche libre pour la navigation, fatiguait beaucoup; le courant, irrité contre cet obstacle, frappait, en écumant, les poutres innombrables et les carcasses des moulins.

Le 22 décembre, vers six heures du soir, ébranlé à la longue par l’attaque incessante du flot, le pont aux Meuniers secoué d’horribles craquements, oscilla quelques instants et, détaché de ses pilotis par une dernière secousse, sembla partir au fil de l’eau, puis brusquement s’affaissa dans le courant avec un fracas épouvantable. Moulins, maisons, boutiques, tout fut balayé par l’eau tourbillonnante, emporté avec les habitants parmi les poutres lancées comme des fétus de paille.

On devine la stupeur produite par la catastrophe, l’effroi des voisins du pont au Change qui, de leurs demeures menacées également, pouvaient suivre l’horrible drame, l’émoi des riverains accourus au bruit formidable de la chute, aux cris des victimes que le grondement de la rivière ne couvrait pas tout de suite. Malgré le danger des pieux lancés par les eaux comme des béliers, de courageux mariniers sautaient dans des barques pour se porter au secours des quelques malheureux qui, restés accrochés aux ruines du pont, hurlaient de terreur, à toute minute sur le point d’être emportés comme les autres. Le lieutenant civil et les magistrats s’efforçaient de prendre les mesures les plus urgentes pour limiter autant que possible le désastre.

Tout de suite on envoya des soldats vers la porte de Nesle et au pont de Saint-Cloud pour arrêter au passage les épaves du sinistre, recueillir les meubles roulés par la rivière, et l’on fit évacuer bien vite les maisons du pont au Change. Dans l’obscurité, au bruit formidable de la rivière, les malheureux habitants qui sentaient le sol trembler sous leurs pieds se hâtaient d’empiler leurs meubles, leurs objets précieux, sur des charrettes, sur tous les véhicules possibles pour aller chercher un abri sur la terre ferme. C’était un désordre inexprimable dans l’obscurité de la nuit, heureusement des postes avaient été placés aux extrémités du pont afin d’arrêter les voleurs et les gens de sac et de corde accourus, toujours prompts à se glisser dans les tumultes pour en tirer profit.

Après la catastrophe on se querella dans l’enquête faite par le Parlement pour rechercher ses causes. On prétendit que la faute en revenait au chapitre de Notre-Dame qui ne veillait point aux réparations nécessaires et s’opposait aux visites des maîtres des œuvres du roi.

L’événement avait fait environ cent cinquante victimes. «On remarqua, dit l’Estoile, que la plupart de ceux qui périrent en ce déluge étaient tous gens riches aisés, mais enrichis d’usures et pillages de la Saint-Barthélemy et de la Ligue.»

Quelque temps après la terrible fin du pont aux Meuniers, Charles Marchand, capitaine des archers de la ville, obtint des lettres patentes l’autorisant à bâtir à ses frais un nouveau pont à l’alignement de la voûte de passage du Grand-Châtelet, en tirant droit sur la tour de l’Horloge.

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LA FOURCHE DU PONT AU CHANGE. XVIIIe SIÈCLE

Le capitaine Marchand, malgré ses lettres patentes, eut à compter avec les difficultés créées par le maître de la voirie et avec l’opposition du chapitre de Notre-Dame, propriétaire de l’ancien pont; mais tout finit par s’arranger et les travaux purent commencer en août 1599. Le roi avait exempté de tous droits les matériaux nécessaires à la construction et même fourni dans l’Arsenal un emplacement pour emmagasiner ces matériaux.

Le pont Marchand en 1609 était achevé, il formait une rue large de six mètres que bordaient deux rangées de trente maisons à deux étages, réunies entre elles au-dessus de la rue par des tirants allant de chaque pignon à celui qui lui faisait face. Les maisons étaient uniformes, elles étaient désignées chacune par une enseigne particulière, un oiseau peint sur la façade: le merle blanc, le coucou, le rossignolet, le coq hardi, le coq héron, le grand duc, le pélican blanc, la chouette, etc., ce qui fit donner couramment au pont le nom de pont aux Oiseaux, au grand déplaisir du capitaine Marchand, autorisé par les lettres royales à baptiser l’œuvre de son nom, ce qu’il n’avait pas manqué de faire au moyen d’un distique latin gravé à chaque extrémité sur une plaque de marbre.

Le pauvre pont Marchand, ou aux Oiseaux, eut un destin bien court, il périt non par l’eau cette fois, mais par le feu, douze années à peine après son achèvement, et avec lui succomba son voisin le pont aux Changeurs. Dans la nuit du 22 au 23 octobre 1621, le feu prit aux maisons du pont Marchand «dans le cellier d’un nommé Goslard, écrivain», et se propagea rapidement d’un bout à l’autre, en moins d’une heure. Les flammes bientôt franchirent l’étroit espace qui séparait les deux ponts et le pont au Change à son tour commença à brûler.

Ce fut aussitôt un tumulte effroyable, dans cette étroite rue du Pont attaquée par les flammes, les meubles pleuvaient par toutes les fenêtres, les habitants éperdus essayaient de sauver leur mobilier et leurs marchandises, qu’ils couraient empiler dans l’église Saint-Barthélemy toute proche sous le Palais. La tour de l’Horloge entourée par des flammes sonnait sans discontinuer le tocsin, le Palais à peine sorti de l’incendie de 1618 se trouvait en danger, mais il n’y eut heureusement de dégât qu’à la tour de l’Horloge dont le comble fut brûlé. En quelques heures tout fut terminé, il ne resta plus des deux ponts que des lignes de pieux à demi consumés en travers de la rivière.

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LES VOUTES DU QUAI DE GÈVRES. 1800

L’Estoile rapporte dans son journal du règne de Henri IV une particularité de l’ancien pont au Change. A certains jours de carnaval, on avait pour coutume de dresser dans la rue des tables où tous «les débauchés de Paris» venaient jouer aux dés. Cette coutume fort ancienne paraît avoir pris fin sous Henri IV, peu d’années d’ailleurs avant la fin du pont lui-même.

On mit un temps fort long à reconstruire le pont au Change; malgré la gêne considérable qui en résultait, on se contenta pendant des années d’une passerelle jetée sur ses ruines. On ne commença la reconstruction qu’en 1639. Ce fut alors le plus large des ponts de Paris, il était encore chargé d’une double rangée de maisons uniformes, très hautes, superposant quatre étages de fenêtres au-dessus du rez-de-chaussée, et non plus à pignons distincts comme précédemment, mais formant de chaque côté une ligne continue, régulière, coupée d’avant-corps de distance en distance, avec un seul toit régnant sur toute la longueur.

Un très curieux projet de reconstruction de Marcel le Roy en 1622 eût donné au pont au Change une grande allure. La ligne des maisons eût été coupée d’arche en arche par des tours rondes. Le projet ne fut pas admis, on lui en préféra un autre moins grandiose.

Le nouveau pont aux Changeurs, dit aussi aux Orfèvres, comptait suivant un plan du temps 106 forges. En touchant à la rive droite sous le Châtelet, il formait la fourche ou si l’on veut, l’Y grec. Le passage se divisait en deux branches entre lesquelles s’élevait un groupe triangulaire de maisons. Un monument était appliqué sur la façade de la maison formant la pointe du triangle. On y voyait sur un fond de marbre noir un groupe de trois figures de bronze: Louis XIII et Anne d’Autriche à côté de Louis XIV enfant debout sur un piédestal et couronné par une Renommée. Au-dessous, un bas-relief représentant deux esclaves, et plus haut divers écussons et inscriptions, sous des frontons superposés, complétaient le monument.

Le passage bien étroit à gauche du monument s’en allait retrouver la rue Trop-va-qui-Dure et les ruelles circulant autour du Châtelet; le passage de droite conduisait à la rue de Gèvres. De ce côté, entre le pont au Change et le pont Notre-Dame, sur le terrain des vieilles tueries et écorcheries des boucheries, furent construites, en même temps que le pont, les voûtes du quai de Gèvres ouvertes sur la rivière par une série de grandes arches, et supportant une rangée de maisons symétriques destinées à relier les deux ponts.

