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Philoctète : $b Le traité du Narcisse. La tentation amoureuse. El Hadj

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PREMIER ACTE

Ciel gris et bas sur une plaine de neige et de glace.

SCÈNE I

ULYSSE et NÉOPTOLÈME

NÉOPTOLÈME

Ulysse, tout est prêt. La barque est amarrée. J’ai choisi l’eau profonde, à l’abri du Nord, de peur que le vent n’y congelât la mer. Et, bien que cette île si froide semble n’être habitée que par les oiseaux des falaises, j’ai rangé la barque en un lieu que nul passant des côtes ne pût voir.

Mon âme aussi s’apprête ; mon âme est prête au sacrifice. Ulysse ! parle, à présent ; tout est prêt. Durant quatorze jours, penché sur les rames ou sur la barre, tu n’as dit que les brutales paroles des manœuvres qui devaient nous garer des flots ; devant ton silence obstiné mes questions bientôt s’arrêtèrent ; je compris qu’une grande tristesse oppressait ton âme chérie parce que tu me menais à la mort. Et je me tus aussi, sentant que toutes les paroles nous étaient trop vite emportées, par le vent, sur l’immensité de la mer. J’attendis. Je vis s’éloigner derrière nous, derrière l’horizon de la mer, la belle plage skyrienne où mon père avait combattu, puis les îles de sable d’or ou de pierre, que j’aimais parce que je les croyais semblables à Pylos ; treize fois j’ai vu le soleil entrer dans la mer ; chaque matin il ressortait des flots plus pâle et pour monter moins haut plus lentement ; jusqu’à ce qu’enfin, au quatorzième matin, c’est en vain que nous l’attendîmes ; et depuis nous vivons comme hors de la nuit et du jour. Des glaces ont flotté sur la mer ; et ne pouvant plus dormir à cause de cette constante lueur pâle, les seuls mots que j’entendais de toi, c’était pour me signaler les banquises dont un coup d’aviron nous sauvait. A présent, parle, Ulysse ! mon âme est apprêtée ; et non comme les boucs de Bacchus qu’on mène au sacrifice couverts des ornements des fêtes, mais comme Iphigénie s’avança vers l’autel, simple, décente et non parée. Certes, j’eusse voulu, comme elle, pour ma patrie, mourant sans plaintes, mourir au sein des Grecs, sur une terre ensoleillée, et montrer par ma mort acceptée tout mon respect des dieux et toute la beauté de mon âme : elle est vaillante et n’a pas combattu. Il est dur de mourir sans gloire… pourtant, ô dieux ! je suis sans amertume, ayant lentement tout quitté, les hommes, les plages au soleil… et maintenant, arrivés sur cette île inhospitalière, sans arbres, sans rayons, où la neige couvre les verdures, où toutes choses sont gelées, et sous un ciel si blanc, si gris, qu’il semble au-dessus de nous une autre plaine de neige étendue, loin de tout, loin de tout… il semble que ce soit là déjà la mort, et, tant ma pensée à chaque heure devenait plus froide et plus pure, la passion s’étant abandonnée, qu’il ne reste ici plus qu’au corps à mourir.

Au moins, Ulysse, dis-moi que, par mon sang fidèle, le mystérieux Zeus contenté va permettre aux Grecs la victoire ; au moins, Ulysse ! tu leur diras, dis, que pour cela je meurs sans crainte… tu leur diras…

ULYSSE

Enfant, tu ne dois pas mourir. Ne souris pas. A présent je te parlerai. Écoute-moi sans m’interrompre. Plût aux dieux que le sacrifice de l’un de nous deux les contentât ! Ce que nous venons faire ici, Néoptolème, est moins aisé que de mourir…

Cette île qui te paraît déserte ne l’est point. Un Grec l’habite ; il a nom Philoctète et ton père l’aimait. Jadis il s’embarquait avec nous sur la flotte qui, pleine d’espoir et d’orgueil, quittait la Grèce pour l’Asie ; c’était l’ami d’Hercule et l’un des nobles parmi nous ; si tu n’avais vécu jusqu’ici loin du camp, tu saurais déjà son histoire. Qui n’admirait alors sa vaillance ? et qui ne la nomma plus tard témérité ? Ce fut elle qui sur une île inconnue, devant qui s’arrêtèrent nos rames, l’emporta. L’aspect des bords était étrange ; les présages mauvais avaient altéré nos courages. L’ordre des dieux ayant été, nous dit Calchas, de sacrifier sur cette île, chacun de nous attendait que quelque autre voulût descendre ; c’est alors que s’offrit en souriant Philoctète. Sur la plage de l’île un perfide serpent le piqua. Ce fut en souriant d’abord que Philoctète rembarqué nous montra près du pied sa petite blessure. Elle empira. Philoctète cessa bientôt de sourire ; son visage pâlit, puis ses regards troublés s’emplirent d’une angoisse ignorée. Au bout de quelques jours son pied tuméfié s’alourdit ; et lui, qui ne s’était jamais plaint, commença de lamentablement gémir. D’abord chacun s’empressait près de lui pour le consoler, le distraire ; rien n’y pouvait ; il aurait fallu le guérir ; et, quand il fut prouvé que l’art de Machaon n’avait sur sa blessure aucune prise, — comme aussi bien ses cris menaçaient d’affaiblir nos courages, — le navire ayant approché d’une autre île, de celle-ci, nous l’y laissâmes, seul avec son arc et ses flèches qui vont nous occuper aujourd’hui.

