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Quentin Durward

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The Project Gutenberg eBook of Quentin Durward

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Title: Quentin Durward

Author: Walter Scott

Translator: A.-J.-B. Defauconpret

Release date: July 13, 2006 [eBook #18825]
Most recently updated: April 7, 2012

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK QUENTIN DURWARD ***

Walter Scott

QUENTIN DURWARD

(1830)

Traduction M. Defauconpret


Table des matières

INTRODUCTION.

CHAPITRE PREMIER.Le Contraste.
CHAPITRE II.Le Voyageur.
CHAPITRE III.Le Château.
CHAPITRE IV.Le Déjeuner.
CHAPITRE V.L'Homme d'armes.
CHAPITRE VI.Les Bohémiens.
CHAPITRE VII.L'Enrôlement
CHAPITRE VIII.L'envoyé.
CHAPITRE IX.La Chasse au sanglier.
CHAPITRE X.La Sentinelle.
CHAPITRE XI.La Galerie de Roland.
CHAPITRE XII.Le Politique.
CHAPITRE XIII.L'Astrologue.
CHAPITRE XIV.Le Voyage.
CHAPITRE XV.Le Guide.
CHAPITRE XVI.Le Vagabond.
CHAPITRE XVII.L'Espion épié.
CHAPITRE XVIII.La Chiromancie.
CHAPITRE XIX.La Cité.
CHAPITRE XX.Le Billet.
CHAPITRE XXI.Le Sac du Château.
CHAPITRE XXII.L'Orgie.
CHAPITRE XXIII.La Fuite.
CHAPITRE XXIV.La Prisonnière.
CHAPITRE XXV.La Visite inattendue.
CHAPITRE XXVI.L'Entrevue.
CHAPITRE XXVII.L'Explosion.
CHAPITRE XXVIII.Incertitude.
CHAPITRE XXIX.La Récrimination.
CHAPITRE XXX.L'Incertitude.
CHAPITRE XXXI.L'Entrevue des deux Amans.
CHAPITRE XXXII.L'Enquête.
CHAPITRE XXXIII.Le Héraut.
CHAPITRE XXXIV.L'Exécution.
CHAPITRE XXXV.Le Prix de la Bravoure.
CHAPITRE XXXVI.L'Attaque.
CHAPITRE XXXVII.La Sortie.

CONCLUSION.


INTRODUCTION.

«Et un homme qui a fait des pertes.—Allez!»
SHAKSPEARE. Beaucoup de bruit pour rien.

QUAND l'honnête Dogberry[1] récapitule tous ses titres à la considération, qui, à son avis, auraient dû le mettre à l'abri de l'apostrophe injurieuse que lui adresse Monsieur le gentilhomme Conrade, il est remarquable qu'il ne parle pas avec plus d'emphase même de ses deux robes (chose assez importante dans certaine ci-devant capitale que je connais[2]), ni de ce qu'il est un aussi joli morceau de chair que qui ce soit dans Messine, ni même de l'argument conclusif qu'il est un camarade assez riche, que de ce qu'il est un homme qui a fait des pertes.

Dans le fait, j'ai toujours observé que les enfans de la prospérité, soit pour ne pas éblouir de tout l'éclat de leur splendeur ceux que le destin a traités moins favorablement, soit parce qu'ils pensent qu'il est aussi honorable pour eux de s'être élevés en dépit des calamités, qu'il l'est pour une forteresse d'avoir soutenu un siège; j'ai toujours observé, dis-je, que ces gens-là ne manquent jamais de vous entretenir des pertes que leur occasionne la dureté des temps. Vous dînez rarement à une table bien servie, sans que les intervalles entre le champagne, le bourgogne et le vin du Rhin soient remplis, si votre Amphitryon est un capitaliste, par des plaintes sur la baisse de l'intérêt de l'argent, et sur la difficulté de trouver à placer celui qui reste improductif entre ses mains; ou, si c'est un propriétaire, par de tristes commentaires sur l'arriéré des rentes et la diminution des loyers. Cela produit son effet. Les convives soupirent, et secouent la tête en cadence avec leur hôte, regardent le buffet chargé d'argenterie, savourent de nouveau les excellens vins qui circulent rapidement autour de la table, et pensent à la noble bienveillance qui, ainsi lésée, fait un usage hospitalier de ce qui lui reste; ou, ce qui est encore plus flatteur, ils s'étonnent de la nature de cette richesse qui, nullement diminuée malgré ces pertes, continue, comme le trésor inépuisable du généreux Aboulcasem, à fournir des distributions copieuses sans qu'il y paraisse. Cette manie de doléances a pourtant ses bornes, de même que les plaintes des valétudinaires, qui, comme ils le savent tous, sont le passe-temps le plus agréable, tant qu'ils ne sont affectés que de maladies chroniques. Mais je n'ai jamais entendu un homme dont le crédit va véritablement en baissant, parler de la diminution de ses fonds; et mon médecin, homme aussi humain qu'habile, m'assure qu'il est fort rare que ceux qui sont attaqués d'une bonne fièvre, ou de quelque autre de ces maladies aiguës

Dont la crise mortelle aussi-bien que prochaine
Pronostique la fin de la machine humaine,
trouvent dans leurs souffrances un sujet de conversation amusante.

Ayant bien posé toutes ces choses, je ne puis plus cacher, à mes lecteurs que je ne suis ni assez oublié, ni assez bas en finances pour ne pas avoir ma part de la détresse qui afflige en ce moment les capitalistes et les propriétaires des trois-royaumes. Vos auteurs qui dînent avec une côtelette de mouton, peuvent être charmés que le prix en soit tombé à trois pence la livre, et se féliciter, s'ils ont des enfans, de ce que le pain de quatre livres ne leur coûte plus que six pence; mais nous qui appartenons à cette classe que la paix et l'abondance ruinent,—nous qui avons des terres et des bœufs, et qui vendons ce que ces pauvres glaneurs sont obligés d'acheter,—nous sommes réduits au désespoir précisément par les mêmes causes qui feraient illuminer tous les greniers de Grub-Street[3], si Grub-Street avait jamais des bouts de chandelle de reste. Je mets donc en avant, avec fierté, mon droit de partager les calamités qui ne tombent que sur les riches; je me déclare, comme Dogberry, un camarade assez riche, et cependant un homme qui a fait des pertes.

Avec le même esprit de généreuse émulation, j'ai eu recours récemment au remède universel contre le mal de l'impécuniosité[4] pendant un court séjour dans un climat méridional; par-là, non-seulement j'ai épargné plusieurs voitures de charbon, mais j'ai eu aussi le plaisir d'exciter une compassion générale pour la décadence de ma fortune parmi ceux qui, si j'eusse continué à dépenser mes revenus au milieu d'eux, auraient pu me voir pendre sans que cela les inquiétât beaucoup: ainsi, tandis que je bois mon vin ordinaire, mon brasseur trouve que le débit de sa petite bière diminue. Tandis que je vide mon flacon à cinq francs, ma portion quotidienne de Porto[5] reste au comptoir de mon marchand de vin. Tandis que ma côtelette à la Maintenon fume sur mon assiette, le formidable aloyau reste accroché à une cheville dans la boutique de mon ami à tablier bleu, le boucher du village. En un mot, tout ce que je dépense ici forme un déficit aux lieux de mon domicile habituel. Jusqu'aux petits sous que gagne le garçon perruquier, et même la croûte de pain que je donne à son petit chien au derrière tondu et aux yeux rouges, c'est encore autant de perdu pour mon ancien ami le barbier et pour l'honnête Trusty, gros mâtin qui est dans ma cour. C'est ainsi que j'ai le bonheur de savoir à chaque instant du jour que mon absence est sentie et regrettée par ceux qui s'inquiéteraient fort peu de moi, s'ils me voyaient dans mon cercueil, pourvu qu'ils pussent compter sur la pratique de mes héritiers. J'excepte pourtant solennellement de cette accusation d'égoïsme et d'indifférence le fidèle Trusty, mon chien de cour, dont j'ai raison de croire que les politesses à mon égard avaient des principes plus désintéressés que celles d'aucune des personnes qui m'aident à dépenser les revenus que je dois a la libéralité du public.

Hélas! à l'avantage d'exciter cette sympathie chez soi sont attachés de grands inconvéniens personnels.

Veux-tu me voir pleurer? pleure d'abord toi-même, dit Horace; et véritablement je pleurerais quelquefois quand je songe que mes jouissances domestiques, devenues des besoins par l'habitude, ont été échangées pour les équivalens étrangers que le caprice et l'amour de la nouveauté ont mis à la mode. Je ne puis m'empêcher d'avouer que mon estomac, conservant ses goûts nationaux, soupire après la bonne tranche de bœuf, apprêtée à la manière de Dolly, servie toute chaude en sortant du gril, brune à l'extérieur, et devenant écarlate au premier coup de couteau. Tous les mets délicats inscrits sur la carte de Véry, et ses mille manières d'orthographier ses bifsteks de mouton ne peuvent y suppléer. Ensuite le fils de ma mère n'a aucun goût pour les libations claires; et aujourd'hui qu'on peut avoir la drèche presque pour rien, je suis convaincu qu'une double mesure de John Barley-Corn[6] doit avoir changé cette pauvre créature domestique, la petite bière, en une liqueur vingt fois plus généreuse que ce breuvage acide et sans force qu'on honore ici du nom de vin, quoique sa substance et ses qualités la rendent plutôt semblable, à l'eau de la Seine. Les vins français de première qualité sont assez bons; il n'y a rien à dire contre le château-margot et le sillery; et cependant je ne puis oublier la qualité généreuse de mon excellent vin vieux d'Oporto. Enfin, jusqu'au garçon et à son chien, quoique ce soient tous deux des animaux assez divertissans, et qu'ils fassent mille singeries qui ne laissent pas d'amuser, cependant il y avait plus de franche gaieté dans le clignement d'œil avec lequel notre vieux Packwood avait coutume d'annoncer au village les nouvelles de la matinée, que toutes les gambades d'Antoine ne pourraient en exprimer dans le cours d'une semaine; et dans le mouvement de queue du vieux Trusty, il y avait plus de sympathie humaine et canine, que dans la patience de son rival Toutou, se fût-il tenu sur ses pattes de derrière pendant toute une année.

Ces signes de repentir viennent peut-être un peu tard, et je conviens (car je dois une franchise sans réserve à mon cher ami le public) qu'ils ont été un peu accélérés par la conversion de ma nièce Christy à l'ancienne foi papale, grâce à un certain prêtre madré de notre voisinage; et par le mariage de ma tante Dorothée à un capitaine de cavalerie à demi-solde, ci-devant membre de la Légion-d'Honneur, qui, à ce qu'il nous assure, serait aujourd'hui officier-général, si notre ancien ami Buonaparte avait continué à vivre et à triompher. Quant à Christy, je dois avouer que la tête lui avait tellement tourné à Édimbourg, en courant jusqu'à cinq routs[7] par nuit, que, quoique je me méfiasse un peu des causes et des moyens de sa conversion, je ne fus pas fâché de voir qu'elle commençait à envisager les choses sous un aspect sérieux, n'importe de quelle manière. D'ailleurs la perte ne fut pas très-grande pour moi, car le couvent m'en a débarrassé pour une pension fort raisonnable. Mais le mariage terrestre de ma tante Dorothée était une chose toute différente des épousailles spirituelles de ma nièce: d'abord elle avait 2000 livres sterling, placées dans les trois pour cent, et qui sont aussi-bien perdues pour ma famille que si l'on avait fait un biffage général sur le grand livre de la dette publique; car qui aurait cru que ma tante Dorothée se fût mariée? Bien plus, qui aurait jamais pensé qu'une femme, ayant cinquante ans d'expérience, aurait épousé un squelette français, dont les bras et les jambes, offrant les mêmes dimensions, semblaient deux compas entr'ouverts, placés perpendiculairement l'un sur l'autre, et tournant sur un pivot commun tout juste assez fort pour figurer un corps? Tout le reste n'était que moustaches, pelisses et pantalons. Elle aurait pu acheter un polk de véritables cosaques en 1815, pour la moitié de la fortune qu'elle a abandonnée à cet épouvantail militaire. Mais il est inutile d'en dire davantage sur ce sujet, d'autant plus qu'elle en était venue au point de citer Rousseau pour le sentiment:—qu'il n'en soit plus question.

Ayant ainsi expectoré ma bile contre un pays qui n'en est pas moins un pays fort agréable, et auquel je n'ai nul reproche à faire, puisque c'est moi qui l'ai cherché, et non lui qui m'a cherché, j'en viens au but plus direct de cette Introduction. Si je ne compte pas trop, mon cher public, sur la continuation de vos bonnes grâces (quoique, pour dire la vérité, la constance et l'uniformité de goût soient des qualités sur lesquelles ceux qui courtisent vos faveurs doivent à peine compter), ce but pourra peut-être me dédommager des pertes et dommages que j'ai essuyés en amenant ma tante Dorothée dans le pays des beaux sentimens, des moustaches noires, des jambes fines, des gros mollets et des membres sans corps; car je vous assure que le drôle, comme le disait mon ami L***, est un vrai pâté d'abatis, tout ailerons et pattes. Si elle avait choisi sur le contrôle de la demi-paie un montagnard écossais à grandes phrases, ou un fils élégant de la verte Erin[8] je n'aurais pas dit un seul mot; mais, de la manière dont l'affaire s'est arrangée, il est bien difficile de se garantir d'un mouvement de rancune en voyant ma tante dépouiller si gratuitement ses héritiers légitimes. Mais...—silence, ma mauvaise humeur,—et offrons à notre cher public un sujet plus agréable pour nous et plus intéressant pour les autres.

À force de boire le breuvage acide dont j'ai déjà parlé, et de fumer des cigares, art dans lequel je ne suis pas novice, je parvins peu à peu, tout en buvant et en fumant, à faire une sorte de connaissance avec un homme comme il faut. Je veux dire qu'il était du petit nombre de ces vieux échantillons de noblesse qu'on trouve encore en France, et qui, comme ces statues antiques et mutilées, objets d'un culte suranné et oublié, commandent encore un certain respect et une certaine estime, même à ceux qui ne leur accordent volontairement ni l'un ni l'autre.

En fréquentant le café du village, je fus d'abord frappé de l'air singulier de dignité et de gravité de ce vieux gentilhomme, de son attachement constant pour les bas et les souliers, au mépris des demi-bottes et des pantalons. Je remarquai la croix de Saint-Louis à sa boutonnière, et la petite cocarde blanche de son chapeau à bras. Il y avait en lui quelque chose d'intéressant; et, d'ailleurs, sa gravité semblait d'autant plus piquante au milieu de la vivacité de tous ceux qui l'entouraient, comme l'ombre d'un arbre touffu frappe davantage les regards dans un paysage éclairé par les rayons ardens du soleil. Je fis, pour lier connaissance avec lui, les avances que le lieu, les circonstances et les mœurs du pays autorisaient: c'est-à-dire, je me plaçai près de lui; et, tout en fumant mon cigare d'un air calme et de manière que chaque bouffée intermittente de fumée était presque imperceptible, je lui adressai ce petit nombre de questions que partout, et surtout en France, le savoir-vivre autorise un étranger à faire, sans l'exposer au reproche d'impertinence. Le marquis de Haut-Lieu, car c'était un marquis, fut aussi laconique et aussi sentencieux que la politesse française le permettait; il répondit à toutes mes questions, mais ne m'en fit aucune, et ne m'encouragea nullement à lui en adresser d'autres.

La vérité était que, n'étant pas très-accessible pour les étrangers de quelque nation qu'ils fussent, ni même pour ceux de ses compatriotes qu'il ne connaissait pas, le marquis avait surtout une réserve toute particulière à l'égard des Anglais. Ce sentiment pouvait être un reste de l'ancien préjugé national; peut-être aussi venait-il de l'idée qu'il avait conçue que l'Anglais est un peuple hautin, fier de sa bourse, et pour qui le rang, joint à une fortune bornée, est un objet de dérision autant que de pitié; ou peut-être enfin qu'en réfléchissant sur certains événemens récens, il éprouvait, comme Français, quelque mortification, même des succès qui avaient rétabli son Maître sur le trône, et qui lui avaient rendu à lui-même des propriétés forts diminuées, d'ailleurs, et un château dilapidé. Son aversion pourtant n'allait jamais au-delà de cet éloignement pour la société des Anglais. Lorsque les affaires de quelque étranger exigeaient l'intervention de son crédit, il l'accordait toujours avec toute la courtoisie d'un gentilhomme français qui sait ce qu'il se doit à lui-même et ce qu'il doit à l'hospitalité nationale.

Enfin, par quelque hasard, le marquis découvrit que l'individu qui fréquentait depuis peu le même café que lui était écossais, circonstance qui milita puissamment en ma faveur. Il m'informa que quelques-uns de ses ancêtres étaient d'origine écossaise; et il croyait même que sa maison avait encore quelques parens dans ce qu'il lui plaisait d'appeler la province de Hanguisse en écosse. La parenté avait été reconnue de part et d'autre au commencement du siècle dernier; et, pendant son exil, car on peut bien penser que le marquis avait joint les rangs de l'armée de Condé et partagé les privations et les infortunes de l'émigration, il avait eu l'envie une fois d'aller renouer connaissance avec ses parens d'écosse, et réclamer leur protection:—Mais, tout bien réfléchi, me dit-il, il ne s'était pas soucié de se présenter à eux dans une situation qui n'aurait pu leur faire que peu d'honneur, ou qu'ils auraient pu regarder comme leur imposant quelque fardeau et leur faisant même quelque honte; il avait donc cru que le mieux était de s'en rapporter à la Providence, et de se tirer d'affaire comme il le pourrait. Qu'avait-il fait pour cela? c'est ce que je n'ai pu savoir, mais jamais rien, j'en suis sûr, capable de compromettre la loyauté de cet excellent vieillard, qui soutint ses opinions et conserva sa loyauté contre vent et marée, jusqu'à ce que le temps l'eût ramené, vieux et indigent, dans un pays qu'il avait quitté à la fleur de l'âge, riche alors et animé par un ressentiment qui se promettait une prompte vengeance. J'aurais pu rire de quelques traits du caractère du marquis, particulièrement de ses préjugés relativement à la noblesse et à la politique, si je l'avais connu dans des circonstances plus prospères; mais dans la position où il était, quand même ses préjugés n'auraient pas eu une base honorable, quand ils n'auraient pas été purs de tout motif bas et intéressé, on devait le respecter comme nous respectons le confesseur et le martyr d'une religion qui n'est pas tout-à-fait la nôtre.

Peu à peu, devenus bons amis, nous bûmes notre café, fumâmes notre cigare, et prîmes notre bavaroise ensemble pendant plus de six semaines; des deux côtés, les affaires ne mirent pas grande interruption à ce commerce. Ayant, non sans difficulté, trouvé la clef de ses questions relativement à l'écosse, grâce à une heureuse conjecture que la province de Hanguisse ne pouvait être que notre comté d'Angus, je fus en état de répondre d'une manière plus ou moins satisfaisante à tout ce qu'il demanda sur les alliances qu'il avait dans ce pays: à ma grande surprise, le marquis connaissait la généalogie de quelques-unes des familles les plus distinguées de ce comté, beaucoup mieux que je n'aurais pu m'y attendre.