On était engoué en ce moment d’architectures régulières; en enfermant la Seine dans ce carré de maçonneries uniformes de trois côtés, on croyait embellir la ville.

Le marquis de Gèvres, capitaine des gardes du roi, avait obtenu la concession de l’entreprise. Ces maisons du quai de Gèvres se louèrent très bien et formèrent ainsi sur la rivière, avec les maisons des deux ponts et les galeries du palais, un centre commercial des plus vivants et des plus prospères.

Les hautes maisons du pont au Change furent démolies à la fin du règne de Louis XVI. On se plaignait beaucoup de la gêne qu’elles apportaient à la circulation, elles tombèrent, le passage fut dégagé juste au commencement de la Révolution. C’est par là qu’allaient passer les charrettes des condamnés sortant du tribunal révolutionnaire. Le pont lui-même fut démoli sous le second Empire et remplacé par le pont de trois arches actuel.

L’existence du Petit-Pont sur le bras de gauche ne présente pas moins de péripéties que celle de son frère le Grand-Pont. Depuis le temps de Lutèce, ses arches de bois furent maintes fois détruites par les flammes ou emportées par les eaux. Un fort en charpente, une simple tour, en défendit longtemps la tête sur la rive gauche. C’est la tour qu’au grand siège des Normands en 886, le pont étant détruit, douze Parisiens défendirent si vaillamment contre les assiégeants.

La tour s’élevait sur le terrain de la moderne place de Petit-Pont, qui fut le théâtre d’un vif engagement aux journées de juin 1848 entre les troupes du général Bedeau et les insurgés barricadés dans le faubourg Saint-Jacques. Entre les deux combats que d’événements!

A la place du pont de bois rétabli après les sièges normands, Maurice de Sully, l’évêque constructeur de Notre-Dame, construisit un pont de pierre plusieurs fois emporté, notamment par les inondations de 1281 et 1296.

Le Petit-Châtelet qui défendait l’entrée du Petit-Pont souffrit également de ces inondations et sous Charles V, vers 1369, le prévôt de Paris, Hugues Aubryot, grand constructeur, dut le rebâtir. C’était une espèce de grosse tour ou plutôt un gros fort massif et sombre, presque sans ouvertures, au travers duquel une longue route donnait passage du Petit-Pont à la rue Saint-Jacques. L’édifice d’Aubryot, très étroitement serré par les maisons, dura quatre siècles et ne fut démoli qu’à la veille de la Révolution.

C’était au Petit-Châtelet que se percevaient les péages pour toutes choses soumises au droit d’entrée. On a bien des fois cité le tarif des péages pour les animaux aux entrées de Paris, tiré du livre d’Etienne Boileau, prévôt de Paris au XIIIe siècle, consacrant l’exemption de tout droit pour montreurs d’ours, singes et autres bêtes, et disant que tout jongleur entrant avec un singe était quitte en faisant danser son singe devant le péager ou en chantant une chanson. De là serait venu le dicton: Payer en monnaie de singe.

Le Petit-Pont alors était en bois, il était déjà couvert de maisons formant une rue par-dessus laquelle se dressait la grande masse du Petit-Châtelet.

La débâcle des glaces de l’hiver de 1408, qui détruisit une partie du pont au Change, comme nous l’avons vu, emporta le Petit-Pont et le nouveau pont Saint-Michel, celui-ci construit tout récemment en pierres. Ce fut le 30 janvier, dans le jour heureusement; à huit heures du matin, les glaçons, heurtant avec violence depuis deux jours les poutres du pont, déterminèrent la chute de quelques premières charpentes. Soudain les craquements se multiplièrent; de seconde en seconde une rangée de pieux cédait. Les habitants épouvantés déménageaient, le Petit-Pont tombait pièce à pièce, maison à maison, avec un fracas terrible éclatant d’heure en heure par-dessus le grondement de la rivière. Le soir, il n’en restait rien que des débris accrochés aux murailles du Petit-Châtelet.

Le passage était libre, les glaçons avec une violence nouvelle, se précipitèrent à l’assaut de l’obstacle suivant et s’accumulèrent sous les arches obstruées du pont Saint-Michel, dont les piles bientôt cédèrent et s’abîmèrent à leur tour dans la rivière. Comme la catastrophe se produisit en plein jour, il n’y eut pas de victimes.

Malgré les malheurs du temps, les troubles et les guerres, le Petit-Pont fut assez vite reconstruit, en pierres cette fois, et de nouvelles maisons s’élevèrent. Il comptait cinq arches d’abord, mais on gagna sur la rivière en remblayant l’ancien marécage bordant la muraille de Lutèce, en cet endroit assez en arrière de la rue actuelle; les deux arches touchant à la Cité furent supprimées complètement et disparurent sous un agrandissement de l’Hôtel-Dieu, sous la salle du Légat et la chapelle Sainte-Agnès.

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LE PETIT-PONT APRÈS L’INCENDIE. 1718

Des maisons bâties dans la rivière sur de gros piliers de pierres masquaient en partie la troisième arche. A côté de ces maisons se trouvait la Halle aux poissons à l’angle du Marché-Neuf. M. Ad. Berty a retrouvé les enseignes des maisons du pont au XVe siècle, il y avait le Croissant, le Bras d’Or, les Quatre Vents, la Licorne, l’Empereur, l’Image Saint-Martin, l’Hercule, la Corne du Cerf, la Fleur de Lys, etc...

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L’EMPEREUR D’ALLEMAGNE CHARLES IV ALLANT VISITER LE ROI A L’HÔTEL SAINT-PAUL
Imp. Draeger & Lesieur, Paris

Ces maisons furent reconstruites en 1552, mais non plus irrégulières, toutes semblables au contraire. Le pont, bien des fois secoué et endommagé par les inondations, traversa ainsi quelques siècles; il vieillissait, réparé souvent, tenant bon malgré tout contre les assauts des débâcles d’hiver. Il était destiné à périr par le feu dans les premières années du XVIIIe siècle.

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LE PONT SAINT-MICHEL EMPORTÉ PAR LES GLACES, 1616
Imp. Draeger & Lesieur, Paris

C’était le 25 avril 1718: une femme dont le fils s’était noyé en amont du pont de la Tournelle faisait vainement chercher le corps de son enfant. En désespoir de cause, elle eut recours à une très ancienne pratique superstitieuse, que l’on croyait infaillible dans ces cas-là. Une chandelle bénite plantée tout allumée dans un pain de saint Nicolas de Tolentin, et lancée au fil de l’eau sur une sébile de bois, devait infailliblement s’arrêter à l’endroit du fleuve où se trouvait le cadavre du noyé. La sébile et le cierge flottèrent quelque temps sur la rivière, passèrent le pont de la Tournelle, puis furent portés vers un bateau de foin amarré au pont de la Tournelle.

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LE PONT NOTRE-DAME AU XVIIe SIÈCLE

Le foin prit feu; en quelques minutes le bateau enflammé communiqua l’incendie à un second bateau son voisin. Péril imminent pour le port au bois et au foin, tout près. Il y avait des piles de bois sur la rive, des barques de charbon et de foin, nombreuses et serrées. Les mariniers du port, pour préserver leurs bateaux menacés, n’eurent pas la présence d’esprit de conduire les bateaux incendiés au milieu de la Seine pour les laisser brûler, ils coupèrent tout simplement les amarres et les laissèrent aller.

Alors ce sont deux brûlots qui descendent la Seine. Il est près de huit heures du soir, les brûlots passent sans malheur sous les deux ponts de l’Hôtel-Dieu, le pont au Double et le pont Saint-Charles, puis au milieu de l’épouvante générale, les habitants du Petit-Pont les voient venir sur eux. Les arches du Petit-Pont sont encombrées de pieux et de poutres supportant les maisons encorbellées sur les piles, les bateaux s’embarrassent dans toutes ces pièces de bois et s’arrêtent, leurs flammes lèchent les maisons, aussitôt les poutres du pont brûlent et après les poutres les maisons prennent feu.

