Philoctète : $b Le traité du Narcisse. La tentation amoureuse. El Hadj
TROISIÈME ACTE
SCÈNE I
PHILOCTÈTE (Il entre.)
PHILOCTÈTE (bouleversé par la surprise et la douleur.)
Aveugle Philoctète ! reconnais ton erreur et pleure ta folie ! Qu’avoir revu des Grecs ait pu charmer ton cœur… Ai-je bien entendu ? — Certes : Ulysse était assis, et près de lui Néoptolème ; ne me sachant point près, ils n’avaient même pas baissé la voix ; Ulysse, conseillant Néoptolème, lui apprenait à me trahir ; il lui disait… Malheureux Philoctète ! c’est pour ravir ton arc qu’ils sont revenus jusqu’à toi ! Comme ils en ont besoin !… Précieux arc, oh ! l’unique bien qui me reste, et sans lequel… (Il prête l’oreille.) On vient ! Défends-toi, Philoctète ! ton arc est bon, ton bras est sûr. Vertu ! vertu, je te chérissais tant, solitaire ! Mon cœur silencieux s’était calmé, loin d’eux. Ah ! je sais maintenant ce que vaut l’amitié qu’ils proposent ! Est-ce la Grèce, ma patrie ? Ulysse que je hais, et toi Néoptolème… comme il m’écoutait cependant ! Quelle douceur ! Enfant… aussi beau, oh ! plus beau que n’était beau ton père… Comment un front si pur cache-t-il une telle pensée ? « La vertu », disait-il, « Philoctète, apprends-moi la vertu. » Que lui disais-je ? Je ne me souviens plus que de lui… Et qu’importe à présent ce que je pus lui dire !… (Il écoute.) Des pas !… Qui vient ? Ulysse ! (Il saisit son arc.) Non, c’est… Néoptolème. (Entre Néoptolème.)
SCÈNE II
PHILOCTÈTE et NÉOPTOLÈME
NÉOPTOLÈME (appelant.)
… Philoctète ! (Il l’aperçoit.) Ah ! (il s’approche et, comme défaillant) ah ! je suis malade…
PHILOCTÈTE
Malade ?…
NÉOPTOLÈME
C’est toi qui m’as troublé. Rends-moi le calme, Philoctète. Tout ce que tu m’as dit a germé dans mon cœur. Tandis que tu parlais, je ne savais pas que répondre. J’écoutais ; mon cœur s’ouvrait naïf à tes paroles. Depuis que tu t’es tu, j’écoute encore. Mais voici, tout se trouble et je suis dans l’attente. Parle ! je n’ai pas assez entendu… Il faut se dévouer, disais-tu…?
PHILOCTÈTE (fermé.)
… Se dévouer.
NÉOPTOLÈME
Mais Ulysse aussi me l’enseigne. Se dévouer à quoi, Philoctète ? Il dit que c’est à la patrie…
PHILOCTÈTE
… A la patrie.
NÉOPTOLÈME
Ah ! parle, Philoctète ; tu dois continuer, à présent.
PHILOCTÈTE (se dérobant.)
Enfant… sais-tu tirer de l’arc ?
NÉOPTOLÈME
Oui. Pourquoi ?
PHILOCTÈTE
Pourrais-tu bander celui-ci ?…
NÉOPTOLÈME (déconcerté.)
Tu veux… Je ne sais. (Il essaie.) Oui ; peut-être. — Voilà !
PHILOCTÈTE (à part.)
Quelle facilité ! Il semble que ce soit…
NÉOPTOLÈME (indécis.)
Et maintenant…
PHILOCTÈTE
J’ai vu ce que je voulais voir. (Il reprend l’arc.)
NÉOPTOLÈME
Je ne te comprends pas.
PHILOCTÈTE
N’importe, hélas !… (Il se ravise.) Écoute, enfant. Ne crois-tu pas les dieux au-dessus de la Grèce, et les dieux plus importants qu’elle ?
NÉOPTOLÈME
Non, par Zeus, je ne le crois pas.
PHILOCTÈTE
Et pourquoi donc, Néoptolème ?
NÉOPTOLÈME
Car les dieux que je sers ne servent que la Grèce.
PHILOCTÈTE
Eh quoi ! Sont-ils soumis ?
NÉOPTOLÈME
Non soumis… je ne sais comment dire… Mais, vois ! tu sais qu’on ne les connaît pas hors la Grèce ; la Grèce est leur pays aussi bien que le nôtre ; en servant celle-ci, je les sers ; ils ne diffèrent pas de ma patrie.
PHILOCTÈTE
Pourtant, vois, moi je puis t’en parler, moi qui ne suis plus de la Grèce — et… je les sers…
NÉOPTOLÈME
Crois-tu ? — Ah ! pauvre Philoctète ! on ne s’échappe pas aisément de la Grèce… et même…
PHILOCTÈTE (attentif.)
Et même ?…
NÉOPTOLÈME
Ah ! si tu savais… Philoctète…
PHILOCTÈTE
Si je savais… quoi ?…
NÉOPTOLÈME (se reprenant.)