De son côté, il éprouva tant de satisfaction de notre liaison, qu'il en vint jusqu'à prendre la résolution de m'inviter à dîner au château de Haut-Lieu, château très digne de ce nom, puisqu'il est situé sur une hauteur qui commande les bords de la Loire. Cet édifice est à environ trois milles du village où j'avais fixé mon domicile temporaire; et, quand je le vis pour la première fois, je pardonnai aisément la mortification qu'éprouvait le propriétaire en recevant un hôte dans l'asile qu'il s'était formé au milieu des ruines du palais de ses ancêtres. Avec une gaieté qui couvrait évidemment un sentiment plus profond, il m'avait préparé peu à peu à la vue du lieu que je devais visiter. Il en eut même tout le temps le jour qu'il me conduisit à cette antique demeure, dans son petit cabriolet traîné par un grand cheval normand.

Les restes du château de Haut-Lieu sont situés sur une belle colline qui domine les bords de la Loire, et qui conduisait, divisée en diverses terrasses, par des degrés en pierre, ornés de statues et d'autres embellissemens artificiels, jusqu'au fleuve même. Toute cette décoration architecturale, les parterres de fleurs odoriférantes et les bosquets d'arbres exotiques avaient disparu depuis bien des années pour faire place aux travaux plus profitables du vigneron. Cependant les terrasses nivelées et les pentes artificielles, travaux exécutés trop solidement pour pouvoir être détruits, subsistent encore, et prouvent combien l'art avait été judicieusement employé pour embellir la nature.

Il est peu de ces maisons de plaisance parfaitement conservées aujourd'hui; car l'inconstance de la mode a effectué en Angleterre le changement total que la dévastation et la fureur populaire ont accompli de l'autre côté du détroit. Quant à moi, je me contente de souscrire à l'opinion du meilleur juge de notre temps[9], qui pense que nous avons poussé à l'excès notre goût pour la simplicité, et que le voisinage d'une habitation imposante exige des embellissemens plus recherchés que ceux qu'on doit au gazon et aux sentiers sablés. Une situation éminemment pittoresque serait peut-être dégradée par une tentative pour y introduire des décorations artificielles; mais combien de sites où l'intervention de plus d'ornemens d'architecture qu'il n'est d'usage d'en employer aujourd'hui me semblerait indispensable pour racheter la nudité uniforme d'une grande maison s'élevant solitairement au milieu d'une pelouse de verdure, et qui ne paraît pas plus en rapport avec tout ce qui l'environne, que si elle était sortie de la ville pour aller prendre l'air.

Comment le goût vint à changer si subitement et si complètement, c'est une circonstance assez singulière; et l'on ne peut l'expliquer que par le principe d'après lequel, dans une comédie de Molière, les trois amis du père lui recommandent un remède pour guérir la mélancolie de sa fille, et qui est de remplir son appartement de tableaux, de tapisseries ou de porcelaines, suivant le commerce différent que fait chacun de ces donneurs de conseil[10]. En faisant l'application de ces motifs secrets au cas dont il s'agit, nous découvrirons peut-être qu'autrefois l'architecte traçait lui-même les jardins et les parterres qui entouraient une maison; naturellement il déployait son art en y plaçant des vases et des statues, en y distribuant des terrasses et des escaliers garnis de balustrades ornées, tandis que le jardinier, placé à un rang subordonné, faisait en sorte que le règne végétal se conformât au goût dominant: pour y réussir, il taillait ses haies vives en remparts avec des tours et des créneaux, et ses arbustes isolés comme l'aurait fait un statuaire. Mais, depuis ce temps, la roue a tourné: le jardinier décorateur, comme on l'appelle, est presque au niveau de l'architecte; et de là vient l'usage libéral et excessif que le premier fait de la pioche et de la hache, et l'ostentation avec laquelle le second ne vise qu'à faire une ferme ornée, aussi conforme à la simplicité que déploie la nature dans la contrée environnante, que cela peut s'accorder avec l'agrément et la propreté nécessaires dans les avenues de la résidence d'un riche propriétaire.

La célérité du cabriolet de monsieur le marquis avait été grandement retardée par l'embonpoint de Jean-Roastbeef[11] que le cheval normand maudissait probablement d'aussi bon cœur que son compatriote exécrait autrefois l'obésité d'un stupide serf saxon; mais la digression que je viens de terminer lui a donné le temps de gravir la colline par une chaussée tournante, maintenant en fort mauvais état. Nous aperçûmes enfin une longue file de bâtimens découverts et tombant en ruines, qui tenaient à l'extrémité occidentale du château.

—M'adressant à un Anglais, me dit alors le marquis, je dois justifier le goût de mes ancêtres, qui ont joint à leur château cette rangée d'écuries; car je sais que, dans votre pays, on a coutume de les placer à quelque distance. Mais ma famille mettait un orgueil héréditaire à ses chevaux; et, comme mes aïeux aimaient à les aller voir fréquemment, ils n'auraient pu le faire si commodément, s'ils les avaient éloignés davantage. Avant la révolution, j'avais trente beaux chevaux dans ces bâtimens ruinés.

Ce souvenir d'une magnificence passée lui échappa par hasard; car, en général, il faisait très-rarement allusion à son ancienne opulence. Il fit cette réflexion tout simplement, sans avoir l'air d'attacher de l'importance à la fortune qu'il avait possédée autrefois, ou de demander qu'on le plaignît de l'avoir perdue. Elle éveilla pourtant quelques idées tristes, et nous gardâmes tous deux le silence pendant le peu de temps que dura encore notre voyage.

En arrivant à la porte du château, je vis sortir d'une sorte de masure, qui n'était qu'une partie de l'ancienne loge du portier, une paysanne pleine de vivacité, dont les yeux étaient noirs comme du jais et brillans comme des diamans. Elle vint à nous avec un sourire qui laissait apercevoir des dents assez belles pour faire envie à bien des duchesses, et elle tint la bride du cheval pendant que nous descendions de cabriolet.

—Il faut que Madelon exerce aujourd'hui le métier de palefrenier, dit le marquis en lui faisant un signe de tête gracieux, en retour de la révérence profonde qu'elle avait adressée à monseigneur. Son mari est allé au marché; et, quant à La Jeunesse, il a tant d'occupations, qu'il en perd presque l'esprit.—Madelon était la filleule de mon épouse, et destinée à être la femme de chambre de ma fille, continua le marquis pendant que nous passions sous la porte principale, dont le cintre était surmonté des armoiries mutilées des anciens seigneurs de Haut-Lieu et à moitié cachées sous la mousse et le gramen, sans compter les branches de quelques arbrisseaux sortis des fentes du mur.

Cette dernière phrase, qui me fit comprendre, en passant, que je voyais en lui un époux, un père, privé de son épouse et de sa fille, augmenta mon respect pour un infortuné vieillard que tout ce qui avait rapport à sa situation actuelle devait, sans aucun doute, entretenir dans ses réflexions mélancoliques. Après une pause d'un instant il continua d'un ton plus gai.

—Mon pauvre La Jeunesse vous amusera, dit-il; et, soit dit en passant, il a dix ans de plus que moi (le marquis en a plus de soixante), il me rappelle un acteur du Roman comique, qui jouait lui seul dans toute une pièce. Il prétend remplir à la fois les rôles de maître-d'hôtel, de chef de cuisine, de sommelier, de valet de chambre, et de tous les domestiques à la fois. Il me rappelle aussi quelquefois un personnage de la Bride[12] de Lammermoor. Vous devez avoir lu ce roman, car c'est l'ouvrage d'un de vos gens de lettres qu'on appelle, je crois, le chevalier Scott.

—Oui, précisément; lui-même.—J'oublie toujours les mots qui commencent par cette lettre impossible[13].

Cette observation écarta des souvenirs plus pénibles, car j'avais à redresser mon ami français sur deux points. Je n'eus raison qu'avec peine pour le premier; car le marquis, avec toute sa répugnance pour les Anglais, ayant passé trois mois à Londres, prétendait que notre langue n'offrait aucune difficulté qui pût l'arrêter un instant, et il en appela à tous les dictionnaires, depuis le plus ancien jusqu'au plus nouveau, pour prouver que bride signifiait la bride d'un cheval. Son scepticisme sur cette question de philologie était tel, que, lorsque je me hasardai à lui dire que, dans tout le roman, il n'était pas une seule fois question de bride, il rejeta gravement la faute de cette inconséquence sur le malheureux auteur. J'eus ensuite la franchise de l'informer, d'après des motifs que personne ne pouvait connaître comme moi, que l'homme de lettres, mon compatriote, dont je parlerai toujours avec le respect que méritent ses talens, n'était pas responsable des ouvrages frivoles qu'il plaisait au public de lui attribuer avec trop de générosité et de précipitation. Surpris par l'impulsion du moment, j'aurais peut-être été plus loin, et confirmé ma dénégation par une preuve positive, en lui disant que personne ne pouvait avoir écrit des ouvrages dont j'étais l'auteur; mais le marquis m'épargna le désagrément de me trahir ainsi, en me répliquant, avec beaucoup de sang-froid, qu'il était charmé d'apprendre que de pareilles bagatelles n'avaient pas été écrites par un homme de condition.

—Nous les lisons, ajouta-t-il, comme nous écoutons les plaisanteries débitées par un comédien, ou comme nos ancêtres écoutaient celles d'un bouffon de profession, dont ils s'amusaient, quoiqu'ils eussent été bien fâchés de les entendre sortir de la bouche d'un homme qui aurait eu de meilleurs droits pour être admis dans leur société.

Cette déclaration me rappela complètement à ma prudence ordinaire; et je craignis tellement de me laisser surprendre, que je n'osai pas même expliquer au digne aristocrate, mon ami, que l'individu qu'il avait nommé devait son avancement, à ce que j'avais entendu dire, à certains ouvrages qu'on pouvait, sans lui faire injure, comparer à des romans en vers.

La vérité est qu'indépendamment de quelques autres préjugés injustes auxquels j'ai déjà fait allusion, le marquis avait contracté une horreur mêlée de mépris pour toute espèce d'écrivains, à l'exception peut-être de ceux qui composent un volume in-folio sur la jurisprudence ou la théologie; et il regardait l'auteur d'un roman, d'une nouvelle, d'un poème, ou d'un ouvrage de critique, comme on regarde un reptile venimeux, c'est-à-dire avec crainte et dégoût.—L'abus de la presse, disait-il, surtout dans ses productions, les plus légères, a empoisonné en Europe toutes les sources de la morale, et regagne encore peu à peu une influence nouvelle après avoir été réduite au silence par le bruit de la guerre.—Il regardait tous les écrivains, excepté ceux du plus gros et du plus lourd calibre, comme dévoués à la mauvaise cause, depuis Rousseau et Voltaire, jusqu'à Pigault-Lebrun et l'auteur des romans écossais, quoiqu'il convînt qu'il les lisait pour passer le temps; cependant, comme Pistol mangeant son poireau[14], il ne dévorait l'histoire qu'en exécrant la tendance de l'ouvrage qui l'occupait. Cette observation me fit reculer le franc aveu que ma vanité avait projeté de faire, et j'amenai le marquis à de nouvelles remarques sur le château de ses ancêtres.—Ici, me dit-il, était le théâtre sur lequel mon père obtint plus d'une fois un ordre pour faire paraître quelques-uns des principaux acteurs de la Comédie-Française, quand le roi et madame de Pompadour venaient l'y voir, ce qui lui arriva plus d'une fois. Là-bas, plus au centre, était la salle baronniale, où le seigneur exerçait sa juridiction féodale, quand son bailli avait quelque criminel à juger, car nous avions, comme vos anciens nobles écossais, le droit de haute et basse justice, fossa cum furcâ, comme le disent les juristes. En dessous est la chambre de la question, c'est-à-dire où l'on donnait la torture; et véritablement je suis fâché qu'un droit si sujet à abus ait jamais été accordé à personne. Mais, ajouta-t-il avec un air de dignité que semblait même augmenter le souvenir des atrocités que ses ancêtres avaient commises dans le souterrain dont il me montrait les soupiraux grillés,—tel est l'effet de la superstition, que même encore aujourd'hui, les paysans n'osent approcher de ces cachots dans lesquels on dit que le courroux de mes aïeux commit plus d'un acte de cruauté.

Comme nous approchions de la fenêtre, et que je montrais quelque curiosité de voir ce séjour de terreur, nous entendîmes sortir des éclats de rire de cet abîme souterrain, et nous découvrîmes aisément qu'ils partaient d'un groupe d'enfans qui s'étaient emparés de ce caveau abandonné, pour y jouer à Colin-Maillard.

Le marquis fut un peu déconcerté, et il eut recours à sa tabatière; mais il se remit sur-le-champ.—Ce sont les enfans de Madelon, dit-il, et ils se sont familiarisés avec ces voûtes qui inspirent la terreur au reste des habitans. D'ailleurs, pour vous dire la vérité, ces pauvres enfans sont nés depuis l'époque des prétendues lumières qui ont banni la superstition et la religion en même temps; cela me fait penser à vous dire que c'est aujourd'hui un jour maigre. Je n'ai d'autres convives que vous et le curé de ma paroisse, et je ne blesserais pas volontiers ses opinions. D'ailleurs, ajouta-t-il d'un ton plus ferme et perdant toute contrainte: l'adversité m'a donné sur ce sujet d'autres idées que celles qu'inspire la prospérité; et je remercie le ciel de ne pas rougir en vous avouant que je suis les commandemens de mon église.

Je me hâtai de lui répondre que, quoiqu'ils pussent différer de ceux de la mienne, j'avais tout le respect convenable pour les réglemens religieux de chaque communion chrétienne, sachant que nous nous adressions au même Dieu, adoré d'après le même principe de la rédemption, quoique sous des formes différentes; et que, s'il avait plu au Tout-Puissant de ne pas permettre cette variété de cultes, nos devoirs nous auraient été prescrits aussi distinctement qu'ils l'étaient sous la loi de Moïse.

Le marquis n'avait pas l'habitude de secouer la main[15], mais en cette occasion il saisit la mienne et la secoua cordialement. C'était peut-être la seule manière qu'un zélé catholique pût ou dût employer pour me faire sentir qu'il acquiesçait à mes sentimens.

Ces explications, ces remarques et celles auxquelles donnèrent encore lieu les ruines étendues du château, nous occupèrent pendant deux ou trois tours que nous fîmes sur la longue terrasse, et pendant un quart d'heure que nous restâmes dans un petit pavillon, dont le toit en voûte était encore en assez bon état, quoique le ciment fût détaché sur les côtés.

—C'est ici, dit-il en reprenant le ton de la première partie de notre entretien, que j'aime à venir m'asseoir à midi pour y trouver un abri contre la chaleur, ou le soir pour voir les rayons du soleil couchant s'éteindre dans les belles eaux de la Loire. C'est ici que, comme le dit votre grand poète, avec lequel, quoique Français, je suis plus familier que bien des Anglais, j'aime à m'asseoir,

Montrant le code d'une imagination douce et amère[16].

J'eus grand soin de ne pas protester contre cette variante d'un passage bien connu de Shakspeare, car je présume que notre grand poète aurait perdu quelque chose dans l'opinion d'un juge aussi délicat que le marquis, si je lui avais prouvé que, suivant toutes les autres autorités, il a écrit:

Ruminant les pensées d'une imagination douce et amère[17].

D'ailleurs notre première discussion littéraire me suffisait, étant convaincu depuis long-temps (quoique je ne l'aie été que dix ans après être sorti du collège d'Édimbourg) que l'art de la conversation ne consiste pas à montrer des connaissances supérieures dans des objets de peu d'importance, mais à augmenter, à corriger, à perfectionner ce qu'on peut savoir, en profitant de ce que savent les autres... Je laissai donc le marquis montrer son code suivant son bon plaisir, et j'en fus récompensé par une dissertation savante et bien raisonnée qu'il entama sur le style fleuri d'architecture introduit en France pendant le dix-septième siècle. Il en démontra le mérite et les défauts avec beaucoup de goût; et après avoir ainsi parlé de sujets semblables à celui qui m'a fait faire une digression quelques pages plus haut, il fit en leur faveur un appel d'un autre genre, fondé sur les idées que leur vue faisait naître.

—Qui pourrait détruire sans remords les terrasses du château de Sully? me dit-il. Pouvons-nous les fouler aux pieds sans nous rappeler cet homme d'état aussi distingué par une intégrité sévère que par la force et l'infaillible sagacité de son jugement? Si elles étaient moins larges, moins massives, ou si l'uniformité solennelle en était dénaturée, pourrions-nous supposer qu'elles furent le théâtre de ses méditations, patriotiques? Pouvons-nous nous figurer le duc sur un fauteuil, la duchesse sur un tabouret, dans un salon moderne, donnant des leçons de courage et de loyauté à leurs fils, de modestie et de soumission à leurs filles, celles d'une morale rigide aux uns et aux autres, tandis qu'un cercle de jeune noblesse les écoute avec attention, les yeux modestement baissés, sans parler, sans s'asseoir, à moins de l'ordre exprès donné par Sully lui-même? Non, monsieur, détruisez le pavillon royal dans lequel cette édifiante scène de famille se passait, et vous éloignez de l'esprit la vraisemblance et la vraie couleur d'un tel tableau. Pouvez-vous vous figurer ce pair, ce patriote distingué, se promenant dans un jardin à l'anglaise? Autant vaudrait vous le représenter en frac bleu et en gilet blanc, et non avec son habit à la Henri IV et son chapeau à plumes. Comment aurait-il pu se mouvoir dans le labyrinthe tortueux de ce que vous avez appelé une ferme ornée, au milieu de son cortège ordinaire de deux files de gardes suisses? En vous rappelant sa figure, sa barbe, ses haut-de-chausses à canon, attachés à son justaucorps par mille aiguillettes et nœuds de rubans, si votre imagination se le représente dans un jardin moderne, en quoi le distinguerez-vous d'un vieillard en démence qui a la fantaisie de porter le costume de son trisaïeul, et qu'un détachement de gendarmes conduit à une maison de fous? Mais, si elle existe encore, contemplez la longue et magnifique terrasse où le loyal, le grand Sully, avait coutume de se promener solitairement deux fois par jour, en méditant sur les plans que son patriotisme lui inspirait pour la gloire de la France, ou lorsqu'à une époque plus avancée et plus triste de sa vie, il rêvait douloureusement au souvenir de son maître assassiné, et au destin de son pays déchiré par des factions; jetez sur ce noble arrière-plan d'arcades des vases, des urnes, des statues, tout ce qui peut annoncer la proximité d'un palais ducal, et le tableau sera d'accord dans toutes ses parties avec la noble figure du grand homme. Les factionnaires portant l'arquebuse, placés aux extrémités de cette longue terrasse bien nivelée, annoncent la présence du souverain féodal; sa garde d'honneur le précède et le suit avec la hallebarde haute, l'air martial et imposant, comme si l'ennemi était en présence; tous semblent animés de la même âme que leur noble chef, mesurant leurs pas sur les siens, marchant quand il marche, s'arrêtant quand il s'arrête, observant même ses légères irrégularités de marche et ses haltes d'un instant, occasionnées par ses réflexions; tous exécutant avec une précision militaire les évolutions requises devant et derrière celui qui semble le centre et le ressort de leurs rangs, comme le cœur donne la vie et l'énergie au corps humain. Si vous riez d'une promenade si peu conforme à la liberté frivole des mœurs modernes, ajouta le marquis en me regardant comme s'il eût voulu lire dans le fond de mes pensées, pourriez-vous vous décider à détruire cette autre terrasse que foula aux pieds la séduisante marquise de Sévigné, et au souvenir de laquelle s'unissent tant de souvenirs éveillés par de nombreux passages de ses lettres délicieuses?