L’incendie commencé aux maisons appuyées au Petit-Châtelet se propagea rapidement à toutes les maisons du pont, bâties en pans de bois et matériaux légers. Des tourbillons de flammes s’élevaient dans le ciel, illuminant les édifices de la Cité, les bâtiments de l’Hôtel-Dieu, les tours de Notre-Dame, mettant des touches de lumière à toutes les saillies des gothiques architectures. Les secours arrivaient dans une confusion indescriptible, soldats, mariniers et capucins s’efforçaient de lutter contre le fléau. On avait amené des pompes, assez nouvelles à Paris, mais leur effet était presque nul, les tourbillons de flammes n’en montaient que plus haut.

On voyait les charpentes des maisons incendiées s’affaisser lentement dans le fleuve, avec des jaillissements d’étincelles, et continuer à brûler en suivant le fil de l’eau. Tout Paris était accouru, terrifié par le formidable embrasement. L’effet était aussi épouvantable du côté de la rue Saint-Jacques, l’arcade du passage, dans la masse noire du Petit-Châtelet, semblait une entrée de l’enfer.

Le feu gagnait sur les deux rives, il prenait d’un côté aux maisons autour du Petit-Châtelet, et de l’autre côté aux maisons de la rue du Petit-Pont faisant face à la salle du Légat de l’Hôtel-Dieu. L’émoi était au comble à l’Hôtel-Dieu, où l’on croyait tout perdu, mais grâce aux efforts de tous on put le préserver, à quelques dégâts près. Le Petit-Châtelet résista par sa masse, il sortit noirci de la conflagration, debout en tête du pont ruiné.

L’incendie avait fait des victimes, des travailleurs avaient péri, ainsi que des malheureux cernés dans leurs logements par la flamme.

Pour venir au secours des habitants du pont ruinés par le sinistre, des quêtes faites dans tout Paris par des personnes déléguées à cet effet produisirent une somme de 450,000 livres, aussitôt distribuée entre les victimes.

On procéda sans tarder à la restauration du Petit-Pont. Il n’eut plus que trois arches et ne porta plus de maisons. Le Petit-Châtelet si longtemps masqué, à peine visible au bout de la rue étroite circulant entre les deux rangées de logis, apparut tout entier dans sa masse sombre, percée de quelques rares fenêtres fortement grillagées.

Traversons la Seine et arrivons sur l’autre bras, au pont Notre-Dame qui continue la ligne du Petit-Pont. Le pont Notre-Dame eut un ancêtre dont on ne sait pas grand’chose. C’était un pont de bois jeté sur la Seine, tirant de Saint-Denis de la Chartre en la Cité, à la section inférieure de la grande rue Saint-Martin qui porta jusqu’à notre époque le nom de rue de la Planche-Mibray.

Un moine de Vendôme nommé René Macé, dans une chronique rimée du règne de Charles V, en parle à propos du voyage de l’empereur Charles V à Paris:

L’Empereur vint par la Coutellerie
Jusqu’au carrefour nommé la Vannerie
Où fut jadis la Planche de Mibray,
Tel nom portait pour la vague et le bray,
Jetté de Seine en une creuse tranche
Entre ce pont que l’on passait à planche,
Et on l’ôtoit pour être en seureté...

La planche Mibray au XIVe siècle était déjà un souvenir, une antiquité. Sans doute quand on établit le pont de ce nom à une époque inconnue, le protégea-t-on par une tête de pont, une fortification probablement moins importante que les Châtelets, grand et petit, des deux autres ponts. La planche Mibray c’était la passerelle mobile, le pont-levis jeté sur une creuse tranche, sur les marécages boueux ou le bray d’un fossé, en avant de cette tête de pont.

La Cité seule possédait alors un rempart, ses faubourgs pour toute protection n’avaient sans doute que de simples palissades. Plus tard quand Louis VI, au commencement du XIIe siècle, entreprit d’enfermer dans une enceinte les faubourgs du nord, la tête de pont fut supprimée, l’entrée se trouvant portée plus haut à l’archet Saint-Merry.

En 1413, le pont de la planche Mibray tombant en ruine, la ville fit reconstruire un pont probablement plus large, pont de bois encore avec moulins sous les arches et maisons au-dessus. Ce pont fut baptisé en cérémonie. «Le dernier jour de mai 1413, dit le Journal d’un Bourgeois de Paris, fut nommé le pont de la planche Mibray le pont Notre-Dame; et le nomma le roi de France Charles VIe et frappa de la trie sur le premier pieu, et le duc de Guyenne son fils après, et les ducs de Berry et de Bourgogne et le sire de la Trimoïlle; et estoit l’heure de dix heures de jour au matin.»

1413, c’est l’année de la commune cabochienne, le moment des violences, des exactions et proscriptions des bandes d’écorcheurs et bouchers du parti de Bourgogne. Peu de jours avant la solennité du pont Notre-Dame, le roi Charles VI, allant entre deux accès de démence remercier le ciel à la cathédrale, avait été forcé par la «grande multitude de peuple» de coiffer le chaperon blanc, insigne du parti populaire.

Pour contribuer à la construction, le roi donna quinze arpents de ses forêts. L’édification du pont et des maisons ne fut achevée qu’en 1432. Ces maisons appartenant à la ville étaient au nombre de soixante, trente de chaque côté. «Le pont Notre-Dame, dit le chroniqueur Robert Gaguin, avait 354 pieds de longueur, 90 pieds de largeur, il était supporté par 17 travées de pièces de bois, chaque travée composée de 30 pièces de bois, chacune de plus d’un pied d’équarrissage. Les maisons se faisaient remarquer par leur élévation et l’uniformité de leur construction. Lorsqu’on s’y promenait, ne voyant pas la rivière, on se croyait sur terre et au milieu d’une foire, par le grand nombre et la variété des marchandises qu’on y voyait étalées.»

Cette description montre bien l’importance qu’avait prise le pont Notre-Dame, rival du pont au Change en beauté, en animation et aussi en importance commerciale. Les inondations, les débâcles le mirent plus d’une fois en danger, ses habitants n’étaient pas sans quelques doutes sur sa solidité et l’événement ne leur donna que trop raison, soixante-quinze ans seulement après la construction.

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ENTRÉE DU PONT NOTRE-DAME. XVIIe SIÈCLE

Une de leurs alarmes les plus chaudes fut celle de l’hiver de 1480. L’hiver vint tard cette année-là et il ne gela pas avant Noël, mais cet hiver retardataire n’en fut que plus violent. Durant six semaines, dit la chronique de Jean de Troyes, «fist la plus grande et aspre froidure que les anciens eussent jamais vu faire en leurs vies». La Seine était prise comme tous ses affluents, bêtes, gens et charrois, tout passait sur la glace. Le dégel arriva le 8 février; dans la débâcle de la Seine il advint que les glaçons emportèrent une grande quantité de bateaux qui s’en allèrent frapper les ponts de Paris. Les habitants du pont Notre-Dame se crurent à leur dernier jour; pensant sous les heurts violents des bateaux que le pont allait être emporté, ils se mirent hâtivement à déménager. Le danger était grand en effet, le pont tremblait sous les abordages et montrait quelques avaries; mais à la fin, les bateaux enchevêtrés formèrent une barrière mobile qui servit de rempart contre le choc des glaçons. Quelques charpentes des moulins furent brisées, des pieux emportés, mais le reste put braver la débâcle.

«Et à cette cause des glaces, continue la chronique, n’avint point de bois à Paris pour la rivière de Seine, et fut bien chier, comme de sept à huit sols pour le moule. Mais pour secourir le povre peuple, les gens des villages amenèrent en la ville à chevaulx et charrois grant quantité de bois vert. Et eust esté le dit bois plus chier, si les astrologiens de Paris eussent dit vérité, pour ce qu’ils disoient que la grande gellée dureroit jusques au huictiesme jour de mars et desgella trois sepmaines avant.»