NÉOPTOLÈME

Quoi ! seul ! vous le laissâtes, Ulysse ?

ULYSSE

Eh ! s’il eût dû mourir, nous eussions pu je crois le garder quelque temps encore. Mais non — sa blessure n’est pas mortelle.

NÉOPTOLÈME

Mais alors ?

ULYSSE

Mais alors devions-nous soumettre la vaillance d’une armée à la détresse, aux lamentations d’un seul homme ? On voit bien que tu ne l’entendis pas !

NÉOPTOLÈME

Ses cris étaient-ils donc affreux ?

ULYSSE

Non, pas affreux : plaintifs, humectant de pitié nos âmes.

NÉOPTOLÈME

Quelqu’un ne pouvait-il du moins rester, veiller sur lui ? Malade et seul ici, que peut-il faire ?

ULYSSE

Il a son arc.

NÉOPTOLÈME

Son arc ?

ULYSSE

Oui : l’arc d’Hercule. Et puis je dois te dire, enfant : son pied pourri exhalait par tout le navire la plus intolérable puanteur.

NÉOPTOLÈME

Ah !

ULYSSE

Oui. Puis il était absorbé par son mal, incapable à jamais de nouveau dévouement pour la Grèce…

NÉOPTOLÈME

Tant pis. Et nous alors, Ulysse, nous venons…

ULYSSE

Écoute encore, Néoptolème : tu sais, devant Trojà longuement condamnée, combien de sang versé, et de vertu, de patience et de courage ; les foyers délaissés et la chère patrie… Rien de tout cela n’a suffi. Par le prêtre Calchas les dieux ont enfin déclaré que seuls l’arc d’Hercule et ses flèches, par une dernière vertu, permettraient la victoire à la Grèce. Voilà pourquoi tous deux partis — que béni soit le sort qui nous a désignés ! — il semble qu’à présent abordés sur cette île si reculée, toute passion étant abandonnée, nos grands destins enfin vont se résoudre, et notre cœur ici plus complètement dévoué va parvenir enfin à la vertu la plus parfaite.

NÉOPTOLÈME

Est-ce tout, Ulysse ? Et maintenant, ayant bien parlé, que comptes-tu faire ? car mon esprit se refuse encore à comprendre complètement tes paroles… Dis : pourquoi sommes-nous venus ici ?

ULYSSE

Pour prendre l’arc d’Hercule ; ne l’as-tu pas compris ?

NÉOPTOLÈME

Ulysse, est-ce là ta pensée ?

ULYSSE

Non la mienne, mais celle que les dieux m’ont donnée.

NÉOPTOLÈME

Philoctète ne voudra pas nous le donner.

ULYSSE

Aussi nous en emparerons-nous par la ruse.

NÉOPTOLÈME

Ulysse, je te hais. Mon père m’apprit à ne jamais me servir de la ruse.

ULYSSE

Elle est plus forte que la force : celle-ci n’attend pas. Ton père est mort, Néoptolème ; je suis vivant.

NÉOPTOLÈME

Et ne disais-tu pas qu’il valait mieux mourir ?

ULYSSE

Non qu’il valait mieux, mais qu’il était plus aisé de mourir. Rien n’est trop malaisé pour la Grèce.

NÉOPTOLÈME

Ulysse ! pourquoi m’as-tu choisi ? Et qu’avais-tu besoin de moi pour cet acte que toute mon âme désapprouve ?

ULYSSE

Parce que cet acte, je ne peux, moi, le faire : Philoctète me connaît trop. S’il me voit seul, il va soupçonner quelque ruse. Ton innocence protégera. Cet acte, il faut que ce soit toi qui le fasses.

NÉOPTOLÈME

Non, Ulysse ; par Zeus, je ne le ferai point.

ULYSSE

Enfant, ne parle pas de Zeus. Tu ne m’as pas compris. Écoute-moi. Parce que mon âme tourmentée se cache et qu’elle accepte, me crois-tu moins triste que toi ? Tu ne connais pas Philoctète, et Philoctète est mon ami. Il m’est plus dur qu’à toi de le trahir. Les ordres des dieux sont cruels ; ils sont les dieux. Si je ne te parlais pas dans la barque, c’est que mon grand cœur attristé ne songeait même plus aux paroles… Mais tu t’emportes comme faisait ton père et tu n’entends plus la raison.

