Quentin Durward
préférait tirer de l'observation des imperfections de l'humanité considérée sous un point de vue plus noble. Et en effet, s'il est vrai, comme le rapporte Brantôme, qu'un fou de cour ayant entendu Louis XI, dans un de ses accès de repentir et de dévotion, avouer qu'il avait été complice de l'empoisonnement de son frère Henri, comte de Guienne, en fit le récit, le lendemain à dîner, devant toute la cour assemblée, on peut croire que les plaisanteries des fous de profession eurent peu d'attraits pour ce monarque pendant tout le reste de sa vie.
Mais en cette occasion il ne dédaigna pourtant pas de faire attention au fou favori du duc de Bourgogne, et d'applaudir à ses reparties. Il le fit même d'autant plus volontiers, qu'il crut remarquer, que quoique la folie du Glorieux s'exprimât souvent d'une manière grossière, elle couvrait pourtant plus de finesse et de causticité que n'en avaient ordinairement les hommes de cette profession.
Dans le fait, Tiel Wetzweiler, surnommé le Glorieux, n'était nullement un fou de trempe ordinaire. C'était un grand et bel homme, qui excellait dans un grand nombre d'exercices, ce qui semblait à peine pouvoir se concilier avec une faible intelligence, puisqu'il lui avait fallu de la patience et de l'attention pour acquérir ces talens. Il suivait ordinairement le duc à la chasse et même à la guerre; et, à la bataille de Montlhéri, quand ce prince courut un grand danger, ayant été blessé à la gorge, et se trouvant sur le point d'être fait prisonnier par un chevalier français qui tenait déjà les rênes de son cheval, Tiel Wetzweiler attaqua l'assaillant avec tant de bravoure qu'il le renversa et dégagea son maître. Peut-être craignait-il que ce service ne parût trop important pour un homme de sa condition, et qu'il ne lui suscitât des ennemis parmi les chevaliers et les seigneurs qui avaient laissé au fou de la cour le soin de la personne de leur souverain; quoi qu'il en fût, au lieu de songer à se faire donner des éloges pour cet exploit, il ne chercha qu'à faire rire à ses dépens, et il fit tant de gasconnades sur tout ce qu'il avait fait dans cette bataille, que bien des gens pensèrent que le secours qu'il avait donné si à propos au duc était une circonstance imaginaire, comme tout le reste de sa narration. Ce fut à cette occasion qu'il reçut le sobriquet de Glorieux, et dès-lors il ne porta plus d'autre nom.
Le Glorieux s'habillait fort richement, et ne conservait que très-peu de chose du costume ordinaire aux gens de sa profession; encore ce peu avait-il un caractère symbolique plutôt que littéral. Au lieu d'avoir la tête rasée, il portait de longs cheveux bouclés qui venaient rejoindre une barbe bien peignée et arrangée avec soin; ses traits étaient réguliers et auraient pu même passer pour beaux, s'il n'avait eu quelque chose d'égaré dans les yeux. Une petite bande de velours écarlate, placée au haut de son bonnet, indiquait plutôt qu'elle ne représentait une crête de coq, attribut distinctif d'un fou en titre d'office. Sa marotte en ébène se terminait, suivant l'usage, par une tête de fou avec des oreilles d'âne en argent, mais si petite et taillée si délicatement, qu'à moins de l'examiner de fort près on aurait pu croire qu'il portait le bâton officiel de quelque dignité plus grave. Telles étaient, dans tout son costume, les seules marques auxquelles, on put reconnaître son emploi. à tous autres égards, il disputait de splendeur avec la plupart des seigneurs de la cour. Une médaille d'or était attachée à son bonnet; il portait au cou une belle chaîne de même métal, et ses riches habits n'étaient pas taillés d'une manière plus bizarre que ceux de ces jeunes gens qui cherchent à outrer la mode du jour.
Charles et Louis, en imitation de son hôte, adressèrent souvent la parole à ce personnage pendant le repas, et tous deux, en riant de bon cœur, montraient combien les réponses du Glorieux les amusaient.
—Pour qui sont donc ces deux places vacantes? lui demanda Charles.
—L'une d'elles tout au moins devrait m'appartenir par droit de succession, répondit le Glorieux.
—Et pourquoi cela, drôle?
—Parce qu'elles appartiennent à d'Hymbercourt et à d'Argenton, qui sont allés si loin pour donner le vol à leurs faucons, qu'ils en ont oublié leur souper. Or, ceux qui préfèrent un faucon volant, à un faisan sur la table, sont proches parens des fous, et par conséquent je devrais avoir droit à leurs places à table, comme faisant partie de leur succession mobilière.
—C'est une plaisanterie réchauffée, mon ami Tiel, mais qu'ils soient fous ou sages, les voici qui arrivent pour relever leur défaut.
D'Argenton et d'Hymbercourt entraient en ce moment dans la salle; et après avoir salué respectueusement les deux princes, ils prirent les places qui leur avaient été réservées.
—Eh bien! messieurs, leur dit le duc, il faut que votre chasse ait été bien bonne ou bien mauvaise, pour qu'elle vous ait retenus si tard? Mais quoi! sire Philippe de Comines, vous avez l'air tout abattu! d'Hymbercourt vous a-t-il gagné une grosse gageure? Vous êtes un philosophe, et vous devriez savoir mieux supporter la mauvaise fortune. Mais d'Hymbercourt a l'air tout consterné! Que veut dire ceci, messieurs? n'avez-vous pas trouvé de gibier? avez-vous perdu vos faucons? avez-vous rencontré quelque sorcière? le Chasseur Sauvage[72]s'est-il montré à vous dans la forêt? Sur mon honneur, on dirait que vous venez, non à un festin, mais à une cérémonie funèbre.
Tandis que le duc parlait, les yeux de toute la compagnie se dirigeaient sur d'Argenton et d'Hymbercourt. Ils n'étaient nullement de cette classe de gens en qui une expression de mélancolie est habituelle, et ce fut une raison pour que leur embarras et leur air décontenancé en fussent plus remarqués. L'enjouement et la gaieté qu'on devait en grande partie à de copieuses libations d'excellent vin, disparurent presque au même instant; et sans que personne pût assigner la raison de ce changement survenu tout à, coup dans la disposition générale des esprits, chacun se mît à parler à l'oreille à son voisin, comme si l'on eût été dans l'attente de quelque nouvelle étrange et importante.
—Que veut dire ce silence, messieurs? s'écria le duc en élevant la voix qu'il avait naturellement très-haute. Si vous apportez à notre banquet un air si étrange et une taciturnité qui l'est encore davantage, nous voudrions que vous fussiez restés dans les marais à chercher des hérons, des bécasses, et même des hiboux.
—Monseigneur, dit d'Argenton, comme nous revenions ici de la forêt, nous avons rencontré le comte de Crèvecœur.
—Quoi! déjà de retour du Brabant? J'espère que tout y est tranquille.
—Le comte informera lui-même Votre Altesse, dans un instant, des nouvelles qu'il apporte, dit d'Hymbercourt, car nous ne les savons que fort imparfaitement.
—Vraiment? Et où est le comte?
—Il change de costume pour se rendre près de Votre Altesse, répondit d'Hymbercourt.
—De costume! Tête-Dieu! que m'importe son costume? Je crois que vous avez conspiré avec lui pour me faire perdre l'esprit?
—Pour parler plus franchement, dit d'Argenton, les nouvelles qu'il apporte, il désire vous les communiquer dans une audience particulière.
—Tête-Dieu! sire roi, dit Charles, voilà bien comme nos conseillers nous servent toujours. S'ils peuvent attraper quelque chose qu'ils jugent de quelque intérêt pour notre oreille, ils prennent sur-le-champ un air grave, et deviennent aussi fiers de ce qu'ils portent qu'un âne l'est d'une selle neuve. Qu'on aille dire à Crèvecœur de se rendre ici sur-le-champ. Il vient des frontières de Liège; et quant à nous, du moins, dit-il en appuyant sur le pronom, nous n'avons dans ce pays aucun secret que nous ne puissions proclamer à la face du monde entier.
On s'aperçut généralement que le duc avait assez bu pour renforcer son opiniâtreté naturelle; et, quoique plusieurs de ses courtisans lui eussent volontiers fait observer que le moment n'était convenable ni pour apprendre des nouvelles, ni pour tenir conseil, cependant ils connaissaient trop bien l'impétuosité de son caractère pour se hasarder à lui faire quelque objection, et chacun resta dans l'attente des nouvelles apportées par Crèvecœur.
Quelques minutes se passèrent, pendant lesquelles le duc resta les yeux fixés sur la porte avec un air d'impatience, tandis que tous les convives avaient les leurs baissés vers la table, comme pour cacher leur inquiétude et leur curiosité. Louis seul conservait le plus grand sang-froid, et causait alternativement avec le fou et avec le grand écuyer tranchant.
Enfin Crèvecœur arriva, et dès qu'il parut le duc le salua en lui demandant d'un ton bref:—Eh bien! sire comte, quelles nouvelles de Liège et du Bradant? L'annonce de votre arrivée a banni la gaieté de notre table; mais nous espérons que votre présence va l'y ramener.
—Mon seigneur et maître, répondit Crèvecœur d'un ton ferme, mais triste, les nouvelles que j'apporte sont faites pour être entendues dans votre conseil plutôt qu'à votre table.
—Quelles sont-elles? s'écria le duc; je veux le savoir, eussiez-vous à m'annoncer la venue de l'Antéchrist. Mais je puis les deviner: les Liégeois se sont encore mutinés?
—C'est la vérité, monseigneur, dit Crèvecœur d'un air très-grave.
—Voyez-vous, reprit le duc, comme j'ai deviné sur-le-champ ce que vous hésitiez tellement à me dire! Ainsi donc ces bourgeois écervelés ont encore pris les armes? Cette nouvelle ne pouvait arriver plus à propos, ajouta-t-il en jetant sur Louis un regard plein d'amertume et de ressentiment, quoiqu'il cherchât évidemment à se modérer, puisque nous pouvons demander à notre seigneur suzerain son avis sur la manière de réprimer de tels mutins. Avez-vous encore d'autres nouvelles, comte? apprenez-nous-les; rendez-nous compte ensuite pourquoi vous n'avez pas marché vous-même au secours de l'évêque.
—Il m'en coûte, monseigneur, d'avoir à vous apprendre les autres nouvelles, et il sera affligeant pour vous de les entendre. Mon secours, celui de tous les chevaliers du monde, ne pourraient être d'aucune utilité au digne prélat: Guillaume de la Marck, uni aux Liégeois insurgés, s'est emparé de Schonwaldt, et l'a assassiné dans son propre château.
—Assassiné! répéta le duc d'une vois creuse et basse, qui fut pourtant entendue d'un bout de la salle à l'autre, tu as été trompé par quelque faux rapport, Crèvecœur; cela est impossible!
—Hélas, monseigneur, répondit le comte, je le tiens d'un témoin oculaire, d'un archer de la garde écossaise du roi de France, qui était dans la salle à l'instant où ce meurtre a été commis par ordre de Guillaume de la Marck.
—Et qui sans doute était fauteur et complice de cet horrible sacrilège, s'écria le duc en se levant et en frappant du pied avec tant de fureur qu'il brisa le marche-pied placé devant lui. Qu'on ferme les portes de cette salle! Qu'on en garde les fenêtres! Qu'aucun étranger ne bouge de sa place, sous peine de mort! Gentilshommes de ma chambre, l'épée à la main!—Et se tournant vers Louis, il avança la main lentement, mais d'un air déterminé, vers la poignée de son épée, pendant que le roi, sans montrer aucune crainte, sans même prendre une attitude défensive, lui disait froidement:
—Cette nouvelle a ébranlé votre raison, beau cousin.
—Non, répliqua le duc d'un ton terrible; mais elle a éveillé un juste ressentiment que j'avais laissé sommeiller trop long-temps par de vaines considérations de lieux et de circonstances.—Assassin de ton frère! rebelle contre ton père! tyran de tes sujets! allié traître, roi parjure, gentilhomme sans honneur! tu es en mon pouvoir, et j'en rends grâce au ciel.
—Rendez-en plutôt grâce à ma folie, dit le roi. Quand nous nous rencontrâmes, à termes plus égaux, à Montlhéri, il me semble que vous auriez voulu être plus loin de moi que vous ne l'êtes maintenant.
Le duc avait toujours la main sur la poignée de son épée; mais il ne la tira pas hors du fourreau. Il semblait qu'il ne pouvait se résoudre à en faire usage contre un ennemi qui ne lui offrait aucune résistance, et dont l'air calme ne pouvait justifier aucun acte de violence.
Cependant une confusion générale régnait dans la salle. Les portes en avaient été fermées par l'ordre du duc, et elles étaient gardées; mais plusieurs seigneurs français, quoique peu nombreux, s'étaient levés, et se disposaient à prendre la défense de leur souverain. Louis n'avait dit un mot ni au duc d'Orléans ni à Dunois depuis qu'il les avait fait sortir du château de Loches; et à peine pouvaient-ils se croire en liberté, traînés comme ils l'étaient à la suite du roi, et objets de sa méfiance et de ses soupçons plutôt que de ses égards et de son attachement. Cependant la voix de Dunois fut la première à se faire entendre au milieu du tumulte; et s'adressant au duc de Bourgogne:—Sire duc, lui dit-il, vous oubliez que vous êtes vassal de la France; et que nous, vos convives, nous sommes Français. Si vous levez la main contre notre monarque, préparez-vous aux plus violens efforts, du désespoir; car croyez-moi, nous nous abreuverons du sang de la Bourgogne comme nous venons de le faire de son vin. Courage, monseigneur d'Orléans. Et vous, gentilshommes français, rangez-vous autour de Dunois, et faites ce que vous le verrez faire.
C'est en de pareils momens qu'un roi connaît quels sont ceux de ses sujets sur qui il peut compter avec certitude. Le peu de chevaliers et de seigneurs indépendans qui avaient suivi Louis, et dont la plupart n'avaient jamais reçu de lui que des marques de dédain et de déplaisir, sans être effrayés par une force infiniment supérieure qui ne leur permettait d'espérer qu'une mort glorieuse, se rangèrent à l'instant autour de Dunois, et se frayèrent un chemin à sa suite vers le haut bout de la table où se trouvaient les deux princes.
Au contraire, ceux que Louis avait tirés du néant pour leur confier des places importantes pour lesquelles ils n'étaient pas nés ne montrèrent que froideur et lâcheté, et restant tranquillement assis, semblèrent résolus de ne pas courir au-devant de leur destin, en se mêlant de cette affaire, quoi qu'il pût arriver à leur bienfaiteur.
à la tête du parti le plus généreux et le plus fidèle était le vénérable lord Crawford, qui, avec une agilité que personne n'aurait attendue de son âge, s'ouvrit un chemin malgré toute opposition. Il est pourtant juste d'ajouter qu'il n'en éprouva guère; car, soit par point d'honneur, soit par un secret désir de prévenir le coup qui menaçait Louis, la plupart des seigneurs bourguignons s'écartèrent pour le laisser passer. Se plaçant hardiment entre le roi et le duc, Crawford enfonça sur un côté de sa tête sa toque, d'où s'échappaient quelques mèches de cheveux blancs; ses joues pâles et son front ridé reprirent les couleurs de la jeunesse; son œil flétri par l'âge brilla de tout le feu d'un jeune guerrier prêt à faire un acte de courage et de désespoir; et entourant son bras gauche du manteau attaché à son épaule, il tira son épée de la main droite.
—J'ai combattu pour son père et pour son aïeul! s'écria-t-il, et, de par saint André! quoi qu'il puisse arriver, je ne l'abandonnerai pas dans une pareille crise!
Tout ce qui vient de nous coûter quelque temps pour le raconter se passa avec la rapidité d'un éclair. à peine le duc avait-il pris une attitude menaçante, que Crawford s'était jeté entre lui et l'objet de sa vengeance, et que Dunois, entouré des seigneurs français, n'était plus qu'à quelques pas.
Le duc de Bourgogne avait toujours la main sur son épée, et il semblait se disposer à donner le signal d'une attaque générale dont le résultat aurait été infailliblement le massacre du parti le plus faible, quand Crèvecœur se jeta en avant, et s'écria d'une voix retentissante:—Monseigneur de Bourgogne, songez à ce que vous allez faire! Vous êtes chez vous. Vous êtes le vassal du roi. Ne répandez pas le sang de votre hôte sous votre toit, le sang d'un roi sur le trône que vous avez élevé pour lui, et où il s'est assis sous votre sauvegarde. Par égard pour l'honneur de votre maison, ne cherchez pas à venger un meurtre horrible par un meurtre plus horrible encore.
—Retire-toi, Crèvecœur, s'écria le duc, et laisse-moi assouvir ma vengeance. Retire-toi, te dis-je: la colère des princes est à craindre comme celle du ciel.
—Oui, répondit Crèvecœur avec fermeté; mais seulement quand elle est juste comme celle du ciel. Permettez-moi de vous supplier de maîtriser la violence de votre caractère, quelque justement irrité que vous soyez. Et vous, messeigneurs de France, votre résistance est inutile; souffrez que je vous engage à éviter tout ce qui pourrait amener une effusion de sang.
—Il a raison, dit Louis que son sang-froid n'abandonna pas dans cette crise effrayante, et qui prévoyait que si une querelle commençait, on se porterait à plus de violence dans la chaleur du moment qu'après l'examen des choses telles qu'elles étaient, si on pouvait maintenir la paix.—Mon cousin d'Orléans, mon cher Dunois, mon brave Crawford, n'amenez pas des malheurs et une effusion de sang, en vous offensant trop promptement. Notre cousin le duc est courroucé de la nouvelle de la mort d'un ami qui lui était cher, du vénérable évêque de Liège, dont nous déplorons le meurtre autant qu'il le déplore. D'anciens et malheureusement de nouveaux sujets de querelle le portent à nous soupçonner d'avoir eu quelque part à un crime qui nous fait horreur. Si notre hôte voulait nous assassiner en ce lieu même, nous son roi, nous son parent, sous la fausse supposition que nous ayons donné les mains à ce meurtre abominable, tous vos efforts n'allégeraient guère notre destin, et pourraient au contraire considérablement l'aggraver. Ainsi donc, Crawford, retirez-vous. Quand ce devraient être mes dernières paroles, je parle comme un roi à son officier, et j'exige obéissance. Retirez-vous; et si on l'exige, rendez votre épée: je vous le commande, et votre serment vous oblige à m'obéir.
—C'est la vérité, Sire, répondit Crawford en reculant, et remettant son épée dans le fourreau; oui, c'est la vérité; mais si j'étais à la tête de soixante-dix de mes braves gens, au lieu d'être chargé du même nombre d'années, sur mon honneur! je voudrais voir si l'on peut avoir raison de ces galans si pimpans avec leurs chaînes d'or et les bijoux qui brillent à leurs chapeaux.
Le duc resta assez long-temps les yeux fixés sur le plancher, et dit ensuite avec un ton d'ironie amère:—Vous avez raison, Crèvecœur: notre honneur exige que les obligations que nous avons à ce grand roi, à cet hôte honorable, à cet ami fidèle, ne soient pas payées aussi précipitamment que nous l'avions d'abord résolu dans notre colère. Nous agirons de telle sorte que toute l'Europe connaîtra la justice de nos procédés. Messeigneurs de France, il faut que vous rendiez vos armes à mes officiers. Votre maître a rompu la trêve et n'a plus droit à en profiter. Cependant, pour ménager vos sentimens d'honneur, et par respect pour la race dont il a dégénéré, nous ne demanderons pas à notre cousin Louis son épée.
—Pas un de nous, s'écria Dunois, ne rendra ses armes, et ne sortira de cette salle sans être convaincu de la sûreté de notre roi.
—Et pas un homme de la garde écossaise, ajouta lord Crawford, ne mettra bas les armes, si ce n'est par ordre du roi de France ou de son grand connétable.
—Brave Dunois, dit le roi, et vous, mon fidèle Crawford, votre zèle me nuira au lieu de m'être utile. Je compte, ajouta-t-il avec dignité, sur la justice de ma cause, plus que sur une vaine résistance qui coûterait la vie à mes meilleurs et mes plus braves sujets. Rendez vos armes: les nobles Bourguignons qui recevront ces gages honorables nous protégeront vous et moi mieux que vous ne pourriez le faire.—Rendez vos armes; c'est moi qui vous l'ordonne.
Ce fut ainsi que dans cette crise dangereuse Louis montra cette prompte décision et cette présence d'esprit admirables qui seules pouvaient lui sauver la vie. Il savait que, jusqu'à ce qu'on en vînt aux mains, il pouvait compter sur les efforts de la plupart des seigneurs bourguignons qui se trouvaient dans la salle, pour chercher à calmer la fureur de leur maître; mais que si une mêlée avait lieu, sa vie et celle du petit nombre de défenseurs qu'il avait seraient sacrifiées à l'instant même: ses ennemis les plus acharnés avouèrent pourtant que sa conduite n'offrait en ce moment rien qui sentît la bassesse ou la lâcheté. Il ne chercha pas à changer en frénésie les transports furieux du duc: mais il parut ni craindre ni conjurer sa colère, et il continua à le regarder avec cette attention calme et fixe qu'on remarque dans les yeux d'un homme brave qui observe les gestes menaçans d'un fou, et qui sait que le sang-froid et la fermeté, seront un frein suffisant pour réprimer peu à peu la rage du délire même.
Crawford, à l'ordre du roi, jeta son épée au comte de Crèvecœur.—Prenez-la, lui dit-il, et que le diable vous en donne bien de la joie. Celui à qui elle appartient légitimement n'est pas déshonoré en la rendant, car nous n'avons pas eu le champ libre pour la défendre.
—Un moment, messieurs, s'écria le duc en accens entrecoupés, comme un homme à qui la colère laisse à peine le pouvoir de s'exprimer, gardez vos armes; votre parole de ne pas vous en servir me suffira. Quant à vous, Louis de Valois, vous devez vous regarder comme mon prisonnier, jusqu'à ce que vous vous soyez justifié d'avoir été complice d'un meurtre et d'un sacrilège. Qu'on le conduise au château, dans la Tour du comte Herbert; qu'il ait avec lui six personnes de sa suite à son choix. Lord Crawford, il faut que votre garde se retire du château; on lui assignera un autre logement, un logement honorable. Qu'on lève tous les ponts-levis, et qu'on baisse toutes les herses; qu'on place une triple garde aux portes de la ville; qu'on ramène le pont de bateaux sur la rive droite de la rivière; que ma troupe de Wallons noirs entoure le château; qu'on triple le nombre des sentinelles à tous les postes. D'Hymbercourt, vous ferez faire des patrouilles à pied et à cheval autour de la ville, de demi-heure en demi-heure pendant toute la nuit, et d'heure en heure pendant la journée de demain, si toutefois cette mesure est encore nécessaire alors; car il est probable que nous ne laisserons pas vieillir cette affaire. Veillez bien sur la personne de Louis, si vous faites cas de la vie.
Il quitta la table avec le même air d'humeur et de colère, jeta sur le roi un regard d'inimitié mortelle, et sortit de l'appartement à pas précipités.