Le pont Notre-Dame sortait à peu près intact de cette belle peur, la catastrophe l’attendait au dernier hiver du siècle; c’était vingt ans de répit, mais cette catastrophe devait être terrible.

Depuis longtemps, la solidité du pont semblait douteuse; les pilotis étaient usés, pourris. En 1498, des architectes, des maîtres charpentiers en avaient donné avis à l’échevinage, en déclarant qu’il fallait, en toute hâte, remplacer ces pilotis, sous peine de voir prochainement la ruine de tout l’ouvrage, mais les échevins avaient négligé cet avis. Le prévôt des marchands et les échevins qui touchaient de gros loyers des maisons du pont et n’employaient qu’une faible partie de ces ressources aux travaux d’entretien, furent plus tard accusés de malversations.

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LA POMPE NOTRE-DAME VUE DU PONT

Un an après, le 25 octobre 1499, un maître charpentier ayant observé au point du jour différents symptômes de tassement, courut chez le lieutenant criminel le prévenir que le pont Notre-Dame allait infailliblement s’écrouler, et le supplier de prendre les mesures nécessaires pour faire sur-le-champ évacuer les maisons.

Le magistrat fit retenir le charpentier et s’en fut aussitôt au Parlement. Il n’était pas sept heures du matin; cependant, la cour du Parlement s’assemblait à la grande Chambre. Interrogé par le président Thiébault Baillet, le lieutenant criminel rapporta l’avis qu’il venait de recevoir et auquel il refusait de croire. Mieux inspiré, le Parlement, sans perdre de temps, ordonna au lieutenant criminel d’aller en toute diligence arrêter la circulation sur le pont, placer des postes d’archers à ses extrémités et faire déménager tous les habitants. Tout ceci avait pris du temps. Avant que midi sonne, avait juré le charpentier, le pont sera tombé.—A neuf heures du matin, des craquements sinistres s’entendirent dans les maisons et des crevasses se produisirent dans le pavage. A ces signes, les habitants virent bien qu’il n’y avait plus à tergiverser ni à espérer, et se mirent en toute promptitude à sortir leurs meubles et leurs marchandises.

Les maisons continuaient à se lézarder et le pavé à se disjoindre avec une rapidité effrayante, le désordre dans le déménagement général s’en aggravait, cela devenait comme un sauve-qui-peut. Soudain, un effroyable craquement se produisit, et il y eut comme une série de détonations sous les arches. C’étaient les pieux qui cédaient les uns après les autres; on vit le pont tout entier osciller un instant, puis le tout, le pont et les maisons, s’écroula d’un seul bloc dans la Seine, avec un bruit semblable à la plus formidable des explosions, en soulevant un énorme tourbillon de poussière.

Tout Paris entendit le fracas de cet écroulement, roulant et grondant comme un tonnerre. Quand le dernier écho se fut éteint, lorsque le nuage de poussière se fut abattu, l’horreur du désastre apparut aux gens de la rive. Un amas de décombres, pilotis, carcasses de maisons, fragments de pavages encore entiers, obstruait le cours de la rivière, formait un barrage qui refoula les eaux jusqu’à la berge de la rue de Glatigny, où des laveuses furent emportées par la rivière et noyées. On apercevait sur ce barrage, parmi les débris des logis, des tas de meubles broyés, des marchandises roulées par le flot, des gens surpris dans le déménagement, écrasés ou ensevelis à demi dans la masse, d’autres surnageant plus loin dans le remous et l’écume. La rivière, irritée par l’obstacle, revenait avec violence sur ces tristes débris, enlevait et dispersait les blessés, les poutres, les meubles. Tout de suite, des bateliers s’étaient jetés dans leurs barques et s’efforçaient de sauver les quelques malheureux survivants qui luttaient accrochés à quelques pièces de bois.

L’indignation publique contre les magistrats dont l’incurie, malgré tous les avis, avait causé la catastrophe, eut satisfaction. Le prévôt des marchands, Jacques Pieddefer, avocat au Parlement, quatre échevins: Antoine Malingre, Louis du Harlay, Pierre Turquant et Bernard Ripault, furent jetés en prison avec quelques autres officiers de la ville. Le Parlement procéda à une enquête sévère qui conclut sur bien des points à leur culpabilité, et donnait raison aux accusations de concussion. Un arrêt du Parlement dégrada le prévôt, les échevins et quelques autres des hauts fonctionnaires de la ville, les déclara incapables d’offices à tout jamais, les condamna à la restitution de tous deniers reçus pendant le temps de leurs fonctions, à d’énormes amendes, ainsi qu’à des dommages et intérêts aux victimes du désastre.

Ces condamnés, pour la plupart, moururent en prison insolvables, l’argent qu’on tira d’eux fut appliqué à la reconstruction du pont.

La ville se trouvait sans magistrature, une commission de cinq notables bourgeois: Nicolas Potier, Jean Lapite, Jean de Marle, Jean le Lièvre et Henri le Becque fut installée à l’Hôtel de Ville, en attendant les élections régulières qui confirmèrent le choix et nommèrent prévôt des marchands Nicolas Potier et les quatre autres échevins.

On s’était mis immédiatement à la reconstruction du pont, en pierres cette fois, sous la direction d’une commission composée, à la suite d’une sorte de concours, de Jean de Doyac, maître des œuvres et expert juré de la ville de Paris, Colin de la Chesnaye, maître des œuvres de la ville de Rouen, Gautier Hubert, maître des œuvres de la charpenterie, les maîtres Droier de Felin, Colin Biart, André de Saint-Martin, Jean d’Escullant, chanoine de Cusset, chargé spécialement du choix de la pierre, et enfin le cordelier Jean Joconde, fra Giocondo, maître d’œuvre de Vérone, appelé d’Italie par le roi Charles VIII vers 1497.

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LE PONT AU CHANGE. 1800

Les plans furent longuement étudiés et quoique l’on fasse honneur de la construction surtout à Jean Joconde, lequel par suite du triomphe de l’art italien, on voulut, pendant longtemps, voir partout, même dans les œuvres les plus françaises de la Renaissance française, le pont Notre-Dame est une œuvre collective due à la collaboration de plusieurs. La part de Jean Joconde dans cette collaboration est difficile à déterminer, il n’eut point, dans tous les cas, la direction du travail, ce qui pourtant n’eût pas manqué si ses plans personnels avaient été choisis. La superintendance de l’ouvrage fut attribuée à Jean de Doyac et Colin de la Chesnaye, lesquels, pour marque de leur autorité, devaient, sur les chantiers, porter un bâton blanc à la main. Un bac assura la circulation pendant le cours des travaux jusqu’à ce que leur avancement permît de poser une passerelle provisoire sur un côté des piles.

La première pierre du nouveau pont fut solennellement posée le 28 mars 1500 par «maître Jehan Bouchard, conseiller du roy en sa court de Parlement», par le prévôt des marchands et les échevins. La construction ne s’acheva qu’en juillet 1507 et celle des maisons en 1512. Une inscription gravée sur une pile consacra le souvenir de l’inauguration du pont en 1507; elle se terminait ainsi: «Pour la joye du parachevement de si grand et magnifique œuvre, fut crié Noel et grand’joye demenée avecque trompettes et clairons, qui sonnèrent par long espace de temps.»

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LE PONT SAINT-MICHEL. XVIIe SIÈCLE

On prétend qu’il se trouvait une autre inscription sur une des arches. C’était un distique du poète Sannazar, consacrant l’erreur qui faisait attribuer le pont Notre-Dame au seul Jean Joconde:

Jocundus geminos posuit tibi, Sequana, pontes
Nunc tu jure potes dicere pontificem.

Le nouveau pont Notre-Dame fut l’objet d’une admiration universelle et considéré comme le chef-d’œuvre des ponts de l’Europe, il avait vraiment bonne figure avec ses six belles arches hautes et larges, ses becs triangulaires en avant des piles, ses soixante-huit maisons, «édifices, dit Corrozet, par symétrie et proportion d’architecture, toutes d’une mesure et même artifice, de pierre de taille et briques, chacune contenant cellier ou cave, ouvroir, galerie derrière, cuisine, deux chambres et grenier».

