Quentin Durward
Toute la gloire en fut pour le seigneur.
—La preuve est bonne; marche en avant, mon garçon; je t'en dirai davantage dans un instant.
Retournant alors vers les dames, il leur dit:—Je suis convaincu que cet homme est le guide que nous devions attendre, car il vient de me donner un mot d'ordre que je crois n'être connu que du roi et de moi. Mais je vais causer avec lui plus au long, et je m'efforcerai de voir jusqu'à quel point on peut se fier à lui.
CHAPITRE XVI.
Le Vagabond.
«Je suis libre, je suis ce qu'étaient dans les bois
«L'homme de la nature, et le noble sauvage
«Quand de la servitude ils ignoraient les lois.»
DRYDEN. La Conquête de Grenade.
PENDANT que Quentin avait avec les deux comtesses la courte conversation nécessaire pour les assurer que ce personnage extraordinaire, ajouté à leur compagnie, était bien réellement le guide que le roi devait leur envoyer, il remarqua, car il était aussi alerte à observer les mouvemens de l'étranger, que celui-ci pouvait l'être à examiner ce qui se passait dans la petite troupe à laquelle il servait de guide; il remarqua que cet homme non-seulement tournait souvent la tête en arrière pour les regarder, mais qu'avec une agilité singulière qui ressemblait à celle d'un singe plutôt qu'à celle d'un homme, il se courbait en demi-cercle sur sa selle, de manière à avoir la tête tournée de leur côté, pour les considérer plus attentivement.
N'étant pas très-content de cette manœuvre, Quentin s'avança vers le Bohémien, et lui dit, en le voyant reprendre la position convenable sur son cheval:—Il me semble, l'ami, que vous nous conduisez en aveugle, car vous regardez la queue de votre monture plus souvent que ses oreilles.
—Et quand je serais véritablement aveugle, répondit le Bohémien, je n'en serais pas moins en état de vous conduire dans toutes les provinces de ce royaume de France, ou de ceux qui l'avoisinent.
—Vous n'êtes pourtant pas né Français?
—Non, répondit le guide.
—Et de quel pays êtes-vous?
—D'aucun.
—Comment d'aucun!
—Non, je ne suis d'aucun pays. Je suis un Zingaro, un Bohémien, un égyptien, tout ce qu'il plaît aux Européens, dans leurs différentes langues, de nous appeler; mais je n'ai pas de pays.
—Êtes-vous chrétien?
Le Bohémien fit un signe négatif.
—Chien, dit Quentin, car à cette époque l'esprit du catholicisme n'était guère tolérant, adores-tu Mahomet?
—Non, répondit le guide avec autant d'indifférence que de laconisme, et sans paraître offensé ni surpris du ton avec lequel Durward lui parlait.
—Êtes-vous donc païen? Qu'êtes-vous, en un mot?
—Je ne suis d'aucune religion.
Quentin tressaillit d'étonnement; car, quoiqu'il eût entendu parler de Sarrasins et d'idolâtres, il ne croyait pas, il ne lui était même jamais venu à l'idée qu'il pût exister une race d'hommes qui ne pratiquât aucun culte. Sa surprise ne l'empêcha pourtant pas de demander à son guide où il demeurait habituellement.
—Partout où je me trouve, répondit le Bohémien; je n'ai pas de demeure fixe.
—Comment conservez-vous ce que vous possédez?
—Excepté les habits qui me couvrent et le cheval que je monte, je ne possède rien.
—Votre costume est élégant, et votre cheval est une excellente monture. Quels sont vos moyens de subsistance?
—Je mange quand j'ai faim; je bois quand j'ai soif; et je n'ai d'autres moyens de subsistance que ceux que le hasard met sur mon chemin.
—Sous les lois de qui vivez-vous?
—Je n'obéis à personne qu'autant que c'est mon bon plaisir.
—Mais qui est votre chef? qui vous commande?
—Le père de notre tribu, si je veux bien lui obéir. Je ne reconnais pas de maître.
—Vous êtes donc dépourvu de tout ce qui réunit les autres hommes. Vous n'avez ni lois, ni chef, ni moyens arrêtés d'existence, ni maison, ni demeure. Vous n'avez (que Dieu vous prenne en pitié!) point de patrie; et (puisse le ciel vous éclairer!) vous ne reconnaissez pas de Dieu: que vous reste-t-il donc, étant privé de religion, de gouvernement, de tout bonheur domestique?
—La liberté. Je ne rampe pas aux pieds d'un autre. Je n'ai ni obéissance ni respect pour personne. Je vais où je veux, je vis comme je peux, et je meurs quand il le faut.
—Mais vous pouvez être condamné et exécuté en un instant, au premier ordre d'un juge.
—Soit! ce n'est que pour mourir un peu plus tôt.
—Mais vous pouvez aussi être emprisonné; et alors où est cette liberté dont vous êtes si fier?
—Dans mes pensées, qu'aucune chaîne ne peut contraindre; tandis que les vôtres, même quand vos membres sont libres, sont assujetties par les liens de vos lois et de vos superstitions, de vos rêves d'attachement local, et de vos visions fantastiques de politique civile. Mon esprit est libre, même quand mon corps est enchaîné; le vôtre porte des fers, même quand vos membres sont libres.
—Mais la liberté de votre esprit ne diminue pas le poids des chaînes dont votre corps peut être chargé.
—Ce mal peut s'endurer quelque temps; et si enfin je ne trouve pas moyen de m'échapper, et que mes camarades ne puissent me délivrer, je puis toujours mourir, et c'est la mort qui est la liberté la plus parfaite.
Il y eut ici un intervalle de silence qui dura quelque temps. Durward le rompit en reprenant le fil de ses questions.
—Votre race est errante, lui dit-il; elle est inconnue aux nations d'Europe. D'où tire-t-elle son origine?
—C'est ce que je ne puis vous dire, répondit le Bohémien.
—Quand délivrera-t-elle ce royaume de sa présence, pour retourner dans le pays d'où elle est venue?
—Quand le temps de son pèlerinage sera accompli.
—Ne descendez-vous pas de ces tribus d'Israël qui furent emmenées en captivité au-delà du grand fleuve de l'Euphrate? lui demanda Quentin qui n'avait pas oublié ce qu'on lui avait appris à Aberbrothock.
—Si cela était, n'aurions-nous pas conservé leur foi? ne pratiquerions-nous pas leurs rites?
—Et quel est ton nom, à toi?
—Mon nom véritable n'est connu que de mes frères. Les hommes qui ne vivent pas sous nos tentes m'appellent Hayraddin Maugrabin, c'est-à-dire Hayraddin le Maure africain.
—Tu t'exprimes trop bien pour un homme qui a toujours vécu dans ta misérable horde.
—J'ai appris quelque chose des connaissances d'Europe. Lorsque j'étais enfant, ma tribu fut poursuivie par des chasseurs de chair humaine. Une flèche perça la tête de ma mère, et elle mourut. J'étais embarrassé dans la couverture qu'elle portait sur ses épaules, et je fus pris par nos ennemis. Un prêtre me demanda aux archers du prévôt: et il m'instruisit dans les sciences franques pendant deux ou trois ans.
—Comment l'as-tu quitté?
—Je lui avais volé de l'argent, même le Dieu qu'il adorait, répondit Hayraddin avec le plus grand calme. Il me découvrit et me battit. Je le perçai d'un coup de couteau, je m'enfuis dans les bois, et je rejoignis mon peuple.
—Misérable! s'écria Quentin, osas-tu bien assassiner ton bienfaiteur?
—Qu'avais-je besoin de ses bienfaits? Le jeune Zingaro n'était pas un chien domestique, habitué à lécher la main de son maître et à ramper sous ses coups, pour en obtenir un morceau de pain. C'était le jeune loup mis à la chaîne, qui la rompait à la première occasion, déchirait son maître, et retournait dans ses forêts.
Après une nouvelle pause, le jeune Écossais, pour tâcher de pénétrer plus avant dans le caractère et les projets d'un guide si suspect, demanda à Hayraddin s'il n'était pas vrai que son peuple, quoique plongé dans la plus profonde ignorance, prétendait avoir la connaissance de l'avenir, connaissance refusée aux sages, aux philosophes et aux prêtres d'une société plus policée.
—Nous le prétendons, répondit Hayraddin, et c'est avec raison.
—Comment un pareil don peut-il avoir été accordé à une race si abjecte?
—Comment puis-je vous le dire? Je répondrai à cette question quand vous m'aurez expliqué pourquoi le chien peut suivre à la piste les pas de l'homme, tandis que l'homme, cet animal plus noble, n'est pas en état de suivre les traces du chien. Ce pouvoir qui vous semble si merveilleux, notre race le possède d'instinct. D'après les traits du visage et les lignes de la main, nous pouvons prédire le destin futur d'un homme, aussi facilement qu'en voyant la fleur d'un arbre au printemps, vous pouvez dire quel fruit il rapportera dans la saison convenable.
—Je doute de vos connaissances, et je te défie de m'en donner la preuve.
—Ne m'en défiez pas, sire écuyer. Quelle que soit la religion que vous prétendez professer, je puis vous dire que la déesse que vous adorez se trouve dans cette compagnie.
—Silence! s'écria Quentin tout étonné; sur ta vie, ne prononce pas un mot de plus, si ce n'est pour répondre à ce que je te demande. Peux-tu être fidèle?
—Je puis... tout ce que peuvent les hommes.
—Mais veux-tu l'être?
—Quand je le jurerais, m'en croiriez-vous davantage? répondit Hayraddin avec un sourire ironique.
—Sais-tu que ta vie est entre mes mains?
—Frappe, et tu verras si je crains de mourir.
—L'argent peut-il te rendre fidèle?
—Non, si je ne le suis pas sans cela.
—Quel est donc le moyen de s'assurer de toi?
—La bonté.
—Te ferai-je le serment d'en avoir pour toi si tu nous sers fidèlement dans ce voyage?
—Non. Ce serait prodiguer inutilement une marchandise si précieuse. Je te suis déjà dévoué.
—Comment! s'écria Durward plus étonné que jamais.
—Souviens-toi des châtaigniers sur les bords du Cher. La victime que tu as cherché à sauver était Zamet le Maugrabin; c'était mon frère.
—Et cependant je te trouve en liaison avec les gens qui ont donné la mort à ton frère, car c'est un d'eux qui m'a dit que je te trouverais ici; et c'est sans doute le même qui t'a chargé de servir de guide à ces dames.
—Que voulez-vous? répondit Hayraddin d'un air sombre, ces gens nous traitent comme le chien du berger traite les moutons: il les protège quelque temps, les fait aller où bon lui semble, et finit par les conduire à la tuerie.
Quentin eut par la suite occasion d'apprendre que le Bohémien lui avait dit la vérité à cet égard, et que, la garde prévôtale, chargée de réprimer les hordes vagabondes qui infestaient le royaume, entretenait avec elles une correspondance, s'abstenait quelque temps d'exécuter ses devoirs, et finissait toujours par envoyer ses alliés à la potence. Cette sorte de relation politique entre le brigand et l'officier de police a subsisté dans tous les pays, pour l'exercice profitable de leurs professions respectives, et elle n'est nullement inconnue dans le nôtre.
Durward, en se séparant du guide, alla rejoindre le reste de la cavalcade, peu content du caractère d'Hayraddin, et ne se fiant guère aux protestations de reconnaissance qu'il en avait reçues personnellement. Il commença alors à sonder les deux autres hommes qui avaient été mis sous ses ordres, et il reconnut avec chagrin que c'étaient des gens stupides, et aussi peu en état de l'aider de leurs conseils, qu'ils s'étaient montrés peu disposés à le seconder de leurs armes.
—Eh bien! cela n'en vaut que mieux, pensa Quentin, son esprit s'élevant au-dessus des difficultés que sa situation lui faisait prévoir: ce sera à moi seul que cette aimable jeune dame devra tout. Il me semble que, sans trop me flatter, je puis compter sur mon bras et ma tête. J'ai vu les flammes dévorer la maison paternelle, j'ai vu mon père et mes frères étendus morts au milieu des débris embrasés, et je n'ai pas reculé d'un pouce; j'ai combattu jusqu'au dernier moment. Aujourd'hui, avec deux ans de plus, j'ai, pour me comporter bravement, le plus beau motif qui puisse enflammer le cœur d'un homme.
Prenant cette résolution pour base de sa conduite, Quentin déploya tant d'attention et d'activité pendant tout le voyage, qu'il semblait se multiplier au point d'être partout en même temps. Son poste favori, celui qu'il occupait le plus fréquemment, était naturellement auprès des deux dames, qui, sensibles au soin qu'il prenait de leur sûreté, commençaient à causer avec lui sur le ton d'une familiarité amicale; elles paraissaient prendre grand plaisir à la naïveté de ses entretiens, qui annonçaient aussi de la finesse et de l'esprit. Mais il ne souffrait jamais que le charme de cette liaison nuisît le moins du monde à la vigilance qu'exigeaient ses fonctions.
S'il était souvent près des comtesses, cherchant à faire à des habitantes d'un pays plat la description des monts Grampiens[58], et surtout celles des beautés de Glen-Houlakin, il marchait aussi fréquemment à côté d'Hayraddin, en tête de la petite cavalcade, le questionnant sur la route, sur les lieux où l'on devait faire halte, et gravant avec soin ses réponses dans sa mémoire, afin de découvrir, en lui faisant d'autres questions, s'il ne méditait pas quelque trahison. Enfin, on le voyait aussi à l'arrière-garde, cherchant à s'assurer l'attachement des deux hommes de sa suite par des paroles de bonté, par quelques présens, et par les promesses d'autres récompenses quand ils auraient rempli leur tâche.
Ils voyagèrent ainsi pendant plus d'une semaine, traversant les cantons les moins fréquentés, et suivant des sentiers et des chemins détournés, pour éviter les grandes villes. Il ne leur arriva rien de remarquable, quoiqu'ils rencontrassent de temps en temps des hordes vagabondes de Bohémiens, qui les respectaient parce qu'ils avaient pour guide un homme de leur caste;—des soldats traîneurs,—ou peut-être des bandits, qui les trouvaient trop bien armés pour oser les attaquer,—ou les détachemens de maréchaussée, comme on appellerait aujourd'hui les hommes qui les composaient, et que le roi, qui employait le fer et le feu pour guérir et cicatriser les plaies du royaume, mettait en campagne pour détruire les bandes déréglées par lesquelles la France était infestée. Ces soldats de police laissèrent passer sans difficulté les voyageurs et leur escorte, en vertu d'un passeport que le roi avait remis lui-même à Durward à cet effet.
Leurs lieux de halte étaient en général des monastères, obligés la plupart, par des règles de leur fondation, d'accorder l'hospitalité à quiconque accomplissait un pèlerinage; et l'on sait que le véritable but du voyage des deux comtesses était déguisé sous ce prétexte. On ne devait même faire aux pèlerins aucune question importune sur leur rang et leur condition, parce que plusieurs personnages de distinction désiraient garder l'incognito pendant qu'ils s'acquittaient de quelque vœu. En arrivant, les dames de Croye alléguaient ordinairement la fatigue pour se retirer dans leur appartement; et Quentin, remplissant les fonctions de majordome, veillait à ce qu'elles eussent tout ce qui pouvait leur être nécessaire, avec une activité qui ne leur laissait aucun embarras, et un empressement qui ne manquait pas de lui valoir un sentiment d'affection et de reconnaissance de la part de celles pour qui il prenait tous ces soins.
Tous les Bohémiens jouissant de la réputation bien acquise d'être des païens, des vagabons, des gens s'occupant des sciences occultes, ce n'était jamais sans de grandes difficultés que le guide, appartenant à cette caste, était admis même dans les bâtimens extérieurs situés dans la première cour des monastères où la cavalcade s'arrêtait: sa présence paraissait une sorte de souillure pour des lieux aussi saints. C'était un des plus grands embarras de Quentin Durward; car d'un côté il jugeait nécessaire de maintenir en bonne humeur un homme qui possédait le secret de leur voyage, et de l'autre il regardait comme indispensable de le surveiller avec le plus grand soin, quoique secrètement, afin de l'empêcher, autant qu'il était possible, d'avoir à son insu des communications avec qui que ce fût. Or c'était ce qui serait devenu impossible si Hayraddin n'avait pas logé dans l'enceinte des couvens où l'on faisait halte. Il ne pouvait même s'empêcher de soupçonner cet homme de chercher à s'en faire renvoyer; car au lieu de se tenir tranquille dans le réduit qu'on lui accordait, il entrait en conversation avec les novices et les jeunes frères: ses tours et ses chansons les amusaient beaucoup, mais n'édifiaient nullement les vieux pères; de sorte qu'il fallait souvent que Durward déployât toute l'autorité qu'il avait sur le Bohémien, et recourût même aux menaces, pour le forcer à mettre des bornes à sa gaieté trop licencieuse; mais il avait en même temps besoin de tout son crédit auprès des supérieurs, pour empêcher qu'on ne mît à la porte le chien de païen. Il réussissait pourtant par la manière adroite avec laquelle il faisait des excuses du manque de décorum de son guide, donnant à entendre qu'il espérait que le voisinage des saintes reliques, son séjour dans des murs consacrés à la religion, et surtout la vue d'hommes religieux dévoués aux autels, pourraient lui inspirer de meilleurs principes, et le porter à une conduite plus régulière.
Cependant le dixième ou douzième jour de leur voyage, après leur entrée dans la Flandre, et comme ils s'approchaient de la ville de Namur, tous les efforts de Quentin devinrent insuffisans pour remédier aux suites du scandale que venait de donner son guide païen. La scène se passait dans un couvent de franciscains d'un ordre réformé et austère, dont le prieur était un homme qui dans la suite mourut en odeur de sainteté. Après bien des scrupules, que Durward avait eu beaucoup de peine à vaincre, comme on devait s'y attendre en pareil cas, il avait enfin obtenu que le malencontreux Bohémien fût reçu dans un bâtiment isolé, habité par un frère lai qui remplissait les fonctions de jardinier. Les deux dames, suivant leur usage, s'étaient retirées dans leur appartement; et le prieur, qui par hasard avait quelques alliés ou parens en écosse, et qui d'ailleurs aimait à entendre les étrangers parler de leur pays, invita Quentin, dont l'air et la conduite lui avaient plu, à venir faire une collation, monastique dans sa cellule.
Durward, ayant reconnu que ce prieur était un homme de grand sens, ne manqua pas de saisir cette occasion pour tâcher de savoir quel était l'état des affaires dans le pays de Liège: car tout ce qu'il avait entendu dire, depuis quelques jours avait fait naître dans son esprit la crainte que les dames de Croye ne pussent faire avec toute sûreté le reste de leur voyage. Il lui semblait même douteux que l'évêque pût les protéger efficacement, si elles arrivaient chez lui. Les réponses que le prieur fit à ses questions n'étaient pas très-consolantes.
—Les habitans de Liège, lui dit-il, sont de riches bourgeois qui, comme autrefois Jéhu, se sont engraissés et ont oublié Dieu. Ils sont enflés de cœur, à cause de leurs richesses et de leurs privilèges. Ils ont eu différentes querelles avec le duc de Bourgogne, leur seigneur suzerain, à cause des impôts qu'il en exige et des immunités auxquelles ils prétendent avoir droit. Ces querelles ont plusieurs fois dégénéré en rébellion ouverte, et le duc, homme ardent et impétueux, a juré dans sa colère, par saint George, qu'à la première provocation il renouvellera à Liège la désolation de Babylone et la chute de Tyr, afin de faire un exemple et une leçon terribles pour toute la Flandre.
—Et d'après tout ce que j'ai entendu raconter, dit Quentin, il est prince à tenir ce serment; de sorte que les Liégeois prendront probablement bien garde de ne pas lui en fournir l'occasion.
—On devrait l'espérer, répondit le prieur, et c'est la prière quotidienne de tous les gens de bien du pays, qui ne voudraient pas que le sang des hommes coulât comme l'eau d'une fontaine, ni qu'ils périssent en réprouvés, sans avoir le temps de faire leur paix avec le ciel. Le bon évêque travaille aussi nuit et jour à maintenir la paix, comme cela convient à un serviteur de l'autel, car on dit dans les écritures, beati pacifici, mais... Et ici le digne prieur poussa un profond soupir et n'acheva pas sa phrase.
Durward fit valoir avec beaucoup de modestie de quelle importance il était aux dames qu'il escortait d'obtenir les renseignemens les plus exacts sur l'état intérieur du pays, et il ajouta que ce serait un acte méritoire de charité chrétienne, si le bon et révérend père voulait bien l'éclairer sur ce sujet.
—C'en est un, répondit le prieur, dont on ne parle pas volontiers; car les paroles qu'on prononce contre les puissans de la terre, etiam in cubiculo, risquent de trouver un messager ailé qui ira les porter jusqu'à leurs oreilles. Cependant, pour vous rendre, à vous qui paraissez un jeune homme bien né, et à ces dames qui sont des femmes craignant Dieu, et qui accomplissent un saint pèlerinage, tous les faibles services qui sont en mon pouvoir, je n'aurai pas de réserve avec vous.
à ces mots, il regarda autour de lui avec un air de précaution, et continua en baissant la voix, comme s'il eût eu peur d'être entendu.
—Les Liégeois, dit-il, sont secrètement excités à leurs fréquentes rébellions par des hommes de Bélial qui prétendent faussement, à ce que j'espère, avoir mission à cet effet de notre roi très-chrétien, qui sans doute mérite trop bien ce titre pour troubler ainsi la paix d'un pays voisin. Le fait est pourtant que son nom est toujours à la bouche de ceux qui sèment le mécontentement et qui enflamment les esprits parmi les habitans de Liège. Il y a en outre, dans les environs, un seigneur de bonne maison, et ayant de la réputation dans les armes, mais qui est, sous tout autre rapport, lapis offensionis et petra scandali, un scandale et une pierre d'achoppement pour la Bourgogne et la Flandre. Il se nomme Guillaume de la Marck.
—Surnommé Guillaume à la longue barbe, dit Quentin, ou le Sanglier des Ardennes.
—Et ce n'est pas à tort qu'on lui a donné ce dernier nom, mon fils, car il est comme le sanglier de la forêt, qui écrase sous ses pieds ceux qu'il rencontre, et qui les déchire avec ses défenses. Il s'est formé une bande de plus de mille hommes, tous semblables à lui, c'est-à-dire méprisant toute autorité civile et religieuse; avec leur aide, il se maintient indépendant du duc de Bourgogne, et il pourvoit à ses besoins et aux leurs à force de rapines et de violences, qu'il exerce indistinctement sur les laïcs et sur les gens d'église: imposuit manus in christos Domini, il a porté la main sur les oints du Seigneur, au mépris de ce qui est écrit:—Ne touchez pas à mes oints, et ne faites pas tort à mes prophètes.—Jusqu'à notre pauvre maison qu'il a sommée de lui fournir des sommes d'or et d'argent pour la rançon de notre vie et celle de nos frères; demande à laquelle nous avons répondu par une supplique en latin dans laquelle nous lui exposions l'impossibilité où nous nous trouvions de le satisfaire, et où nous finissions par lui adresser les paroles du prédicateur: ne moliaris amico tuo malum, quum habet in te fiduciam[59]. Et néanmoins, ce Guilelmus barbatus, ce Guillaume à la longue barbe, connaissant aussi peu les règles des belles-lettres que celles de l'humanité, nous répliqua dans son jargon ridicule: Si non payatis brulabo monasterium vestrum.
—Il ne vous fut pas difficile, mon père, de comprendre ce latin barbare.
—Hélas! mon fils, la crainte et la nécessité sont d'habiles interprètes. Nous fûmes obligés de fondre les vases d'argent de notre autel, pour assouvir la rapacité de ce chef cruel. Puisse le ciel l'en punir au septuple! Pereat improbus! Amen! Amen! Anathema sit.
—Je suis surpris que le duc de Bourgogne, qui a le bras si fort et si puissant, ne réduise pas aux abois ce sanglier, dont les ravages font tant de bruit.
—Hélas! mon fils, le duc est en ce moment à Péronne, assemblant ses capitaines de cent hommes et ses capitaines de mille pour faire la guerre à la France, et c'est ainsi que, pendant que le ciel a envoyé la discorde entre deux grands princes, le pays reste en proie à des oppresseurs subalternes. Mais c'est bien mal à propos que le duc néglige de guérir cette gangrène interne; car, tout récemment, ce Guillaume de la Marck a entretenu à découvert des relations avec Rouslaer et Pavillon, chefs des mécontens de Liège, et il est à craindre qu'il ne les excite bientôt à quelques entreprises désespérées.
—Mais l'évêque de Liège n'a-t-il donc pas assez de pouvoir pour subjuguer cet esprit inquiet et turbulent? Votre réponse à cette question, mon digne père, sera très-intéressante pour moi.