Un peu fatigué de la longue tirade du marquis, dont le but était certainement de faire valoir les beautés naturelles de sa propre terrasse, qui, malgré son état de dilapidation, n'avait pas besoin d'une recommandation si solennelle, j'informai mon ami que je venais de recevoir d'Angleterre le journal d'un voyage fait dans le midi de la France par un jeune étudiant d'Oxford, mon ami, poète, dessinateur, et fort instruit, dans lequel il donne une description intéressante et animée du château de Grignan, demeure de la fille chérie de madame de Sévigné, et où elle résidait elle-même fréquemment. J'ajoutai que quiconque lirait cette relation, et ne serait qu'à quarante milles de cet endroit, ne pourrait se dispenser d'y faire un pèlerinage. Le marquis sourit, parut très-content, me demanda le titre de cet ouvrage, et écrivit sous ma dictée: Itinéraire d'un voyage fait en Provence et sur les bords du Rhône, en 1819, par John Hughes, maître ès-arts du collège Oriel, à Oxford. Il ajouta qu'il ne pouvait maintenant acheter des livres pour le château, mais qu'il en recommanderait l'achat au libraire chez lequel il était abonné dans la ville voisine.—Mais, ajouta-t-il, voici le curé qui arrive pour couper court à notre discussion, et je vois La Jeunesse tourner autour du vieux portique, sur la terrasse, pour aller sonner la cloche du dîner, cérémonie assez inutile pour appeler trois personnes; mais je crois que le brave vieillard mourrait de chagrin si je lui disais de s'en dispenser. Ne faites pas attention à lui en ce moment, attendu qu'il désire s'acquitter incognito du service des départemens inférieurs; quand il aura sonné la cloche, il paraîtra dans tout son éclat en qualité de majordome.

Tandis que le marquis parlait ainsi, nous avancions vers la partie orientale du château, seule partie de cet édifice qui fût encore habitable.

La bande-noire, me dit-il, en dévastant le reste du château pour en prendre le plomb, le bois et les autres matériaux, m'a rendu un service sans le vouloir; celui de le réduire à des dimensions plus convenables à la fortune du propriétaire actuel. La chenille a encore trouvé de quoi placer sa chrysalide dans la feuille: peu lui importe quels sont les insectes qui ont dévoré le reste du buisson.

À ces mots nous arrivâmes à la porte. La Jeunesse nous y attendait avec un air respectueux et empressé, et sa figure, quoique sillonnée de mille rides, était prête à répondre par un sourire à chaque mot que son maître lui adressait avec bonté; ses lèvres laissaient voir alors deux rangs entiers de dents blanches qui avaient résisté à l'âge et aux maladies. Ses bas de soie bien propres, si souvent lavés qu'ils en avaient pris une teinte jaunâtre, sa queue nouée avec une rosette, les deux boucles de cheveux blancs qui accompagnaient ses joues maigres, son habit couleur de perle, sans collet; le solitaire qu'il avait au doigt, son jabot, ses manchettes, et son chapeau à bras, tout annonçait que La Jeunesse avait regardé l'arrivée d'un convive au château comme un événement extraordinaire et qui exigeait qu'il déployât lui-même toute la magnificence et tout l'éclat de son service.

En considérant ce bizarre mais fidèle serviteur du marquis, des préjugés duquel il héritait sans doute comme de ses vieux habits, je ne pus m'empêcher de reconnaître la ressemblance qui existait, ainsi que l'avait dit son maître, entre lui et mon Caleb, le fidèle écuyer du maître de Ravenswood. Mais un Français, un vrai Jean-fait-tout par nature, peut seul se charger d'une multitude de fonctions et y suffire avec plus d'aisance et de souplesse qu'on ne pourrait l'attendre de la lenteur imperturbable d'un Écossais. Supérieur à Caleb par la dextérité, sinon par le zèle, La Jeunesse semblait se multiplier suivant l'occasion, et il s'acquittait de ses divers emplois avec tant d'exactitude et de célérité, qu'un domestique de plus aurait été complètement superflu.

Le dîner surtout fut exquis. La soupe, quoique maigre, épithète que les Anglais emploient avec dérision[18], avait un goût délicieux, et la matelote de brochet et d'anguille me réconcilia, quoique Écossais, avec ce dernier poisson. Il y avait même un petit bouilli pour l'hérétique, et la viande était cuite si à propos, qu'elle conservait tout son jus et était aussi tendre que délicate. Deux autres petits plats non moins bien apprêtés servaient d'accompagnement au potage; mais ce que le vieux maître d'hôtel regardait comme le nec plus ultra de son savoir-faire, et qu'il plaça sur la table d'un air satisfait de lui-même et en me regardant avec un sourire, comme pour jouir de ma surprise, ce fut un énorme plat d'épinards, ne formant pas une surface plane comme ceux qui sortent des mains sans expérience de nos cuisiniers anglais[19], mais offrant à l'œil des coteaux et des vallées où l'on découvrait un noble cerf poursuivi par une meute de chiens et par des cavaliers portant des cors, des fouets, et armés de couteaux de chasse; cerf, chiens, chasseurs, tout était fait de pain artistement taillé, puis grillé et frit dans du beurre. Jouissant des éloges que je ne manquai pas de donner à ce chef-d'œuvre, le vieux La Jeunesse avoua qu'il lui avait coûté près de deux jours de travail pour le porter à sa perfection; et voulant en donner l'honneur à qui de droit, il ajouta qu'une conception aussi brillante ne lui appartenait pas en entier; que Monseigneur avait eu la bonté de lui donner quelques idées fort heureuses, et avait même daigné l'aider à les mettre à exécution, en taillant de ses propres mains quelques-unes des principales figures.

Le marquis rougit un peu de cet éclaircissement, dont il aurait probablement dispensé volontiers son majordome; mais il avoua qu'il avait voulu me surprendre en me mettant sous les yeux une scène tirée d'un poème qui avait eu du succès dans mon pays, milady Lac[20]. Je lui répondis qu'un cortège si splendide retraçait une grande chasse de Louis XIV, plutôt que celle d'un pauvre roi d'écosse, et que le paysage en épinards ressemblait à la forêt de Fontainebleau, plutôt qu'aux montagnes sauvages de Callender. Il me fit une gracieuse inclination de tête en réponse à ce compliment, et reconnut que le souvenir de l'ancienne cour de France, quand elle était dans toute sa splendeur, pouvait bien avoir égaré son imagination. La conversation tomba bientôt sur d'autres objets.

Le dessert était excellent. Le fromage, les fruits, les olives, les cerneaux et le délicieux vin blanc étaient impayables chacun dans son genre: aussi le bon marquis remarqua, avec un air de satisfaction sincère, que son convive y faisait honneur très-cordialement.

—Après tout, me dit-il, et cependant ce n'est qu'avouer une faiblesse presque ridicule, je ne puis m'empêcher d'être charmé de pouvoir encore offrir à un étranger une sorte d'hospitalité qui lui semble agréable. Croyez-moi, ce n'est pas tout-à-fait par orgueil que nous autres, pauvres revenans, nous menons une vie si retirée, et voyons si peu de monde. Il est vrai qu'on n'en voit que trop parmi nous qui errent dans les châteaux de leurs pères, et qu'on prendrait plutôt pour les esprits des anciens propriétaires que pour des êtres vivans rétablis dans leurs possessions. Cependant c'est pour vous-mêmes, plutôt que pour épargner notre susceptibilité, que nous ne recherchons pas la société des voyageurs de votre pays. Nous nous sommes mis dans l'idée que votre nation opulente tient particulièrement au faste et à la grande chère; que vous aimez à avoir toutes vos aises, toutes les jouissances possibles; or, les moyens qui nous restent pour vous bien accueillir sont généralement si limités, que nous sentons que toute dépense et toute ostentation nous sont interdites. Personne ne se soucie d'offrir ce qu'il a de mieux, quand il a raison de croire que ce mieux ne fera pas plaisir; et, comme beaucoup de vos voyageurs publient le journal de leur voyage, on n'aime guère à voir le pauvre dîner qu'on a pu donner à quelque milord anglais figurer éternellement dans un livre.

J'interrompis le marquis pour l'assurer que, si jamais je publiais une relation de mon voyage, et que j'y parlasse du dîner qu'il venait de me donner, ce ne serait que pour le citer comme un des meilleurs repas que j'eusse faits de ma vie. Il me remercia de ce compliment par une nouvelle inclination de tête, et dit qu'il fallait que je ne partageasse guère le goût national, ou que ce qu'on en disait fût grandement exagéré; il me remerciait de lui avoir montré la valeur des possessions qui lui restaient; l'utile avait sans doute survécu au somptueux à Haut-Lieu comme ailleurs; les grottes, les statues, la serre chaude, l'orangerie, le temple, la tour, avaient disparu; mais les vignobles, le potager, le verger, l'étang, existaient encore, et il était charmé de voir que leurs productions réunies eussent suffi à composer un repas trouvé passable par un Anglais. J'espère seulement, ajouta-t-il, que vous me prouverez que vos complimens sont sincères, en acceptant l'hospitalité au château de Haut-Lieu, toutes les fois que vous n'aurez pas d'engagemens préférables pendant votre séjour dans ces environs.

Je me rendis bien volontiers à une invitation faite d'une manière si gracieuse, qu'il semblait qu'en l'acceptant j'obligeasse celui qui la faisait.

La conversation tomba alors sur l'histoire du château et de ses environs; sujet qui plaçait le marquis sur son terrain, quoiqu'il ne fût ni grand antiquaire, ni même très-profond historien dès qu'il ne s'agissait plus de sa propriété. Mais le curé était l'un et l'autre, homme aimable, de plus causant fort bien, plein de prévenance, et mettant dans ses communications cette politesse aisée qui m'a paru être le caractère distinctif des membres du clergé catholique, quel que soit leur degré d'instruction. Ce fut de lui que j'appris qu'il existait encore au château de Haut-Lieu le reste d'une fort belle bibliothèque. Le marquis leva les épaules, tandis que le curé parlait ainsi, porta les yeux de côté et d'autre, et parut éprouver de nouveau ce léger embarras qu'il avait montré involontairement quand La Jeunesse avait jasé de l'intervention de son maître dans les arrangemens de la cuisine.

—Je vous ferais voir mes livres bien volontiers, me dit-il; mais ils sont en si mauvais état, et dans un tel désordre, que je rougis de les montrer à qui que ce soit.

—Pardon, monsieur le marquis, dit le curé; mais vous savez que vous avez permis au docteur Dibdin, le célèbre bibliomane anglais, d'examiner ces précieux restes, et vous n'oubliez pas quel éloge il en a fait.

—Pouvais-je en agir autrement, mon cher ami? répondit le marquis: on avait fait au docteur des rapports exagérés sur le mérite des restes de ce qui avait été autrefois une bibliothèque. Il s'était établi dans l'auberge voisine du château, déterminé à emporter sa pointe, ou à mourir sous les murailles. J'avais même ouï dire qu'il avait mesuré trigonométriquement la hauteur de la petite tour, afin de se pourvoir d'échelles pour l'escalader. Vous n'auriez pas voulu que je réduisisse un respectable docteur en théologie, quoique membre d'une communion différente de la nôtre, à commettre cet acte de violence; ma conscience en aurait été chargée.

—Mais vous savez aussi, monsieur le marquis, reprit le curé, que le docteur Dibdin fut si courroucé de la dilapidation que votre bibliothèque avait soufferte, qu'il avoua qu'il aurait voulu être armé des pouvoirs de notre église pour lancer un anathème contre ceux qui en avaient été coupables.

—Je présume, répliqua notre hôte, que son ressentiment était proportionné à son désappointement.

—Pas du tout! s'écria le curé; car il parlait avec tant d'enthousiasme de la valeur de ce qui vous reste, que je suis convaincu que, s'il n'avait cru devoir céder à vos instantes prières, le château de Haut-Lieu aurait occupé au moins vingt pages dans le bel ouvrage dont il nous a envoyé un exemplaire, et qui sera un monument durable de son zèle et de son érudition[21].

—Le docteur Dibdin est la politesse même, dit le marquis; et, quand nous aurons pris notre café (le voici qui arrive), nous nous rendrons à la petite tour. Comme monsieur n'a pas méprisé mon humble dîner, j'espère qu'il aura la même indulgence pour une bibliothèque en désordre; et je m'estimerai heureux s'il y trouve quelque chose qui puisse l'amuser. D'ailleurs, mon cher curé, vous avez tous les droits possibles sur ces livres, puisque, sans votre intervention, leur propriétaire ne les aurait jamais revus.

Quoique ce dernier acte de politesse lui eût été en quelque sorte arraché malgré lui par le curé, et que le désir de cacher la nudité de son domaine et l'étendue de ses pertes parussent toujours lutter contre sa disposition naturelle à obliger, il me fut impossible de prendre sur moi de ne pas accepter une offre que les règles strictes de la civilité auraient peut-être dû me faire refuser. Mais renoncer à voir les restes d'une collection assez curieuse pour avoir inspiré au docteur Dibdin le projet de recourir à une escalade, c'eût été un acte d'abnégation dont je ne me sentis pas la force.

Cependant La Jeunesse avait apporté le café tel qu'on n'en boit que sur le continent[22], sur un plateau couvert d'une serviette, afin qu'on pût croire qu'il était d'argent, et du pousse-café de la Martinique dans un porte-liqueurs qui était certainement de ce métal. Notre repas ainsi terminé, le marquis me fit monter par un escalier dérobé. Je fus introduit dans une grande galerie, de forme régulière, et qui avait près de cent pieds de longueur, mais tellement dilapidée et ruinée, que je tins constamment mes yeux fixés sur le plancher, de crainte que mon hôte ne se crût obligé de faire une apologie pour tous les tableaux délabrés, les tapisseries tombant en lambeaux, et, ce qui était encore pire, les fenêtres brisées par le vent.

—Nous avons tâché de rendre la petite tour un peu plus habitable, me dit le marquis en traversant à la hâte ce séjour de désolation. C'était ici autrefois la galerie de tableaux; et dans le boudoir qui est à l'autre bout, et qui sert à présent de bibliothèque, nous conservions quelques tableaux précieux de chevalet, dont la dimension exigeait qu'on les considérât de plus près.

En parlant ainsi, il écarta un pan de la tapisserie déjà mentionnée, et nous entrâmes dans l'appartement dont il venait de parler.

C'était une salle octogone, répondant à la forme extérieure de la petite tour dont elle occupait l'intérieur. Quatre des côtés étaient percés de croisées garnies de petits vitraux semblables à ceux qu'on voit dans les églises, et chacune de ces fenêtres offrait un point de vue magnifique sur la Loire et sur toute la contrée à travers laquelle serpente ce fleuve majestueux. Les vitraux étaient peints; et les rayons du soleil couchant, qui brillaient de tout leur éclat à travers deux de ces croisées, montraient un assemblage d'emblèmes religieux et d'armoiries féodales qu'il était presque impossible de regarder sans être ébloui. Mais les deux autres fenêtres, n'étant plus exposées à l'influence de cet astre, pouvaient être contemplées avec plus de facilité; on devinait qu'elles étaient garnies de vitraux qui, dans l'origine, ne leur avaient pas été destinés. J'appris ensuite qu'ils avaient appartenu à la chapelle du château, avant qu'elle eût été profanée et pillée. Le marquis s'était amusé, pendant plusieurs mois, à accomplir ce rifacimento avec l'aide du curé et de l'universel La Jeunesse; et, quoiqu'ils n'eussent fait qu'assembler des fragmens souvent fort petits, cependant les vitraux peints, à moins, qu'on ne les examinât de très-près et d'un œil d'antiquaire, produisaient un effet fort agréable.

Les côtés de l'appartement qui n'avaient pas de fenêtres étaient, à l'exception de l'espace nécessaire pour la petite porte, garnis d'armoires à tablettes, en bois de noyer parfaitement sculpté, et à qui le temps avait donné une couleur foncée de châtaigne mûre. Quelques-unes étaient en bois blanc, et elles avaient été faites récemment pour suppléer au déficit occasionné par la dévastation. Sur ces tablettes étaient déposés les restes précieux échappés au naufrage d'une magnifique bibliothèque.

Le père du marquis avait été un homme instruit, et son aïeul s'était rendu célèbre par l'étendue de ses connaissances, même à la cour de Louis XIV, où la littérature était, en quelque sorte, regardée comme un objet à la mode. Ces deux seigneurs, dont la fortune était considérable, et qui s'étaient libéralement livrés à leur goût, avaient fait de telles augmentations à une ancienne bibliothèque gothique fort curieuse, qui leur venait de leurs ancêtres, qu'il existait en France peu de collections de livres qu'on pût comparer à celle du château de Haut-Lieu. Elle avait été complètement dispersée par suite d'une tentative mal avisée faite par le marquis actuel, en 1790, pour dissiper un rassemblement révolutionnaire. Heureusement le curé, qui par sa conduite charitable et modérée, et par ses vertus évangéliques, avait beaucoup de crédit sur l'esprit des paysans du voisinage, obtint de plusieurs d'entre eux, pour quelques sous, et souvent même pour un petit verre d'eau-de-vie, des ouvrages qui avaient coûté des sommes considérables, et dont les coquins qui avaient pillé le château s'étaient emparés uniquement par envie de mal faire. Ce digne ecclésiastique avait ainsi racheté un aussi grand nombre de livres de son seigneur, que sa petite fortune le lui permettait; et c'était grâce à ce soin généreux qu'ils étaient retournés dans la petite tour où je les trouvai. On ne peut donc pas être surpris qu'il fût fier et charmé de montrer aux étrangers la collection dont il était le restaurateur.

En dépit des volumes dépareillés et mutilés, et de toutes les autres mortifications qu'un amateur éprouve quand il visite une bibliothèque mal tenue, il se trouvait dans celle de Haut-Lieu beaucoup d'ouvrages faits, comme le dit Bayes[23], pour surprendre et enchanter le bibliomane; et, comme le docteur Ferrier le dit avec toute la sensibilité d'un amateur, on y voyait un grand nombre de ces ouvrages rares et curieux,

De ces petits formats jadis dorés sur tranche,

des missels richement enluminés, des manuscrits de 1380, de 1320, ou même de plus ancienne date; enfin, des ouvrages imprimés en caractères, gothiques pendant le quinzième et le seizième siècle. Mais j'ai dessein d'en rendre un compte plus détaillé, si je puis en obtenir la permission du marquis.

En attendant, il me suffira de dire qu'enchanté du jour que j'avais passé à Haut-Lieu, j'y fis de fréquentes visites, et que la clef de la tour octogone était toujours à ma disposition. Ce fut alors que je me pris d'une belle passion pour une partie de l'histoire de France que je n'avais jamais suffisamment étudiée, malgré l'importance de ses rapports avec celle de l'Europe en général, et quoique traitée par un ancien historien inimitable[24]. En même temps, pour satisfaire les désirs de mon digne hôte, je m'occupai de temps en temps de quelques mémoires de sa famille qui avaient été heureusement conservés, et contenant des détails curieux sur l'alliance de cette maison avec une famille écossaise, alliance à laquelle j'avais dû, dans l'origine, les bonnes grâces du marquis de Haut-Lieu.

Je méditai sur cet objet, more meo, jusqu'à l'instant où je quittai la France pour aller retrouver le roasbeef et le feu de houille de la Grande-Bretagne; ce qui n'eut lieu qu'après que j'eus mis en ordre ces réminiscences gauloises. Enfin le résultat de mes méditations prit la forme dont mes lecteurs pourront juger dans un instant, si cette préface ne les épouvante pas.

Que le public accueille cet ouvrage avec bonté, et je ne regretterai pas mon absence momentanée de mon pays.


QUENTIN DURWARD.


CHAPITRE PREMIER.

Le Contraste.

«Voyez ces deux portraits: ce sont ceux de deux frères.»
SHAKSPEARE. Hamlet, acte III, scène 4.