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LA JOUTE DES MARINIERS SOUS LE PONT NOTRE-DAME, D’APRÈS RAGUENET, XVIIe SIÈCLE

Les pignons faisaient deux longues lignes découpées en dents de scie; deux étages de fenêtres s’ouvraient sur la rivière, plus, au rez-de-chaussée des maisons, une galerie courant en encorbellement continu. La brique mélangée à la pierre donnait une vraie gaîté à l’ensemble. Tous ceux qui virent le pont Notre-Dame au beau temps de sa jeunesse sont d’accord pour lui trouver «une grande gaieté mêlée néanmoins de beaucoup de majesté qui plaît et rejouit extraordinairement la vue.»

Du côté intérieur, sur la rue traversant le pont, régnait une ligne continue d’arcs en anse de panier encadrant les boutiques; au-dessus, dans chaque façade de briques encadrées de pierres, s’ouvraient deux étages de fenêtres à meneaux et une fenêtre à grenier sur le pignon. Une mince tourelle s’effilait au coin de chacune des quatre maisons d’angle, au-dessus d’une niche gothique destinée à recevoir quelque statue, de même qu’entre les deux maisons du milieu du pont sur chaque rang, deux autres niches abritaient les statues de saint Denis et de Notre-Dame.

Chaque maison était «escrite sellon le nombre de son rang en lettres d’or sur azur», c’est-à-dire numérotée en chiffres romains, ce qui ne serait point, paraît-il, la première introduction de numérotage des maisons, si, comme on croit, les maisons du pont précédent portaient déjà des numéros. Dans tous les cas, le système du numérotage devait plus facilement venir à la pensée des constructeurs, dans ces rues de ponts ayant un commencement et une fin bien déterminés, et formées de maisons régulières.

Les arches du nouveau pont ayant une grande hauteur d’ouverture, son pavé se trouvait plus élevé que celui de l’ancien, il s’ensuivit des travaux considérables pour supprimer les pentes et surélever le sol de la cité. On suréleva d’abord la ligne des rues entre le pont Notre-Dame et le Petit-Pont, les rues de la Lanterne, de la Juiverie et du marché Palu, puis de proche en proche il fallut relever les alentours de la cathédrale. La cité y gagna d’être moins exposée aux visites de la Seine lors des moindres crues, mais cela supprima les quelques marches qu’il fallait encore monter pour entrer à Notre-Dame, et le parvis de la cathédrale se trouva de plain-pied avec les rues.

Les maisons du pont Notre-Dame appartenaient à la ville, qui les donnait à bail pour neuf années moyennant vingt écus d’or par an. La ville se réservait la jouissance des fenêtres du premier étage pour les jours d’entrée royale ou de solennité quelconque, sur le pont Notre-Dame, car, devenu le plus beau pont de Paris, et aussi le plus solide, puisqu’il était tout neuf et de construction soignée, le pont Notre-Dame devint le passage des cortèges royaux aux cérémonies de Notre-Dame, aux entrées princières.

Les cortèges royaux, abandonnant le vieux pont au Change, passèrent donc, à partir de ce moment, par le pont Notre-Dame, élégant et coquet; à chaque occasion, on se plut à le décorer. C’était la Renaissance qui débutait; aux vieilles décorations gothiques, échafauds pour représentations de mystères, on substituait les arcs de triomphe et les allégories où les dieux de l’Olympe commençaient à faire leur apparition. Le nouveau pont Notre-Dame se distinguait en ces occasions, se couvrait d’emblèmes, de décorations ingénieuses et de figures symboliques. Les entrées d’Henri II et de Catherine de Médicis, les 10 et 18 juin 1549, l’entrée de Charles IX en 1571, enfin celle de Louis XIV, le 26 août 1660, furent particulièrement belles.

Pour Henri II, les arcs triomphaux du pont Notre-Dame arrangés à l’antique se chargèrent de divinités païennes, parmi lesquelles Diane, au premier rang, rappelait quelque peu malicieusement à la reine de la main droite celle de la main gauche. Tout le long du pont, une rangée de sirènes, plus grandes que nature, appliquées à la muraille de maison en maison, encadrait de festons de lierre les fenêtres garnies des belles dames invitées de la ville.

A l’entrée de Louis XIV, on voyait sur le pont deux lignes d’amours avec des trophées galants, derrière un arc de triomphe érigeant les statues allégoriques de l’Honneur, de l’Hymen, de la Fécondité, tandis qu’un grand tableau au-dessus du portique montrait Junon, sous la figure de la reine-mère Anne d’Autriche, ordonnant à Mercure et à Iris de porter à l’Hymen les portraits du roi et de l’infante Marie-Thérèse.

Un peu avant cette entrée solennelle de Louis XIV, le pont Notre-Dame avait été restauré, du haut en bas, des piles aux maisons. Sur les chaînes de pierres encadrant chaque façade de briques, on avait appliqué de grandes cariatides, la tête chargée d’un panier de fleurs et soutenant de leurs bras étendus des médaillons de tous les rois de France, de Pharamond à Louis XIV.

Vers la même époque fut établie la pompe Notre-Dame, en un édifice aquatique semblable à la Samaritaine du Pont-Neuf, mais plus simple, qui dressait sur un formidable soubassement de poutres des bâtiments renfermant deux mécanismes de pompes.

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LE PONT SAINT-MICHEL. 185O

L’ensemble était fort pittoresque, en avant des arches du pont Notre-Dame et de sa ligne de pignons. Le plancher s’élevait avec le niveau de la Seine, et sous la forêt des poutres et des poutrelles tournaient de grandes roues de moulin. Les deux pompes, l’une construite par le sieur Daniel Joly, ingénieur qui dirigeait la Samaritaine, l’autre par un sieur Jacques de Mance, fournissaient de l’eau à un certain nombre de fontaines anciennes et nouvelles, mais leur débit baissa bientôt, et après différents expédients il fallut en 1700 remplacer les premiers engins par de nouvelles machines dues à Rannequin, constructeur de la machine de Marly. Par malheur, la machine de Rannequin comme celles de ses prédécesseurs, tout en fonctionnant parfaitement à ses débuts, vit, par l’usure des pièces, sa force et son produit diminuer rapidement.

La porte conduisant aux pompes Notre-Dame par une passerelle exigea la démolition d’une maison du pont; cette porte fut décorée d’un médaillon du roi et de deux figures, un fleuve et une naïade attribuées à Jean Goujon, et provenant de la poissonnerie du Marché-Neuf attenant aux maisons du Petit-Pont.

Au-dessus de la porte était gravée une inscription latine de Santeuil, le poète chanoine de Saint-Victor qui fournissait de vers latins toutes les fontaines et tous les monuments de Paris. Rapportons-en la traduction faite par Corneille:

Que le dieu de la Seine a d’amour pour Paris
Dès qu’il en peut baiser les rivages chéris;
De ses flots suspendus la descente plus douce
Laisse douter aux yeux s’il avance ou rebrousse.
Lui-même à son canal, il dérobe ses eaux,
Qu’il a fait rejaillir par de secrètes veines,
Et le plaisir qu’il prend à voir des lieux si beaux,
De grand fleuve qu’il est, le transforme en fontaine.

La pompe Notre-Dame, bien des fois réparée, transformée, ornée d’une haute tour carrée, vécut jusqu’à nos jours. Elle offrait un motif superbe aux aquafortistes, aux peintres du vieux Paris, avec ses oppositions violentes de lumières et de noirs vigoureux, son enchevêtrement d’énormes poutres sous lesquelles filaient les eaux vertes de la Seine, et aussi les belles arches du vieux pont, reliées aux sombres voûtes ouvertes à hauteur de l’eau sous le quai de Gèvres.