Non, parle, toi ; je suis venu pour écouter ; tu interroges… Et je sens bien qu’Ulysse et toi, votre vertu n’est pas la même… Mais quand il faut parler, toi qui parlais si bien, tu hésites… Se dévouer à quoi, Philoctète ?
PHILOCTÈTE
J’allais te dire : aux dieux… Mais c’est donc qu’au-dessus des dieux, Néoptolème, il y a quelque chose.
NÉOPTOLÈME
Au-dessus des dieux !
PHILOCTÈTE
Oui, puisque je n’agis pas comme Ulysse.
NÉOPTOLÈME
Se dévouer à quoi, Philoctète ? Au-dessus des dieux, qu’y a-t-il ?
PHILOCTÈTE
Il y a… (Il se prend la tête dans les mains, comme accablé.) Je ne sais plus. Je ne sais pas… Ah ! ah ! soi-même !… Je ne sais plus parler, Néoptolème…
NÉOPTOLÈME
Se dévouer à quoi ? Dis, Philoctète…
PHILOCTÈTE
… Se dévouer… se dévouer…
NÉOPTOLÈME
Tu pleures !
PHILOCTÈTE
Enfant ! Ah ! si je pouvais te montrer la vertu… (Il se dresse brusquement.) J’entends Ulysse ! Adieu… (Il s’écarte et dit en s’en allant :) Te reverrai-je ?
NÉOPTOLÈME
Adieu. (Entre Ulysse.)
SCÈNE III
ULYSSE et NÉOPTOLÈME
ULYSSE
Viens-je à temps ? Qu’a-t-il dit ? As-tu bien parlé, mon élève ?
NÉOPTOLÈME
Grâce à toi, mieux que lui. Mais qu’importe ? — Ulysse… il m’a donné son arc à tendre !…
ULYSSE
Son arc ! quelle plaisanterie ! — Et que ne l’as-tu donc gardé, fils d’Achille ?
NÉOPTOLÈME
Que vaut un arc sans flèches ? Tandis que j’avais l’arc, il retenait les flèches prudemment.
ULYSSE
L’habile ami !… Se doute-t-il, crois-tu ? Que disait-il ?
NÉOPTOLÈME
Oh ! rien, ou presque !
ULYSSE
Et t’a-t-il récité de nouveau sa vertu ?
NÉOPTOLÈME
Lui qui parlait si bien naguère, dès mes questions, il s’est tu.
ULYSSE
Tu vois !…
NÉOPTOLÈME
Et quand j’ai demandé à quoi l’on peut se dévouer, qui ne soit pas toujours la Grèce, il m’a dit…
ULYSSE
Il t’a dit ?…
NÉOPTOLÈME
Qu’il ne savait pas. Et quand j’ai dit que les dieux mêmes, ainsi que tu m’avais appris, s’y soumettaient, il a répondu : C’est alors qu’au-dessus des dieux, il y a…
ULYSSE
Quoi ?
NÉOPTOLÈME
Il m’a dit qu’il ne savait pas.
ULYSSE
Eh ! tu vois bien, Néoptolème !…
NÉOPTOLÈME
Non, Ulysse, il me semble que je le comprends, à présent.
ULYSSE
Que tu comprends quoi ?
NÉOPTOLÈME
Quelque chose. Car enfin, dans cette île si solitaire, quand nous n’étions pas là, à quoi se dévouait Philoctète ?
ULYSSE
Mais, tu l’as dit : à rien. A quoi sert la vertu solitaire ? Malgré tout ce qu’il croit, elle s’exhalait sans emploi. A quoi servent toutes ses phrases, belles tant qu’il voudra… T’a-t-il convaincu ? — Ni moi non plus.
S’il vit ainsi, seul dans cette île, je te l’ai bien prouvé, c’était pour délivrer l’armée de ses gémissements et de sa puanteur ; c’est là son premier dévouement, c’est là sa vertu, quoi qu’il dise. Sa seconde vertu, ce sera, s’il est si vertueux, de se bien consoler, quand il aura perdu son arc, en songeant que c’est pour la Grèce. Quel autre dévouement s’imagine, qui ne soit pas pour la patrie ? Il attendait vois-tu, que nous vinssions l’offrir… Mais, comme il pourrait refuser, mieux nous vaut forcer sa vertu, lui imposer le sacrifice — et je crois plus prudent de l’endormir. Vois ce flacon…
NÉOPTOLÈME
Ah ! ne parle pas trop, Ulysse… Philoctète, lui se taisait.
ULYSSE
C’est qu’il n’avait plus rien à dire.
NÉOPTOLÈME
Et c’est pour cela qu’il pleurait ?
ULYSSE
Il pleurait de s’être trompé.
NÉOPTOLÈME
Non, c’est à cause de moi qu’il pleurait.
ULYSSE (souriant.)
De toi ?… Ce qu’on commence par sottise, par orgueil on l’appelle vertu.
NÉOPTOLÈME (éclate en sanglots.)
Ulysse ! tu ne comprends pas Philoctète…