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Philoctète : $b Le traité du Narcisse. La tentation amoureuse. El Hadj

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QUATRIÈME ACTE

SCÈNE I

PHILOCTÈTE, NÉOPTOLÈME
(Philoctète est seul, assis ; il semble accablé de douleur — ou médite.)

NÉOPTOLÈME (entre en courant.)

Que je le trouve à temps !… Ah ! c’est toi, Philoctète. En hâte, écoute-moi. Ce que nous venions faire ici est indigne ; mais, sois plus grand que nous : pardonne-moi. Nous venions… oh ! j’ai honte à le dire… te voler ton arc, Philoctète !…

PHILOCTÈTE

Je le savais.

NÉOPTOLÈME

Tu ne me comprends pas… c’est te voler ton arc, te dis-je… Ah ! défends-toi !

PHILOCTÈTE

Contre qui ? Contre toi ? dis, mon Néoptolème.

NÉOPTOLÈME

Non certes contre moi : je t’aime et te préviens.

PHILOCTÈTE

Et tu trahis Ulysse…

NÉOPTOLÈME

Et suis au désespoir… C’est à toi que je me dévoue. M’aimes-tu ? Parle, Philoctète. Est-ce que c’est là la vertu ?

PHILOCTÈTE

Enfant !…

NÉOPTOLÈME

Vois ce que je t’apporte. Cette fiole a pour mission de t’endormir. Mais moi je te la donne. Voici. Est-ce de la vertu ? — Parle-moi.

PHILOCTÈTE

Enfant ! on ne parvient que pas à pas à la vertu supérieure ; ce que tu fais ici n’est qu’un bond.

NÉOPTOLÈME

Alors enseigne-moi, Philoctète.

PHILOCTÈTE

Cette fiole était pour m’endormir, dis-tu ? (Il la prend et la regarde.) Petite fiole… toi, du moins, ne manque pas ton but ! Vois-tu ce que je fais, Néoptolème ? (Il boit.)

NÉOPTOLÈME

Quoi ! malheureux, mais c’est…

PHILOCTÈTE

Je me dévoue. Préviens Ulysse. Tu lui diras… qu’il peut venir.

(Néoptolème épouvanté sort en courant et en criant.)

SCÈNE II

PHILOCTÈTE, puis ULYSSE et NÉOPTOLÈME

PHILOCTÈTE, seul.

Et tu m’admireras, Ulysse ; je te veux contraindre à m’admirer. Ma vertu monte sur la tienne et tu te sens diminué. Exalte-toi, vertu de Philoctète ! satisfais-toi de ta beauté ! Néoptolème, que ne pris-tu mon arc tout de suite ? Plus tu m’aimais, plus cela t’était difficile : tu ne t’es pas assez dévoué. Prends-les… (Il regarde.) Il n’est plus là…

Ce breuvage avait un goût affreux ; d’y penser, mon cœur se soulève ; je voudrais m’endormir plus vite… De tous les dévouements, le plus fou c’est celui pour les autres, car alors on leur devient supérieur. Je me dévoue, oui, mais ce n’est pas pour la Grèce… Je ne regrette qu’une chose, c’est que mon dévouement serve la Grèce… Et non, je ne le regrette même pas… Mais alors, ne me remercie pas : c’est pour moi que j’agis, non pour toi. — Ulysse, tu m’admireras, n’est-ce pas ? — Mais, m’admireras-tu, Ulysse ? — Ulysse ! Ulysse ! où donc es-tu ? Comprends : je me dévoue, mais ce n’est pas pour la patrie… c’est pour autre chose, comprends ; c’est pour… quoi ? Je ne sais pas. Vas-tu comprendre ? Ulysse ! tu vas croire peut-être que je me dévoue pour la Grèce ! Ah ! cet arc et ces flèches vont y servir !… Où les jeter ? — La mer ! la mer ! (Il veut courir, mais retombe vaincu par le breuvage.) Je suis sans force. Ah ! ma tête se trouble… Il va venir…

Vertu ! vertu ! je cherche dans ton nom amer un peu d’ivresse ; l’aurais-je déjà toute épuisée ? L’orgueil qui me soutient chancelle et cède ; je fuis de toutes parts. « Pas de bonds ; pas de bonds », lui disais-je. Ce que l’on entreprend au-dessus de ses forces, Néoptolème, voilà ce qu’on appelle vertu. Vertu… je n’y crois plus, Néoptolème. Mais écoute-moi donc, Néoptolème ! Néoptolème, il n’y a pas de vertu. — Néoptolème !… Il n’entend plus… (Il tombe accablé et s’endort.)

ULYSSE (entrant et voyant Philoctète.)

Et maintenant, laisse-moi seul avec lui.

(Néoptolème en proie à la plus vive émotion hésite à se retirer.)

Eh oui ! va n’importe où ; cours apprêter la barque, si tu veux.

(Néoptolème sort.)

ULYSSE, seul (s’approche de Philoctète et se penche.)

Philoctète !… Tu ne m’entends donc plus, Philoctète ? — Tu ne m’entendras plus ? — Que faire ? J’aurais voulu te dire… que tu m’as vaincu, Philoctète. Et je vois la vertu, maintenant ; et je la sens si belle, que près de toi je n’ose plus agir. Mon devoir m’apparaît plus cruel que le tien, parce qu’il m’apparaît moins auguste. Ton arc… je ne peux plus, je ne veux plus le prendre : tu l’as donné. — Néoptolème est un enfant : qu’il obéisse. Ah ! le voilà ! (Impératif.) Et maintenant Néoptolème, prends l’arc et les flèches, et va les porter à la barque.

(Néoptolème désolé s’approche de Philoctète, se penche, puis se jette à genoux et baise Philoctète au front.)

ULYSSE

Je te l’ordonne. M’avoir trahi ne serait pas assez ? Veux-tu trahir aussi ta patrie ? Vois comme il s’y est dévoué.

(Néoptolème soumis prend l’arc et les flèches et s’éloigne.)

ULYSSE, seul.

Et maintenant, adieu, dur Philoctète. Est-ce que tu m’as beaucoup méprisé ? Ah ! je voudrais savoir… Je voudrais qu’il sache que je le trouve admirable… et que… grâce à lui, nous vaincrons.

NÉOPTOLÈME (de loin appelle.)

Ulysse !!

ULYSSE

Me voici.

(Il sort.)

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