—Messieurs, dit Louis en regardant autour de lui avec dignité, le chagrin de la mort de son allié a jeté votre prince dans un accès de frénésie. J'espère que vous connaissez trop bien vos devoirs, comme nobles et comme chevaliers, pour le soutenir dans des démarches traîtreusement violentes contre la personne de son seigneur suzerain.
En ce moment on entendit dans les rues le son des tambours et des trompettes qui appelaient les soldats de toutes parts.
—Nous sommes sujets de la Bourgogne, répondît Crèvecœur, qui remplissait les fonctions de grand-maréchal de la maison du duc, et nous devons agir en conséquence. Nos espérances, nos prières et nos efforts chercheront à ramener la paix et l'union entre Votre Majesté et notre maître; mais en attendant, c'est un devoir pour nous d'exécuter ses ordres. Ces seigneurs et ces chevaliers se feront un honneur d'héberger l'illustre duc d'Orléans, le brave Dunois et le vénérable lord Crawford. Quant à moi, il faut que je sois le chambellan de Votre Majesté, et que je vous conduise dans un tout autre appartement que je ne le voudrais, me rappelant l'hospitalité que j'ai reçue au Plessis. Vous n'avez qu'à choisir votre suite, que les ordres du duc limitent à six personnes.
—En ce cas, dit le roi en regardant autour de lui, et après un moment de réflexion, je désire avoir près de moi Olivier-le-Dain, un archer de ma garde écossaise nommé le Balafré, Tristan l'Ermite, avec deux de ses gens à son choix, et mon fidèle et loyal philosophe Martius Galeotti.
—La volonté de Votre Majesté sera exécutée en tous points, répondit le comte de Crèvecœur. J'apprends, ajouta-il après avoir pris quelques informations, que Galeotti est en ce moment à souper en joyeuse compagnie, mais on va l'envoyer chercher. Les autres se rendront aux ordres de Votre Majesté à l'instant même.
—Marchons donc, dit le roi, et rendons-nous dans le nouveau logement que nous assigne l'hospitalité de notre cousin. Nous savons que la place est forte, et nous espérons qu'elle ne sera pas moins sûre.
—Avez-vous remarqué quelle suite le roi Louis a choisie? demanda le Glorieux à voix basse, au comte de Crèvecœur en suivant Louis qui sortait de la salle où s'était donné le banquet.
—Sans doute, mon joyeux compère; qu'as-tu à dire à cet égard?
—Oh! rien, absolument rien, si ce n'est que c'est un choix rare: un rufian de barbier, un coupe-jarret Écossais, le bourreau avec deux de ses gens, et un fripon de charlatan. J'irai avec vous, Crèvecœur; je veux prendre un grade dans la science de la coquinerie, en les observant pendant que vous allez les conduire. Satan aurait eu peine à convoquer un pareil synode, et il n'aurait pu en être lui-même un plus digne président.
Le fou, à qui tout était permis, prit alors le bras de Crèvecœur, et se mit à marcher avec lui, tandis qu'accompagné d'une forte escorte, mais avec toutes les marques extérieures du respect, le comte conduisait le roi vers son nouvel appartement.
CHAPITRE XXVIII.
Incertitude.
«Le pauvre dort en paix, et les fronts couronnés
«Ne peuvent obtenir une couche paisible.»
SHAKSPEARE. Henri VI, partie II.
QUARANTE hommes d'armes portant alternativement, l'un l'épée nue, l'autre une torche allumée, formaient l'escorte ou plutôt la garde qui conduisait Louis XI de l'hôtel-de-ville de Péronne au château-fort; en entrant dans cette sombre demeure, le roi crut un moment entendre une voix qui lui donnait à l'oreille cet avis que le poète florentin a écrit sur la porte des régions infernales:
Peut-être quelque sentiment de remords aurait ému le cœur du roi, s'il avait songé aux victimes qu'il avait fait entasser dans ses cachots par centaines et par milliers, sur de légers soupçons, souvent même sans aucun motif, les privant sans scrupule de tout espoir de liberté, et les réduisant à maudire la vie à laquelle elles ne tenaient plus que par une sorte d'instinct animal.
La lueur des torches l'emportait sur celle de la lune, dont les rayons avaient moins d'éclat cette nuit que la précédente, et la lumière rougeâtre qu'elles répandaient sur ce vieil édifice semblait rendre encore plus sombre et plus formidable le bâtiment nommé la Tour du comte Herbert. C'était celle que Louis avait vue la veille avec une espèce de pressentiment fâcheux, et qu'il était maintenant destiné à habiter, en proie à la crainte de toutes les violences auxquelles son puissant vassal, au caractère irascible, pourrait se livrer sous ces voûtes silencieuses, si favorables au despotisme.
Les pénibles sensations du roi ne firent que s'accroître quand il aperçut, en traversant la cour, deux ou trois cadavres sur lesquels on avait jeté à la hâte une capote de soldat; et il ne fut pas long-temps à reconnaître l'uniforme des archers de sa garde écossaise. Le détachement qui était de garde près de l'appartement du roi, comme le comte de Crèvecœur l'en informa, avait refusé de quitter son poste; une querelle s'en était suivie entre eux et les Wallons noirs du duc, et avant que les officiers des deux corps eussent pu rétablir l'ordre, plusieurs d'entre eux avaient été tués.
—Mes braves et fidèles Écossais! s'écria le roi en voyant ce triste spectacle, si vous aviez eu à combattre homme à homme, ni la Flandre ni la Bourgogne n'auraient pu fournir de champions en état de vous résister.
—Sans doute, dit le Balafré qui marchait derrière le roi; mais Votre Majesté n'ignore pas que le nombre l'emporte sur le courage. Il y a peu de gens qui puissent faire face à plus de deux ennemis à la fois. Moi-même je ne me soucierais guère d'avoir à en combattre trois, à moins que le devoir ne l'exigeât, auquel cas il ne s'agit plus de compte.
—Es-tu là, ma vieille connaissance? dit le roi. J'ai donc encore près de moi un sujet fidèle?
—Et un fidèle ministre, soit dans vos conseils, soit dans les devoirs qu'il a à remplir près de votre personne royale, dit Olivier-le-Dain d'une voix mielleuse.
—Nous sommes tous fidèles, dit Tristan l'Ermite d'un ton brusque; car si le duc vous fait périr, il ne laissera la vie à aucun de nous, quand même nous désirerions la conserver.
—Voilà ce que j'appelle une bonne garantie de fidélité, dit le Glorieux, qui, comme nous l'avons déjà dit, et avec la légèreté d'esprit qui caractérise un cerveau dérangé, s'était mis de la compagnie.
Pendant ce temps, le vieux sénéchal, appelé à la hâte, faisait de pénibles efforts pour tourner une clef pesante dans la serrure de la porte de cette vieille prison gothique, qui semblait s'ouvrir à regret; et il fut obligé de recourir à l'aide d'un des gardes de Crèvecœur. Quand elle fut ouverte, six hommes entrèrent avec des torches, et montrèrent le chemin par un passage étroit et tournant, commandé, de distance en distance, par des meurtrières et des barbacanes pratiquées dans l'épaisseur des murs. Au bout de ce passage était un escalier digne de faire suite, et dont les marches étaient de gros blocs de pierre grossièrement taillés à coups de marteau, et de hauteur inégale. Elles se terminaient à une porte en fer qui conduisait à ce qu'on appelait la grande salle de la tour, où la lumière pénétrait à peine, même en plein jour, car elle n'y arrivait que par des ouvertures que l'épaisseur excessive des murailles faisait paraître encore plus étroites, et qui ressemblaient à des crevasses plutôt qu'à des fenêtres. Sans la lueur des torches, il y aurait régné en ce moment une obscurité complète. Deux ou trois chauves-souris, ou autres oiseaux de mauvais augure, réveillés par cette clarté inaccoutumée, voltigèrent autour des lumières et menacèrent de les éteindre, tandis que le sénéchal s'excusait auprès du roi de ce que les grands appartemens de la tour n'étaient pas en meilleur ordre. Il fit valoir le peu de temps qui lui avait été donné pour les préparer, en ajoutant que, dans le fait, cet appartement n'avait pas servi depuis vingt ans, et qu'il avait été même habité très-rarement, à ce qu'il avait entendu dire, depuis le temps de Charles-le-Simple.
—De Charles-le-Simple! répéta Louis; oh! je connais à présent l'histoire de cette tour. C'est ici qu'il fut assassiné par la trahison de son perfide vassal Herbert, comte de Vermandois: ainsi le racontent nos annales. Je savais qu'il y avait, relativement au château de Péronne, une tradition dont je ne me rappelais pas les circonstances. Ainsi donc, c'est ici qu'un de mes prédécesseurs a été assassiné!
—Non pas, Sire, non pas exactement ici, dit le vieux sénéchal, qui s'avançait avec l'empressement d'un cicérone charmé de pouvoir faire l'histoire des curiosités qu'il montre;—c'est un peu plus loin, dans un cabinet qui donne dans la chambre à coucher de Votre Majesté.
Il ouvrit à la hâte une porte placée à l'autre bout de l'appartement, et qui conduisait dans une chambre à coucher assez petite, comme c'était l'usage dans ces vieux bâtimens, mais qui, par cela même, était plus commode que la grande salle. On y avait fait précipitamment quelques préparatifs pour recevoir le roi. Après en avoir caché les murs avec une tapisserie, on avait allumé du feu dans une cheminée qui n'avait pas été chauffée depuis bien des années, et l'on avait jeté à terre deux matelas pour ceux qui, suivant la coutume, devaient passer la nuit dans la chambre du roi.
—Je vais faire préparer des lits dans l'antichambre pour le reste de votre suite, Sire, dit le vieux sénéchal; je prie Votre Majesté de m'excuser: j'ai eu si peu de temps pour faire mes dispositions! Maintenant, s'il plaît à Votre Majesté de passer par la petite porte que couvre la tapisserie, elle se trouvera dans ce petit cabinet, pratiqué dans l'épaisseur du mur, où Charles perdit la vie. Un passage secret communique au rez-de-chaussée par où montèrent les hommes chargés de le mettre à mort. Votre Majesté, dont j'espère que la vue est meilleure que la mienne, pourra encore distinguer les marques du sang sur le plancher, quoique cinq cents ans se soient écoulés depuis cet événement. En parlant ainsi, il cherchait à ouvrir la petite porte dont il parlait.
—Attends, vieillard, lui dit le roi en lui retenant le bras, attends encore un peu. Tu pourras avoir une histoire plus récente à raconter, des traces de sang plus fraîches à montrer. Qu'en dites-vous, comte de Crèvecœur?
—Tout ce que je puis vous dire, Sire, répondit le comte, c'est que cet appartement est à la disposition de Votre Majesté, comme celui que vous occupez dans votre château du Plessis, et que la garde extérieure en est confiée à Crèvecœur, nom qui n'a jamais été souillé par un soupçon de trahison ou d'assassinat.
—Mais le passage secret dont parte ce vieillard? dit Louis à voix basse et d'un ton d'inquiétude, en serrant d'une main le bras de Crèvecœur, tandis que de l'autre il lui montrait la porte du petit cabinet.
—C'est quelque rêve de Mornay, dit Crèvecœur, quelque vieille et absurde tradition de ce château; mais je vais m'en assurer.
Il allait ouvrir la porte, quand Louis le retenant, lui dit:
—Non, Crèvecœur, non: votre honneur est une garantie qui me suffit. Mais que veut faire de moi votre duc? Il ne peut espérer de me garder long-temps prisonnier, et... en un mot, Crèvecœur, dites-moi ce que vous en pensez...
—Sire, répondit le comte, Votre Majesté peut juger elle-même quel ressentiment doit avoir conçu le duc de Bourgogne de l'horrible assassinat d'un de ses alliés, d'un de ses proches parens; et vous seul pouvez savoir quel droit il a de s'imaginer que les auteurs de ce crime y aient été excités par les émissaires de Votre Majesté. Mais mon maître a une noblesse de caractère qui le rend incapable de toute trahison, même au plus fort de sa colère. Quoi qu'il puisse faire, il le fera à la face du jour, en face des deux peuples. Et je dois ajouter que le désir de tous les conseillers qui l'entourent, à l'exception peut-être d'un seul, sera qu'il se conduise en cette occasion avec autant de modération et de générosité que de justice.
—Ah! Crèvecœur, dit Louis en prenant la main du comte, comme s'il eût été affecté par quelque souvenir pénible, qu'il est heureux, le prince qui a près de sa personne, des conseillers capables d'opposer un frein à ses passions et à sa colère! Leurs noms seront écrits en lettres d'or dans l'histoire de son règne. Noble Crèvecœur, que n'ai-je eu le bonheur d'avoir près de moi un homme tel que toi!
—En ce cas, dit le Glorieux, le premier soin de Votre Majesté aurait été de s'en débarrasser bien vite.
—Ah! ah! sire de la Sagesse, es-tu donc ici? dit Louis et se retournant et en quittant à l'instant le ton pathétique avec lequel il parlait à Crèvecœur, pour en prendre avec facilité un autre qui ressemblait presque à de la gaieté;—nous as-tu donc suivis jusqu'ici?
—Oui, Sire: la Sagesse doit suivre en vêtemens bigarrés, quand la Polie marche en avant sous la pourpre.
—Comment dois-je entendre ceci, sire Salomon? voudrais-tu changer de place avec moi?
—Non, sur ma foi, Sire, quand même vous me donneriez cinquante couronnes en retour.
—Et pourquoi donc? Comme sont les princes aujourd'hui, il me semble que je pourrais me contenter de t'avoir pour roi.
—Fort bien, Sire, mais la question est de savoir si, jugeant de l'esprit de Votre Majesté d'après le logement que vous occupez ici, je ne serais pas honteux d'avoir un fou si peu clairvoyant.
—Silence! drôle, dit le comte de Crèvecœur: vous donnez trop de liberté à votre langue.
—Laissez-le parler, dit le roi; je ne connais pas de sujet de raillerie mieux trouvé et plus juste que les sottises de ceux qui ne devraient pas en faire. Tiens, mon judicieux ami, prends cette bourse d'or, et reçois en même temps l'avis de ne jamais être assez fou pour te croire plus sage que les autres. Maintenant voudrais-tu me rendre le service de t'informer où est mon astrologue Martius Galeotti, et de me l'envoyer ici sans délai?
—Je m'en charge, Sire, répondit le fou, et je suis sûr que je le trouverai chez Jean Doppletbur, car les philosophes savent aussi-bien que les fous où se vend le meilleur vin.
—J'espère, comte, dit Louis, que vous voudrez bien donner ordre à vos gardes de laisser entrer ce docte personnage.
—Il n'y a nulle difficulté à ce qu'il entre, Sire, répondit Crèvecœur; mais je suis fâché d'être obligé d'ajouter que mes instructions ne me permettent de laisser sortir personne de l'appartement de Votre Majesté. Je souhaite à Votre Majesté une bonne nuit, ajouta-t-il, et je vais prendre des mesures pour que les personnes de votre suite se trouvent plus à l'aise dans l'antichambre.
—Soyez sans inquiétude à cet égard, sire comte, dit le roi, ce sont des gens habitués à une vie dure; et pour vous dire la vérité, à l'exception de Galeotti, que je désire voir, je voudrais avoir cette nuit aussi peu de communications à l'extérieur que vos instructions le permettent.
—Elles sont, répondit Crèvecœur, de laisser Votre Majesté en possession paisible de son appartement. Tels sont les ordres de mon maître.
—Votre maître, comte de Crèvecœur, dit Louis, et que je pourrais aussi nommer le mien, est un très-gracieux maître. Mon royaume est un peu circonscrit en ce moment, puisqu'il ne consiste qu'en une chambre à coucher et une antichambre; mais il est assez grand pour les sujets qui me restent.
Le comte de Crèvecœur prit congé du roi, et un moment après, Louis entendit le bruit des sentinelles qu'on plaçait à leur poste, des officiers qui leur donnaient le mot d'ordre et la consigne, et des soldats qu'on relevait de garde. Enfin le silence succéda, et l'on n'entendit plus que le murmure sourd des eaux troubles et profondes de la Somme qui baignaient les murs du château.
—Retirez-vous dans l'antichambre, mes maîtres, dit Louis à Olivier et à Tristan; mais ne vous endormez pas, et tenez-vous prêts à recevoir mes ordres, car nous aurons encore quelque chose à faire cette nuit, et quelque chose d'important.
Tristan et Olivier retournèrent dans l'antichambre, ou le Balafré était resté avec les deux officiers du grand prévôt, pendant qu'ils avaient suivi leur maître dans sa chambre. Ils avaient allumé un grand feu de fagots, qui servait en même temps à éclairer et à chauffer l'appartement; enveloppés de leurs manteaux, ils s'étaient étendus par terre; dans diverses attitudes annonçant l'inquiétude et l'abattement de leur esprit. Tristan et Olivier ne virent rien de mieux à faire que de suivre leur exemple; et comme ils n'avaient jamais été grands amis dans les jours de leur prospérité, aucun d'eux ne voulait prendre l'autre pour confident dans cet étrange et soudain revers de fortune. Toute la compagnie resta donc plongée dans le silence et la consternation.
Cependant leur maître était demeuré seul, en proie à des tourmens capables de servir d'expiation à quelques-uns de ceux qui avaient été infligés par son ordre. Tantôt il se promenait d'un pas inégal, tantôt il s'arrêtait en joignant les mains: en un mot, il s'abandonnait à une agitation que personne ne savait mieux que lui réprimer en public. Enfin, se plaçant devant la petite porte désignée par le vieux Mornay comme conduisant au théâtre du meurtre d'un de Ses prédécesseurs, il se tordit les mains, et exprima ses sentimens sans contrainte dans le monologue suivant, qu'il interrompit plusieurs fois:
—Charles-le-Simple! Charles-le-Simple! Et quel surnom la postérité donnera-t-elle à Louis XI, dont le sang rafraîchira probablement bientôt les taches du tien? Louis-le-Fou, Louis-l'idiot, Louis-l'infatué! Ce sont des épithètes trop douces pour montrer mon extrême imbécillité. Croire que ces têtes chaudes de Liégeois, à qui la rébellion est aussi nécessaire que le pain qui les nourrit, resteraient un moment en repos! penser que le féroce Sanglier des Ardennes interromprait un instant sa carrière de violences et de sanguinaire férocité! m'imaginer que je pourrais faire entendre à Charles de Bourgogne le langage de la raison et de la sagesse, avant d'avoir essayé le pouvoir de mes exhortations sur un taureau sauvage! Fou, double fou que j'étais! Mais ce scélérat de Galeotti ne m'échappera pas; il a eu la principale main à tout ceci, et j'en puis dire autant de ce vil prêtre, de ce détestable La Balue. Si jamais je puis me tirer de ce danger, je lui arracherai son chapeau de cardinal, dût la peau de son crâne y rester attachée. Mais l'autre traître est entre mes mains; je suis encore assez roi, j'ai un empire encore assez grand, pour punir un charlatan, un imposteur, un empirique, un astrologue menteur, qui a fait de moi et un prisonnier et une dupe!—La conjonction des constellations! oui, la conjonction! il m'a conté des sornettes dignes d'être adressées à une tête de mouton bouillie, et j'ai été assez idiot pour me persuader que je les comprenais! N'importe! nous verrons tout à l'heure ce que cette conjonction a réellement prédit; mais faisons d'abord nos dévotions. Au-dessus de la porte du petit cabinet, et peut-être en mémoire de l'événement dont il avait été le théâtre, était une niche contenant un crucifix grossièrement taillé en pierre. Le roi fixa les yeux sur cette image, fit un mouvement comme pour s'agenouiller devant elle, et s'arrêta, tout à coup, comme s'il eût craint de faire participer cet emblème religieux aux principes de la politique mondaine, et qu'il eût regardé comme une témérité de lui adresser des prières avant de s'être assuré quelque puissant intercesseur. Il se détourna donc du crucifix, comme s'il se fût jugé indigne de le contempler, ôta son chapeau, fit la revue des images de plomb qui le garnissaient, et choisissant celle qui représentait Notre-Dame de Cléry, il se mit à genoux devant elle, et lui adressa la prière extraordinaire ci-après. On ne manquera pas d'y remarquer que sa grossière superstition considérait jusqu'à un certain point Notre-Dame de Cléry comme un être différent de Notre-Dame d'Embrun, pour laquelle il avait une dévotion toute particulière, et à qui il adressait souvent ses vœux.
—Douce Notre-Dame de Cléry, s'écria-t-il en joignant les mains et en se frappant la poitrine, bienheureuse mère de merci, toi qui es toute-puissante auprès de la Toute-Puissance, prends pitié de moi, pauvre pécheur. Il est vrai que je t'ai un peu négligée pour ta bienheureuse sœur d'Embrun; mais je suis roi, mon pouvoir est grand, ma richesse sans bornes; et si elle ne suffisait pas, j'imposerais une double gabelle sur mes sujets, plutôt que de ne pas vous payer mes dettes à toutes deux. Ouvre ces portes de fer; comble ces larges fossés, tire-moi de ce danger pressant comme une mère qui conduit son enfant. Si j'ai donné à ta sœur le commandement de mes gardes, tu auras la grande et riche province de Champagne, dont les vignobles verseront l'abondance dans ton couvent. J'avais promis cette province à mon frère Charles; mais il est mort, comme tu le sais, empoisonné par ce méchant abbé d'Angely, que je punirai si la vie m'est laissée; je l'avais déjà promis, mais pour cette fois je tiendrai ma parole. Si j'ai eu quelque connaissance de ce crime, sois bien sûre, ma très-chère patronne, que c'était parce que je ne voyais pas de meilleur moyen pour réprimer les mécontens dans mon royaume. Ne porte pas cette vieille dette à mon compte; mais sois ce que tu as toujours été, douce, bonne, flexible aux prières. Sainte Mère de Dieu, intercède auprès de ton fils pour qu'il me pardonne tous mes péchés passés, et celui, qui n'en est qu'un bien petit, qu'il faut que je commette cette nuit. Ce n'est pas même un péché, chère Notre-Dame de Cléry: non, ce n'en est pas un, c'est un acte de justice privée; car le scélérat est le plus grand imposteur qui ait jamais versé le mensonge dans l'oreille d'un prince; et d'ailleurs il a du penchant pour l'infâme hérésie des Grecs. Il n'est pas digne de ta protection: abandonne-le-moi, et regarde comme une bonne œuvre ce que je vais faire, car c'est un nécromancien et un sorcier, qui ne mérite pas que tu t'occupes de lui; un chien dont la vie ne doit pas être de plus d'importance à tes yeux que l'extinction d'une étincelle qui tombe de la mèche d'une chandelle, ou qui saute du feu. Ne songe pas à cette bagatelle, bonne et douce Notre-Dame; ne pense qu'aux moyens de me sauver de ce danger. Je te donne ma parole royale, devant ta bienheureuse image, que je te tiendrai ma promesse relativement au comté de Champagne; et ce sera la dernière fois que je t'importunerai pour quelque affaire de sang, vu que tu as le cœur si compatissant et si tendre[74].