LA fin du quinzième siècle prépara pour l'avenir une suite d'événemens dont le résultat fut d'élever la France à cet état formidable de puissance qui a toujours été depuis le principal objet de la jalousie des autres nations de l'Europe. Avant cette époque, il ne s'agissait de rien moins que de son existence dans sa lutte contre les Anglais, déjà maîtres de ses plus belles provinces; et tous les efforts de son roi, toute la bravoure de ses habitans, purent à peine préserver la nation du joug de l'étranger. Ce n'était pas le seul danger qu'elle eût à craindre; les princes qui possédaient les grands fiefs de la couronne, et particulièrement les ducs de Bourgogne et de Bretagne, en étaient venus à rendre si légères leurs chaînes féodales, qu'ils ne se faisaient aucun scrupule de lever l'étendard contre leur seigneur suzerain, le roi de France, sous les plus faibles prétextes. En temps de paix, ils gouvernaient leurs provinces en princes absolus, et la maison de Bourgogne, maîtresse du pays qui portait ce nom et de la partie la plus riche et la plus belle de la Flandre, était si riche et si puissante par elle-même, qu'elle ne le cédait à la couronne de France ni en force ni en splendeur.

À l'imitation des grands feudataires, chaque vassal inférieur de la couronne s'arrogeait autant d'indépendance que le lui permettaient la distance où il était du point central de l'autorité, l'étendue de son fief et les fortifications de sa tour féodale: tous ces petits tyrans, affranchis de la juridiction des lois, se livraient impunément à tous les caprices et à tous les excès de l'oppression et de la cruauté. Dans l'Auvergne seule on comptait plus de trois cents de ces nobles indépendans, pour qui le pillage, le meurtre et l'inceste n'étaient que des actes ordinaires et familiers.

Outre ces maux, un autre fléau, fruit des longues guerres entre l'Angleterre et la France, ajoutait encore aux malheurs de cet infortuné pays. De nombreux corps de soldats, réunis en bandes sous des chefs qu'ils choisissaient eux-mêmes parmi les aventuriers les plus braves et les plus heureux, s'étaient formés, en diverses parties de la France, du rebut de tous les autres pays. Ces soldats mercenaires vendaient leurs services au plus offrant; et quand ils ne trouvaient pas à les vendre, ils continuaient la guerre pour leur compte, s'emparaient de tours et de châteaux convertis par eux en places de retraite, faisaient des prisonniers dont ils exigeaient des rançons, mettaient à contribution les villages et les maisons isolées; enfin justifiaient, par toutes sortes de rapines, les épithètes de tondeurs et d'écorcheurs qui leur avaient été données.

Au milieu des misères et des horreurs que faisait naître un état si déplorable des affaires publiques, la prodigalité était portée jusqu'à l'excès par les nobles subalternes, qui, jaloux d'imiter les grands princes, dépensaient, en déployant un luxe grossier mais magnifique, les richesses qu'ils extorquaient au peuple. Un ton de galanterie romanesque et chevaleresque (qui cependant dégénérait souvent en licence) était le trait caractéristique des relations entre les deux sexes. On parlait encore le langage de la chevalerie errante, et l'on continuait à s'assujettir à ses formes, quand déjà le chaste sentiment d'un amour honorable et la généreuse bravoure qu'il inspire avaient cessé d'en adoucir et d'en réparer les extravagances. Les joutes et les tournois, les divertissemens et les fêtes multipliées de chaque petite cour de France, attiraient dans ce royaume tout aventurier qui ne savait où aller; et en y arrivant il était rare qu'il ne trouvât pas quelque occasion d'y donner des preuves de ce courage aveugle, de cet esprit téméraire et entreprenant auxquels sa patrie plus heureuse n'offrait pas de théâtre.

À cette époque, la Providence, pour sauver ce beau royaume des maux de toute espèce dont il était menacé, fit monter sur le trône chancelant le roi Louis XI, dont le caractère, tout odieux qu'il était en lui-même, sut faire face aux maux du temps, les combattit, et, jusqu'à un certain point, les neutralisa; comme les poisons de qualités opposées, à ce que disent les anciens livres de médecine, ont la vertu de réagir l'un sur l'autre et d'empêcher réciproquement leur effet.

Assez brave, quand un but utile et politique l'exigeait, Louis n'avait pas la moindre étincelle de cette valeur romanesque, ni de cette noble fierté qui y tient de si près ou qu'elle fait naître, et qui continue à combattre pour le point d'honneur quand le but d'utilité est atteint. Calme, artificieux, attentif avant tout à son intérêt personnel, il savait sacrifier tout orgueil, toute passion qui pouvaient le compromettre. Il avait grand soin de déguiser ses sentimens et ses vues à tout ce qui l'approchait, et on l'entendit répéter souvent que—le roi qui ne savait pas dissimuler ne savait pas régner; et que, quant à lui, s'il croyait que son bonnet connût ses secrets, il le jetterait au feu. Personne, ni dans son siècle, ni dans aucun autre, ne sut mieux tirer parti des faiblesses des autres, et éviter en même temps de donner avantage sur lui, en cédant inconsidérément aux siennes.

Il était cruel et vindicatif, au point de trouver du plaisir aux exécutions fréquentes qu'il commandait. Mais de même qu'aucun mouvement de pitié ne le portait jamais à épargner ceux qu'il pouvait condamner sans rien craindre, jamais aucun désir de vengeance ne lui fit commettre un acte prématuré de violence. Rarement il s'élançait sur sa proie avant qu'elle fût à sa portée et qu'il ne lui restât aucun moyen de fuir; tous ses mouvemens étaient déguisés avec tant de soin, que ce n'était ordinairement que par le succès qu'il avait obtenu qu'on apprenait le but que ses manœuvres avaient voulu atteindre.

De même l'avarice de Louis faisait place à une apparence de prodigalité quand il fallait qu'il gagnât le favori ou le ministre d'un prince rival, soit pour détourner une attaque dont il était menacé, soit pour rompre une confédération dirigée contre lui. Il aimait le plaisir et les divertissemens; mais ni l'amour ni la chasse, quoique ce fussent ses passions dominantes, ne l'empêchèrent jamais de donner régulièrement ses soins aux affaires publiques et à l'administration de son royaume. Il avait une connaissance profonde des hommes, et il l'avait acquise en se mêlant personnellement dans tous les rangs de la vie privée. Quoique naturellement fier et hautain, il ne faisait aucune attention aux distinctions arbitraires de la société; et quoiqu'une telle conduite fût regardée à cette époque comme aussi étrange que peu naturelle, il n'hésitait pas à choisir dans le rang le plus bas les hommes à qui il confiait les emplois les plus importans; mais ces hommes, il savait si bien les choisir, qu'il se trompait rarement sur leurs qualités.

Il y avait cependant des contradictions dans le caractère de ce monarque aussi habile qu'artificieux; car l'homme n'est pas toujours d'accord avec lui-même. Quoique Louis fût le plus faux, et le plus trompeur des hommes, quelques-unes des plus grandes erreurs de sa vie vinrent de la confiance trop aveugle qu'il accorda à l'honneur et à l'intégrité des autres. Les fautes qu'il commit dans ce genre semblent avoir eu pour cause un raffinement excessif de sa politique, qui lui persuadait de feindre une confiance sans réserve envers ceux qu'il se proposait de tromper; car, dans sa conduite ordinaire, il était aussi méfiant et aussi soupçonneux qu'aucun tyran qui ait jamais existé. Deux traits peuvent encore servir à compléter l'esquisse du portrait de ce monarque terrible parmi les souverains turbulens de son époque, et qui pourrait être comparé à un gardien au milieu des bêtes féroces qu'il domine par sa seule prudence et son habileté supérieure, mais par lesquelles il serait mis en pièces s'il ne les domptait en leur distribuant avec adresse et discernement la nourriture et les coups.

Le premier de ces traits caractéristiques de Louis XI était une superstition excessive, fléau dont le ciel afflige souvent ceux qui refusent d'écouter les avis de la religion. Jamais Louis ne chercha à apaiser le remords de ses actes criminels en changeant quelque chose à son système machiavélique; mais il s'efforçait, quoique en vain, de calmer sa conscience et de la réduire au silence par des pratiques superstitieuses, des pénitences sévères, et des donations libérales au clergé.

Le second, et il se trouve quelquefois étrangement associé au premier, était le goût des plaisirs crapuleux et des débauches secrètes. Le plus sage ou du moins le plus astucieux des souverains de son temps, il aimait passionnément la vie privée; homme d'esprit lui-même, il jouissait des plaisanteries et des reparties de la conversation plus qu'on n'aurait pu s'y attendre d'après les autres traits de son caractère. Il s'engageait même dans des intrigues obscures et dans des aventures comiques, avec une facilité qui n'était guère d'accord avec son naturel méfiant et ombrageux. Enfin, il avait un goût si prononcé pour les anecdotes de ce genre de galanterie ignoble, qu'il en fit faire une collection bien connue des bibliomanes, pour lesquels la bonne édition de cet ouvrage est d'un très-grand prix, et qui seuls doivent se permettre d'y jeter les yeux.

Le ciel fit servir à ses desseins les ravages de la tempête comme la pluie la plus douce. Ce fut par le moyen du caractère prudent et énergique, quoique fort peu aimable, de ce monarque, qu'il lui plut de rendre à la grande nation française les bienfaits d'un gouvernement civil, qu'elle avait presque entièrement perdu au moment de son avènement à la couronne.

Avant de succéder à son père, Louis avait donné plus de preuves de vices que de talens. Sa première femme, Marguerite d'écosse, avait succombé sous les traits de la calomnie, dans la cour de son mari, sans les encouragemens duquel personne n'eût osé prononcer un seul mot injurieux contre cette aimable princesse. Il avait été fils ingrat et rebelle, tantôt conspirant pour s'emparer de la personne de son père, tantôt lui faisant la guerre ouvertement. Pour le premier de ces crimes, il fut banni dans le Dauphiné, qui était son apanage, et qu'il gouverna avec beaucoup de sagesse. Après le second, il fut réduit à un exil absolu, et forcé de recourir à la merci et presque à la charité du duc de Bourgogne et de son fils, à la cour desquels il reçut, jusqu'à la mort de son père, arrivée en 1461, une hospitalité dont il les paya ensuite assez mal.

Louis XI commençait à peine à régner, qu'il fut presque subjugué par une ligue que formèrent contre lui les grands vassaux de sa couronne, et à la tête de laquelle était le duc de Bourgogne, ou, pour mieux dire, son fils le comte de Charolais. Ils levèrent une armée formidable, firent le blocus de Paris, et livrèrent, sous les murs même de cette capitale, une bataille dont le succès douteux mit la monarchie française à deux doigts de sa perte. Il résulte souvent de ces batailles, dont l'événement est contesté, que le plus sage des deux généraux en recueille, sinon l'honneur, du moins le véritable fruit. Louis, qui avait donné, à celle de Montlhéri, des preuves de courage, sut, par sa prudence, tirer de cette journée incertaine autant de profit que si elle eût été pour lui une victoire complète. Il temporisa jusqu'à ce que ses ennemis eussent rompu leur ligue, et il sema avec tant d'adresse la méfiance et la jalousie entre ces grandes puissances, que leur ligue du bien public, comme ils la nommaient, mais dont le véritable but était de renverser la monarchie française et de n'en laisser subsister que l'ombre, fut complètement dissoute, et ne se renouvela jamais d'une manière si formidable.

Depuis cette époque, Louis, n'ayant rien à craindre de l'Angleterre, déchirée par ses guerres civiles entre les maisons d'York et de Lancastre, s'occupa, pendant plusieurs années, en médecin habile, mais sans pitié, à guérir les blessures du corps politique, ou plutôt à arrêter, tantôt par des remèdes doux, tantôt en employant le fer et le feu, les progrès de la gangrène mortelle dont il était attaqué. Ne pouvant réprimer entièrement les brigandages des compagnies franches et les actes d'oppression d'une noblesse enhardie par l'impunité, il chercha du moins à y mettre des bornes, et peu à peu, à force d'attention et de persévérance, il augmenta d'une part l'autorité royale, et diminua de l'autre le pouvoir de ceux qui la contrebalançaient.

Le roi de France était pourtant toujours entouré d'inquiétudes et de périls. Quoique les membres de la ligue du bien public ne fussent pas d'accord entre eux, ils existaient encore, et les tronçons du serpent pouvaient se réunir et redevenir dangereux; mais Louis avait surtout à craindre la puissance croissante du duc de Bourgogne, alors un des plus grands princes de l'Europe, et qui ne perdait guère de son rang par la dépendance précaire où se trouvait son duché de la couronne de France.

Charles, surnommé l'Intrépide, ou plutôt le Téméraire, car son courage était allié à une folle audace, portait alors la couronne ducale de Bourgogne, et il brûlait de la changer en couronne royale et indépendante. Le caractère de ce prince formait, sous tous les rapports, un contraste parfait avec celui de Louis XI.

Celui-ci était calme, réfléchi et plein d'adresse, ne poursuivant jamais une entreprise désespérée, et n'en abandonnant aucune dont le succès était probable, quoique éloigné. Le génie du duc était tout différent: il se précipitait dans le péril, parce qu'il l'aimait, et n'était arrêté par aucune difficulté, parce qu'il les méprisait. Louis ne sacrifiait jamais son intérêt à ses passions. Charles, au contraire, ne sacrifiait ni ses passions, ni même ses fantaisies, à aucune considération. Malgré les liens de parenté qui les unissaient, malgré les secours que le duc et son père avaient accordés à Louis pendant son exil, lorsqu'il était dauphin, il régnait entre eux une haine et un mépris réciproques. Le duc de Bourgogne méprisait la politique cauteleuse du roi; il l'accusait de manquer de courage, quand il le voyait employer l'argent et les négociations pour se procurer des avantages dont, à sa place, il se serait assuré à main armée; et il le haïssait, non-seulement à cause de l'ingratitude dont ce prince avait payé ses services, mais pour les injures personnelles qu'il en avait reçues. Il ne pouvait lui pardonner les imputations que les ambassadeurs de Louis s'étaient permises contre lui pendant la vie de son père, et surtout l'appui que le roi de France accordait en secret aux mécontens de Gand, de Liège et d'autres grandes villes de Flandre. Ces cités, jalouses de leurs privilèges et fières de leurs richesses y étaient souvent en insurrection contre leurs seigneurs suzerains, et ne manquaient jamais de trouver des secours secrets à la cour de Louis, qui saisissait toutes les occasions de fomenter des troubles dans les états d'un vassal devenu trop puissant.

Louis rendait au duc sa haine et son mépris avec une égale énergie, quoiqu'il cachât ses sentimens sous un voile moins transparent. Il était impossible qu'un prince d'une sagacité si profonde ne méprisât pas cette obstination opiniâtre qui ne renonçait jamais à ses desseins, quelques suites fatales que pût avoir sa persévérance, et cette témérité impétueuse qui se précipitait dans la carrière sans se donner le temps de réfléchir sur les obstacles qu'elle pouvait y rencontrer. Cependant le roi haïssait le duc Charles encore plus qu'il ne le méprisait, et ces deux sentimens de mépris et de haine acquéraient un nouveau degré d'intensité par la crainte qui s'y joignait; car il savait que l'attaque d'un taureau courroucé, auquel il comparait le duc de Bourgogne, est toujours redoutable, quoique cet animal fonde sur son ennemi les yeux fermés. Cette crainte n'était pas seulement causée par la richesse des domaines de la maison de Bourgogne, par la discipline de ses habitans belliqueux et par la masse de leur population nombreuse; elle avait aussi pour objet les qualités personnelles qui rendaient le duc formidable. Doué d'une bravoure qu'il portait jusqu'à la témérité et même au-delà, prodigue dans ses dépenses, splendide dans sa cour, dans son costume, dans tout ce qui l'entourait, déployant magnificence héréditaire de la maison de Bourgogne, Charles-le-Téméraire attirait à son service tous les esprits ardens de ce siècle, tous ceux dont le caractère était analogue au sien; et Louis ne voyait que trop clairement ce que pouvait tenter et exécuter une pareille troupe d'hommes résolus, sous les ordres d'un chef dont le caractère était aussi indomptable que le leur.

Une autre circonstance augmentait l'animosité de Louis contre un vassal devenu trop puissant. Il en avait reçu des services dont il n'avait jamais eu dessein de s'acquitter, et il était souvent dans la nécessité de temporiser avec lui, d'endurer même des éclats de pétulance insolente et injurieuse à la dignité royale, sans pouvoir le traiter autrement que comme son beau cousin de Bourgogne.

C'est à l'année 1468, lorsque la haine divisait ces deux princes plus que jamais, quoiqu'il existât alors entre eux une trêve trompeuse et peu sure, comme cela arrivait souvent, que se rattache le commencement de notre histoire. On pensera peut-être que le rang et la condition du personnage que nous allons faire paraître le premier sur la scène, n'exigeaient guère une dissertation sur la situation relative de deux puissans princes; mais les passions des grands, leurs querelles et leurs réconciliations intéressent la fortune de tout ce qui les approche; et l'on verra, par la suite de cette histoire, que ce chapitre préliminaire était nécessaire pour qu'on pût bien comprendre les aventures du personnage dont nous allons parler.


CHAPITRE II.

Le Voyageur.

«Eh bien! le monde est l'huître, et ce fer l'ouvrira.»
PISTOL.

PAR une délicieuse matinée d'été, avant que le soleil s'armât de ses rayons brûlans, et pendant que la rosée rafraîchissait et parfumait encore l'atmosphère, un jeune homme, arrivant du nord-est, s'approcha du gué d'une petite rivière, ou pour mieux dire d'un grand ruisseau, tributaire du Cher, près du château royal de Plessis, dont les nombreuses tours noires s'élevaient dans le lointain au-dessus de la vaste forêt qui l'entourait. Ces bois comprenaient une noble-chasse, ou parc royal fermé par une clôture, qu'on nommait dans le latin du moyen âge plexitium, ce qui fit donner le nom de Plessis à un si grand nombre de villages en France. Pour les distinguer des autres portant le même nom, on appelait Plessis-les-Tours le château et le village dont il est ici question. Ils étaient situés à environ deux milles vers le sud de la belle ville capitale de l'ancienne Touraine, dont la riche campagne a été nommée le jardin de la France.

Sur la rive opposée à celle dont le voyageur s'approchait, deux hommes qui paraissaient occupés d'une conversation sérieuse semblaient de temps en temps examiner ses mouvemens; car, se trouvant sur une position beaucoup plus élevée que la sienne, ils avaient pu l'apercevoir à une distance considérable.

Le jeune voyageur pouvait avoir de dix-neuf à vingt ans. Ses traits et son extérieur prévenaient en sa faveur, mais annonçaient que le pays dans lequel il se trouvait ne lui avait pas donné le jour. Son habit gris fort court et son haut-de-chausses étaient coupés à la mode de Flandre plutôt qu'à celle de France, et son élégante toque bleue, surmontée d'une branche de houx et d'une plume d'aigle, le faisait reconnaître pour un Écossais. Son costume était fort propre, et arrangé avec le soin d'un jeune homme qui n'ignore pas qu'il est bien tourné. Il portait sur le dos un havresac qui semblait contenir son petit bagage; sa main gauche était couverte d'un de ces gants qui servaient à tenir un faucon, quoiqu'il n'eût pas d'oiseau, et il tenait de la main droite un épieu de chasseur. À son épaule gauche était fixée une écharpe brodée, à laquelle était suspendu un petit sac de velours écarlate, semblable à ceux que portaient les fauconniers de distinction, et où ils mettaient la nourriture de leurs faucons et tous les objets nécessaires pour cette chasse favorite. Cette écharpe était croisée par une autre bandoulière qui soutenait un couteau de chasse. Au lieu des bottes qu'on portait à cette époque, ses jambes étaient couvertes de brodequins de peau de daim à demi tannée.

