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Philoctète : $b Le traité du Narcisse. La tentation amoureuse. El Hadj

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EL HADJ
ou
LE TRAITÉ DU FAUX PROPHÈTE

A Frédéric Rosenberg.

O ! prophète fais connaître tout ce qui est descendu sur toi à cause de ton Prince, car si tu ne le fais pas, tu n’as pas rempli son message.

Le Koran, V, 71.

Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau secoué par le vent ? — Mais qu’êtes-vous donc allés voir ? Un homme couvert d’habits précieux ? — Mais qu’êtes-vous donc allés voir ? Un prophète ? — Oui, vous dis-je, et plus qu’un prophète…

Mathieu, XI, 7-9.

El Hadj a paru dans le second numéro du Centaure, en septembre 1897.

Maintenant que près du soleil couchant les minarets aimés réapparaissent, de la ville enfin regagnée ; que le peuple épuisé rit de désirs et vers elle se précipite… Allah ! ma tâche est-elle terminée ? Ce n’est plus ma voix qui les guide.

Ah ! qu’ils puissent crier d’amour ce soir au seuil de leur maison, puisque leur repos s’y retrouve ! — je veux m’attarder au désert. — Mon secret je l’ai tu durant les jours et les nuits ; j’ai porté sans appui le fardeau de mon épouvantable mensonge, et j’ai fait semblant jusqu’au bout ; de peur que ne cherchant un but en vain à notre longue errance, n’en trouvant point ils ne s’abandonnassent aux douleurs et ne pussent plus avancer.

Maintenant, parlons ! je suis seul. Mais de désespoir que crierai-je ?

Car je sais maintenant qu’il y a des prophètes, cachant pendant le jour aux peuples qu’ils conduisent l’inquiétude, hélas ! et l’égarement de leur âme, simulant leur ferveur passée pour dissimuler qu’elle est morte — qui sanglotent quand vient la nuit, quand ils se retrouvent tout seuls — et ne sont éclairés plus qu’à peine par les étoiles innombrées et par la trop lointaine Idée, peut-être — à qui pourtant ils ont cessé de croire.

Mais vous, prince, vous êtes bien mort ; moi-même je vous ai couché dans la mobilité des sables ; le vent a soufflé ; les sables ont coulé comme les vagues des grands fleuves, et qui sait à présent le lieu de votre errante sépulture ? — Est-ce vous qui meniez votre peuple au désert ? — Ou étiez-vous mené vous-même par quelque autre ? Qu’avez-vous rencontré dans la plaine ? — Il n’y a rien. N’est-ce pas que vous n’avez rien vu dans la plaine ? Mais vous alliez plus loin sans la mort. — Prince, j’ai ramené le peuple de la plaine.

Certes je ne me croyais pas prophète, d’abord ; je ne me sentais pas né pour cela. Je n’étais qu’un conteur des places, El Hadj, et l’on m’a pris parce que je savais des chansons. On m’a dit que j’avais ce signe sur le dos, par quoi Dieu marque ses apôtres ; mais je n’en étais pas averti ; je n’aurais point sinon quitté la ville ; par peur de Dieu, je ne les aurais point suivis. Mais pouvais-je supposer mon histoire ? Prophète ; c’est aux autres seuls que j’ai prédit. — On partait en troupe pressée, on ne savait ni pour quoi, ni pour où. Ils me payèrent afin de les distraire ; ainsi je me joignis à eux ; je leur chantais des chants d’amour dans l’ennui de la longue route et pleurais avec eux les femmes que nous n’avions pas emmenées ; ainsi je me fis aimer d’eux. Nous avancions vers le désert. Devant nous cheminait le prince, porté sur une litière fermée ; nul de nous ne pouvait le voir. La nuit il dormait seul sous sa tente et nul de nous n’en approchait ; des esclaves muets en protégeaient la solitude. Comment nous traînait-il à sa suite ? C’était une mystérieuse dépendance ; on eût dit que sa décision s’imposait immédiatement sur nous tous. Car nul ne transmettait de lui nul ordre ; nous n’avions d’autres chefs que lui et qui gardait toujours le silence ; ou peut-être parlait-il à ses porteurs, mais sa voix ne nous était jamais parvenue. De sorte que tous semblions suivre lui qui ne paraissait pas guider. Mais c’était une chose étrange, et je m’en étonnai dès lors, que notre marche semblât prévue et la route déjà précisée, comme si, passant avant nous, d’autres l’avaient déjà tracée. Nous n’étonnions rien sur la route, et dans les villes approchées, tant aisément l’on nous trouvait des vivres et tant l’on nous admirait peu, il semblait que l’attente de nous, nous avait déjà précédés. Pourtant l’on voyait bien que nous n’étions pas de ces caravanes marchandes qui repassent de ville en ville et que l’on a coutume de recevoir. L’on nous eût pris plutôt pour une troupe belliqueuse, si nous avions porté plus d’armes — mais même avant d’avoir compris notre intention pacifique, de loin encore aucun ne s’effrayait.

Dès quitté les états du prince, par façon, nous ne campâmes plus dans les villes, mais au pied de leurs murs et du côté de l’orient. Quand la ville était entourée d’oasis nous n’entrions plus sous les arbres sitôt que le jour se closait. Il y régnait une fraîcheur pernicieuse ; nous campions à la limite des jardins, et notre âme s’accoutumait à n’avoir devant soi qu’une interminable étendue.