—L'évêque, mon fils, a le glaive de saint Pierre comme il en a les clefs. Il est armé du pouvoir de prince séculier, et il jouit de la puissante protection de la maison de Bourgogne, de même qu'il a l'autorité spirituelle, en qualité de prélat: il soutient cette double qualité par un nombre suffisant de bons soldats et d'hommes d'armes. Or, ce Guillaume de la Marck a été élevé dans sa maison, et en a reçu des bienfaits. Mais à la cour même de l'évêque, il lâcha la bride à son caractère féroce et sanguinaire, et il en fut chassé pour avoir assassiné un des principaux domestiques de ce prélat. Banni de Liège, ayant reçu la défense de reparaître devant le bon évêque, il en a été depuis ce temps l'ennemi constant et implacable; et aujourd'hui, je suis fâché d'avoir à le dire, il s'est ceint les reins, et a revêtu l'armure de la vengeance contre lui.
—Vous regardez donc la situation de ce digne prélat comme dangereuse? lui demanda Quentin avec inquiétude.
—Hélas! mon fils, répondit le bon franciscain, existe-t-il quelqu'un ou quelque chose dans ce monde périssable, que nous ne devions pas regarder comme en danger? Mais à Dieu ne plaise que je dise que le digne prélat se trouve dans un péril imminent. Il a un trésor bien rempli, de fidèles conseillers et de braves soldats; et, de plus, un messager, qui a passé ici hier, se dirigeant du côté de l'est, nous a dit que le duc, à la requête de l'évêque, lui avait envoyé cent hommes d'armes. Cette troupe, avec la suite appartenant à chaque lance, forme une force suffisante pour résister à Guillaume de la Marck, dont le nom soit honni! Amen!
Leur conversation fut interrompue en ce moment par le sacristain, qui, d'une voix que la colère rendait presque inarticulée, accusa le Bohémien d'avoir exercé les plus abominables pratiques contre les jeunes frères. Il avait mêlé à leur boisson, pendant le repas du soir, une liqueur enivrante dix fois plus forte que le vin le plus capiteux, et la tête de la plupart d'entre eux y avait succombé. Dans le fait, quoique celle du sacristain eût été assez heureuse pour résister à l'influence de cette potion, sa langue épaisse et ses yeux enflammés prouvaient qu'il n'avait pas été tout-à-fait à l'abri des effets de ce breuvage défendu. En outre, le Bohémien avait chanté diverses chansons où il n'était question que de vanités mondaines et de plaisirs impurs; il s'était moqué du cordon de saint François, il avait tourné en dérision les miracles de ce grand saint, et il avait osé dire que ceux qui vivaient sous sa règle étaient des fous et des fainéans. Enfin, il avait pratiqué la chiromancie, et prédit au jeune père Chérubin qu'il serait aimé d'une belle dame, laquelle le rendrait père d'un charmant garçon, qui ferait son chemin dans le monde.
Le père prieur écouta quelque temps ces accusations en silence, comme si l'énormité de ces crimes l'avait rendu muet d'horreur. Quand le sacristain en eut terminé la liste, il descendit dans la cour du couvent, et ordonna aux frères lais, à peine de supporter les châtimens spirituels dus à une désobéissance, de s'armer de fouets et de balais, et de chasser l'impie de l'enceinte sacrée.
Cette sentence fut exécutée sur-le-champ en présence de Durward, qui, quoique fort contrarié par cet incident, n'intervint pas en faveur d'Hayraddin, parce qu'il prévit que son intercession serait inutile.
La discipline infligée au délinquant fut pourtant, malgré les exhortations du prieur, plus plaisante que formidable. Le Bohémien parcourait la cour en galopant dans tous les sens, au milieu des clameurs de ceux qui le poursuivaient et du bruit des coups dont les uns ne l'atteignaient point, parce que la plupart de ceux qui les lui portaient n'avaient point en effet dessein de l'atteindre, et dont il évitait les autres à force d'agilité, supportant avec courage et résignation le petit nombre qui tombait sur son dos et sur ses épaules. Le désordre était d'autant plus comique et bruyant, qu'Hayraddin passait par les verges de soldats sans expérience, qui, au lieu de flageller le coupable, se frappaient souvent les uns les autres. Enfin le prieur, voulant terminer une scène plus scandaleuse qu'édifiante, ordonna qu'on ouvrît la porte de la cour; et le Bohémien, se précipitant vers cette issue avec la rapidité d'un éclair, profita du clair de lune pour faire ses adieux au couvent.
Pendant ce temps, un soupçon que Durward avait déjà conçu plus d'une fois se représenta à son esprit avec une nouvelle force. Ce jour-là même Hayraddin lui avait promis de se conduire, dans les monastères, d'une manière plus décente et plus réservée que par le passé. Cependant, bien loin d'exécuter cette promesse, il s'était montré et plus impudent et plus désordonné que jamais. Il était donc probable qu'il n'avait pas agi ainsi sans dessein; quels que fussent les défauts du Bohémien, il ne manquait certainement pas de bon sens, et il savait, quand il le voulait, avoir de l'empire sur lui-même. N'était-il pas possible qu'il désirât avoir quelque communication, soit avec des gens de sa horde, soit avec d'autres personnes, et que, la surveillance de Quentin y mettant obstacle pendant le jour, il eût recours à ce stratagème pour se faire chasser cette nuit du couvent.
Dès que ce soupçon fut entré dans l'esprit de Durward, alerte comme il l'était toujours dans tous ses mouvemens, il résolut de suivre le Bohémien flagellé, et de s'assurer, aussi secrètement qu'il le pourrait, de ce qu'il allait devenir. En conséquence, dès que Hayraddin eut passé la porte du couvent, Quentin expliqua très-brièvement au prieur la nécessité où il était de ne pas perdre de vue son guide, et vola comme un trait à sa poursuite.
CHAPITRE XVII.
L'Espion épié.
«Quoi! le grossier coquin! l'espion épié!
«Avec ces rustres-là vous n'avez rien à faire?
«éloignez-vous....»
BEN Johnson. Conte de Robin Hood.
LORSQUE Durward sortit du couvent, il put remarquer, grâce au clair de lune, la retraite précipitée du Bohémien fuyant à travers le village avec la rapidité d'un limier qui a senti le fouet; et il le vit ensuite entrer un peu plus loin dans une prairie.
—Mon camarade court vite, se dit Quentin à lui-même, mais il faudrait courir plus vite encore pour échapper au pied le plus agile qui ait jamais foulé les bruyères de Glen-Houlakin.
Comme, heureusement, il avait quitté son manteau et son armure, le montagnard Écossais put déployer une légèreté qui, étant sans égale dans son pays, devait bientôt lui faire joindre le Bohémien, en dépit de l'agilité que déployait celui-ci. Ce n'était pourtant pas ce que se proposait Quentin; car il regardait comme beaucoup plus important de découvrir ses projets que d'y mettre obstacle. Ce qui acheva de l'y déterminer, ce fut de voir le Bohémien ne point ralentir le pas, même après la première impulsion de sa fuite; sa course avait donc un tout autre objet que celle d'un homme chassé d'un bon logement, presqu'à minuit, sans s'y attendre, et qui naturellement n'aurait dû songer qu'à s'en procurer un autre. Quentin le suivit sans être aperçu, car le Bohémien ne tourna pas la tête une seule fois; mais après avoir traversé la prairie, celui-ci s'arrêta au bord d'un petit ruisseau dont les rives étaient couvertes d'aunes et de saules; il sonna du cor, avec précaution toutefois et en ménageant le son. Un coup de sifflet, qui partit à peu de distance, lui répondit sur-le-champ.
—C'est un rendez-vous, pensa Quentin; mais comment m'approcher pour entendre ce qui va se passer? Le bruit de mes pas et celui des branches qu'il faut que j'écarte me trahiront, si je n'y prends garde. Je les surprendrai pourtant, de part saint André! comme si c'étaient des daims de Glen-Isla[60]. Je leur apprendrai que ce n'est pas sans fruit que j'ai été instruit dans l'art de la vénerie. Les voilà ensemble; ils sont deux; l'avantage n'est pas pour moi, s'ils me découvrent et qu'ils aient des projets hostiles, comme cela n'est que trop à craindre; prenons garde que la comtesse Isabelle ne perde son pauvre ami!—Que dis-je? il ne mériterait pas ce titre, s'il n'était prêt à combattre pour elle une douzaine de ces coquins. Après avoir croisé le fer avec Dunois, avec le meilleur chevalier de la France, dois-je craindre une horde de pareils vagabonds? Fi donc! prudence et courage; et avec l'aide de Dieu et de saint André, ils me trouveront plus fort et plus fin qu'eux.
D'après cette résolution, employant une ruse que lui, avait apprise l'habitude de la chasse des forêts, il descendit dans le lit de la petite rivière, dont l'eau, variant de profondeur, tantôt lui couvrait à peine les pieds, tantôt lui montait jusqu'aux genoux, et s'avança ainsi bien doucement, caché sous les branches des arbres entre-croisées sur sa tête; le bruit de ses pas se confondait avec le murmure des eaux (c'est ainsi que nous-mêmes nous nous sommes souvent approchés autrefois du nid du corbeau vigilant). De cette manière, il arriva, sans être aperçu, assez près pour entendre la voix des deux hommes qu'il voulait observer; mais il ne distinguait pas leurs paroles. étant en ce moment sous un magnifique saule pleureur dont les branches tombaient jusque sur la surface de l'eau, il en saisit une des plus fortes, et employant en même temps l'adresse, la force et l'agilité, il se hissa sur l'arbre, sans bruit, et s'assit sur la bifurcation des premières branches, sans crainte d'être découvert.
De là il vit que l'individu avec lequel Hayraddin conversait était un homme de sa caste; mais il reconnut en même temps, à sa grande mortification, qu'ils parlaient une langue dont il ne pouvait comprendre un seul mot. Ils riaient beaucoup; et, comme Hayraddin fit un mouvement comme s'il s'esquivait, et finit par se frotter les épaules, Quentin en conclut qu'il lui racontait l'histoire de la bastonnade qu'il avait reçue avant sa fuite du couvent.
Tout à coup on entendit à quelque distance un nouveau coup de sifflet; Hayraddin y répondit en sonnant du cor, comme il l'avait fait en arrivant, et, quelques instans après, un nouveau personnage parut sur la scène. C'était un homme grand, vigoureux, ayant l'air martial, et dont les formes robustes formaient un contraste frappant avec la petite taille et le corps grêle des deux Bohémiens. Un large baudrier, passé sur son épaule, soutenait un grand sabre. Son haut-de-chausses couvert de taillades d'où sortaient des bouffettes en soie et en taffetas de diverses couleurs, était attaché au moins par cinq cents aiguillettes en ruban à une jaquette de buffle bien serrée, sur la manche droite de laquelle on voyait une plaque en argent représentant une tête de sanglier, indice du chef sous lequel il servait. Le chapeau qu'il portait de côté sur l'oreille, laissait voir une grande quantité de cheveux crépus qui ombrageaient son large visage, et allaient se mêler avec une barbe non moins large, d'environ quatre pouces de longueur. Il tenait à la main une longue lance, et tout son équipement annonçait un de ces aventuriers allemands, connus sous le nom de lanzknechts, en français lansquenets[61], qui formaient à cette époque une partie formidable de l'infanterie. Ces mercenaires étaient une soldatesque féroce et ne songeant qu'au pillage; un conte absurde courait parmi eux, que la porte du ciel avait été fermée à un lansquenet à cause de ses vices, et qu'on avait refusé de le recevoir en enfer à cause de son caractère mutin, querelleur et insubordonné: il en résultait qu'ils agissaient en gens qui n'aspiraient pas au ciel et qui ne redoutaient pas l'enfer.
—Donner und blitz! s'écria-t-il en arrivant; et il parla ensuite une sorte de jargon franco-germain, dont nous ne pourrons donner qu'une idée très imparfaite:—Pourquoi vous m'avoir fait perdre trois nuits à vous attendre?
—Je n'ai pas pu vous voir plus tôt, mein herr, répondit Hayraddin avec un ton de soumission. Il y a un jeune Écossais, qui a l'œil aussi vif qu'un chat sauvage, qui épie mes moindres mouvemens. Il me soupçonne déjà; si ses soupçons se confirmaient, je serais un homme mort, et il reconduirait ces femmes en France.
—Washenker! dit le lansquenet, nous être trois; nous les attaquer demain, et enlever les femmes sans aller plus loin. Vous m'avoir dit les deux gardes être des poltrons, vous et votre camarade en avoir soin, et, der Teufel! moi me charger du chat sauvage.
—Vous ne trouverez pas cela si facile, dit le Bohémien; car, outre que notre métier à nous autres n'est pas de nous battre, notre Écossais est un gaillard qui s'est mesuré avec le meilleur chevalier de toute la France, et qui s'en est tiré avec honneur. Je l'ai vu de mes propres yeux serrer Dunois d'assez près.
—Hagel und sturmwetter! s'écria l'Allemand; votre lâcheté vous fait parler ainsi.
—Je ne suis pas plus lâche que vous, mein herr; mais, encore une fois, mon métier n'est pas de me battre. Si vous conservez l'embuscade à l'endroit convenu, c'est fort bien; sinon je les conduis en sûreté au palais de l'évêque; et Guillaume de la Marck pourra aisément les y aller chercher, s'il est la moitié aussi fort qu'il prétendait l'être, il y a huit jours.
—Potz tausend! Nous être aussi forts et plus forts. Mais nous avoir entendu parler d'une centaine de lances arrivées de Bourgogne; et à cinq hommes par lance, voyez-vous, c'est juste cinq cents; en ce cas, der Teufel! eux avoir bien plus d'envie de nous chercher que nous de les trouver, car l'évêque avoir de bonnes forces sur pied; oui, avoir de bonnes forces.
—Il faut donc vous en tenir à l'embuscade de la Croix-des-Trois-Rois, ou renoncer à l'aventure.
—Renoncer à l'aventure! renoncer à enlever une riche héritière pour être la femme de notre noble capitaine! der Teufel! Moi plutôt attaquer l'enfer! meine seele! nous tous devenir bientôt des princes et des hertzogs, que vous appelez ducs; avoir une bonne cave, du bon argent de France en abondance, et peut-être quelques jolies filles par-dessus le marché, quand le Barbu en avoir assez.
—Ainsi donc, l'embuscade de la Croix-des-Trois-Rois tient toujours?
—Mein Gott, oui sans doute. Vous jurer de les y amener, et quand eux être descendus de cheval, et être à genoux devant la croix, ce que personne ne manque à faire excepté des fils païens, comme toi, nous tomber sur eux, et les femmes être à nous.
—Fort bien, mais je n'ai promis de me charger de cette affaire qu'à une condition: je n'entends pas qu'on touche à un seul cheveu de la tête du jeune homme. Si vous m'en faites serment par les carcasses de vos trois Rois qui sont à Cologne, je vous jurerai par les sept Dormans[62], de vous servir fidèlement pour tout le reste. Et, si vous ne tenez pas votre serment, je vous préviens que les sept Dormans viendront vous éveiller sept nuits de suite, et qu'à la huitième ils vous étrangleront et vous dévoreront.
—Mais, donner un hagel! pourquoi vous être si inquiet de la vie de ce jeune homme? lui n'être pas de votre sang ni de votre nation.
—Que vous importe, honnête Heinrick? Il y a des gens qui aiment à couper la gorge aux autres, et il y en a qui se plaisent à leur sauver le cou. Ainsi, jurez-moi qu'il ne lui en coûtera ni la vie ni la moindre blessure, ou, de par la brillante étoile d'Oldebaoran, cette affaire n'ira pas plus loin. Jurez-le-moi par les trois Rois de Cologne, comme vous les appelez, car je sais que vous ne faites cas d'aucun autre serment.
—Toi être vraiment comique! dit l'Allemand. Eh bien donc, moi jurer...
—Un moment, s'écria Hayraddin, demi-tour à droite, brave lansquenet, et tournez la tête du côté de l'orient, afin que les trois Rois vous entendent.
Le soldat prêta le serment de la manière qui lui était prescrite, et dit ensuite qu'il se tiendrait à l'embuscade, et que l'endroit était fort convenable, puisqu'il n'était guère qu'à cinq milles de distance du lieu où ils se trouvaient.
—Mais, ajouta-t-il, pour rendre l'affaire bien sûre, moi penser convenable de placer quelques braves gens sur la gauche de l'auberge, afin de tomber sur eux, si eux avoir la fantaisie de passer par là.
—Non, répondit le Bohémien après avoir réfléchi un moment, la vue de ces soldats de ce côté pourrait alarmer la garnison de Namur, et alors il y aurait un combat douteux, au lieu d'un succès assuré. D'ailleurs ils suivront la rive droite de la Meuse, car je puis les conduire comme bon me semble, ce montagnard Écossais, malgré sa méfiance, s'en rapportant entièrement à moi pour le guider, et n'ayant jamais demandé l'avis de personne sur la route qu'il doit suivre. Mais aussi je lui ai été donné par un ami sûr, par un homme de la parole duquel personne ne s'est jamais méfié, avant d'avoir appris à le connaître un peu.
—Maintenant, l'ami Hayraddin, dit le lansquenet, moi avoir une petite question à vous faire. Moi pas concevoir comment avoir pu faire que vous et votre frère étant, comme vous le prétendre, de grands sternendeuter, que vous appeler astrologues, vous n'avoir pas prévu que lui devoir être pendu. Hunker! cela n'être-t-il pas singulier?
—Je vous dirai, Heinrick, répliqua le Bohémien, que si j'avais su que mon frère était assez fou pour aller raconter au duc de Bourgogne les secrets du roi Louis, j'aurais prédit sa mort aussi assurément que je prédirais le beau temps en juillet. Louis a des oreilles et des mains à la cour de Bourgogne, et le duc a quelques conseillers pour qui le son de l'or de France est aussi agréable que le glouglou d'une bouteille l'est pour vous. Mais adieu, et ne manquez pas de vous trouver au rendez-vous. Il faut que j'attende à la pointe du jour mon Écossais à une portée de flèche de l'auge de ces pourceaux fainéans, sans quoi il me soupçonnerait d'avoir fait une excursion peu favorable au succès de son voyage.
—Toi pouvoir pas partir sans boire avec moi une coup de consolation, dit l'Allemand. Oh! mais, moi oublier, toi assez bête pour ne boire que de l'eau, comme un vil vassal de Mahomet et de Termagant.
—Tu n'es, toi-même, qu'un esclave du vin et du flacon, dit le Bohémien. Je ne suis pas surpris que ceux qui sont altérés de sang te confient l'exécution des mesures de violence que de meilleures têtes ont imaginées. Quand on veut connaître les pensées des autres, ou cacher les siennes, il ne faut pas boire de vin. Mais à quoi bon te prêcher, toi qui es toujours aussi altéré que les sables de l'Arabie. Adieu; emmène avec toi mon camarade Tuisco, car, si on le voyait rôder près du monastère, cela donnerait des soupçons.
Les deux illustres alliés se séparèrent alors, après s'être promis de nouveau de ne pas manquer au rendez-vous fixé à la Croix-des-Trois-Rois.
Durward les suivit long-temps des yeux, et descendit de l'arbre. Son cœur battait en songeant combien peu il s'en était fallu que la belle comtesse ne fût victime d'un complot tramé avec une si profonde perfidie, si toutefois il était encore possible de le déjouer. Craignant de rencontrer Hayraddin en retournant au monastère, il fit un long détour, au risque d'avoir à passer par quelques mauvais sentiers.
Chemin faisant, il réfléchit très-attentivement sur ce qu'il avait à faire. En entendant Hayraddin faire l'aveu de sa trahison, il avait d'abord pris la résolution de le mettre à mort aussitôt que la conférence serait terminée, et que ses compagnons seraient à une distance suffisante; mais quand il l'eut entendu exprimer tant d'intérêt pour lui sauver la vie, il sentit qu'il lui serait difficile d'infliger à ce traître, dans toute son étendue, le châtiment que méritait sa perfidie. Il résolut donc d'épargner ses jours, et même de continuer, s'il était possible, à l'employer comme guide, en prenant toutes les précautions nécessaires pour la sûreté de la belle comtesse, à qui il s'était promis de dévouer sa vie.
Mais que fallait-il faire? les dames de Croye ne pouvaient se réfugier en Bourgogne, d'où elles avaient été obligées de s'enfuir; ni en France, d'où elles avaient été, en quelque sorte, renvoyées. La violence du duc Charles, dans le premier de ces deux pays, n'était guère moins à craindre pour elles que la politique froide et tyrannique du roi dans l'autre. Après y avoir profondément réfléchi, Durward ne put imaginer rien de mieux que d'éviter l'embuscade, en suivant la rive gauche de la Meuse pour se rendre à Liège, où ces dames, conformément à leur premier projet, se mettraient sous la protection du saint évêque. On ne pouvait douter que ce prélat n'eût la volonté de les protéger; et, s'il avait reçu un renfort de cent hommes d'armes, il en avait le pouvoir. Dans tous les cas, si les dangers auxquels l'exposaient les hostilités de Guillaume de la Marck et les troubles de la ville de Liège devenaient imminens, il pouvait toujours envoyer ces malheureuses dames en Allemagne, avec une escorte convenable.
Pour conclusion (car quel homme a jamais terminé une délibération sans quelque considération personnelle?), Quentin pensa que le roi Louis, en le condamnant de sang-froid à la mort ou à la captivité, l'avait délié de ses engagemens envers la couronne de France, et il prit la résolution positive de s'en affranchir. L'évêque de Liège avait probablement besoin de soldats; et, par la protection des belles comtesses, qui maintenant, et surtout la comtesse Hameline, le traitaient avec beaucoup de familiarité, il pouvait obtenir de lui quelque commandement, peut-être même être chargé de conduire les dames de Croye dans quelque place qui leur offrît plus de sûreté que Liège et ses environs. Enfin, elles avaient parlé, quoique en quelque sorte en badinant, de lever les vassaux de la comtesse Isabelle, comme beaucoup de seigneurs le faisaient dans ces temps de troubles, et de fortifier son château de manière à le mettre en état de résister à toute attaque; elles lui avaient demandé en plaisantant s'il voulait être leur sénéchal, et remplir cette place périlleuse; et comme il avait accepté cette proposition avec autant de zèle que d'empressement, elles lui avaient permis de leur baiser la main, en signe de sa promotion à cette fonction honorable et de confiance. Il avait même cru remarquer que la main de la comtesse Isabelle, une des mains les plus belles et les mieux faites qui eussent jamais reçu pareil hommage d'un vassal dévoué, avait tremblé tandis que ses lèvres s'y reposaient un instant de plus que ne l'exigeait le cérémonial, et que ses joues et ses yeux avaient donné quelques marques de confusion quand elle l'avait retirée. Quelque chose ne pouvait-il pas résulter de tout cela? Et quel homme brave, à l'âge de Quentin, n'aurait pas permis à de semblables considérations d'influer un peu sur sa détermination?
Ce point réglé, il eut à réfléchir sur la manière dont il agirait à l'égard de l'infidèle Bohémien. Il avait renoncé à sa première idée de le tuer dans le bois même; mais s'il prenait un autre guide, et qu'il le laissât en liberté, c'était envoyer le traître au camp de Guillaume de la Marck, pour y porter la nouvelle de leur marche. Il pensa à prendre le prieur pour confident, en l'engageant à retenir le Bohémien prisonnier jusqu'à ce qu'ils eussent le temps d'arriver à Liège; mais, en y réfléchissant, il n'osa pas hasarder de faire une pareille proposition à un homme que la vieillesse avait dû rendre timide, et qui, comme moine, considérant la sûreté de son couvent comme le plus important de ses devoirs, tremblait au seul nom du Sanglier des Ardennes.
Enfin il arrêta un plan d'opération sur lequel il crut d'autant mieux pouvoir compter, que l'exécution n'en dépendrait que de lui-même; et pour la cause qu'il avait embrassée, il se sentait capable de tout. Aussi résolu que hardi, quoique sans se dissimuler les dangers de sa position, Quentin pouvait être comparé à un homme qui marche chargé d'un fardeau dont il sent la pesanteur, mais qu'il ne croit pas au-dessus de ses forces. Ce plan venait d'être arrêté dans son esprit, quand il arriva au couvent.
Il frappa doucement à la porte; un frère, que le prieur avait eu l'attention d'y placer pour l'attendre, lui ouvrit; et, l'informant que tous les frères devaient rester dans l'église jusqu'au point du jour, pour prier Dieu de pardonner les divers scandales qui avaient eu lieu dans la communauté pendant la soirée précédente, il proposa à Quentin d'aller partager leurs exercices de dévotion; mais les vêtemens du jeune Écossais étaient tellement mouillés, qu'il ne crut pas devoir accepter cette offre, et il demanda la permission d'aller s'asseoir près du feu de la cuisine, afin de pouvoir sécher ses habits avant de se mettre en route. Il désirait d'ailleurs que le Bohémien, quand il le reverrait, n'aperçût rien en lui qui pût le porter à soupçonner son excursion nocturne.
Le digne frère non-seulement lui accorda sa demande, mais voulut même lui tenir compagnie; circonstance dont Durward fut d'autant plus charmé, qu'il désirait se procurer quelques renseignemens sur les deux routes dont il avait entendu parler pendant la conversation du Bohémien avec le lansquenet.