Quoique sa taille n'eût pas atteint tout son développement, il était grand, bien fait, et la légèreté de sa marche prouvait que, s'il voyageait en piéton, il y trouvait plus de plaisir que de fatigue. Il avait le teint blanc, quoique un peu bruni, soit par l'influence des rayons du soleil de ce climat étranger, soit parce qu'il avait été constamment exposé au grand air dans sa terre natale.

Ses traits, sans être parfaitement réguliers, étaient agréables et pleins de candeur. Un demi-sourire, qui semblait naître de l'heureuse insouciance de la jeunesse, montrait de temps en temps que ses dents étaient bien rangées, et blanches comme de l'ivoire; ses yeux bleus, brillans et pleins de gaieté, se fixaient sur chaque objet qu'ils rencontraient, avec une expression de bonne humeur, de joyeuse franchise et de bonne résolution.

Le salut du petit nombre de voyageurs qu'il rencontrait sur la route, dans ces temps dangereux, était reçu et rendu par lui suivant le mérite de chacun. Le militaire traîneur, moitié soldat, moitié brigand, mesurait le jeune homme des yeux, comme pour calculer les chances du butin ou d'une résistance déterminée; mais il voyait bientôt dans les regards du jeune voyageur une assurance qui faisait tellement pencher la balance du dernier côté, qu'il renonçait à son projet criminel pour lui dire avec humeur:—Bonjour, camarade!—salut auquel le jeune Écossais répondait d'un ton tout aussi martial quoique moins bourru. Le pèlerin et le frère mendiant répondaient à sa salutation respectueuse par une bénédiction paternelle; et la jeune paysanne aux yeux noirs se retournant pour le regarder quand elle l'avait dépassé de quelques pas, ils échangeaient ensemble un bonjour en souriant. En un mot, il y avait quelque chose en lui qui excitait naturellement l'attention, et il exerçait une attraction véritable, qui prenait sa source dans la réunion d'une franchise intrépide, d'une humeur enjouée, d'un air spirituel, d'un extérieur agréable. Tout son aspect semblait aussi indiquer un jeune homme entré dans le monde sans la moindre crainte des dangers qui en assiègent toutes les avenues, et n'ayant guère pourtant d'autres moyens de lutter contre les obstacles, qu'un esprit plein de vivacité et une bravoure naturelle: or, c'est avec de tels caractères que la jeunesse sympathise le plus volontiers, comme c'est pour ceux-là aussi que la vieillesse et l'expérience éprouvent un intérêt affectueux.

Le jeune homme dont nous venons de faire le portrait avait été aperçu depuis long-temps par les deux individus qui se promenaient le long de la rivière, sur le bord opposé où étaient situés le parc et le château; mais comme il descendait la rive escarpée avec la légèreté d'un daim courant vers une fontaine pour s'y désaltérer, le moins âgé des deux dit à l'autre:

—C'est notre jeune homme, c'est le Bohémien; s'il essaie de passer la rivière, il est perdu: les eaux sont enflées, la rivière n'est pas guéable.

—Qu'il fasse cette découverte lui-même, compère, répondit le plus âgé; il est possible que cela épargne une corde et fasse mentir un proverbe.

—Je ne le reconnais qu'à sa toque bleue, reprit le premier, car je ne puis distinguer sa figure: écoutez! il crie pour nous demander si l'eau est profonde.

—Il n'a qu'à essayer, répliqua l'autre; il n'y a en ce monde rien de tel que l'expérience.

Cependant le jeune homme, voyant qu'on ne lui faisait aucun signe pour le détourner de son intention, et prenant le silence de ceux à qui il s'adressait pour une assurance qu'il ne courait aucun risque, entra dans le ruisseau sans hésiter et sans autre délai que celui qui fut nécessaire pour ôter ses brodequins. Le plus âgé des deux inconnus lui cria au même instant de prendre garde à lui; et se tournant vers son compagnon:

—Par la mort-Dieu, compère, lui dit-il à mi-voix, vous avez fait encore une méprise; ce n'est pas le bavard de Bohémien.

Mais cet avis arriva trop tard pour le jeune homme: ou il ne l'entendit pas, ou il ne put en profiter, car il avait déjà perdu pied; la mort eût été inévitable pour tout homme moins alerte et moins habitué à nager, le ruisseau étant alors aussi profond que rapide.

—Par sainte Anne! s'écria le même interlocuteur, c'est un jeune homme intéressant! Courez, compère, et réparez votre méprise en le secourant si vous le pouvez: il est de votre troupe; et si les vieux dictons ne mentent pas, l'eau ne le noiera point.

Dans le fait, le jeune voyageur nageait si vigoureusement, et fendait l'eau avec tant de dextérité, que, malgré l'impétuosité du courant, il aborda à la rive opposée presque en ligne droite de l'endroit d'où il était parti.

Pendant ce temps, le moins âgé des deux inconnus avait couru sur le bord de l'eau pour donner du secours au nageur, tandis que l'autre le suivait à pas lents, se disant à lui-même, chemin faisant:—Sur mon âme, le voilà à terre; il empoigne son épieu: si je ne me presse davantage, il battra mon compère pour la seule action charitable que je l'aie jamais vu faire de sa vie.

Il avait quelque raison pour supposer que tel serait le dénouement de cette aventure; car le brave Écossais avait déjà accosté le Samaritain qui venait à son secours, en s'écriant d'un ton courroucé:—Chien discourtois! pourquoi ne m'avez-vous pas répondu quand je vous ai demandé si la rivière était guéable? Que le diable m'emporte si je ne vous apprends à mieux connaître une autre fois les égards qui sont dus à un étranger!

Il accompagnait ces paroles de ce mouvement formidable de son bâton qu'on appelle le moulinet, parce qu'on tient le bâton par le milieu en brandissant les deux bouts dans tous les sens, comme les ailes d'un moulin que le vent fait tourner. Son antagoniste, se voyant ainsi menacé, mit la main sur son épée; car c'était un de ces hommes qui, en toute occasion, sont toujours plus disposés à agir qu'à discourir. Mais son compagnon plus réfléchi, étant arrivé en ce moment, lui ordonna de se modérer, et se tournant vers le jeune homme, l'accusa à son tour d'imprudence et de précipitation pour s'être jeté dans une rivière dont les eaux étaient enflées, et d'un emportement injuste, pour vouloir chercher querelle à un homme qui accourait à son secours.

En entendant un homme d'un âge avancé et d'un air respectable lui adresser de tels reproches, le jeune Écossais baissa sur-le-champ son bâton, et répondit qu'il serait bien fâché d'être injuste envers eux, mais que véritablement il lui semblait qu'ils l'avaient laissé mettre ses jours en péril, faute d'avoir daigné dire un mot pour l'avertir; ce qui ne convenait ni à d'honnêtes gens ni à de bons chrétiens, encore moins à de respectables bourgeois, comme ils paraissaient être.

—Beau fils, dit le plus âgé, à votre air et à votre accent, on voit que vous êtes étranger; et vous devriez songer que, quoique vous parliez facilement notre langue, il ne nous est pas aussi aisé de comprendre vos discours.

—Eh bien, mon père, répondit le jeune homme, je m'embarrasse fort peu du bain que je viens de prendre, et je vous pardonnerai d'en avoir été la cause en partie, pourvu que vous m'indiquiez quelque endroit où je puisse faire sécher mes habits, car je n'en ai pas d'autres, et il faut que je tâche de les conserver dans un état présentable.

—Pour qui nous prenez-vous, beau fils? lui demanda le même interlocuteur au lieu de répondre à sa question.

—Pour de bons bourgeois, sans contredit, répondit l'Écossais; ou bien, tenez, vous, mon maître, vous m'avez l'air d'un traficant[25] d'argent ou d'un marchand de grains, et votre compagnon me semble un boucher ou un nourrisseur de bestiaux.

—Vous avez admirablement deviné nos professions, dit en souriant celui qui venait de l'interroger. Il est très-vrai que je trafique en argent autant que je le puis, et le métier de mon compère a quelque analogie avec celui de boucher. Quant à vous, nous tâcherons de vous servir: mais il faut d'abord que je sache qui vous êtes et où vous allez; car, dans le moment actuel, les routes sont remplies de voyageurs à pied et à cheval, qui ont dans la tête toute autre chose que des principes d'honnêteté et la crainte de Dieu.

Le jeune homme jeta un regard vif et pénétrant sur l'individu qui lui parlait ainsi, et sur son compagnon silencieux, comme pour s'assurer s'ils méritaient la confiance qu'on lui demandait; et voici quel fut le résultat de ses observations.

Le plus âgé de ces deux hommes, celui que son costume et sa tournure rendaient le plus remarquable, ressemblait au négociant ou au marchand de cette époque. Sa jaquette, ses hauts-de-chausses et son manteau étaient d'une même étoffe, d'une couleur brune, et montraient tellement la corde, que l'esprit malin du jeune Écossais en conclut qu'il fallait que celui qui les portait fût très-riche ou très-pauvre; et il inclinait vers la première supposition. Ses vêtemens étaient très-courts et étroits, mode non adoptée alors par la noblesse, ni même par des citoyens d'une classe respectable, qui portaient des habits fort lâches et descendant à mi-jambe.

L'expression de sa physionomie était en quelque sorte prévenante et repoussante à la fois; ses traits prononcés, ses joues flétries et ses yeux creux avaient pourtant une expression de malice et de gaieté qui se trouvait en rapport avec le caractère du jeune aventurier. Mais, d'une autre part, ses gros sourcils noirs avaient quelque chose d'imposant et de sinistre. Peut-être cet effet devenait-il encore plus frappant à cause du chapeau à forme basse, en fourrure, qui, lui couvrant le front, ajoutait une ombre de plus à celle de ses épais sourcils; mais il est certain que le jeune étranger éprouva quelque difficulté pour concilier le regard de cet inconnu avec le reste de son extérieur, qui n'avait rien de distingué. Son chapeau surtout, partie du costume sur laquelle tous les gens de qualité portaient quelque bijou en or ou en argent, n'avait d'autre ornement qu'une plaque de plomb représentant la Vierge, semblable à celles que les pauvres pèlerins rapportaient de Lorette.

Son compagnon était un homme robuste, de moyenne taille, et plus jeune d'une dizaine d'années. Il avait ce qu'on appelle l'air en dessous, et un sourire sinistre, quand par hasard il souriait, ce qui ne lui arrivait jamais que par forme de réponse à certains signes secrets qu'il échangeait avec l'autre inconnu. Il était armé d'une épée et d'un poignard, et l'Écossais remarqua qu'il cachait sous son habit uni un jaseran ou cotte de mailles flexible, telle qu'en portaient souvent, dans ces temps périlleux, même les hommes qui n'avaient pas pris le parti des armes, mais que la profession obligeait à de fréquens voyages; ce qui le confirma dans l'idée que ce pouvait être un boucher, un nourrisseur de bestiaux, ou un homme occupé de quelque métier de ce genre.

Le jeune Écossais n'eut besoin que d'un instant pour faire les observations dont il nous a fallu quelque temps pour rendre compte, et il répondit, après un moment de silence et en faisant une légère salutation:—Je ne sais à qui je puis avoir l'honneur de parler, mais il m'est indifférent qu'on sache que je suis un cadet écossais, et que je viens chercher fortune en France ou ailleurs, suivant la coutume de mes compatriotes.

—Pâques-Dieu! s'écria l'aîné des deux inconnus, et c'est une excellente coutume. Vous semblez un garçon de bonne mine, et de l'âge qu'il faut pour réussir avec les hommes et avec les femmes. Eh bien! qu'en dites vous? je suis commerçant, et j'ai besoin d'un jeune homme pour m'aider dans mon trafic. Mais je suppose que vous êtes trop gentilhomme pour vous mêler des travaux ignobles du négoce.

—Mon beau monsieur, si vous me faites cette offre sérieusement, ce dont j'ai quelque doute, je vous dois des remerciemens; je vous prie de les agréer: mais je crois que je ne vous serai pas fort utile dans votre commerce.

—Oh! je crois bien que tu es plus habile à tirer de l'arc qu'à rédiger un mémoire de marchandises, et que tu sais manier un sabre mieux que la plume; n'est-il pas vrai?

—Je suis un homme de bruyères, monsieur, et par conséquent archer, comme nous le disons. Mais j'ai été dans un couvent, et les bons pères m'ont appris à lire, à écrire, et même à compter.

—Pâques-Dieu! cela est trop magnifique. Par Notre-Dame d'Embrun, tu es un véritable prodige, l'ami!

—Riez tant qu'il vous plaira, mon beau maître, répliqua le jeune homme qui n'était pas très-satisfait du ton de plaisanterie de sa nouvelle connaissance; quant à moi, je pense que je ferais bien d'aller me sécher, au lieu de m'amuser ici à répondre à vos questions, tandis que l'eau découle de mes habits.

—Pâques-Dieu! s'écria le même inconnu en riant encore plus haut, le proverbe ne ment jamais: fier comme un Écossais.—Allons, jeune homme, vous êtes d'un pays que j'estime, ayant fait autrefois commerce avec l'écosse. Les Écossais sont un peuple pauvre et honnête. Si vous voulez nous accompagner au village, je vous donnerai un verre de vin chaud et un bon déjeuner, pour vous dédommager de votre bain. Mais, Tête-Bleue! que faites-vous de ce gant de chasse sur votre main? Ne savez-vous pas que la chasse à l'oiseau n'est pas permise dans un parc royal?

—C'est ce que m'a appris un coquin de forestier du duc de Bourgogne. Je n'avais fait que lâcher sur un héron, près de Péronne, le faucon que j'avais apporté d'écosse, et sur lequel je comptais pour fixer l'attention sur moi; le pendard le perça d'une flèche.

—Et que fîtes-vous alors?

—Je le battis, répondit le jeune brave en brandissant son bâton; je le battis autant qu'un chrétien peut en battre un autre sans le tuer; car je ne voulais pas avoir sa mort à me reprocher.

—Savez-vous que si vous étiez tombé entre les mains du duc de Bourgogne, il vous aurait fait pendre comme une châtaigne?

—Oui, on m'a dit qu'en fait de cette besogne, il y va aussi vite que le roi de France; mais, comme cela était arrivé près de Péronne, je sautai par-dessus la frontière, et je me moquai de lui. S'il n'avait pas été un prince si emporté, j'aurais peut-être, pris du service dans ses troupes.

—Il aura à regretter la perte d'un tel paladin, si la trêve vient à se rompre!

Et celui qui parlait ainsi jeta en même temps, un coup d'œil sur son compagnon; celui-ci répondit par un de ces sourires en dessous qui animaient un moment sa physionomie, comme un éclair illumine un instant un ciel d'hiver.

Le jeune Écossais les regarda tour à tour, en enfonçant son bonnet sur l'œil droit, en homme qui ne veut servir de jouet à personne.—Mes maîtres, leur dit-il avec fermeté, et vous surtout qui êtes le plus âgé, et qui devriez être le plus sage, il faudra, je crois, que je vous apprenne qu'il n'est ni sage ni prudent de plaisanter à mes dépens. Le ton de votre conversation ne me plaît nullement. Je sais entendre la plaisanterie, souffrir une réprimande de la part d'un homme plus âgé que moi, et même l'en remercier quand je sens que je l'ai méritée; mais je n'aime pas à être traité comme un enfant, quand Dieu sait que je me crois assez homme pour vous frotter convenablement tous les deux, si vous me poussez à bout.

Celui à qui il s'adressait particulièrement semblait prêt à étouffer de rire en l'entendant parler ainsi. La main de son compagnon se portait de nouveau sur la garde de son épée, lorsque le jeune homme lui asséna sur le poignet un coup de bâton si bien appliqué qu'il lui eût été impossible de s'en servir: cet incident ne fit qu'augmenter la bonne humeur de l'autre.

—Holà! holà! très-vaillant Écossais! s'écria-t-il pourtant; par amour pour ta chère patrie! Et vous, compère, point de regards menaçans. Pâques-Dieu! il faut de la justice dans le commerce, et un bain peut servir de compensation pour un coup donné sur le poignet avec tant de grâce et d'agilité. écoutez-moi, l'ami, ajouta-t-il en s'adressant au jeune étranger avec une gravité sérieuse qui lui en imposa et lui inspira du respect en dépit de lui-même: plus de violence; il ne serait pas sage de vous y livrer contre-moi, et vous voyez que mon compère est suffisamment payé. Quel est votre nom?

—Quand on me fait une question avec civilité, je puis y répondre de même, et je suis disposé à avoir pour vous le respect dû à votre âge, à moins que vous n'épuisiez ma patience par vos railleries. Ici, en France et en Flandre, on s'est amusé à m'appeler le varlet au sac de velours, à cause du sac à faucon que je porte; mais mon véritable nom, dans mon pays, est Quentin Durward.

—Durward! et ce nom est-il celui d'un gentilhomme?

—Depuis quinze générations. Et c'est ce qui fait que je ne me soucie pas de suivre une autre profession que celle des armes.

—Véritable Écossais! j'en réponds: surabondance de sang, surabondance d'orgueil, et grande pénurie de ducats. Eh bien! compère, marchez en avant et faites-nous préparer à déjeuner au bosquet des Mûriers, car ce jeune homme fera autant d'honneur au repas qu'une souris affamée en ferait au fromage d'une ménagère.—Et quant au Bohémien, écoute-moi.

Il lui dit quelques mots à l'oreille; son compagnon n'y répondit que par un sourire d'intelligence qui avait quelque chose de sombre, et il partit d'un assez bon pas.

—Eh bien! dit le premier au jeune Durward, maintenant nous allons faire route ensemble; et en traversant la forêt nous pourrons entendre la messe à la chapelle de Saint-Hubert; car il n'est pas juste de s'occuper des besoins du corps avant d'avoir songé à ceux de l'âme.

Durward, en bon catholique, n'avait pas d'objection à faire à cette proposition, quoiqu'il eût probablement désiré commencer par faire sécher ses habits et prendre quelques rafraîchissemens. Ils eurent bientôt perdu de vue le compagnon du marchand; mais en suivant le même chemin qu'il avait pris, ils entrèrent bientôt dans un bois planté de grands arbres entremêlés de buissons et de broussailles, et traversé par de longues avenues dans lesquelles ils voyaient passer des troupeaux de daims dont la sécurité semblait annoncer qu'ils sentaient que ce parc était un asile pour eux.

—Vous me demandiez si j'étais bon archer, dit le jeune Écossais; donnez-moi un arc et une couple de flèches, et je vous réponds que vous aurez de la venaison.

—Pâques-Dieu! mon jeune ami, prenez-y bien garde. Mon compère a l'œil ouvert sur les daims; il est chargé d'y veiller, et c'est un garde rigide.

—Il ressemble plutôt à un boucher qu'à un joyeux forestier. Je ne puis croire que ce visage de pendard appartienne à quelqu'un qui connaisse les nobles règles de la vénerie.

—Ah! mon jeune ami, mon compère n'a pas la figure prévenante à la première vue, et cependant aucun de ceux qui ont eu affaire à lui n'a jamais été s'en plaindre.

Quentin Durward trouva quelque chose de singulier et de désagréablement expressif dans le ton dont ces derniers mots avaient été prononcés, et levant tout à coup les yeux sur son compagnon, il crut voir sur sa physionomie, dans le sourire qui crispait ses lèvres, et dans le clignement de son œil noir et plein de vivacité, de quoi justifier la surprise qu'il éprouvait.