Parfois dans ces jardins, avant la fin du jour, je marchais, accompagnant nos envoyés chercher des provisions sur les places, où à peine si les vendeurs nous questionnaient ; d’ailleurs nous cessâmes bientôt de comprendre aisément leur langue ; c’était la nôtre encore, mais trop différemment prononcée. Et qu’eussions-nous pu leur répondre ? Sinon que nous venions d’une capitale du Sud, et que par notre longue marche vers le Nord, nous voyions chaque jour le pays devenir plus vaste et désert. Parfois, plus pour les nôtres que pour ces étrangers qui me comprenaient mal, et que pour les petits enfants qui, lorsque notre camp n’était pas trop distant de leur ville, nous y suivaient et restaient dans le soir, silencieux ou chuchotant autour de nos feux de broussailles, mais que ni notre appareil de voyage, ni les étoffes richement brodées pendant au cou des dromadaires ne paraissaient étonner beaucoup plus que pour s’en assurer du bout des doigts, — je chantais et prolongeais mon chant dans la nuit jusqu’à l’approche du sommeil :

— La ville que nous avons quittée,
est, était riche, grande et belle.
Si nous ne l’avions pas quittée,
nous ne l’eussions pas nommée,
Car nous n’en connaissions point d’autres.
Maintenant nous l’appellerons Bâb-el-Khroûr,
pour pouvoir en parler entre nous,
Et pour en porter le renom
avec nous à travers les terres.
Notre ville est plus belle
que toutes celles que nous avons traversées.
J’y sais des cafés où l’on cause le soir,
et où dansent de belles femmes.
Les femmes que nous avons laissées,
pleurent d’amour à nous attendre.
Chacun de nous en a plusieurs,
et la moindre est encore très belle.
Hors de la ville il y a du maïs et du blé ;
la terre est riche en céréales.
Notre prince est puissant entre tous les princes ;
personne ne peut l’approcher ;
Nul n’a jamais vu son visage.
Ah ! bienheureuse l’épousée
qui pourra contempler sa face.
D’assez riche pour lui, qu’aura-t-elle ?
Quel parfum mouillera ses cheveux ?
Où l’attend-elle pour des fêtes ?
Là nous irons.
Elle languit d’ennui dans l’attente
Au bord des eaux dans de vastes jardins.
Nul ne pourra la voir que le Prince,
Mais le soir des noces il y aura pour nous
Du lait de palmes en abondance et du vin doux.

Ainsi, devant les autres, chantions-nous les louanges de notre ville, par vanité — et nous prédisions-nous des destinées fastueuses pour ne pas être méprisés. Mais dans la nuit, quand nous avaient laissés tous les autres, nous n’avions plus cette assurance et nous disions : Certes, il est vrai que notre ville est grande et belle, celle que nous avons quittée ; mais depuis fut longue la route et pour le reste qu’en savons-nous ? Il faut suivre le prince, sans doute ; mais jusques à quand ? et jusqu’où ? — et pour qu’y faire est-ce qu’il nous mène ? Chantons-le ; mais qui peut le dire ? Sans doute le prince le sait ; mais à qui parlerait le prince ?

Et bien qu’à leur triste question ils n’espérassent pas de réponse :

A moi, leur dis-je, il parlera. — Comment ferais-tu ? dirent-ils ; on ne le laisse pas approcher. — Sachons attendre, répondis-je. Celui qui marche dans la nuit, peut pendant le jour goûter l’ombre. — Et moi-même en disant cela j’espérais.

Le lendemain, tandis que nous avancions dans la plaine et que les dernières ombres disparaissaient, je pensais : à quoi me sert-il de chanter si je ne chante pas pour le prince ? — Cette nuit, non loin de sa tente, j’irai ; eux tous fatigués dormiront ; le prince qui n’a pas marché doit peu dormir ; il m’entendra, et je chanterai si bellement qu’il voudra encore m’entendre. A cela durant tout le jour je songeai ; une ferveur soutint ma marche, et le désir de cette nuit me la faisait lente à venir, que j’allais emplir de mon chant.

Quand vint la nuit : — O nuit ! — chantai-je — et dans le camp tout se taisait. La tente du prince hors du camp, faisait un isolé promontoire, puis le vaste désert s’étendait. — O nuit ! — et je rompais mon chant de pauses, comme si du vent l’emportait qui ferait regretter au prince de ne l’entendre pas tout entier… — Une tente sur le désert. — Une falouque sur les flots ! — Mais des sables, El Hadj, que dirais-je ?… et je citais mon nom de pèlerin, pensant, ce qui ne manque pas d’arriver, que le prince s’en souviendrait ensuite et pourrait me faire appeler. Puis, comme alors la grosse lune se décomposait en silence et que, pris d’angoisse à la voir, j’admirais ce qu’après la chaleur du jour les sables conservaient encore de lumière qui les faisait paraître azurés, je chantai :

Ils sont plus bleus que les flots de la mer.
Ils étaient plus lumineux que le ciel…

Et tout à coup, comme quelqu’un qui se lamente, je criai : Depuis combien de jours as-tu dit : voici que les collines du pays s’éloignent et que nous n’avons plus pour soutenir nos fidélités que de trop lointains souvenirs. Depuis, qu’avons-nous vu dans la plaine ! La plaine. El Hadj ! que raconteras-tu de la plaine ? Il n’y a rien. N’est-ce pas que tu n’as rien vu dans la plaine ?

— J’ai vu des fleuves, des grands fleuves, disparaître entiers dans le sable ; ils ne s’y jetaient pas, je suppose ; ils s’y enfonçaient lentement ; ils y disparaissaient, comme des espérances. — Parfois ils reparaissaient plus loin ; ils ne surgissaient pas, je suppose ; ils ressortaient simplement du sable en une eau fine et filtrée ; reparaissaient comme des espérances. Plus loin, il n’y avait plus que du sable ; on ne savait même plus ce qu’eux ils étaient devenus. — Fleuves, grands fleuves, ce n’est pas vous que nous sommes venus voir.