Le frère, qui justement se trouvait souvent chargé des affaires extérieures du couvent, était de toute la communauté celui qui pouvait le mieux répondre aux questions que Quentin lui fit à ce sujet; mais il ajouta qu'en bonnes pèlerines, c'était un devoir pour les dames qu'il escortait de suivre la rive-droite de la Meuse, afin de payer le tribut de la dévotion devant la Croix-des-Trois-Rois, élevée à l'endroit où les saintes reliques de Gaspard, de Melchior et de Balthazar, noms que donne l'église catholique aux trois mages qui vinrent de l'Orient pour apporter leurs offrandes à Bethléem, s'étaient arrêtées lorsqu'on les transportait à Cologne, et où elles avaient fait plusieurs miracles.
Quentin lui répondit que ces pieuses dames étaient déterminées à observer avec la plus grande ponctualité toutes les saintes stations de leur pèlerinage, et qu'elles visiteraient certainement celle de la Croix-des-Trois-Rois, soit en allant à Cologne, soit en en revenant; mais qu'elles avaient entendu dire que la route sur la rive droite de la Meuse était peu sûre, attendu qu'elle était infestée par les soldats du féroce Guillaume de la Marck.
—à Dieu ne plaise, s'écria le frère François, que le Sanglier des Ardennes ait porté de nouveau sa bauge si près de nous! Au surplus, quand cela serait vrai, la Meuse est assez large pour établir une bonne barrière entre lui et nous.
—Mais elle n'établira aucune barrière entre ces dames et ce maraudeur, répondit Quentin, si nous la traversons pour prendre la route de la rive droite.
—Le ciel protégera ceux qui lui appartiennent, jeune homme, répliqua le frère. Les trois Rois de la bienheureuse ville de Cologne ne laissent pas même entrer dans l'enceinte de ses murs un juif ou un infidèle; il serait bien dur de penser qu'ils pussent commettre un assez grand oubli pour permettre que de dignes pèlerins venant leur rendre hommage devant la croix élevée en leur honneur, fussent pillés et maltraités par un chien de mécréant comme ce Sanglier des Ardennes, qui est pire que tout un camp de païens sarrasins, et les dix tribus d'Israël par-dessus le marché.
Quelque confiance que Quentin, en bon catholique, fût tenu d'accorder à la protection spéciale de Gaspard, de Melchior et de Balthazar, il ne put s'empêcher de réfléchir que les comtesses n'ayant pris le titre de pèlerines que par les conseils d'une politique mondaine, elles n'avaient pas trop le droit d'espérer que les trois mages les mettraient sous leur sauvegarde en cette occasion; et, en conséquence, il résolut de leur épargner, autant que possible, le besoin d'une intervention miraculeuse. Cependant; dans la simplicité de sa bonne foi, il fit vœu de faire lui-même, en propre personne, un pèlerinage aux trois Rois de Cologne, si ces illustres personnages, de sainte et royale mémoire, lui permettaient de conduire à bon port les dames qu'il escortait.
Afin de contracter cette obligation avec toute la solennité possible, il pria le frère François de le faire entrer dans une des chapelles latérales du couvent; et là, se mettant à genoux avec une dévotion sincère, il ratifia le vœu qu'il venait de faire intérieurement. Le son des voix des moines qui chantaient dans le chœur, l'heure solennelle à laquelle il faisait cet acte religieux, l'effet de la faible clarté qu'une seule lampe répandait dans ce petit édifice gothique, tout contribua à jeter Durward dans cet état où l'homme reconnaît le plus facilement la faiblesse humaine, et cherche cette aide et cette protection surnaturelle qu'aucune croyance ne promet qu'au repentir du passé et à une ferme résolution d'amendement pour l'avenir. Si l'objet de sa dévotion était mal placé, ce n'était pas la faute de Quentin; et ses prières étant sincères, nous aurions peine à croire qu'elles ne furent pas favorablement accueillies du seul vrai Dieu, qui regarde les intentions et non les formes, et aux yeux duquel la dévotion sincère d'un païen est plus estimable que l'hypocrisie spécieuse d'un pharisien.
S'étant recommandé, sans oublier ses malheureuses compagnes, à la protection des saints et à la garde de la Providence, Quentin alla se reposer le reste de la nuit, laissant le frère édifié de la ferveur et de la sincérité de sa dévotion.
CHAPITRE XVIII.
La Chiromancie.
«Quand joyeuses chansons et contes plus joyeux
«Adoucissaient pour nous un chemin sinueux,
«Nous craignions d'arriver à la fin du voyage.
«Mais d'un enchantement le tout était l'ouvrage;
«Ce chemin escarpé, faisant mille détours,
«Au point d'où nous partions nous ramenait toujours.»
SAMUEL JOHNSON.
L'AURORE commençait à peine à paraître, quand Durward, sortant de sa petite cellule, éveilla les palefreniers endormis, et surveilla, avec un soin encore plus particulier que de coutume, tous les préparatifs du départ. Ce fut lui-même qui examina si les brides, les mors et tous les harnais des chevaux étaient en bon état; il vérifia s'ils étaient bien ferrés, afin que le hasard n'amenât pas quelques-uns de ces accidens qui, quoique peu importans en eux-mêmes, n'en retardent pas moins les voyageurs dans leur route. Il voulut aussi qu'on donnât l'avoine aux chevaux en sa présence, afin d'être sûr qu'ils seraient en état de faire une bonne journée, ou une course forcée, si le cas l'exigeait.
Retournant alors dans sa chambre, il s'arma avec un soin tout particulier, et ceignit son épée en homme qui prévoit un danger prochain, et qui a pris la ferme résolution de le braver.
Ces sentimens généreux lui donnèrent une fierté de démarche et un air de dignité que les dames de Croye n'avaient pas encore remarqués en lui, quoiqu'elles eussent vu avec plaisir et intérêt la grâce et la naïveté de ses discours et de sa conduite, ainsi que l'alliance de son intelligence naturelle avec cette simplicité qu'il devait à son pays et à son éducation. Il leur donna à entendre qu'il serait à propos qu'elles partissent de meilleure heure que de coutume, et en conséquence elles quittèrent le couvent après avoir déjeuné, non sans avoir témoigné leur reconnaissance de l'hospitalité qu'elles avaient reçue, par une offrande qu'elles firent au pied des autels, et qui convenait mieux à leur rang véritable qu'à ce qu'elles paraissaient être. Cette libéralité ne fit pourtant naître aucun soupçon: elles passaient pour Anglaises, et ces insulaires jouissaient dès ce temps-là de cette réputation de richesse qu'ils conservent encore aujourd'hui.
Le prieur leur donna sa bénédiction pendant qu'elles montaient à cheval, et félicita Quentin de l'absence de son guide païen.—Car, ajouta cet homme vénérable, il vaut mieux trébucher en chemin, que d'être soutenu par la main d'un voleur ou d'un brigand.
Durward ne partageait pas tout-à-fait cette opinion; quoiqu'il sût que le Bohémien était dangereux, il croyait pouvoir profiter de ses services, et déjouer en même temps ses projets de trahison, maintenant qu'il les connaissait. Mais ses inquiétudes à ce sujet ne durèrent pas long-temps, car à peine la petite cavalcade était-elle à trois cents pas du monastère et du village, qu'il aperçut Hayraddin monté à l'ordinaire sur son petit cheval plein de feu. Le chemin côtoyait ce même ruisseau sur les rives duquel Quentin avait entendu la conférence mystérieuse de la nuit précédente, et il n'y avait pas long-temps que le Bohémien les avait rejoints, quand ils passèrent sous le saule qui avait fourni à Durward le moyen de se cacher pour écouter, sans être aperçu, la conversation du guide perfide avec le lansquenet.
Les souvenirs que ce lieu fit naître dans l'esprit de Quentin le portèrent à adresser brusquement la parole au Bohémien, à qui il avait à peine dit un mot jusqu'alors.
—Où as-tu passé cette nuit, profane coquin? lui demanda-t-il.
—Vous pouvez aisément le deviner en regardant mes habits, répondit Hayraddin, qui lui montra du doigt ses vêtemens encore couverts de foin.
—Une meule de foin, répliqua Durward, est un lit fort convenable pour un astrologue, et beaucoup meilleur que n'en mérite un païen qui ose blasphémer contre notre sainte religion et ses ministres.
—Mon Klepper s'en est pourtant trouvé mieux que moi, dit Hayraddin en caressant le cou de son cheval, car il y a rencontré en même temps abri et nourriture. Ces vieux fous de tondus l'ont mis à la porte comme s'ils avaient peur que le cheval d'un homme d'esprit pût infecter de bon sens et de sagacité toute une congrégation d'ânes. Heureusement Klepper connaît ma manière de siffler, et il me suit comme un chien, sans quoi nous ne nous serions jamais revus; et vous auriez pu siffler à votre tour pour trouver un guide.
—Je t'ai déjà recommandé plus d'une fois, lui dit Quentin en le regardant d'un air sévère, de réprimer la licence de ta langue quand tu te trouves dans la compagnie de personnes honnêtes, ce qui, je crois, ne t'était guère arrivé jusqu'à ce jour; et je te promets que si je te croyais un guide aussi infidèle que je te crois impie et blasphémateur, mon poignard Écossais ne tarderait pas à faire connaissance avec ton cœur de païen, quoique ce fût me dégrader au rang du boucher qui égorge un pourceau.
Le Bohémien, sans baisser les yeux sous le regard perçant de Quentin, et sans renoncer au ton d'indifférence caustique avec lequel il parlait toujours, répondit;—Le sanglier est proche parent du pourceau, et cependant il y a bien des gens qui trouvent honneur, plaisir et profit à le tuer.
étonné de la confiance et de la hardiesse de cet homme, et craignant qu'il ne connût quelques points de son histoire et de ses sentimens, sur lesquels il ne se souciait pas d'entrer en conversation avec lui, Quentin rompit brusquement un entretien dans lequel il n'avait obtenu aucun avantage sur le Maugrabin, et retourna à son poste ordinaire, c'est-à-dire à côté des deux dames.
Nous avons déjà fait observer qu'il s'était établi entre elles et lui un certain degré de familiarité. La comtesse Hameline, après s'être bien assurée de la noblesse de sa naissance, le traitait en égal et en favori; et, quoique sa nièce laissât voir moins ostensiblement l'estime qu'elle avait pour lui, néanmoins, à travers sa retenue et sa timidité, Quentin croyait reconnaître que sa compagnie et sa conversation ne lui étaient nullement indifférentes.
Rien n'anime la gaieté de la jeunesse comme la certitude qu'elle plaît en s'y livrant. Aussi Quentin, pendant tout le voyage, avait-il déployé toutes ses ressources pour amuser la belle comtesse, tantôt par un entretien enjoué, tantôt en lui chantant les chansons de son pays en sa propre langue, quelquefois en lui en racontant les traditions; les efforts qu'il faisait pour les mettre en français, langue qu'il ne connaissait pas encore parfaitement, occasionnaient souvent cent petites méprises plus divertissantes que la narration même. Mais ce matin, livré à ses pensées inquiètes, il restait à côté des dames de Croye sans faire, suivant son usage, aucune tentative pour les amuser, et elles ne purent s'empêcher de trouver son silence extraordinaire.
—Notre jeune champion a vu un loup, dit la comtesse Hameline, faisant allusion à une ancienne superstition, et cette rencontre lui a fait perdre la langue.
—Dire que j'ai dépisté un renard, ce serait frapper plus près du but, pensa Quentin; mais ce fut tout bas qu'il fît cette réflexion.
—Êtes-vous indisposé, monsieur Quentin? lui demanda la comtesse Isabelle avec un ton d'intérêt dont elle ne put s'empêcher de rougir, parce qu'elle sentait que c'était s'avancer un peu plus que ne le permettait la distance qui les séparait.
—Il a passé la nuit à table avec les bons frères, dit la comtesse Hameline. Les Écossais sont comme les Allemands, qui font une telle dépense de gaieté en buvant leur vin du Rhin, qu'il n'apportent à la danse, dans la soirée, que des jambes mal assurées, et dans le boudoir des dames, le lendemain matin, que des maux de tête.
—Je ne mérite pas de tels reproches, belles dames, répondit Durward. Les bons frères ont passé à l'église presque toute la nuit; et quant à moi, j'ai à peine bu un verre de leur vin le plus commun.
—C'est peut-être la mauvaise chère qui lui a fait perdre sa gaieté, dit la comtesse Isabelle. Allons, monsieur Quentin, consolez-vous; si jamais nous allons ensemble dans mon ancien château de Braquemont, quand je devrais être moi-même votre échanson, et vous le présenter, vous aurez un verre d'excellent vin, bien au-dessus de celui que produisent les fameuses vignes de d'Hoccheim ou de Johannisberg.
—Un verre d'eau de votre main, noble dame..., dit Quentin; mais la voix lui manqua, et Isabelle prit la parole comme si elle n'avait fait aucune attention à l'accent de tendresse avec lequel il avait appuyé sur le pronom possessif.
—Ce vin, dit-elle, fut placé dans les caves de Braquemont par mon bisaïeul le rhingrave Gottfried.
—Qui obtint la main de sa bisaïeule, dit la comtesse Hameline en l'interrompant, pour s'être montré le plus vaillant des enfans de la chevalerie au grand tournoi de Strasbourg, où dix chevaliers perdirent la vie dans la lice. Mais ce temps est passé. Personne aujourd'hui ne pense plus à s'exposer au péril pour acquérir de l'honneur, ou pour secourir la beauté.
Elle parlait ainsi du ton que prend une beauté moderne dont les charmes commencent à être sur le retour, quand on l'entend se plaindre du peu de politesse du siècle actuel. Quentin prit sur lui de répondre qu'on ne manquait pas encore de cet esprit de chevalerie qu'elle semblait regarder comme éteint, et que, quand il aurait disparu du reste de la terre, on le retrouverait encore dans le cœur des gentilshommes Écossais.
—écoutez-le! s'écria la comtesse Hameline; il voudrait nous faire croire que son pays froid et stérile conserve encore ce noble feu éteint en France et en Allemagne! Le pauvre jeune homme ressemble aux montagnards suisses, qui ne connaissent rien de si beau que leur affreux pays: il nous parlera bientôt des vignes et des oliviers d'écosse.
—Non, madame, répondit Durward; tout ce que je puis dire du vin et de l'huile qu'on trouve sur nos montagnes, c'est que notre épée sait contraindre nos voisins plus riches à nous payer un tribut de ces riches productions. Mais quant à la foi sans tache, quant à l'honneur sans reproche de l'écosse, je suis forcé de mettre à l'épreuve en ce moment la confiance que vous y accordez, quoique l'humble individu qui vous la demande ne puisse vous offrir rien de plus pour gage de votre sûreté.
—Vous parlez mystérieusement, dit la comtesse Hameline; vous connaissez donc quelque danger qui nous menace aujourd'hui.
—Je l'ai lu dans ses yeux depuis une heure! s'écria Isabelle en joignant les mains. Sainte Vierge, qu'allons-nous devenir?
—Rien que ce qu'il vous plaira, dit Durward; je l'espère du moins. Mais je suis obligé de vous le demander, nobles dames, pouvez-vous vous fier à moi?
—Nous fier à vous? répondit la comtesse Hameline, certainement. Mais pourquoi cette question? et jusqu'à quel point nous demandez-vous notre confiance?
—Quant à moi, dit Isabelle, je vous l'accorde tout entière et sans réserve; et, si vous pouvez nous tromper, Quentin, je croirai qu'il n'existe de sincérité que dans le ciel.
—Noble dame, répondit Durward au comble de ses vœux, vous ne faites que me rendre justice. Mon projet est de changer de route, et de nous rendre à Liège en suivant la rive gauche de la Meuse, au lieu de la traverser à Namur. C'est m'écarter des ordres que j'ai reçus du roi Louis, et des instructions qu'il a données à notre guide. Mais j'ai entendu dire dans le couvent d'où nous sortons, qu'on a vu des maraudeurs sur la rive droite de ce fleuve, et que le duc de Bourgogne a mis en campagne des troupes pour les réprimer. Ces deux circonstances me donnent des craintes pour votre sûreté. Ai-je votre permission pour faire ce changement à votre route?
—Ma pleine et entière permission, répondit la comtesse Isabelle.
—Je crois, comme vous, ma nièce, lui dit sa tante, que le jeune homme a de bonnes intentions; mais songez-vous que c'est contrevenir aux instructions que nous a données le roi Louis, qui nous les a si souvent répétées?
—Et pourquoi aurions-nous égard à ses instructions? dit Isabelle. Grâce au ciel, je ne suis pas sa sujette. Je m'étais confiée à sa protection, et il a abusé de la confiance qu'il m'avait engagée à lui accorder. Je ne voudrais pas faire injure à ce jeune homme en mettant un instant sa parole en balance contre les injonctions de ce tyran artificieux et égoïste.
—Que le ciel vous récompense de ce que vous venez de dire! s'écria Durward avec transport. Si je ne justifiais pas la confiance que vous daignez m'accorder, être déchiré par des chevaux indomptés en ce monde, et exposé dans l'autre à d'éternelles tortures, serait un supplice trop doux pour moi.
à ces mots, il piqua des deux, et alla rejoindre le Bohémien. Le caractère de ce digne personnage paraissait être tout-à-fait passif. Les injures et les menaces ne faisaient aucune impression sur lui, et, s'il ne les pardonnait pas, il semblait du moins les oublier. Durward entra en conversation avec lui, et son guide lui répondit avec la même tranquillité que s'il ne se fût rien passé de désagréable entre eux dans le cours de la matinée.
—Le chien, pensa le jeune Écossais, n'aboie pas en ce moment, parce qu'il a dessein de régler ses comptes avec moi tout d'un coup, en me sautant à la gorge quand il pourra le faire impunément; mais nous verrons s'il n'est pas possible de battre un traître par ses propres armes.—Eh bien! honnête Hayraddin, depuis que vous voyagez avec nous, vous ne nous avez pas encore donné un échantillon de vos talens en chiromancie; et cependant vous aimez tant à les exercer qu'il faut que vous déployiez votre science dans chaque couvent où nous faisons halte, au risque d'avoir à passer la nuit sur une meule de foin.
—Vous ne me l'avez jamais demandé, répondit l'égyptien; vous êtes comme le reste du monde, vous vous contentez de tourner en ridicule les mystères que vous ne pouvez concevoir.
—Allons, donnez-moi une preuve de votre science, dit Quentin; et, ôtant son gantelet, il lui présenta sa main.
Hayraddin examina avec beaucoup d'attention toutes les lignes qui la traversaient, ainsi que les petites élévations qui se trouvaient à la naissance des doigts, et auxquelles on supposait alors avec le caractère, les habitudes et la fortune des individus, le même rapport qu'on attribue aujourd'hui aux protubérances du crâne.
—Voici une main, dit-il ensuite, qui parle de travaux endurés, de dangers encourus. J'y lis qu'elle a fait connaissance de bonne heure avec la garde du glaive, et que cependant elle n'a pas toujours été étrangère aux agrafes du missel.
—Tu peux avoir appris quelque chose des événemens de ma vie passée; parle-moi plutôt de l'avenir.
—Cette ligne, partant du mont de Vénus, qui n'est pas interrompue brusquement, mais qui suit et accompagne la ligne de vie, m'annonce qu'un mariage vous procurera une fortune brillante, et qu'un amour couronné par le succès vous placera parmi les grands et les riches du monde.
—Ce sont des promesses que vous prodiguez à chacun; c'est un des secrets de votre art.
—Ce que je vous prédis est aussi certain qu'il est sûr que vous serez menacé avant peu d'un grand danger; car je le lis dans cette ligne brillante, couleur de sang, qui coupe transversalement la ligne de vie, et qui annonce un coup d'épée ou quelque autre violence; et vous n'y échapperez que par l'attachement d'un ami fidèle.
—Le tien, n'est-ce pas? s'écria Durward, indigné que le chiromancien voulût en imposer à sa crédulité, et se faire une réputation en lui prédisant ainsi les conséquences de sa propre trahison.
—Mon art ne m'apprend rien de ce qui me concerne, répondit le Bohémien.
—En ce cas, reprit Quentin, les devins de mon pays sont plus savans que les vôtres, avec leur science si vantée, car ils savent prévoir les dangers qui les menacent eux-mêmes. Je n'ai pas quitté mes montagnes sans avoir participé jusqu'à un certain point au don de seconde vue, dont leurs habitans sont doués; et je vais t'en donner une preuve, en échange de ton échantillon de chiromancie. Hayraddin, le danger qui me menace existe sur la rive droite de la Meuse, et pour l'éviter je me rendrai à Liège en suivant la rive gauche.
Le Bohémien l'écouta avec un air d'apathie qui, dans les circonstances où il se trouvait, parut incompréhensible à Durward.
—Si vous exécutez ce dessein, répondit le Bohémien, en ce cas le danger passera de vous à moi.
—Il me semble que tu me disais il y a un instant, que ton art ne t'apprenait rien de ce qui pouvait te concerner?
—Pas de la même manière qu'il m'a appris ce qui vous regarde; mais il ne faut pas être grand sorcier, pour peu qu'on connaisse Louis de Valois, pour prédire qu'il fera pendre votre guide, parce que votre bon plaisir aura été de vous écarter de la route qui vous a été prescrite.
—Pourvu que nous arrivions heureusement et en sûreté au terme de notre voyage, on ne peut nous reprocher une légère déviation de la ligne qui nous a été indiquée.
—Sans doute, si vous êtes sûr que le dessein du roi soit que votre voyage se termine de la manière qu'il vous l'a dit.
—Et comment serait-il possible qu'il eût voulu qu'il se terminât différemment? Quel motif avez-vous pour supposer qu'il avait d'autres vues que celles qu'il m'a énoncées lui-même?
—Tout simplement parce que tous ceux qui connaissent un peu le roi très-chrétien, savent que le projet qu'il a le plus à cœur est toujours celui dont il parle le moins. Quand il fait partir douze ambassadeurs, je consens à abandonner mon cou à la corde un an plus tôt que cela ne m'est dû, s'il n'y en a pas onze qui ont au fond de leur encrier quelque chose de plus que ce que la plume a écrit sur leurs lettres de créance.
—Je ne m'inquiète nullement de vos soupçons honteux. Mon devoir est clair et positif; c'est de conduire ces dames en sûreté à Liège. Je crois y mieux réussir en déviant un peu de la route qui nous a été prescrite, et je prends sur moi de le faire. Nous suivrons donc la rive gauche de la Meuse. D'ailleurs c'est le chemin le plus direct pour aller à Liège: en traversant le fleuve, nous ne ferions que perdre du temps et nous exposer à des fatigues, sans aucune utilité. Pourquoi agirions-nous ainsi?
—Uniquement parce que tous les pèlerins qui vont à Cologne traversent toujours la Meuse avant d'arriver à liège, et que ces dames voulant passer pour des pèlerines, la route que vous vous proposez de prendre prouvera qu'elles ne sont pas ce qu'elles prétendent être.
—Si l'on nous fait quelque observation à cet égard, nous dirons que les alarmes que nous ont données le duc de Gueldres, Guillaume de la Marck, les écorcheurs et les lansquenets qui infestent la rive droite, nous ont déterminés à ne pas suivre la route ordinaire, et à rester sur la rive gauche.
—Comme il vous plaira; quant à moi, il m'est parfaitement égal de vous conduire par la rive gauche ou par la rive droite. Ce sera votre affaire de vous justifier auprès de votre maître.
Quentin fut assez surpris de la facilité avec laquelle Hayraddin consentait à ce changement de route, ou du moins du peu de répugnance qu'il y montrait; mais il n'en fut pas moins charmé, car il avait encore besoin de ses services comme guide, et il craignait que le Bohémien, voyant son projet de trahison déjoué, ne se portât à quelque extrémité. D'ailleurs, se séparer de lui était le plus sûr moyen d'attirer sur eux Guillaume de la Marck, avec qui il était en correspondance, au lieu qu'en le conservant en tête de la cavalcade, il croyait pouvoir le surveiller d'assez près pour l'empêcher d'avoir, à son insu, des communications avec qui que ce fût.
Renonçant donc à toute idée de suivre la route qu'ils avaient eu d'abord intention de prendre, ils côtoyèrent la rive gauche de la Meuse, et ils firent tant de diligence, qu'ils furent assez heureux pour arriver le lendemain de bonne heure au but de leur voyage. Ils trouvèrent que l'évêque de Liège, par raison de santé, comme il le disait, mais peut-être pour n'avoir rien à craindre de la population nombreuse et turbulente de cette ville, avait fixé sa résidence dans son beau château de Schonwaldt, à environ un mille de Liège.
Comme ils approchaient de ce château, ils virent le prélat qui revenait processionnellement de la ville voisine, où il avait été célébrer pontificalement la grand'messe. Il était à la tête d'une suite nombreuse de fonctionnaires civils et ecclésiastiques, mêlés ensemble; et il marchait, comme le dit une vieille ballade,
Et suivi de plus d'une lance.
Cette procession offrait un noble et beau spectacle; en suivant les bords verdoyans de la Meuse, elle fit un détour sur la droite et alla disparaître sous le grand portail gothique qui formait l'entrée du château épiscopal.
Mais lorsque nos voyageurs en furent plus près, ils virent que tout annonçait au dehors les craintes et les inquiétudes qui régnaient au dedans, ce qui faisait un contraste frappant avec le cérémonial pompeux dont ils venaient d'être témoins. Des piquets de la garde de l'évêque étaient placés à la porte, et à différens postes avancés: l'apparence belliqueuse de cette cour ecclésiastique annonçait que le révérend prélat craignait quelques dangers qui l'obligeaient à s'entourer de toutes les précautions d'une guerre défensive.
