Philoctète : $b Le traité du Narcisse. La tentation amoureuse. El Hadj
III
Madame, cette histoire m’ennuie. Vous savez bien que si j’ai fait des phrases, c’est pour les autres et pas pour moi. J’ai voulu raconter un rapport de saisons avec l’âme ; il nous fallait gagner l’Automne : je n’aime pas abandonner n’importe quelle tâche entreprise.
Deux âmes se rencontrent un jour, et parce qu’elles cueillaient des fleurs toutes deux se sont crues pareilles. Elles se sont prises par la main, pensant continuer la route. La suite du passé les sépare. Les mains se lâchent et voilà, chacune en vertu du passé continuera seule la route. C’est une séparation nécessaire, car seul un semblable passé pourra faire semblables les âmes. Tout est continu pour les âmes. — Il en est, vous savez, nous le savons Madame, qui chemineront parallèles, et ne pourront pas s’approcher. — Donc Luc et Rachel se quittèrent ; un seul jour, un seul instant d’Été, leurs deux lignes s’étaient mêlées, — un unique point de tangence — et déjà maintenant ils regardaient ailleurs.
Sur le sable assis près des vagues, Luc regardait la mer, et Rachel la contrée. Ils cherchaient par moments à ressaisir l’amour qui se dénoue, mais c’était du plaisir sans surprise ; c’était une chose épuisée et Luc était heureux en songeant à partir. Rachel ne le retenait plus. — Quand ils sortaient ensemble encore ils marchaient en songeant — j’allais dire : pensifs ; chacun regardait devant lui au lieu de tant regarder l’autre. Luc ne songeait plus à l’amour, mais leur amour laissait en eux, comme le souvenir d’une grande douceur, et comme le parfum des belles fleurs fanées — tout ce qui restait des guirlandes — mais sans tristesse, sans tristesse.
Certains jours, ils marchaient ainsi, languissamment et sans paroles. A cause des couleurs splendides qu’avaient prises les feuilles d’automne, d’un si beau reflet dans les eaux, ils préféraient les eaux dormantes et se promenaient lentement sur leurs bords. Les bois étaient glorieux et sonores : les feuilles en tombant découvraient l’horizon. Luc songeait à la vie immense. — Je dis cela parce que moi j’y songe ; je crois qu’il devait y songer. — Luc et Rachel m’ennuient, Madame ; que vous dirai-je encore d’eux ?
Ils voulurent retourner voir le parc aux grilles merveilleuses. Ils trouvèrent longeant le mur, cette petite porte cachée, jadis très close et sans serrures — ouverte maintenant ; ils entrèrent ; — c’était un parc abandonné.
Rien ne peindrait la splendeur des allées. L’automne jonchait les pelouses, et des branches s’étaient cassées ; de l’herbe avait couvert les routes, de l’herbe en fleur, des graminées ; ils marchaient là-dedans en silence, près des buissons pleins de baies rouges, où des rouges-gorges chantaient. J’aime la splendeur de l’automne. — Il y avait des bancs de pierre, des statues, puis une grande maison se dressa, les volets clos et les portes murées. — Dans le jardin restait le souvenir des fêtes ; des fruits trop mûrs pendaient aux espaliers. — Comme le soir tombait ils repartirent… —
… — Racontez-moi l’Automne dit Rachel. L’automne reprit Luc, ah ! c’est la forêt tout entière, et l’étang brun près de l’orée. Les cerfs y viennent et le cor retentit. Taïaut ! Taïaut ! La meute aboie ; — les cerfs se sauvent. Promenons-nous sous les grands bois. — La chasse accourt ; — elle est passée ; — avez-vous vu les palefrois ? Le son du cor s’éloigne, s’éloigne dans les bois. — Allons revoir l’étang tranquille, où tombe le soir. —
— Votre histoire est stupide, dit Rachel ; on ne dit plus : des palefrois ; et je n’aime pas le tapage. Dormons. — Alors Luc la laissa ; n’ayant pas encore sommeil. —
Ce fut bientôt après qu’ils se quittèrent ; adieu sans larmes et sans sourires ; tranquille et naturellement ; leur histoire était achevée. — Ils songeaient aux choses nouvelles.
Voici l’automne ici, Madame ; il pleut, les bois sont morts et l’hiver va venir. Je pense à vous ; mon âme est brûlante et calmée ; je suis assis auprès du feu ; près de moi sont mes livres ; je suis seul, je pense, j’écoute. — Reprendrons-nous comme autrefois nos beaux amours pleins de mystère ? — Je suis heureux ; je vis ; j’ai de hautes pensées.
J’ai fini de vous raconter cette histoire qui nous ennuie ; de grandes tâches maintenant nous appellent. Je sais que sur la mer, sur l’océan de vie, des naufrages glorieux attendent, — et des marins perdus, et des îles à découvrir. — Mais nous restons penchés sur les livres, et nos désirs s’en vont vers des actions plus certaines. C’est cela qui nous fait, je le sais, plus joyeux que les autres hommes. — Parfois cependant lassé d’une étude trop continue, je descends vers les bois, par la pluie, et je vais voir finir l’automne. — Et je sais qu’après, certains soirs, rentrant de cette promenade, je me suis assis près du feu, comme ivre du bonheur de la vie, et presque sanglotant d’ivresse, sentant en ma pensée des œuvres sérieuses à faire. — J’agirai ! j’agirai ; je vis. Entre toutes nous aurons aimé les grandes œuvres silencieuses. Ce sera le poëme, et l’histoire, et le drame ; nous nous pencherons sur la vie, — comme vous le faisiez bien ma sœur, méditative et soucieuse. Maintenant je pars, mais songez, songez aux bonheurs du voyage…
Pourtant, j’aurais aimé — voici l’hiver — prolonger ce récit ensemble. Nous serions partis seuls un soir vers une ville de Hollande : la neige aurait empli les rues ; sur les canaux gelés, on aurait balayé la glace. Vous auriez patiné longtemps, avec moi, jusque dans la campagne ; nous aurions été dans les champs où l’on voit se former la neige elle s’étend infiniment blanche ; il fait bon sentir l’air glacé. — La nuit vient, mais où luit la neige ; nous rentrons. Maintenant vous seriez près de moi dans la chambre ; du feu ; les rideaux clos, et toutes nos pensées. — Alors vous me diriez, ma sœur :
Aucunes choses ne méritent de détourner notre route ; embrassons-les toutes en passant ; mais notre but est plus loin qu’elles — ne nous y méprenons donc pas ; — ces choses marchent et s’en vont ; que notre but soit immobile — et nous marcherons pour l’atteindre. Ah ! malheur à ces âmes stupides qui prennent pour des buts les obstacles. Il n’y a pas des buts ; les choses ne sont pas des buts ou des obstacles — non, pas même des obstacles ; il les faut seulement contourner. Notre but unique c’est Dieu ; nous ne le perdrons pas de vue, car on le voit à travers chaque chose. Dès maintenant nous marcherons vers lui ; dans une allée grâce à nous seuls splendide, avec les œuvres d’art à droite, les paysages à gauche et la route à suivre devant nous ; — et faisons-nous maintenant, n’est-ce pas, des âmes belles et joyeuses. Car ce sont nos larmes seulement qui font germer autour de nous les tristesses. —
Et vous êtes semblables, objets de nos désirs, à ces concrétions périssables qui, sitôt que les doigts les pressent, n’y laissent plus que de la cendre. — Qualquiera ventio que sopla.
Levez-vous, vents de ma pensée — qui dissiperez cette cendre.
Été 1893.
Yport et La Roque.