Dites ! qu’avez-vous vu dans la plaine ?
La caravane immense y a passé.
Qu’est-ce qu’elle aura vu sur le sable ?
Des os blanchis ; des coquilles vidées ;
Des traces ; des traces ; des traces, —
Que le vent du désert effaçait.
L’immense vent du désert a passé. —
Ah ! qu’avez-vous été voir dans la plaine ?
Est-ce un roseau tourmenté par le vent ?
Mais qu’avez-vous été voir dans la plaine ?
N’avez-vous donc rien été voir ?…

Quand le jour revint, je craignis qu’à cause de mon chant ne m’importunassent les autres ; — mais ils ne l’avaient même pas entendu. — Nous avançâmes dans le désert.

Quand la nuit revint, je m’approchai de nouveau de la tente et quand au-dessus du désert surgit la lune cramoisie : O nuit ! grande nuit !… m’écriai-je — puis je repris beaucoup plus bas : — Comme une barque sur les flots, prince, une tente te promène. — Elle te promène jusqu’où ? — Et puisque cette nuit j’avais pris ma viole, de pause en pause j’en simulais une réponse aux questions. — Au soleil, devant nous, morne plaine, t’es-tu suffisamment pâmée ? — Désert ! Quand vient la nuit, ne t’arrêtes-tu toujours pas ? — O ! si le vent m’emportait sur ses ailes, à l’autre bord de cette mer embrasée, — ô que ce soit où la saignante lune, berger du ciel, avant de paître va se laver. Au bord des eaux, dans de vastes jardins, comme une amante au soir des noces, elle se pare ; elle se regarde dans l’eau. L’amante attend le soir des noces, prince, au bord des sources cachées. — Ainsi s’enhardissaient mes paroles presque jusqu’à l’affirmative, — et pourtant, pourtant qu’en savais-je ? était-ce là prophétiser ?… et je chantais avec l’accent toujours plus tendre, plus pathétique ou plus lassé :

Prince ! où finira ce voyage ? Est-ce dans le repos de la mort ? — Sans doute il est d’autres jardins dans le Nord, sous le ciel doux, où s’étiolent les palmes.

A quoi songes-tu ? prince, est-ce que tu dors ? — Prince ! quand jamais te verrai-je ? afin qu’à quels petits enfants, puissé-je, et dans combien de soirs, répondre : Oui c’était cela, — lorsqu’ils me demanderont : El Hadj ! El Hadj ! que t’a-t-on mené voir dans la plaine ? Est-ce un prince couvert de vêtements somptueux ? — Prince ! toute mon âme soupire ; mon âme languit après toi… Et de lui peu à peu je me sentais m’éprendre au gré même de mes paroles, de sorte que, dans la troisième nuit, quand, dès mon chant, je le vis sortir de sa tente, à la clarté du ciel, couvert de vêtements somptueux, mais la face cachée d’un voile — et, comme encore je demandais et pensais demander en vain : Prince ! qu’êtes-vous allé voir au désert ? — lorsque, d’une voix plus subtile qu’aucun chant que j’eusse entendu, je l’ouïs inespérément me répondre : — Un prophète — et plus qu’un prophète — El Hadj ! bon pèlerin, c’est toi ! demain tu viendras dans ma tente. — je me tus et jusqu’à l’aurore sanglotai d’amour dans la nuit.

