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Quentin Durward

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Auxerre est la boisson des rois.

—Sire comte, continua-t-il, je bois à la santé de notre bon et cher cousin, le noble duc de Bourgogne. Olivier, emplissez cette coupe d'or de vin de Reims, et offrez-la au comte, à genoux: il représente ici notre frère. Monsieur le cardinal, nous remplirons nous-mêmes votre coupe.

—La voilà pleine, Sire, jusqu'à verser, dit le cardinal avec l'air vil d'un favori parlant à un maître indulgent.

—Nous savons que Votre éminence est en état de la tenir d'une main ferme, répondit le roi. Mais quel parti épouserez-vous dans notre grande controverse? Sillery ou Auxerre? France ou Bourgogne?

—Je resterai neutre, Sire, répondit le cardinal, et je remplirai ma coupe de vin d'Auvergne.

—La neutralité est un rôle dangereux, répliqua le roi. Mais voyant que le cardinal rougissait un peu, il changea de sujet, et ajouta:—Vous préférez le vin d'Auvergne, parce qu'il est si généreux qu'il ne supporte pas l'eau. Eh bien! sire comte, vous hésitez à vider votre coupe? j'espère que vous n'y trouvez pas d'amertume nationale.

—Je voudrais, Sire, répondit le comte de Crèvecœur, que toutes les querelles nationales pussent se terminer aussi agréablement que la rivalité de nos vignobles.

—Avec le temps, sire comte, avec le temps, dit le roi; autant qu'il vous en a fallu pour boire ce Champagne; et maintenant qu'il est bu, faites-moi le plaisir de mettre cette coupe dans votre sein, et de la garder comme un gage de notre estime. C'est un présent que je ne ferais pas au premier venu. Elle a appartenu à la terreur de la France, à Henri V, roi d'Angleterre. Elle fut prise à la réduction de Rouen, quand ces insulaires furent chassés de Normandie par les armes réunies de Bourgogne et de France. Je ne puis donner un plus digne maître à cette coupe qu'un noble et vaillant Bourguignon, qui sait que ce n'est que par l'union de ces deux nations que le continent peut demeurer libre du joug de l'Angleterre.

Le comte fît la réponse que la circonstance exigeait; et Louis se livra sans contrainte à la gaieté satirique qui jetait quelquefois un éclair de lumière sur son humeur naturellement sombre. Tenant le dé dans la conversation, comme cela était naturel, il faisait des remarques toujours fines et caustiques, souvent spirituelles, mais qui semblaient rarement partir d'un bon cœur; et les anecdotes qu'il y entre-mêlait brillaient ordinairement par la gaieté plus que par la délicatesse. Mais pas un mot, pas une syllabe, pas une lettre ne trahissait la situation d'un homme qui, craignant d'être assassiné, avait dans son appartement un militaire armé d'une arquebuse chargée, pour prévenir ou anticiper ce forfait.

Le comte de Crèvecœur fit chorus avec franchise à la gaieté du roi, tandis que le prélat, d'une humeur plus flexible, éclatait de rire à chaque plaisanterie, et renchérissait sur chaque quolibet qui échappait au roi, sans être effarouché le moins du monde d'expressions qui faisaient rougir le jeune Écossais dans l'endroit où il était caché. Au bout d'une heure et demie on se leva de table, et le roi, prenant congé de ses hôtes avec courtoisie, leur fit entendre qu'il désirait être seul.

Dès qu'ils furent partis, et qu'Olivier lui-même se fut retiré, il appela Quentin, en lui disant qu'il pouvait se montrer; mais ce fut d'une voix si faible que le jeune homme put à peine croire que c'était la même qui venait d'animer la gaieté du festin par ses plaisanteries. En approchant, il vit que la physionomie du roi avait subi un pareil changement.

Le feu d'une vivacité forcée s'était éteint dans ses yeux, le sourire avait abandonné ses lèvres, et tous ses traits montraient la même fatigue que celle qu'éprouve un acteur célèbre quand il vient d'épuiser ses forces pour jouer un rôle dans lequel il voulait entraîner tous les suffrages.