Quentin ayant annoncé les comtesses de Croye, on les fit entrer dans un grand salon, où l'évêque les reçut à la tête de sa petite cour, et leur fit l'accueil le plus cordial.
Il ne voulut pas leur permettre de lui baiser la main, mais il les embrassa sur la joue avec un air qui tenait en même temps de la galanterie d'un prince qui voit avec plaisir de jolies femmes, et de la sainte affection d'un pasteur pour ses ouailles.
Louis de Bourbon, évêque de Liège, était véritablement un prince dont l'excellent cœur était plein de générosité. Peut-être sa vie privée n'avait-elle pas toujours été un modèle de cette stricte régularité dont le clergé doit donner l'exemple; mais il avait toujours dignement soutenu le caractère de franchise et d'honneur de la maison de Bourbon dont il descendait.
Dans les derniers temps, et à mesure qu'il avançait en âge, ce prélat avait adopté un genre de vie plus convenable à un membre de la hiérarchie dont il faisait partie, et les princes voisins le chérissaient comme un noble ecclésiastique, généreux, et magnifique dans sa conduite habituelle, quoique peu distingué par la rectitude et la sévérité de son caractère, et tenant les rênes du gouvernement avec une indolence insouciante qui, au lieu de réprimer les projets séditieux de ses sujets riches et turbulens, semblait plutôt les encourager.
L'évêque était si étroitement allié avec le duc de Bourgogne, que ce prince se regardait presque comme associé à la souveraineté temporelle du pays de Liège, et il récompensait la facilité avec laquelle le prélat admettait des prétentions qui auraient pu être contestées, en prenant son parti en toute occasion avec ce zèle fougueux et violent qui le caractérisait. Il avait coutume de dire qu'il regardait Liège comme à lui, et l'évêque comme son frère (le duc avait épousé en premières noces une sœur de ce prélat); et que quiconque serait ennemi de Louis de Bourbon, aurait affaire à Charles de Bourgogne: menace qui, d'après le caractère et la puissance du duc aurait entretenu l'effroi partout ailleurs que parmi les riches et mécontens citoyens de la ville de Liège, où, suivant un ancien proverbe, il y avait plus d'argent que de bon sens.
Le prélat, comme nous l'avons dit, assura les dames de Croye qu'il emploierait en leur faveur tout le crédit dont il jouissait à la cour de Bourgogne; et il se flattait d'autant plus d'y réussir, que, d'après quelques découvertes qui avaient eu lieu tout récemment, Campo Basso ne possédait plus le même degré de faveur à la cour de son maître. Il leur promit aussi toute la protection qu'il pouvait leur accorder; mais par le soupir dont cette promesse fut accompagnée, il semblait reconnaître que son pouvoir était plus précaire qu'il ne jugeait convenable de l'avouer.
—Dans tous les cas, mes chères filles, ajouta-t-il avec un air dans lequel, comme dans son premier accueil, on voyait un mélange d'onction spirituelle et de cette galanterie qui est comme héréditaire dans la maison de Bourbon, à Dieu ne plaise que j'abandonne jamais la brebis innocente au loup dévorant, et de nobles dames à l'oppression de mécréans. Je suis un homme de paix, quoique ma demeure retentisse du bruit des armes; mais soyez persuadées que je veillerai à votre sûreté comme à la mienne: et, si l'état des choses devenait plus dangereux dans les environs, quoique j'espère, avec la grâce de Notre-Dame, que les esprits se calmeront au lieu de s'enflammer davantage, j'aurais soin de vous faire conduire sans danger en Allemagne; car la volonté même de notre frère et de notre protecteur Charles de Bourgogne ne pourrait nous décider à disposer de vous d'une manière contraire à vos inclinations. Nous ne pouvons satisfaire le désir que vous nous montrez d'être placées dans un couvent; car, hélas! telle est l'influence des enfans de Bélial sur les habitans de la ville de Liège, que nous ne connaissons pas de retraite sur laquelle notre autorité s'étende hors de l'enceinte de ce château, et loin de la protection de nos soldats. Mais vous êtes les bienvenues ici, votre suite y sera honorablement reçue, notamment ce jeune homme que vous avez recommandé si particulièrement à notre bienveillance, et à qui nous donnons notre bénédiction.
Quentin s'agenouilla, comme de raison, pour recevoir la bénédiction épiscopale.
—Quant à vous, continua le bon prélat, vous résiderez ici avec ma sœur Isabelle, chanoinesse de Trêves, et vous pouvez demeurer avec elle en tout honneur, même sous le toit d'un galant comme l'évêque de Liège.
En terminant cette harangue de bienvenue, le prélat conduisit les dames à l'appartement de sa sœur; et le maître de sa maison, officier qui, ayant reçu l'ordre du diaconat, n'était ni tout-à-fait séculier, ni tout-à-fait ecclésiastique, fut chargé de remplir auprès de Quentin les devoirs de l'hospitalité. Le reste de la suite des dames de Croye fut confié aux soins des domestiques inférieurs.
Dans tous ces arrangemens, Quentin ne put s'empêcher de remarquer que la présence du Bohémien, qui avait été un objet de scandale pour tous les couvens du pays, ne donna lieu à aucune remarque ni à aucune objection dans la maison de ce prélat riche, et nous pouvons peut-être ajouter mondain.
CHAPITRE XIX.
La Cité.
«Amis, mes chers amis, gardez-vous de penser
«Qu'à la sédition je veuille vous pousser!»
SHAKSPEARE. Jules César.
SÉPARÉ de la comtesse Isabelle, dont les yeux avaient été depuis plusieurs jours son étoile polaire, Quentin sentit dans son cœur un vide étrange, et un froid glacial qu'il n'avait pas encore éprouvé au milieu de toutes les vicissitudes auxquelles le cours de sa vie avait été exposé. Sans doute, la fin des relations intimes et familières que la nécessité avait établies entre eux était la suite inévitable de son arrivée à une résidence fixe; car sous quel prétexte, quand même elle en aurait eu la volonté, aurait-elle pu, sans inconvenance, avoir constamment à sa suite un jeune écuyer tel que Quentin.
Mais quelque indispensable que parût cette séparation, le chagrin qu'elle occasionna à Durward n'en fut pas moins pénible; et sa fierté s'irrita en voyant qu'on le quittait comme un guide ordinaire ou un soldat d'escorte qui avait terminé ses fonctions. Ses yeux laissèrent même tomber en secret une ou deux larmes sur les ruines de ces châteaux aériens que son imagination s'était occupée à construire pendant un voyage trop intéressant. Il fit un effort sur lui-même pour sortir de cet abattement d'esprit, mais ce fut d'abord sans y réussir. S'abandonnant donc aux idées qu'il ne pouvait bannir, il s'assit dans l'embrasure profonde d'une des croisées qui éclairaient le grand vestibule gothique de Schonwaldt, et réfléchit sur la cruauté de la fortune, qui ne lui avait accordé ni le rang ni la richesse dont il aurait eu besoin pour arriver au terme de ses vœux. Il en fut pourtant distrait enfin, et rentra presque dans son caractère habituel, quand ses yeux tombèrent par hasard sur un vieux poème romantique récemment imprimé à Strasbourg, qui se trouvait sur l'appui de la croisée, et dont le sommaire annonçait:
Du roi de la Hongrie aima jadis la fille.
Tandis qu'il parcourait les caractères gothiques d'un passage qui avait tant de rapport avec sa propre situation, Durward se sentit toucher sur l'épaule; et levant les yeux aussitôt, il aperçut le Bohémien.
Hayraddin, qu'il n'avait jamais vu avec plaisir, lui était devenu odieux depuis la découverte de sa trahison, et il lui demanda d'un ton brusque, pourquoi il osait prendre la liberté de toucher un chrétien et un gentilhomme.
—Tout simplement, répondit son ancien guide, parce que je voulais voir si le gentilhomme chrétien avait perdu le sentiment comme la vue et l'ouïe. Il y a cinq minutes que je suis devant vous à vous parler, tandis que vous restez les yeux fixés sur ce parchemin jaune, comme si c'était un charme pour vous changer en statue, et qu'il eût déjà produit à moitié son effet.
—Eh bien! que te faut-il? Parle, et va-t'en.
—Il me faut ce qu'il faut à tout le monde, et ce dont personne ne se contente, ce qui m'est dû, dix couronnes d'or, pour avoir servi de guide aux dames depuis Tours jusqu'ici.
—De quel front oses-tu me demander une autre récompense que celle de te laisser ton indigne vie? Tu sais que ton projet était de les trahir en route.
—Mais je ne les ai pas trahies; si je l'avais fait, ce ne serait ni à vous ni à elles que je demanderais mon salaire, mais à celui qui aurait pu profiter de leur passage sur la rive droite de la Meuse. Ceux que j'ai servis sont ceux qui doivent me payer.
—Périsse donc ton salaire avec toi, traître! s'écria Durward en comptant l'argent qu'il réclamait; car en sa qualité de majordome, on lui avait remis de quoi défrayer toutes les dépenses du voyage. Va trouver le Sanglier des Ardennes, ou le diable, mais ne te montre plus à mes yeux, à moins que tu ne veuilles que je te dépêche aux enfers plus tôt qu'on ne t'y attend.
—Le Sanglier des Ardennes!, répéta le Bohémien avec plus de surprise que ses traits n'en laissaient apercevoir ordinairement; ce n'était donc pas une conjecture vague, un soupçon sans objet fixe, qui vous ont fait insister pour changer de route? Serait-il possible qu'il existât réellement dans d'autres contrées un art divinatoire plus sûr que celui de nos tribus errantes? Le saule sous lequel nous parlions n'a pu faire de rapport. Mais, non, non, non, stupide que je suis! Je sais ce que c'est, j'y suis: ce saule sur le bord du ruisseau, près du couvent des Franciscains, je vous ai vu le regarder en passant, à un demi-mille de distance environ de cette ruche de bourdons fainéans; le saule n'a pu parler, mais ses branches pouvaient cacher quelqu'un qui nous écoutait. Dorénavant je tiendrai mes conseils en plaine; il n'y aura pas près de moi une touffe de chardons qui puisse cacher un Écossais. Ah! ah! l'Écossais a battu le Zingaro avec ses propres armes! Mais apprenez, Quentin Durward, que vous m'avez traversé dans mes projets au détriment de vos propres intérêts. Oui, la fortune que je vous ai prédite, d'après les lignes de votre main, était faite sans votre obstination.
—Par saint André! ton impudence me fait rire en dépit de moi-même! En quoi et comment le succès de ton infâme trahison aurait-il pu m'être utile? Je sais que tu m'avais stipulé la vie sauve, condition que tes dignes alliés auraient bientôt oubliée quand nous en serions venus aux coups; mais à quoi aurait pu me servir ta noire perfidie, si ce n'est à m'exposer à la mort ou à la captivité? C'est un mystère au-dessus de l'intelligence humaine.
—Ce n'est donc pas la peine d'y penser, car ma reconnaissance vous ménage encore une surprise. Si vous aviez retenu mon salaire, je me serais regardé comme quitte envers vous, et je vous aurais abandonné aux conseils de votre folie; mais dans la situation où sont les choses, je suis toujours votre débiteur pour l'affaire des bords du Cher.
—Il me semble que je me suis assez bien payé en injures et en malédictions.
—Paroles d'outrages et paroles de bonté ne sont que du vent, et n'ajoutent pas le moindre poids dans la balance. Si par hasard vous m'aviez frappé, au lieu de me menacer...
—C'est un genre de paiement que je pourrai bien prendre, si tu me provoques plus long-temps.
—Je ne vous le conseille pas, car un pareil paiement, fait par une main inconsidérée, pourrait excéder la dette, et mettre malheureusement la balance contre vous, ce que je ne suis homme ni à nier ni à pardonner. Maintenant il faut que je vous quitte, mais ce n'est pas pour long-temps. Je vais faire mes adieux aux dames de Croye.
—Toi! s'écria Quentin au comble de l'étonnement; toi, être admis en la présence de ces dames! dans ce château où elles vivent presque en recluses; quand elles sont sous la protection d'une noble chanoinesse, sœur de l'évêque!... Impossible!
—Marton m'attend pourtant pour me conduire près d'elles, répliqua le Zingaro avec le sourire de l'ironie; et il faut que je vous prie de me pardonner si je vous quitte si brusquement.
à ces mots, il fit quelques pas pour s'éloigner; mais se retournant tout à coup, il revint près de Quentin, et lui dit avec une emphase solennelle:—Je connais vos espérances: elles sont audacieuses, mais elles ne seront pas vaines, si je les appuie de mon aide. Je connais vos craintes: elles doivent vous donner de la prudence, mais non de la timidité. Il n'existe pas de femme qu'on ne puisse gagner. Le titre de comte n'est qu'un sobriquet, et il peut convenir à Quentin aussi-bien que celui de duc à Charles, et celui de roi à Louis.
Avant que Durward eût eu le temps de lui répondre, Hayraddin était parti. Quentin le suivit à l'instant même; mais le Bohémien, connaissant mieux que l'Écossais les distributions intérieures du château, conserva l'avantage qu'il avait gagné, et disparut à ses yeux en descendant un petit escalier dérobé. Durward continua pourtant à le poursuivre, quoiqu'il sût à peine pourquoi il cherchait à l'atteindre. L'escalier se terminait par une porte donnant sur un jardin; il y entra, et revit le Zingaro qui en franchissait en courant les allées irrégulières.
Ce jardin était bordé des deux côtés par les bâtimens du château, qui, par sa construction, ressemblait autant à une citadelle qu'à un édifice religieux; des deux, autres, il était fermé par un mur fortifié d'une grande hauteur. Traversant une autre allée du jardin pour se rendre vers une partie des bâtimens où l'on voyait une petite porte derrière un arc-boutant massif tapissé de lierre, Hayraddin se retourna vers Durward, et lui fit un geste de la main en signe d'adieu ou de triomphe. En effet, Quentin vit Marton ouvrir la porte, et introduire le vil Bohémien, comme il le conclut naturellement, dans l'appartement des comtesses de Croye. Il se mordit les lèvres d'indignation, et se reprocha de n'avoir pas fait connaître aux deux dames toute l'infamie du caractère d'Hayraddin, et le complot qu'il avait tramé contre leur sûreté. L'air d'arrogance avec lequel le Bohémien lui avait promis d'appuyer ses prétentions ajoutait à sa colère et à son dégoût; il lui semblait même que la main de la comtesse Isabelle serait profanée, s'il était possible qu'il la dût à une telle protection.—Mais tout cela n'est que déception, pensa-t-il, quelque artifice de jongleur. Il s'est procuré accès près de ces dames sous quelque faux prétexte, et dans de mauvaises intentions. Il est heureux que j'aie appris où est leur appartement. Je tâcherai de voir Marton, et je solliciterai une entrevue avec ses belles maîtresses, ne fût-ce que pour les avertir de se tenir sur leurs gardes. Il est dur que je sois obligé d'avoir recours à des voies détournées, et de subir des délais, quand un être pareil est admis ouvertement et sans scrupule. Elles verront pourtant que, quoique je sois exclu de leur présence, la sûreté d'Isabelle n'en est pas moins le principal objet de ma vigilance.
Pendant que le jeune amant faisait ces réflexions, un vieil officier de la maison de l'évêque, entrant dans le jardin par la même porte qui y avait donné entrée à Durward, s'approcha de lui et l'informa, avec la plus grande civilité, que ce jardin n'était pas public, mais qu'il était exclusivement réservé à l'évêque et aux hôtes de la première distinction qu'il pouvait recevoir.
Il fut obligé de répéter deux fois cet avis avant que Quentin le comprît parfaitement. Durward, sortant tout à coup de sa rêverie, le salua, et sortit du jardin, l'officier le suivant pas à pas, en l'accablant d'excuses motivées sur la nécessité où il était de remplir ses devoirs il semblait même tellement craindre d'avoir offensé le jeune étranger, qu'il lui offrit de lui tenir compagnie pour tâcher de le désennuyer. Quentin, maudissant au fond du cœur sa politesse officieuse, ne vit pas de meilleur moyen pour s'en débarrasser, que de prétexter le désir, d'aller voir la ville voisine, et il partit d'un si bon pas, que le vieillard perdit bientôt l'envie de l'accompagner au-delà du pont-levis. Au bout de quelques minutes, Quentin se trouva dans l'enceinte des murs de Liège, qui était alors une des villes les plus riches de la Flandre, et par conséquent du monde entier.
La mélancolie, et même la mélancolie d'amour, n'est pas si profondément enracinée, du moins dans les caractères mâles, que les enthousiastes qui en sont attaqués aiment à se le persuader. Elle cède aux impressions frappantes et inattendues faites sur les sens par des scènes qui donnent naissance à de nouvelles idées, et par le spectacle bruyant d'une ville populeuse. Au bout de quelques minutes, les divers objets qui se succédaient rapidement dans les rues de Liège occupèrent l'attention de Quentin aussi entièrement que s'il n'eût existé dans l'univers ni Bohémien ni comtesse Isabelle.
Les rues sombres et étroites, mais imposantes par l'élévation des maisons; les magasins et les boutiques offrant un étalage splendide des marchandises les plus précieuses et des plus riches armures; la foule de citoyens affairés, de toutes conditions, passant et repassant avec un air important ou préoccupé; les énormes chariots allant et venant, les uns chargés de draps, de serges, d'armes, de clous et de quincaillerie de toute espèce; les autres, de tous les objets de luxe et de nécessité qu'exigeait la consommation d'une ville opulente et populeuse, et dont une partie, achetée par voie d'échange, était même destinée à être ensuite transportée ailleurs; tous ces objets réunis formaient un tableau mouvant d'activité, de richesse et de splendeur, qui captivait l'attention, et dont Quentin ne s'était pas fait une idée jusqu'alors. Il admirait aussi les divers canaux ouverts pour communiquer avec la Meuse, et qui, traversant la ville dans tous les sens, offraient au commerce, dans tous les quartiers, les facilités du transport par eau. Enfin il ne manqua pas d'aller entendre une messe dans la vieille et vénérable église de Saint-Lambert, construite, dit-on, pendant le huitième siècle.
Ce fut en sortant de cet édifice consacré au culte religieux, que Quentin commença à remarquer qu'après avoir examiné tout ce qui l'entourait avec une curiosité qu'il ne cherchait pas à réprimer, il était devenu lui-même l'objet de l'attention de plusieurs groupes de bons bourgeois qui paraissaient occupés à l'examiner quand il quitta l'église, et parmi lesquels il s'élevait un bruit sourd, une sorte de chuchotement qui passait de l'un à l'autre. Le nombre des curieux continuait à s'augmenter à chaque instant, et les yeux de tous ceux qui arrivaient se dirigeaient vers lui avec un air d'intérêt et de curiosité auquel se mêlait même un certain respect.
Enfin il se trouva le centre d'un rassemblement nombreux qui s'ouvrait pourtant devant lui pour lui livrer passage; mais ceux qui le composaient, tout en suivant ses pas, avaient grand soin de ne pas le serrer de trop près, et de ne le gêner aucunement dans sa marche. Cette position était pourtant embarrassante pour Durward, et il ne put la supporter plus long-temps sans faire quelques efforts pour en sortir, ou du moins pour en obtenir l'explication.
Jetant les yeux autour de lui, et remarquant un homme à figure respectable, qu'à son habit de velours et à sa chaîne d'or il crut être un des principaux bourgeois, et peut-être même un des magistrats de la ville, Quentin lui demanda, si l'on voyait en sa personne quelque chose de particulier qui put attirer l'attention publique à un degré si extraordinaire, ou si les Liégeois étaient dans l'usage de s'attrouper ainsi autour des étrangers que le hasard amenait dans leur ville.
—Non certainement, mon bon monsieur, répondit le bourgeois: les citoyens de Liège ne sont ni assez curieux, ni assez peu occupés, pour adopter une telle coutume; et l'on ne remarque dans votre air ni dans votre costume rien qui ne soit parfaitement accueilli dans cette ville, rien que nos habitans ne soient charmés de voir et ne désirent honorer.
—On ne peut rien entendre de plus poli, monsieur; mais, par la croix de saint André, je ne puis concevoir ce que vous voulez dire.
—Ce serment joint à votre accent, monsieur, me prouve que nous ne nous sommes pas trompés dans nos conjectures.
—Par mon patron saint Quentin, je vous comprends moins que jamais.
—Encore mieux, dit le Liégeois avec un air politique et un sourire d'intelligence, mais toujours très-civilement.—Certes il ne nous convient pas d'avoir l'air de voir ce que vous jugez à propos de cacher; mais pourquoi jurer par saint Quentin, si vous ne voulez pas que j'attache un certain sens à vos paroles? Nous savons que le bon comte de Saint-Pol, qui est ici maintenant, favorise notre cause.
—Sur ma vie, s'écria Quentin, vous êtes trompé par quelque illusion. Je ne connais pas le comte de Saint-Pol.
—Oh! nous ne vous faisons pas de questions, mon digne monsieur; et cependant, écoutez-moi; un mot à l'oreille: je me nomme Pavillon.
—Et en quoi cela me concerne-t-il, monsieur Pavillon?
—Oh! en rien. Seulement il me semble que cela doit vous convaincre que vous pouvez avoir confiance en moi, et voici mon collègue Rouslaer.
Rouslaer s'avança. C'était un fonctionnaire bien nourri, dont le gros ventre lui fraya un chemin dans la foule, comme un bélier fait une brèche aux murailles d'une ville. Il s'approcha de Pavillon d'un air mystérieux, et lui dit avec un accent de reproche:—Vous oubliez, mon cher collègue, que nous sommes dans un lieu trop public. Monsieur voudra bien venir chez vous ou chez moi, boire un verre de vin du Rhin au sucre, et alors il nous en dira davantage sur notre digne ami, notre bon allié, que nous aimons avec toute l'honnêteté de nos cœurs flamands.
—Je n'ai absolument rien à vous dire, s'écria Durward d'un ton d'impatience; je ne boirai pas de vin du Rhin, et tout ce que je vous demande, puisque vous êtes des hommes respectables, qui devez avoir du crédit, c'est d'écarter cette foule oisive qui m'environne, et de permettre à un étranger de sortir de votre ville aussi tranquillement qu'il y est entré.
—Eh bien! monsieur, dit Rouslaer, puisque vous tenez tant à garder l'incognito, même à l'égard de nous, qui sommes des hommes de confiance, permettez-moi de vous demander tout simplement pourquoi vous porteriez la marque distinctive de votre corps, si vous vouliez rester inconnu à Liège?
—De quelle marque, de quel corps parlez-vous? s'écria Quentin. Vous avez l'air d'hommes graves, de citoyens respectables; mais, sur mon âme, vous avez perdu l'esprit, ou vous voulez me le faire perdre.
—Sapperment! s'écria Pavillon, ce jeune homme ferait jurer saint Lambert! Qui a jamais porté une toque avec la croix de saint André et les fleurs de lis, sinon les archers de la garde écossaise du roi Louis XI?
—Et en supposant que je sois un archer de la garde, qu'y a-t-il d'étonnant que je porte la toque de ma compagnie? dit Quentin d'un ton d'impatience.
—Il l'a avoué! il l'a avoué! s'écrièrent en même temps Rouslaer et Pavillon en se tournant vers la foule avec un air de triomphe, les bras levés, les mains étendues, et leurs larges figures rayonnant de plaisir. Il convient qu'il est archer de la garde de Louis, de Louis, le gardien des libertés de la ville de Liège!
Un tumulte universel s'ensuivit, et l'on entendit retentir les cris suivans dans la foule:—Vive Louis de France! vive la garde écossaise! vive le brave archer! Nos libertés, nos privilèges ou la mort! Plus d'impôts! Vive le vaillant Sanglier des Ardennes! À bas Charles de Bourgogne! Confusion à Bourbon et à son évêché!
Ce tumulte ne finissait pas plus tôt d'un côté qu'il recommençait de l'autre, alternant ainsi comme le murmure des vagues, et augmenté du chorus de mille voix qui partaient de toutes les rues et de toutes les places. Quentin assourdi eut à peine le temps de faire une conjecture, et de se former un plan de conduite.
Il avait oublié que, dans son combat contre le duc d'Orléans et contre Dunois, son casque ayant été fendu d'un coup de sabre par ce dernier, un de ses camarades, par ordre de lord Crawford, l'avait remplacé par une des toques doublées en acier qui faisaient partie de l'uniforme des archers de la garde écossaise. Or, un membre de ce corps, qui, comme on le savait, entourait toujours la personne de Louis XI, se montrant dans les rues d'une ville ou le mécontentement avait été attisé par les manœuvres des agens de ce monarque, sa présence était naturellement interprétée par les Liégeois comme l'annonce de la détermination qu'il avait prise d'embrasser ouvertement leur parti. La vue d'un seul de ses archers leur paraissait le gage d'un appui immédiat et efficace. Quelques-uns même y voyaient l'assurance que les forces auxiliaires de Louis arrivaient en ce moment par une des portes de la ville, quoique personne ne pût dire laquelle.