Mais le lendemain, le désert se couvrit de mirages ; depuis longtemps les oasis avaient cessé ; à peine, où de l’eau croupissait, montait un maigre bois de palmes, par le mirage foisonné tellement qu’il apparaissait de loin comme une oasis merveilleuse. Et rien je vous assure — villes hautes, palmes et eaux, n’était pour nous, Allah ! plus décevant que ces mirages. Parfois, dès l’aube, nous marchions vers eux, et jusqu’au soir, pour nous désoler de les voir, d’abord lentement éloignés, dans l’effacement du soleil, se dissoudre. — Ainsi de vertus en vertus marcherons-nous, El Hadj, jusqu’à la mort, dans l’espérance, et nous soutiendrons-nous jusqu’au bout par la vision miragineuse d’on ne sait quelle félicité — comme qui, pour s’y endormir, préparerait assidûment un rêve à son irrévocable sommeil. — O prince mort ! dans ton sommeil sans visions, as-tu toujours soif d’eau des sources ? — O visions du paradis ! heureux celui chez qui, seule la noire mort peut vous éteindre. Allah ? vous êtes seul véritable. — Je sais bien qu’il en est qui disent que ce ne sont point là des irréalités, et que les objets sont ailleurs, et qu’on finira bien par trouver, — dont voici la flottante apparence, d’eux par trop de chaleur détachée, — qui se propose, plus voisine, fallacieusement à nos prises. Mais puisque nous ne pouvions la saisir, Allah ! pourquoi la proposer ? — Et nous nous déconcertions au matin, quand devant nous se voyait l’horizon se franger, — et même le passé ne nous paraissait plus avoir d’inévitable certitude, tant, lorsqu’on se retournait vers le soleil, tout semblait fondre et presque se fluidifier. — Mais ce que j’admire à présent, ce qui m’emplit de patience, c’est de songer, ah ! pauvre peuple ! qu’elle était grande ta confiance ! d’où naquit ma compassion… Car enfin que connaissait-t-il de ce qu’on attendait de lui ? et qu’en attendait-il lui-même ? — Il leur suffisait, pour marcher, de croire que c’était vers un but, et que le prince au moins le connaissant, les menait avec assurance. Combien docilement ils suivaient sans savoir ; — car de ce que le prince me dit, je ne crus rien pouvoir leur révéler ; d’ailleurs ils n’auraient pas compris. Et quelle certitude d’ailleurs avait-il, lui-même, de l’avenir dont il parlait ? S’il croyait maintenant à ces noces, n’était-ce pas depuis qu’il m’avait entendu les chanter ? Mais il parlait alors d’une manière si douce, si crédule et si assurée de l’enfant qui devait en naître et porterait son nom rajeuni, ce nom que nul n’a pu connaître et par qui tout le peuple serait gagné ; il en parlait avec une assurance si grave, que malgré le passé et à cause de mon incompréhension même j’y croyais. — El Hadj ! alors me disait-il, il te faut, comprends, croire à moi de toutes tes forces ; l’avenir a besoin de cela pour arriver. — Prince, à force d’amour, je t’ai cru. — Chante, El Hadj ! chante maintenant les jardins où m’attend l’amante — mais d’elle ne me parle pas. — Songeant à la monomorphie des palmes : pour faire rêver l’habitant du désert, me disais-je, il faut parler des nombreuses ramures du Nord et des troncs variés des arbres ; — et je chantais les profondes forêts, les ravins, l’odeur des feuilles et des mousses, les brumes du matin, du soir, la fraîcheur de la nuit, l’aménité du jour et sur les prés l’humidité délicieuse. Le prince m’écoutait lentement. Je disais les travaux plus aisés ; la volupté plus souriante, l’azur plus clair, l’air moins brûlant, la nuit moins enflammée. — Y serons-nous bientôt ? demandait-il. — Nous y serons bientôt, répondais-je, — Chante encore, El Hadj bien aimé ! — Là-bas, chantais-je, coulent des eaux non plus salées. Ah ! que seront doux à nos pieds les cailloux glacés des rivières…

A chanter, la moitié de la nuit se passait.

Je ne sais si mon chant donnait de l’assurance au prince, mais moi j’en étais extraordinairement fortifié. Ce que je chantais devenait ; après l’avoir chanté j’y croyais. Devant le peuple, le plus souvent je me protégeais de silence ; il suffisait qu’il crût que le prince guidait. Et quand je parlais, je disais : Le prince vous mène ; il sait où il lui plaît d’aller. Mais de cela que vous dirais-je ? Que suis-je devant lui, moi-même ? Devant vous, il est vrai, prophète ; devant le prince, un serviteur. Et je me prosternais vers sa tente en exemple de soumission.

Cependant chaque après-midi devenait un peu plus accablante. Quand les mirages n’y germaient pas, on ne voyait exactement devant soi que les sables roux de la plaine qui se levaient en dunes par instants ; le seul épisode d’un jour était d’avoir cueilli des coloquintes. Pour occuper j’imaginais des pratiques plus rigoureuses et de singulières privations. A peine dans le camp avions-nous emmené quelques femmes, mais je citai des heures pour les toucher ; pourtant ils n’avaient point comme moi le cœur rempli d’amour pour le prince et n’étaient point occupés par cela. Devant eux je montrais de la suffisance et pour qu’ils ne m’interrogent plus, je n’affirmais que des choses incohérentes : aux soumis des promesses de récompense, aux révoltés des menaces de châtiment. Puis je m’en retournais près de la tente où le prince ne me laissait entrer que le soir — et jusqu’au soir je sentais se défaire mon assurance, qui près du prince renaissait. — Mais je ne sais comment, lorsque j’avais faibli le jour, au soir le prince le savait. — El Hadj ! disait-il alors d’une voix toujours amoindrie, c’est en ta foi que je repose ; en ta croyance en moi je puise la certitude de ma vie. — Je ne comprenais pas alors, mais après chaque jour de doute, au soir je le trouvais un peu plus affaibli. Hélas ! et c’est pourquoi chaque matin ma foi s’en réveillait plus faible ; puis quand auprès de lui toute la nuit je refaisais ma confiance, lui n’était point par là fortifié. — El Hadj ! disait-il alors, pauvre prophète ! comme ton amour est petit ! Vaut-il la peine que j’en vive ? si tu n’en es pas plus brûlé, — O ! répondais-je, je vous aime, prince, autant que je peux vous aimer. — C’est au soleil que tout chancelle ; la nuit je m’assieds près de vous et me consume de ferveur. — Que ne suis-je sous votre tente tout le jour ? nous nous consolerions longuement ; durant le jour aussi je vous aime ; j’attends la nuit et pleure que vous ne m’apparaissiez pas. Que ne vous laissez-vous mieux connaître ? Je ne souhaite connaître que vous. Ah ! si je pouvais voir ton visage, prince, j’en serais tout fortifié. — Alors le prince me prit la main, et j’en fus tellement troublé… Ma tendresse en fut augmentée, mais ma confiance navrée — tant cette main brûlait de fièvre.

Le lendemain, entre les marches du long du jour, près de sa tente encore déployée, espérant qu’il m’entendrait, je chantais :

Ma tente vogue sur le désert
Comme sur une mer embrasée.
Portes de toiles, que le vent vous soulève !
Portes de ma tente, vous êtes de lumière pénétrées.
Soulevez-vous, portes de toile
Et laissez entrer mon désir.