Après avoir fait ce compromis extraordinaire avec l'objet de son culte, Louis récita avec tous les signes extérieurs d'une vive dévotion, les sept Psaumes de la Pénitence, un certain nombre d'ave, et d'autres prières spécialement consacrées à la Vierge. Il se releva ensuite, persuadé qu'il avait mis de son côté l'intercession de la Mère de Dieu; d'autant plus, comme il ne manqua pas d'en faire la réflexion politique, que la plupart des péchés pour lesquels il avait imploré sa médiation en d'autres circonstances étaient d'un caractère tout différent, et que, par conséquent, Notre-Dame de Cléry ne devait pas le regarder comme un meurtrier habituel et endurci; ce qu'auraient pu faire les autres saints qu'il avait pris plus souvent pour confidens de ce genre de crime.
Après avoir ainsi purgé sa conscience, ou plutôt l'avoir blanchie comme un sépulcre, le roi ouvrit la porte de sa chambre et appela le Balafré.
—Mon brave, lui dit-il, tu m'as servi long-temps, et tu n'as eu que bien peu d'avancement. Je suis ici dans une circonstance où j'ai devant les yeux la mort aussi-bien que la vie, et je ne voudrais pas mourir sans payer, autant que les saints m'en laissent le pouvoir, les dettes de ma reconnaissance, en laissant un ami sans récompense et un ennemi sans punition. Or, j'ai un ami à récompenser, et c'est toi; et un ennemi à punir, c'est ce scélérat, ce traître infâme, ce Galeotti, qui par ses impostures et ses mensonges spécieux m'a livré au pouvoir de mon ennemi mortel, comme un boucher conduit un agneau à la tuerie.
—Je l'appellerai en défi, répondit le Balafré; le duc de Bourgogne est trop ami des gens d'épée pour nous refuser un champ clos et un espace raisonnable; et si Votre Majesté vit assez long-temps, et qu'elle jouisse d'assez de liberté, elle me verra soutenir sa querelle et la venger de ce philosophe autant qu'elle peut le désirer.
—Je connais ta bravoure et ton dévouement à mon service; mais ce traître connaît parfaitement le maniement des armes, et je ne voudrais pas risquer ta vie, mon brave.
—N'en déplaise à Votre Majesté, je ne serais point brave, Sire, si j'hésitais à faire face à un homme plus redoutable que lui. Il serait beau vraiment que moi, qui ne sais ni lire ni écrire, j'eusse peur d'un gros lourdaud qui n'a presque fait que cela toute sa vie!
—N'importe: notre bon plaisir n'est pas que tu hasardes ta vie, Balafré. Ce traître va arriver ici par notre ordre; tu n'as besoin que de t'approcher de lui, et de le frapper sous la cinquième côte. Tu m'entends?
—Oui, sans doute, Sire; mais Votre Majesté me permettra de lui dire que c'est un genre d'opération auquel je ne suis nullement habitué. Je ne saurais pas tuer un chien, à moins que ce ne fût dans le feu d'un combat, d'une poursuite ou d'un défi.
—Comment! Tu ne prétends pas avoir le cœur bien tendre, j'espère, toi qui, comme on me l'a rapporté, as toujours été le premier à monter à l'assaut, et à profiter de tous les avantages que pouvaient offrir la prise d'une place aux cœurs de fer et aux bras prompts à frapper?
—Le glaive à la main, Sire, je n'ai jamais craint ni épargné vos ennemis. Un assaut est une affaire sérieuse; on y court des risques qui échauffent le sang; et, de par saint André! il faut ensuite quelques heures pour qu'il se refroidisse; c'est là ce que j'appelle une excuse légitime du pillage. Dieu veuille nous prendre en pitié, nous autres pauvres soldats: le danger nous fait tourner la tête, et nous la perdons encore davantage après la victoire. J'ai entendu parler d'une légion tout entière qui n'était composée que de saints: ils devraient bien s'occuper tous à prier et à intercéder pour le reste de l'armée et pour tout ce qui porte le panache, la cuirasse et l'épée. Mais ce que Votre Majesté me propose est hors de ma route, quoique je convienne qu'elle est assez large. Quant à l'astrologue, s'il est coupable de trahison, qu'il meure de la mort d'un traître; je n'aurai rien à démêler avec lui. Votre Majesté a dans l'antichambre son grand prévôt et deux de ses agens; une pareille expédition leur convient mieux qu'à un gentilhomme Écossais qui a un rang dans l'armée.
—Je crois que tu as raison, Balafré; mais du moins il est de ton devoir d'assurer l'exécution de ma juste sentence, d'empêcher qu'on n'y apporte interruption.
—Je défendrai la porte contre tout Péronne, Sire. Votre Majesté ne doit pas douter de ma loyauté en tout ce qui peut se concilier avec ma conscience, et je puis vous assurer qu'elle est assez large pour ma propre convenance et pour le service de Votre Majesté; car, certaines choses que j'ai faites pour vous, j'aurais plutôt avalé la poignée de mon poignard, que de les faire pour tout autre.
—N'en parlons plus, et écoute moi: quand Galeotti sera entré et que la porte sera refermée, tu t'y mettras en faction, le sabre à la main, et tu ne laisseras entrer personne. Voilà tout ce que j'exige de toi. Retourne dans l'antichambre, et envoie-moi le grand prévôt.
Le Balafré se retira, et, un moment après, Tristan l'Ermite entra dans la chambre du roi.
—Eh bien! compère, lui dit le roi, que penses-tu de notre situation?
—Que nous ressemblons à gens condamnés à mort, répondit le grand prévôt, à moins que le duc ne nous envoie un sursis.
—Sursis ou non, il faut que celui qui nous a fait tomber dans ce piège parte avant nous, comme notre maréchal-des-logis, pour préparer notre place dans l'autre monde, dit le roi avec un sourire sombre et féroce. Tristan, tu as exécuté bien des actes de bonne justice; finis je devrais dire, funis coronat opus[75]; il faut que tu me serves jusqu'à la fin.
—C'est bien ce que j'entends faire, Sire: si je ne suis pas un beau parleur, du moins je suis reconnaissant, et tant que je vivrai, le moindre mot de Votre Majesté sera une sentence de condamnation aussi irrémissible, aussi littéralement exécutée que lorsque vous étiez assis sur votre trône. Je remplirai mes devoirs entre ces murs et partout ailleurs; on fera ensuite de moi tout ce qu'on voudra, je m'en soucie peu.
—C'est ce que j'attendais de toi, mon cher compère; mais as-tu de bons aides? Le traître est un gaillard vigoureux; il criera de toutes ses forces, sans doute, au secours. L'Écossais ne fera que garder la porte, et il est fort heureux que j'aie pu l'y déterminer à force de flatteries et de cajoleries. Olivier n'est bon qu'à mentir, à flatter, et à suggérer des conseils dangereux; et, ventre-saint-Dieu! je crois plus probable qu'il ait un jour la corde autour du cou lui-même, que d'être chargé de l'attacher au cou d'un autre. Croyez-vous avoir les gens et les moyens convenables pour faire courte et bonne besogne?
—J'ai avec moi Trois-Échelles et Petit-André, gens si habiles dans leur métier, que sur trois hommes ils en pendraient un avant que les deux autres s'en aperçussent, et nous avons résolu, eux et moi, de vivre et de mourir avec Votre Majesté, sachant fort bien que si vous n'existiez plus, il ne nous resterait guère plus de temps à vivre que nous n'en accordons à nos patiens. Mais quel est le sujet qui doit maintenant nous passer par les mains? J'aime à être sûr de mon homme; car, comme il plaît à Votre Majesté de me le rappeler quelquefois, il m'est arrivé de temps en temps de me tromper, et de prendre, au lieu du criminel, quelque honnête laboureur qui n'avait pas offensé Votre Majesté.
—C'est la vérité. Apprends donc, Tristan, que le condamné est Martius Galeotti... Tu parais surpris; la chose est pourtant comme je te le dis. C'est ce traître qui, par ses fausses prédictions, m'a déterminé à venir ici, parce qu'il voulait nous livrer sans défense entre les mains du duc de Bourgogne.
—Mais non sans vengeance, s'écria Tristan: quand ce devrait être le dernier acte de ma vie, je m'attacherai à lui comme une guêpe expirante, dussé-je être écrasé l'instant d'après.
—Je connais ta fidélité, dit le roi, et je sais que, comme tous les gens de bien, tu trouves du plaisir à t'acquitter de ton devoir; car la vertu, disent les savans, trouve sa récompense en elle-même. Mais va-t'en; et prépare les sacrificateurs; car la victime n'est pas loin.
—Votre gracieuse Majesté désire-t-elle que le sacrifice ait lieu en sa présence? demanda Tristan.
Louis n'accepta pas cette offre, mais il chargea son grand prévôt de tout disposer pour exécuter ponctuellement ses ordres à l'instant où l'astrologue sortirait de sa chambre à coucher:—Car je veux voir ce scélérat encore une fois, dit le roi, quand ce ne serait que pour observer comment il se conduira en face du maître qu'il a conduit dans le piège. Je ne serais pas faché de voir la crainte de la mort effacer les couleurs de ses joues enluminées, et ternir l'éclat de cet œil dont le sourire était si vif quand il me trahissait. Oh! que n'ai-je également en mon pouvoir celui dont les conseils ont aidé ses pronostics! Mais si j'échappe à ce danger..., prenez garde à votre pourpre, monseigneur le cardinal! Rome même ne sera pas en état de vous sauver, soit ainsi parlé sans offenser saint Pierre ni la bienheureuse Notre-Dame de Cléry, qui est toute miséricorde,—Eh bien! qu'attends-tu? va préparer tes gens. Le traître peut arriver à chaque instant. Fasse le ciel qu'il ne conçoive pas d'inquiétude! S'il ne venait pas, ce serait une cruelle contrariété! Mais va-t'en donc, Tristan! tu n'avais pas coutume d'être si lent à t'acquitter de tes fonctions!
—Au contraire, Sire, car Votre Majesté avait coutume de dire que j'allais trop vite en besogne; que je me méprenais sur vos royales intentions, et prenais un sujet pour un autre. Je voudrais donc que Votre Majesté me donnât un signe auquel je pusse reconnaître, quand Galeotti vous quittera, que vos intentions sont toujours les mêmes, car je vous ai vu deux ou trois fois changer d'avis, et me reprocher de m'être trop pressé.
—Créature soupçonneuse! je te dis que ma résolution est invariable. Au surplus, pour mettre fin à tes remontrances, fais bien attention à ce que je dirai à ce drôle en le quittant. Si je lui dis:—Il y a un ciel au-dessus de nous, fais ta besogne. Si au contraire je lui dis:—Allez en paix, ce sera un signe que j'aurai changé d'avis.
—Je crois que dans tout mon emploi il n'y a personne qui ait le cerveau plus bouché que moi, Sire; permettez-moi de répéter. Si vous lui dites d'aller en paix, ce sera un signe que je dois me mettre à l'ouvrage; si...
—Et non, idiot, non; en ce cas tu n'auras rien à faire; mais si je lui dis: Il y a un ciel au-dessus de nous, tu rapprocheras sa tête de deux ou trois pieds des planètes qu'il connaît si bien.
—Je ne sais trop si nous en aurons les moyens ici.
—Eh bien! si tu ne peux en rapprocher sa tête, tu l'en éloigneras. Qu'importe la manière?
—Et le corps, qu'en ferons-nous?
—Réfléchissons un instant. Les fenêtres de l'antichambre sont trop étroites, mais celle-ci est assez large. Vous le jetterez dans la Somme, et vous attacherez sur sa poitrine un papier avec ces mots:—Laissez passer la justice du roi.—Les officiers du duc pourront le pêcher si bon leur semble.
Le grand prévôt quitta l'appartement de Louis et appela, ses deux aides dans un coin de l'antichambre, pour y tenir conseil. Trois-Échelles ayant attaché une torche à la muraille pour les éclairer, ils causèrent à voix basse, quoiqu'ils ne courussent guère le risque d'être entendus, soit par Olivier, qui semblait plongé dans un abattement complet, soit par le Balafré, qui dormait profondément.
—Camarades, dit Tristan à ses deux ministres, vous vous imaginiez peut-être que notre vocation était finie, et qu'au lieu d'avoir à remplir notre ministère sur les autres, il était plus vraisemblable que nous jouerions nous-mêmes à notre tour le rôle de patiens; mais courage, mes amis, notre gracieux maître nous fournit encore une noble occasion d'exercer nos talens, et il faut ici les déployer bravement, en hommes qui désirent vivre dans l'histoire.
—Je devine ce que c'est, dit Trois-Échelles; notre patron est comme les anciens césars de Rome, qui, réduits à l'extrémité, ou se voyant, comme nous dirions, au pied de l'échelle, choisissaient parmi les ministres de leur justice quelque serviteur éprouvé, pour épargner à leur main novice quelque tentative maladroite contre leur personne sacrée. C'était une bonne coutume pour des païens, mais comme bon catholique, je me ferais conscience de porter la main sur le roi très-chrétien.
—Vous êtes trop scrupuleux, confrère, dit Petit-André. Si le roi donne l'ordre de sa propre exécution, je ne vois pas comment nous pourrions nous dispenser d'y obtempérer. Celui qui vit à Rome doit obéir au pape. Les gens du grand prévôt doivent exécuter les ordres de leur maître comme lui-même ceux du roi.
—Silence, drôles! dit Tristan: il n'est pas question ici de la personne du roi; il ne s'agit que de celle de cet hérétique grec, de ce païen, de ce sorcier mahométan, Martius Galeotti.
—Galeotti, dit Petit-André; rien n'est plus naturel. Je n'ai jamais connu un de ces charlatans, de ces faiseurs de tours, passant leur vie à danser sur une corde tendue, qui ne l'ait terminée par une dernière gambade au bout d'une corde plus lâche.—Tchick!
—Mon seul regret, dit Trois-Échelles en levant les yeux au ciel, c'est que cette pauvre créature va mourir sans confession.
—Bah! bah! répliqua Tristan, c'est un hérétique, un nécromancien; l'absolution de tout un couvent de moines ne pourrait le sauver. D'ailleurs tu ne manques pas d'invention en ce genre, Trois-Échelles, et tu as tout ce qu'il faut pour lui servir de père spirituel, si tu le veux. Mais ce qui est plus important, c'est que je crois qu'il faudra que vous fassiez usage du poignard, mes maîtres, car vous n'avez pas ici les instrumens nécessaires à votre profession.
—à Notre-Dame de l'île de Paris ne plaise que les ordres du roi me trouvent jamais au dépourvu, dit Trois-Échelles. Je porte toujours sur moi un cordon de Saint-François qui me fait quatre fois le tour du corps, et à l'un des bouts est un joli nœud coulant; car je suis de la confrérie de Saint-François, et je pourrai en porter, le froc quand je serai in extremis,—grâce à Dieu et aux bons pères de Saumur.
—Et moi, dit Petit-André, j'ai toujours en poche une bonne poulie, et un gros clou à vis, afin de pouvoir exercer mes fonctions sans embarras, dans le cas où nous nous trouverions en quelque lieu où les arbres seraient rares et n'auraient que des branches à trop de distance de la terre.
—Voilà qui est bien, dit le grand prévôt; vous n'avez qu'à attacher la poulie à cette poutre au-dessus de la porte, après quoi vous y passerez la corde. Quand Galeotti sortira de la chambre du roi, vous la lui ajusterez lestement sous le menton, pendant que je l'occuperai en causant avec lui, et puis...
—Et puis nous hisserons la corde, ajouta Petit-André; et tchick! notre astrologue sera dans le ciel, en ce sens qu'il n'aura plus un pied sur terre.
—Mais, dit Trois-Échelles en jetant les yeux vers la cheminée, est-ce que ces messieurs ne feront pas un noviciat dans notre profession, en nous donnant un coup de main?
—Non, non, répondit Tristan: le barbier n'est fort que pour imaginer le mal, et il le laisse exécuter aux autres; quant à l'Écossais, il gardera la porte pendant que nous serons occupés d'une opération à laquelle il n'a ni assez d'esprit ni assez de dextérité pour prendre part. Chacun son métier.
Avec une activité et une sorte de plaisir qui leur faisaient oublier la situation précaire dans laquelle ils se trouvaient eux-mêmes, les dignes exécuteurs des ordres du grand prévôt disposèrent leur poulie et leur corde pour exécuter la sentence rendue contre Galeotti par le monarque captif, paraissant satisfaits que leur dernière action pût être si bien d'accord avec la teneur de toute leur vie. Tristan l'Ermite regardait leurs préparatifs avec un air de contentement: Olivier ne faisait aucune attention à eux, et si Ludovic Lesly fut éveillé par le bruit de leurs dispositions préalables, il pensa qu'ils s'occupaient d'affaires tout-à-fait étrangères à ses devoirs, et dont on ne pouvait, sous aucun point de vue, le considérer comme responsable.
CHAPITRE XXIX.
La Récrimination.
«Le moment de ta fin n'est pas encor venu;
«Tu vivras, grâce au Diable à qui tu t'es vendu.
«Il aime les amis travaillant pour sa gloire:
«Du guide et de l'aveugle en tout point c'est l'histoire,
«L'un prêtant au second le secours de son dos,
«Le porta sans broncher et par monts et par vaux;
«Mais arrivant enfin au bord du précipice,
«D'y jeter son fardeau n'eut-il pas la malice?»
Ancienne comédie.
OBÉISSANT à l'ordre ou plutôt à la requête de Louis, car, tout monarque qu'il était, Louis se trouvait dans une situation où il ne pouvait guère que prier, le Glorieux se mit à la recherche de Martius Galeotti, et cette mission ne lui causa pas beaucoup d'embarras. Il se rendit directement dans la meilleure taverne de Péronne, et il avait de bonnes raisons pour la connaître, car il la fréquentait lui-même assez assidûment, étant amateur prononcé de cette espèce de liqueur qui mettait la tête des autres au pair avec la sienne.
Il trouva l'astrologue assis dans un coin de la salle ouverte au public, nommée en flamand comme en allemand le stove, et causant avec une femme dont le costume singulier avait quelque chose de mauresque ou d'asiatique.
En voyant le Glorieux, s'approcher, elle se leva comme pour se retirer; et s'adressant à Galeotti:—Ce sont des nouvelles sur lesquelles vous pouvez compter avec une certitude absolue, lui dit-elle. S'éloignant ensuite, elle disparut parmi la foule de buveurs assis en groupe autour de différentes tables.
—Cousin philosophe, dit le fou en se présentant à lui, le ciel ne relève pas plus tôt une sentinelle, qu'il en envoie une autre pour en remplir le poste. Une tête sans cervelle vient de te quitter, et moi qui n'en ai pas davantage, je viens te chercher pour te conduire dans les appartemens de Louis de France.
—Et c'est toi qu'il a choisi pour messager? dit Galeotti fixant sur lui des yeux pénétrans, et reconnaissant à l'instant le rôle que jouait à la cour celui qui lui parlait, quoique son extérieur n'en donnât que fort peu d'indices, comme nous l'avons déjà fait remarquer.
—Oui vraiment; et s'il plaît à Votre Science, quand le Pouvoir envoie la Folie chercher la Sagesse, c'est un signe infaillible pour savoir de quel pied boite le patient.
—Et si je me refuse à marcher quand un tel messager vient me chercher à une pareille heure?
—En ce cas nous consulterons vos aises, et nous vous y porterons, dit le Glorieux. J'ai ici à la porte une douzaine de vigoureux soldats bourguignons que Crèvecœur m'a donnés à cet effet. Il est bon que vous sachiez que mon ami Charles de Bourgogne et moi nous n'avons pas pris à notre Cousin Louis sa couronne, qu'il a été assez âne pour mettre à notre disposition; nous nous sommes bornés à la limer et à la rogner un peu. Mais quoiqu'elle soit plus mince et plus légère, elle n'en est pas moins d'or pur. En termes clairs, Louis est encore souverain des gens de sa suite, sans vous en excepter, et roi très-chrétien du grand appartement de la Tour d'Herbert dans le château de Péronne, où en sujet soumis il faut que vous vous rendiez sur-le-champ.
—Je vous suis, monsieur, répondit Galeotti voyant peut-être qu'il ne lui restait aucun moyen d'évasion; et il accompagna le Glorieux.
—Et vous faites bien, lui dit le fou chemin faisant; car nous traitons notre cousin Louis comme on traite un vieux lion affamé dans sa loge. On lui jette de temps en temps un veau pour exercer ses vieilles mâchoires.
—Voulez-vous dire que Louis ait dessein de me faire subir quelque mauvais traitement? demanda Galeotti.
—C'est ce que vous pouvez savoir mieux que moi, répondit le fou; car quoique la nuit soit obscure, je suis sûr que vous n'en voyez pas moins les astres. Quant à moi, je n'en sais rien. Seulement ma mère m'a toujours dit qu'il ne faut s'approcher qu'avec précaution d'un vieux rat pris dans une trappe, attendu qu'il n'est jamais plus disposé à mordre.
L'astrologue ne fit plus de questions; mais le Glorieux, suivant la coutume des gens de sa profession, continua à lui débiter des sarcasmes mêlés de vérités, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à la porte du château. Là il laissa le philosophe entre les mains des gardes, qui le firent passer de poste en poste jusqu'à la Tour d'Herbert.
Les propos du fou n'avaient pas été perdus pour Galeotti; il remarqua quelque chose qui semblait confirmer ses soupçons, dans les regards de Tristan et dans l'air sombre, taciturne et de mauvais augure qu'il avait en le conduisant à la chambre du roi. L'astrologue observait avec autant d'attention ce qui se passait sur la terre que les mouvemens des corps célestes, et la poulie ainsi que la corde n'échappèrent pas à ses yeux clairvoyans. La corde, encore en vibration, lui apprit même qu'on venait de faire ces préparatifs à la hâte, et qu'ils n'avaient été terminés qu'à l'instant de son arrivée. Il prévit le danger qui le menaçait, appela à son aide toute sa dextérité pour l'écarter, et résolut, s'il ne pouvait y réussir, de faire payer sa vie bien cher à quiconque se présenterait pour l'attaquer.
Ayant pris cette détermination, et affectant un air et une démarche qui y répondaient, l'astrologue entra dans la chambre du roi sans paraître ni déconcerté de ce que ses prédictions s'étaient si mal vérifiées, ni épouvanté de la colère du monarque et des suites qu'elle pouvait avoir.
—Que toutes les planètes soient favorables à Votre Majesté, dit Galeotti en faisant au roi une salutation presque orientale, et qu'aucune constellation ne répande sur sa personne sacrée de funestes influences.
—Il me semble, dit le roi, qu'en jetant les yeux autour de cet appartement, en voyant où il est situé et comment il est gardé, votre sagesse peut reconnaître que mes planètes favorables m'ont manqué de foi, et que les constellations ennemies ne pouvaient m'être plus funestes... Ne rougis-tu pas de me voir ici prisonnier, Martivalle, en te rappelant les assurances qui m'ont déterminé à m'y rendre?
—Et ne rougissez-vous pas vous-même, Sire, vous dont les progrès dans la science ont été si rapides, dont la conception est si vive, dont la persévérance est si constante, de vous laisser abattre par le premier revers de fortune, comme un poltron qui se laisse effrayer par le premier bruit des armes? Ne vous êtes-vous pas proposé de vous élever jusqu'à ces mystères qui mettent l'homme au dessus des passions, des malheurs, des peines et des chagrins de la vie, privilège qu'on ne peut obtenir qu'en rivalisant de fermeté avec les anciens stoïciens? Le premier coup de l'adversité vous fera-t-il plier? Oubliez-vous le prix glorieux auquel vous prétendiez? Abandonnez-vous la carrière par la peur de malheurs imaginaires, comme un coursier timide que des ombres épouvantent?