Quentin vit sur-le-champ qu'il était impossible de détruire une erreur si généralement adoptée; il sentit même qu'il ne pourrait essayer de détromper des hommes si opiniâtrement attachés à leur idée, sans courir quelques risques personnels; et il ne voyait pas la nécessité de s'y exposer en cette occasion. Il prit donc à la hâte la résolution de temporiser, et de se délivrer de cette foule empressée le mieux qu'il le pourrait. Cependant on le conduisait à la maison de ville, où les plus notables habitans se rassemblaient déjà pour apprendre les nouvelles dont ils le supposaient porteur, et pour lui offrir un banquet splendide.
En dépit de toutes ses remontrances, qu'on attribuait à sa modestie, il fut entouré par les distributeurs de la popularité, dont le flux importun se dirigeait alors vers lui. Ses deux amis les bourguemestres, qui étaient schoppen, ou syndics de la ville, avaient passé leurs bras sous les siens. Nickel Blok, chef de la corporation des bouchers, accouru à la hâte de sa tuerie, le précédait en brandissant son grand couteau encore teint du sang des victimes qu'il venait d'immoler avec un courage et une grâce que le brandevin seul pouvait inspirer. Derrière Quentin on voyait le patriote Claus Hammerlein, grand homme n'ayant que la peau et les os, tellement ivre qu'il pouvait à peine se soutenir, et qui était président de la société des ouvriers en fer, dont un millier, plus sales les uns que les autres, marchaient à sa suite. Enfin, des cloutiers, des tisserands, des cordiers, et des ouvriers et artisans de toute espèce, sortaient en foule de chaque rue, et venaient grossir le cortège. Chercher à échapper à une telle foule semblait une entreprise désespérée et qui ne pouvait réussir.
Dans cet embarras, Quentin eut recours à Rouslaer, qui lui tenait un bras, et à Pavillon, qui s'était accroché à l'autre, et qui tous deux le conduisaient à la tête de cette marche triomphale, qu'il avait occasionnée si inopinément. Il les informa à la hâte qu'il avait pris sans y penser la toque de la garde écossaise, par suite d'un accident arrivé au casque qu'il devait porter pendant son voyage; il regretta que cette circonstance et la sagacité avec laquelle les Liégeois avaient découvert sa qualité et le motif de son arrivée dans leur ville, y eussent donné de la publicité; car si on le conduisait à la maison de ville, il était possible qu'il se trouvât dans la nécessité de communiquer à tous les notables qui y seraient assemblés certaines choses que le roi l'avait chargé de réserver pour l'oreille privée de ses excellens compères mein herrs Rouslaer et Pavillon, de Liège.
Ces derniers mots opérèrent un effet magique sur les deux citoyens, qui étaient les principaux chefs des bourgeois insurgés, et qui, comme tous les démagogues de leur espèce, désiraient se réserver, autant qu'ils le pouvaient, la haute main dans toutes les affaires. Il fut donc convenu à la hâte entre eux que Durward sortirait de la ville, quant à présent, et qu'il y reviendrait la nuit suivante pour avoir une conférence particulière avec eux dans la maison de Rouslaer, située près de la porte faisant face au château de Schonwaldt. Quentin n'hésita pas à leur dire qu'il résidait alors dans le château de l'évêque, sous prétexte de lui porter des dépêches de la cour de France, quoique le véritable but de son voyage eût rapport aux citoyens de Liège, comme ils l'avaient fort bien deviné. Cette voie indirecte de communication, le rang de celui qu'on supposait en être chargé, s'accordaient si bien avec le caractère de Louis, qu'on ne pouvait concevoir ni doute ni surprise.
Presque aussitôt après cet éclaircissement, la foule arriva à la porte de la maison de Pavillon, dans une des principales rues de la ville, mais qui communiquait à la Meuse par derrière, au moyen d'un jardinet d'une grande tannerie, car le bourgeois patriote était tanneur de profession.
Il était naturel que Pavillon désirât faire les honneurs de sa demeure à l'envoyé prétendu de Louis XI, et une halte à sa porte ne surprit aucunement la multitude, qui, au contraire, accueillit mein herr Pavillon par de longs vivat, quand il fit entrer un hôte si distingué. Quentin se débarrassa aussitôt de sa toque trop remarquable, prit un chapeau de feutre, et cacha ses vêtemens sous un grand manteau. Pavillon lui remit alors un passeport, au moyen duquel il pourrait entrer dans Liège ou en sortir de nuit comme de jour, et il le confia aux soins de sa fille, jolie Flamande enjouée, à qui il donna les instructions nécessaires pour le faire sortir de Liège incognito. Il se rendit ensuite avec son collègue à la maison de ville, pour amuser leurs amis avec les meilleures excuses qu'ils purent inventer sur la disparition de l'envoyé de Louis. Nous ne pouvons, comme le dit le valet dans la comédie, nous rappeler précisément quel fut le mensonge que les béliers firent au troupeau; mais nulle tâche n'est plus facile que d'en imposer à la multitude dont les préjugés ont fait la moitié de la besogne avant que le menteur ait prononcé une seule parole.
à peine le digne bourgeois était-il parti, que sa grosse fille Trudchen, rougissant avec un sourire qui convenait à ravir à ses lèvres vermeilles comme des cerises, à ses yeux bleus pleins de gaieté, et à son teint d'une blancheur parfaite, conduisit le jeune étranger à travers le jardin de son père, jusqu'au bord de l'eau, et le fit entrer dans une barque que deux vigoureux Flamands en pantalons courts, en chapeaux de fourrure, en jaquettes fermées par cent boutons, firent partir aussi promptement que le leur permit leur nature flamande.
Comme la jolie Trudchen ne parlait qu'allemand, Quentin, sans faire tort à sa fidèle tendresse pour la comtesse de Croye, ne put la remercier que par un baiser sur ses lèvres vermeilles; baiser qui fut donné avec beaucoup de courtoisie et reçu avec une gratitude modeste, car des galans ayant des traits et une taille comme notre archer Écossais ne se rencontraient pas tous les jours parmi la bourgeoisie de Liège.
Tandis que la barque remontait la Meuse et traversait les fortifications de la ville, Quentin eut le temps de réfléchir sur le rapport qu'il devait faire de son aventure à Liège quand il serait de retour au château de Schonwaldt. Ne voulant trahir la confiance de personne, quoiqu'on ne lui en eût accordé que par suite d'une méprise, mais désirant aussi ne pas cacher au digne prélat les dispositions à la mutinerie qui régnaient dans sa capitale, il résolut d'en parler en termes assez généraux pour mettre l'évêque sur ses gardes, sans désigner personne en particulier à sa vengeance.
Il débarqua à environ un demi-mille du château, et donna un guilder à ses conducteurs, qui parurent fort satisfaits de sa générosité. Quelque peu éloigné qu'il fût de Schonwaldt, la cloche du dîner avait déjà sonné quand il arriva, et il reconnut en outre qu'il y était arrivé par un autre côté que celui de l'entrée principale, et qu'il serait encore plus en retard s'il était obligé d'en faire le tour. Il continua donc à s'avancer vers le côté dont il était le plus près, d'autant plus qu'il y vit un mur fortifié, probablement celui qui servait de clôture au jardin dont nous avons déjà parlé; une poterne était percée dans le mur; à côté de cette poterne était amarrée une petite barque qui servait sans doute à traverser le fossé, et il espéra qu'en appelant, on pourrait la lui envoyer.
Comme il s'en approchait dans cette espérance, la poterne s'ouvrit; un homme sortit du château, sauta, seul dans la petite barque, vogua vers l'autre rive, descendit à terre, et se servit d'un long aviron pour repousser l'esquif au milieu de l'eau. Quentin reconnut le Bohémien; mais celui-ci évita sa rencontre, prit un autre chemin qui conduisait également à Liège, et disparut bientôt.
C'était encore un autre sujet de réflexions. Ce païen vagabond avait-il passé tout ce temps avec les dames de Croye? Quels motifs pouvaient-elles avoir eus pour lui accorder une si longue audience? Tourmenté par cette pensée, Durward y trouva un nouveau motif pour chercher à avoir une explication avec les deux comtesses, afin de les instruire de la perfidie d'Hayraddin, et de leur annoncer en même temps l'état dangereux dans lequel se trouvait placé leur protecteur l'évêque de Liège, par suite de l'esprit d'insurrection qui régnait dans cette ville.
Il venait de prendre cette résolution quand il arriva à la grande porte du château; il y entra, et trouva à table, dans une grande salle, le clergé de l'évêque, les officiers supérieurs de sa maison, et quelques étrangers qui, n'étant pas du premier rang de la noblesse, ne pouvaient être admis à celle du prélat. On avait pourtant réservé pour le jeune Écossais une place au haut bout de la, table, à côté du chapelain de l'évêque, qui l'accueillit en lui adressant le vieux dictum de collège sero venientibus ossa[63]. Mais il prit soin en même temps de le servir assez abondamment pour donner un démenti à cet adage, dont on dit dans le pays de Quentin que c'est une plaisanterie qui n'en est pas une, ou du moins qu'elle est de difficile digestion.
Pour qu'on ne l'accusât point d'avoir manqué de savoir-vivre en arrivant trop tard, Quentin fit la description du tumulte qui avait eu lieu à Liège quand on avait découvert qu'il appartenait à la garde écossaise de Louis XI; et il tâcha de donner à sa narration une tournure plaisante, en disant que ce n'avait pas été sans peine qu'il avait été tiré d'embarras par un gros bourgeois de Liège et sa jolie fille.
Mais la compagnie prenait trop d'intérêt à l'histoire pour goûter la plaisanterie. Toutes les opérations de la table furent suspendues pendant que Quentin faisait son récit, et quand il l'eut terminé il régna un silence solennel que le majordome rompit enfin en disant d'un air mélancolique:—Plût au ciel que ces cent lances de Bourgogne fussent arrivées!
—Pourquoi tant regretter leur absence? demanda Quentin. Vous ne manquez pas ici de soldats dont la guerre est le métier; et vos antagonistes ne sont que la canaille d'une ville en désordre: ils prendront la fuite dès qu'ils verront déployer une bannière soutenue par de braves hommes d'armes.
—Vous ne connaissez pas les Liégeois, répondit le chapelain. On peut dire d'eux que, sans même en excepter les Gantois, ce sont des mutins les plus indomptables de toute l'Europe. Le duc de Bourgogne les a châtiés deux fois de leurs révoltes réitérées contre l'évêque; deux fois il les a mis à la raison, leur a retiré leurs privilèges, s'est emparé de leurs bannières, et s'est attribué des droits dont devait être exempte une ville libre de l'Empire. La dernière fois, il en a fait un grand carnage près de Saint-Tron, journée qui coûta près de six mille hommes à Liège, les uns tués dans le combat, les autres noyés en fuyant. Pour les mettre hors d'état de se soulever de nouveau, le duc Charles refusa d'entrer dans la ville par aucune des portes dont on lui avait apporté les clefs; mais il fît abattre quarante toises des murs, et entra dans Liège par la brèche, en conquérant, la visière baissée et la lance en arrêt, à la tête de tous ses chevaliers. Les Liégeois furent même bien convaincus que, sans l'intercession du duc Philippe-le-Bon, ce Charles, alors comte de Charolais, aurait livré leur ville au pillage; et cependant, avec le souvenir de tous ces désastres, qui ne remontent pas encore bien loin, et leurs arsenaux étant à peine regarnis, ils n'ont besoin que de voir la toque d'un archer pour songer à se livrer à de nouveaux désordres. Puisse Dieu leur inspirer de meilleurs sentimens! Mais entre une population si déterminée et un souverain si impétueux, je crains que les choses ne se terminent pas sans effusion de sang. Je voudrais que mon bon et excellent maître eût un siège qui lui procurât moins d'honneurs et plus de sûreté, car sa mitre est doublée d'épines au lieu d'hermine. Je vous parle ainsi, jeune étranger, pour vous faire sentir que, si vos affaires ne vous retiennent pas à Schonwaldt, c'est un endroit que tout homme de bon sens doit quitter le plus promptement possible. Je crois que vos dames sont du même avis, car elles ont renvoyé à la cour de France un des hommes de leur suite, avec des lettres qui annoncent sans doute leur intention de chercher un asile qui leur offre plus de sûreté.
CHAPITRE XX.
Le Billet.
«Va! va! te voilà un homme, si tu veux l'être; sinon, je te
«verrai encore figurer parmi les valets, et tu ne seras pas digne
«de toucher la main de la Fortune»
SHAKSPEARE. Le soir des Rois.
QUAND on eut quitté la table, le chapelain, qui semblait avoir pris une sorte de goût pour la société de Durward, ou qui peut-être désirait en tirer de nouveaux renseignemens sur ce qui s'était passé le matin à Liège, le conduisit dans un salon dont les fenêtres donnaient d'un côté sur le jardin; et comme il vit que les yeux de son jeune compagnon s'y tournaient sans cesse, il proposa d'y descendre pour voir les plantes curieuses et les arbustes étrangers dont les soins de l'évêque l'avaient orné.
Quentin s'en excusa, en lui racontant la manière polie dont il en avait été expulsé le matin.—Il est vrai, lui dît le chapelain en souriant, qu'un ancien règlement défend d'entrer dans le jardin particulier de l'évêque; mais il a été établi lorsque notre révérend prince était encore jeune, et n'avait qu'une trentaine d'années. Un assez grand nombre de belles dames venaient alors au château pour y chercher des consolations spirituelles, et il fallait bien, ajouta-t-il en baissant les yeux avec un sourire moitié ingénu, moitié malin, que ces belles pénitentes, qui logeaient dans les appartemens qu'occupe aujourd'hui la noble chanoinesse, eussent un endroit où elles pussent prendre l'air sans avoir à craindre les regards des profanes. Mais depuis bien du temps cette prohibition, sans avoir été formellement levée, est tombée tout-à-fait en désuétude, et n'existe plus que comme une superstition dans le cerveau d'un vieil huissier. Si vous le voulez; donc, nous y descendrons, et nous verrons si nous recevrons le même compliment.
Rien ne pouvait être plus agréable pour Quentin que la perspective de pouvoir entrer librement dans ce jardin. De là, grâce à quelque heureux hasard, comme un de ceux qui avaient déjà favorisé sa passion, il espérait avoir quelque communication avec l'objet adoré, ou du moins l'apercevoir à la fenêtre ou au balcon de quelque tourelle, comme à l'auberge des Fleurs-de-Lis, ou dans la tour du Dauphin au château du Plessis; car en quelque lieu qu'elle se trouvât, Isabelle semblait destinée à être la Dame de la Tourelle.
Lorsque Durward fut descendu dans le jardin avec son nouvel ami, celui-ci semblait être un philosophe terrestre, entièrement occupé des choses de ce monde; tandis que les yeux du jeune Écossais, s'ils ne cherchaient pas le firmament, comme ceux d'un astrologue, s'élevaient sans cesse vers les fenêtres et les balcons de toutes les tourelles qui flanquaient le vieil édifice, pour tâcher d'y découvrir sa Cynosure[64].
Pendant qu'il s'occupait ainsi, le jeune amant entendit avec une indifférence parfaite, si toutefois il l'entendit, la nomenclature des plantes, des herbes et des arbustes que son révérend conducteur désignait à son attention. Cette plante était précieuse, car elle était utile en médecine; celle-ci l'était davantage, car elle donnait une excellente saveur à un ragoût; mais cette troisième l'était encore bien plus, car elle n'avait d'autre mérite que sa rareté. Il fallait pourtant que Durward eût au moins l'air d'écouter ces détails insignifians pour lui, ce qui ne lui était pas très-facile, et il donnait au diable de tout son cœur le naturaliste officieux et tout le règne végétal. Enfin le son d'une cloche se fit entendre; et comme elle appelait le chapelain à quelque devoir religieux qu'il avait à remplir, Quentin se trouva délivré de sa présence.
Le chapelain ne le quitta pourtant qu'après lui avoir fait cent excuses fort inutiles sur la nécessité où il se trouvait de le laisser seul, et finit par lui donner l'agréable assurance qu'il pouvait se promener dans ce jardin, jusqu'à l'heure du souper, sans courir grand risque d'y être troublé.
—C'est l'endroit où je viens toujours apprendre mes homélies, lui dit-il, parce que j'y suis à l'abri des importuns. Je vais en ce moment en prononcer une dans la chapelle; s'il vous plaisait de me faire l'honneur de venir l'entendre... On veut bien m'accorder quelque talent; mais gloire en soit rendue à qui de droit.
Quentin s'en excusa sous le prétexte d'un grand mal de tête pour lequel le grand air devait être le meilleur remède; et le prêtre obligeant le laissa enfin à lui-même.
On doit bien supposer que, dans l'inspection attentive qu'il fit alors plus à loisir de toutes les fenêtres et ouvertures donnant sur le jardin, ses yeux se fixèrent surtout sur celles qui étaient dans le voisinage immédiat de la petite porte par laquelle il avait vu Marton introduire Hayraddin dans l'appartement des comtesses; à ce qu'il présumait. Mais aucune apparence ne confirma ou ne réfuta ce que lui avait dit le Bohémien; et le jour commençant à baisser, il pensa, sans savoir pourquoi, qu'une si longue promenade dans ce jardin pouvait paraître suspecte et être vue de mauvais œil.
Comme il venait de se décider à partir, et qu'il faisait, à ce qu'il croyait, un dernier tour sous les croisées qui avaient pour lui tant d'attraits, il entendit au-dessus de sa tête un léger bruit, comme de quelqu'un qui toussait avec précaution, et de manière à attirer son attention sans éveiller celle des autres. Levant les yeux avec autant de joie que de surprise, il vit une fenêtre s'entr'ouvrir. Une main de femme s'y montra un instant, et laissa échapper un papier qui tomba sur un romarin au bas du mur. La précaution qu'on avait prise pour lui faire tenir ce billet lui prescrivait la même prudence et le même mystère pour le lire. Le jardin, entouré de deux côtés, comme nous l'avons dit, par les bâtiments du palais épiscopal, était dominé nécessairement par un grand nombre de croisées de divers appartemens; mais il s'y trouvait une espèce de grotte que le chapelain avait montrée à Quentin avec beaucoup de complaisance. Ramasser le billet, le cacher dans son sein, et courir vers cette retraite, fut l'affaire d'une minute. Là il ouvrit ce précieux billet, non sans bénir la mémoire des bons moines d'Aberbrothock, dont les soins l'avaient mis en état d'en faire la lecture.
—Lisez en secret.—Telle était l'injonction que contenait la première ligne: le reste de ce billet était conçu en ces termes:
—Ce que vos yeux m'ont exprimé avec trop d'audace, les miens l'ont compris peut-être avec trop de facilité. Mais une persécution injuste enhardit celle qui en est la victime, et il vaut mieux se confier à la gratitude d'un seul homme, que de rester exposée à la poursuite de plusieurs. La fortune a placé son trône sur un roc escarpé; mais l'homme brave ne craint pas de le gravir. Si vous osez faire quelque chose pour une femme qui hasarde beaucoup, passez dans ce jardin demain à l'heure de prime, portant à votre bonnet un panache bleu et blanc. Jusque-là n'attendez pas de nouvelles communications. Les astres, dit-on, vous ont destiné aux grandeurs, et vous ont disposé à la reconnaissance.—Adieu, soyez fidèle, prompt et résolu, et ne doutez pas de la fortune.—
Ce billet contenait en outre une bague ornée d'un beau brillant, taillé en losange, sur lequel étaient gravées les armes antiques de la maison de Croye.
La première sensation de Quentin, en ce moment, fut une extase sans mélange. Sa joie et son orgueil semblaient l'élever jusqu'au ciel. Il prit la ferme résolution de mourir ou d'arriver au but de tous ses vœux: il ne songea aux obstacles qu'il pouvait rencontrer, que pour les mépriser.
Dans son enthousiasme, et ne pouvant endurer aucune interruption, quelque courte qu'elle fut, qui détournerait son esprit d'un sujet de contemplation si délicieux, il rentra à la hâte au palais, allégua, pour se dispenser de paraître au souper, le mal de tête qu'il avait déjà prétexté, alluma sa lampe, et se retira dans la chambre qui lui avait été assignée, pour lire et relire le précieux billet, et pour baiser mille fois cette bague non moins précieuse.
Mais une telle exaltation de sentimens ne pouvait enfin que s'affaiblir. Une pensée fâcheuse se présenta à son esprit, quoiqu'il la repoussât comme un acte d'ingratitude, comme un blasphème. Il lui sembla qu'un aveu si franc annonçait moins de délicatesse, de la part de celle qui le faisait, qu'en aurait désiré l'adoration romanesque que la jeune comtesse avait inspirée. Cette idée pénible se développait à peine en lui, qu'il se hâta de l'étouffer, comme si c'eût été une vipère qui se fût introduite dans sa couche. était-ce à lui, à lui ainsi favorisé, à lui pour qui une belle et jeune comtesse daignait descendre de sa sphère élevée; était-ce à lui de la blâmer d'un acte de condescendance sans lequel il n'eût jamais osé peut-être lever les yeux jusqu'à elle! Sa fortune et sa naissance, dans la situation où elle se trouvait, ne la dispensaient-elles pas d'obéir à cette règle générale qui prescrit à toute femme de se taire jusqu'à ce que son amant ait parlé? À ces argumens, qu'il s'avouait hardiment à lui-même, et dont il faisait des syllogismes sans réplique, sa vanité en ajoutait peut-être un auquel il ne s'abandonnait pas avec la même franchise: le mérite de l'objet aimé, disait-il, autorisait peut-être une dame à dévier un peu des règles ordinaires, et après tout, il s'en trouvait des exemples dans les chroniques (tels sont à peu près les argumens sur lesquels Malvolio[65] fondait de semblables espérances). L'écuyer du roman poétique dont Quentin venait de parcourir quelques pages était, comme lui, un gentilhomme sans terres et sans revenus, et cependant la généreuse princesse de Hongrie ne s'était pas fait un scrupule de lui donner des preuves d'affection plus positives que le billet qu'il venait de recevoir.
Je te donnerai, lui dit-elle,
Cinq cents livres et trois baisers.
Et la même histoire véritable fait dire ensuite au roi de Hongrie:
Devenir roi par mariage.
De sorte que, pour conclure, Quentin, avec une générosité magnanime, décida qu'il n'y avait rien à blâmer dans une conduite qui promettait de le rendre heureux.
Mais ce scrupule fut remplacé par un autre qui était plus difficile à étouffer. Le traître Hayraddin avait été dans l'appartement des deux dames, autant que Durward pouvait en juger, pendant environ quatre heures; et en réfléchissant sur la manière un peu obscure dont il s'était vanté de pouvoir exercer sur la destinée de Quentin une influence certaine au sujet de ce qui lui tenait le plus au cœur, il en vint à craindre que toute cette aventure ne fût la suite d'un nouveau complot de sa part, dont le but était peut-être de tirer Isabelle de l'asile que lui avait assuré la protection du digne prélat. C'était une affaire qui demandait à être examinée de très-près; car Durward éprouvait pour ce misérable une répugnance proportionnée à l'impudence sans égale avec laquelle il avait avoué sa perfidie, et il ne pouvait se résoudre à croire que rien dont il se mêlait pût avoir une conclusion heureuse et honorable.
Ces diverses pensées étaient pour Quentin comme de sombres vapeurs qui rembrunissaient le beau paysage que son imagination avait d'abord tracé, et le sommeil ne put lui fermer les yeux de toute la nuit. À l'heure de prime, et même une heure auparavant, il était dans le jardin, et personne alors ne s'opposa à ce qu'il y entrât, ni à ce qu'il y restât. Il avait eu soin d'attacher à sa toque un panache blanc et bleu, tel qu'il avait pu se le procurer en aussi peu de temps. Deux heures se passèrent sans qu'on parût faire attention à sa présence. Enfin le son d'un luth se fit entendre; une fenêtre placée au-dessus de la petite porte par laquelle Marton avait fait entrer Hayraddin, s'ouvrit quelques instans après; Isabelle y parut brillante de beauté, le salua d'un air de bonté mêlé de réserve, rougit en voyant la manière vive et expressive dont il lui rendit son salut, ferma la croisée, et disparut.
Ni le jour ni le lieu où se trouvait Quentin ne pouvaient lui en apprendre davantage. L'authenticité du billet lui paraissait bien prouvée. Il ne restait qu'à savoir ce qui devait s'ensuivre; et c'était là ce dont sa belle correspondante ne lui avait pas dit un mot. Au surplus nul danger immédiat ne menaçait. La comtesse était dans un château fort, sous la protection d'un prince respecté par son pouvoir séculier, comme il était vénérable par sa dignité ecclésiastique. Rien ne paraissait exiger du jeune et vaillant écuyer quelque prouesse chevaleresque; et il suffisait qu'il se tînt prêt à exécuter les ordres de la comtesse Isabelle à l'instant même où il les recevrait. Mais le destin avait résolu de lui donner de l'occupation plus tôt qu'il ne se l'imaginait; et ce fut ce qui arriva la quatrième nuit après son entrée à Schonwaldt.