Mais à peine si le vent faisait claquer la toile comme la voile d’un navire. Le prince dormait tout le jour et ne m’entendait pas chanter. Alors je reprenais d’une façon plus murmurée :

Mon doux ami dort sous la tente,
C’est pour qu’il dorme que je veille.
Quand je suis seul c’est que j’attends mon ami,
Je ne vais à lui que le soir.
C’est maintenant l’heure de tous les feux du Midi ;
Toute la terre flétrit de soif et de crainte et d’attente ;
C’est l’heure où la volonté des hommes vaillants s’épouvante,
Où la pensée des sages se déconcerte,
Où la vertu des purs s’altère, —
Tant la soif est désir d’amour
Et l’amour est soif de toucher, —
Où tout ce qui n’est pas de feu
Sous cette ardeur se décolore.
Il en est qui, le soir venu, n’ont plus retrouvé leur courage
et que tant de chaleur a lassés ;
Il en est qui le long du désert ont cherché toute la nuit après,
en vain leur pensée égarée ; —
A cause de mon doux ami
J’attends la douce nuit sans crainte.
Quand le soir vient, mon ami se réveille ;
Je vais à lui ; nous nous consolons longuement.
Il promène mes yeux dans les jardins des étoiles.
Je lui parle des grands arbres du Nord
Et des froids bassins où la lune,
Berger du ciel, comme une amante, va se laver ;
Il m’explique que les seules choses périssables
Ont inventé les seules paroles
Et que celles qui ne doivent point périr
Se taisent toujours, ayant tout le temps pour parler —
Et que leur éternité les raconte.

Comprenant à peine pourquoi, je m’effrayais, ainsi chantant, à cause du silence même du désert, de ces étranges paroles du prince, que je rapportais dans mon chant.

Cette nuit, quand, sous la tente à peine éclairée, je le revis, il était las : Prince, lui dis-je, il faut un gage d’alliance — de ton alliance avec moi ; qu’à défaut de toi je possède et dans le cours du jour je puisse regarder. — Comment, répondait-il, El Hadj, ne comprends-tu pas que toi-même es gage d’alliance entre le peuple et moi ? — et qu’entre toi et moi il ne peut y avoir aucun signe, puisque à toi je ne suis point caché ; — quoi d’autre veux-tu de moi, que moi-même ? Tu t’occupes de moi, je le sais, — mais pas suffisamment de ton peuple ; et pourtant lui ne connaît de moi que toi-même ; c’est par ta face que je parais devant lui et par ta voix que je lui parle. Tu ne lui parles pas assez ; comment dès lors veux-tu qu’il m’aime ? — Puis, presque tristement me parut-il, et d’une voix un peu changée il ajouta : Certes je te montrerai mon visage, — mais à le voir ton amour ne sera pas rassasié. Faut-il donc que de plus de désir tu l’attises ? — Et sorti de son lit, chancelant comme un convalescent très faible, il souleva la toile de la tente et devant la face pâle des cieux découvrit son pâle visage. Il était beau d’une beauté surnaturelle, et semblait d’une autre race que nous, — mais pâle inexprimablement et d’expression si lassée que voici que ma foi s’en allait disparaître, tandis que je sentais en son lieu un amour tout humain m’envahir. Et je restais devant lui sans geste et sans parole, jusqu’à ce que tombant à ses pieds je saisis de mes bras ses genoux frêles, puis pensai m’évanouir de tendresse, de doute et de désolation en sentant sur mon front trop brûlant sa main trop tiède se poser.

Ce fut le lendemain, au soir, qu’après la longue marche, une suprême dune ayant été franchie, apparut devant nos désirs hors d’haleine, d’un lac ou d’une mer la plaine doucement azurée. Alors, dans tout le peuple, les cris délirants des premiers faisant se hâter tous les autres, ce fut un mouvement sans nom ; comme si la vue d’une très prochaine fraîcheur, assouvissant déjà leur âme en espérance, suffisait pour un soir à les désaltérer ; — prosternés ainsi qu’en prière, ils criaient vers les eaux sans y aller, et leur soif, à se sentir bientôt devoir être étanchée, en devenait voluptueuse. C’étaient des chants, des cris d’une sensualité reconnaissante et délivrée ; d’autres dansaient. Aucun ne songeait plus à avancer ; comme si suffisaient des promesses au lieu des satisfactions ; comme si jamais soif avait pu s’étancher d’eau salée, l’amour de visions, ou de remises l’espérance. — A peine une petite lieue séparait encore du rivage, mais après une immense fatigue cette immense joie les brisait. Certainement que de son lit fermé qui précédait toujours la marche, le prince entendit les cris délirants de son peuple. Les porteurs, au demi-versant de la dune, s’arrêtèrent et la tente royale fut dressée. Le soleil déclinait vers un soulèvement de brume ou de poussière que son rayonnement oblique rougissait ; l’horizon derrière la mer se fondait en une adorable dorure ; un instant au reflet du ciel les eaux parurent embrasées, puis brusquement, l’astre disparu, la nuit vint complète et fermée. — Je savais que parfois les marées sur un sol plan peuvent beaucoup s’étendre et que dangereuses souvent sont les plages des mers inconnues — et donc j’étais heureux que nous nous arrêtassions là, encore loin et haut sur la colline. — Toutes les tentes furent posées ; le camp se forma ; les feux du soir brillèrent. La tente du prince, presque inéclairée était avant le camp comme un isolé promontoire ; la mer semblait avoir empli la nuit. — Je m’approchai de la tente du prince.