—Des maux imaginaires! impudent que tu es! s'écria le roi d'un ton courroucé. Cette tour est-elle donc imaginaire? Les armes des gardes de mon détestable ennemi de Bourgogne, ces armes dont tu as pu entendre le cliquetis à la porte, sont-elles des ombres? Quels sont donc les maux réels, traître, si tu n'y comprends pas la perte de la liberté, celle d'une couronne, et le danger de la vie?
—L'ignorance, mon fils, répondît le philosophe avec beaucoup de fermeté, l'ignorance et le préjugé sont les seuls maux véritables. Croyez-moi: un roi dans la plénitude de son pouvoir, s'il est enfoncé dans l'ignorance et aveuglé par les préjugés, est moins libre qu'un sage dans un cachot, chargé de chaînes matérielles. C'est à moi de vous guider vers ce véritable bonheur, c'est à vous d'écouter mes instructions.
—Et c'est à cette liberté philosophique que vos leçons prétendaient me conduire? dit le roi avec amertume. Je voudrais que vous m'eussiez dit au Plessis que ce nouveau domaine, que vous me promettiez si libéralement, était un empire sur mes passions; que le succès dont vous m'assuriez avait rapport à mes progrès dans la philosophie, et que je pouvais devenir aussi sage, aussi savant qu'un charlatan vagabond d'Italie, au prix d'une bagatelle comme la perte de la plus belle couronne de la chrétienté, et ma détention dans un cachot de Péronne. Sortez, mais ne croyez pas échapper au châtiment que vous méritez. Il y a un ciel au-dessus de nous.
—Je ne puis vous abandonner à votre destin, Sire, avant d'avoir justifié, même à vos yeux, quelque menaçans qu'ils soient, cette renommée, perle plus brûlante que toutes celles qui ornent votre couronne, et que l'univers admirera encore dans des siècles, après que toute la race de Capet ne sera plus qu'une cendre oubliée dans les caveaux de Saint-Denis.
—Eh bien! parle. Ton impudence ne changera ni mon opinion, ni ma résolution. C'est peut-être le dernier jugement que je prononcerai comme roi, et je ne te condamnerai pas sans t'avoir entendu. Parle donc; mais le mieux que tu puisses faire, c'est d'avouer la vérité. Conviens que j'ai été ta dupe, et que tu es un imposteur; que ta prétendue science est une fourberie, et que les planètes qui brillent sur nos têtes n'ont pas plus d'influence sur nos destinées que leur image réfléchie sur les eaux d'une rivière n'a le pouvoir d'en changer le cours.
—Et comment connaîtriez-vous l'influence secrète de ces bienheureuses lumières? Vous prétendez qu'elles ne peuvent changer le cours de l'eau? Vous ignorez donc encore que la lune elle-même, la plus faible de toutes les planètes, parce qu'elle est la plus voisine de notre misérable terre, tient sous sa domination, non de simples ruisseaux comme cette Somme, mais les eaux du vaste Océan, dont le flux et le reflux suivent ses différentes phases, comme l'esclave qui obéit au moindre signe d'une sultane. Et maintenant, Louis de Valois, répondez à votre tour à ma parabole. Convenez-en, n'êtes-vous pas comme le passager insensé qui querelle son pilote parce qu'il ne peut le faire entrer dans le port sans avoir à lutter de temps en temps contre la force des vents et des courans? Je pouvais vous indiquer l'issue probable de votre entreprise comme heureuse; mais il n'était qu'au pouvoir du ciel de vous faire arriver au but; et s'il lui plaît de vous y conduire par un chemin rude et dangereux, dépendait-il de moi de l'aplanir et de le rendre plus sûr? Qu'est devenue cette sagesse qui vous faisait reconnaître hier que les voies du destin nous sont souvent utiles, lors même qu'elles sont contraires à nos désirs?
—Je m'en souviens, et tu me rappelles une de tes fausses prédictions. Tu m'avais prédit que la mission de ce jeune Écossais se terminerait d'une manière heureuse pour ma gloire et mon intérêt. Tu sais comment elle s'est terminée. Rien au monde ne pouvait me nuire davantage que l'issue de cette affaire, et l'impression qu'elle va produire sur l'esprit furieux du taureau sauvage de Bourgogne. Tu m'as donc fait un mensonge insigne. Tu ne peux trouver aucune évasion; tu ne peux me dire que les choses changeront, et me conseiller de rester assis sur le bord du fleuve, en véritable idiot, pour attendre que l'eau s'écoule. Ta prétendue science t'a donc trompé. Tu as été assez fou pour me faire une prédiction spéciale, et l'événement en a prouvé la fausseté.
—Et l'événement en prouvera la justesse et la vérité, répondit l'astrologue avec hardiesse. Je ne voudrais pas de plus grand triomphe de l'art sur l'ignorance que celui qui résultera de l'accomplissement de cette prédiction? Je vous ai dit que ce jeune archer remplirait fidèlement toute mission honorable; ne l'a-t-il pas fait? Je vous ai prévenu qu'il se ferait un scrupule d'aider un mauvais dessein; cela ne s'est-il pas vérifié? Si vous en doutez, interrogez le Bohémien Hayraddin Maugrabin.
Le roi rougit en ce moment de honte et de colère.
—Je vous ai dit, continua Galeotti, que la conjonction des planètes sous laquelle il partait menaçait sa personne de danger; n'en a-t-il pas couru? Je vous ai prédit que son voyage serait heureux pour celui qui l'envoyait, et vous ne tarderez pas à en recueillir les fruits.
—à en recueillir les fruits! s'écria le roi; ne sont-ils pas déjà recueillis? la honte et l'emprisonnement!
—Non, répondit l'astrologue: la fin est encore à venir. Votre propre bouche sera forcée d'avouer avant peu que rien ne pouvait vous être plus heureux que la manière dont votre messager a accompli sa mission.
—C'est trop d'insolence! s'écria le roi; tromper et insulter en même temps! Retire-toi, et n'espère pas que ton impudence reste impunie; il y a un ciel au-dessus de nous.
Galeotti fit un mouvement pour sortir de la chambre.
—Un instant, dit le roi: tu soutiens bravement ton imposture; réponds encore à une question, et réfléchis avant de répondre. Ta prétendue science peut-elle t'annoncer l'heure de ta mort?
—Elle ne le peut que relativement à la mort d'un autre, répondit l'astrologue sans s'émouvoir.
—Que veux-tu dire? demanda Louis.
—Que tout ce que je puis dire avec certitude de mon trépas, Sire, répliqua Galeotti, c'est qu'il doit précéder exactement de vingt-quatre heures celui de Votre Majesté.
—Que dis-tu? s'écria le roi en changeant de visage. Attends, attends donc! ne t'en-va pas encore! Es-tu bien sûr que ma mort doive suivre la tienne de si près?
—Dans l'espace de vingt-quatre heures, répéta l'astrologue avec fermeté, s'il existe une étincelle de vérité dans ces brillantes et mystérieuses intelligences qui savent parler sans le secours d'une langue. Je souhaite une bonne nuit à Votre Majesté.
—Pas encore, pas encore, dit le roi en le retenant par le bras, et en l'écartant de la porte. Galeotti, j'ai été pour toi un bon maître, je t'ai enrichi, j'ai fait de toi mon ami, mon compagnon, mon maître dans les sciences; sois franc avec moi, je t'en conjure. Y a-t-il quelque chose de réel dans cet art que tu prétends professer? La mission de ce jeune Écossais me sera-t-elle véritablement avantageuse? Et est-il vrai, est-il bien sûr que la trame de ta vie et celle de la mienne doivent se rompre à si peu de distance l'une de l'autre? Conviens-en, mon bon Martius, tu ne parles ainsi que pour continuer le langage de ton métier; conviens-en, je t'en prie, et tu n'auras point à t'en repentir. Je suis vieux, prisonnier, probablement à la veille de perdre un royaume: pour un homme dans cette situation, la vérité vaut des empires, et c'est de toi, mon cher Martius, que j'attends ce joyau inestimable.
—Je l'ai déjà fait connaître à Votre Majesté, au risque de vous voir, dans un accès de colère aveugle, vous retourner contre moi pour me déchirer.
—Qui! moi! Galeotti? Hélas! vous me connaissez bien mal! reprit Louis d'un ton de douceur. Ne suis-je pas captif? Ne dois-je pas être patient quand ma colère ne servirait qu'à donner une preuve de mon impuissance? Parlez-moi donc avec sincérité. M'avez-vous abusé, ou votre science est-elle réelle? Ce que vous m'avez dit est-il vrai?
—Votre Majesté me pardonnera si je lui réponds que le temps seul, le temps et l'événement peuvent convaincre l'incrédulité. Il conviendrait mal à la place de confiance que j'ai occupée dans le conseil de l'illustre conquérant Mathias Corvin de Hongrie, et même dans le cabinet de l'Empereur, de réitérer l'assurance de ce que j'ai avancé comme vrai. Si vous refusez de me croire, je ne puis qu'en appeler à l'avenir. Un jour ou deux de patience prouveront si je vous ai dit la vérité relativement au jeune Écossais. Je consens à mourir sur la roue, à avoir mes membres rompus l'un après l'autre, si Votre Majesté ne retire pas un avantage, un avantage très-important de la conduite intrépide de ce Quentin Durward. Mais quand je serais mort dans les tortures, Votre Majesté ferait bien de chercher un père spirituel, car du moment que j'aurais rendu le dernier soupir, il ne lui resterait que vingt-quatre heures pour se confesser et faire pénitence.
Louis continua de tenir le bras de Galeotti, en le conduisant vers la porte; et en l'ouvrant, il lui dit à haute voix: Nous reprendrons demain cette conversation. Allez en paix, mon docte père; allez en paix, allez en paix!
Il répéta trois fois ces paroles; et craignant encore que le grand prévôt ne fit une méprise, il entra lui-même dans l'antichambre, tenant toujours Galeotti par le bras, comme s'il, eût craint qu'on ne le lui arrachât pour le mettre à mort devant ses yeux. Il ne se retira dans sa chambre qu'après avoir répété encore deux fois la phrase de salut; Allez en paix! et il fit même un secret un signe à Tristan, pour lui enjoindre de respecter la personne de l'astrologue.
Ce fut ainsi que quelque information secrète, la présence d'esprit et le courage de l'audace sauvèrent Galeotti du danger le plus imminent; et ce fut ainsi que Louis, le plus subtil comme le plus vindicatif des souverains de cette époque, fut déjoué dans ses projets de vengeance par l'influence de la superstition sur son caractère égoïste, et par la crainte de la mort, dont une conscience bourrelée de crimes augmentait l'horreur pour lui.
Il fut cependant très-mortifié d'être obligé de renoncer au plaisir que lui promettait sa vengeance; et les satellites chargés de mettre sa sentence à exécution ne parurent pas moins contrariés par le contre-ordre qu'ils venaient de recevoir. Le Balafré seul, parfaitement indifférent à ce sujet, quitta son poste à la porte dès qu'il vit que sa présence n'y était plus nécessaire, s'étendit par terre, et s'endormit presque au même instant.
Le grand prévôt, pendant que ses gens se disposaient à goûter quelque repos après le départ du roi, avait les regards fixés sur les formes robustes de l'astrologue, comme un mâtin suit des yeux le morceau de viande que le cuisinier vient de lui retirer de la gueule, tandis que ses deux satellites se communiquaient à voix basse et en peu de mots les sentimens qui caractérisaient chacun d'eux.
—Ce pauvre aveugle de nécromancien, dit Trois-Échelles avec un air de commisération et d'onction spirituelle, a perdu la plus belle occasion d'expier quelques-unes de ses infâmes sorcelleries en mourant par le moyen du cordon du bienheureux saint François; j'avais même dessein de le lui laisser autour du cou, afin d'en faire un passeport pour son âme.
—Et moi donc, dit Petit-André, j'ai aussi perdu une superbe occasion, celle de voir de combien un poids de cent cinquante livres peut étendre une corde à trois brins. Cette expérience n'aurait pas été inutile dans notre profession; et puis le vieux et joyeux compère serait mort si doucement! Pendant que ce dialogue avait lieu, Galeotti s'était placé au coin de l'immense cheminée opposé à celui près duquel ces honnêtes gens étaient groupés, et il les regardait de travers et avec un air de méfiance. Il mit d'abord la main sous sa veste, et s'assura qu'il pouvait y saisir avec facilité un poignard à double tranchant, qu'il portait toujours sur lui; car, comme nous l'avons déjà dit, quoique un peu pesant par trop d'embonpoint, c'était un homme vigoureux et adroit dans le maniement d'une arme. Convaincu que le fer fidèle était à sa portée, il tira de son sein un rouleau de parchemin sur lequel étaient tracés des caractères grecs et des signes cabalistiques, remit du bois dans la cheminée, et y fît un feu clair à l'aide duquel il pouvait distinguer les traits et l'attitude de tous ses compagnons de chambrée: le sommeil profond du soldat Écossais, dont la physionomie semblait aussi impassible que si son visage eût été de bronze; la figure pâle et inquiète d'Olivier, qui tantôt avait l'air de dormir, tantôt entr'ouvrait les yeux et soulevait brusquement la tête, comme troublé par quelque mouvement intérieur ou éveillé par quelque bruit éloigné; l'aspect bourru, mécontent et sauvage de Tristan, qui semblait,
Regretter la victime échappée à sa rage;
tandis que le fond du tableau était occupé par la figure sombre et hypocrite de Trois-Échelles, dont les yeux étaient levés vers le ciel, comme s'il eût prononcé quelques oraisons mentales, et par le grotesque Petit-André qui s'amusait, avec ses mines, à contrefaire les gestes et les grimaces de son compagnon, avant de s'abandonner au sommeil.
Au milieu de ces êtres vulgaires et ignobles, rien ne pouvait se montrer avec plus d'avantage que la belle taille, la figure régulière et les traits imposans de l'astrologue; on aurait pu le prendre pour un ancien mage enfermé dans une caverne de brigands, et occupé à invoquer un esprit pour en obtenir sa délivrance. Quand il n'aurait été remarquable que par la noblesse que donnait à sa physionomie une belle barbe flottant sur le rouleau mystérieux qu'il tenait à la main, n'eût-on pas été pardonnable de regretter que ce noble attribut eût été accordé à un homme qui n'employait les avantages des talens, du savoir, de l'éloquence et d'un bel extérieur, que pour servir les lâches projets d'un fourbe?
Ainsi se passa la nuit dans la Tour du comte Herbert, au château de Péronne. Quand le premier rayon de l'aurore pénétra dans la vieille chambre gothique, le roi appela Olivier en sa présence. Le barbier trouva Louis assis, en robe de chambre, et fut surpris du changement qu'avait produit sur tous ses traits une nuit passée dans des inquiétudes mortelles. Il aurait exprimé celles qu'il éprouvait lui-même à ce sujet; mais le roi lui imposa silence, en entrant dans le détail des divers moyens qu'il avait employés pour se faire des amis à la cour de Bourgogne, en chargeant Olivier de continuer les mêmes manœuvres dès qu'il pourrait obtenir la permission de sortir.
Jamais ce ministre astucieux ne fut plus surpris que pendant cet entretien mémorable, de l'imperturbable présence d'esprit de son maître, et de la connaissance intime qu'il avait de tous les ressorts qui peuvent influer sur les actions des hommes.
Environ deux heures après, Olivier reçut du comte de Crèvecœur la permission de sortir de la tour, et alla exécuter les ordres de son maître. Louis faisant alors entrer l'astrologue, à qui il paraissait avoir rendu sa confiance, eut avec lui une longue consultation dont le résultat lui donna plus de confiance et d'assurance qu'il n'en avait d'abord montré. Il s'habilla; et lorsque le comte de Crèvecœur vint lui faire ses complimens du matin, il le reçut avec un calme dont le seigneur bourguignon fut d'autant plus étonné, qu'il avait déjà appris que le duc avait passé plusieurs heures dans une situation d'esprit qui semblait rendre la sûreté du roi très-précaire.
CHAPITRE XXX.
L'Incertitude.
«De cent projets divers mon esprit est bercé,
«Celui qui chasse l'autre à son tour est chassé:
«C'est la barque exposée à des courans contraires.»
Ancienne comédie.
Si Louis passa la nuit dans l'agitation et l'anxiété la plus vive, le duc de Bourgogne fut encore plus troublé, lui qui, dans aucun temps, ne savait, comme Louis, maîtriser ses passions, et habitué, au contraire, à souffrir qu'elles exerçassent sur son esprit un empire absolu.
Suivant l'usage du temps, deux de ses principaux conseillers et des plus intimes, d'Hymbercourt et d'Argenton, étaient restés dans la chambre de Charles, où des couchettes leur étaient préparées à peu de distance du lit du prince. Jamais leur présence n'y avait été plus nécessaire; car le duc était déchiré tour à tour par le chagrin, la colère, la soif de la vengeance et un sentiment d'honneur qui lui défendait d'abuser de la situation dans laquelle Louis s'était mis lui-même. Son esprit ressemblait à un volcan en éruption vomissant toutes les matières contenues dans son sein, mêlées et fondues de manière à ne former qu'une seule masse de bitume.
Il refusa d'ôter ses habits et de faire aucun préparatif pour se coucher, et il passa la nuit à se livrer successivement aux passions les plus violentes. Dans quelques-uns de ces paroxysmes, il parlait à ses conseillers d'un ton si bref et avec tant de volubilité, qu'ils craignaient qu'il ne perdît la raison. Il vantait toutes les qualités et la bonté de l'évêque de Liège, indignement assassiné, et rappelait toutes les preuves d'affection et de confiance mutuelle qu'ils s'étaient données si souvent. Enfin, à force de parler, il s'excita au chagrin à un tel point, qu'il se jeta le visage sur son lit, paraissant près d'étouffer par suite des efforts qu'il faisait pour retenir ses larmes et ses sanglots. Se relevant ensuite, il se livra à un autre transport d'un genre plus furieux. Il parcourut la chambre à grands pas en proférant des menaces sans suite et des sermens de vengeance; frappant violemment du pied, suivant sa coutume, et attestant saint George, saint André, et tout ce qu'il y avait de plus sacré à ses yeux, qu'il se vengerait d'une manière sanglante de Guillaume de la Marck, du peuple de Liège, et de celui qui était la cause première de tous leurs excès. Cette dernière menace, qui ne nommait personne, avait évidemment pour objet la personne de son prisonnier, et une fois le duc exprima la détermination d'envoyer chercher le duc de Normandie, frère du roi, avec lequel Louis était en fort mauvaise intelligence, et de forcer le monarque captif soit à se démettre de la couronne, soit à céder quelques-uns de ses droits et de ses apanages les plus importans.
Un autre jour et une autre nuit s'écoulèrent dans cette agitation tumultueuse, ou plutôt dans une suite de transitions rapides d'une passion à une autre. Pendant tout ce temps, le duc ne changea pas de vêtemens, et à peine satisfit-il aux premiers besoins de la nature. Enfin, il régnait un tel désordre dans ses discours et ses actions, que ceux qui l'approchaient de plus près commencèrent à craindre que son esprit ne se dérangeât. Il devint pourtant peu à peu plus calme, et commença à tenir avec ses ministres des consultations dans lesquelles on proposa bien des choses, sans rien décider. Comines nous assure qu'un courrier monta une fois à cheval, prêt à partir pour la Normandie; et il est probable que le monarque déposé allait trouver dans sa prison, comme cela s'est vu plusieurs fois, un court chemin vers le tombeau.
Dans d'autres instans, quand ses transports de fureur l'avaient épuisé, Charles restait l'œil fixe et le visage immobile, comme un homme qui médite quelque projet désespéré auquel il n'a pu encore se résoudre. Il n'aurait fallu que le plus léger effort de la part d'un des conseillers qui l'entouraient pour le porter aux derniers excès; mais les seigneurs bourguignons, par respect pour le caractère sacré de la personne d'un roi et d'un seigneur suzerain, et par égard pour la foi publique et pour l'honneur de leur duc, qui avait donné sa parole lorsque Louis s'était livré entre ses mains, étaient presque unanimement portés à lui recommander des mesures de modération; les argumens dont d'Hymbercourt et d'Argenton avaient hasardé de se servir pendant la nuit pour calmer le duc, furent reproduits pendant le jour par Crèvecœur et plusieurs autres, qui ne les firent pas valoir avec moins de force. Peut-être le zèle qu'ils montraient en faveur du roi n'était-il pas chez tous entièrement désintéressé. Plusieurs d'entre eux, comme nous l'avons dit, avaient déjà éprouvé les effets de la libéralité du roi; d'autres avaient en France des domaines ou des prétentions qui les soumettaient un peu à son influence; et il est certain que le trésor que le roi avait apporté à Péronne sur quatre mules s'allégea beaucoup dans le cours de ces négociations.
Le troisième jour, le comte de Campo Basso apporta au conseil de Charles le tribut de son esprit italien, et il fut heureux pour Louis qu'il ne fût pas encore arrivé quand le duc était dans sa première fureur. Un conseil régulier fut convoqué à l'instant même pour délibérer sur les mesures qu'il convenait d'adopter dans cette crise singulière. Campo Basso exprima d'abord son opinion par l'apologue du voyageur, de la vipère et du renard, et rappela au duc l'avis que le renard donne à l'homme d'écraser son ennemi mortel pendant que le destin l'a mis à sa disposition. D'Argenton, qui vit les yeux du duc étinceler à une proposition que la violence de son caractère lui avait déjà suggérée plusieurs fois, s'empressa d'objecter qu'il était possible que Louis n'eût pas pris une part directe au meurtre épouvantable commis à Schonwaldt.—Peut-être, dit-il, le roi est en état de se justifier de cette imputation, et disposé à faire réparation pour les dommages que ses intrigues ont occasionnés dans les domaines du duc et dans ceux de ses, alliés. Il ajouta qu'un acte de violence exercé contre la personne du roi ne pouvait manquer d'attirer sur la France et sur la Bourgogne d'affreux malheurs qui en seraient la suite; qu'entre autres, et ce ne serait pas le moindre, les Anglais pourraient profiter de la discorde et des dissensions intestines qui éclateraient nécessairement, pour se remettre en possession de la Normandie et de la Guienne, et renouveler ces guerres désastreuses qui ne s'étaient terminées, non sans peine, que par l'union de la France et de la Bourgogne contre l'ennemi commun. Il finit par dire qu'il n'entendait pas lui donner le conseil de rendre la liberté à son prisonnier purement et simplement et sans condition; mais qu'il était d'avis que le duc ne devait profiter de la situation du roi que pour conclure entre les deux pays un traité juste et honorable, en exigeant de Louis des garanties qui lui rendissent difficile de manquer de foi, et de troubler à l'avenir la paix intérieure de la Bourgogne. D'Hymbercourt, Crèvecœur et plusieurs autres se déclarèrent hautement contre les mesures violentes proposées par Campo Basso, et soutinrent qu'on pouvait obtenir, par le moyen d'un traité, des avantages plus durables et plus glorieux pour la Bourgogne, que par une action qui la souillerait d'une tache honteuse, celle d'avoir manqué de foi à l'hospitalité.
