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Philoctète : $b Le traité du Narcisse. La tentation amoureuse. El Hadj

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DEUXIÈME ACTE

SCÈNE I

ULYSSE, PHILOCTÈTE, NÉOPTOLÈME
(Tous trois sont assis.)

PHILOCTÈTE

Certes, Ulysse, ce n’est que depuis que je suis loin des autres que je comprends ce qu’on appelle la vertu. L’homme qui vit parmi les autres est incapable, incapable, crois-moi, d’une action pure et vraiment désintéressée. Ainsi, vous… vîntes ici… pourquoi ?…

ULYSSE

Mais pour te voir, cher Philoctète.

PHILOCTÈTE

Je n’en crois rien et peu m’importe ; le plaisir que j’ai de vous revoir est grand et me suffit. J’ai perdu le talent de chercher les motifs des actes, depuis que les miens n’en ont plus de secrets. Ce que je suis, pour qui le paraîtrais-je ? J’ai souci d’être seulement. J’ai cessé de gémir, sachant qu’ici nulle oreille ne peut m’entendre, cessé de souhaiter, sachant qu’ici je ne pouvais rien obtenir.

ULYSSE

Que ne cessas-tu de gémir plus tôt, Philoctète ? Nous t’eussions gardé près de nous.

PHILOCTÈTE

C’est ce qu’il ne fallait pas, Ulysse. Près des autres mon silence eût été mensonge.

ULYSSE

Tandis qu’ici ?

PHILOCTÈTE

Ma souffrance n’a plus besoin de mots pour se connaître, n’étant connue que de moi.

ULYSSE

Alors, depuis notre départ tu t’es tu, Philoctète ?

PHILOCTÈTE

Non pas. Mais depuis que je ne m’en sers plus pour manifester ma souffrance, ma plainte est devenue très belle, à ce point que j’en suis consolé.

ULYSSE

Tant mieux, mon pauvre Philoctète.

PHILOCTÈTE

Ne me plains pas, surtout ! J’ai cessé de souhaiter, te disais-je, sachant que je ne pouvais rien obtenir… Rien obtenir du dehors, il est vrai, mais beaucoup obtenir de moi-même ; c’est depuis lors que je souhaite la vertu ; mon âme y est toute employée, et je repose, malgré ma douleur, dans le calme ; — j’y reposais du moins, quand vous êtes venus… Tu souris ?

ULYSSE

Je vois que tu as su t’occuper.

PHILOCTÈTE

Tu m’écoutes sans me comprendre. — N’estimes-tu pas la vertu ?

ULYSSE

Si : la mienne.

PHILOCTÈTE

Quelle est-elle ?

ULYSSE

Tu m’écouterais sans me comprendre… Parlons des Grecs plutôt. Ta vertu solitaire t’a-t-elle fait cesser de te souvenir d’eux ?

PHILOCTÈTE

Pour cesser de m’irriter contre eux, oui certes.

ULYSSE

Entends ! Néoptolème. — Ainsi le succès du combat pour lequel…

PHILOCTÈTE

… vous m’avez laissé… que veux-tu que j’en pense, Ulysse ? Si vous m’avez laissé, c’était pour vaincre, n’est-ce pas ? J’espère donc pour vous que vous êtes vainqueurs…

ULYSSE

Et sinon ?

PHILOCTÈTE

Sinon nous aurions cru l’Hellas trop grande. Moi, dans cette île, je me suis fait, comprends, de jour en jour moins Grec, de jour en jour plus homme… Pourtant, quand je vous vois, je sens… Achille est mort, Ulysse ?

ULYSSE

Achille est mort ; celui qui m’accompagne est son fils. Quoi ! tu sanglotes, Philoctète ?… ce calme si cherché…

PHILOCTÈTE

Achille !… Enfant, laisse ma main flatter ton front si beau… Voilà longtemps, longtemps que ma main n’a touché que des corps froids ; et même les corps des oiseaux que je tue, tombant sur les flots ou la neige, sont, lorsque mes mains s’en approchent, glacés comme ces régions supérieures de l’atmosphère qu’ils traversent…

ULYSSE

Tu t’exprimes bien, pour quelqu’un qui souffre.

PHILOCTÈTE

Où que j’aille et toujours je suis fils de la Grèce.

ULYSSE

Mais tu n’as plus à qui parler.