Quentin s'était décidé à renvoyer le lendemain à la cour de Louis XI le second des deux hommes qui composaient son escorte, en lui donnant des lettres pour lord Crawford et pour son oncle, afin de leur annoncer qu'il renonçait au service de la France, ce dont la trahison à laquelle les instructions secrètes d'Hayraddin l'avaient exposé lui donnait un motif que l'honneur et la prudence ne pouvaient qu'approuver. Il s'était couché, l'imagination remplie de toutes ces idées couleur de rose qui entourent le lit d'un jeune homme quand il aime sincèrement et croit son amour payé d'un retour non moins sincère. Ses rêves se ressentirent d'abord de l'influence des pensées agréables qui l'avaient occupé avant qu'il eut cédé au sommeil; mais ils prirent peu à peu un caractère plus effrayant.
Il lui sembla qu'il se promenait avec la comtesse Isabelle au bord des eaux paisibles d'un beau lac, tel que celui qui faisait le principal ornement du paysage de Glen-Houlakin. Il lui sembla qu'il osait parler de son amour, sans plus songer à aucun obstacle. Isabelle rougissait et souriait en l'écoutant, précisément comme il aurait pu l'espérer d'après le contenu du billet, qu'il portait toujours sur son cœur, qu'il fût éveillé ou endormi. Mais la scène changea brusquement de l'été à l'hiver, du calme à la tempête. Les vents mugirent et les vagues s'enflèrent comme si tous les démons de l'air et des eaux se fussent disputé l'empire de leurs domaines respectifs. Des montagnes liquides opposaient de toutes parts une barrière qui ne permettait aux deux amans ni d'avancer, ni de reculer; et la fureur de la tempête, qui croissait à chaque instant, et qui poussait les vagues avec violence l'une contre l'autre, ne permettait pas de supposer qu'ils pussent rester en sûreté dans cet endroit un instant de plus. La vive émotion produite par la sensation d'un danger si imminent éveilla le dormeur.
Dès qu'il fut éveillé, les circonstances imaginaires de son rêve s'évanouirent, pour le rappeler à la réalité de sa situation; mais un tumulte semblable à celui d'une tempête, et qui avait probablement occasionné ce songe effrayant, résonnait encore à ses oreilles.
Son premier mouvement fut de se mettre sur son séant, et d'écouter avec surprise un bruit qui, s'il était produit par un orage, l'emportait sur le plus terrible des ouragans qui fut jamais descendu des monts Grampiens. Cependant, en moins d'une minute, il ne put douter que ce bruit n'eût pour cause, non la fureur des élémens, mais celle des hommes.
Il sauta à bas de son lit, et se mit à la fenêtre de sa chambre. Elle donnait sur le jardin; tout était tranquille de ce côté; mais l'ouverture de la croisée l'assura encore mieux que le château était attaqué par des ennemis nombreux et déterminés, ce dont les clameurs qu'il entendait n'étaient une preuve que trop convaincante. Il chercha à tâtons ses habits et ses armes, et tandis qu'il s'en revêtait avec autant de hâte que le lui permettaient la surprise et l'obscurité, il entendit frapper à sa porte. Quentin n'ayant pas répondu aussi promptement que le désirait celui qui voulait entrer, la porte, qui n'était pas très-solide, fut enfoncée en un instant, et le Bohémien Hayraddin, facile à reconnaître à son dialecte, entra dans la chambre. Il tenait à la main une petite fiole dans laquelle il trempa une allumette. Une vive flamme qui ne dura qu'un instant éclaira tout l'appartement, et il alluma une petite lampe qu'il tira de son sein.
—L'horoscope de votre destinée, dit-il à Durward d'un ton énergique, sans le saluer autrement, dépend de la détermination que vous allez prendre en une minute.
—Misérable! s'écria Quentin, nous sommes environnés de trahison; et partout où il s'en trouve tu dois y avoir part.
—Vous êtes fou, répondit le Maugrabin, je n'ai jamais trahi personne que pour en tirer profit. Pourquoi donc vous trahirais-je, puisque je dois gagner davantage à vous servir qu'à vous trahir? écoutez un moment, si cela vous est possible, la voix de la raison, sans quoi ce seront la mort et les ruines qui vous la feront entendre. Les Liégeois se sont soulevés; Guillaume de la Marck est à leur tête avec sa bande. S'il y avait des moyens de résistance, leur fureur les surmonterait; mais il n'en existe presque aucun. Si vous voulez sauver la comtesse et conserver vos espérances, suivez-moi, au nom de celle qui vous a envoyé un brillant sur lequel sont gravés trois léopards.
—Montre-moi le chemin! s'écria Quentin avec vivacité; à ce nom, je suis prêt à braver tous les dangers.
—De la manière dont je m'y prendrai, dit le Bohémien, nous n'en courrons aucun, s'il vous est possible de ne pas vous mêler de ce qui ne vous regarde pas. Que vous importe, après tout, que l'évêque, comme on l'appelle, égorge son troupeau, ou que ce soit le troupeau qui égorge son pasteur? Ha! ha! ha! suivez-moi, mais avec patience et précaution. Ne songez pas à votre courage, et rapportez-vous-en à ma prudence. La dette de ma reconnaissance est payée, et vous avez une comtesse pour épouse. Suivez-moi.
—Je te suis, répondit Quentin en tirant son épée; mais si j'aperçois en toi le moindre signe de trahison, ta tête et ton corps seront bientôt à trois pas l'un de l'autre.
Sans rien répliquer, le Bohémien, voyant que Durward était armé et équipé, descendit précipitamment l'escalier, et traversa divers passages détournés qui conduisaient dans le jardin. à peine voyait-on une lumière dans cette partie du bâtiment, à peine y entendait-on quelque bruit; mais dès qu'ils furent dans le jardin, le tumulte se fit entendre dix fois plus violent; et Quentin distingua même les divers cris de guerre: Liège! Liège! Sanglier! Sanglier! poussés à haute voix par les assaillans, tandis que les défenseurs du château, attaqués à l'improviste, y répondaient par des cris plus faibles: Notre-Dame pour le prince-évêque!
Mais malgré le caractère martial de Durward, le combat qui se livrait n'était rien pour lui en comparaison du destin d'Isabelle de Croye, qu'il tremblait de voir tomber entre les mains de ce cruel et dissolu partisan qui travaillait en ce moment à forcer les portes du château. Il accepta même l'aide du Bohémien avec moins de répugnance, de même qu'un malade, dans une crise désespérée, se résout à prendre la potion que lui présente un empirique ou un charlatan. Il résolut de se laisser guider entièrement par ses conseils, mais de lui percer le cœur ou de lui abattre la tête au premier soupçon de perfidie. Hayraddin lui-même semblait sentir qu'il courait de grands risques pour sa sûreté; car dès qu'il fut entré dans le jardin, il perdit son ton de jactance et de sarcasme, et parut avoir fait vœu de se conduire avec modestie, courage et activité.
En arrivant à la porte qui conduisait à l'appartement des deux dames, Hayraddin donna un signal à voix basse, et deux femmes, enveloppées de la tête aux pieds d'une de ces grandes capes de soie noire portées alors par les Flamandes, comme elles le sont encore aujourd'hui, se présentèrent à l'instant même. Quentin offrit son bras à l'une d'elles, qui le saisit en tremblant et avec empressement, et qui s'y appuya tellement que, si elle eût été plus lourde, elle aurait considérablement retardé leur retraite. Le Bohémien, qui conduisait l'autre dame, marcha droit à la poterne qui donnait sur le fossé: près de là était le petit esquif sur lequel Durward, quelques jours auparavant, avait vu Hayraddin lui-même faire sa retraite du château.
Tandis qu'il faisait cette courte traversée, des cris de triomphe semblèrent annoncer que la violence l'emportait, et que le château était pris. Les oreilles de Quentin en furent si désagréablement affectées, qu'il ne put s'empêcher de s'écrier à haute voix:—Sur mon âme! si tout mon sang n'était pas irrévocablement dévoué à la cause que je sers en ce moment, je volerais sur ces murailles; je combattrais fidèlement pour ce bon évêque, et je réduirais au silence quelques-uns de ces coquins dont les cris appellent le meurtre et le pillage.
La dame qui s'appuyait sur son bras le pressa légèrement pendant qu'il parlait ainsi, comme pour lui faire entendre qu'elle avait plus de droit que le château de Schonwaldt à compter sur son secours, tandis que le Bohémien s'écria assez haut pour être entendu:—Voilà ce que j'appelle une vraie frénésie chrétienne, vouloir retourner pour se battre, quand l'amour et la fortune ordonnent de fuir le plus vite possible! En avant! en avant! ne perdez pas un instant! nous avons des chevaux qui nous attendent près de ce bouquet de saules.
—Je n'en vois que deux, dit Quentin qui les aperçut au clair de la lune.
—Je n'aurais pu m'en procurer davantage sans donner des soupçons, répondît le Bohémien. D'ailleurs, c'est autant qu'il nous en faut. Vous vous en servirez, vous deux, pour vous rendre à Tongres, pendant que les routes sont encore sûres. Quant à Marton, elle restera avec les femmes de notre horde, dont elle est une ancienne connaissance. Marton est une fille de notre tribu; elle n'est restée avec vous que pour nous servir au besoin.
—Marton! s'écria la dame voilée, qui s'appuyait sur le bras de Durward; ce n'est donc pas ma parente?
—Ce n'est que Marton, répondit Hayraddin. Pardonnez-moi cette petite ruse; je n'ai pas osé enlever deux comtesses à la fois au Sanglier des Ardennes.
—Scélérat, s'écria Quentin. Mais il n'est pas... il ne sera pas trop tard. Je retourne au château, et je sauverai la comtesse Hameline.
—Hameline, lui dit sa compagne d'une voix troublée, est appuyée sur votre bras, et vous remercie de votre secours.
—Ciel! comment? que veut dire ceci? s'écria Quentin en dégageant son bras avec moins de courtoisie qu'il n'en aurait montré en toute autre occasion à une femme de la plus basse condition. C'est donc la comtesse Isabelle qui est restée au château? Adieu! adieu!
Comme-il se retournait pour partir, Hayraddin lui saisit le bras:—écoutez-moi, lui dit-il, écoutez-moi! c'est courir à la mort! Pourquoi diable portiez vous donc les couleurs de la tante? De ma vie je ne me fierai plus ni au bleu ni au blanc. Mais songez donc qu'elle est presque aussi riche. Elle a des joyaux, de l'or, même des espérances sur le comté.
Tandis que le Bohémien parlait ainsi en phrases entre-coupées, et qu'il cherchait à retenir Durward, celui-ci mit la main sur son poignard afin de se débarrasser.
—Ah! puisqu'il en est ainsi, dit Hayraddin, cessant de le retenir, partez, et que le diable, s'il y en a un, vous accompagne.
Dès que le jeune Écossais se vit en liberté, il courut vers le château avec la légèreté d'un cerf. Le Bohémien se tourna alors vers la comtesse, qui s'était laissée tomber de crainte, de honte et de désappointement.
—C'est une méprise, lui dit-il; allons, relevez-vous, et venez avec moi. Avant que le jour vienne, je vous trouverai un meilleur mari que cet enfant à visage efféminé; et si un ne vous suffit pas, vous en aurez vingt.
La comtesse Hameline avait les passions aussi violentes que son caractère était vain et faible. Comme tant d'autres femmes, elle remplissait passablement les devoirs ordinaires de la vie; mais dans une crise telle que celle où elle se trouvait, elle était incapable de toute autre chose que de se livrer à d'inutiles lamentations, et d'accuser Hayraddin d'être un imposteur, un vagabond, un brigand, un assassin.
—Dites un Zingaro, dit le Maugrabin, et vous aurez tout dit en un seul mot?
—Monstre! s'écria la dame courroucée, vous m'aviez dit que les astres avaient décrété notre union, et vous avez si bien fait que je lui ai écrit... malheureuse que je suis!
—Et il est très-vrai que les astres l'avaient décrétée, répondit le Bohémien, pourvu que les deux parties y eussent consenti. Croyez-vous que les célestes constellations marient les gens contré leur gré? J'ai été induit en erreur par vos maudites galanteries chrétiennes, vos chiens de rubans, vos sottes couleurs: et le jeune homme, à ce qu'il paraît, préfère l'agneau à la brebis. Voilà tout. Allons, debout, et suivez-moi. Faites attention que les larmes et les évanouissemens n'ont rien qui me plaise.
—Je n'avancerai pas d'un pas, dit la comtesse d'un ton décidé.
—Et moi, je vous dis que vous avancerez! s'écria Hayraddin. Je vous jure par tout ce que tous les sots de la terre ont cru, que vous avez affaire à un homme qui s'inquiéterait fort peu de vous mettre nue comme la main, de vous lier à un arbre, et de vous y laisser attendre votre bonne aventure.
—Allons, dit Marton, avec votre permission, elle ne sera pas maltraitée. J'ai un couteau aussi-bien que vous; et je sais m'en servir. C'est une bonne femme, quoique un peu folle. Et vous, madame, levez-vous, et suivez-nous. Il y a eu une méprise; mais c'est quelque chose que d'avoir sauvé votre vie et vos membres. Il y a bien des gens là-bas, dans ce château, qui donneraient tout ce qu'ils possèdent au monde pour se trouver où nous sommes.
Comme elle finissait de parler, on entendit partir du château de Schonwaldt de nouvelles clameurs parmi lesquelles on pouvait distinguer des acclamations de joie et de victoire, et des cris de désespoir et de terreur.
—écoutez, dit Hayraddin, et félicitez-vous de ne pas chanter dans ce concert. Fiez-vous à moi; je vous traiterai honorablement; les astres ne vous manqueront pas de parole, et vous procureront un bon mari.
épuisée de fatigue et subjuguée par la terreur, la comtesse Hameline s'abandonna enfin à la conduite de ses deux guides, et se laissa passivement mener où bon leur sembla. Tels étaient même le trouble de son esprit et l'épuisement de ses forces, que le digne couple qui la traînait plutôt qu'il ne la conduisait, put s'entretenir en toute liberté devant elle, sans qu'elle parût comprendre ce qu'elle entendait.
—J'ai toujours regardé votre projet comme une folie, disait Marton. Si vous aviez pu assurer l'union des jeunes gens, à la bonne heure, nous aurions pu compter sur leur reconnaissance, et avoir un pied dans le château. Mais comment pouvez-vous croire qu'un si beau jeune homme voulût épouser cette vieille folle?
—Rizpah, répondit Hayraddin, vous avez porté un nom chrétien, et vous êtes restée si long-temps sous les tentes de ce peuple insensé, que vous avez fini par partager ses folies. Comment pouvais-je m'imaginer qu'il se serait mis en peine de quelques années de plus ou de moins, quand il trouvait dans ce mariage des avantages si évidens? Et vous savez qu'il aurait été bien plus difficile de décider à une démarche hasardée cette jeune fille si timide, que cette comtesse que nous portons sur les bras comme un corps mort ou un sac de laine. D'ailleurs j'aimais ce jeune homme, et je voulais lui faire du bien. Le marier à la vieille, c'était faire sa fortune; lui donner la jeune, c'était lui faire tomber sur le corps Guillaume de la Marck, la Bourgogne, la France, tous ceux qui ont intérêt à disposer de sa main.
Ensuite la fortune de celle-ci consistant principalement en or et en bijoux, nous en aurions eu notre part; mais la corde de l'arc s'est rompue, et la flèche n'a pu partir. N'en parlons plus! Nous la conduirons à Guillaume à la longue barbe. Quand il se sera bien gorgé de vin, suivant sa coutume, il ne distinguera pas une vieille comtesse d'une jeune. Allons, Rizpah, du courage! L'astre Aldébaran répand encore sa brillante influence sur la destinée des enfans du désert.
CHAPITRE XXI.
Le Sac du Château.
«Plus de pitié! fermez la porte à la merci!
«Que le bras tout sanglant du soldat endurci
«Se plonge sans remords au sein de l'innocence!
«Qu'il se permette tout! qu'il ait la conscience
«Large comme l'enfer.»
SHAKSPEARE. Henri V.
LA garnison de Schonwaldt, bien que surprise et d'abord frappée de terreur, avait pourtant défendu quelque temps le château contre les assaillans; mais la ville de Liège vomissait sans cesse de nouveaux essaims d'ennemis qui, montant de toutes parts à l'assaut avec fureur, divisaient l'attention des assiégés et leur faisaient perdre courage.
On pouvait remarquer aussi de l'indifférence, sinon de la trahison, parmi les soldats de l'évêque; car quelques-uns criaient qu'il fallait se rendre, tandis que d'autres, désertant leur poste, cherchaient à s'échapper du château. Plusieurs se jetaient du haut des murs dans le fossé, et ceux qui parvenaient à se sauver à la nage pourvoyaient à leur sûreté en se dépouillant de tout ce qui pouvait indiquer qu'ils étaient au service du prélat, et en se mêlant ensuite à la foule des assaillans. Quelques-uns, par attachement à la personne de l'évêque, se réunirent autour de lui dans la grande tour où il s'était réfugié; et d'autres, craignant qu'on ne leur fît aucun quartier, se défendaient avec le courage du désespoir, dans quelques autres tours et sur les boulevards les plus éloignés.
Enfin les assaillans, maîtres des cours et de tout le rez-de-chaussée du vaste édifice, s'occupaient à poursuivre les vaincus et à satisfaire leur soif de pillage. Tout à coup un seul homme, comme s'il eût cherché la mort quand tous les autres ne songeaient qu'à trouver quelque moyen de l'éviter, s'efforça de se frayer un chemin au milieu de cette scène de tumulte et d'horreur, l'imagination tourmentée de craintes encore plus affreuses que l'épouvantable réalité qu'il avait sous les yeux. Quiconque eût vu Quentin Durward en ce fatal moment, l'eût pris pour un frénétique dans les accès de son délire; quiconque eût apprécié les motifs de sa conduite, l'aurait placé au niveau des plus célèbres héros de roman.
En s'approchant de Schonwaldt du même côté par où il en était parti, il rencontra plusieurs fuyards qui couraient vers le bois, et qui naturellement cherchèrent à l'éviter, le prenant pour un ennemi, parce qu'il venait dans une direction opposée à celle qu'ils suivaient. Arrivé plus près du château, il vit des hommes qui se jetaient du haut des murailles dans les fossés, ou qui en étaient précipités par les ennemis, et il entendait le bruit de la chute de ceux qu'il ne pouvait voir. Son courage n'en fut pas ébranlé un instant. Il n'avait pas le temps de chercher la barque, quand même il eût été possible de s'en servir, et il était inutile de tenter d'approcher de la petite poterne du jardin, encombrée d'un foule de fuyards, pressés par ceux qui les suivaient, et tombant les uns après les autres dans le fossé qu'ils n'avaient pas le moyen de traverser.
évitant donc ce point, Quentin se jeta à la nage près de ce qu'on appelait la petite porte du château, où un pont-levis était encore levé. Ce ne fut pas sans difficulté qu'il échappa aux efforts que firent pour s'accrocher à lui quelques malheureux qui se noyaient, et qui auraient pu causer sa perte pour se sauver eux-mêmes.
Arrivé à l'autre bord, près du pont-levis, il en saisit la chaîne; déployant toutes ses forces, s'aidant des mains et des genoux, il parvint à se tirer de l'eau, et il était sur le point d'atteindre la plate-forme du pont quand un lansquenet accourut à lui, et levant son sabre ensanglanté, s'apprêta à lui en porter un coup qui aurait été probablement celui de la mort.
—Comment s'écria Quentin d'un ton d'autorité; est-ce ainsi que vous assistez un camarade? Donnez-moi la main.
Le soldat, en silence et non sans hésiter, lui tendit le bras, et l'aida à monter sur la plate-forme. Aussitôt Quentin, sans laisser aux soldats le temps de réfléchir, cria sur le même ton:—À la tour de l'Ouest, si vous voulez vous enrichir! Le trésor de l'évêque est dans la tour de l'Ouest.
Cent voix répétèrent ces paroles:—À la tour de l'Ouest! le trésor est dans la tour de l'Ouest! Et tous les maraudeurs qui étaient à portée de les entendre, semblables à une troupe de loups affamés, coururent dans la direction opposée à l'endroit où Quentin était résolu d'arriver mort ou vif.
Prenant un air d'assurance, comme s'il eût été du nombre des vainqueurs, et non des vaincus, il marcha droit vers le jardin, et trouva moins d'interruption qu'il ne s'y attendait. Le cri à la tour de l'Ouest! avait emmené de ce côté une partie des assaillans, et le son des trompettes appelait les autres pour repousser une sortie tentée en ce moment par les défenseurs de la grande tour, qui, réduits au désespoir, avaient mis le prélat au milieu d'eux, et cherchaient à s'ouvrir un chemin pour sortir du château. Quentin courut donc au jardin d'un pas précipité et le cœur palpitant, se recommandant à ce pouvoir suprême qui l'avait protégé au milieu des périls sans nombre auxquels il avait déjà été exposé, et déterminé à réussir ou à perdre la vie dans son entreprise.
Comme il allait entrer dans le jardin trois hommes coururent à lui la lance levée en criant:—Liège! Liège!
Se mettant en défense, mais sans porter aucun coup:—France! France! s'écria Quentin; ami de Liège!
—Vive la France! s'écrièrent les trois Liégeois; et ils continuèrent leur chemin.
Les mêmes mots lui servirent de sauvegarde contre quatre ou cinq soldats de Guillaume de la Marck qu'il trouva rôdant dans le jardin, et qui tombèrent d'abord sur lui en criant:—Sanglier! Sanglier!
En un mot, Quentin commença à espérer que la réputation qu'il avait acquise d'être un émissaire du roi Louis, instigateur secret des Liégeois insurgés, et protecteur caché de Guillaume de la Marck, pourrait lui servir de sauvegarde au milieu des horreurs de cette nuit.
En arrivant à la tourelle, but de son expédition, il frémit en trouvant la porte par laquelle la comtesse Hameline et Marton en étaient sorties, obstruée par plusieurs cadavres.
Il en repoussa deux précipitamment, et il allait en faire autant à l'égard d'un troisième, quand le mort supposé le tira par son habit, le priant de l'aider à se relever. Quentin, arrêté si mal à propos, avait grande envie, au lieu de perdre du temps à lutter contre cet antagoniste, de recourir à des moyens moins doux pour s'en débarrasser, quand il l'entendit s'écrier:—J'étouffe sous le poids de mon armure; je suis Pavillon, le syndic de Liège: si vous êtes pour nous, je vous enrichirai; si vous êtes contre nous, je vous protégerai, mais ne me laissez pas mourir comme un pourceau étouffé dans son auge.
Au milieu de cette scène de carnage et de confusion, Durward eut assez de présence d'esprit pour réfléchir que ce dignitaire pouvait avoir les moyens de faciliter sa retraite. Il le releva donc, et lui demanda s'il était blessé.
—Non, pas blessé, répondit le syndic, je ne le crois pas du moins; mais je suis essoufflé.
—Asseyez-vous sur cette pierre, et reprenez haleine, lui dit Quentin, je viendrai vous rejoindre dans un instant.
—Pour qui êtes-vous? lui demanda le bourgeois, le retenant encore.
—Pour la France, répondit Quentin, en cherchant à le quitter.
—Eh! c'est mon jeune archer! s'écria le digne syndic. Puisque j'ai eu le bonheur de trouver mon ami dans cette nuit terrible, je ne le quitterai pas, je vous le promets. Allez où il vous plaira, je vous suis; et si je trouve quelques braves garçons de ma corporation je pourrai peut-être vous aider à mon tour. Mais ils roulent tous de côtés et d'autres comme les pois d'un sac percé. Oh! quelle terrible nuit!
En parlant ainsi, il se traînait appuyé sur le bras de Quentin, qui, sentant combien il lui était important de s'assurer la protection d'un homme d'une telle influence, ralentit le pas, tout en maudissant au fond du cœur le retard que lui occasionnait son compagnon.
Au haut de l'escalier était une antichambre dans laquelle on voyait des caisses et des malles ouvertes, qui paraissaient avoir été pillées, une partie de ce qu'elles avaient contenu étant dispersée sur le plancher. Une lampe, placée sur la cheminée, laissait apercevoir, à la clarté de sa lueur mourante, le corps d'un homme mort ou privé de sentiment, étendu près du foyer.
S'arrachant aux bras de Pavillon, comme un lévrier qui entraîne après lui la laisse par laquelle le retenait un piqueur, Durward s'élança rapidement dans une seconde chambre, puis dans une troisième, qui paraissait être la chambre à coucher des dames de Croye. Il ne s'y trouvait personne. Il appela Isabelle, d'abord à voix basse, ensuite plus haut, enfin avec le cri du désespoir: point de réponse.
Tandis qu'il se tordait les mains, qu'il s'arrachait les cheveux, et que du pied il frappait la terre avec violence, une faible clarté qu'il vit briller à travers une fente de la boiserie, dans un coin obscur de la chambre, lui fit soupçonner une porte secrète communiquant à quelque cabinet. Il l'examina de plus près, et reconnut qu'il ne s'était pas trompé. Il essaya de l'ouvrir, mais ne put y réussir. Enfin, méprisant le danger auquel l'exposait une telle tentative, il s'élança de toute sa force contre la porte, et telle fut l'impétuosité d'un effort inspiré autant par l'espérance que par le désespoir, qu'une serrure et des gonds plus solides n'y auraient pas résisté.