—Tu n'es pas encore relevé de garde, dit Louis à Durward; mais prends quelques rafraîchissemens; cette table t'en offre les moyens. Ce n'est qu'en suite que je t'instruirai de ce qui te reste à faire, car je sais que ventre affamé n'a point d'oreilles.

Il s'assit de nouveau sur son fauteuil, s'appuya le front sur la main, et, garda le silence.


CHAPITRE XI.

La Galerie de Roland.

«Cupidon est aveugle! Hymen y voit-il mieux?
«Ou peut-être on lui met, pour abuser ses yeux,
«Des parens, des tuteurs les trompeuses lunettes,
«Qui peuvent, à travers leurs verres à facettes,
«Décupler la valeur de l'argent, des joyaux,
«Des terres, des maisons, des rentes, des lingots?
«C'est une question à discuter, je pense.»

Les Malheurs d'un mariage forcé.

LOUIS XI, quoiqu'il fût le souverain de l'Europe le plus jaloux de son pouvoir, savait pourtant se contenter d'en posséder les avantages réels; et quoiqu'il connût et qu'il exigeât quelquefois strictement tout ce qui était dû à son rang, il négligeait en général ce qui ne tenait qu'à la représentation extérieure.

Dans un prince doué de meilleures qualités, la familiarité avec laquelle il invitait des sujets à sa table, ou quelquefois même s'asseyait à la leur, l'aurait rendu populaire au plus haut degré; et même, malgré son caractère bien connu, la simplicité de ses manières lui faisait pardonner une bonne partie de ses vices par la classe de ses sujets qui n'était point immédiatement exposée à en ressentir les conséquences. Le tiers-état, qui sous le règne de ce prince habile s'était élevé à un nouveau degré d'opulence et d'importance, respectait sa personne, quoique sans l'aimer; et ce fut grâce à son appui qu'il fut en état de se maintenir contre la haine des nobles, qui l'accusaient de dégrader l'honneur de la couronne de France, et de ternir leurs brillans privilèges par ce même mépris pour l'étiquette qui plaisait aux citoyens, d'une classe moins élevée[44].

Avec une patience que beaucoup d'autres princes auraient regardée comme dégradante, peut-être même en y trouvant quelque amusement, le roi de France attendit qu'un soldat de sa garde eût satisfait un appétit des mieux aiguisés. On doit pourtant supposer que Quentin avait trop de bon sens et de prudence pour soumettre la patience d'un roi à une trop longue épreuve, et, dans le fait, il avait voulu plus d'une fois terminer son repas, sans que Louis le lui permît.

—Non, non, lui dit-il, je vois dans tes yeux qu'il te reste encore du courage. En avant, de par Dieu et saint Denis! retourne à la charge. Je te dis qu'un bon repas et une messe (et il fit le signe de la croix) ne nuisent jamais à la besogne d'un chrétien.—Bois un verre de vin, mais tiens-toi en garde contre le flacon: c'est le défaut de tes concitoyens aussi-bien que des Anglais, qui, cette folie à part, sont les meilleurs soldats du monde. Allons, lave-toi les mains promptement, n'oublie pas de dire tes grâces, et suis-moi. Durward obéit; et traversant d'autres corridors que ceux par lesquels il avait déjà passé, mais qui formaient également une sorte de labyrinthe, il se retrouva dans la galerie de Roland.