—J'ai entendu parler de voleurs, de brigands, de coupe-jarrets, pensa-t-il en lui-même; ne serait-il pas possible, que le drôle qui est en avant fut un assassin, et que celui-ci fut chargé de lui amener sa proie dans un endroit convenable? Je me tiendrai sur mes gardes, et ils n'auront guère de moi que de bons horions écossais.

Tandis qu'il réfléchissait ainsi, ils arrivèrent à une clairière où les grands arbres de la forêt étaient plus écartés les uns des autres. La terre, nettoyée des buissons et des broussailles, y était couverte d'un tapis de la plus riche verdure, qui, protégée par les grands arbres contre l'ardeur brûlante du soleil, était plus fraîche et plus belle qu'on ne la trouve généralement en France. Les arbres, en cet endroit retiré, étaient principalement des bouleaux et des ormes gigantesques qui s'élevaient comme des montagnes de feuilles. Au milieu de ces superbes enfans de la terre, dans l'endroit le plus découvert, s'élevait une humble chapelle près de laquelle coulait un petit ruisseau. L'architecture en était simple et même grossière. À quelques pas, on voyait une cabane pour l'ermite ou le prêtre qui se consacrait au service de l'autel dans ce lieu solitaire. Dans une niche pratiquée au-dessus de la porte, une petite statue représentait saint Hubert, avec un cor passé autour du cou, et deux lévriers à ses pieds. La situation de cette chapelle, au milieu d'un parc rempli de gibier, avait fait naître naturellement l'idée de la dédier au saint qui est le patron des chasseurs.

Le vieillard, suivi du jeune Durward, dirigea ses pas vers ce petit édifice consacré par la religion; et comme il s'en approchait, le prêtre, revêtu de ses ornemens sacerdotaux, sortit de sa cellule et entra dans la chapelle, probablement pour y exercer son saint ministère. Durward s'inclina profondément devant lui, par respect pour son caractère sacré; mais son compagnon porta plus loin la dévotion, et mit un genou en terre pour recevoir la bénédiction du saint homme. Il le suivit dans l'église à pas lents, et d'un air qui exprimait la contrition et l'humilité la plus sincère.

L'intérieur de la chapelle était orné de manière à rappeler les occupations auxquelles s'était livré le saint patron quand il était sur terre. Les plus riches dépouilles des animaux qu'on poursuit à la chasse dans différens pays tenaient lieu de tapisserie et de tenture autour de l'autel et dans toute l'église. On y voyait suspendus, le long des murs, des cors, des arcs, des carquois, mêlés avec des têtes de cerfs, de loups et d'autres animaux; en un mot, tous les ornemens avaient un caractère forestier. La messe même y répondit, car elle fut très-courte, étant ce qu'on appelait une messe de chasse, telle qu'on la célébrait, devant les nobles et les grands qui, en assistant à cette solennité, étaient ordinairement impatiens de pouvoir se livrer à leur amusement favori. Pendant cette courte cérémonie, le compagnon de Durward parut y donner l'attention la plus entière et la plus scrupuleuse, tandis que le jeune Écossais, n'étant pas tout-à-fait aussi occupé de pensées religieuses, ne pouvait s'empêcher de se reprocher intérieurement d'avoir pu concevoir des soupçons injurieux contre un homme qui paraissait si humble et si dévot. Bien loin de le regarder alors comme associé et complice de brigands, il était presque tenté de le prendre pour un saint.

Quand la messe fut finie, ils sortirent ensemble de la chapelle, et l'inconnu dît à Durward:—Nous sommes maintenant à peu de distance du village, et vous pouvez rompre le jeûne en toute sûreté de conscience. Suivez-moi.

Tournant sur la droite, et prenant un chemin qui montait graduellement, il recommanda à son compagnon d'avoir grand soin de ne pas s'écarter du sentier, et d'en garder le milieu autant qu'il le pourrait.

Durward lui demanda pourquoi il lui recommandait cette précaution.

—C'est que nous sommes près de la cour, jeune homme; et, Pâques-Dieu! on ne marche pas, dans cette région comme sur vos montagnes couvertes de bruyères. À l'exception du sentier que nous suivons, chaque toise de terrain est rendue dangereuse et presque impraticable par des pièges et des trappes armées de faux qui tranchent les membres du voyageur imprudent, comme la serpette du jardinier coupe une branche d'aubépine. Des pointes de fer vous traverseraient les pieds, et il y a des fosses assez profondes pour vous y ensevelir à jamais. Vous êtes maintenant dans l'enceinte du domaine royal, et nous allons voir tout à l'heure la façade du château.

—Si j'étais le roi de France, je ne me donnerais pas tant de peine pour placer autour de ma demeure des pièges et des trappes. Au lieu de cela, je tâcherais de gouverner si bien, que personne n'oserait en approcher avec de mauvaises intentions; et quant à ceux qui y viendraient avec des sentimens de paix et d'affection, plus le nombre en serait grand, plus j'en serais charmé.

Le compagnon de l'Écossais regard autour de lui d'un air alarmé, et lui dit:—Silence, sire varlet au sac de velours, silence! car j'ai oublié de vous dire que les feuilles de ces arbres ont des oreilles, et qu'elles rapportent dans le cabinet du roi tout ce qu'elles entendent.

—Je m'en inquiète fort peu, répondit Quentin Durward; j'ai dans la bouche une langue écossaise, et elle est assez hardie pour dire ce que je pense en face du roi Louis: que Dieu le protège! Et quant aux oreilles dont vous parlez, si je les voyais sur une tête humaine, je les abattrais avec mon couteau de chasse.


CHAPITRE III.

Le Château.

«Un imposant château se présente à la vue;
«Par des portes de fer l'entrée est défendue,
«Les murs en sont épais et les fossés profonds:
«On y voit des créneaux, des tours, des bastions,
«Et des soldats armés veillent sur les murailles.»

Anonyme.

TANDIS que Durward et sa nouvelle connaissance parlaient ainsi, ils arrivèrent vis-à-vis de la façade de Plessis-les-Tours, château qui, même dans ces temps dangereux, où les grands étaient obligés de résider dans des places fortes, était remarquable par les précautions jalouses qu'on prenait pour en rendre l'accès difficile.

À partir de la lisière du bois où le jeune Écossais s'était arrêté avec son compagnon pour contempler cette résidence royale, s'étendait, ou pour mieux dire s'élevait, quoique par une montée fort douce, une esplanade découverte, sur laquelle on ne voyait ni arbre, ni arbuste, à l'exception d'un chêne gigantesque, à demi mort de vieillesse. Cet espace avait été laissé ouvert, conformément aux règles de fortification de tous les siècles, afin que l'ennemi ne pût approcher des murs à couvert et sans être aperçu du haut du château, situé à l'extrémité de cette esplanade.

Le château était entouré de trois remparts extérieurs garnis de créneaux et de tourelles de distance en distance, et notamment à tous les angles. Le second mur s'élevait plus haut que le premier, et était construit de manière à commander celui-ci, si l'ennemi parvenait à s'en emparer: il en était de même du troisième, qui formait la barrière intérieure. Autour du mur extérieur (ce dont le Français informa son compagnon, attendu qu'étant placés plus bas que le niveau des fondations ils ne pouvaient l'apercevoir) on avait creusé un fossé d'environ vingt pieds de profondeur, où l'eau arrivait au moyen d'une saignée qu'on avait faite au Cher, ou plutôt à une de ses branches tributaires. Un second fossé régnait au pied du second mur; un troisième défendait pareillement la dernière muraille, et tous trois étaient également de dimension peu ordinaire. Les rives intérieure et extérieure de ce triple fossé étaient garnies de palissades en fer qui atteignaient le même but que ce qu'on appelle des chevaux-de-frise en termes de fortification modernes, car chaque pieu de fer se terminait en différentes pointes bien aiguës, et divergentes en tous sens de sorte qu'on ne pouvait risquer une escalade sans s'exposer à une mort certaine.

Dans l'intérieur de l'enceinte formée par le troisième mur s'élevait le château, composé de bâtimens construits à différentes dates, dont le plus ancien était une tour noircie par le temps, qui semblait un géant éthiopien d'une taille démesurée; l'absence de toute autre fenêtre plus grande que des barbacanes pratiquées à distances inégales, pour servir à la défense de la forteresse, faisait naître, à l'approche de cette tour, cette sensation pénible qu'on éprouve en voyant un aveugle.

Les autres bâtimens ne semblaient pas devoir être beaucoup plus agréables pour ceux qui les habitaient, car toutes les fenêtres s'ouvraient sur une cour intérieure, de sorte que tout l'extérieur annonçait une prison plutôt qu'un palais. Le roi régnant avait même ajouté à cette ressemblance, en faisant construire les fortifications nouvelles de manière à ce qu'on ne pût les distinguer des anciennes; car il était, comme la plupart des gens soupçonneux, très-jaloux de cacher ses soupçons. On avait employé pour cela des briques et des pierres de la couleur la plus sombre, et mêlé de la suie dans le ciment, de manière que tous les bâtimens avaient uniformément la même teinte d'antiquité.

Cette place formidable n'avait qu'une seule entrée, du moins Durward n'en vit qu'une seule sur toute la façade; elle était flanquée, selon l'usage, de deux fortes tours, et défendue par une herse en fer et un pont-levis. La herse était baissée, et le pont-levis levé. Des tours semblables s'élevaient de même à la seconde et à la troisième enceinte; mais elles n'étaient pas sur la même ligne que celles de la première, car on ne pouvait aller directement d'une porte à l'autre; mais après avoir passé la première, on avait à faire une cinquantaine de pas entre les deux premiers murs avant d'arriver à la seconde; et en supposant que ce fût une troupe ennemie, elle était exposée aux traits dont on pouvait l'accabler des deux côtés. De même, après avoir passé la seconde porte, il fallait dévier encore une fois de la ligne droite pour gagner la troisième; de sorte que, pour entrer dans la cour, au centre de laquelle s'élevaient les bâtimens, il fallait traverser deux défilés étroits et dangereux, en prêtant le flanc à des décharges d'artillerie, et forcer trois portes défendues de la manière la plus formidable. Venant d'un pays non moins désolé par une guerre étrangère que par les divisions intestines, et dont la surface inégale et montagneuse, fertile en rochers et en torrens, offre tant de situations admirablement fortifiées, le jeune Durward connaissait assez bien tous les différens moyens par lesquels les hommes, dans ce siècle encore un peu barbare, cherchaient à protéger leurs habitations; mais il avoua franchement à son compagnon qu'il n'aurait pas cru qu'il fût au pouvoir de l'art de faire tant dans un lieu où la nature avait fait si peu; car le château, comme nous l'avons donné à entendre, n'était situé que sur une éminence peu élevée, à laquelle on montait par une rampe fort douce, depuis l'endroit où Quentin s'était arrêté.

Pour ajouter à sa surprise, son compagnon lui apprit qu'à l'exception du sentier tournant par lequel ils étaient arrivés, tous les environs du château étaient, de même que la partie de bois qu'ils venaient de traverser, parsemés de pièges, de trappes, de fosses et d'embûches de toutes sortes, qui menaçaient de mort quiconque oserait s'y hasarder sans guide; il y avait sur les murs des espèces de guérites en fer, appelées nids d'hirondelles, d'où les sentinelles, lui dit-il, régulièrement postées, pouvaient tirer presqu'à coup sûr contre quiconque oserait se présenter sans avoir le signal ou le mot d'ordre, qui était changé chaque jour; les archers de la garde royale remplissaient nuit et jour ce devoir, pour lequel ils recevaient du roi Louis profit et honneur, une forte paie et de riches habits.

—Et maintenant, jeune homme, ajouta-t-il, dites-moi si vous avez jamais vu un château aussi fort, et si vous pensez qu'il existe des gens assez hardis pour le prendre d'assaut?

Durward était resté long-temps les yeux fixés sur cette forteresse, dont la vue l'intéressait à un tel point qu'il en oubliait que ses vêtemens étaient mouillés. À la question qui venait de lui être faite, ses yeux étincelèrent, et son visage s'anima de nouvelles couleurs, semblable à un homme entreprenant qui médite un trait de hardiesse.

—C'est une place très-forte et bien gardée, répondit-il; mais il n'y a rien d'impossible pour les braves.

—Et en connaissez-vous dans votre pays qui y réussiraient? demanda le vieillard d'un ton un peu dédaigneux.

—Je n'oserais l'affirmer; mais il s'y trouve des milliers d'hommes qui, pour une bonne cause, ne reculeraient pas devant cette entreprise.

—Oui-dà[26]! et vous vous comptez peut-être dans ce nombre?

—Je ferais mal de me vanter quand il n'y a aucun danger; mais mon père a fait un trait assez hardi, et je me flatte que je ne suis point bâtard.

—Eh bien! vous pourriez trouver à qui parler, et même des compatriotes; car les archers écossais de la garde du roi Louis sont en sentinelle sur ces murs,—trois cents gentilshommes des meilleures maisons de votre pays.

—En ce cas, si j'étais le roi Louis, je me confierais en ces trois cents gentilshommes écossais, j'abattrais ces murs pour combler les fossés, j'appellerais près de moi mes pairs et mes paladins, et je vivrais en roi, faisant rompre des lances dans des tournois, donnant des festins le jour à mes nobles, dansant la nuit avec les dames, et ne craignant pas plus un ennemi qu'une mouche.

Son compagnon sourit encore; et tournant le dos au château, dont il lui dit qu'ils s'étaient un peu trop approchés, il le fit rentrer dans le bois, en prenant un chemin plus large et plus battu que le sentier par lequel ils étaient venus.

—Cette route, lui dit-il, conduit au village du Plessis; et comme étranger, vous trouverez à vous y loger honorablement et à un prix raisonnable. À environ deux milles plus loin est la belle ville de Tours, qui donne son nom à cette riche et superbe province. Mais le village du Plessis, où Plessis-du-Parc, comme on l'appelle à cause de sa proximité du château du roi et du parc royal qui l'entoure, vous fournira un asile plus voisin et non moins hospitalier.

—Je vous remercie de vos renseignemens, mon bon maître, mais mon séjour ici ne sera pas long, et si je trouve au village du Plessis, Plessis-le-Parc ou Plessis-l'étang, un morceau de viande à manger et quelque chose de meilleur que de l'eau à boire, mes affaires y seront bientôt terminées.

—Je m'imaginais que vous aviez quelque ami à voir dans ces environs.

—C'est la vérité, le propre frère de ma mère; et avant qu'il quittât les montagnes d'Angus, c'était le plus bel homme dont les drogues[27]en eussent foulé les bruyères.

—Et comment le nommez-vous? Je vous le ferai chercher; car il ne serait pas prudent à vous de monter au château. On pourrait vous prendre pour un espion.

—Par la main de mon père! me prendre pour un espion! Celui qui oserait me donner un nom pareil sentirait le froid du fer que je porte. Quant au nom de mon oncle, je n'ai nulle raison pour le cacher. Il se nomme Lesly. C'est un nom noble et honorable.

—Je n'en doute nullement; mais il se trouve dans la garde écossaise trois personnes qui le portent.

—Mon oncle se nomme Ludovic Lesly.

—Mais parmi les trois Lesly, deux portent le nom de Ludovic.

—On surnommait mon parent Ludovic à la cicatrice; car nos noms de famille sont si communs en écosse, que, lorsqu'on n'a pas de terre dont on puisse prendre le nom pour se distinguer, on porte toujours un sobriquet.

—Un nom de guerre, vous voulez dire? Mais je vois que le Lesly dont vous parlez est celui que nous surnommons le Balafré, à cause de la cicatrice qu'il porte sur la figure. C'est un brave homme et un bon soldat. Je désire pouvoir vous faciliter une entrevue avec lui, car il appartient à un corps dont les devoirs sont stricts, et ceux qui le composent sortent rarement du château, à moins que ce ne soit pour escorter la personne du roi. Et maintenant, jeune homme, répondez à une question. Je parie que vous désirez entrer, comme votre oncle, dans la garde écossaise. Si tel est votre projet, il est un peu hardi, d'autant plus que vous êtes fort jeune, et que l'expérience de quelques années est nécessaire pour remplir les hautes fonctions auxquelles vous aspirez.

—Il est possible que j'aie eu quelque idée semblable, mais, si cela est, la fantaisie en est passée.

—Que voulez-vous dire, jeune homme? Parlez-vous avec ce ton de légèreté d'une garde dans laquelle les plus nobles de vos compatriotes sont jaloux d'être admis?

—Je leur en fais mon compliment. Pour parler franchement, j'aurais assez aimé à entrer au service du roi Louis; mais malgré les beaux habits et la bonne paie, je préfère le grand air à ces cages de fer qu'on voit là-haut; à ces nids d'hirondelles, comme vous appelez ces espèces de boîtes à poivre. D'ailleurs, je vous avouerai que je n'aime pas un château dans les environs dusquel on voit croître des chênes qui portent des glands semblables à celui que j'aperçois.

—Je devine ce que vous voulez dire, mais expliquez-vous plus clairement.

—Soit. Regardez ce gros chêne qui est à quelques portées de flèche du château: ne voyez-vous pas pendu à une branche de cet arbre un homme en jaquette grise pareille à la mienne?

—C'est ma foi vrai! Pâques-Dieu! voyez ce que c'est que d'avoir des yeux jeunes! J'apercevais bien quelque chose, mais je croyais que c'était un corbeau perché dans les branches. Au surplus, ce spectacle n'a rien de nouveau jeune homme: quand l'été fera place à l'automne, qu'il y aura de longs clairs de lune, et que les routes deviendront peu sûres, vous verrez accrochés à ce même chêne des groupes de dix et même de vingt glands semblables. Mais qu'importe? chacun d'eux sert d'épouvantail pour effrayer les coquins; et pour chaque drôle qui est suspendu de cette manière, l'honnête homme peut compter qu'il y a en France un brigand, un traître, un voleur de grand chemin, un pillard ou un oppresseur de moins. Vous devez y reconnaître, jeune homme, des preuves de la justice de notre souverain.

—Cela peut être; mais si j'étais le roi Louis, je les ferais pendre un peu plus loin de mon palais. Dans mon pays nous suspendons des corbeaux morts dans les endroits fréquentés par les corbeaux vivans, mais non pas dans nos jardins ou, dans nos pigeonniers. L'odeur de ce cadavre... Fi! je crois la sentir à la distance où nous en sommes.

—Si vous vivez assez pour devenir un honnête et loyal serviteur de notre prince, mon bon jeune homme, vous apprendrez qu'il n'y a pas de parfum qui vaille l'odeur d'un traître mort.

—Je ne désirerai jamais vivre assez long-temps pour perdre l'odorat et la vue. Montrez-moi un traître vivant, et voilà mon bras, et mon épée; quand il est mort, ma haine ne peut lui survivre. Mais je crois que nous arrivons au village; et j'espère vous y prouver que ni le bain que j'ai pris, ni le dégoût que j'ai éprouvé, ne m'ont ôté l'appétit pour déjeuner. Ainsi, mon bon ami, à l'hôtellerie et par le plus court chemin.—Cependant, un moment: avant de recevoir de vous l'hospitalité, dites-moi quel est votre nom?

—On me nomme maître Pierre. Je ne suis pas marchand de titres; je suis un homme tout uni, qui ai de quoi vivre de mon bien; voilà comment on m'appelle.

—Maître Pierre, soit! dit Quentin,—je suis charmé qu'un heureux hasard nous ai fait faire connaissance; car j'ai besoin de quelques mots de bon avis, et je sais en être reconnaissant.