Il était debout, penché hors de la tente, soulevant la porte de toile ; il était sans voile à sa face et ses yeux cherchaient dans la nuit. Lorsqu’il me vit : Je ne vois point la mer, dit-il, El Hadj ! — Il parlait mystérieusement ; à l’entendre prononcer mon nom, je trouvais une presque amoureuse douceur. — C’est que la nuit est trop close, répondis-je ; tantôt la lune paraîtra. — Je n’entends point la mer, El Hadj. — Ah ! prince, c’est qu’elle est très calme et c’est que nous en sommes trop loin.

— El Hadj ! reprit-il lentement, c’est sur l’autre bord de cette eau que mes noces sont préparées et que grandit pour nous l’attente. El Hadj ! malgré le nuit, dans la nuit, où personne ne puisse te voir, il faut que vers la mer tu descendes ; la lune se lèvera quand tu parviendras sur la rive ; regarde si l’on voit l’autre bord, — ce que l’on voit sur l’autre bord, — si l’on distingue enfin les arbres, les grands arbres dont tu me parles dans tes chants. Va, mon El Hadj ! El Hadj bien aimé, vas-y vite — puis raccours aussitôt vers moi.

Je partis ; — j’allai, malgré ma lassitude. Je descendis les pentes de la dune et me sentis bientôt lourdement enveloppé par la nuit. M’étant retourné vers le camp je n’en vis plus aucune flamme ; un brouillard presque opaque me les cachait, dans lequel je pénétrais plus avant tandis que je descendais vers la plage. J’avais confiance en la lune pour guider mes pas au retour. J’étais las ; las au point d’en oublier mon espérance. Je m’étonnai, je m’en souviens, de l’odeur trop fade de l’air ; l’humidité qui le chargeait n’était point, comme il eût fallu, âpre de la salure marine, mais rappelait plutôt les exhalaisons des marais. — Mais alors, devant moi qui marchais, cette vapeur frémit, — chancela, s’argenta, s’ouvrit, et, comme un pâtre aux bergeries, s’occupa gravement la lune.

Elle flottait au-dessus d’une plaine d’une quiétude inconnue. J’étais au bord d’un étendu mystère où ne remuait pas un flot, mais sur quoi riait et brillait la belle image de la lune, indéfiniment élargie. — Le terrain cessait sans secousse ; le sable plat se remplaçait simplement par autre chose, qui continuait sa planitude, et que je comprenais ne pas être de l’eau. J’avançai ; j’entrai — c’était comme dans une matière incréée, ni tout à fait solide, ni tout à fait liquide, mobile sous mon pied, sinon tranquille, mais comme imparfaitement figée. A ma gauche un élan de sable y gagnait, persistait, mince promontoire où des joncs débiles croissaient. J’y marchai… après, ce n’était plus, non, ni de la terre, ni de l’eau… une espèce de limon, de vase, qu’une mince croûte de sel recouvrait, y mettant les reflets de lune, et sous le ciel du soir d’abord ayant pu paraître azurée. Je voulus m’avancer encore ; cette croûte fragile crevait ; j’enfonçais dans une profondeur dissimulée d’abominable fange molle. — M’accrochant aux joncs, à genoux ou couché, je revins reposer sur le sable. Je m’y assis ; je regardai ; mon étonnement était si grand devant cette mer irrêvée, de boue protégée de sel, où mon poids avait fait un trou — que je ne sentais plus en moi, plus même ma désespérance. Accablé de lassitude et de stupeur, je regardai la lune sereine, au-dessus de la claire étendue, sembler rire et briller — sur cette morne plaine insondée, plus morne encore que le désert. — Et voici que la lune plus haute, éclairant plus fort l’horizon, montra de l’autre côté de la mer une autre rive non lointaine, et il semblait que de grands arbres s’y penchassent… Mais le sable où j’étais assis fléchissait ; je dus quitter le promontoire, revenir en arrière, à la berge où cette mer finissait. — Là je me couchai contre terre, et sentis maintenant si complètement ma solitude et l’environ de cette immensité… et cette mer, pour être étroite, me disais-je, n’en serait pas plus franchissable… et toute ma vertu soudain m’abandonna ; elle ne s’enfuyait pas, je suppose ; elle disparaissait comme de l’eau ; comme de l’eau qui se perd dans le sable ; elle disparaissait complètement. Soudain je me sentis sans courage et quelqu’un que sa foi a complètement abandonné. Il me semblait que m’envahît, qu’en moi s’étendît, s’ouvrît une désolation sans larmes, plus vaste encore et aussi morne que le désert.

J’étais trop las pour regagner aussitôt les tentes, et qu’eût-ce été pour dire au prince ? Et, malgré tout, l’éclat de cette nuit était si pur, si délectable, que mon esprit désemparé s’y complaisait. Pourtant, ivre de nuit avant l’aube, pour n’en point rencontrer déjà qui, descendant du camp vers la mer et s’apercevant qu’elle est fausse, n’importunassent ma douleur par de piètres lamentations, dès que je vis la nuit enfin dolente chavirer sur la dune où la blancheur naissait, je me remis en route vers les tentes qu’éclairait encore à demi la lune déclinante.

Clartés naissant de tous côtés du ciel ! Blancheurs de lune sur les tentes !… O ! genoux fléchissants, mains tendues, et, de qui veut prier, inquiète étreinte de l’ombre… Prophète, je le suis, c’est moi. — Prince ! à ton peuple j’ai su parler dès que toi tu n’as plus rien pu dire. Ah ! longues marches dans le désert ! attentes d’on ne sait plus quoi ; genoux rompus ; soif augmentée ; passe des heures sans surprises ; — langueurs des nuits ; longueur des jours ; oasis au soir défaillantes. — Arbres du Nord ; rameaux vaguement désirés ; ah ! promontoires ! promontoires lancés vers le ciel, où l’on s’avance, où l’on s’avance ; après lesquels on ne peut plus… Blancheurs de lune sur les tentes ! nuit finie ; clartés naissant de tous côtés du ciel… Puis, ô ! porte de toile soulevée ; mystérieuse tente où j’entrai ! Porte de toile retombée, comme sur un secret se reclôt du silence ; couche vers où je m’approchai, qu’une mourante flamme éclairait ; couche horriblement creuse et qui semblait vidée, où le prince gisait sans vie.