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LE PONT ROUGE ENTRE LA CITÉ ET L’ILE SAINT-LOUIS. XVIIe SIÈCLE

Le peintre Raguenet qui a laissé de si curieuses vues de Paris au XVIIIe siècle, en tirait un parti superbe, comme nous pouvons le voir dans quelques-uns de ses tableaux recueillis au musée Carnavalet, notamment dans celui qui représente une joute de mariniers à l’occasion d’une fête publique, devant la pompe et les maisons du pont chargées de spectateurs à toutes leurs fenêtres, à tous les balcons, à tous les appentis suspendus au-dessus de la Seine.

En 1769, on décida la suppression des maisons construites sur le pont Notre-Dame; on ne les démolit cependant qu’en 1786, en même temps que celles du pont au Change et du pont Marie. Sous la Révolution, le pont Notre-Dame ne pouvait garder son nom, il porta quelque temps le nom de la Raison, puisqu’il menait au temple de cette divinité nouvelle.

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LE PONT ROUGE ENTRE LES TUILERIES ET LE PRÉ AUX CLERCS. XVIIe SIÈCLE

La pompe Notre-Dame disparut en 1861; vers la même époque, le pont lui-même fut comme raboté sur toutes ses faces et banalisé autant que faire se pouvait, pour le déguiser en pont moderne, sans caractère et sans lignes. Sa pente était abaissée, les irrégularités supprimées, les becs triangulaires rapetissés et arrondis... Les aquafortistes peuvent rentrer leurs crayons et leurs pointes. Qui donc aurait maintenant l’idée de le dessiner, ce vieux pont Notre-Dame?

Un pont dédié à saint Michel à cause de la chapelle Saint-Michel du Palais, proche voisine, exista au XIIIe siècle. Il était en bois et s’appelait aussi le Pont-Neuf. C’est tout ce que l’on en sait. La date de sa destruction est aussi peu connue que celle de sa construction. Dulaure présume qu’il fut emporté par la débâcle de 1326.

En 1378, Charles V décida la reconstruction de ce pont. «Notre roi Charles fut sage artiste et se démontra vrai architecteur, deviseur certain et prudent ordonneur, lorsque les belles fondations fit faire en maintes places notables édifices, beaux et nobles, tant d’églises comme de châteaux, et autres bâtiments, à Paris et ailleurs», dit Christine de Pisan dans le livre des bonnes mœurs de Charles V.

Le pont fut ordonné après enquête et conseil tenu au Parlement par les commissaires royaux, le prévôt de Paris, les conseillers au Parlement, le doyen, le chantre, le pénitencier et quatre chanoines de Notre-Dame, plus cinq bourgeois notables. Les travaux commencèrent aussitôt; le prévôt Aubryot, qui avait grand besoin de maçons et de manœuvres pour les considérables travaux alors entrepris dans Paris, faisait des rafles de vagabonds et de voleurs et les envoyait à ses bâtisses. L’abbaye de Saint-Germain des Prés éleva des protestations comme elle ne manquait pas de le faire chaque fois que l’on touchait à la rivière pour une cause quelconque, que l’on bâtissait quelque chose dessus ou que l’on établissait un bac. Elle se prétendait, en vertu d’une donation de Childebert, propriétaire de la rivière depuis le Petit-Pont jusqu’à Sèvres, eaux, fonds et rives, sur une largeur de dix-huit pieds! On négligea ces réclamations et le pont fut achevé en 1387.

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LE PONT AU DOUBLE

Vingt ans après son achèvement, le pont Saint-Michel fut emporté par la débâcle de 1408. Reconstruit aussitôt en pierre, il parut solide et tint bon un siècle et demi. Mais le 10 décembre 1547, ce pont de pierre, battu par une crue de la Seine, «se rompit par le milieu» et s’abattit presque tout entier avec ses maisons, dans la rivière du côté du Petit-Châtelet. Comme le malheur arriva au milieu de la nuit, il y eut cette fois sans doute nombre d’habitants périllés.

Reconstruit en bois, il alla jusqu’en l’année 1616 dont l’hiver fut particulièrement rigoureux; le 30 janvier, vinrent le dégel et la débâcle: les eaux et les glaçons arrivant à l’assaut avec violence emportaient pièce à pièce les charpentes du pont du côté d’amont et les maisons qui se trouvaient dessus. Le même jour, le pont au Change perdait aussi quelques maisons de la même façon. Des meubles de ces maisons écroulées dans la rivière furent portés par les eaux jusque du côté de Saint-Denis; les riverains qui les avaient recueillis les voulant garder en vertu du droit d’épave, il fallut un arrêt du Parlement pour les leur faire restituer.

Il restait une partie des charpentes du pont Saint-Michel et sur ces poutres ébranlées, la ligne de maisons du côté d’aval isolées au milieu de la Seine; tout cela devait fatalement être emporté par le premier gonflement de la rivière. Au mois de juillet eut lieu ce second écroulement.

De nouveau, le pont Saint-Michel fut reconstruit, avec un soin tout particulier cette fois, par une compagnie qui en avait obtenu la concession. Sur les quatre arches de pierre ornées à la pile du milieu d’un saint Michel à cheval, et de statues dans des niches aux autres piles, on éleva trente-deux maisons d’architecture symétrique. La compagnie devait percevoir les revenus de ces maisons pendant soixante années après lesquelles la propriété en reviendrait au roi, mais en 1672, moyennant une somme de 200,000 livres et une redevance annuelle, le roi abandonna la propriété de ces maisons.

Lorsqu’un édit de Louis XVI décida en 1786 la suppression des maisons des ponts de Paris, le pont Saint-Michel fut épargné. Ce dernier des ponts à maisons vit encore les premières années du XIXe siècle. Un décret de Napoléon daté du camp de Tilsitt, le 7 juillet 1807, condamna définitivement ces maisons qui tombèrent sous la pioche en 1809.

Chronologiquement, il nous faudrait parler maintenant du vrai et magnifique Pont-Neuf construit à la fin du XVIe siècle, et qui donna sa physionomie définitive à la Cité, mais en raison de son importance dans l’histoire de Paris, et de son rôle dans les événements politiques comme dans la vie parisienne aux deux derniers siècles, il nous faudra lui consacrer une notice à part.

Il nous reste à parler des ponts du XVIIe siècle construits en amont des vieux ponts des âges précédents.

L’Hôtel-Dieu qui, de l’île de la Cité, s’était étendu sur la rive gauche de la Seine, communiquait avec ses bâtiments méridionaux par deux ponts, l’un le pont Saint-Charles construit en 1606, complètement affecté au service de l’hôpital, et l’autre, le pont au Double, construit en 1634, sur le côté duquel un passage avait été réservé aux piétons, moyennant le paiement d’un double tournois, c’est-à-dire de deux deniers, et plus tard d’un liard.

Pour gagner le pont au Double, il fallait passer au pied de la tour sud de Notre-Dame, suivre un passage étroit sous les bâtiments de l’archevêché et s’engager sous une petite voûte donnant sur l’espèce de balcon réservé le long du pont entièrement occupé pour le reste par la salle Saint-Cosme.

Le pont Saint-Charles a disparu complètement, démoli en même temps que l’Hôtel-Dieu. La salle Saint-Cosme ayant été supprimée en 1835, le pont au Double fut entièrement livré au public. Depuis, lors des grands changements, on abattit à son tour le pont au Double et on le reporta plus en aval, à peu près entre son ancien emplacement et celui du pont Saint-Charles.

La Cité fut rattachée par le pont Rouge à partir de 1634 à l’île Saint-Louis, laquelle, à la création du quartier nouveau, avait été dotée de deux communications, le pont Marie vers la rive droite et le pont de la Tournelle à la rive gauche. Il ne faut pas confondre le pont Rouge de la Cité et le pont Rouge des Tuileries. Celui-ci construit en 1632 à la place du bac établi de longue date entre le Pré aux Clercs et les Tuileries, et dont la rue du Bac rappelle encore le souvenir, s’appela aussi pont Barbier, du nom de son constructeur. C’était une longue passerelle de bois peinte en rouge composée de dix arches, et au milieu de laquelle s’élevait une autre Samaritaine, une haute construction en pans de bois posée sur d’énormes poutres, entre lesquelles tournaient de grandes roues.