Tandis qu'ils parlaient ainsi, la tour de l'église et un grand crucifix de bois qui s'élevait au-dessus des arbres leur annonçaient qu'ils étaient à l'entrée du village.

Mais maître Pierre se détournant un peu du chemin, qui venait d'aboutir à une grande route, lui dit que l'auberge où il avait dessein de le conduire était dans un endroit un peu écarté, et qu'on n'y recevait que des voyageurs de la meilleure espèce.

—Si vous désignez par-là ceux qui voyagent avec la bourse la mieux garnie, dit le jeune Écossais, je ne suis pas de ce nombre, et j'aime autant avoir affaire à vos escorcheurs de la grande route qu'à ceux de votre hôtellerie.

—Pâques-Dieu! comme vous êtes prudens, vous autres Écossais! Un Anglais se jette tout droit dans une taverne, boit et mange tout ce qu'il y trouve de mieux, et ne songe à l'écot que lorsqu'il a le ventre plein. Mais vous oubliez, maître Quentin, puisque Quentin est votre nom, vous oubliez que je vous dois un déjeuner pour le bain que ma méprise vous a valu; c'est la pénitence de mon tort a votre égard.

—En vérité, j'avais oublié le bain, le tort et la pénitence; car mes vêtemens se sont séchés sur moi, ou à peu près, en marchant. Cependant je ne refuserai pas votre offre obligeante; car j'ai dîné hier fort légèrement, et je n'ai pas soupé. Vous semblez être un vieux bourgeois respectable, et je ne vois pas pourquoi je n'accepterais pas votre courtoisie.

Le Français sourit à part lui; car il voyait clairement que son jeune compagnon, quoique presque mourant de faim selon toute apparence, avait quelque peine à se faire à l'idée de déjeuner aux dépens d'un étranger, et qu'il s'efforçait de réduire son orgueil au silence, par la réflexion, que, lorsqu'il s'agissait d'obligations si légères, celui qui consentait à en être redevable montrait autant de complaisance que celui qui faisait la politesse.

Cependant ils entrèrent dans une avenue étroite ombragée par de beaux ormes, au bout de laquelle une grande porte les conduisit dans la cour d'une auberge plus vaste qu'une auberge n'est ordinairement, et destinée au logement des nobles et des courtisans qui avaient quelque affaire au château voisin, où il était rare que Louis XI accordât un appartement à qui que ce fût de sa cour, excepté en cas de nécessité absolue. Un écusson portant les fleurs de lis ornait la principale porte d'un grand bâtiment irrégulier: mais, ni dans la cour, ni dans la maison, on ne remarquait cet air actif, empressé, par lequel les garçons et domestiques d'un semblable établissement annonçaient alors le nombre de leurs hôtes et la multitude de leurs occupations: il semblait que le caractère sombre et insociable du château royal situé dans le voisinage avait communiqué une partie du sérieux glacial et mélancolique qui y régnait, à une maison destinée à être le temple de la gaieté, du plaisir et de la bonne chère.

Maître Pierre, sans appeler personne et sans même approcher de la principale entrée, leva le loquet d'une petite porte, et précéda son compagnon dans une grande salle. La flamme d'un fagot brillait dans la cheminée, près de laquelle tout était disposé pour un déjeuner solide.

—Mon compère n'a rien oublié, dit le Français à Durward: vous devez avoir froid, voilà un bon feu; vous devez avoir faim, et vous allez avoir à déjeuner.

Maître Pierre siffla: l'aubergiste entra, et répondit à son bonjour par un salut respectueux; mais il ne montra nullement cette humeur babillarde, attribut caractéristique des maîtres d'auberge français de tous les siècles.

—Quelqu'un devait venir ordonner un déjeuner, dit maître Pierre; l'a-t-il fait?

L'aubergiste ne répondit que par une profonde inclination de tête; et tout en apportant les divers mets qui devaient composer le déjeuner et en les plaçant sur la table, il ne dit pas un seul mot pour en faire valoir le mérite. Le repas cependant était digne de tous les éloges que les aubergistes français sont dans l'usage de donner aux fruits de leur savoir-faire, comme les lecteurs pourront en juger dans le chapitre suivant.


CHAPITRE IV.

Le Déjeuner.

«Juste ciel: quels coups de dents!—Que de pain!»

Voyages d'Yorick.

Nous avons laissé notre jeune étranger en France, dans une situation plus agréable qu'aucune de celles dans lesquelles il s'était trouvé depuis son arrivée sur le territoire des anciens Gaulois. Le déjeuner, comme nous l'avons donné à entendre en finissant le dernier chapitre, était admirable. Il y avait un pâté de Périgord, sur lequel un gastronome aurait voulu vivre et mourir, comme les mangeurs de lotus d'Homère, oubliant parens, patrie, et toutes les obligations sociales. Sa croûte magnifique s'élevait comme les remparts d'une grande capitale, emblème des richesses qu'ils sont chargés de protéger. Il y avait encore un ragoût exquis avec cette petite pointe d'ail que les Gascons aiment, et que les Écossais ne haïssent point; de plus, un jambon délicat qui avait naguère fait partie d'un noble sanglier de la forêt voisine de Montrichard. Le pain était aussi blanc que délicieux, et avait la forme de petites boules (d'où les Français ont tiré le nom de boulanger): la croûte en était si appétissante qu'avec de l'eau seule elle aurait pu passer pour une friandise. Mais il y avait autre chose que de l'eau pour l'assaisonner; car on voyait sur la table un de ces flacons de cuir qu'on appelait bottrines, et qui contenait environ deux pintes du meilleur vin de Beaune.

Tant de bonnes choses auraient, comme on dit, donné de l'appétit à un mort. Quel effet devaient-elles donc produire sur un jeune homme d'environ vingt ans, qui depuis deux jours (car il faut dire la vérité) n'avait presque vécu que des fruits à demi mûrs que le hasard lui avait fait trouver, et d'une ration assez modique de pain d'orge! il se jeta d'abord sur le ragoût, et le plat fut bientôt vide. Il attaqua ensuite le superbe pâté, y fit une entaille qui pénétra jusqu'à ses fondemens, et revint à la charge plus d'une fois, en l'arrosant de temps en temps d'un verre de vin, au grand étonnement de l'hôte, et au grand amusement de maître Pierre.

Celui-ci surtout, probablement parce qu'il se trouvait avoir fait une meilleure action qu'il ne l'avait cru, semblait enchanté de l'appétit du jeune Écossais; quand enfin il remarqua que son activité commençait à se ralentir, il chercha à lui faire faire de nouveaux efforts, en ordonnant que l'on apportât des fruits confits, des darioles, et toutes les autres friandises, qu'il put imaginer pour prolonger le repas. Tandis qu'il l'occupait ainsi, son visage exprimait une sorte de bonne humeur qui allait jusqu'à la bienveillance, et toute différente de sa physionomie ordinaire, qui était froide, sévère et caustique. Les gens âgés prennent toujours quelque plaisir à voir les jouissances et les exercices de la jeunesse, lorsque leur esprit, dans sa situation naturelle, n'est troublé ni par un sentiment secret d'envie, ni par une folle émulation.

De son côté, Quentin Durward, tout en employant son temps d'une manière si agréable, ne put s'empêcher de découvrir que les traits de l'homme qui le régalait si bien, et qu'il avait d'abord trouvés si repoussans, gagnaient beaucoup quand celui qui les considérait était sous l'influence de quelques verres de vin de Beaune; et ce fut avec un ton de cordialité qu'il reprocha à maître Pierre de rire de son appétit et de ne rien manger lui-même.

—Je fais, pénitence, répondit maître Pierre, et je ne puis prendre avant midi que quelques confitures et un verre d'eau; puis, se tournant vers l'hôte, il ajoutât.—Dites à la dame de là-haut de m'en apporter.

—Eh bien! continua maître Pierre quand l'aubergiste fut parti, vous ai-je tenu parole relativement au déjeuner que je vous avais promis?

—C'est le meilleur que j'aie fait; répondit l'Écossais, depuis que j'ai quitté Glen-Houlakin.

—Glen quoi? s'écria maître Pierre; avez-vous envie d'évoquer le diable en prononçant de pareils mots?

—Glen-Houlakin, mon bon monsieur, c'est-à-dire la vallée des moucherons. C'est le nom de notre ancien domaine. Vous avez acquis le droit d'en rire, si cela vous plaît.

—Je n'ai pas la moindre intention de vous offenser, mon jeune ami; mais je voulais vous dire que si le repas que vous venez de faire est de votre goût, les archers de la garde écossaise en font un aussi bon, et peut-être meilleur, tous les jours.

—Je n'en suis pas surpris. S'ils sont enfermés toute la nuit dans les nids d'hirondelles, ils doivent avoir le matin un terrible appétit.

—Et ils ont abondamment de quoi le satisfaire; ils n'ont pas besoin, comme les Bourguignons, d'aller le dos nu, afin de pouvoir se remplir le ventre. Ils sont vêtus comme des comtes, et font ripaille comme des abbés.

—J'en suis bien aise pour eux.

—Et pourquoi ne pas prendre du service parmi eux, jeune homme? Je suis sûr que votre oncle pourrait vous faire entrer dans la compagnie, dès qu'il y aura une place vacante; et, je vous le dirai tout bas, j'ai moi-même quelque crédit, et je puis vous être utile: je présume que vous savez monter à cheval aussi-bien que tirer de l'arc?

—Tous ceux qui ont porté le nom de Durward sont aussi bons écuyers que qui que ce soit qui ait jamais appuyé son soulier ferré sur l'étrier, et je ne sais trop pourquoi je n'accepterais pas votre offre obligeante. La vie et l'habit sont deux choses indispensables; mais cependant, voyez-vous, les hommes comme moi pensent à l'honneur, à l'avancement, à de hauts faits d'armes. Votre roi Louis,—que Dieu le protège, car il est ami et allié de l'écosse;—mais il reste toujours dans ce château, ou ne fait qu'aller d'une ville fortifiée à une autre. Il gagne des cités et des provinces par des ambassades politiques, et non à la pointe de l'épée. Or, quant à moi, je suis de l'avis des Douglas, qui ont toujours tenu la campagne parce qu'ils aiment mieux entendre le chant de l'alouette que le cri de la souris.

—Jeune homme, ne jugez pas témérairement des actions des souverains. Louis cherche à épargner le sang de ses sujets, mais il n'est pas avare du sien. Il a fait ses preuves de courage à Montlhéri.

—Oui, mais il y a de cela une douzaine d'années ou davantage. Or, j'aimerais à suivre un maître qui voudrait conserver son honneur aussi brillant que son écusson, et qui serait toujours le premier au milieu de la mêlée.

—Pourquoi donc n'êtes-vous pas resté à Bruxelles avec le duc de Bourgogne? Il vous mettrait à même d'avoir les os brisés tous les jours; et de peur que l'occasion ne vous en manquât, il se chargerait de vous les rompre lui-même, surtout s'il apprenait que vous avez battu un de ses forestiers.

—C'est la vérité. Ma mauvaise étoile m'a fermé cette porte.

—Mais il ne manque pas de chefs qui braveraient le diable, et sous lesquels un jeune étourdi peut trouver du service? Que pensez-vous, par exemple, de Guillaume de la Marck?

—Quoi! l'homme à la longue barbe, le sanglier des Ardennes! Moi, je servirais un chef de pillards et d'assassins; un brigand qui tuerait un paysan pour s'emparer de sa casaque; qui massacre les prêtres et les pèlerins comme si c'étaient des chevaliers et des hommes d'armes! ce serait imprimer une tâche ineffaçable sur l'écusson de mon père.

—Eh bien! mon jeune cerveau brûlé, si le sanglier vous paraît trop scrupuleux, pourquoi ne pas suivre le jeune duc de Gueldre?

—Je suivrais plutôt le diable! Que je vous dise un mot à l'oreille. C'est un fardeau trop pesant pour la terre. L'enfer s'ouvre déjà pour lui. On dit qu'il tient son père en prison, et qu'il a même osé le frapper. Pouvez-vous le croire?

Maître Pierre parut un peu décontenancé en voyant l'horreur naïve avec laquelle le jeune Écossais parlait de l'ingratitude d'un fils, et il lui répondit:

—Vous ignorez, jeune homme, combien les liens du sang sont faibles pour les hommes d'un rang élevé. Quittant alors le ton sentimental qu'il avait pris d'abord, il ajouta avec une sorte de gaieté;—D'ailleurs, si le duc a battu son père, je vous réponds que ce père l'avait battu plus d'une fois: ainsi ce n'est qu'un solde de compte.

—Je suis surpris de vous entendre parler ainsi, dit le jeune Écossais en rougissant d'indignation. Une tête grise comme la vôtre devrait savoir mieux choisir ses sujets de plaisanterie. Si le vieux, duc a battu son fils dans son enfance, il ne l'a point battu assez. Il aurait mieux valu qu'il le fît périr sous les verges, que de le laisser vivre pour faire rougir toute la chrétienté du baptême d'un tel monstre!

—À ce compte, et de la manière dont vous épluchez le caractère des princes et des chefs, je crois que ce que vous avez de mieux à faire, c'est de devenir capitaine vous-même; car où un homme si sage en trouvera-t-il un qui soit digne de lui commander?

—Vous riez, à mes dépens, maître Pierre, et vous avez peut-être raison. Mais vous ne m'avez pas nommé un chef plein de vaillance, qui a de bonnes troupes à ses ordres, et sous lequel on pourrait prendre du service assez honorablement.

—Je ne devine pas qui vous voulez dire.

—Eh! celui qui est comme le tombeau de Mahomet (maudit soit le prophète!) suspendu entre deux pierres d'aimant; celui qu'on ne peut appeler ni Français ni Bourguignon, mais qui sait maintenir la balance entre eux, et se faire craindre et servir par les deux princes, quelque puissans qu'ils soient.

—Je ne devine pas encore qui vous voulez dire, répéta maître Pierre d'un air pensif.

—Et qui serait-ce, sinon le noble Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol et grand connétable de France? Il se maintient à la tête de sa petite armée, levant la tête aussi haut que le roi Louis et le duc Charles, et se balançant entre eux, comme l'enfant placé au milieu d'une planche dont deux de ses compagnons font monter et descendre successivement chacun des deux bouts.

—Et l'enfant dont vous parlez est celui des trois qui peut faire la chute la plus dangereuse. Mais écoutez-moi, mon jeune ami, vous à qui le pillage paraît un tel crime: savez-vous bien que votre politique comte de Saint-Pol est celui qui a le premier donné l'exemple d'incendier les campagnes pendant la guerre; et qu'avant les honteuses dévastations qu'il a commises, les deux partis ménageaient les villages et les villes ouvertes qui ne faisaient pas résistance?

—Sur ma foi, si la chose est ainsi, je commencerai à croire que pas un de ces grands hommes ne vaut mieux que l'autre, et que faire un choix parmi eux, c'est comme si l'on choisissait un arbre pour y être pendu. Mais ce comte de Saint-Pol, ce connétable, a trouvé moyen de se mettre en possession de la ville qui porte le nom de mon saint patron, de Saint-Quentin. (Ici le jeune Écossais fît un signe de croix.) Et il me semble que si j'étais là, mon bon patron veillerait un peu sur moi; car il est moins occupé que certains saints qui ont un bien plus grand nombre de personnes de leur nom: et cependant il faut qu'il ait oublié le pauvre Quentin Durward, son fils spirituel, puisqu'il le laisse un jour sans nourriture, et que le lendemain il l'abandonne à la protection de saint Julien et à l'hospitalité d'un étranger achetée, par un bain pris dans la fameuse rivière du Cher, ou dans quelqu'une de celles qui vont s'y jeter.

—Ne blasphème pas les saints, mon jeune ami, dit maître Pierre. Saint Julien est le fidèle patron des voyageurs, et il est possible que le bienheureux saint Quentin ait fait beaucoup plus et beaucoup mieux que tu ne te l'imagines.

Comme il parlait encore, la porte s'ouvrit, et une jeune fille paraissant avoir quinze ans apporta un plateau couvert d'une belle serviette de damas, sur lequel était un compotier rempli de ces prunes sèches pour lesquelles la ville de Tours a été renommée dans tous les temps. Il s'y trouvait aussi une coupe richement ciselée, espèce d'ouvrages que les orfèvres de cette ville exécutaient autrefois avec un art qui les distinguait de ceux des autres villes de France, et même de la capitale. La forme en était si élégante, que Durward ne songea pas à examiner si elle était d'argent, ou seulement d'étain, comme le gobelet placé devant lui sur la table, et qui était si brillant qu'on aurait pu le croire d'un métal plus précieux.

Mais la vue de la jeune personne qui tenait le plateau attira l'attention de Durward, beaucoup plus que les objets qui y étaient placés.

Il eut bientôt découvert qu'une profusion de longues tresses de beaux cheveux noirs, qu'elle portait de même que les jeunes écossaises, sans autre ornement qu'une guirlande de feuilles de lierre, formaient un voile naturel autour de son visage, dont les traits réguliers, les yeux noirs et l'air pensif auraient pu rappeler la mélancolique Melpomène; mais il y avait sur ses joues une nuance de carmin, et un sourire sur ses lèvres et dans son regard, qui portaient à croire que la gaieté n'était pas étrangère à une physionomie si séduisante, quoique ce ne fût pas son expression la plus habituelle. Quentin crut même pouvoir distinguer que des circonstances affligeantes étaient la cause qui prêtait à la figure d'une si jeune et si jolie personne l'apparence d'une gravité qui n'accompagne pas ordinairement la beauté dans sa première jeunesse; et comme l'imagination d'un jeune homme est prompte à tirer des conclusions des données les plus légères, il lui plus d'inférer de ce qui va suivre, que la destinée de cette charmante inconnue était enveloppée de mystère et de silence.

—Que veut dire ceci, Jacqueline? dit maître Pierre dès qu'elle entra. N'avais-je pas demandé que dame Perrette m'apportât ce dont j'avais besoin? Pâques-Dieu! est-elle ou se croit-elle trop grande dame pour me servir?

—Ma mère est mal à l'aise, répondit Jacqueline à la hâte et du ton le plus humble; elle ne se porte pas bien, et garde la chambre.

—Elle la garde seule, j'espère! s'écria maître Pierre avec une sorte d'emphase; je suis un vieux routier, et ce n'est pas à moi qu'on en fait accroire par une maladie prétendue.

À ces paroles Jacqueline pâlit, et chancela même; car il faut avouer que le ton et le regard de maître Pierre, toujours durs, caustiques et désagréables, devenaient sinistres et alarmans quand ils exprimaient la colère ou le soupçon.

La galanterie de notre jeune montagnard prit l'éveil sur-le-champ, et il s'approcha de Jacqueline pour la soulager du fardeau qu'elle portait, et qu'elle lui remit d'un air pensif, en jetant sur le bourgeois en courroux un regard timide et inquiet. Il eût été contre nature de résister à l'expression de ces yeux tendres qui semblaient implorer la compassion; et maître Pierre lui dit, non plus d'un air de mécontentement, mais avec autant de douceur que sa physionomie pouvait en exprimer:—Je ne te blâme pas, Jacqueline; car tu es trop jeune pour être déjà ce qu'il est dur de penser que tu dois être un jour,... fausse et perfide comme, tout le reste de ton sexe frivole. Personne n'est parvenu à l'âge d'homme sans avoir été à portée de vous connaître toutes, et voici un cavalier Écossais qui te dira la même chose.