—Souviens-toi bien, lui dit le roi d'un ton d'autorité, que tu n'as jamais quitté ce poste, et que ce soit là ta réponse à ton oncle et à tes camarades. écoute, pour mieux graver cet ordre dans ta mémoire, je te donne cette chaîne d'or. (Et il lui jeta sur le bras une chaîne d'un grand prix.) Si je ne me pare pas moi-même, ceux à qui j'accorde ma confiance ont toujours le moyen de disputer de parure avec qui que ce soit. Mais quand une chaîne comme celle-ci ne suffît pas pour lier une langue indiscrète, mon compère l'Ermite a une amulette pour la gorge, qui ne manque jamais d'opérer une cure certaine. Maintenant, fais attention à ce que je vais te dire. Aucun homme, excepté Olivier et moi, ne doit entrer ici ce soir; mais il y viendra des dames, peut-être d'un bout de cette galerie, peut-être de l'autre, peut-être de tous les deux. Tu peux leur répondre, si elles te parlent; mais étant en faction, ta réponse doit être courte, et tu ne dois ni leur adresser la parole à ton tour, ni chercher à prolonger la conversation. Seulement, aie soin d'écouter ce qu'elles diront. Tes oreilles sont à mon service comme tes bras: je t'ai acheté corps et âme; par conséquent, ce que tu pourras entendre de leur entretien, tu le graveras dans ta mémoire, jusqu'à ce que tu me l'aies rapporté, après quoi tu l'oublieras. Et maintenant que j'y réfléchis, il vaudra mieux que tu passes pour un nouveau venu d'écosse, arrivé directement de ses montagnes et qui ne connaît pas encore notre langue très-chrétienne. C'est cela: de cette manière, si elles te parlent, tu ne leur répondras pas. Cela te délivrera de tout embarras, et elles n'en parleront que plus librement devant toi. Tu m'as bien compris; adieu, sois prudent, et tu as un ami.

à peine le roi avait-il parlé ainsi, qu'il disparut derrière la tapisserie, laissant Quentin libre de réfléchir sur tout ce qu'il avait vu et entendu. Le jeune Écossais se trouvait dans une de ces situations où il est plus agréable de regarder en avant qu'en arrière; car l'idée qu'il avait été placé comme un chasseur à l'affût qui guette un cerf derrière un buisson, pour ôter la vie au noble comte de Crèvecœur, n'avait rien de flatteur. à la vérité, les mesures prises par le roi en cette occasion semblaient purement défensives et de précaution, mais comment savait-il s'il ne recevrait pas bientôt des ordres pour quelque expédition offensive du même genre? Ce serait une crise fort désagréable, car il ne pouvait douter, d'après le caractère de son maître, qu'il ne fût perdu s'il refusait d'obéir, tandis que l'honneur lui disait que l'obéissance, en pareil cas, serait une honte et un crime. Il détourna ses pensées de ce sujet de réflexions, et fit usage de la sage consolation, si souvent adoptée par la jeunesse quand elle aperçoit des dangers en perspective, en songeant qu'il serait temps de réfléchir à ce qu'il devrait faire quand l'occasion s'en présenterait, et que le mal de chaque jour lui suffit[45].

Il fut d'autant plus facile à Quentin de faire usage de cette réflexion, que les derniers ordres du roi lui avaient donné lieu de s'occuper d'idées plus agréables que celles que lui inspirait sa propre situation.

La dame au luth était certainement une des dames auxquelles il devait consacrer son attention, et il se promit bien de se conformer exactement à cette partie des instructions qu'il venait de recevoir, et d'écouter avec le plus grand soin chaque mot qui sortirait de ses lèvres, afin de voir si la magie de sa conversation égalait celle de sa musique. Mais ce ne fut pas avec moins de sincérité qu'il prêta intérieurement le serment de ne rapporter au roi, de tout ce qu'il entendrait, que ce qui pourrait lui inspirer des sentimens favorables pour celle à qui il prenait tant d'intérêt.

Cependant, il n'y avait pas de danger qu'il s'endormît de nouveau à son poste. Chaque souffle d'air qui, passant à travers une fenêtre ouverte, agitait la vieille tapisserie, lui paraissait annoncer l'approche de l'objet de son attente. En un mot, il éprouvait cette inquiétude mystérieuse, cette impatience vague qui accompagnent toujours l'amour, et qui quelquefois même ne contribuent pas peu à le faire naître.

Enfin une porte s'ouvrit et cria en roulant sur ses gonds; car les portes du quinzième siècle n'exécutaient pas ce mouvement aussi silencieusement que les nôtres.