Le duc écouta ces argumens les yeux baissés et en fronçant les sourcils de manière non-seulement à les rapprocher, mais à les confondre; et quand le comte de Crèvecœur ajouta qu'il ne croyait pas que Louis eût pris part au meurtre sacrilège de l'évêque de Liège, ni même qu'il en eût conçu le projet, Charles leva la tête, et, jetant un regard sévère sur son conseiller, il s'écria:—Avez-vous donc aussi, Crèvecœur, entendu le son de l'or de France? Il me semble que ce son retentit dans mon conseil aussi haut que les cloches de Saint-Denis. Qui osera dire que Louis n'a pas fomenté la rébellion en Flandre?
—Monseigneur, répondit le comte, ma main a toujours été moins habituée à manier l'or que l'acier, et je suis tellement convaincu que Louis est coupable d'avoir excité les troubles de la Flandre, que naguère je l'en ai accusé en présence de toute sa cour, et lui ai fait un défi en votre nom. Mais quoique ses intrigues aient été, sans aucun doute, la cause première de tous ces malheurs, je suis si loin de croire qu'il ait autorisé le meurtre commis à Schonwaldt, que je sais qu'un de ses émissaires a protesté, publiquement contre ce crime; et je pourrais le faire paraître devant Votre Altesse, si tel était votre bon plaisir.
—Si tel est notre bon plaisir! s'écria le duc; par saint George! pouvez-vous douter que nous ne désirions agir d'après la plus stricte justice? Même dans l'emportement de notre courroux, nous sommes connus pour juger avec équité et droiture. Nous verrons nous-même Louis de Valois; nous lui exposerons nos griefs et la réparation que nous en exigeons, réparation qui pourra devenir plus facile s'il est innocent de ce meurtre. S'il en est coupable, qui osera dire qu'une vie dévouée à la pénitence dans quelque monastère retiré ne soit pas une sentence aussi miséricordieuse que bien méritée? Qui osera dire, ajouta Charles en s'échauffant, qu'une vengeance plus prompte et plus directe ne serait pas légitime? Amenez-moi l'homme dont vous me parlez. Nous nous rendrons au château une heure avant midi. Nous rédigerons quelques articles, et il faudra qu'il les accepte, ou malheur à lui! La séance est levée, messieurs, et vous pouvez vous retirer. Moi, je vais changer de vêtemens, car je suis à peine en costume convenable pour paraître, devant mon très-gracieux souverain.
Le duc appuya sur ces derniers mots avec une ironie amère, et il sortit de l'appartement.
—La sûreté de Louis et, ce qui est plus important encore, l'honneur de la Bourgogne, dépendent d'un tour de dé, dit d'Hymbercourt à d'Argenton et à Crèvecœur. Cours au château, d'Argenton: tu as la langue mieux affilée que Crèvecœur et moi. Avertis Louis de la tempête qui s'approche, il en saura mieux comment se gouverner. J'espère que ce jeune garde ne dira rien qui puisse aggraver la situation du roi: car qui sait de quelle mission secrète il était chargé?
—Ce jeune homme, répondit Crèvecœur, parait hardi, mais circonspect, plus qu'on ne pourrait l'attendre de son âge. Dans tout ce qu'il m'a dit, il m'a eu l'air d'avoir grand soin de ménager le roi, comme un prince au service duquel il se trouve. J'espère qu'il agira de même en présence du duc. Maintenant il faut que j'aille le chercher, ainsi que la jeune comtesse de Croye.
—La comtesse! s'écria d'Hymbercourt; vous nous aviez dit que vous l'aviez laissée au couvent de Sainte-Brigitte.
—Cela est vrai, répondit le comte; mais les ordres du duc m'ont obligé de la faire venir; elle a été amenée ici en litière, ne pouvant voyager autrement. Elle est dans la plus grande détresse, tant à cause de son incertitude sur le sort de sa tante, la comtesse Hameline, que par suite des inquiétudes qu'elle a pour elle-même; car elle s'est rendue coupable d'un délit féodal en osant se soustraire à la protection de son seigneur suzerain, et le duc Charles n'est pas homme à voir avec indifférence le moindre oubli de ses droits seigneuriaux.
La nouvelle que la jeune comtesse était entre les mains de Charles vint encore ajouter une nouvelle amertume aux réflexions de Louis. Il savait parfaitement qu'elle pouvait rendre compte des intrigues employées par lui pour la déterminer, ainsi que sa tante, à passer en France, et fournir par là les preuves qu'il avait fait disparaître en ordonnant l'exécution de Zamet Maugrabin. Or, il n'ignorait pas que cette intervention de sa part dans les droits du duc de Bourgogne fournirait à Charles un prétexte et un motif pour profiter de tous ses avantages.
Tourmenté d'inquiétudes sur sa situation, le roi s'en entretint avec le sire d'Argenton, dont l'esprit et les talens politiques étaient mieux assortis à l'humeur de Louis que le caractère franc et martial de Crèvecœur et la fierté féodale de d'Hymbercourt.
—Ces soldats bardés de fer, mon cher d'Argenton, dit-il à son futur historien, devraient rester dans l'antichambre avec les hallebardes et les pertuisanes, et ne jamais entrer dans le cabinet d'un roi. Leurs mains sont faites pour combattre; mais le monarque qui veut donner à leur tête une autre occupation que celle de servir d'enclume aux glaives et aux massues de ses ennemis, agit comme ce fou qui voulait mettre au cou de sa maîtresse un collier de chien. C'est à des hommes comme vous, Philippe, à des hommes dont les yeux sont doués de ce jugement exquis, capable de pénétrer au-delà de la surface des affaires, que les princes doivent ouvrir leur cabinet, leurs conseils, que dirai-je? les plus secrets replis de leur âme.
Il était tout naturel que d'Argenton, homme d'un esprit pénétrant, fût flatté de l'approbation du prince de l'Europe reconnu pour avoir le plus de sagacité; et il ne put assez bien déguiser la satisfaction intérieure qu'il éprouvait, pour que le roi ne s'aperçût pas qu'il avait fait quelque impression sur lui.
—Plût à Dieu, continua-t-il, que j'eusse un pareil serviteur, ou plutôt que je fusse digne d'en avoir un! Je ne me trouverais pas dans cette malheureuse situation; et cependant je regretterais à peine de m'y trouver, si je pouvais découvrir les moyens de m'assurer les services d'un homme d'état si expérimenté.
D'Argenton répondit que toutes ses facultés étaient au service de Sa Majesté Très-Chrétienne, sous la réserve de la fidélité qu'il devait à son seigneur légitime, Charles, duc de Bourgogne.
—Et suis-je homme à vouloir vous faire trahir votre fidélité! s'écria Louis d'un ton pathétique, Hélas! ne suis-je pas même en danger, en ce moment, pour avoir accordé trop de confiance à mon vassal? À qui la foi féodale peut-elle être plus sacrée qu'à moi, qui n'ai d'autre moyen de sûreté que d'y avoir recours? Non, Philippe de Comines, continuez à servir Charles de Bourgogne, et vous ne pouvez mieux le faire qu'en amenant un arrangement raisonnable entre lui et Louis de France. En agissant ainsi, vous nous rendrez service à tous deux, et vous verrez qu'un de nous au moins en sera reconnaissant. On m'assure que vos appointemens en cette cour égalent à peine ceux du grand fauconnier; et c'est ainsi que les services du plus sage conseiller de l'Europe sont mis au niveau, ou, pour mieux dire, ravalés au-dessous de ceux de l'homme qui nourrit et médicamente des oiseaux de proie! La France possède de bonnes terres; son roi ne manque pas d'or. Permettez-moi, mon cher ami, de rectifier cette inégalité scandaleuse. Les moyens n'en sont pas bien loin; trouvez bon que je les emploie.
à ces mots, le roi offrit à Comines un gros sac d'argent; mais Comines, dont les sentimens étaient plus délicats que ceux de la plupart des courtisans de son temps, le remercia en lui disant qu'il était parfaitement satisfait de la libéralité de son maître; et il assura Louis que quand même il accepterait le présent qu'il lui offrait, cette circonstance ne pourrait ajouter à son désir de lui être utile.
—Homme extraordinaire! s'écria le roi, souffrez que j'embrasse le seul courtisan de ce siècle qui soit en même temps capable et incorruptible. La sagesse est plus désirable que l'or le plus pur, et croyez-moi, Philippe, j'ai plus de confiance en votre assistance dans ce moment de crise, que dans les secours achetés de tant d'autres qui ont accepté mes présens. Je vous connais, Comines, et je suis sûr que vous ne conseillerez pas à votre maître d'abuser de l'occasion que la fortune, ou, pour vous parler franchement, que ma propre sottise lui a procurée.
—D'en abuser! s'écria d'Argenton; non certainement: mais je lui conseillerai sûrement d'en user.
—Comment? jusqu'à quel point? Je ne suis pas assez sot pour me flatter qu'il me laisse échapper sans rançon; mais qu'elle soit raisonnable. Je suis toujours disposé à écouter la raison, à Péronne aussi-bien qu'à Paris ou au Plessis.
—Mais, si Votre Majesté me permet de le lui dire, la raison, à Paris et au Plessis, avait coutume de parler d'un ton si doux et d'une voix si basse, qu'elle ne pouvait pas toujours obtenir audience de Votre Majesté. Mais à Péronne, elle emprunte la trompe parlante de la nécessité, et sa voix devient bruyante et impérieuse.
—Votre style est trop figuré, dit Louis, incapable de réprimer un mouvement d'humeur. Je suis, un homme tout simple, sire d'Argenton: je vous prie de laisser vos tropes et d'en venir au fait. Qu'attend de moi votre duc?
—Je ne suis pas porteur de propositions, Sire. Le duc vous fera bientôt connaître lui-même son bon plaisir. Cependant il s'en présente à mon esprit quelques-unes auxquelles il est bon que Votre Majesté soit préparée. Par exemple, la cession des villes sur la Somme.
—Je m'y attendais.
—Le désaveu des crimes commis par les Liégeois et Guillaume de la Marck.
—Aussi volontiers que je désavoue l'enfer et Satan.
—Il vous demandera soit des otages, soit quelques forteresses, pour garantie que vous vous abstiendrez désormais d'exciter la rébellion parmi les Flamands.
—C'est quelque chose de nouveau, Philippe, qu'un vassal demande des garanties à son souverain; mais passe encore pour cela.
—Un apanage convenable et indépendant pour votre illustre frère, l'allié et l'ami de mon maître; la Normandie ou la Champagne, par exemple. Le duc aime la maison de votre père, Sire.
—Oui, Pâques-Dieu! s'écria le roi: il l'aime tant, qu'il veut faire des rois de tous ses enfans! Eh bien! votre magasin d'insinuations préparatoires, est-il épuisé?
—Pas tout-à-fait, Sire; Votre Majesté sera certainement requise de ne plus molester le duc de Bretagne, comme vous l'avez fait récemment, et de ne plus contester le droit qu'ont vos grands feudataires de battre monnaie, et de se nommer ducs et princes par la grâce de Dieu.
—C'est-à-dire de faire de mes vassaux autant de rois. Sire Philippe, voulez-vous me faire fratricide? Vous vous rappelez mon frère Charles? eh bien à peine fut-il duc de Guienne qu'il mourut. Et que restera-t-il aux descendans de Hugues Capet, après avoir donné ces riches provinces, si ce n'est le privilège de se faire oindre à Reims, et de prendre leurs repas sous un dais élevé?
—Nous diminuerons les inquiétudes de Votre Majesté à cet égard, en lui donnant un compagnon dans cette dignité solitaire. Quoique le duc de Bourgogne ne demande pas, quant à présent, le titre de roi, cependant il désire être affranchi à l'avenir de ces marques abjectes de soumission auxquelles il est tenu envers la couronne de France. Il a dessein de fermer sa couronne ducale de la même manière que celles des empereurs, et de la surmonter d'un globe, en signe de l'indépendance de ses domaines.
—Et comment le duc de Bourgogne, s'écria Louis en montrant un degré d'émotion qui ne lui était pas ordinaire, comment un vassal de ma couronne ose-t-il proposer à son souverain des conditions qui, d'après toutes les lois de l'Europe, lui feraient encourir la forfaiture de son fief?
—La sentence de forfaiture serait en ce cas difficile à exécuter, répondit d'Argenton avec calme. Votre Majesté n'ignore pas que l'observation des lois féodales commence à tomber en désuétude, même dans l'empire germanique, et que les suzerains et les vassaux cherchent à améliorer leur position respective autant que le leur permettent leur puissance et les occasions. Les pratiques secrètes de Votre Majesté avec les vassaux de mon maître, en Flandre, serviront d'excuse à mon maître, en supposant qu'il insiste pour que le roi de France, en reconnaissant son indépendance absolue, se mette hors d'état de se livrer à l'avenir à de pareilles intrigues.
—D'Argenton! d'Argenton! dit Louis en se levant et en se promenant dans la chambre d'un air pensif; ceci est un terrible commentaire sur le texte: Væ victis[76]! Vous ne pouvez vouloir me donner à entendre que le duc insistera sur des conditions si dures?
—Je voudrais du moins, Sire, que vous fussiez préparé à les discuter.
—Cependant la modération, d'Argenton, personne ne le sait mieux que vous:—la modération dans la prospérité est nécessaire pour assurer les avantages que la prospérité nous offre.
—Votre Majesté me permettra de lui dire que j'ai remarqué que c'est toujours le perdant qui vante le mérite de la modération. Le gagnant fait plus de cas de la prudence, qui l'engage à ne pas laisser échapper l'occasion dont il peut profiter.
—Eh bien! nous y réfléchirons; mais j'espère que vous êtes arrivé à la fin de toutes les prétentions déraisonnables du duc? Oserait-il les porter plus loin? Oui, je vois dans vos yeux que vous ne m'avez pas encore tout dit. Que veut-il donc? Que peut-il vouloir? Est-ce ma couronne?—ma couronne privée de tout son lustre si je lui accorde toutes les demandes que vous m'avez déjà fait connaître?
—Ce dont il me reste à vous parler, Sire, dépend en partie,—et en grande partie même, je puis dire, de la volonté du duc, mais il a dessein de vous inviter à y consentir; car, à la vérité, c'est une chose qui vous touche de très-près.
—Pâques-Dieu! Et de quoi s'agit-il? demanda le roi d'un ton d'impatience; faut-il que je lui envoie ma fille pour concubine! et de quel autre déshonneur prétend-il me couvrir:
—Le projet qu'il a conçu n'entraîne aucun déshonneur, Sire. Le cousin de Votre Majesté, l'illustre duc d'Orléans...
—Ah! dit le roi. Mais d'Argenton continua sans faire attention à cette interruption.
—Ayant donné son affection à la jeune comtesse Isabelle de Croye, le duc désire que Votre Majesté accorde son consentement à ce mariage, comme il y accorde le sien, et que vous vous unissiez à lui pour assurer à ce noble couple un apanage qui, joint aux domaines de la comtesse, puisse former un établissement convenable pour un fils de France.
—Jamais! jamais! s'écria le roi en se livrant à un emportement qu'il n'avait pas eu peu de peine à réprimer jusqu'alors, et en se promenant à grands pas dans la chambre, avec un air de désordre qui formait un contraste frappant avec son sang-froid habituel. Jamais! jamais! Qu'on apporte des ciseaux, et qu'on me tonde la tête comme celle d'un fou de paroisse, auquel j'ai si grandement ressemblé! Qu'on ouvre pour moi la porte d'un monastère ou celle dû tombeau! Qu'on emploie des bassins rougis au feu pour me dessécher les yeux! Qu'on ait recours à la hache, au poison, à tout ce qu'on voudra! mais Orléans ne manquera pas à la foi qu'il a promise à ma fille. Il n'aura jamais une autre épouse, tant qu'elle vivra.
—Avant de vous prononcer si fortement contre ce projet, Sire, Votre Majesté réfléchira qu'elle n'a aucun moyen pour en empêcher l'exécution. Un homme sage qui voit se détacher un quartier de rocher, ne conçoit pas le dessein inutile de l'arrêter dans sa chute.
—Mais un homme courageux trouve un tombeau sous ses débris.—D'Argenton, songez qu'un tel mariage serait la ruine, la destruction entière de mon royaume; songez que je n'ai qu'un fils, un fils d'une santé faible, et qu'Orléans est, après lui, l'héritier présomptif du trône. Songez que l'église a consenti à son union avec Jeanne, union qui fond si heureusement ensemble les intérêts des deux branches de ma famille. Songez que cette union a été le projet favori de toute ma vie; que j'ai rêvé, agi, combattu, prié, prêché pour l'accomplir. Non, Comines, non, je n'y renoncerai pas. Ayez compassion de moi dans cette extrémité, Philippe! votre esprit ingénieux peut trouver quelque chose à substituer à ce sacrifice, quelque bélier à offrir en la place de ce qui m'est aussi cher que l'était à son père le fils unique du patriarche. Ayez pitié de moi, Philippe; vous, du moins, vous devez savoir que l'anéantissement d'un projet à l'accomplissement duquel on a long-temps réfléchi, long-temps travaillé, offre bien plus d'amertume à un homme doué de jugement et de prévoyance, qu'à un homme ordinaire, dont les chagrins sont courts parce que ses désirs ne sont que l'effet d'une passion momentanée. Vous qui devez savoir compatir à l'affliction incomparablement plus profonde de la prudence déjouée, de la sagacité trompée, ne prendrez-vous point part à ma détresse?
—J'y prends part, Sire, autant que ce que je dois à mon maître...
—Ne parlez pas de lui! s'écria Louis, cédant, ou feignant de céder à une impulsion irrésistible qui le mettait hors de garde, et qui lui faisait oublier sa réserve ordinaire: Charles de Bourgogne est-il digne de votre attachement! lui qui peut insulter et frapper le plus fidèle de ses conseillers! lui qui peut donner au plus sage d'entre eux le surnom injurieux de Tête bottée.
Toute la sagesse de Philippe de Comines n'empêchait pas qu'il n'eût une assez haute opinion de son importance personnelle, et il fut tellement frappé des paroles que le roi venait de prononcer, à ce qu'il paraissait, dans un transport qui ne lui permettait pas de réfléchir, qu'il ne pût s'empêcher de répéter:—Tête bottée! il est impossible que le duc, mon maître, ait donné un pareil nom au serviteur qui a toujours été à ses côtés depuis qu'il peut monter un palefroi, et cela devant un monarque étranger! Cela est impossible.
Louis vit sur-le-champ l'impression qu'il avait faite, et, évitant de prendre un ton de condoléance qui aurait pu paraître insultant, ou de compassion qui aurait pu ressembler à de l'affection, il dit avec simplicité et en même temps avec dignité:
—Mes infortunes m'ont fait oublier ma courtoisie, sans quoi je ne vous eusse point parlé de ce qu'il doit vous être désagréable d'entendre. Mais vous prétendez que ce que je vous ai dit est impossible; cela touche mon honneur, et je reconnaîtrais que cette accusation est fondée, si je ne vous rapportais pas comment le duc, en se tenant les côtés de rire, m'a raconté des circonstances qui ont donné lieu à ce sobriquet insultant, dont la répétition ne choquera pas vos oreilles en passant par ma bouche. Il me dit donc qu'un certain jour, au retour d'une partie de chasse où vous l'aviez accompagné, il vous pria de lui tirer ses bottes. Voyant peut-être dans vos yeux un mécontentement fort naturel d'un traitement si humiliant, il vous ordonna de vous asseoir, et se mit à vous rendre le même service qu'il venait de recevoir de vous. Mais offensé de votre obéissance littérale, il n'eut pas plus tôt tiré une de vos bottes, qu'il vous en déchargea de grands coups sur la tête, à en faire sortir le sang, se récriant contre l'insolence d'un sujet qui souffrait que la main de son souverain, se dégradât à ce point; et depuis ce temps il fait des gorges-chaudes de cette aventure, et non-seulement il vous donne le sobriquet de Tête bottée, mais trouve bon que son fou privilégié, le Glorieux, en fasse autant.
En racontant cette anecdote, Louis avait le plaisir d'abord de piquer au vif celui à qui il parlait, satisfaction dont il était dans sa nature de jouir, même quand il n'avait pas, comme dans le cas dont il s'agit, une sorte d'excuse pour se livrer à ce penchant; et ensuite celui de voir qu'il avait enfin réussi à découvrir dans le caractère de d'Argenton un point vulnérable qui pouvait insensiblement le conduire à abandonner les intérêts de la Bourgogne pour embrasser ceux de la France. Mais quoique le ressentiment profond que le courtisan offensé conçut contre son maître l'ait porté par la suite à passer du service de Charles à celui de Louis, cependant il se contenta, en ce moment, d'assurer le roi de l'intérêt qu'il prenait à la France, en termes généraux qu'il n'ignorait pas que Louis saurait fort bien interpréter. Il serait souverainement injuste d'accuser cet excellent historien d'avoir oublié, en cette occasion, ce qu'il devait à son maître; mais il est certain qu'il se sentait dans des dispositions plus favorables à Louis que lorsqu'il était arrivé près de lui.
—Je ne croyais pas, dit-il en faisant un effort sur lui-même pour rire de l'anecdote que Louis venait de raconter, qu'une bagatelle, une folie semblable vivrait assez long-temps dans l'esprit du duc pour qu'il en parlât jamais. Il y a bien quelque chose de vrai dans cette histoire de bottes, et Votre Majesté sait que le duc n'est pas très-délicat dans ses plaisanteries; mais celle-ci s'est ornée et amplifiée dans son souvenir. Au surplus, n'en parlons pas davantage.
—Oui, n'en parlons plus, dit le roi; c'est même une honte que nous nous y soyons arrêtés un instant. Mais j'espère, sire Philippe, que vous avez le cœur assez français pour me donner un avis dans cette crise embarrassante. Vous pourriez me tirer de ce labyrinthe, car vous en avez le fil, j'en suis sûr.
—Votre Majesté peut disposer de mes avis et de mes services, répondit d'Argenton, toujours sous la réserve de ce que je dois à mon maître.
C'était à peu près ce que le courtisan avait déjà dit; mais il le répétait alors d'un ton si différent, que Louis, qui avait conclu d'après sa première déclaration que ce que Philippe devait à son maître entrait en première ligne dans ses considérations, comprit parfaitement qu'il appuyait alors avec plus de force sur la promesse de ses avis et de ses services que sur une réserve qui ne semblait faite que pour la forme et par bienséance. Il s'assit, força d'Argenton à prendre une chaise, et l'écouta avec la même attention que s'il eût prononcé des oracles. L'homme d'état lui parla à voix basse, de ce ton qui manque rarement de faire impression, parce qu'il annonce de la sincérité et une sorte de précaution, et avec une lenteur qui semblait inviter le monarque à bien peser chaque mot qui sortait de sa bouche, comme s'il avait eu un sens particulier et déterminé.
—Les propositions que j'ai soumises à la considération de Votre Majesté, dit-il, ne sont que celles qui ont été substituées à d'autres, bien plus violentes encore, mises en avant, et soutenues dans le conseil par des gens animés d'intentions plus hostiles que les miennes à l'égard de Votre Majesté; je n'ai pas besoin de vous rappeler que les avis les plus violens sont ceux que mon maître écoute le plus volontiers, parce qu'il aime à marcher vers son but par la voie la plus courte, quelque dangereuse qu'elle puisse être, plutôt que de suivre un chemin plus sûr, mais qui ne l'y conduit que par un long détour.