Ce fut ainsi qu'il força l'entrée d'un petit oratoire, où une femme, livrée à toutes les angoisses de l'effroi, offrait ses prières au ciel devant l'image du Créateur. Une nouvelle terreur s'empara d'elle, quand elle entendit briser ainsi la porte de cet appartement, et elle tomba sans mouvement sur le plancher. Quentin courut à elle, la releva à la hâte. Félicité des félicités! c'était celle qu'il cherchait à sauver; c'était la comtesse Isabelle. Il la pressa contre son cœur, la conjura de reprendre ses sens, de se livrer à l'espérance; elle avait près d'elle maintenant un homme dont le courage la défendrait contre une armée entière.
—Est-ce bien vous, Durward? s'écria-t-elle enfin en revenant à elle; j'ai donc encore quelque espoir. Je croyais que tous les amis que j'avais au monde m'avaient abandonnée à mon malheureux destin. Vous ne me quitterez plus?
—Jamais! jamais! s'écria Durward, quoi qu'il puisse arriver, quelques dangers qui puissent approcher: puissé-je perdre le bonheur que nous promet cette sainte image, si je ne partage pas votre destinée jusqu'à ce qu'elle devienne plus heureuse!
—Fort pathétique, fort touchant, en vérité, dit une voix essoufflée et asthmatique derrière eux; une affaire d'amour, à ce que je vois. SUR mon âme, la pauvre jeune fille m'inspire autant de compassion que si c'était la mienne, ma Trudchen elle-même!
—Vous ne devez pas vous borner à la compassion, mein herr Pavillon, dit Quentin en se tournant vers lui: il faut que vous m'aidiez à protéger cette dame. Je vous déclare qu'elle a été mise sous ma garde spéciale par votre allié, le roi de France; et si vous ne la garantissez pas de toute espèce d'insulte et de violence, votre ville perdra la protection de Louis de Valois. Il faut surtout empêcher qu'elle ne tombe entre les mains de Guillaume de la Marck.
—Cela sera difficile, répondit Pavillon, car ces pendards de lansquenets sont de vrais diables pour déterrer les jolies filles; mais je ferai de mon mieux. Passons dans l'autre appartement, et là je réfléchirai. L'escalier est étroit, et vous pourrez garder la porte avec une pique, pendant que je me mettrai à la fenêtre pour appeler quelques-uns des braves garçons de la corporation des tanneurs de Liège, aussi fidèles que le couteau qu'ils portent à leur ceinture. Mais avant tout, détachez-moi ces agrafes. Je n'ai pas porté ce corselet depuis la bataille de Saint-Tron, et je pèse aujourd'hui quarante bonnes livres de plus que je ne pesais alors, si les balances de Flandre ne sont pas fausses.
Le brave homme se trouva fort soulagé quand il fut déchargé du poids de son armure de fer; car en la mettant il avait moins consulté ses forces que son zèle pour la cause de Liège. On apprit ensuite que le magistrat, se trouvant en quelque sorte poussé en avant par sa corporation, à la tête de laquelle il marchait, avait été hissé sur les murailles par quelques-uns de ses soldats qui montaient à l'assaut; là il avait suivi involontairement le flux et le reflux des combattans des deux partis, sans avoir même la force de prononcer une parole; et enfin, semblable à une pièce de bois que la mer jette sur le rivage de quelque baie, il avait été définitivement renversé à l'entrée de l'appartement des dames de Croye, où le poids de son armure et celui des corps morts de deux hommes tombés sur lui l'auraient probablement retenu long-temps, si Durward ne fût arrivé pour le tirer de là.
La même chaleur qui, en politique, faisait d'Hermann Pavillon un brouillon, un écervelé, un patriote exagéré et turbulent, produisait des résultats plus heureux en le rendant, dans sa vie privée, un homme doux et humain, quelquefois un peu égaré par la vanité, mais toujours plein de bienveillance et de bonnes intentions. Il recommanda à Quentin d'avoir un soin tout particulier de la pauvre jolie yung frau[66]; et après cette exhortation peu nécessaire, il se mit à la fenêtre, et commença à crier de toutes ses forces:—Liège! Liège! et la brave corporation des tanneurs et corroyeurs!
Deux membres de cette honorable compagnie accoururent à ses cris et au coup de sifflet particulier dont ils furent accompagnés, chaque corporation de la ville ayant adopté un signal de ce genre. Plusieurs autres vinrent les joindre, et formèrent une garde qui se plaça devant la porte, sous la fenêtre à laquelle le chef bourgeois se montrait.
Une sorte de tranquillité commençait à s'établir au château. Toute résistance avait cessé, et les chefs prenaient des mesures pour empêcher un pillage général. On entendait sonner la grosse cloche pour assembler un conseil militaire, et le retentissement de l'airain annonçant à Liège que les insurgés triomphaient et étaient en possession du château, toutes les cloches de la ville y répondirent, et elles semblaient dire en leur langage:—Gloire aux vainqueurs! Il aurait été naturel que mein herr Pavillon sortit alors de sa forteresse; mais soit qu'il eût quelque crainte pour ceux qu'il avait pris sous sa protection, soit peut-être par précaution pour sa propre sûreté, il se contenta de dépêcher messager sur messager, pour donner ordre à son lieutenant, Peterkin Geislaer, de venir le joindre sur-le-champ.
à sa grande satisfaction, Peterkin arriva enfin; car dans toutes les circonstances pressantes, qu'il s'agît de guerre, de politique ou de commerce, c'était en lui que Pavillon avait coutume de mettre toute sa confiance, Peterkin était un homme vigoureux, à visage large, et à gros sourcils noirs qui ne promettaient pas facile composition à un ennemi. Il portait une casaque de buffle; une large ceinture soutenait son coutelas, et il avait une hallebarde à la main.
—Peterkin, mon cher lieutenant! lui dit son chef, voici une glorieuse journée, une glorieuse nuit, je devrais dire; j'espère que pour cette fois vous êtes content?
—Je suis content que vous le soyez vous-même, répondit le belliqueux lieutenant; mais si vous appelez cela une victoire, je ne m'attendais pas à vous la voir célébrer enfermé dans un grenier, tandis qu'on a besoin de vous au conseil.
—Êtes-vous bien sûr qu'on y ait besoin de moi, Peterkin?
—Oui, morbleu, on y a besoin de vous, pour soutenir les droits de la ville de Liège, qui sont en plus grand'danger que jamais.
—Allons, allons, Peterkin, tu es toujours un fâcheux, un grondeur.
—Moi, un grondeur! non, sur ma foi: ce qui plaît aux autres me plaît toujours. Seulement, je ne me soucie pas d'avoir pour roi une cigogne milieu d'un soliveau, comme il est dit dans un fabliau que le clerc de Saint-Lambert nous a lu plusieurs fois dans le livre de mein herr ésope.
—Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Peterkin.
—Eh bien, je vous dirai donc que ce Sanglier ou cet ours paraît vouloir faire sa bauge dans Schonwaldt; et il est probable que nous trouverons en lui un aussi mauvais voisin que l'était le vieil évêque, et peut-être pire. Il semble penser que nous n'avons pris le château que pour lui, et son seul embarras est de savoir s'il se fera appeler prince ou évêque. C'est une honte de voir comment ils ont traité, ce pauvre vieux prêtre.
—Je ne le souffrirai pas, Peterkin! s'écria Pavillon en prenant un air d'importance; je n'aimais pas la mitre, mais je ne veux pas de mal à la tête qui la porte. Nous sommes dix contre un, Peterkin, et nous ne devons pas souffrir de tels abus.
—Oui, nous sommes dix contre un en rase campagne; mais dans ce château nous sommes homme à homme. D'ailleurs Nikkel Block le boucher, et toute la canaille des faubourgs, se déclarent pour Guillaume de la Marck, tant parce qu'il a fait défoncer tous les tonneaux de bière et toutes les pièces de vin, qu'à cause de leur ancienne jalousie contre nous, qui formons les corps et métiers et qui avons des privilèges.
—Peterkin, dit Pavillon en se levant, nous allons retourner à Liège à l'instant même. Je ne resterai pas un moment de plus à Schonwaldt.
—Mais les ponts sont levés; les portes sont fermées, et bien gardées par les lansquenets. Si nous essayons de forcer le passage, nous courons le risque d'être bien frottés, car le métier de ces coquins est de se battre tous les jours, et nous autres, nous ne nous battons que les jours de grande fête.
—Mais pourquoi a-t-il fermé les portes? demanda le syndic alarmé; pourquoi retient-il prisonniers d'honnêtes gens?
—Je n'en sais rien, non, sur ma foi, je n'en sais rien. On parle des dames de Croye, qui se sont échappées pendant l'assaut. Cette nouvelle avait mis d'abord l'homme à la longue barbe dans une fureur à lui faire perdre le bon sens; et maintenant il l'a perdu à force de boire.
Le bourguemestre jeta un regard de désolation sur Quentin, et il ne savait à quoi se résoudre. Durward n'avait pas perdu un mot de cette conversation, qui l'avait extrêmement alarmé; il sentait qu'il ne lui restait d'espoir qu'autant qu'il conserverait sa présence d'esprit, et qu'il parviendrait à soutenir le courage de Pavillon. Il prit donc part à l'entretien en ce moment, comme s'il avait eu voix délibérative.
—Je suis surpris, monsieur Pavillon, dit-il, de vous voir hésiter sur ce que vous avez à faire en cette occasion. Allez trouver hardiment Guillaume de la Marck, et demandez-lui à sortir du château, vous, votre lieutenant, votre écuyer et votre fille. Il ne peut avoir aucun prétexte pour vous retenir prisonnier.
—Moi et mon lieutenant, c'est-à-dire moi et Peterkin, fort bien; mais qui est mon écuyer?
—Moi, quant à présent, répondit l'intrépide Écossais.
—Vous! dit le bourgeois embarrassé; mais n'êtes-vous pas l'envoyé de Louis, du roi de France?
—Sans doute, mais mon message est pour les magistrats de la ville de Liège, et ce n'est qu'à Liège que je le délivrerai. Si j'avouais ma qualité devant Guillaume de la Marck, ne faudrait-il pas que j'entrasse en négociation avec lui? N'est-il pas même vraisemblable qu'il me retiendrait ici? Non, il faut que vous me fassiez sortir secrètement du château en qualité de votre écuyer.
—à la bonne heure, mon écuyer; mais vous avez parlé de ma fille. Trudchen, j'espère, est bien tranquille à Liège, dans ma maison; et je voudrais de tout mon cœur et de toute mon âme que son père y fut aussi.
—Cette dame vous appellera son père, tant qu'elle sera dans ce château.
—Et tout le reste de ma vie, s'écria la comtesse en se jetant aux pieds du syndic, et embrassant ses genoux! Il ne se passera pas un seul jour sans que je vous aime et vous honore comme tel, sans que je prie pour vous comme une fille pour son père, si vous me secourez dans cet extrême péril! Oh! laissez-vous attendrir! Représentez-vous votre fille aux genoux d'un étranger, lui demandant la vie et l'honneur. Pensez à cela, et accordez-moi la protection que vous voudriez qu'elle obtînt.
—Sur mon honneur, Peterkin, dit le brave syndic ému par cette prière pathétique, je crois que cette jolie fille a quelque chose du doux regard de notre Trudchen; je l'ai pensé dès le premier moment que je l'ai vue; et ce jeune homme si vif, et si prompt à donner son avis, a je ne sais quoi qui me rappelle l'amoureux de Trudchen. Je gagerais un groat, Peterkin, qu'il y a de l'amour dans cette affaire, et ce serait un péché de ne pas le favoriser.
—Un péché et une honte, dit Peterkin en s'essuyant les yeux avec une manche de sa casaque; car malgré sa suffisance, ce n'en était pas moins un bon et honnête Flamand.
—Eh bien! dit Pavillon, elle sera donc ma fille, bien enveloppée dans sa grande cape de soie noire, et s'il ne se trouvait pas assez de braves tanneurs pour protéger la fille de leur syndic, ils ne mériteraient plus d'avoir de cuir à tanner. Mais un instant, il faut pouvoir répondre aux questions. Comment se fait-il que ma fille se trouve dans une pareille bagarre?
—Et comment se fait-il que la moitié des femmes de Liège nous aient suivis jusqu'au château, demanda Peterkin, si ce n'est parce qu'elles se trouvent toujours où elles ne devraient pas être? Votre yung frau Trudchen a été un peu plus loin que les autres, et voilà tout.
—Admirablement parlé! s'écria Quentin. Allons, mein herr Pavillon, un peu de hardiesse, suivez ce bon conseil, et vous ferez la plus belle action qu'on ait faite depuis le temps de Charlemagne. Et vous, jeune dame, enveloppez-vous bien dans cette cape (car comme nous l'avons déjà dit, beaucoup de vêtemens à usage de femme étaient épars sur le plancher); montrez de l'assurance; quelques minutes vous rendront libre et vous mettront en sûreté. Allons, mein herr, marchez en avant.
—Un moment! un moment! dit Pavillon; j'ai de fâcheux pressentimens. Ce de la Marck est un diable, un vrai sanglier de caractère, comme de nom. Si cette jeune dame était une de ces comtesses de Croye, et qu'il vînt à le découvrir, qui sait où pourrait se porter sa colère.
—Et quand je serais une de ces malheureuses femmes! s'écria Isabelle en voulant se jeter de nouveau à ses pieds, pourriez-vous pour cela m'abandonner en ce moment de désespoir? Oh! que ne suis-je véritablement votre fille, la fille du plus pauvre bourgeois!
—Pas si pauvre, jeune dame, répliqua le syndic, pas si pauvre: nous payons ce que nous devons.
—Pardon, noble seigneur, dit l'infortunée comtesse.
—Eh non! répondit Pavillon; ni noble, ni seigneur: rien qu'un simple bourgeois de Liège qui paie ses lettres de change argent comptant. Mais tout cela ne fait rien à l'affaire; et quand vous seriez une comtesse, je vous protégerai.
—Vous êtes tenu de la protéger, quand même elle serait duchesse, dit Peterkin, puisque vous lui en avez donné votre parole.
—Vous avez raison, Peterkin, répondit Pavillon, tout-à-fait raison. Nous ne devons pas oublier notre vieux proverbe flamand: ein word ein man. Et maintenant, mettons-nous en besogne. Il faut que nous prenions congé de ce Guillaume de la Marck, et cependant mes forces m'abandonnent quand j'y pense. Je voudrais qu'il fût possible de nous dispenser de cette cérémonie.
—Puisque vous avez une troupe armée à votre disposition, dit Quentin, ne vaudrait-il pas mieux marcher vers la porte, et forcer le passage?
Mais Pavillon et son conseiller s'écrièrent d'une voix unanime qu'il ne convenait pas d'attaquer ainsi les soldats d'un allié; et ils ajoutèrent sur la témérité de cette entreprise quelques réflexions qui firent sentir à Durward qu'il serait imprudent de la risquer avec de tels compagnons. Ils résolurent donc de se rendre hardiment dans la grande salle, où, disait-on, le Sanglier des Ardennes était à table, et là, de demander pour le syndic la permission de sortir du château, demande qui paraissait trop raisonnable pour être refusée. Cependant le bon bourguemestre gémissait et soupirait en regardant ses compagnons, et il dit à son fidèle Peterkin:—Voyez ce que c'est que d'avoir un cœur trop sensible et trop tendre! Hélas! Peterkin, combien mon courage et mon humanité m'ont déjà coûté! et combien ces vertus me coûteront-elles peut-être encore, avant que le ciel nous fasse sortir de cet infernal château de Schonwaldt!
En traversant les cours encore jonchées de morts et de mourans, Quentin, soutenant Isabelle au milieu de cette scène d'horreur, la consolait et l'encourageait à voix basse, en lui rappelant que sa sûreté dépendait entièrement de la présence d'esprit et de la fermeté qu'elle montrerait.
—Rien ne dépend de moi, lui répondit-elle; je ne compte que sur vous. Oh! si j'échappe aux horreurs de cette nuit affreuse, jamais je n'oublierai celui qui m'a sauvée! J'ai pourtant encore une grâce à vous demander, et je vous supplie de me l'accorder, au nom de l'honneur de votre mère, au nom du courage de votre père!
—Que pourriez-vous me demander, sans être sûre de l'obtenir? lui répondit Durward.
—Plongez-moi donc votre poignard dans le cœur, lui dit-elle, plutôt que de me laisser captive de ces monstres.
Quentin ne répondit qu'en pressant la main de la belle comtesse, qui semblait vouloir lui exprimer sa reconnaissance de la même manière, si la terreur ne l'en eût empêchée. Enfin, appuyée sur le bras de son jeune protecteur, elle entra dans la salle formidable, où était de la Marck, précédée par Pavillon, et son lieutenant, et suivie d'une douzaine d'ouvriers tanneurs, qui formaient une garde d'honneur à leur syndic.
Les bruyans éclats de rire, les acclamations confuses et les cris féroces qui en partaient, semblaient plutôt annoncer des démons en débauche, se réjouissant d'avoir triomphé de la race humaine, que des mortels donnant un festin pour célébrer une victoire. Une ferme résolution, que le désespoir seul pouvait avoir inspirée, soutenait le courage factice de la comtesse Isabelle; un courage inébranlable, et qui semblait croître avec le danger, animait Durward; et Pavillon et son lieutenant, se faisant une vertu de la nécessité, étaient comme des ours enchaînés au poteau et forcés de soutenir une attaque dangereuse qu'ils ne peuvent éviter.
CHAPITRE XXII.
L'Orgie.
CADE. «Où est Dick, le boucher d'Ashford?
DICK. «Le voici, Monsieur.
CADE. «Ils sont tombés devant toi comme des bœufs et
«des moutons; et tu t'es conduit comme si tu
«avais été dans ton abattoir.
SHAKSPEARE. Henri VI, partie II.
On pourrait à peine imaginer un changement plus étrange et plus horrible que celui qui avait eu lieu dans la grande salle du château de Schonwaldt depuis que Quentin y avait dîné; c'était un tableau qui offrait sous leurs traits les plus hideux toutes les misères de la guerre, d'une guerre surtout faite par les plus féroces de tous les soldats, les mercenaires d'un siècle barbare; hommes qui, par habitude et par profession, s'étaient familiarisés avec tout ce que leur métier offre de plus cruel et de plus sanguinaire, sans avoir une étincelle de patriotisme, une lueur de l'esprit romanesque de la chevalerie. Ces vertus, à cette époque, appartenaient, l'une aux hardis paysans qui combattaient pour la défense de leur pays, l'autre aux vaillans chevaliers qui prenaient les armes au nom de l'honneur et de leurs belles.
Dans cette salle où, quelques heures auparavant, des fonctionnaires civils et religieux prenaient un repas tranquille et décent, avec une sorte de cérémonial qui faisait qu'on ne s'y permettait une plaisanterie qu'à demi-voix; là où, au milieu d'une superfluité de vin et de bonne chère, régnait naguère un décorum qui allait presqu'à l'hypocrisie, on pouvait voir une scène de débauche tumultueuse à laquelle Satan lui-même, s'il y eût présidé, n'aurait pu rien ajouter.
Au haut bout de la table, sur le trône de l'évêque, qu'on y avait apporté à la hâte de la salle du conseil, était assis le redoutable Sanglier des Ardennes, bien digne de ce nom dont il affectait de tirer gloire, et qu'il cherchait à justifier par tous les moyens possibles. Sa tête était découverte, mais il portait sa pesante et brillante armure, qu'à la vérité il quittait fort rarement. Sur ses épaules était un manteau ou surtout fait d'une peau de sanglier préparée, dont la corne des pieds et les défenses étaient d'argent. La peau de la tête était arrangée de manière qu'étant tirée sur son casque, quand il était armé, ou sur sa tête nue, en guise de capuchon, comme il la portait souvent quand il était sans casque, elle lui donnait l'air d'un monstre ricanant d'une manière effroyable. Tel il paraissait en ce moment; mais sa physionomie n'avait guère besoin de ces nouvelles horreurs pour ajouter à celles qui étaient naturelles à son expression ordinaire.
La partie supérieure du visage de de la Marck, comme la nature l'avait formée, donnait presque un démenti à son caractère; car quoique ses cheveux, quand il les montrait, ressemblassent aux soies dures et grossières du monstre dont les dépouilles formaient sa parure, néanmoins un front élevé et découvert, des joues pleines et animées, de grands yeux gris pâle, mais étincelans, et un nez recourbé comme le bec d'un aigle, annonçaient la bravoure et quelque générosité. Cependant ce qu'il y avait d'heureux dans l'expression de ses traits était entièrement détruit par ses habitudes de violence et d'insolence, qui jointes à tous les excès de ses débauches, donnaient à sa physionomie un caractère tout-à-fait différent de la galanterie grossière qu'elle aurait pu annoncer. Ses fréquens accès de fureur avaient enflé les muscles de ses joues, tandis que l'ivrognerie et le libertinage avaient amorti le feu de ses yeux et teint en rouge la partie qui aurait dû en être blanche; ce qui donnait à toute sa figure une ressemblance hideuse avec le monstre auquel le terrible baron aimait à se comparer; mais, par une espèce de contradiction assez singulière, de la Marck s'efforçait, par la longueur et l'épaisseur de sa barbe, de cacher la difformité naturelle qui lui avait fait donner un nom qui avait paru le flatter dans l'origine. Cette difformité était une épaisseur extraordinaire de la mâchoire inférieure qui dépassait de beaucoup la supérieure, et de longues dents des deux côtés, qui ressemblaient aux défenses de cet animal féroce. C'était là ce qui, joint à sa passion pour la chasse, l'avait fait surnommer, il y avait long-temps, le Sanglier des Ardennes. Son énorme barbe, hérissée et non peignée, ne servait ni à diminuer l'horreur qu'inspirait naturellement sa physionomie, ni même à donner la moindre dignité à son expression farouche.
Les officiers et soldats étaient assis indistinctement à table avec des habitans de Liège, dont quelques uns étaient de la dernière classe. On voyait parmi eux Nikkel Blok, le boucher, placé à côté de de la Marck, les manches retroussées jusqu'au coude. Ses bras et son grand couperet placé devant lui sur la table étaient teints de sang. La plupart des soldats avaient, comme leurs maîtres, la barbe longue et hérissée; et leurs cheveux étaient retroussés de manière à ajouter encore à leur air de férocité naturel. Ivres comme ils le paraissaient presque tous, tant de la joie de leur triomphe que par suite de la quantité de vin qu'ils avaient bue, ils offraient un spectacle aussi hideux que dégoûtant. Leurs blasphèmes étaient si atroces, et les chansons qu'ils chantaient, sans même que l'un se donnât la peine d'écouter l'autre, si licencieuses, que Quentin remercia le ciel que le tumulte ne permît pas à sa compagne de les bien entendre.
Ce qui nous reste à dire, c'est que le visage blême et l'air inquiet de la plupart des Liégeois qui partageaient cette effroyable orgie avec les soldats de Guillaume de la Marck, annonçaient que la fête leur déplaisait autant que leurs compagnons leur inspiraient de crainte. Au contraire quelques habitans de la classe inférieure, sans éducation, ou d'un caractère plus brutal, ne voyaient dans les excès de cette soldatesque qu'une ardeur guerrière qu'ils désiraient imiter, et au niveau de laquelle ils cherchaient à se mettre en avalant de copieuses rasades de vin et de schwartz-bier, se livrant sans remords à un vice qui, dans tous les temps, n'a été que trop commun dans les Pays-Bas.
L'ordonnance du festin n'avait pas été plus soignée que les convives n'étaient choisis. On voyait sur la table toute la vaisselle d'argent de l'évêque, même les calices et les autres vases sacrés, car le Sanglier des Ardennes s'inquiétait fort peu qu'on l'accusât de sacrilège; aussi étaient-ils mêlés avec des cruches de terre, des pots d'étain, et des coupes de l'espèce la plus commune.
Nous ne mentionnerons plus qu'une circonstance horrible dont il nous reste à rendre compte, et nous laisserons volontiers achever cette scène à l'imagination de nos lecteurs. Au milieu de la licence que se permettaient les soldats de Guillaume de la Marck, un lansquenet qui s'était fait remarquer par sa bravoure et son audace pendant l'attaque du château, n'ayant pas trouvé de place au banquet, avait impudemment saisi sur la table un grand gobelet d'argent, et l'avait emporté, en disant qu'il s'indemnisait ainsi de ne pas avoir eu part au festin. Un trait si conforme à l'esprit de sa troupe fit rire le chef à s'en tenir les côtes; mais quand un autre soldat, qui, à ce qu'il paraît, n'avait pas la même réputation de vaillance, se permit de prendre la même liberté, de la Marck mit à l'instant un terme à une plaisanterie qui aurait bientôt dépouillé la table de tout ce qu'il y avait de plus précieux.
—Par l'esprit du tonnerre! s'écria-t-il, ceux qui n'osent pas agir en hommes en face de l'ennemi auront-ils l'audace de jouer le rôle de voleurs parmi leurs compagnons? Quoi! lâche coquin, toi qui as attendu pour entrer dans le château que la porte en fut ouverte et que le pont-levis en fût baissé, tandis que Conrad Horst en avait escaladé les murailles, tu oseras te montrer si mal appris! Qu'on l'accroche à l'instant à un des barreaux de fer de la croisée: il battra la mesure avec les pieds, tandis que nous boirons à l'heureux voyage de son âme en enfer.