Mais hélas! ce n'était pas la porte placée à l'extrémité de la galerie où les sons du luth s'étaient fait entendre. Une femme se montra. Elle était accompagnée de deux autres, à qui elle fit signe de ne pas la suivre, et elle entra dans la galerie. à l'inégalité de sa marche, qui n'était que plus sensible dans le vaste appartement où elle s'avançait, Quentin reconnut la princesse Jeanne; et prenant l'attitude respectueuse qu'exigeait sa situation, il lui rendit les honneurs militaires quand elle passa devant lui. Elle répondit à cette politesse par une inclination gracieuse, et il eut alors l'occasion de la voir plus distinctement qu'il ne l'avait pu dans la matinée.

Les traits de cette malheureuse princesse n'étaient guère faits pour compenser les défauts de sa taille et de sa marche. Il était vrai que sa figure n'avait rien de désagréable en elle-même, quoiqu'elle fût dépourvue de beauté, et l'on remarquait une expression de douceur, de chagrin et de patience dans ses grands yeux bleus, qu'elle tenait ordinairement baissés. Mais outre que son teint était naturellement pâle, sa peau avait cette teinte jaunâtre qui annonce une mauvaise santé habituelle; et quoique ses dents fussent blanches et bien placées, elle avait les lèvres maigres et blafardes. La chevelure de la princesse était d'une nuance blonde fort singulière et tirant presque sur le bleu; et sa femme de chambre, qui regardait sans doute comme une beauté de nombreuses tresses disposées autour d'une figure sans couleurs, les multipliait tellement, qu'au lieu de remédier à ce défaut elle le rendait plus frappant, et donnait à la physionomie de sa maîtresse une expression qui ne semblait pas appartenir à une habitante de ce monde. Enfin, pour que rien ne manquât au tableau, Jeanne avait choisi une simarre de soie d'un vert pâle, qui achevait de lui donner l'air d'un fantôme ou d'un spectre.

Tandis que Quentin la suivait des yeux avec une curiosité mêlée de compassion, car chaque regard, chaque mouvement de la princesse semblait appeler ce dernier sentiment, la seconde porte s'ouvrit à l'autre extrémité de la galerie, et deux dames entrèrent dans l'appartement.

L'une d'elles était la jeune personne qui, d'après l'ordre de Louis, lui avait apporté des fruits, lors du mémorable déjeuner de Quentin à l'auberge des Fleurs-de-Lis. Investie alors de toute la mystérieuse dignité qui appartenait à la nymphe au voile et au luth, et étant au moins, à ce que pensait Durward, la noble héritière d'un riche comté, sa beauté fit sur lui dix fois plus d'impression que lorsqu'il n'avait vu en elle que la fille d'un misérable aubergiste servant un vieux bourgeois riche et fantasque. Il ne concevait pas alors quel étrange enchantement avait pu lui cacher son véritable rang. Cependant son costume était presque aussi simple que lorsqu'il l'avait vue la première fois; car elle ne portait qu'une robe de deuil sans aucun ornement; sa coiffure ne consistait qu'en un voile de crêpe rejeté en arrière, de manière à laisser son visage à découvert; et ce ne fut que parce que Quentin connaissait alors sa naissance qu'il crut trouver dans sa belle taille une élégance et dans son maintien une dignité qui ne l'avaient pas frappé auparavant, avec un air de noblesse qui rehaussait des traits réguliers, un teint brillant et des yeux pleins de feu et de vivacité.

Quand la mort aurait dû en être le châtiment, Durward n'aurait pu s'empêcher de lui rendre, ainsi qu'à sa compagne, le même tribut d'honneur qu'il venait de payer à la princesse royale. Elles le reçurent en femmes accoutumées aux témoignages de respect de leurs inférieurs, et y répondirent avec courtoisie; mais Quentin pensa (peut-être n'était-ce qu'une vision de jeunesse) que la plus jeune rougissait un peu, avait les yeux baissés, et semblait éprouver un léger embarras en lui rendant son salut militaire. Ce ne pouvait être que parce qu'elle se rappelait le téméraire étranger, habitant la tourelle voisine de la sienne à l'auberge des Fleurs-de-Lis; mais était-ce un signe de mécontentement?—question impossible à résoudre.