PHILOCTÈTE

Je te l’ai dit ; ne m’as-tu pas compris ? Je m’exprime mieux depuis que je ne parle plus à des hommes. Mon occupation entre la chasse et le sommeil est la pensée. Mes idées, dans la solitude, et comme rien, même la douleur, ne les dérange, ont pris un cours subtil que parfois je ne suis qu’avec peine. J’ai compris sur la vie plus de secrets que ne m’en avaient révélés tous mes maîtres. Je m’occupais aussi à me raconter mes douleurs, et, si la phrase était très belle, j’en étais d’autant consolé ; parfois même j’oubliais ma tristesse, à la dire. Je compris que les mots sont plus beaux dès qu’ils ne servent plus aux demandes. N’ayant plus, près de moi, d’oreilles ni de bouches, je n’employais que la beauté de mes paroles ; je les criais à toute l’île, le long des plages ; et l’île en m’écoutant semblait moins solitaire ; la nature semblait pareille à ma tristesse ; il me semblait que j’en étais la voix et que les rochers muets l’attendissent pour raconter leurs maladies ; car j’ai compris qu’autour de moi tout est malade… et que ce froid n’est pas normal, car je me souviens de la Grèce… Et je pris lentement l’habitude de clamer la détresse plutôt des choses que la mienne ; je trouvais cela mieux, comment te dire ? d’ailleurs cette détresse était la même et j’étais autant consolé. Puis c’est en parlant de la mer et de la vague interminable que je fis mes plus belles phrases. Te l’avouerai-je, Ulysse, — Ulysse ! — certaines étaient si belles que j’en sanglotais de tristesse qu’aucun homme ne les pût ouïr. Son âme, il me semblait, en eût été changée. Écoute, Ulysse ! écoute. On ne m’a pas encore entendu.

ULYSSE

Tu pris l’habitude, je vois, de parler sans qu’on t’interrompe. Allons, récite :

PHILOCTÈTE (déclamant.)

« Sourires infinis des flots de la mer… »

ULYSSE (riant.)

Mais Philoctète, c’est de l’Eschyle.

PHILOCTÈTE

Peut-être… Cela te gêne…?

(Reprenant.)

« Sanglots infinis des flots de la mer… »

(Silence.)

ULYSSE

Et puis…

PHILOCTÈTE

Je ne sais plus… je suis troublé.

ULYSSE

Tant pis ! tu continueras une autre fois.

NÉOPTOLÈME

O ! si tu continuais, Philoctète !

ULYSSE

Tiens ! l’enfant t’écoutait !…

PHILOCTÈTE

Je ne sais plus parler.

ULYSSE (se lève.)

Je te laisse un instant rechercher ta pensée. A bientôt, Philoctète. — Mais, dis : il n’est point captivité si dure, qu’elle n’ait tel repos, tel oubli, tel répit ?…

PHILOCTÈTE

En effet, Ulysse ; un jour, un oiseau tomba, que j’avais tiré, que ma flèche n’avait que blessé, que j’espérai faire revivre. Mais comment garder cette émotion aérienne et qui volait, au ras de cette terre ardue où le froid donne à l’eau même, gelée, la forme de mes logiques pensées. L’oiseau mourut ; je l’ai vu mourir en une heure ; pour l’échauffer encore, je l’étouffais de baisers et d’haleines. Il est mort du besoin de voler…

Même, il me semble, cher Ulysse, que le torrent de poésie, sitôt quitté mes lèvres, se glace, et meurt de ne pouvoir se propager, et que se réduit toujours plus l’infime flamme qui l’anime. Bientôt, vivant toujours, je serai tout abstrait. Le froid m’envahit, cher Ulysse, et je m’épouvante à présent, car j’y trouve, et dans sa rigueur même, une beauté.

Je marche sûrement sur les choses et sur les fluides durcis. Sans plus rêver jamais, je pense. Je ne goûte plus d’espérance, et pour cela ne suis plus jamais enivré. Quand ici, où tout est pierre dure, je pose quoi… fût-ce une graine, je la retrouve, longtemps après, la même ; elle n’a jamais germiné. Ici, rien ne devient, Ulysse : tout est, demeure. Enfin, l’on peut ici spéculer ! — J’ai gardé l’oiseau mort ; le voici ; l’air trop froid l’empêche à jamais de pourrir. Et mes actes, Ulysse, et mes paroles, comme gelées, permanent, m’entourent comme un cercle de roches posées. Et les retrouvant là, chaque jour, toute passion se tait, je sens la Vérité toujours plus — et je voudrais mes actions de même toujours plus solides et plus belles ; vraies, pures, cristallines, belles, belles, Ulysse, comme ces cristaux de clair givre, où, si le soleil paraissait, le soleil tout entier paraîtrait au travers. Je ne veux empêcher aucun rayon de Zeus ; qu’il me traverse, Ulysse, comme un prisme, et que cette lumière réfractée fasse mes actes adorables. Je voudrais parvenir à la plus grande transparence, à la suppression de mon opacité, et que, me regardant agir, toi-même sentes la lumière…

ULYSSE (partant.)

Allons, adieu. (Montrant Néoptolème.) Cause avec lui, puisqu’il t’écoute. (Il sort.) (Silence.)

SCÈNE II

PHILOCTÈTE, NÉOPTOLÈME

NÉOPTOLÈME

Philoctète ! enseigne-moi la vertu…

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