Emporté par les eaux en 1684, il fut remplacé par un beau pont de pierre nommé pont Royal en l’honneur de Louis XIV.

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PONT AU DOUBLE.—ENTRÉE DU PASSAGE POUR LES PIÉTONS
 
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BATEAUX DE FOINS ENFLAMMÉS INCENDIANT LE PETIT PONT, 1718
 

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ILE NOTRE-DAME (SAINT-LOUIS). COMMENCEMENT DU XVIIe SIÈCLE


CHAPITRE XIV

LES ILES SAINT-LOUIS ET LOUVIERS

Le chien d’Aubry de Montdidier.—Herbages et cabarets de l’île Notre-Dame.—La tour Loriaux et son fossé.—L’île Tranchée et l’île aux Vaches.—L’entreprise Marie.—Déboires et procès.—Le quartier de l’Ile.—Le pont de la Tournelle.—La tour des Galériens.—Le pont Marie.—Ecroulement de deux arches.—L’accident du pont Rouge.—Le quai des Balcons.—Les hôtels Bretonvilliers, Lambert, Pimodan, etc.—Les chantiers de bois de l’île Louviers.

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LA PROCESSION SUR LE PONT ROUGE

Appelée île Notre-Dame avant de prendre le nom de son église paroissiale Saint-Louis, l’île Saint-Louis, comme plus ancien souvenir du temps où elle n’était que pré ou saulaie, herbage tranquille avec un cabaret peut-être sous les arbres, a la vieille légende du chien de Montargis, fameuse au moyen âge, et que rappelait une sculpture au manteau de la cheminée du grand château de Montargis.

On connaît l’aventure: Un nommé Aubry de Montdidier, ayant été assassiné et enterré dans une forêt près de Paris, son chien, après avoir passé plusieurs jours sur sa fosse, s’en fut trouver à Paris un ami de son maître et l’importuna tellement par ses hurlements et ses façons extraordinaires que celui-ci finit par comprendre qu’un malheur devait être arrivé à son ami.

Il suivit le chien qui l’entraîna jusqu’à la fosse où le malheureux Aubry gisait. Une sépulture chrétienne fut donnée au cadavre, le crime fut mis sur le compte de voleurs quelconques, et bientôt oublié.

Mais le fidèle animal n’oubliait pas. L’ami de son ancien maître l’avait gardé chez lui; un jour, il vit ce chien se jeter sur un homme avec fureur. On lui fit lâcher prise difficilement, on le battit. Plusieurs fois, le fait se renouvela; avec le même hérissement de fureur, le chien sautait à la gorge de l’homme, un chevalier nommé Macaire, chaque fois qu’il le rencontrait ou le découvrait dans un groupe. Comme Macaire était connu pour avoir été l’ennemi d’Aubry, des soupçons naquirent bientôt de l’acharnement du chien. Une accusation directe fut portée, finalement fut décidé le recours au jugement de Dieu. Le combat ayant été ordonné entre l’homme et le chien, les prés de l’île Notre-Dame servirent de champ clos. On sait que la bataille se termina par la victoire du chien, Macaire était vraiment l’assassin, il l’avoua avant de mourir.

Jusqu’au commencement du XVIIe siècle, l’île Notre-Dame, chaloupe accrochée à l’arrière de la nef parisienne, conserva son aspect champêtre des vieux temps. Elle appartenait au chapitre de Notre-Dame qui la louait à des particuliers pour y faire paître des bestiaux, et à des blanchisseurs qui y mettaient sécher leur linge. Elle fut à une certaine époque coupée en deux par un mur et un fossé qui reliaient les deux parties de l’enceinte, entre la Tournelle de la rive gauche et la tour Barbeau de la rive droite. La partie comprise dans l’enceinte s’appela île Tranchée et l’autre île aux Vaches. Un pont de bois, vers cette époque, rattacha l’île Notre-Dame au port Saint-Bernard, à peu près sur l’emplacement du pont de la Tournelle actuelle; il était défendu par une tourelle carrée. C’est à peu près tout ce qu’on en sait. Emporté par les eaux à une époque inconnue, il ne fut pas remplacé.

Sous Charles V, la défense de l’île Notre-Dame était complétée par une tour appelée la tour Loriaux. Des cabarets s’élevèrent dans l’île où, le dimanche, les Parisiens venaient s’esbaudir et jouer aux boules sous les peupliers et les ormeaux.

Au XVIe siècle, ce mur et la tour Loriaux ruinés ont dû disparaître, on n’en voit plus trace dans les plans de l’époque. Le fossé paraît s’être élargi en un petit bras de Seine; sur l’île Notre-Dame ainsi que sur l’île Louviers qui la suit, on n’aperçoit qu’une ou deux maisons parmi les arbres. Une vue du XVIe siècle nous la fait voir plus habitée, les maisons sont plus nombreuses, il y a des jardins, des sentiers, et un moulin qui semble posé sur des débris de fortifications. Ceci c’est l’île Notre-Dame du temps d’Henri IV, le règne suivant va la transformer complètement.

Le projet de transformation se rattachait aux grands travaux entrepris par le Béarnais dans sa capitale et que sa mort entrava ou réduisit quelque peu. L’île appartenant au chapitre de Notre-Dame, il fallut la lui acheter, ce qui n’alla pas sans nombreuses difficultés, les chanoines ne consentant que de fort mauvaise grâce à se laisser enlever ce vieux fief de la cathédrale, pour des constructions qui devaient fort désagréablement boucher la vue aux maisons canoniales.

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ANCIENNE NICHE RUE LE REGRATTIER. 1896

Le sieur Christophe Marie, gros financier et entrepreneur, fut chargé de l’entreprise générale des constructions des îles Notre-Dame et des ponts devant les relier aux rives, par un acte du 16 mai 1614 lui accordant la concession des terrains à condition de réunir les deux îles en comblant la coupure, de ceindre le tout de quais en pierres de taille dans l’espace de dix ans, d’ouvrir des rues de quatre toises sur lesquelles toutes les maisons bâties lui paieraient pendant soixante années des droits de censive, lods et ventes. Christophe Marie avait pour associés les sieurs Poulletier, commissaire des guerres, secrétaire de la chambre du roi, et le Regrattier, autre financier.

Le pont aboutissant à la rive droite, le pont Marie, qui d’après les projets primitifs aurait dû être fait en bois et pour lequel des bois avaient même été achetés, fut commencé en pierres dès 1614; le jeune roi Louis XIII et sa mère en posèrent la première pierre en grande cérémonie le 11 août.

Des maisons se construisaient déjà. Le chapitre de Notre-Dame continuait cependant à élever des difficultés malgré le règlement des indemnités et divers arrangements qui maintenaient le quartier nouveau dans la justice du chapitre et décidaient qu’après les soixante années de jouissance accordées au sieur Marie ou ses héritiers, les droits de censive et autres reviendraient aux chanoines.

En plus de ces indemnités, on mit à la charge du sieur Marie la construction d’un mur en pierres de taille à la motte aux Papelards, le terrain Notre-Dame, restée à l’état de butte à berges libres à la pointe de l’île après l’archevêché, sur laquelle on ne voyait que des fourches patibulaires à deux piliers, avec un arbre ou deux et quelques buissons.

La société Marie ayant épuisé sa caisse céda son affaire, en 1623, à un autre entrepreneur, Jean de Lagrange, secrétaire du roi, qui rendit pour un peu de temps toute leur activité aux chantiers; celui-ci, en s’engageant à continuer les travaux, dut ajouter un pont de pierre pour joindre l’île à la rive gauche vers la Tournelle, dans l’alignement du pont de la rive droite, et un pont de bois aboutissant de l’île au port Saint-Landry dans la Cité. En échange de ce supplément de charges il obtenait le droit d’établir des bateaux pour lavandières, douze étaux de bouchers et de construire deux rangées de maisons sur chacun de ces ponts de pierres. Huissiers et procureurs entrèrent alors en scène, les anciens adjudicataires voulaient reprendre leur affaire au sieur Lagrange et des procès s’étaient engagés en outre entre les acquéreurs des terrains et l’entreprise.