La compagne de la jeune princesse, vêtue comme elle fort simplement et en grand deuil, était arrivée à cet âge où les femmes tiennent le plus à la réputation d'une beauté qui commence à être sur son déclin. Il lui en restait encore assez pour montrer quel avait dû être autrefois le pouvoir de ses charmes; et il était évident, d'après ses manières, qu'elle se souvenait de ses anciennes conquêtes, et qu'elle n'avait pas tout-à-fait renoncé à de nouveaux triomphes. Elle était grande, avait l'air gracieux quoique un peu hautain, et en rendant à Quentin son salut avec un agréable sourire de condescendance, presqu'au même instant elle dit quelques mots à l'oreille de sa jeune compagne, qui se retourna vers le militaire de service, comme pour vérifier quelque remarque qui venait de lui être faite, et à laquelle elle répondit sans lever les yeux. Quentin ne put s'empêcher de soupçonner que l'observation faite à la jeune dame ne lui était pas défavorable, et il fut charmé, je ne sais pourquoi, de l'idée qu'elle n'avait pas levé les yeux sur lui pour en vérifier la justesse. Peut-être pensait-il qu'il commençait déjà à exister entre eux une sorte de sympathie mystérieuse, qui donnait de l'importance à la moindre bagatelle. Cette réflexion fut bien rapide, car la rencontre de la princesse avec les deux dames étrangères attira bientôt toute son attention. En les voyant entrer, elle s'était arrêtée pour les attendre, probablement parce qu'elle savait que la marche ne lui était pas favorable; et comme elle semblait éprouver quelque embarras en recevant ou en leur rendant leur révérence, la plus âgée des deux dames fit la sienne d'un air qui semblait annoncer qu'elle croyait faire plus d'honneur qu'elle n'en recevait.

—Je suis charmée, madame, lui dit-elle avec un sourire de condescendance et d'encouragement, qu'il nous soit enfin permis de jouir de la société d'une personne de notre sexe aussi respectable que vous le paraissez. Je dois dire que ma nièce et moi nous n'avons guère eu à nous louer jusqu'à présent de l'hospitalité du roi Louis. Ne me tirez pas la manche, ma nièce: je suis sûre que je vois dans les yeux de cette jeune dame la compassion que notre situation lui inspire. Depuis notre arrivée, belle dame, nous avons été traitées en prisonnières plutôt qu'autrement; et après nous avoir fait mille invitations de mettre notre cause et nos personnes sous la protection de la France, le roi très-chrétien ne nous a assigné d'autre résidence qu'une misérable auberge, et ensuite, dans un coin de ce château vermoulu, un appartement dont il ne nous est permis de sortir que vers le coucher du soleil, comme si nous étions des chauves-souris ou des chouettes, dont la présence au grand jour doit être regardée comme de mauvais augure.

—Je suis fâchée, répondit la princesse, plus embarrassée que jamais d'après la tournure que prenait l'entretien, que nous n'ayons pu jusqu'ici vous recevoir comme vous le méritiez. Je me flatte que votre nièce est beaucoup, plus satisfaite.

—Beaucoup, beaucoup plus que je ne puis l'exprimer, s'écria la jeune comtesse: je ne cherchais qu'une retraite sûre, et j'ai trouvé solitude et secret. Nous vivions retirées dans notre premier asile; mais notre réclusion est encore plus complète en ce château, ce qui augmente à mes yeux le prix de la protection que le roi daigne accorder à de malheureuses fugitives.

—Silence, ma nièce! dit la tante; vos propos sont inconsidérés. Parlons d'après notre conscience, puisque enfin nous sommes seules avec une personne de notre sexe. Je dis seules, car ce jeune militaire n'est qu'une belle statue, puisqu'il ne paraît pas même avoir l'usage de ses jambes: et d'ailleurs j'ai appris qu'il n'a pas davantage celui de sa langue, du moins pour faire entendre un langage civilisé. Ainsi donc, puisque cette dame seule peut nous entendre, je disais que ce que je regrette le plus au monde, c'est d'avoir entrepris ce voyage en France. Je m'attendais à une réception splendide, à des tournois, à des carrousels, à des fêtes, et nous n'avons eu que réclusion et obscurité. La première société que le roi nous ait procurée a été un Bohémien vagabond, qu'il nous a engagées à employer pour correspondre avec nos amis de Flandre. Peut-être sa politique a-t-elle conçu le projet de nous tenir enfermées ici le reste de nos jours, afin de pouvoir saisir nos domaines, lors de l'extinction de l'ancienne maison de Croye. Le duc de Bourgogne n'a pas été si cruel, car il offrait à ma nièce un mari, bien que ce fût un mauvais mari.