—Je le sais fort bien. Je l'ai vu traverser une rivière à la nage au risque de se noyer, quand, à trois cents pas plus loin, il aurait pu la passer sur un pont.
—C'est la vérité, Sire; et celui qui compte sa vie pour rien quand il s'agit de satisfaire la passion impétueuse d'un moment, suivra la même impulsion pour préférer le plaisir de faire sa volonté, à l'accroissement de sa véritable puissance.
—Je pense de même. Un fou préfère l'apparence de l'autorité à la réalité; et je sais que tel est le caractère de Charles de Bourgogne. Mais, mon cher ami d'Argenton, quelle conséquence tirez-vous de ces prémisses?
—Sire, celle-ci: Votre Majesté a vu un pêcheur habile se rendre maître d'un gros poisson, et par le secours de son adresse le tirer hors de l'eau avec le simple fil de sa ligne; tandis que, s'il avait voulu l'enlever brusquement, et sans lui laisser, l'espace pour s'agiter, ce fil n'aurait pu résister à la violence de ses efforts. De même, Votre Majesté, en donnant satisfaction au duc sur des objets auxquels il attache particulièrement ses idées d'honneur et de vengeance, peut éluder plusieurs autres demandes qu'elle trouverait encore plus désagréables, notamment (car je dois parler avec franchise à Votre Majesté) celles qui tendraient spécialement à l'affaiblissement de la France. Il n'y fera plus attention; elles s'échapperont de sa mémoire; et en les ajournant à une autre conférence, pour en retarder la discussion, il n'en sera plus question.
—Je vous comprends, mon bon sire Philippe; mais venons au fait. à laquelle de ces heureuses propositions votre duc est-il si attaché que la contradiction le rendrait déraisonnable et indomptable?
—À toutes, à la première venue; précisément à celle sur laquelle il pourrait vous arriver de le contredire. C'est ce que Votre Majesté doit éviter: et, pour reprendre ma première métaphore, il faut que vous ayez toujours l'œil au guet; et, quand vous le verrez prêt à se livrer à quelque mouvement de violence, que vous lui lâchiez assez de ligne pour l'empêcher de la briser. Sa fureur, déjà considérablement diminuée, se dissipera d'elle-même, si elle n'éprouve pas d'opposition; et bientôt après, vous le verrez devenir plus doux, et traitable.
—Cependant, dit le roi d'un air pensif, parmi toutes les propositions que mon beau cousin a dessein de me faire, il doit s'en trouver quelques-unes qu'il ait plus à cœur que les autres. N'y aurait-il pas moyen de les connaître, mon cher d'Argenton?
—Votre Majesté peut rendre la moindre des demandes du duc la plus importante à ses yeux, uniquement en s'y opposant. Je crois pourtant pouvoir vous dire, Sire, qu'il faut renoncer à toute espérance d'arrangement si vous n'abandonnez les Liégeois et Guillaume de la Marck.
—J'ai déjà dit que je les abandonnerai; et c'est tout ce qu'ils méritent de moi. Les misérables! commencer un pareil tumulte dans un moment où il pouvait m'en coûter la vie!
—Celui qui met le feu à une traînée de poudre, ne doit pas être surpris d'entendre l'explosion de la mine. Mais il ne suffira pas au duc Charles que vous les abandonniez. Je sais qu'il se propose de vous demander votre assistance pour réprimer cette insurrection, et votre présence royale pour sanctionner le châtiment qu'il destine aux rebelles.
—Je ne sais trop si notre honneur nous permet d'accorder cette demande, d'Argenton.
—Je ne sais trop si le soin de votre sûreté vous permet de la refuser, Sire. Charles est déterminé à prouver aux Flamands qu'ils ne doivent compter ni sur les promesses, ni sur les secours de la France; et que, s'ils se révoltent, rien ne peut les mettre à l'abri du courroux et de la vengeance de la Bourgogne.
—Parlons franchement, d'Argenton; si nous pouvions faire traîner les choses en longueur, ces misérables Liégeois ne pourraient-ils pas se mettre en état de tenir bon contre le duc? Les coquins sont nombreux et entêtés. Ne pourraient-ils pas défendre leur ville contre lui?
—Ils auraient pu faire quelque chose avec les mille archers français que Votre Majesté leur a promis; mais...
—Que je leur ai promis! Hélas! mon bon sire Philippe, vous me faites tort par une telle supposition.
—Mais, ne vous en mêlant pas, continua d'Argenton sans faire attention à cette interruption, et attendu que maintenant Votre Majesté ne jugera probablement pas à propos de les secourir, comment des bourgeois peuvent-ils espérer de défendre une ville aux murs de laquelle les larges brèches faites par ordre de Charles, après la bataille de Saint-Tron, sont encore si peu réparées, que les lanciers du Hainaut, du Brabant et de la Bourgogne peuvent se présenter à l'attaque sur vingt hommes de front.
—Imprudens, idiots! S'ils ont ainsi négligé eux-mêmes leur sûreté, ils ne méritent pas ma protection. Je ne me ferai pas de querelle pour eux. Continuez.
—Je crains que le point suivant ne touche de plus près Votre Majesté.
—Ah! s'écria le roi, vous voulez parler de cet infernal mariage. Jamais je ne consentirai à rompre le contrat qui lie mon cousin d'Orléans à ma fille Jeanne. Ce serait arracher le sceptre de la France à ma postérité, car le dauphin a une santé bien faible; c'est un bouton flétri qui ne portera aucun fruit. Ce mariage entre Jeanne et d'Orléans a occupé mes pensées pendant le jour, mes rêves pendant la nuit. Je vous dis, d'Argenton, que je ne puis y consentir. D'ailleurs, c'est une barbarie que d'exiger de moi que je détruise de mes propres mains, et d'un seul coup, le plan de politique auquel je tiens le plus, et le bonheur d'un jeune couple élevé dès l'enfance l'un pour l'autre.
—Leur attachement est donc bien fort? demanda d'Argenton.
—D'un côté du moins, répondit le roi, et c'est le côté auquel je dois prendre le plus d'intérêt. Mais vous souriez, sire Philippe; vous ne croyez pas à la force de l'amour.
—Au contraire, Sire, permettez-moi de vous dire que je suis si peu incrédule à cet égard, que j'allais vous demander si vous éprouveriez un peu moins de répugnance à consentir au mariage proposé entre Louis d'Orléans et Isabelle de Croye, si je vous prouvais que la comtesse a un penchant tellement décidé pour un autre, qu'il est vraisemblable qu'elle refusera elle-même d'épouser le duc?
—Hélas! mon bon et cher ami, dit le roi en soupirant, de quel sépulcre avez-vous tiré cette consolation pour un homme mort? Son penchant! Quoi! Pour dire la vérité, supposons que d'Orléans déteste ma fille Jeanne; eh bien! sans ce concours d'accidens formant une trame mal tissue, il n'en aurait pas moins fallu qu'il l'épousât: quelle chance y a-t-il donc que cette jeune comtesse puisse refuser l'époux qu'on lui destine, quand elle sera exposée à une semblable nécessité; ou qu'elle veuille le refuser, quand cet époux est un fils de France? Non, non, Philippe, on ne peut se flatter qu'elle soit insensible aux vœux d'un tel amant. Varium et mutabile[77], Philippe.
—Je crois qu'en cette occasion Votre Majesté met trop bas le courage déterminé de cette jeune dame. Elle sort d'une race volontaire et opiniâtre, et j'ai appris de Crèvecœur qu'elle a conçu un attachement romanesque pour un jeune écuyer, qui, à la vérité, lui a rendu de grands services en route.
—Ah! s'écria le roi, un archer de ma garde, nommé Quentin Durward?
—Lui-même, à ce que je crois, répondit d'Argenton; il a été fait prisonnier avec la comtesse. Ils voyageaient ensemble, presque tête à tête.
—Bénis soient donc notre Seigneur, Notre-Dame, monseigneur saint Martin et monseigneur saint Julien! dit le roi. Gloire et honneur au savant Galeotti qui a lu dans les astres que le destin de ce jeune homme était en conjonction avec le mien. Si cette jeune comtesse lui est assez attachée pour devenir réfractaire aux ordres du Bourguignon, ce Quentin Durward m'a réellement été bien utile.
—D'après ce que m'a dit Crèvecœur, Sire, je crois qu'on peut espérer de la trouver suffisamment obstinée. D'ailleurs, malgré la supposition qu'il a plu à Votre Majesté de faire tout à l'heure, le noble duc lui-même ne renoncera sans doute pas volontairement à la belle cousine à laquelle il est engagé depuis long-temps.
—Hum! Mais vous n'avez jamais vu ma fille Jeanne; c'est une chouette, Philippe! une véritable chouette dont je suis honteux! Mais n'importe; qu'il soit assez sage pour l'épouser, et je lui permets ensuite d'être fou, de la plus belle femme de France. Je présume que vous m'avez maintenant déployé toute la carte des dispositions de votre maître.
—Je vous ai fait connaître, Sire, les points sur lesquels il est à présent le plus disposé à insister. Mais Votre Majesté sait que le caractère du duc est un torrent fougueux qui ne se contient dans son lit que lorsqu'il ne rencontre aucun obstacle à son cours, et dont on ne peut prévoir celui qu'il prendra, si une digue ou un rocher l'oblige à le changer. S'il obtenait inopinément des preuves plus évidente des pratiques de Votre Majesté (excusez cette expression, le temps presse et n'admet pas de cérémonie) avec les Liégeois et Guillaume de la Marck, les conséquences pourraient en être terribles. Il est arrivé d'étranges nouvelles de ce pays. On dit que de la Marck a épousé Hameline, l'aînée des comtesses de Croye.
—Cette vieille folle avait une telle envie de se marier, qu'elle aurait acceptée la main de Satan. Mais que de la Marck, brute comme il est, ait consenti à l'épouser, c'est ce qui me paraît plus surprenant.
—On dit aussi qu'un héraut ou un envoyé arrive à Péronne de la part de de la Marck. C'en est assez pour jeter le duc dans un transport de rage. J'espère que de la Marck n'a pas quelques lettres de Votre Majesté, ou quelques autres pièces qu'il pourrait montrer?
—Moi écrire à un Sanglier! Non, non, sire Philippe, je ne suis pas assez fou pour jeter des perles aux pourceaux. Le peu de relations que j'ai eues avec cet animal sauvage n'ont jamais consisté qu'en messages de vive voix, et je n'y ai employé que des vagabonds, des misérables, dont on ne voudrait pas recevoir le témoignage pour prouver le vol des œufs d'un poulailler.
—Il ne me reste, dit d'Argenton en se levant, qu'à recommander à Votre Majesté de se tenir sur ses gardes, d'agir suivant les circonstances, et surtout d'éviter avec le duc un langage et des argumens plus convenables à votre dignité qu'à votre situation actuelle.
—Si ma dignité me gêne, répondit le roi, ce qui m'arrive rarement quand j'ai à penser à de plus grands intérêts, j'ai ici un spécifique contre ce gonflement du cœur; c'est de regarder dans un petit cabinet qui est à deux pas, sire Philippe, et de songer à la mort de Charles-le-Simple: cela m'en débarrassera aussi efficacement qu'un bain froid débarrasserait d'une fièvre. Et maintenant, mon cher ami, mon digne conseiller, faut-il donc que vous vous en alliez? Eh bien, sire de Comines, le temps viendra où vous vous lasserez de donner des leçons de politique à ce taureau bourguignon qui n'est pas en état de comprendre votre plus simple argument; alors, si Louis vit encore, songez que vous avez un ami à la cour de France. Et si vous y veniez, mon cher Philippe, je le regarderais comme une bénédiction pour mon royaume, parce qu'avec des vues profondes en affaires d'état, vous avez une conscience qui vous met à même de sentir et de discerner le bien et le mal; tandis que... Que Dieu, Notre-Dame et monseigneur saint Martin me soient en aide! Olivier et La Balue ont le cœur aussi dur qu'une meule de moulin, et ma vie est remplie d'amertume par le remords et les pénitences des crimes qu'ils me font commettre. Mais vous, sire Philippe, vous qui possédez la sagesse des temps passés et celle du temps présent, vous pourriez m'apprendre à devenir grand sans cesser d'être vertueux.
—C'est une tâche difficile, dit l'historien; peu de princes l'ont remplie; et pourtant elle est encore à la portée de ceux qui voudront faire quelques efforts pour l'accomplir. Je vous quitte, Sire; préparez-vous à la conférence que le duc ne tardera pas à avoir avec vous.
Louis resta quelque temps les yeux fixés sur la porte par où d'Argenton venait de sortir.—Il m'a parlé de pêche, dit-il en souriant amèrement;—je l'ai envoyé chez lui comme une truite bien chatouillée. Il se croit vertueux parce qu'il a refusé mon argent! mais il n'a pas fermé l'oreille à mes flatteries et à mes promesses; il n'est pas insensible au plaisir de venger un affront fait à sa vanité. Il a refusé mon argent! il en est plus pauvre, mais il n'en est pas plus honnête. Il faut pourtant qu'il soit à moi, car c'est la meilleure tête de toute la Bourgogne. À présent j'attends un plus noble gibier. Il faut faire face à ce léviathan de Charles, qui va fendre les mers pour arriver à moi. Il faut que, comme un marin tremblant, je lui jette quelque chose par-dessus le bord pour l'amuser; mais peut-être trouverai-je un jour l'occasion de le percer d'un harpon.
CHAPITRE XXXI.
L'Entrevue des deux Amans.
«Jeune et vaillant soldat, songe à garder ta foi!
«Et toi, jeune beauté, garde aussi ta promesse:
«Laissez la politique à la froide vieillesse;
«Montrez-vous aussi purs que le ciel azuré
«Avant que de midi le soleil ait pompé
«Les humides vapeurs qui forment les nuages.»
L'épreuve.
PENDANT la matinée importante et périlleuse qui précéda l'entrevue des deux princes dans le château de Péronne, Olivier le Dain servit son maître en agent aussi vif qu'habile, prodiguant partout les présens et les promesses, pour lui procurer des partisans, afin que, lorsque la fureur du duc éclaterait, chacun se trouvât intéressé à étouffer l'incendie plutôt qu'à l'accroître. Il se glissa comme la nuit de tente en tente et de maison en maison, se faisant des amis partout, non dans le sens de l'apôtre, mais avec le Mammon d'iniquité. Comme on l'a dit d'un autre agent politique non moins actif,—il avait le doigt dans la main, et la bouche dans l'oreille de chacun; et par diverses raisons, dont nous avons déjà fait connaître plusieurs, il s'assura des bons offices d'un grand nombre de seigneurs bourguignons qui avaient quelque chose à espérer ou à craindre de la France, ou qui pensaient que si l'autorité de Louis se trouvait trop réduite, le duc en marcherait d'un pas plus ferme et plus assuré vers le despotisme, pour lequel il avait un penchant bien décidé.
Quand il s'agissait de gagner quelqu'un près de qui il craignait que ni sa présence ni ses argumens ne pussent réussir, il employait l'entremise de quelque autre serviteur du roi; et ce fut ainsi qu'il obtint du comte de Crèvecœur la permission pour lord Crawford et le Balafré, d'avoir une entrevue avec Quentin Durward, qui, depuis son arrivée à Péronne, était gardé au secret, mais traité honorablement. Des affaires particulières furent alléguées comme la cause de cette demande; mais il est probable que Crèvecœur, qui craignait que les passions impétueuses de son maître ne le portassent à se déshonorer par quelque acte de violence envers Louis, ne fut pas fâché de fournir à Crawford l'occasion de donner au jeune archer quelques avis qui pussent être utiles au roi de France.
L'entrevue des trois compatriotes fut cordiale et même touchante.
—Tu es un singulier jeune homme, dit lord Crawford à Durward en lui frappant doucement sur la tête, comme un aïeul le ferait à son petit-fils; certes la fortune t'a favorisé comme si tu étais né coiffé.
—Tout cela vient de ce qu'il a obtenu si jeune une place d'archer, dit le Balafré: on n'a jamais tant parlé de moi, beau neveu, parce que j'avais vingt-cinq ans avant d'être hors de page.
—Et tu faisais un page passablement grotesque, mon brave montagnard, dit le commandant, avec ta barbe large comme une pelle de boulanger, et un dos comme celui du vieux Wallace Wight.
—Je crois, dit Quentin en baissant les yeux, que je ne porterai que peu de temps ce titre distingué, car j'ai dessein de quitter le service des archers de la garde.
Le Balafré resta muet de surprise, et les traits du vieux Crawford exprimèrent le mécontentement. Enfin le premier, recouvrant la parole, s'écria:—Quitter le service! Renoncer à votre place dans les archers de la garde écossaise! a-t-on jamais ouï parler d'un tel rêve? Je ne donnerais pas la mienne pour celle de grand connétable de France.
—Paix donc, Ludovic, dit lord Crawford; ne vois-tu pas que ce jeune homme sait suivre le vent mieux que nous, pauvres gens de l'ancien temps? Son voyage lui a fourni quelques jolis contes à faire sur le roi Louis; et il va se faire Bourguignon afin de trouver quelque petit profit à les raconter au duc Charles.
—Si je le croyais, dit le Balafré, je lui couperais la gorge de mes propres mains, fut-il cinquante fois le fils de ma sœur.
—Mais avant tout, bel oncle, dit Quentin, vous vous informeriez si j'ai mérité d'être traité ainsi? Quant à vous, milord, sachez que je ne suis pas un rapporteur de contes, et que ni la question ni les tortures n'arracheraient de moi, au préjudice du roi Louis, un seul mot de tout ce que j'ai pu apprendre pendant que j'étais à son service. Mon devoir m'impose le silence à cet égard; mais je ne resterai pas dans un service où, indépendamment des périls que je puis courir en combattant honorablement mes ennemis, je suis exposé à des embuscades dressées par mes propres amis.
—Si les embuscades ne lui plaisent pas, dit le Balafré en regardant douloureusement lord Crawford, j'en suis fâché, mais tout est dit pour lui. J'ai donné dans trente embuscades, et moi-même j'y ai été placé, car c'est une des ruses de guerre favorites de notre roi.
—C'est la vérité, Ludovic, dit lord Crawford; et cependant taisez-vous, car je crois que je comprends cette affaire mieux que vous.
—Je prie Notre-Dame que vous la compreniez, milord, répondît le Balafré; mais je souffre jusque dans la moelle des os, en pensant que le fils de ma sœur a peur d'une embuscade.
—Jeune homme, dit Crawford, je devine en partie ce que vous voulez dire. Vous avez éprouvé quelque trahison dans le voyage que vous venez de faire par ordre du roi, et vous avez lieu de le soupçonner d'en être l'auteur.
—J'ai été sur le point d'en éprouver une en m'acquittant des ordres du roi, répondit Quentin; mais j'ai eu le bonheur de la déjouer. Que Sa Majesté en soit innocente ou coupable, c'est ce que je laisse à Dieu et à sa conscience. Le roi m'a nourri quand j'avais faim; il m'a accueilli quand j'étais errant et étranger, je ne le chargerai jamais, dans l'adversité, d'accusations qui peuvent être injustes, puisque je ne les ai entendues sortir que des bouches les plus impures.
—Mon cher enfant! mon brave garçon, s'écria Crawford en le serrant dans ses bras, c'est penser et parler en Écossais. Vous êtes Écossais jusqu'au bout des ongles. Vous parlez en homme qui, voyant un ami le dos déjà tourné à la muraille, oublie la cause de querelle qu'il lui avait donnée, et ne se souvient que des services qu'il en a reçus.
—Puisque mon capitaine a embrassé mon neveu, dit le Balafré, je puis en faire autant. Je voudrais pourtant qu'il apprît qu'il est aussi nécessaire à un bon soldat de bien entendre le service d'une embuscade, qu'il l'est à un prêtre de savoir lire son bréviaire.
—Silence, Ludovic, dit Crawford; vous êtes un âne, mon ami, et vous ne sentez pas tout ce que vous devez au ciel pour en avoir reçu un tel neveu. Et maintenant, Quentin, mon cher ami, dites-moi si le roi a connaissance de la brave, noble et chrétienne résolution que vous avez prise? car dans la crise où il se trouve, le pauvre monarque a grand besoin de savoir sur qui il peut compter. S'il avait amené avec lui toute la brigade de ses gardes... Mais que la volonté du ciel s'accomplisse! Eh bien! dites-moi, le roi est-il instruit?
—Je ne puis trop vous le dire, répondit Quentin, cependant j'ai assuré son savant astrologue, Martius Galeotti, que je suis déterminé à garder le silence sur tout ce qui pourrait nuire au roi dans l'esprit du duc de Bourgogne. Je vous prie de m'excuser si je n'entre à cet égard dans aucun détail; et vous pouvez bien juger que j'ai été encore bien moins disposé à en donner à l'astrologue.
—Ah! ah! dit lord Crawford, effectivement je me rappelle qu'Olivier m'a dit que Galeotti a prophétisé très-fermement au roi la conduite que vous tiendriez; et je suis charmé de voir qu'il avait pour le faire une meilleure autorité que les astres.
—Lui, prophétiser? s'écria le Balafré en riant; les astres lui ont-ils jamais dit que l'honnête Ludovic aidait une joyeuse commère, au Plessis, à dépenser les beaux ducats que le philosophe lui jette sur son giron?
—Paix donc, Ludovic, lui dit son capitaine; paix donc, brute que tu es. Si tu ne respectes pas mes cheveux gris, parce que je suis moi-même un vieux routier, respecte du moins la jeunesse et l'innocence de ton neveu, et ne nous fais plus entendre de pareilles sottises.
—Votre Honneur a le droit de dire ce que bon lui semble, répondit Ludovic; mais, sur ma foi! la seconde vue de Saunders Souplesaw, savetier à Glen-Houlakin, valait deux fois plus que le talent prophétique de ce Galeotti, Galipotty, ou n'importe quel nom vous lui donniez. Saunders a prédit d'abord que tous les enfans de ma Sœur mourraient un jour; et il a fait cette prédiction à l'instant de la naissance du plus jeune, qui est Quentin que voici: or, Quentin mourra sans doute un jour, pour que la prophétie soit accomplie, et malheureusement elle l'est déjà à peu près, car excepté lui, toute la couvée est partie. Il m'a prédit ensuite à moi-même que je ferais ma fortune par un mariage, ce qui arrivera sans doute aussi en temps convenable, puisque cela n'est pas encore arrivé; mais je ne sais trop ni quand ni comment. Enfin Saunders a prédit...
—à moins que cette prédiction ne vienne singulièrement à propos, Ludovic, dit lord Crawford, je vous prierai de nous en faire grâce; il faut que vous et moi nous laissions à présent votre neveu, en adressant nos prières à Notre-Dame pour qu'elle le confirme dans ses bonnes intentions; car c'est une affaire dans laquelle un seul mot prononcé à la légère pourrait faire plus de mal que tout le parlement de Paris n'en pourrait réparer. Je vous donne ma bénédiction, mon garçon; et ne vous pressez pas tant de songer à quitter notre corps, car il y aura avant peu de bons coups à donner en face du jour, et sans avoir d'embuscades à craindre.