NÉOPTOLÈME

Mon père est mort, Ulysse ; n’en parle pas, il est mort pour la Grèce. Ah ! pour elle lutter, souffrir, mourir — demande-moi ce que tu veux, — mais pas trahir un ami de mon père !

ULYSSE

Enfant, écoute et réponds-moi : n’es-tu pas l’ami de tous les Grecs avant d’être l’ami d’un seul ? ou plutôt, la patrie n’est-elle pas plus qu’un seul ? et souffrirais-tu de sauver un homme s’il te fallait pour le sauver perdre la Grèce ?

NÉOPTOLÈME

Ulysse, tu dis vrai, je ne le souffrirais pas.

ULYSSE

Et tu conviens que, si l’amitié est une chose très précieuse, la patrie est chose plus précieuse encore ?… Dis-moi, Néoptolème, en quoi consiste la vertu ?

NÉOPTOLÈME

Enseigne-moi, sage fils de Laerte.

ULYSSE

Calme ta passion ; soumets tout au devoir…

NÉOPTOLÈME

Mais quel est le devoir, Ulysse ?

ULYSSE

La voix des dieux, l’ordre de la cité, l’offrande de nous à la Grèce, et, comme l’on voit les amants chercher alentour sur la terre les plus précieuses fleurs en dons à faire à leur maîtresse, et désirer mourir pour elle, comme s’ils n’avaient, malheureux, rien de mieux à donner qu’eux-mêmes, s’il est vrai que ta patrie te soit chère, que saurais-tu lui donner de trop cher ? et ne convins-tu pas tout à l’heure qu’après elle aussitôt venait l’amitié ? Qu’avait Agamemnon de plus cher que sa fille, si ce n’était pas la patrie ? Comme sur un autel, immole… mais qu’a de même Philoctète, en cette île où tout seul il vit, qu’a-t-il de plus précieux que cet arc, en don à faire à la patrie ?

NÉOPTOLÈME

Mais, Ulysse, en ce cas, demande-lui.

ULYSSE

Il pourrait refuser. Je ne connais pas son humeur, mais sais que son délaissement l’irrita contre les chefs de l’armée. Peut-être irrite-t-il les dieux par sa pensée et cesse-t-il horriblement de nous souhaiter la victoire. Et peut-être les dieux offensés ont-ils voulu par nous le châtier encore. En le forçant à la vertu par l’abandon obligé de ses armes, les dieux seront pour lui moins sévères.

NÉOPTOLÈME

Mais, Ulysse, les actes que l’on fait malgré soi peuvent-ils être méritoires ?

ULYSSE

Ne crois-tu pas, Néoptolème, qu’il importe avant tout que les ordres des dieux s’accomplissent ? fussent-ils accomplis sans l’aveu de chaque homme ?

NÉOPTOLÈME

Tout ce que tu disais avant, je l’approuvais ; mais à présent je ne sais plus que dire, et même il me paraît…

ULYSSE

Chut ! Écoute… N’entends-tu rien ?

NÉOPTOLÈME

Si : le bruit de la mer.

ULYSSE

Non. C’est lui ! Ses cris horribles commencent de parvenir jusqu’à nous.

NÉOPTOLÈME

Horribles !? Ulysse, j’entends des chants mélodieux au contraire.

ULYSSE (prêtant l’oreille.)

C’est vrai qu’il chante ! Il est bien bon ! A présent qu’il est seul, il chante ! Quand c’était près de nous, il criait.

NÉOPTOLÈME

Que chante-t-il ?

ULYSSE

On ne peut encore distinguer les paroles. Écoute : il se rapproche cependant.

NÉOPTOLÈME

Il cesse de chanter. Il s’arrête. Il a vu nos pas sur la neige.

ULYSSE (riant.)

Et voilà qu’il recommence à crier. Ah ! Philoctète !

NÉOPTOLÈME

En effet, ses cris sont horribles.

ULYSSE

Va ; cours porter sur ce roc mon épée ; qu’il reconnaisse une arme grecque et sache que les pas qu’il voyait sont ceux d’un homme de sa patrie. — Hâte-toi. Le voilà qui s’approche. — C’est bien. — Viens à présent ; postons-nous derrière ce tertre de neige ; nous le verrons sans être vus. Quelles imprécations va-t-il faire ! « Malheureux, dira-t-il, et périssent les Grecs qui m’ont abandonné ! Chefs de l’armée ! toi, fourbe Ulysse ! vous, Agamemnon, Ménélas ! Puissent-ils à leur tour être dévorés par mon mal ! O ! mort ! mort que j’appelle chaque jour, resteras-tu sourde à ma plainte ? ne pourras-tu jamais venir ? O antre ! rochers ! promontoires ! muets témoins de mes douleurs, ne pourrez-vous jamais… »

(Philoctète entre ; il aperçoit le casque et les armes posés au milieu du théâtre.)

SCÈNE II

PHILOCTÈTE, ULYSSE, NÉOPTOLÈME

PHILOCTÈTE

(Il se tait.)

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