Jacqueline jeta les yeux un instant sur le jeune étranger, comme pour obéir à maître Pierre; mais ce regard, quelque rapide qu'il fût, parut à Durward un appel touchant à sa générosité. Avec l'empressement d'un jeune homme, et le respect romanesque pour le beau sexe que lui avait inspiré son éducation, il répondit à l'instant qu'il jetterait le gant du combat à tout antagoniste de son rang et de son âge qui oserait dire que des traits semblables à ceux qu'il voyait pouvaient ne pas être animés par l'âme la plus pure.

Les joues de la jeune fille se couvrirent d'une pâleur mortelle, et elle jeta un regard craintif sur maître Pierre, à qui la bravade du jeune Écossais parut n'inspirer qu'un sourire de mépris plutôt que d'approbation. Quentin, dont la seconde pensée corrigeait ordinairement la première, rougit d'avoir prononcé quelques mots qui pouvaient passer pour une fanfaronnade devant un vieillard pacifique par état; et se condamnant à une sorte de réparation aussi juste que proportionnée à sa faute, il résolut de supporter patiemment le ridicule qu'il avait mérité. Il présenta à maître Pierre le plateau dont il s'était chargé, en rougissant et avec un air d'embarras qu'il cherchait vainement à cacher.

—Vous êtes un jeune fou, lui dit maître Pierre; et vous ne connaissez pas mieux les femmes que les princes, dont Dieu, ajouta-t-il en faisant le signe de la croix dévotement, tient les cœurs dans sa main droite.

—Et qui tient donc les cœurs des femmes? demanda Quentin, déterminé à ne pas s'en laisser imposer par l'air de supériorité de cet homme extraordinaire, dont les manières hautaines et insouciantes exerçaient sur lui une influence dont il était un peu humilié.

—Je crois qu'il faut faire cette question à quelque autre, répondit maître Pierre avec beaucoup de sang-froid.

Cette nouvelle rebuffade ne déconcerta pourtant pas entièrement Quentin Durward.—À coup sûr, pensa-t-il, ce n'est pas pour la misérable obligation d'un déjeuner, quelque substantiel et excellent qu'il fût, que j'aurais tant de déférence envers ce bourgeois de Tours! On s'attache les chiens et les faucons en les nourrissant; c'est par les liens de l'amitié et des services qu'on peut enchaîner le cœur de l'homme. Mais ce bourgeois est vraiment extraordinaire; et cette apparition enchanteresse—qui va déjà disparaître,—un être si parfait, ne peut appartenir à si bas lieu, il ne peut même dépendre de ce riche marchand, quoique celui-ci semble exercer à son égard une sorte d'autorité comme il le fait sans doute sur tout ce que le hasard jette dans son petit cercle. Il est étonnant quelles idées d'importance ces Flamands et ces Français attachent à la richesse, infiniment plus qu'elle n'en mérite; car je suppose que ce vieux marchand s'imagine devoir à son argent, la considération que j'accorde à son âge. Moi, gentilhomme Écossais d'une ancienne race, d'une naissance distinguée, et lui un marchand de Tours!

Telles étaient les idées qui se succédaient rapidement dans l'esprit du jeune Durward, tandis que maître Pierre disait à Jacqueline, en souriant, et en passant la main sur ses longs cheveux:—Ce jeune homme me servira, Jacqueline; tu peux te retirer. Je dirai à ta négligente mère qu'elle a tort de t'exposer aux yeux sans nécessité.

—C'était seulement pour vous servir, répondit la jeune fille: j'espère que vous ne serez pas mécontent de votre parente, puisque...

—Pâques-Dieu! s'écria maître Pierre en l'interrompant d'un ton vif, mais sans dureté, avez-vous envie de discuter avec moi, ou restez-vous ici pour regarder ce jeune homme? Retirez-vous. Il est noble; il suffira pour me servir.

Jacqueline sortit; et Durward était si occupé de sa disparition subite, qu'elle rompit le fil de ses réflexions; et il obéit machinalement quand maître Pierre, se jetant nonchalamment sur son grand fauteuil, lui dit du ton d'un homme habitué à commander:—Placez ce plateau près de moi.

Le marchand, fronçant les sourcils, les fit retomber sur ses yeux pleins de vivacité, de manière qu'à peine étaient-ils visibles, quoiqu'ils lançassent quelquefois un rayon rapide et brillant comme ceux du soleil qui se couche derrière un sombre nuage, à travers lequel il brille par intervalles.

—N'est-ce pas une charmante créature? dit maître Pierre en levant la tête et fixant un regard ferme sur Quentin en lui faisant cette question; une fille fort aimable pour une servante d'auberge? Elle figurerait bien à la table d'un honnête bourgeois, mais cela a reçu une mauvaise éducation; cela a une origine basse.

Il arrive quelquefois qu'un mot jeté au hasard démolit un splendide château qu'on vient de construire dans les airs; et, en pareille occasion, l'architecte ne sait pas beaucoup de gré à celui qui a laissé tomber le mot fatal, alors même qu'il a parlé sans intention de nuire. Quentin se sentit déconcerté, et il était disposé à se mettre en courroux, sans trop savoir pourquoi, contre ce vieillard pour l'avoir informé que cette créature enchanteresse n'était ni plus ni moins que ce que ses occupations annonçaient,—une servante d'auberge, une servante d'un ordre supérieur, à la vérité (une nièce peut-être ou une parente de l'aubergiste), mais une servante enfin, obligée de se conformer à l'humeur de tous les hôtes, et particulièrement à celle de ce maître Pierre, qui paraissait être assez fantasque et assez riche pour vouloir que ses caprices devinssent autant de lois.

Une pensée se présentait encore à son esprit: c'était qu'il devait faire comprendre au vieillard la différence qui existait entre leurs conditions, et lui faire sentir que quelque riche qu'il pût être, sa richesse ne pouvait le faire marcher l'égal d'un Durward de Glen-Houlakin. Cependant, quand il levait les yeux sur maître Pierre, dans l'intention de lui dire quelques mots à ce sujet, il trouvait dans sa physionomie, malgré ses yeux baissés, ses traits amaigris, et ses vêtemens communs, quelque chose qui l'empêchait de faire valoir cette supériorité qu'il croyait avoir sur le marchand. Au contraire, plus il le regardait, plus il le considérait avec attention, et plus il sentait redoubler sa curiosité de savoir qui était cet homme et quel était son rang; il se le représentait alors comme un des premiers magistrats, ou tout au moins un syndic de Tours; en un mot, pour un homme habitué, de manière ou d'autre, à exiger et à obtenir le respect.

Cependant maître Pierre semblait se livrer de nouveau à une rêverie dont il ne sortit que pour faire dévotement le signe de la croix, après quoi il mangea quelques prunes et un biscuit. Il fit signe ensuite à Quentin de lui donner la coupe dont nous avons déjà parlé; mais comme celui-ci la lui présentait, il ajouta avant de la prendre:—Vous m'avez dit que vous êtes noble, je crois?

—Sans doute, je le suis, répondit l'Écossais, si quinze générations suffisent pour cela. Je vous l'ai déjà dit; mais ne vous gênez pas, maître Pierre: on m'a toujours appris que le devoir du plus jeune est de servir le plus âgé.

—C'est une excellente, maxime, répondit le marchand en recevant la coupe que Quentin lui présentait, et en y versant de l'eau d'une aiguière qui semblait de même métal, sans paraître avoir, au sujet des convenances sociales, le moindre de ces scrupules que Quentin peut-être s'était attendu à voir naître en lui.

—Au diable soient l'aisance et la familiarité de ce bourgeois! pensa le jeune homme. Il se fait servir par un noble Écossais avec aussi peu de cérémonie que j'en montrerais moi-même envers un paysan de Glen-Isla.

Cependant maître Pierre, ayant vidé sa coupe, dit à son compagnon:

—D'après le goût que vous avez montré pour le vin de Beaune, je m'imagine que vous n'êtes pas tenté de me faire raison avec la liqueur que je viens de boire. Mais j'ai sur moi un élixir qui peut changer en vin délicieux l'eau qui sort du rocher.

Tout en parlant ainsi, il prit dans son sein une grande bourse de peau de loutre de mer, et fit tomber une pluie de petites pièces d'argent, jusqu'à ce qu'il en eût empli à moitié la coupe, qui n'était pas des plus larges.

—Vous devez plus de reconnaissance à votre patron saint Quentin, et à saint Julien, que vous ne semblez le penser, jeune homme, dit alors maître Pierre, et je vous conseille de faire quelques aumônes en leur nom. Restez dans cette hôtellerie jusqu'à ce que vous voyiez votre parent le Balafré, qui sera relevé de garde ce soir. J'aurai soin de le faire informer qu'il peut vous trouver ici, car j'ai affaire au château.

Quentin Durward ouvrait la bouche pour s'excuser d'accepter le présent que lui offrait la libéralité de son nouvel ami; mais maître Pierre, fronçant ses gros sourcils, se redressant, et prenant un air plus imposant qu'il ne l'avait encore fait, lui dit d'un ton d'autorité:—Point de réplique, jeune homme, et faites ce qui vous est ordonné.

À ces mots, il sortit de l'appartement, et fit signe à Quentin qu'il ne devait pas le suivre.

Le jeune Écossais resta stupéfait, ne sachant que penser de tout ce qui venait de lui arriver. Son premier mouvement, le plus naturel, sinon le plus noble, fut de jeter un coup d'œil sur la coupe, qui était plus qu'à demi pleine de pièces d'argent dont peut-être il n'avait jamais eu le quart à sa disposition pendant tout le cours de sa vie. Mais sa dignité, comme gentilhomme, lui permettait-elle d'accepter l'argent de ce riche plébéien? C'était une question délicate; car, quoiqu'il vînt de faire un excellent déjeuner, il n'était pas en fonds, soit pour retourner à Dijon, dans le cas où il voudrait entrer au service du duc de Bourgogne, au risque de s'exposer à son courroux, soit pour se rendre à Saint-Quentin, s'il donnait la préférence au connétable de Saint-Pol, car il était déterminé à offrir ses services à l'un de ces deux seigneurs, sinon au roi de France. La résolution à laquelle il s'arrêta fut peut-être la plus sage qu'il pût prendre dans la circonstance; c'était de se laisser guider par les conseils de son oncle. En attendant, il mit l'argent dans son sac de velours, et appela l'hôte pour lui dire d'emporter la coupe d'argent, et pour lui faire en même temps quelques questions sur ce marchand si libéral, et qui savait si bien prendre un ton d'autorité.

Le maître de la maison arriva à l'instant; et, s'il ne fut pas très-communicatif, au moins fut-il moins silencieux qu'il ne l'avait été jusqu'alors. Il refusa positivement de reprendre la coupe d'argent. Il n'en avait aucun droit, lui dit-il: elle appartenait à maître Pierre, qui en avait fait présent à celui à qui il venait de donner à déjeuner. Il avait à la vérité quatre hanaps[28] d'argent qui lui avaient été laissés par sa grand'mère, d'heureuse mémoire, mais qui ne ressemblaient pas plus à ce beau vase ciselé qu'un navet ressemble à une pêche.—C'était une de ces fameuses coupes de Tours, travaillées par Martin Dominique, artiste qui pouvait défier tout Paris.

—Et qui est ce maître Pierre qui fait de si beaux présens aux étrangers? lui demanda Quentin en l'interrompant.

—Qui est maître Pierre? répéta l'hôte en laissant échapper ces paroles de sa bouche aussi lentement que si elles eussent été distillées.

—Sans doute, dit Durward d'un ton vif et impérieux. Quel est ce maître Pierre qui se donne les airs d'être si libéral? et qui est cette espèce de boucher qu'il a envoyé en avant pour ordonner le déjeuner?

—Ma foi, monsieur, quant à ce qu'est maître Pierre, vous auriez dû lui faire cette question à lui-même; et pour celui qui est venu donner ordre de préparer le déjeuner, Dieu nous préserve de faire connaissance de plus près avec lui.

—Il y a quelque mystère dans tout cela! Ce maître Pierre m'a dit qu'il est marchand.

—S'il vous l'a dit, c'est que c'est la vérité.

—Et quel genre de commerce fait-il?

—Oh! un très-beau commerce. Entre autres choses, il a été établi ici des manufactures de soieries qui peuvent le disputer à ces riches étoffes que les Vénitiens apportent de l'Inde et du Cathay. Vous avez vu de grandes plantations de mûriers en venant ici: elles ont été faites par ordre de maître Pierre, pour nourrir les vers à soie.

—Et cette jeune personne qui a apporté ce plateau, qui est-elle, mon cher ami?

—Ma locataire, ainsi qu'une tutrice plus âgée, qui est quelque tante ou quelque cousine, à ce que je pense.

—Et êtes-vous dans l'usage d'employer vos locataires à servir vos hôtes? J'ai remarqué que maître Pierre ne voulait rien recevoir ni de votre main ni de celle de votre garçon.

—Les gens riches ont leurs fantaisies, parce qu'ils peuvent les payer. Ce n'est pas la première fois que maître Pierre a trouvé le moyen de se faire servir par des nobles.

Le jeune Écossais se trouva un peu offensé de cette observation; mais, déguisant son humeur, il demanda à son hôte s'il pouvait avoir un appartement chez lui pour la journée, et peut-être pour plus long-temps.

—Sans contredit, et pour tout le temps que vous le désirerez.

—Et comme je vais loger sous le même toit que ces deux dames, pourrait-il m'être permis de leur présenter mes respects?

—Je n'en sais trop rien. Elles ne sortent point, et ne reçoivent aucune visite.

—À l'exception de celle de maître Pierre, sans doute?

—Il ne m'est pas permis de citer aucune exception? répondit l'aubergiste avec une assurance respectueuse.

Quentin avait une idée assez haute de son importance, si on considère le peu de moyens qu'il avait pour la soutenir. Un peu mortifié par la réponse de l'hôte, il n'hésita pas à se prévaloir d'un usage assez commun dans ce siècle.

—Portez à ces dames, lui dit-il, un flacon de vernat[29]; offrez-leur mes très-humbles respects, et dites-leur que Quentin Durward, de la maison de Glen-Houlakin, honorable cavalier Écossais, et logeant en ce moment comme elles dans cette hôtellerie, leur demande la permission de leur présenter personnellement ses hommages.

L'hôte sortit, revint presque au même instant, et annonça que les dames offraient leurs remerciemens au cavalier Écossais, ne croyaient pas devoir accepter le rafraîchissement offert, et regrettaient de ne pouvoir recevoir sa visite, attendu la retraite dans laquelle elles vivaient.

Quentin se mordit les lèvres; puis, se versant un coup du vernat qu'on avait refusé, et que l'hôte avait placé sur la table, il dit en lui-même:—Par la messe! voici un pays bien étrange. Des marchands et des ouvriers y ont les manières et la munificence de grands seigneurs, et de petites filles qui tiennent leur cour dans un cabaret, se donnent des airs comme si elles étaient des princesses déguisées! Je reverrai pourtant cette belle aux sourcils noirs, ou les choses iraient bien mal.

Ayant pris cette sage résolution, il demanda à être conduit dans l'appartement qui lui était destiné.

L'aubergiste le fit monter par un escalier tournant qui aboutissait à une galerie sur laquelle donnaient plusieurs portes, comme celles des cellules d'un couvent; cette ressemblance n'excita pas une grande admiration en notre héros, qui se souvenait avec beaucoup d'ennui de l'avant-goût qu'il avait eu de bonne heure de la vie monastique. L'hôte s'arrêta au bout de la galerie, choisit une clef dans le trousseau qu'il portait à sa ceinture, ouvrit une porte et montra à Durward une chambre formant l'intérieur d'une tourelle. Elle était étroite à la vérité, mais fort propre, un peu écartée des autres, garnie d'un fort beau lit, et de meubles fort supérieurs à ceux qu'on trouve ordinairement dans les auberges; elle lui parut, au total, un petit palais.

—J'espère, monsieur, que vous trouverez votre appartement agréable, lui dit l'hôte en se retirant. C'est un devoir pour moi de satisfaire tous les amis de maître Pierre.

—L'heureux plongeon que j'ai fait ce matin! s'écria Quentin, qui en parlant ainsi pirouetta de contentement dans sa chambre, dès que l'hôte fut parti; il n'y eut jamais bonheur si grand, ni homme aussi mouillé. C'est un véritable déluge de bonne fortune.

En parlant ainsi, il s'approcha de la petite fenêtre qui éclairait sa chambre. Comme la tourelle s'avançait considérablement au-delà de la ligne du bâtiment, on découvrait non-seulement le joli jardin assez étendu de l'auberge, mais encore la plantation de mûriers qu'on disait que maître Pierre avait fait faire pour élever des vers à soie. En détournant les yeux de ces objets éloignés, on découvrait directement, le long du mur, une seconde tourelle éclairée par une fenêtre qui faisait face à celle où notre héros se trouvait en ce moment. Or, il serait difficile à un homme qui a vingt ans de plus que n'en avait alors Quentin, de dire pourquoi cette seconde tourelle et cette seconde croisée l'intéressaient plus que le joli jardin et la belle plantation de mûriers, car, hélas! une tourelle dont la croisée n'est que entr'ouverte pour admettre l'air et ne pas laisser pénétrer le soleil ou les regards trop curieux peut-être, n'est vue qu'avec indifférence par des yeux de quarante ans et plus, quand même ils verraient suspendu tout à côté un luth à moitié caché sous un léger voile de soie verte. Mais à l'âge heureux de Durward, de tels accidens, comme un peintre les appellerait, forment une base suffisante pour y fonder cent visions aériennes, dont le souvenir fait sourire et soupirer, soupirer et sourire l'homme d'un âge mûr.

Comme on peut supposer que notre ami Quentin désirait en apprendre un peu plus sur sa belle voisine, la propriétaire du luth et du voile; comme on peut supposer du moins qu'il prenait quelque intérêt à savoir si ce n'était point par hasard cette même jeune personne qu'il avait vue servir maître Pierre avec tant d'humilité, on doit bien présumer qu'il ne se mit point la moitié du corps hors de la fenêtre, la bouche ouverte et les yeux pétillans de curiosité. Durward connaissait mieux l'art de prendre les oiseaux. Se cachant avec soin derrière la muraille, il avança la tête avec précaution, et se contenta de regarder à travers les barreaux d'une jalousie: ce fut à tous ces soins réunis que ses yeux durent le plaisir de voir un joli bras, blanc de lis et fait au tour, prendre l'instrument suspendu; et au bout de quelques momens ses oreilles partagèrent la récompense de son adroite manœuvre.

L'habitante de la petite tourelle, la propriétaire du luth et du voile, chanta précisément un petit air tel que ceux que nous supposons généralement que chantaient les grandes dames du temps de la chevalerie, tandis que les chevaliers et les troubadours les écoutaient en soupirant. Les paroles n'avaient pas assez de sentiment, d'esprit et d'imagination pour détourner l'attention de la musique, et la musique n'était pas assez savante pour empêcher, d'écouter les paroles. Le poète et le musicien semblaient si nécessaires l'un à l'autre, que si l'on avait lu la chanson sans accompagnement, ou qu'on eût joué l'air sur un instrument sans lui prêter le secours de la voix, les vers et les notes auraient perdu tout leur mérite. Peut-être avons-nous tort de conserver ici une chanson qui n'a été faite ni pour être lue ni pour être récitée, mais seulement pour être chantée. Ces lambeaux d'ancienne poésie ont toujours eu des attraits pour nous; et comme l'air est perdu pour toujours, à moins qu'il n'arrive que Bishop[30] en retrouve les notes, ou que quelque rossignol apprenne à Stephens[31] à les gazouiller, nous courons le risque de compromettre notre goût et celui de la dame au luth, en insérant ici des vers dans lesquels on ne trouve qu'une simplicité sans ornement.

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