—Je vous donne aussi ma bénédiction, mon neveu, dit Ludovic, car puisque mon noble capitaine est satisfait, je le suis aussi, comme c'est mon devoir.
—Un instant, monseigneur, dit Quentin en tirant à part lord Crawford; je ne dois pas oublier de vous dire qu'il existe encore dans le monde quelqu'un qui a appris de moi des circonstances sur lesquelles la sûreté du roi exige que le secret soit gardé, et qui, n'ayant pas à remplir comme moi un devoir que m'imposent ma place et la reconnaissance, pourrait croire que l'obligation du silence ne s'étend pas sur elle.
—Sur elle! s'écria Crawford; pour le coup, s'il y a une femme dans le secret, que le ciel ait pitié de nous! car nous sommes encore en danger de naufrage.
—Ne le croyez pas, seigneur, répondit Durward; mais employez votre crédit auprès du comte de Crèvecœur pour qu'il me permette d'avoir une entrevue avec la comtesse Isabelle de Croye. C'est elle qui est instruite de mon secret, et je ne doute pas que je ne réussisse à la décider à le garder comme moi-même sur tout ce qui pourrait exciter le ressentiment du duc contre le roi Louis.
Le vieux commandant réfléchit assez long-temps, leva les yeux au plafond, les baissa vers le plancher, secoua la tête, et dit enfin:—Il y a dans tout cela quelque chose que je ne comprends pas. La comtesse Isabelle de Croye! une entrevue avec une dame si distinguée par son rang, par sa naissance, par sa fortune! Et toi, jeune Écossais n'ayant que la cape et l'épée, si sûr d'obtenir d'elle ce que tu veux lui demander!—Il faut que vous ayez une étrange confiance en vous-même, mon jeune ami, ou que vous ayez bien employé le temps pendant votre voyage. Mais, par la croix de saint André! je parlerai en votre faveur à Crèvecœur; et comme il craint véritablement que la colère du duc ne le porte contre le roi à quelque extrémité déshonorante pour lui et pour la Bourgogne, je crois qu'il est assez probable qu'il consentira à votre demande, quoique, sur mon honneur, elle soit singulière.
à ces mots, et faisant un mouvement des épaules, le vieux lord sortit de l'appartement, suivi de Ludovic, qui, se modelant toujours sur son chef, et quoiqu'il ignorât ce qui venait de se passer entre celui-ci et Quentin, tâcha de prendre un air aussi important et aussi mystérieux que Crawford lui-même.
Au bout de quelques minutes, lord Crawford revint, mais sans être accompagné du Balafré. Le vieillard semblait dans un accès d'humeur bizarre: il riait, et à ce qu'il paraissait, en dépit de lui-même; il avait un air goguenard qui agitait singulièrement les rides de ses traits naturellement rigides; il secouait en même temps la tête, et paraissait occupé de quelque chose qu'il ne pouvait s'empêcher de condamner, quoique cette même chose lui parut burlesque.
—Certes, mon jeune concitoyen, dit-il à Quentin, vous n'êtes pas dégoûté! Jamais la timidité ne vous empêchera de réussir auprès d'une belle. J'ai fait avaler votre proposition à Crèvecœur, quoiqu'elle fut pour lui comme un verre de vinaigre, car il m'a juré par tous les saints de la Bourgogne que, s'il ne s'agissait de l'honneur de deux princes et de la paix de deux états, vous ne verriez jamais seulement la trace d'un pied de la comtesse Isabelle sur le sable. S'il n'avait pas une dame, et une belle dame, je le soupçonnerais de vouloir rompre une lance lui-même pour cette captive. Peut-être pense-t-il à son neveu, le comte étienne. Une comtesse!—Vous en faut-il donc de cet aloi? Mais allons, suivez-moi. Songez que votre entrevue avec elle doit être courte. D'ailleurs vous savez sans doute mettre à profit les instans. Ho! ho! ho! sur ma foi, je n'ai pas la force de te gronder de ta présomption, tant elle me fait rire!
Les joues rouges comme de l'écarlate, offensé, déconcerté par les insinuations un peu brusques du vieux lord, piqué de voir que sa passion était regardée comme absurde et ridicule par quiconque avait du jugement et de l'expérience, Durward suivit lord Crawford en silence au couvent des Ursulines, où la jeune comtesse était logée; et en entrant dans le parloir, ils y trouvèrent le comte de Crèvecœur.
—Eh bien! jeune homme, dit le comte à Quentin, d'un ton sévère, il parait qu'il faut que vous voyiez encore une fois la belle compagne de votre expédition romanesque?
—Oui, monsieur le comte, répondit Quentin; et qui plus est, il faut que je la voie sans témoins.
—Il n'en sera rien, s'écria Crèvecœur. Je vous en fais juge, lord Crawford. Cette jeune dame, la fille de mon ancien ami, de mon compagnon d'armes, la plus riche héritière de la Bourgogne, a avoué une sorte de...; qu'allais-je dire? en un mot, elle est folle, et votre jeune archer est un fat présomptueux. Ils ne se verront pas sans témoins.
—En ce cas je ne dirai pas un seul mot à la comtesse, car je ne lui parlerai pas en votre présence, s'écria Quentin transporté de joie. Quelque présomptueux que je sois, ce que vous venez de m'apprendre surpasse de beaucoup ce que j'aurais osé espérer.
—Il a raison, mon cher ami, dit Crawford au comte, et votre langue a marché plus vite que la prudence n'aurait dû le lui permettre. Mais puisque vous me faites juge de l'affaire, je vous dirai qu'il y a une bonne et forte grille qui divise le parloir. Je vous conseille donc de vous y fier, et qu'ils fassent ce qu'ils pourront avec leur langue. Corbleu! la vie d'un roi et celle de plusieurs milliers d'hommes doivent-elles être mises en balance avec ce que deux jeunes gens pourront se souffler dans l'oreille l'un de l'autre pendant une couple de minutes?
à ces mots, il entraîna Crèvecœur hors de l'appartement; et le comte, le suivant presque malgré lui, sortit en jetant des regards courroucés sur le jeune archer.
Ils étaient à peine partis, que la comtesse Isabelle parut de l'autre côté de la grille. Dès qu'elle vit que Quentin était seul dans le parloir, elle s'arrêta et resta les yeux baissés pendant quelques secondes.
—Et pourquoi me montrerais-je ingrate, dit-elle enfin, parce que certaines gens ont conçu des soupçons injustes? Mon protecteur! mon sauveur! puis-je dire; au milieu de tous les dangers que j'ai courus, mon fidèle et constant ami!
Tout en parlant ainsi, elle s'avançait vers lui, et elle lui tendit la main à travers la grille. Elle ne fit même aucun effort pour la retirer, tandis qu'il la couvrait de baisers et qu'il la mouillait de larmes. Elle se borna à lui dire:—Si nous devions nous revoir encore, Durward, je ne vous permettrais pas cette folie.
Si l'on fait attention aux périls dont Quentin, l'avait préservée; si l'on réfléchit qu'il avait été dans le fait son unique, son fidèle et zélé défenseur, mes lectrices, quand même il se trouverait parmi elles de belles comtesses et de riches héritières, pardonneront à Isabelle, cette dérogation à sa dignité.
Elle dégagea pourtant enfin sa main de celles de Durward, s'éloigna d'un pas de la grille, et lui dit d'un ton fort embarrassé:—Eh bien! qu'avez-vous à me demander? car vous avez une demande à me faire; je l'ai appris du vieux lord Écossais, qui est venu ici il y a quelques instans avec mon cousin Crèvecœur. Si elle est raisonnable, si elle est telle que la pauvre Isabelle puisse l'accorder sans manquer à son devoir et à son honneur, vous ne devez pas craindre d'être refusé. Mais ne vous pressez pas trop de parler, ajouta-t-elle en jetant autour d'elle un regard craintif; songez à ne rien dire qui puisse être interprété à notre désavantage si l'on nous entendait.
—Ne craignez rien, noble dame, répondit Quentin douloureusement: ce n'est pas ici que je puis oublier la distance que le destin a placée entre nous, et vous exposer à la censure de vos fiers parens comme l'objet de l'amour le plus dévoué d'un homme plus pauvre et moins puissant qu'ils ne le sont. Que cette idée passe, comme un rêve de la nuit, pour tout le monde, excepté pour un cœur où, tout rêve qu'elle est, elle tiendra la place de toutes les réalités.
—Silence! silence! s'écria Isabelle à demi-voix, par intérêt pour vous, par égard pour moi, ne parlez pas ainsi. Dites-moi plutôt ce que vous avez à me demander.
—Un généreux pardon pour un homme qui, dans des vues d'égoïsme, s'est conduit envers vous en ennemi.
—Je crois que je pardonne à tous mes ennemis. Mais, ô Durward, au milieu de quelles scènes votre fermeté et votre présence d'esprit m'ont-elles sauvée! Cette salle ensanglantée! ce bon évêque! ce n'est qu'hier que j'ai appris toutes les horreurs dont je fus le témoin insensible!
—Oubliez-les, dit Quentin, qui remarqua que les vives couleurs dont les joues d'Isabelle avaient été couvertes pendant cet entretien faisaient place à une pâleur mortelle; ne jetez pas les yeux en arrière; regardez en avant avec le courage que doivent avoir ceux qui voyagent sur une route dangereuse. écoutez-moi; vous plus que personne, vous avez le droit de faire connaître Louis pour ce qu'il est véritablement, de le proclamer un politique fourbe et astucieux. Mais si vous l'accusez de vous avoir encouragée à fuir de Bourgogne, et surtout d'avoir concerté une trahison pour vous faire tomber entre les mains de de la Marck, vous causerez probablement le détrônement ou même la mort du roi; et, dans tous les cas, vous occasionnerez entre la France et la Bourgogne la guerre la plus sanglante que ces deux pays aient jamais eue à soutenir l'un contre l'autre.
—à Dieu ne plaise que je sois cause de tels malheurs, s'il est possible de les éviter! Quand même je pourrais me livrer à quelques idées de vengeance, le moindre désir de votre part m'y ferait renoncer. Est-il possible que je conserve plus de souvenir des torts de Louis que des services inappréciables que vous m'avez rendus? Mais comment faire? Lorsque je serai appelé devant mon souverain, le duc de Bourgogne, il faudra que je garde le silence ou que je dise la vérité. Si je refuse de parler, on m'accusera d'opiniâtreté, et vous ne voudriez pas me voir me souiller d'un mensonge.
—Non certainement! mais quand vous aurez à parler, ne dites de Louis que ce que vous savez personnellement et par vous-même être la vérité. Si vous êtes obligée de faire mention de ce que d'autres vous ont appris, n'en parlez que comme de rapports; quelque croyables qu'ils puissent vous paraître, n'y donnez pas crédit en paraissant y ajouter foi; n'assurez rien qui ne soit à votre connaissance personnelle. Le conseil d'état de Bourgogne ne peut refuser à un monarque la justice qu'on accorde en mon pays au dernier des accusés: on doit le regarder comme innocent, jusqu'à ce que l'accusation portée contre lui soit démontrée par des preuves directes et suffisantes. Or, pour prouver les faits qui ne sont pas à votre connaissance personnelle, il faudra qu'on rapporte d'autres preuves que des ouï-dire.
—Je crois que je vous comprends, dit la comtesse.
—Je vais m'expliquer encore plus clairement, dit Quentin; et il commença à lui rendre ses préceptes plus intelligibles par des exemples; mais au milieu de l'explication la cloche du couvent sonna.
—Ce signal nous avertit qu'il faut nous séparer, dit la comtesse; nous séparer pour toujours! Mais ne m'oubliez pas, Durward; je ne vous oublierai jamais. Vos fidèles services...
Elle ne put lui en dire davantage, mais elle lui tendit encore la main; il la pressa de nouveau sur ses lèves, et je ne sais comment il arriva qu'en voulant la retirer, la comtesse approcha tellement son visage de la grille, que Quentin osa imprimer son dernier adieu sur sa bouche. Isabelle ne le gronda pas, peut-être n'en eut-elle pas le temps, car au même instant Crèvecœur et Crawford, qui avaient été placés dans un réduit secret d'où ils avaient tout vu sans pouvoir rien entendre, entrèrent à la hâte dans le parloir, le premier bouillant de colère, et courant plutôt qu'il ne marchait; l'autre le retenant en riant.
—Dans votre chambre, jeune dame! dans votre chambre! cria le comte à Isabelle, qui, baissant son voile, se retira avec précipitation; et vous mériteriez qu'on vous enfermât dans une cellule, avec du pain et de l'eau pour toute nourriture. Quant à vous, mon beau monsieur, qui êtes si malavisé, le temps viendra où les intérêts des rois et des royaumes n'auront rien de commun avec des gens comme vous, et l'on vous apprendra quel châtiment mérite l'audace d'un mendiant qui ose lever les yeux sur...
—Paix! paix! en voilà bien assez! pas un mot de plus! s'écria le vieux lord; et vous, Quentin, silence! je vous l'ordonne, retournez dans votre appartement. Sire comte de Crèvecœur, ne prenez pas un ton si méprisant: Quentin Durward est aussi bon gentilhomme que le roi, comme disent les Espagnols; seulement il n'est pas aussi riche; il est aussi noble que moi, et je suis le chef de mon nom; ce n'est pas à nous qu'il convient de parler de châtiment pour oser...
—Milord! milord! s'écria Crèvecœur avec impatience, l'insolence de ces mercenaires étrangers est passée en proverbe; et vous qui êtes leur chef, vous devez la réprimer au lieu de l'encourager.
—Il y a cinquante ans que je commande les archers de la garde, comte de Crèvecœur, je n'ai jamais eu besoin des conseils d'aucun Français ni d'aucun Bourguignon; et sauf votre bon plaisir, je compte m'en passer tant que je conserverai cette place.
—Fort bien, milord, fort bien, votre rang et votre âge vous donnent des privilèges. Quant à ces jeunes gens, je veux bien oublier le passé, attendu que je prendrai de bonnes mesures pour qu'ils ne se revoient jamais.
—Ne promettez pas cela sur le salut de votre âme, Crèvecœur: des montagnes, dit-on, peuvent se rencontrer; et pourquoi des créatures vivantes qui ont des jambes, et de l'amour pour mettre ces jambes en mouvement, ne se rencontreraient-elles pas? Ce baiser était bien tendre, Crèvecœur; il me semble de mauvais augure.
—Vous voulez encore mettre ma patience à l'épreuve, milord; mais je ne vous donnerai pas cet avantage sur moi. écoutez! j'entends la cloche du château: elle convoque le conseil. Dieu seul peut prévoir l'issue de ce qui va se passer.
—L'issue, comte, je puis vous la prédire. C'est que si l'on se porte à quelque acte de violence contre la personne du roi, quoique ses amis soient en bien petit nombre et entourés par ses ennemis, il ne succombera ni seul, ni sans vengeance. Mon plus grand regret, c'est que Sa Majesté m'ait expressément défendu de prendre des mesures pour me préparer à une telle issue.
—Prévoir de tels malheurs, milord, c'est le plus sûr moyen de les occasionner. Obéissez aux ordres de votre maître; ne donnez pas un prétexte à la violence en vous offensant trop facilement, et vous verrez que la journée se passera plus paisiblement que vous ne le présumez.
CHAPITRE XXXII.
L'Enquête.
«Croyez-vous m'abuser par votre déférence?
«Vous fléchissez encor le genou devant moi;
«Mais votre cœur s'élève au-dessus de son roi.»
SHAKSPEARE. Richard II.
AU premier son de la cloche qui appelait au conseil les principaux seigneurs bourguignons, et le très-petit nombre de pairs de France qui avaient accompagné le roi à Péronne, le duc Charles, suivi d'un détachement de ses gardes armés de haches et de pertuisanes, se rendit à la Tour d'Herbert, dans le château de Péronne.
Louis, qui s'attendait à cette visite, se leva en voyant entrer le duc, fit deux pas au-devant de lui, et l'attendit debout, avec un air de dignité qu'il savait parfaitement prendre quand il le jugeait nécessaire, en dépit de son costume peu soigné et de la familiarité habituelle de ses manières. Son maintien calme, en ce moment de crise, produisit évidemment quelque effet sur son rival. Il était entré dans l'appartement d'un ton brusque et précipité; mais en voyant le sang-froid de Louis, sa démarche prit un caractère plus convenable à un grand vassal qui paraissait en présence de son seigneur suzerain. Il semblait que le duc avait formé la résolution de traiter Louis, du moins dans les premiers momens, avec le cérémonial dû à son rang élevé; mais il était évident en même temps qu'en agissant ainsi, il ne lui en coûtait pas peu pour contraindre son impétuosité naturelle, et qu'à peine pouvait-il réprimer le ressentiment et la soif de vengeance qui enflammaient son cœur: aussi, quoiqu'il s'efforçât d'accomplir à l'extérieur les actes ordinaires de déférence et de respect, et d'en emprunter le langage, son visage changeait de couleur à chaque instant. Sa voix était rauque, son ton brusque, ses accens entrecoupés;—tous ses membres tremblaient, comme s'il eût été impatienté du frein qu'il s'imposait lui-même;—il fronçait les sourcils;—il se mordait les lèvres jusqu'au sang.—Tous ses regards, tous ses mouvemens annonçaient le plus violent des princes en proie à un de ses plus terribles accès de fureur.
Le roi vit d'un œil serein la guerre que se livraient les passions impétueuses de Charles; car quoique les regards du duc lui donnassent un avant-goût de l'amertume de la mort, qu'il craignait et comme homme et comme pécheur, cependant il avait résolu, en pilote habile et expérimenté, de ne pas céder à la peur, et de ne pas abandonner le gouvernail tant qu'il lui resterait quelque espérance de sauver le navire. Lorsque le duc, d'une voix brusque, lui eut fait quelques excuses sur l'ameublement un peu mesquin de son appartement, il lui répondit, en souriant, qu'il n'avait pas à se plaindre, puisque la Tour d'Herbert n'avait pas encore été pour lui une résidence aussi fâcheuse qu'elle l'avait été pour un de ses ancêtres.
—Ah! dit le duc, on vous a donc raconté la tradition?—Oui...—C'est ici qu'il fut tué; mais il ne le fut que parce qu'il refusa de prendre le froc, et de finir ses jours dans un monastère.
—Il fit une folie, dit Louis en affectant un air d'insouciance; car il subit la mort d'un martyr, et il n'eut pas le mérite de devenir un saint.
—Je viens, dit alors le duc, prier Votre Majesté d'assister à un grand conseil dans lequel il va être délibéré sur divers objets importans qui intéressent également la France et la Bourgogne. Vous allez donc m'y suivre, c'est-à-dire si tel est votre bon plaisir.
—Beau cousin, répondit le roi, ne forcez jamais la courtoisie au point de prier quand vous pouvez si hardiment commander. Allons au conseil, puisque tel est votre bon plaisir. Notre cortège n'est pas brillant, ajouta-t-il en jetant un coup d'œil sur le petit nombre de serviteurs qui étaient près de lui, et qui s'apprêtaient à le suivre; mais vous vous chargerez de briller pour nous deux.
Précédés par Toison-d'Or, chef des hérauts de Bourgogne, les deux princes sortirent de la Tour du comte Herbert, et traversèrent la cour du château. Louis remarqua qu'elle était remplie d'hommes d'armes et de gardes-du-corps du duc, tous sous les armes et magnifiquement équipés. Ils entrèrent dans la salle du conseil, située dans un bâtiment plus moderne que celui que Louis avait habité. Elle était dans un état évident de dégradation, mais on y avait fait quelques dispositions à la hâte pour la rendre plus digne de l'assemblée solennelle qui allait s'y réunir. Deux trônes avaient été placés sous le même dais, et le trône destiné au roi était plus élevé de deux marches que celui que le duc devait occuper. Plus bas, à droite et à gauche, étaient une vingtaine de sièges préparés pour les principaux seigneurs de la cour des deux princes; de sorte que lorsque l'assemblée fut formée, elle semblait présidée par l'individu même qu'elle était en quelque sorte convoquée pour juger.
Ce fut peut-être pour faire disparaître plus promptement cette contradiction entre les apparences et la réalité, que le duc, ayant légèrement salué le roi, ouvrit brusquement la séance ainsi qu'il suit:
—Mes bons vassaux, mes fidèles conseillers, vous n'ignorez pas combien de troubles se sont élevés dans nos domaines, tant du temps de notre père que du nôtre, combien on a vu de rébellions de vassaux contre leurs suzerains, de sujets contre leur prince; et tout récemment nous avons eu la plus forte preuve de l'excès auquel ces désordres se sont portés de nos jours, par la fuite scandaleuse de la comtesse Isabelle de Croye et de la comtesse Hameline sa tante, pour se réfugier dans les états d'une puissance étrangère, renonçant ainsi à la foi qu'elles nous devaient, et encourant la forfaiture de leurs fiefs: un exemple bien plus déplorable, bien plus affreux, c'est le meurtre sanguinaire et sacrilège de notre frère et allié chéri l'évêque de Liège, et la rébellion de cette ville perfide que nous avions traitée avec trop d'indulgence lors de sa dernière insurrection. Nous sommes informés que ces événemens fâcheux peuvent s'attribuer non-seulement à la folie et à l'inconséquence de deux femmes, et à la présomption de quelques bourgeois fiers de leurs richesses, mais aux intrigues d'une cour étrangère, aux pratiques d'un voisin puissant, de qui, si des services rendus méritent d'être payés en même monnaie, la Bourgogne ne devait attendre que l'amitié la plus sincère et la plus dévouée. Si ces faits viennent à être prouvés, continua le duc en grinçant les dents et en pressant fortement du talon le tapis qui couvrait les marches de son trône, quelle considération pourra nous empêcher, les moyens en étant en notre pouvoir, de prendre des mesures pour arrêter une bonne fois le cours des maux qui débordent sur nous chaque année, et pour en tarir la source?
Le duc avait commencé son discours d'un ton assez modéré, mais en le terminant il éleva la voix avec plus de chaleur, et il en prononça la dernière phrase avec un accent qui fit trembler tous les conseillers, et pâlir un instant les joues du roi. Mais Louis rappela sur-le-champ tout son courage, et adressa à son tour la parole au conseil, d'un air qui annonçait tant d'aisance et de sang-froid, que le duc, quoiqu'il parût désirer de l'interrompre et de l'arrêter, reconnut lui-même qu'il ne pouvait le faire sans blesser les lois du décorum.