Enfin les anciens entrepreneurs purent évincer Lagrange en 1627 et rentrer avec de nouveaux fonds dans la place. Ces travaux prirent encore une vingtaine d’années et ne furent achevés par Marie et le syndicat des propriétaires de l’île qu’en 1647, après bien des traverses, en dépit de nombreux procès, et en passant sur le corps de véritables levées de procureurs.

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LE PONT DE LA TOURNELLE

Dès 1642, Corneille dans le Menteur avait célébré hyperboliquement les beautés du quartier nouveau.

Paris semble à mes yeux un pays de romans,
J’y croyais ce matin voir une île enchantée,
Je l’ai laissée déserte et la trouve habitée.
Quelque Amphion nouveau, sans l’aide des maçons
En superbes palais a changé ces buissons...

En 1642, les maçons étaient en train d’achever les quais maintes fois interrompus, le pont Marie était terminé et habité. Une ligne de maisons hautes et régulières le rattachait aux lignes architecturales des hôtels construits sur les quais.

Le pont de la Tournelle construit au début de l’entreprise Marie était en bois. Une débâcle des glaces l’avait emporté en 1637; il avait été rebâti en bois, en dérogation aux engagements de l’entreprise, par suite du manque de fonds. Sa solidité problématique donnait aux riverains des inquiétudes très fondées, car une douzaine d’années après sa reconstruction, il fut encore emporté par la Seine, en partie du moins, mais cette fois la reconstruction définitive en pierre fut décidée.

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LA CHUTE DU PONT MARIE EN 1658

Ce nouveau pont de la Tournelle eut six arches de pierre, fortement arquées en dos d’âne; il faisait bel effet de n’importe quel côté, soit qu’on le regardât du quai Saint-Bernard découpant ses arches sur l’admirable pointe de la cité couronnée par l’abside de Notre-Dame, merveilleuse dans la splendeur des soleils couchants, soit qu’au contraire on portât les yeux en amont, vers le quai Saint-Bernard et la pointe des remparts de la vieille Tournelle. De ce côté d’innombrables bateaux chargés de vins ou de bois, d’immenses et flottantes meules de foin bordaient la rive sur plusieurs rangs serrés, ou se déchargeaient sur la berge au milieu d’un grand va-et-vient de fardiers, de haquets et de portefaix. Une de ces estampes du XVIIe siècle que les marchands de gravures agrémentaient de quatrains explicatifs, consacre au pont Saint-Bernard ces quatre vers, dont le troisième au moins est d’une belle audace.

Lorsque d’un rude hyver nous ressentons l’outrage
Et qu’au foyer le feu n’a de quoy se nourrir,
Icy l’on voit venir les forêts à la nage,
Et le port Saint-Bernard nous peut seul secourir.

Au-dessus de tous ces tonneaux et de tout ce bois à brûler, se dressait la vieille Tournelle Saint-Bernard, une grosse tour trempant dans l’eau, défendant l’angle de l’enceinte depuis Philippe-Auguste et reconstruite sous Henri II. Pourvue autrefois de tourelles sur ses angles, elle était déjà dépouillée de ces ornements au temps de Louis XIV. En arrière, après une tour ronde, s’ouvrait la porte de la Tournelle ou Saint-Bernard, remplacée en 1674 par une porte triomphale dans le genre des portes Saint-Denis et Saint-Martin. Cette porte triomphale était à deux arcades surmontées sur les deux faces d’un immense bas-relief tenant toute la largeur, où le Roi Soleil vêtu à l’antique, du côté de la ville recevait les hommages de toutes les divinités des champs, des forêts et des ondes, et du côté de la campagne voguait sur un grand navire au milieu des naïades et des tritons.

La grosse tour carrée s’appelait aussi la tour des Galériens; elle servait de dépôt aux malheureux condamnés aux galères qui entassés pêle-mêle dans toutes ses chambres, dans tous ses recoins, dans les caves ou sous les combles, y attendaient le départ des chaînes pour Marseille. Saint Vincent de Paul, ému par tant de misères, alla plus d’une fois leur porter des consolations et essayer d’obtenir quelque adoucissement à leur triste sort.

Tous ces galériens n’étaient point forcément des criminels; combien de victimes du fisc et, sous Louis XIV, combien de protestants se virent accoupler ici aux pires malfaiteurs. Alors, comme on voulait avoir une marine importante en Méditerranée, on recommandait la sévérité aux tribunaux afin de pourvoir de rameurs en suffisante quantité les galères du roi. Les criminels de tout ordre, assassins ou simples voleurs, et avec eux contrebandiers, huguenots, faux sauniers étaient envoyés à la chaîne, et quand ils étaient arrivés après d’atroces souffrances aux ports de la Méditerranée, on les retenait sur les bancs des galères aussi longtemps qu’il en était besoin, souvent tant qu’ils gardaient la force de manier la rame sous le fouet des argousins.

La tour des Galériens fut démolie en 1787, en même temps que la porte Saint-Bernard.

Quant au pont de la Tournelle, contrairement au pont Marie, son pendant de l’autre côté de l’île, il ne porta jamais de maisons. Vers 1850, la chaussée en dos d’âne fut aplanie et le pont élargi au moyen d’arcs en fonte appliqués de pile en pile.

Le pont de l’autre rive de l’île, en sa prime jeunesse, eut peu de chance. En 1658, une grosse crue de la Seine fit quelques dégâts sur les rives et causa le naufrage d’un certain nombre de bateaux chargés de marchandises. Les eaux rapides et limoneuses charriant des arbres et des épaves battaient les ponts avec violence et menaçaient d’emporter les maisons bâties sur les berges ou les moulins du fleuve. Tout à coup dans la nuit du 28 février au 1er mars, deux arches du pont Marie du côté de l’île cédèrent entraînant avec elles vingt-deux des cinquante maisons.

Une soixantaine de personnes périrent dans la catastrophe. Dans les maisons écroulées se trouvaient deux études de notaires, englouties avec toutes leurs archives, ce qui malgré toutes les recherches faites, amena de graves embarras pour bien des familles. Dès que le lieutenant civil et les magistrats prévenus du sinistre purent accourir, ils prirent toutes les mesures nécessaires en pareil cas, ils firent évacuer les maisons restées debout, et placèrent des postes de soldats aux extrémités du pont pour empêcher les voleurs de chercher aubaine sous prétexte de sauvetage. Le fleuve montant toujours, on fit évacuer de même des maisons du quai menacées aussi, et déloger les habitants du pont au Change et du Petit-Pont.

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LA TOUR DES GALÉRIENS SUR LE QUAI SAINT-BERNARD

Les eaux s’écoulèrent heureusement, les ponts restèrent et les Parisiens logés sur la rivière purent se remettre de leur chaude alarme.

Ce fut l’occasion d’une vérification générale des ponts et d’une réfection des parties ébranlées. Le pont Marie resta près de deux ans à l’état de ruine béante, puis pendant que l’on discutait sur sa reconstruction on jeta, en attendant la décision, une passerelle de bois sur la brèche et l’on établit un péage pour subvenir aux dépenses de la restauration future. Ce pont de bois provisoire dura dix ans, après lesquels la pile et les deux arches tombées furent rétablies en pierres.

Les vingt-deux maisons écroulées avec les arches ne furent pas rebâties, de sorte que le pont demeura pour un siècle en deux tronçons irréguliers, une partie chargée de ses étroites et hautes maisons à quatre étages et le reste découvert et libre. En 1788, les vingt-huit ou trente maisons subsistantes furent jetées bas en même temps que celles du pont au Change, et le pont resta comme nous le voyons aujourd’hui, le plus beau pont de Paris après le Pont-Neuf.

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