← Retour

Philoctète : $b Le traité du Narcisse. La tentation amoureuse. El Hadj

16px
100%

I

Le Paradis n’était pas grand ; parce que parfaites, les formes n’y fleurissaient chacune qu’une fois, et un jardin les tenait toutes. — S’il était, ou s’il n’était pas, que nous importe ? mais il était tel, s’il était — comme la forme la plus parfaite de Dieu. Tout s’y cristallisait en une forme nécessaire, et tout était parfaitement ainsi que tout devait être. — Tout demeurait immobile, car rien ne souhaitait d’être mieux. La seule calme gravitation faisait lentement évoluer l’ensemble.

Et comme aucun élan ne cesse, dans le Passé ni dans l’Avenir, le Paradis n’était pas devenu, — il était simplement depuis toujours.


Chaste Éden ! Jardin ! jardin des Idées, où les formes, rhythmiques et sûres, révélaient sans effort leur nombre ; où chaque chose était ce qu’elle paraissait ; car prouver était inutile.

Éden ! où les brises chanteuses ondulaient en courbes prévues ; où le ciel étalait l’azur sur la pelouse symétrique ; où les oiseaux étaient couleur du temps et les papillons sur les fleurs faisaient des harmonies providentielles ; où les roses étaient roses parce que les cétoines étaient vertes, qui venaient c’est pourquoi s’y poser. Tout était parfait comme un nombre et se scandait normalement ; un accord émanait du rapport des lignes ; sur le jardin planait une uniforme symphonie.

Au centre de l’Éden, Ygdrasil, l’arbre logarithmique, plongeait dans le sol ses racines de vie, et promenait sur la pelouse autour, l’ombre épaisse de son feuillage, où s’éployait la seule Nuit. Dans l’ombre, contre son tronc, s’appuyait le livre du Mystère — où se lisait la vérité qu’il faut connaître. Et le vent, en soufflant dans les feuilles de l’arbre, en épelait, le long du jour, les hiéroglyphes nécessaires.

Adam, religieux, écoutait. Unique, encore insexué, il demeurait assis à l’ombre du grand arbre. L’homme ! Hypostase de l’Élohim, suppôt de la Divinité ! pour lui, par lui, les formes apparaissent. Immobile et central de toute cette féerie, il la regarde qui se déroule.

Mais, spectateur obligé, toujours, d’un spectacle où il n’a pas de rôle, que celui de regarder toujours, il se lasse. — Tout se joue pour lui, il le sait, — mais lui-même… — mais lui-même ne se voit pas. Et que lui fait tout le reste ? ah ! se voir ! — Certes il est puissant, puisqu’il crée et que ce monde entier se suspend après son regard, — mais connaît-il cette puissance, même, tant qu’elle reste inaffirmée ? Que lui sert-elle, cette puissance, tant qu’il ne se la prouvera pas ? — Vraiment, à force de regarder, il ne se distingue plus bien de ces choses : c’est insupportable, — ne pas savoir jusqu’où l’on va ! Car c’est un esclavage enfin, si l’on n’ose risquer un seul geste, sans perturber toute l’harmonie. — Et puis, tant pis ! cette harmonie m’agace, et son accord toujours parfait. Un geste ! un petit geste, pour savoir, — une dissonance, que diable ! — Eh ! va donc ! un peu d’imprévu.

Ah ! saisir ! saisir un rameau d’Ygdrasil entre ses doigts infatués, et qu’il le brise…

C’est fait.

… Une imperceptible fissure d’abord, un cri, mais qui germe, s’étend, s’exaspère, strident siffle et bientôt gémit comme une tempête. L’arbre Ygdrasil flétri chancelle et craque ; ses feuilles où jouaient les brises, frissonnantes et recroquevillées, se révulsent dans la bourrasque qui se lève et les emporte au loin, — vers l’inconnu d’un ciel nocturne et vers de hasardeux parages, où fuit l’éparpillement aussi des pages arrachées au grand livre sacré qui s’effeuille.

Vers le ciel est monté une vapeur, larmes, nuages qui retombent en larmes et qui remonteront en nuées : le temps est né.

Et l’Homme épouvanté, androgyne qui se dédouble, a pleuré d’angoisse et d’horreur, sentant, avec un sexe neuf, sourdre en lui l’inquiet désir pour cette moitié de lui presque pareille, cette femme tout à coup surgie, là, qu’il embrasse et qu’il voudrait reprendre, — cette femme qui dans l’aveugle effort de recréer un être parfait et d’arrêter là cette engeance, fera s’agiter en son sein l’inconnu d’une race nouvelle, et bientôt poussera dans le temps un autre être, incomplet encore et qui ne se suffira pas.

Triste race qui te disperseras sur cette terre de crépuscule et de prières, avec la vision quelquefois dans l’extase, du Paradis perdu et que tu rechercheras partout ; — race où naîtront pour te consoler, des prophètes, — et des poètes, car j’en suis, qui se souviendront d’un Éden et recueilleront pieusement les feuillets déchirés, du Livre immémorial où se lisaient les vérités qu’il faut connaître.

Chargement de la publicité...