Prince, tu t’es trompé ; je te hais. Car je n’étais pas né prophète ; c’est par ta mort que je le suis devenu ; c’est parce que tu ne partais plus, que moi j’ai dû parler au peuple… Peuples abandonnés dans le désert, c’est sur vous seulement que je pleure. — Toi, prince disparu, que je te haïsse, le sais-je ?… mais je languis d’ennui, de faim, de lassitude pour t’avoir tellement aimé ; et le doux souvenir de chaque de tes nuits me fait sentir, hélas plus désolée ma plus définitive solitude.

Je n’aimais point le peuple jusqu’alors, mais dès lors j’eus pitié de lui. — L’aimais-tu ? — Pour quel bien est-ce donc que tu le menais loin des villes ? — Car le bruit de tes noces n’a pas retenti jusqu’à nous. Nous n’avons pas entendu les cymbales. Mes oreilles sont pleines d’attente. — Où se sont-elles célébrées que déjà leur rumeur soit éteinte ? Prince, je ne le dirai pas… nul ne sait que c’est dans la mort qu’elles sont si silencieuses. — Prince j’ai dû tromper le peuple, parce que tu l’avais déjà trompé — et parce que je connaissais et que j’avais pris en pitié ton peut-être involontaire mensonge. Prince, j’ai prolongé ta misère, jusqu’à par delà de ta mort. J’ai redéfait toute ta route. Tu menais le peuple au désert ; je l’ai ramené vers la ville ; je l’ai guidé vers les rassasiements en rémunération des faims qu’au long des sables d’aridité, pâtre indolent, tu nous fis paître…


Le petit matin frémissait ; c’était l’heure où, les autres jours, j’avais coutume de quitter le prince. Je sortis de la tente, les yeux secs, et le visage composé. Nul encore n’était descendu vers la plage. Je voulus préparer leur prochain désespoir ; donner pour châtiment leur déboire effroyable lorsqu’ils approcheraient de la mer : inventer donc une certaine faute ; tendre au peuple comme l’occasion d’un péché qui motivât ce châtiment — de sorte qu’ils pussent considérer comme un peu méritée leur histoire, et, par cela, sinon s’en attrister moins, du moins m’en devenir soumis et me craindre. Moi que n’avait mené que l’amour je ne les pouvais ramener que par la crainte. — Et donc malgré l’impatience de leur soif, ou mieux à cause d’elle, je leur dis : Le prince met vos fidélités à l’épreuve. Il n’entend pas descendre après vous vers la plage tant attendue. Ne suis-je pas le premier ? a-t-il dit ; ne dois-je pas le premier m’y laver, m’y baigner et y boire ? Malheur à qui descendrait vers la mer avant moi. Il paierait cruellement cet outrage, et ne serait pas seul châtié. Lorsqu’il n’y en aurait qu’un à pécher, vous tous supporteriez la récompense de sa faute. Car mon courroux dépassera toute attente et semblera déborder le péché. — J’ai besoin, m’a-t-il dit, que le peuple me craigne et j’espère de lui la soumission complète ; or, cette faute me serait signe, même commise par un seul, comme d’une complète insoumission. — Mais écoutez : mon intention n’est pas de descendre aujourd’hui sur la plage, ni demain, mais seulement le matin après le second jour ; et c’est là que sera votre épreuve ; malgré votre soif, attendez. Il faut, avant de s’approcher de l’eau, élever un autel à Dieu, en signe d’action de grâce, et pour y pouvoir sacrifier. C’est à quoi vous emploierez ces deux jours. Vous élèverez cet autel à une très petite distance de la plage, sans vous inquiéter que ce soit sur du sable mouvant. Vous trouverez du gypse pour du plâtre et au pied de la dune des blocs de sable conglutiné. Vous creuserez l’autel, dessous, comme une cave. — Allez. Je veux que tous y travaillent. J’ai hâte de pouvoir sacrifier.

Dans l’ennui des deux jours et malgré la contrainte, le travail avança rapidement. Je ne sais si peut-être déjà quelqu’un d’eux avait secrètement enfreint mon ordre. Cela n’importait point. Quand tous obéiraient, pensais-je, la mer n’en serait pas moins telle. On en pouvait toujours supposer un, pécheur, pour qui tous pâtiraient, — tous ne pouvant savoir ce qu’un seul d’entre eux aurait fait.

Dans l’ennui des deux jours la mer fut azurée ; l’autre rive se révélait vaguement et se couronnait de mirages que le cours des heures variait. Je restais auprès de la tente du prince pour faciliter leur péché. — La nuit, je descendais jusqu’à la plage dont je connaissais la surprise. Je m’asseyais non loin du bord, uniquement épris de regarder. La lune se levait, plus pleine que la veille ; moins étonné je la pouvais mieux contempler. Il semblait que le silence était, là, vraiment et chose réelle, et que c’était mon adoration. Car je ne savais pas, avant, qu’une nuit pût être si belle, et je sentais en moi, plus profondément que je n’eusse pensé trouver profondeur en moi-même, un autre amour, plus fervent mille fois, plus doux, plus reposé que l’amour que j’avais pour le prince, et auquel il semblait que cet immense calme répondît.