Cette sentence fut exécutée presque aussi vite qu'elle avait été prononcée, et un instant après le malheureux était dans les convulsions de l'agonie. Son corps était encore pendu lorsque le syndic Pavillon entra dans la salle avec ses compagnons, et interceptant la pâle clarté de la lune, il jetait sur le plancher une ombre dont la forme faisait deviner l'objet affreux qui la produisait.
Tandis que le nom de Pavillon passait de bouche en bouche dans cette assemblée tumultueuse, notre syndic s'efforçait de prendre l'air d'importance et de calme qui convenait à son autorité et à son influence, mais que la scène dont il venait d'être témoin, et surtout la vue de l'objet effrayant de la fenêtre, lui rendaient fort difficile à conserver, malgré les exhortations réitérées de Peterkin; celui-ci lui disait à l'oreille, non sans éprouver lui-même quelque trouble:—Du courage! du courage! ou nous sommes perdus.
Le syndic soutint pourtant sa dignité, aussi-bien qu'il le put, par un petit discours dans lequel il félicita la compagnie de la victoire signalée que venaient de remporter les soldats de Guillaume de la Marck et les bons habitans de Liège.
—Oui, répondit de la Marck avec un ton de sarcasme, nous avons enfin mis la bête aux abois, comme disait le bichon au chien courant. Mais, oh! oh! sire bourguemestre, vous arrivez ici comme le dieu Mars, ayant la beauté à vos côtés. Qui est cette belle voilée? Qu'elle se découvre! Il n'y a pas une femme qui puisse dire cette nuit que sa beauté est à elle.
—C'est ma fille, noble chef, répondit Pavillon, et je vous supplie de lui permettre de garder son voile. C'est un vœu qu'elle a fait aux trois bienheureux rois de Cologne.
—Je l'en relèverai tout à l'heure, répondit de la Marck; car avec un coup de couperet je vais me consacrer évêque de Liège; et je me flatte qu'un évêque vivant vaut bien trois rois morts.
à peine eut-il prononcé ces mots, qu'un murmure assez prononcé s'éleva dans la compagnie, car les habitans de Liège avaient une grande vénération pour les trois rois de Cologne, comme on les appelait, et parmi les soldats féroces du Sanglier des Ardennes, il s'en trouvait même un certain nombre qui avaient pour eux un respect qu'ils n'accordaient à personne.
—Je n'entends pas manquer à leurs défuntes majestés, ajouta de la Marck; je dis seulement que je suis déterminé à être évêque. Un prince séculier et ecclésiastique en même temps, ayant le pouvoir de lier et de délier, est ce qui convient le mieux à une bande de réprouvés comme vous autres, à qui nul autre ne voudrait donner l'absolution. Mais avancez, noble bourguemestre, prenez place à côté de moi, vous allez voir comme je sais rendre un siège vacant. Qu'on nous amène celui qui fut notre prédécesseur dans ce saint siège.
Il se fît dans la salle un mouvement pour livrer passage au syndic de Liège; mais Pavillon, s'excusant avec modestie de prendre la place d'honneur qui lui était offerte, alla se placer au bas bout de la table, son cortège lui marchant sur les talons, comme on voit quelquefois des moutons suivre le vieux bélier, chef et guide du troupeau, parce qu'ils lui croient un peu plus de courage qu'à eux-mêmes.
Près du chef vainqueur était un beau jeune homme, fils naturel, disait-on, du féroce de la Marck, et à qui il montrait quelquefois de l'affection et même de la tendresse. Sa mère, maîtresse de ce monstre, était une femme de la plus grande beauté, qui était morte d'un coup qu'il lui avait donné dans un accès d'ivresse ou de jalousie, et ce crime avait causé au tyran autant de remords qu'il était susceptible d'en éprouver. C'est peut-être même cette circonstance qui avait fait naître son attachement pour son fils. Quentin, qui avait appris tous ces faits du vieux chapelain de l'évêque, se plaça le plus près possible du jeune homme en question, déterminé à s'en faire un otage ou un protecteur, si tout autre moyen de salut lui échappait.
Tandis que tous les esprits étaient dans l'attente de ce qui résulterait de l'ordre que le tyran venait de donner, un des hommes de la suite de Pavillon dit tout bas à Peterkin.—Notre maître n'a-t-il pas dit que cette femelle est sa fille? Ce ne peut pas être Trudchen. Celle-ci a deux bons pouces de plus, et je vois une mèche de cheveux noirs sortir de dessous son voile. Par saint Michel de la place du marché! autant vaudrait appeler le cuir d'un bœuf noir celui d'une génisse blanche.
—Paix! paix! répondit Peterkin avec quelque présence d'esprit. Que sais-tu si notre maître n'a pas envie de dérober une tête de venaison dans le parc de l'évêque, sans que notre bourgeoise en sache rien? ce n'est ni à toi ni a moi d'espionner sa conduite.
—Je n'en ai nulle envie, répliqua l'autre; seulement je n'aurais pas cru qu'à son âge il lui eût pris fantaisie de dérober une pareille biche. Sapperment! quelle futée matoise! voyez comme elle se met derrière les autres pour ne pas être vue par les gens du Sanglier! Mais chut! chut! Voyons ce qu'on va faire du pauvre vieil évêque.
En ce moment une soldatesque brutale traînait dans la salle l'évêque de Liège, Louis de Bourbon. Ses cheveux, sa barbe et ses habits en désordre attestaient les mauvais traitemens qu'il avait déjà essuyés, et on lui avait même mis quelques-uns de ses vêtemens sacerdotaux, probablement en dérision de son caractère sacré. Par une faveur du sort, comme Quentin ne put s'empêcher de le penser, la comtesse Isabelle, dont la sensibilité, en voyant son protecteur réduit à une telle extrémité, aurait pu trahir son secret et compromettre sa sûreté, était assise de manière à ne pouvoir entendre ni voir ce qui allait se passer, et il eut grand soin de se placer toujours devant elle, de sorte qu'elle ne pût ni rien observer ni être observée elle-même.
La scène qui eut lieu ensuite fut courte et épouvantable. Lorsque l'infortuné prélat eut été amené devant le chef féroce, quoiqu'il se fût fait remarquer toute sa vie par un caractère de douceur et de bonté, il parut en ce moment critique armé de la noblesse et de la dignité convenables à son illustre race. Quand les indignes mains qui le traînaient ne le souillèrent plus de leur attouchement impur, son regard redevint tranquille et assuré; son maintien imposant et sa noble résignation participaient à la fois d'un prince de la terre et d'un martyr chrétien. Le farouche de la Marck ne put d'abord se soustraire à l'influence de la contenance héroïque de son prisonnier, et peut-être le souvenir des bienfaits qu'il en avait reçus contribua-t-il à lui donner un air d'irrésolution et à lui faire baisser les yeux. Ce ne fut qu'après avoir vidé un grand verre de vin qu'il reprit son maintien hautain et insolent. Levant alors les yeux sur l'infortuné captif, respirant péniblement, grinçant les dents, allongeant vers lui son poing fermé, et faisant tous les gestes qui pouvaient exciter et entretenir sa férocité naturelle:
—Louis de Bourbon, lui dit-il, je vous ai offert mon amitié, et vous l'avez rejetée. Que ne donneriez-vous pas aujourd'hui pour avoir agi différemment?—Nikkel, allons, sois prêt.
Le boucher se leva, saisit son couperet; et levant son bras nerveux, il se plaça derrière le tyran, prêt à exécuter ses ordres.
—Regardez cet homme, Louis de Bourbon! dit de la Marck, et dites-moi ce que vous avez maintenant à m'offrir pour échapper à ce moment dangereux.
L'évêque jeta un regard mélancolique mais ferme sur l'affreux satellite, dont l'attitude annonçait qu'il était prêt à exécuter les volontés du despote, et répondit sans paraître ébranlé:
—écoutez-moi, Guillaume de la Marck, et vous tous, gens de bien, s'il est ici quelqu'un qui mérite ce nom; écoutez ce que j'ai à offrir à ce scélérat. Guillaume de la Marck, tu as excité à la révolte une cité impériale; tu as pris d'assaut le palais d'un prince du Saint-Empire germanique; tu as massacré ses sujets, pillé ses biens, maltraité sa personne. Tu as mérité pour tous ces faits d'être mis au ban de l'Empire, d'être déclaré fugitif et hors la loi, d'être privé de tes droits et de tes possessions. Tu as fait pire encore; tu as fait plus que violer les lois humaines, et mériter la vengeance des hommes: tu as osé entrer dans la maison du Seigneur, porter la main sur un père de l'église, souiller le sanctuaire de Dieu par le vol et le meurtre, comme un brigand sacrilège...
—As-tu-fini? s'écria de la Marck en l'interrompant, et en frappant du pied avec fureur.
—Non, répondit le prélat, car je ne t'ai pas encore dit ce que j'ai à t'offrir.
—Continue donc, reprit le Sanglier des Ardennes, et malheur à ta tête blanche si la fin de ton sermon ne me plaît pas davantage que l'exorde. Et à ces mots il s'enfonça dans son siège en grinçant des dents et en écumant de rage, comme l'animal dont il portait le nom et les dépouilles.
—Voilà quels sont tes crimes, continua l'évêque avec un ton de détermination, calme: maintenant écoute ce que je veux bien t'offrir: comme prince compatissant, comme prélat chrétien, je mets de côté toute offense qui m'est personnelle. Jette ton bâton de commandement; renonce à ton autorité; délivre tes prisonniers; restitue le butin que tu as fait; distribue tout ce que tu possèdes aux orphelins dont tu as fait périr les pères, aux veuves que tu as privées de leurs maris; couvre-toi d'un sac, jette des cendres sur ta tête, prends un bourdon à la main, et va à Rome en pèlerinage: nous solliciterons nous-même de la chambre, impériale de Ratisbonne le pardon de tes forfaits, et de notre saint-père le pape l'absolution de tes péchés.
Tandis que Louis de Bourbon proposait ces conditions d'un ton aussi décidé que s'il eût été assis sur son trône épiscopal et que l'usurpateur eût été prosterné à ses pieds en suppliant, de la Marck se leva lentement, la surprise que lui causait cette audace cédant peu à peu à la rage. Enfin, quand le prélat eut cessé de parler, il jeta un coup d'œil sur Nikkel Blok, et leva un doigt, sans prononcer une parole. à l'instant même le scélérat frappa, comme s'il eût fait son métier dans sa tuerie, et l'évêque assassiné tomba, sans pousser un seul gémissement, au pied de son trône épiscopal.
Les Liégeois, qui ne s'attendaient pas à cette horrible catastrophe, et qui croyaient au contraire voir cette conférence se terminer par quelque arrangement amiable, firent tous un mouvement d'horreur, et poussèrent des cris d'exécration et de vengeance. Mais la voix terrible de Guillaume de la Marck se fit entendre au-dessus de tout ce tumulte. Le poing fermé, et le bras tendu, il s'écria:—Eh quoi! vils pourceaux de Liège, vous qui vous vautrez dans la fange de la Meuse, oseriez-vous vous mesurer avec le Sanglier des Ardennes? Holà, mes marcassins (car c'était le nom que lui-même et beaucoup d'autres donnaient souvent à ses soldats), montrez vos défenses à ces pourceaux flamands.
Tous ses soldats furent debout au même instant; et comme ils étaient mêlés avec leurs ci-devant alliés, qui ne s'attendaient pas à être attaqués, chacun d'eux, en un clin d'œil, saisit au collet le Liégeois dont il était voisin, tandis que sa main droite tenait levé sur sa poitrine un poignard dont on voyait briller la lame à la lueur des lampes et de la lune. Tous les bras étaient levés, mais personne frappait. Les Liégeois étaient trop surpris pour faire résistance, et peut-être de la Marck ne se proposait-il que d'imprimer la terreur dans l'esprit des citadins ses confédérés.
Mais la face des choses changea soudain, grâce au courage de Durward, dont la présence d'esprit et la résolution étaient au-dessus de son âge, et qui était stimulé dans ce moment par tout ce qui pouvait lui prêter une nouvelle énergie. Imitant les soldats de de la Marck, il s'élança sur Carl Eberon, le fils de leur chef, le maîtrisa facilement; et lui appuyant un poignard sur la gorge, il s'écria à haute voix:—Jouez-vous ce jeu-là? En ce cas, m'y voilà aussi.
—Arrêtez! arrêtez! s'écria de la Marck; c'est une plaisanterie, ce n'est pas autre chose. Pensez-vous que je voudrais faire le moindre mal à mes bons amis et alliés de la ville de Liège? Soldats, bas les armes, et asseyez-vous! Qu'on emporte cette charogne, qui a causé cette querelle entre des amis, ajouta-t-il en poussant du pied le corps de l'évêque, et noyons-en le souvenir dans de nouveaux flots de vin.
On obéit à l'instant, et les soldats et les Liégeois se regardaient les uns les autres comme ne sachant pas trop s'ils étaient amis ou ennemis. Quentin Durward profita du moment:
—Guillaume de la Marck! s'écria-t-il, et vous, bourgeois et citoyens de Liège, écoutez-moi un instant; et vous, jeune homme, tenez-vous en repos (car le jeune Carl cherchait à lui échapper): il ne vous arrivera aucun mal, à moins que je n'entende encore quelqu'une de ces plaisanteries piquantes.
—Et qui es-tu? au nom du diable! s'écria de la Marck étonné, toi qui oses venir prendre des otages en ma présence, et m'imposer des conditions, à moi qui en prescris aux autres, et qui n'en reçois de personne.
—Je suis un serviteur de Louis, roi de France, répondit Quentin avec hardiesse, un des archers de sa garde écossaise, comme mon langage, et en partie mon costume, peuvent vous en avertir. Je suis ici par son ordre, pour être témoin de ce qui s'y passe, et lui en faire mon rapport; et je vois avec surprise qu'on agit en païens plutôt qu'en chrétiens, en fous plutôt qu'en hommes raisonnables. L'armée de Charles de Bourgogne va marcher incessamment contre vous; et si vous désirez obtenir des secours de la France, il faut que vous agissiez différemment. Quant à vous, habitans de Liège, je vous invite à retourner à l'instant dans votre ville; et si quelqu'un met obstacle à votre départ, je le déclare ennemi de mon maître, Sa Majesté très-chrétienne.
—France et Liège! France et Liège! s'écrièrent les tanneurs formant la garde du corps de Pavillon, et plusieurs autres bourgeois dont l'audace de Quentin commençait à ranimer le courage; France et Liège; vive le brave archer! nous vivrons et nous mourrons avec lui!
Les yeux de Guillaume de la Marck étincelaient, et il porta la main à son poignard, comme s'il eût voulu le lancer droit au cœur de l'audacieux archer. Mais jetant un coup d'œil autour de lui, il vit dans les regards de ses propres soldats quelque chose qu'il dut lui-même respecter. Un grand nombre d'entre eux étaient Français, et aucun d'eux n'ignorait les secours secrets en hommes et en argent que leur maître recevait de la France; quelques-uns étaient même épouvantés du meurtre sacrilège qui venait d'être commis. Le nom de Charles de Bourgogne, prince dont le ressentiment ne pouvait qu'être excité par tout ce qui s'était passé cette nuit; l'imprudence de se faire une querelle avec les Liégeois; la folie d'exciter la colère du roi de France: toutes ces idées faisaient une vive impression sur leur esprit, quoiqu'ils n'en eussent pas alors l'usage bien libre. En un mot, de la Marck vit que s'il se portait à quelque nouvelle violence, il courait le risque de ne pas être soutenu, même par sa propre troupe.
En conséquence déridant son front et adoucissant l'expression menaçante de son regard, il déclara qu'il n'avait aucun mauvais dessein contre ses bons amis de Liège; qu'ils étaient libres de quitter Schonwaldt quand bon leur semblerait, quoiqu'il eût espéré qu'ils passeraient au moins la nuit à se réjouir avec lui en honneur de leur victoire. Il ajouta avec plus de calme qu'il n'en montrait communément, qu'il serait prêt à entrer en négociation avec eux pour le partage des dépouilles, et à concerter les mesures nécessaires pour leur défense mutuelle, soit le lendemain, soit tel autre jour qu'il leur plairait. Quant au jeune archer de la garde écossaise, il se flattait qu'il lui ferait l'honneur de passer la nuit à Schonwaldt.
Quentin fit ses remerciemens, mais ajouta que tous ses mouvemens devaient être déterminés par ceux de mein herr Pavillon, auquel il était particulièrement chargé de s'attacher; mais qu'il l'accompagnerait bien certainement la première fois qu'il viendrait voir le vaillant Guillaume de la Marck.
—Si vos mouvemens se règlent sur les miens, dit Pavillon, il est probable que vous quitterez Schonwaldt sans un instant de délai; et si vous n'y revenez qu'en ma compagnie, il est à croire qu'on ne vous y reverra pas de sitôt.
L'honnête citoyen ne prononça la dernière partie de cette phrase qu'entre ses dents, comme s'il eût craint de laisser entendre l'expression d'un sentiment qu'il lui était pourtant impossible d'étouffer entièrement.
—Suivez-moi pas à pas, mes braves tanneurs, dit-il à ses gardes-du-corps, et nous sortirons le plus tôt possible de cette caverne de voleurs.
La plupart des Liégeois, du moins ceux qui s'élevaient au-dessus de la canaille, partageaient à cet égard l'opinion du syndic, et il y avait eu parmi eux moins de joie quand ils étaient entrés triomphans dans Schonwaldt, qu'ils n'en éprouvèrent à l'espoir d'en sortir sains et saufs. On ne mit aucun obstacle à leur départ, et l'on peut juger de la joie qu'éprouva Quentin lorsqu'il se vit hors de ces murs formidables.
Pour la première fois depuis qu'ils étaient entrés dans la salle qui venait d'être témoin d'un meurtre abominable, Quentin se hasarda à adresser la parole à la jeune comtesse, en lui demandant comment elle se trouvait.
—Bien, bien, répondit-elle avec le langage laconique de l'effroi; parfaitement bien.—Ne vous arrêtez pas pour me faire une seule question. Ne perdons pas un instant; fuyons, fuyons.
Tout en parlant ainsi, elle s'efforçait d'accélérer le pas, mais avec si peu de succès qu'elle serait tombée d'épuisement si Durward ne l'eût soutenue. Avec la tendresse d'une mère qui veut mettre son enfant hors de danger, le jeune Écossais la prit entre ses bras pour la porter; et tandis qu'elle lui passait le bras autour du cou, sans autre pensée que le désir de se sauver, il n'aurait pas voulu avoir couru cette nuit un péril de moins, puisque telle en était la conclusion.
L'honnête bourguemestre, de son côté, était soutenu et presque traîné par son fidèle conseiller Peterkin et un autre de ses ouvriers; ce fut ainsi qu'ils arrivèrent hors d'haleine sur les bords de la Meuse, ayant rencontré, chemin faisant, plusieurs troupes d'habitans de Liège, qui désiraient savoir quelle était la situation des choses à Schonwaldt, et s'il était vrai, comme le bruit commençait à s'en répandre, qu'une querelle s'était élevée entre les vainqueurs.
Se débarrassant de ces curieux importuns aussi-bien qu'ils le purent, ils réussirent enfin, grâce à Peterkin et à quelques-uns de ses compagnons, à se procurer une barque, et ils purent jouir par ce moyen d'un repos dont avait grand besoin Isabelle, qui continuait à rester presque sans mouvement dans les bras de son libérateur. Ce retour du calme n'était pas moins nécessaire au bon bourguemestre, qui, après avoir fait quelques remerciemens sans suite à Durward, commença une longue harangue adressée à Peterkin, sur le courage dont il avait fait preuve, la bienfaisance qu'il avait montrée, et les périls sans nombre auxquels ces deux vertus l'avaient exposé tant en cette occasion qu'en plusieurs autres.
—Peterkin, lui dit-il en reprenant le même chapitre que la veille, si j'avais eu le cœur moins brave, je ne me serais pas opposé à ce que les bourgeois de Liège payassent le vingtième quand tous les autres y consentaient. Un cœur moins brave ne m'aurait pas conduit à cette bataille de Saint-Tron, où un homme d'armes du Hainaut me renversa d'un coup de lance dans un fossé rempli de boue, et d'où ni ma bravoure ni mes efforts ne purent me tirer avant la fin de la bataille. Et n'est-ce pas encore mon courage qui m'a fait mettre, la nuit dernière, un corselet devenu trop étroit et dans lequel j'aurais été étouffé sans l'aide de ce brave jeune homme dont le métier est de se battre, à quoi je lui souhaite beaucoup de plaisir? Et quant à ma bonté de cœur, Peterkin, elle m'a rendu pauvre, c'est-à-dire elle m'aurait rendu pauvre, si je n'avais été passablement nanti des biens de ce misérable monde. Et Dieu sait dans quel embarras je puis encore me trouver avec des dames, des comtesses, des secrets à garder. Tout cela peut me coûter la moitié de ma fortune, et mon cou par-dessus le marché.
Quentin ne put garder le silence plus long-temps, et il l'assura que s'il courait quelques dangers ou faisait quelques pertes à cause de la jeune dame alors sous sa protection, elle s'empresserait de l'en dédommager par sa reconnaissance et par toutes les indemnités possibles.
—Grand merci, monsieur l'archer, grand merci, répondit le citoyen de Liège; mais qui vous a dit que je demande à être indemnisé pour m'être acquitté du devoir d'un honnête homme? Je regrettais seulement qu'il pût m'en coûter quelque chose de manière ou d'autre; et j'espère qu'il m'est permis de parler ainsi à mon lieutenant, sans reprocher à personne les pertes et les dangers que je puis encourir.
Quentin conclut de ce discours que le syndic était du nombre de ces gens qui se paient, en murmurant et en grondant, des services qu'ils rendent aux autres, et dont le seul motif, en se plaignant ainsi, est de donner une plus haute idée de ce qu'ils ont pu faire. Il garda donc un silence prudent, et permit au bourguemestre de s'étendre tout à son aise sur les pertes et les dangers auxquels il s'était exposé et s'exposait encore en ce moment, par suite de son zèle pour le bien public et de sa bienfaisance désintéressée pour ses semblables; sujet qui le conduisit jusqu'à la porte de sa maison.
La vérité était que l'honnête citoyen sentait qu'il avait perdu un peu de son importance en laissant figurer un jeune étranger au premier rang pendant la crise qui venait d'avoir lieu au château de Schonwaldt; et quelque enchanté qu'il eût été, dans le moment, de l'effet qu'avait produit l'intervention de Durward, cependant, en y réfléchissant, il sentait le tort que devait en souffrir sa réputation de courage, et il s'efforçait d'en obtenir une compensation, en exagérant les droits qu'il avait à la reconnaissance du pays en général, de ses amis en particulier, et plus spécialement encore à celle de la jeune comtesse et de son protecteur.
Mais lorsque la barque se fut arrêtée au bout du jardin, et qu'avec l'aide de Peterkin il eut mis le pied sur la rive, on aurait dit que le sol du terrain qui lui appartenait avait la vertu de dissiper tout à coup ses sentimens de jalousie et d'amour-propre blessé, et de changer le démagogue mécontent de s'être vu éclipsé, en ami serviable, bon et hospitalier. Il appela à haute voix Trudchen, qui parut sur-le-champ, car la crainte et l'inquiétude avaient presque entièrement banni le sommeil des murs de Liège pendant cette nuit désastreuse. Trudchen fut chargée de donner tous ses soins à la belle étrangère, qui avait à peine l'usage de ses sens; et la bonne fille du digne syndic, admirant les charmes de la jeune comtesse et prenant pitié de l'affliction dans laquelle elle paraissait plongée, s'acquitta de ce devoir hospitalier avec le zèle et l'affection d'une sœur. Quelque tard qu'il fût, et quelque fatigué que parût Pavillon, ce ne fut pas sans difficulté que Quentin échappa à un flacon de vin précieux, aussi vieux que la bataille d'Azincourt; et il aurait été obligé d'en prendre sa part, sans l'arrivée de la maîtresse de la maison, que les cris redoublés de Pavillon pour obtenir les clefs de la cave firent sortir de sa chambre à coucher. C'était une petite femme ronde, qui paraissait avoir été assez bien dans son temps; mais qui, depuis plusieurs années, se faisait particulièrement remarquer par un nez rouge et pointu, une voix aigre, une détermination bien prononcée de tenir son mari sous une discipline sévère dans sa maison, en compensation de l'autorité qu'il exerçait quand il en était dehors.
Dès qu'elle apprit la nature du débat qui avait eu lieu entre son mari et son hôte, elle déclara positivement que le premier, bien loin d'avoir besoin de prendre du vin, n'en avait déjà que trop bu; et au lieu de se servir, comme il le désirait, d'aucune des clefs dont un gros trousseau était suspendu à sa ceinture par une chaîne d'argent, elle lui tourna le dos sans cérémonie, et conduisit Durward dans un appartement propre, si bien meublé, si bien garni du commode et de l'utile, qu'il n'en avait pas encore vu qui pût lui être comparé, tant les riches Flamands l'emportaient, à cette époque, non-seulement sur les pauvres et grossiers Écossais, mais sur les Français eux-mêmes, pour tous les agrémens de la vie domestique.