—Nobles de France et de Bourgogne, dit le roi, chevaliers du Saint-Esprit et de la Toison-d'Or, puisqu'un roi doit plaider sa cause en accusé, il ne peut désirer de meilleurs juges que la fleur de la noblesse et l'orgueil de la chevalerie. Notre beau cousin de Bourgogne n'a fait que rendre plus obscure la querelle qui nous divise, en s'abstenant par courtoisie de l'exposer en termes précis. Moi, qui n'ai pas de raisons pour observer la même délicatesse, et dont la situation d'ailleurs ne me permet peut-être pas de le faire, je vous demande la permission de vous parler plus clairement. C'est NOUS, messieurs, NOUS, son seigneur suzerain, son allié, son parent, que notre cousin, dont de malheureuses circonstances ont égaré le jugement et aigri le caractère, charge de l'accusation odieuse d'avoir porté ses vassaux à lui manquer de foi, encouragé les habitans de Liège à la révolte, et excité le proscrit Guillaume de la Marck à commettre le plus barbare et le plus sacrilège des meurtres. Nobles de France et de Bourgogne, je pourrais en appeler aux circonstances dans lesquelles, je me trouve, comme étant en elles-mêmes une justification complète de cette accusation. Doit-on supposer, s'il me reste le bon sens d'un être doué de raison, que je me sois livré sans réserve au pouvoir du duc de Bourgogne, dans un moment où je me rendais coupable envers lui d'une trahison qui ne pouvait manquer de se découvrir, et qui, une fois découverte, me laissait sans défense, comme je le suis, entre les mains d'un prince justement courroucé? La folie d'un homme qui se coucherait sur une mine après avoir allumé la mèche qui va en causer la soudaine explosion, serait sagesse en comparaison de la mienne. Je ne doute pas que parmi les auteurs des horribles attentats commis à Schonwaldt, il ne se soit trouvé des misérables qui aient abusé de mon nom; mais dois-je en être responsable, quand je ne leur ai pas donné le droit de s'en servir? Si deux femmes insensées, poussées par quelque cause romanesque de mécontentement, ont cherché un refuge à ma cour, s'ensuit-il que je les aie engagées à le faire? Lorsqu'on connaîtra à fond cette affaire, on verra que puisque les lois de l'honneur et de la chevalerie ne me permettaient pas de les renvoyer prisonnières à la cour de Bourgogne, ce que je crois qu'aucun de ceux qui portent le collier de ces ordres ne m'eût conseillé, j'en suis venu autant que possible au même point, en les plaçant entre les mains d'un vénérable père en Dieu, qui est maintenant un saint dans le ciel (Ici Louis parut fort affecté, et porta son mouchoir à ses yeux); entre les mains, dis-je, d'un membre de ma propre famille, encore plus intimement lié à celle de Bourgogne; d'un homme à qui sa situation, son rang élevé dans l'église, et, hélas! ses nombreuses vertus, donnaient le droit d'être le protecteur, pendant un certain temps, de deux femmes abusées, et de se rendre médiateur entre elles et leur seigneur suzerain. Je dis donc que les seules circonstances qui, dans l'opinion que notre frère de Bourgogne s'est formée à la hâte de cette affaire, semblent donner lieu à d'injustes soupçons contre moi, sont de nature à pouvoir s'expliquer par les motifs les plus purs et les plus honorables; j'ajoute que je défie qu'on rapporte la moindre preuve probable des accusations injurieuses qui, indisposant mon frère contre un monarque venu à sa cour dans la pleine confiance de l'amitié, l'ont porté à changer sa salle de conseil en tribunal, et son château hospitalier en prison.
—Sire! Sire! s'écria Charles dès que le roi eut cessé de parler, si vous vous trouvez ici dans un moment qui coïncide si malheureusement avec l'exécution de vos projets, je ne puis expliquer qu'en supposant que ceux qui font leur métier de tromper les autres se trompent quelquefois merveilleusement eux-mêmes. L'ingénieur est quelquefois tué par le pétard qu'il a préparé. Quant à ce qui doit suivre, cela dépendra du résultat de cette enquête solennelle. Qu'on amène ici la comtesse Isabelle de Croye.
Isabelle arriva entre l'abbesse du couvent des Ursulines et la comtesse de Crèvecœur, qui avait reçu les ordres de son mari à cet effet. Dès qu'elle fut entrée, Charles s'écria, avec la dureté de voix et de manières qui lui était habituelle:—Ainsi donc, vous voilà, belle princesse! vous qui pouviez à peine respirer quand vous aviez à répondre à nos ordres, justes et raisonnables, vous avez trouvé assez d'haleine pour faire une course telle que n'en a jamais fait une biche poursuivie par des chasseurs. Que pensez-vous de la belle œuvre que vous avez faite? Vous applaudissez-vous d'avoir presque occasionné une guerre entre deux grands princes et deux états puissans, pour votre figure de poupée?
La publicité de cette scène, la violence et les sarcasmes de Charles, firent un tel effet sur l'esprit d'Isabelle, qu'elle se trouva hors d'état d'exécuter la résolution qu'elle avait formée de se jeter aux pieds du duc pour le supplier de prendre possession de ses biens, et lui permettre de se retirer dans un cloître. Elle resta immobile comme une femme qui, surprise par un orage, et entendant le tonnerre gronder de tous cotés autour d'elle, s'arrête épouvantée, craignant, si elle fait un seul pas, d'attirer la foudre sur sa tête.
La comtesse de Crèvecœur, dont le courage était égal à sa naissance, et la beauté remarquable encore dans son âge mûr, crut devoir prendre la parole.
—Monseigneur, dit-elle au duc, ma belle cousine est sous ma protection. Je sais mieux que Votre Altesse comment des femmes doivent être traitées, et nous nous retirerons à l'instant si vous ne prenez un autre ton, et si vous n'employez, en nous parlant, un langage plus convenable à notre rang et à notre sexe.
Le duc partit d'un grand éclat de rire.—Crèvecœur! s'écria-t-il, phénix des maris, tu as fait de ta comtesse une maîtresse femme; mais ce n'est pas mon affaire. Qu'on donne un siège à cette jeune innocente. Bien loin d'avoir du ressentiment contre elle, j'ai dessein de lui accorder de nouvelles grâces et de nouveaux honneurs. Asseyez-vous, la belle, et dites-nous quel démon vous obsédait quand vous vous êtes décidée à fuir votre pays natal, et à courir les champs en damoiselle aventurière.
Avec beaucoup de peine, et non sans de fréquentes interruptions, Isabelle avoua qu'étant complètement décidée à ne pas consentir à un mariage que le duc de Bourgogne lui avait proposé, elle avait espéré pouvoir obtenir la protection de la cour de France.
—Et celle du monarque français, ajouta Charles. Vous en étiez sans doute bien assurée d'avance?
—Du moins je croyais l'être, répondit Isabelle, sans quoi je n'aurais pas fait une démarche si décidée.
En ce moment Charles regarda Louis avec un sourire plein d'une amertume inexprimable; mais la fermeté du roi ne se démentit pas; on put seulement remarquer que ses lèvres étaient plus pâles que de coutume.
—Mais je ne pouvais juger des intentions du roi Louis à mon égard, continua la jeune comtesse, que d'après ce que m'en avait dit ma malheureuse tante, la comtesse Hameline; et elle n'avait elle-même fondé son opinion à cet égard que sur les assertions et les insinuations de misérables que j'ai reconnus ensuite pour être les traîtres les plus vils, les créatures les plus indignes de foi du monde entier. Elle exposa alors en peu de mots ce qu'elle avait appris des trahisons de Marton et d'Hayraddin, et ajouta qu'elle ne doutait pas que le frère aîné de ce dernier, Zamet Maugrabin, qui avait été le premier à leur conseiller de fuir, ne fût capable de toute espèce de perfidies, et de se faire passer pour un agent du roi de France, sans avoir aucun droit à cette qualité.
Après une pause d'un instant, elle reprit son histoire, et la conduisit très-brièvement depuis l'instant où elle avait quitté le territoire de la Bourgogne avec sa tante, jusqu'à la prise du château de Schonwaldt et sa rencontre avec le comte de Crèvecœur.
Le silence le plus profond régna dans la salle quand elle eut fini sa narration aussi brève que peu suivie; et le duc de Bourgogne, fixant sur le plancher ses yeux courroucés, restait dans l'attitude d'un homme qui cherche un prétexte pour se livrer sans contrainte à sa colère, et qui s'irrite de n'en trouver aucun assez plausible pour se justifier, même à ses propres yeux.
—La taupe, dit-il enfin en jetant un regard sur Louis, n'en creuse pas moins certainement sa demeure souterraine sous nos pieds, quoique nos yeux ne puissent la suivre dans tous ses mouvemens. Cependant je voudrais que le roi Louis voulût bien nous dire pourquoi il a reçu ces dames à sa cour, si elles ne s'y sont pas rendues sur son invitation.
—Je ne les ai pas reçues à ma cour, beau cousin, répondit le roi: je ne les ai vues qu'en particulier, par compassion, et j'ai saisi la première occasion pour les placer sous la protection du respectable évêque, votre propre allié. Que Dieu daigne lui être favorable! Ce digne prélat était plus capable que moi et qu'aucun prince séculier de concilier la protection due à des fugitives avec la foi due à un prince allié dont elles avaient fui les domaines. Je demande hardiment à cette jeune dame si elles ont trouvé beaucoup de cordialité dans l'accueil qu'elles ont reçu de moi; s'il n'a pas été, au contraire, de nature à leur faire exprimer le regret d'avoir fait de ma cour leur lieu de refuge.
—Il fut si loin d'être cordial, répondit Isabelle, que je doutai qu'il fût possible que Votre Majesté nous eût fait inviter à nous rendre à sa cour, comme nous en avaient assurées ceux qui se prétendaient vos agens; puisque, en supposant qu'ils eussent été autorisés, il aurait été difficile de concilier la conduite de Votre Majesté avec ce que nous avions droit d'attendre d'un roi, d'un chevalier, d'un simple gentilhomme.
La jeune comtesse, en parlant ainsi, jetait au roi un coup d'œil qui semblait lui adresser un reproche; mais le cœur de Louis était à l'épreuve d'une semblable attaque. Au contraire, parcourant des yeux le cercle qui l'entourait, en étendant le bras avec un geste de satisfaction, il sembla faire un appel triomphant à tous ceux qui étaient présens, comme pour leur demander si la réponse de la comtesse n'était pas un témoignage irrésistible de son innocence.
Cependant le duc de Bourgogne jeta sur lui un sombre regard, qui semblait dire que s'il était, jusqu'à certain point, réduit au silence, il s'en fallait de beaucoup qu'il fût satisfait. Se tournant ensuite vers la comtesse, il lui dit d'un ton brusque:—Dans ce récit de tous vos voyages, belle jouvencelle, vous ne nous avez rien dit de vos aventures amoureuses? Ah! déjà rougir! Ne s'est-il pas trouvé certains chevaliers de la forêt qui ont tenté d'apporter une interruption à votre voyage? Cet incident est déjà parvenu, à mes oreilles, et nous verrons tout à l'heure s'il n'est pas possible d'en tirer parti. Dites-moi, roi Louis, pour empêcher cette belle Hélène de Troie, ou de Croye, de semer encore la zizanie parmi les rois, ne serait-il pas à propos de la pourvoir d'un mari?
Le roi savait d'avance quelle proposition désagréable, il allait probablement entendre, cependant il donna un assentiment calme et silencieux à ce que le duc venait de dire. Mais Isabelle, voyant qu'elle allait être poussée à l'extrémité, s'arma d'un nouveau courage. Elle quitta le bras de la comtesse de Crèvecœur sur lequel elle s'était appuyée jusqu'alors, avança d'un air timide et plein de dignité; et s'agenouillant devant le trône du duc, elle lui dît avec assez de fermeté:
—Noble duc de Bourgogne, monseigneur suzerain, je reconnais la faute que j'ai commise en quittant vos domaines sans votre gracieuse permission, et je me soumets humblement à tel châtiment qu'il vous plaira de m'imposer. Je mets à votre disposition mes terres et mes châteaux; je demande seulement à votre générosité, par égard pour la mémoire de mon père, de m'accorder ce qui sera indispensable pour assurer l'admission du dernier rejeton de la famille de Croye dans un couvent où elle puisse passer le reste de sa vie.
—Que pensez-vous, Sire, de la requête de cette jeune personne? demanda le duc à Louis.
—Je pense, répondit le roi, que c'est une humble et sainte demande, inspirée sans doute par cette grâce divine à laquelle on ne doit ni se refuser ni résister.
—L'humble sera exalté, s'écria Charles. Relevez-vous, comtesse Isabelle; nous vous voulons plus de bien que vous ne vous en voulez à vous-même. Nous n'avons dessein ni de séquestrer vos biens, ni de diminuer vos honneurs; au contraire, nous voulons augmenter les uns, et élever encore davantage les autres.
—Hélas! monseigneur, répondit Isabelle, ce sont vos bontés mêmes que je crains. Je les crains plus que votre déplaisir, puisque ce sont elles qui me forcent...
—Par saint George de Bourgogne! s'écria le duc; nos volontés seront-elles contrariées, nos ordres méprisés à chaque instant? Relevez-vous, vous dis-je, ma mignonne, et retirez-vous pour le présent. Quand nous aurons le temps de penser à vous, nous arrangerons les choses de telle sorte que, tête-saint-gris! il faudra que vous obéissiez, ou nous verrons.
Malgré cette réponse sévère, Isabelle restait à ses pieds, et son opiniâtreté aurait probablement porté le duc à lui parler encore plus durement, si la comtesse de Crèvecœur, qui connaissait l'humeur de ce prince beaucoup mieux que sa jeune parente, ne se fût avancée pour la relever, et ne l'eût emmenée hors de la salle du conseil. On fit alors comparaître Quentin Durward. Il se présenta devant le roi et le duc avec cette aisance, aussi éloignée d'une réserve timide que d'une hardiesse présomptueuse, qui convient à un jeune homme bien né et bien élevé, sachant rendre honneur et respect à qui de droit, sans se laisser éblouir ou intimider par la présence de ceux qu'il honore et qu'il respecte. Son oncle lui avait fourni les moyens de se montrer de nouveau avec les armes et l'uniforme des archers de la garde écossaise; et ses traits, son air, tout son extérieur, faisaient encore valoir son costume splendide. Sa grande jeunesse inspirait aussi à tous les conseillers des préventions favorables. Aucun d'eux ne pouvait croire qu'un roi doué de tant de sagacité eut choisi un si jeune homme pour confident de ses intrigues politiques; et c'était ainsi que Louis trouvait souvent de grands avantages dans le choix singulier qu'il faisait de ses agens, en les prenant à un âge et dans un rang où l'on ne se serait pas attendu à les trouver.
D'après l'ordre du duc, sanctionné par celui de Louis, Quentin se mit à faire la relation de son voyage avec les dames de Croye jusqu'aux environs de Liège, commençant par répéter les instructions du roi, qui le chargeaient de les conduire en sûreté au château de l'évêque.
—Et vous avez fidèlement exécuté mes ordres? demanda le roi.
—Oui, Sire, répondit Durward.
—Vous oubliez une circonstance, dit le duc; vous avez été attaqué près de Tours, dans la forêt, par deux chevaliers errans.
—Il ne me convient ni de parler de cet incident, ni de me le rappeler, répondit le jeune archer en rougissant avec modestie.
—Mais moi, dit le duc d'Orléans, il ne convient pas que je l'oublie. Ce jeune homme a rempli sa mission avec intrépidité, et il a exécuté ses devoirs d'une manière dont je me souviendrai long-temps. Viens me trouver dans mon appartement, jeune archer, quand cette affaire sera terminée, et tu verras que je n'ai pas oublié ta bravoure. Je suis charmé de voir que ta modestie soit égale à ton courage.
—Viens me voir aussi, lui dit Dunois: j'ai un casque à te donner, car je crois que je t'en dois un.
Quentin les salua avec respect, et l'on reprit son interrogatoire. Sur la demande du duc, il produisit les instructions qu'il avait reçues par écrit.
—Avez-vous suivi ces instructions à la lettre? lui demanda le duc.
—Non, monseigneur. Elles me prescrivaient, comme vous pouvez le voir, de traverser la Meuse près de Namur, et cependant j'ai côtoyé la rive gauche, comme m'offrant la route la plus courte et la plus sûre pour arriver à Liège.
—Et pourquoi ce changement?
—Parce que la fidélité de mon guide commençait à me devenir suspecte.
—Maintenant, reprit le duc, fais bien attention aux questions que je vais te faire. Réponds-y avec vérité, et ne crains le ressentiment de qui que ce soit. Mais si tu biaises ou si tu tergiverses le moins du monde dans tes réponses, je te ferai suspendre par une chaîne de fer au haut du clocher de l'église du marché, et tu auras à appeler la mort long-temps avant qu'elle daigne t'écouter.
Un profond silence s'ensuivit; enfin, ayant donné au jeune homme, à ce qu'il lui parut, le temps de bien réfléchir à la situation dans laquelle il se trouvait, Charles lui demanda qui était son guide, qui le lui avait donné, et pourquoi il lui était devenu suspect.
Quentin répondit à la première question en nommant Hayraddin Maugrabin, le Bohémien; à la seconde, que ce guide lui avait été donné par Tristan l'Ermite; et pour répondre à la troisième, il raconta tout ce qui s'était passé au couvent de franciscains près de Namur; comment le Bohémien en avait été chassé; par quels motifs il s'était déterminé à le suivre, et comment il avait entendu son entretien avec un lansquenet de Guillaume de la Marck, entretien dont le but était d'arranger, un plan pour surprendre les deux dames voyageant sous sa protection.
—Et ces scélérats...? mais fais bien attention, dit le duc, que ta vie dépend de ta véracité; ces scélérats ont-ils dit qu'ils étaient autorisés par le roi, par le roi Louis de France ici présent, à tramer ce plan de surprise pour s'emparer de la personne de ces deux dames?
—Quand ces infâmes coquins l'auraient dit, répliqua Durward, je n'en aurais dû rien croire, puisque j'avais les paroles du roi lui-même à opposer aux leurs.
Le roi, qui avait écouté jusqu'alors avec la plus grande attention, ne put s'empêcher, en entendant la réponse de Durward, de respirer fortement, comme un homme dont la poitrine est soulagée tout à coup d'un poids qui l'oppressait. Le duc parut encore déconcerté et mécontent; et revenant à la charge, il demanda de nouveau à Quentin s'il n'avait pas compris, d'après la conversation de ces misérables, que le complot qu'ils tramaient avait la sanction du roi Louis.
—Je n'ai rien entendu qui pût m'autoriser à vous répondre affirmativement, répondit Quentin, qui, quoique intérieurement convaincu qu'Hayraddin n'avait agi que d'après les ordres secrets de Louis, croyait pourtant que son devoir ne lui permettait pas de faire connaître ses soupçons;—et je vous répète, ajouta-t-il, que quand même j'aurais entendu de pareils scélérats avancer une telle assertion, leur témoignage n'aurait pas eu pour moi le moindre poids auprès des instructions positives que j'avais reçues du roi lui-même.
—Tu es un fidèle messager, dit le duc avec un sourire amer; et j'ose dire qu'en obéissant si bien aux instructions du roi, tu as trompé son attente d'une manière qui aurait pu te coûter cher si les événemens subsequens n'avaient donné à ta fidélité aveugle l'apparence d'un bon office.
—Je ne vous comprends pas, monseigneur, répliqua. Durward avec fermeté. Tout ce que je sais, c'est que mon maître le roi Louis m'a donné ordre de protéger ces dames, et que j'ai agi en conséquence, tant en nous rendant à Schonwaldt, qu'au milieu des scènes cruelles qui ont eu lieu dans ce château. Les instructions du roi étaient honorables, et je les ai honorablement exécutées. S'il en avait eu à donner d'une nature différente, elles n'auraient pu convenir à un homme de mon nom et de mon pays.
—Fier comme un Écossais! s'écria Charles, qui, quoique mécontent de la réplique de Durward, n'était pas assez injuste pour lui en avoir mauvais gré. Mais dis-moi donc en vertu de quelles instructions tu as parcouru les rues de Liège, comme je l'ai appris de quelques fugitifs de Schonwaldt, à la tête de ces mutins qui assassinèrent cruellement ensuite leur prince temporel, leur père spirituel?—Peu de temps après que le meurtre fut commis, n'as-tu pas prononcé une harangue où tu t'annonçais comme un agent de Louis, pour te mettre en crédit parmi les scélérats qui venaient de se souiller de ce crime abominable?
—Monseigneur, répondit Quentin, il ne serait pas difficile de trouver assez de témoins pour prouver que je n'ai pas pris à Liège la qualité d'agent du roi Louis. C'est l'obstination du peuple qui m'y a conféré ce titre malgré moi, et tous mes efforts pour le désabuser ont été inutiles. Je l'ai dit aux serviteurs de l'évêque après avoir réussi à m'échapper de la ville. Je leur ai recommandé de veiller à la sûreté du château; et s'ils avaient fait attention à mes avis, peut-être aurait-on prévenu les calamités et les horreurs de la nuit suivante. Il est vrai, j'en conviens, que dans le moment du plus grand danger, j'ai profité de l'influence que pouvait me donner la qualité qu'on m'avait gratuitement attribuée, pour sauver la comtesse Isabelle, protéger ma propre vie, et empêcher de nouveaux massacres. Je répète, et je le soutiendrai envers et contre tous, je n'avais aucune mission du roi Louis pour Liège, et qu'enfin, lorsque je me suis servi du titre de son envoyé, qu'on m'avait conféré mal à propos et malgré moi, je n'ai fait que ramasser un bouclier pour m'en servir à me protéger, moi et les autres, dans un cas urgent, sans m'inquiéter si j'avais droit aux armoiries qu'il portait.
—Et en cela, dit Crèvecœur, incapable de garder plus long-temps le silence, mon jeune compagnon et prisonnier a agi avec autant de courage que de bon sens. Ce qu'il a fait en cette occasion ne peut avec justice s'imputer à blâme au roi Louis.
Un murmure général d'assentiment se fit entendre dans toute l'assemblée. Les oreilles du roi Louis en furent agréablement affectées, mais celles de Charles s'en trouvèrent offensées. Il lança des regards de courroux autour de lui. Ces sentimens si généralement exprimés par les plus puissans de ses vassaux et les plus sages de ses conseillers, ne l'auraient probablement pas empêché de se livrer à toute la violence de son caractère despotique, si d'Argenton, qui prévit l'orage, n'eût réussi à le détourner, en lui annonçant tout à coup l'arrivée d'un héraut envoyé par la ville de Liège.
—Un héraut envoyé par des tisserands et des cloutiers! s'écria le duc; qu'on l'admette à l'instant! De par Notre-Dame, ce héraut nous apprendra, sur les projets et les espérances de ceux qui l'emploient, quelque chose de plus que ce jeune homme d'armes franco-Écossais ne paraît avoir envie de le faire.
CHAPITRE XXXIII.
Le Héraut.
Ariel. «écoutez-les rugir!
Prospero. «Qu'on leur donne la chasse.»
SHAKSPEARE. La Tempête.
On s'empressa de faire place dans l'assemblée, car tous, ceux qui en faisaient partie n'étaient pas peu curieux de voir ce héraut que les Liégeois insurgés avaient osé envoyer à un prince aussi fier que le duc de Bourgogne, dans un moment où il était contre eux au comble de l'indignation. Il est bon de se rappeler qu'à cette époque les hérauts n'étaient envoyés que d'un prince souverain à l'autre, et seulement dans des occasions solennelles; la noblesse de second ordre n'employait que des poursuivans d'armes, officiers d'un rang inférieur. On peut aussi remarquer en passant que Louis XI, qui ne faisait cas que de ce qui lui promettait une augmentation de puissance ou quelque avantage réel, avait sur tout le plus grand mépris pour l'art héraldique et les hérauts