De sorte que, plus pacifique encore, cette nuit la troisième, lorsque la lune vint éclairer mes pas vers la berge — lorsque, pèlerin fatigué, furtif comme un voleur de nuit, j’eus porté, j’eus traîné par le pan du manteau qui revenait sur son visage, le prince, dont j’aurais pu voir la nudité, maintenant, mais cadavre et qui ne valait plus qu’on y pensât — lorsque je l’eus posé sous l’autel où le lendemain par pénitence dérisoire tout le peuple sacrifierait — quand je l’eus étendu dans cette cave étroite que pourquoi j’avais fait creuser — alors, de l’amour de mon âme enfin désolément délivré, seul dans la nuit je pus crier ma joie et repoussant le passé mort, laisser enfin mon espérance divaguer. — Je ne me doutais pas, avant, de combien j’étais las de ce pèlerinage, ne savais dans combien de nuit il s’enfonçait ; mais alors, m’avançant une dernière fois sur la berge, pour revoir sans plus de frayeur cette mer, après tout pour qui seul effrayante la croyait devoir traverser, la regardant alors si belle et comme de cristal azuré, je sentis ma foi de la veille très lentement se déplacer ; mon adoration toujours vive, puisque le prince était mort éperdue, s’élargir puissamment jusqu’aux limites mêmes de l’infini désert ; et, parce que mon âme plus grave se pénétrait de majesté, je croyais que c’était le bonheur.

Maintenant que je crois qu’il est impossible, je ne me souviens plus si je parvins vraiment au bonheur. Je me souviens que je voulus chanter, que je ne pus, puisque ce n’était plus pour personne, de sorte qu’en moi-même et seulement je disais, et redisais sans plus comprendre ma pensée : Prince ! qui donc est mort ? — Pas moi.

Joie ? peut-être ; je ne comprenais pas alors combien en l’instant même il triomphait ; car il n’était mort que pour moi et qui précisément seul l’aimais. Devant le peuple sa litière vidée devait toujours marcher comme emplie ; je devais incessamment l’avoir vu, et je ne parlais plus que pour rapporter ses paroles. Je ne comprenais pas d’abord de quel poids serait cette réalité de mon mensonge, et que le prince mort, dans ce mensonge, persévérait. Car, à l’imaginer sans cesse, mon amour était attisé. Je ne le savais rien que mort ; je ne pouvais l’imaginer que vivant. Parfois, la nuit, dans sa tente, tout seul à présent, je dormais ; et mon sommeil sans rêves me devenait comme une représentation de sa mort ; mais parfois à cause des autres, près de sa tente je faisais semblant de lui chanter ; alors je me souvenais de nos nuits et m’attristais d’avoir vu son visage. Ma douleur s’acharnait au simulacre imposé de sa présence. Comme aux vivants on lui portait chaque jour à manger ; tout ce que je faisais pour le représenter aux autres m’aidait à constater son absence. Plus je sentais qu’il eût dû être, plus je savais qu’il n’était pas.

Et dès lors m’habita cette pensée, lassante et puissante comme un désir : certes je goûterai le bonheur de mon âme, déjà prêt, mais quand elle sera du peuple et de l’amour et complètement, délivrée.


Maintenant le peuple est parti ; il a repris sa ville délaissée. Je l’ai ramené du désert. Il ne m’a pas aimé, parce que je prophétisais sans douceur, ayant peur de m’apitoyer ; et il n’a pas aimé le prince, car je ne supposais de lui que des paroles de rudesse : — Je ne pouvais parler d’amour puisque c’était pour un mensonge. Il fallait l’imposer jusqu’au bout ; ne pas autoriser ma défaillance. Puisque je n’avais pas de force, ne devais-je pas simuler… Mais je sais maintenant, s’il y a des prophètes, que c’est parce qu’ils ont perdu leur Dieu. Car si Lui ne se taisait pas, pourquoi formuler ses paroles ?

Certes aussi j’ai fait de faux miracles ; j’ai fait jaillir l’eau du rocher ; j’ai fait douces des sources amères, et quand est venu le vol des cailles j’ai dit que c’était parce que j’avais prié. Quand Boubaker s’est soulevé je ne sais pas comment j’ai pu maîtriser sa révolte, sinon que j’agissais en désespéré. J’ai menacé. Après, plus aucun ne douta de ma force ; il n’y avait que moi qui n’en étais pas convaincu.

Ma tâche de pâtre est finie ; mon âme est enfin délivrée. Maintenant de joie que crierai-je ? Je ne peux plus ne plus chanter que des chansons. — Je ne peux plus, baigné d’amour, le soir, crier des vers au bord des places, ni plus faire danser les enfants. Je ne peux plus n’avoir rien connu que la ville ; n’avoir pas traversé le désert. — Maintenant El Hadj, que ferai-je ? Que le prince soit mort — le sais-je ? Je me souviens des noces qui l’attendent, comme si rien de lui n’était mort… Voici, voici dans l’intérieur du palais de la Ville, je sais qu’un jeune frère du prince grandit… Attend-il que ma voix le guide ? et recommencerai-je avec lui, avec un nouveau peuple une nouvelle histoire, que je reconnaîtrai pas à pas… ou si, comme ces esprits pleins de deuil et nourris de cendres amères, je m’en irai tout seul — comme ceux cachant un secret, qui rôdent autour des cimetières, et qui cherchent sans le trouver leur repos dans les lieux déserts.

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