—J'aurais cru le voile préférable à un mauvais mari, dit la princesse trouvant à peine l'occasion de placer un mot.

—On voudrait du moins avoir la liberté du choix, répliqua la dame avec beaucoup de volubilité; Dieu sait que c'est à cause de ma nièce que je parle; car quant à moi, il y a long-temps que j'ai renoncé à l'idée de changer de condition. Je vous vois sourire, madame; mais c'est la vérité: ce n'est pourtant pas une excuse pour le roi, qui, par sa conduite et sa personne, ressemble au vieux Michaud, changeur à Gand, plutôt qu'à un successeur de Charlemagne.

—Songez, madame, dit la princesse, que vous me parlez de mon père.

—De votre père! répéta la dame bourguignonne avec l'accent de la plus grande surprise.

—De mon père, dit la princesse avec dignité; je suis Jeanne de France. Mais ne craignez rien, madame, ajouta-t-elle avec le ton de douceur qui lui était naturel; vous n'aviez pas dessein de m'offenser, et je ne m'offense pas. Disposez de mon crédit pour rendre plus supportable votre exil et celui de cette jeune personne. Hélas! ce crédit est bien faible, mais je vous l'offre de tout mon cœur.

Ce fut avec une révérence profonde et un air de soumission que la comtesse Hameline de Croye (c'était le nom de la plus âgée des deux étrangères) reçut l'offre obligeante de la protection de la princesse. Elle avait long-temps habité les cours; elle y avait acquis toutes les formules d'usage, et elle tenait fortement à ce principe adopté par les courtisans de tous les siècles, que quoiqu'ils puissent chaque jour, dans leurs conversations particulières, blâmer les vices et les folies de leurs maîtres, et se plaindre d'en être oubliés et négligés, cependant jamais un mot semblable ne doit leur échapper en présence du souverain ou de qui que ce soit de sa famille. Elle fut donc contrariée, au dernier, point de la méprise qu'elle avait commise en parlant à la fille de Louis d'une manière si contraire à toutes les règles du décorum. Elle se serait épuisée à lui faire des excuses et lui témoigner tous ses regrets, si la princesse ne l'avait interrompue et un peu tranquillisée, en lui disant avec une douceur qui, dans la bouche d'une fille de France, avait pourtant la force d'un ordre, qu'elle n'avait pas besoin d'en dire davantage par forme d'excuse ou d'explication.

La princesse Jeanne prit alors un fauteuil avec un air de dignité qui lui allait fort bien, et dit aux deux étrangères de s'asseoir à ses côtés, ce que la plus jeune fit avec une timidité respectueuse qui n'avait rien d'emprunté, tandis que sa compagne y mettait une affectation de respect et d'humilité qui aurait pu faire douter de la sincérité de ces deux sentimens. Elles s'entretinrent ensemble, mais d'un ton trop bas pour que Quentin pût entendre. Il remarqua seulement que la princesse semblait accorder une attention particulière à la plus jeune, à la plus intéressante des deux dames, et que, quoique la comtesse Hameline parlât davantage, elle produisait moins d'effet sur Jeanne par ses complimens exagérés que sa jeune compagne par ses réponses aussi courtes que modestes.

Cette conversation n'avait pas duré un quart d'heure, quand la porte de l'extrémité inférieure de la galerie s'ouvrit tout à coup, et l'on vit entrer un homme enveloppé d'un manteau. Quentin, se rappelant les injonctions du roi, et résolu de ne pas s'exposer une seconde fois au reproche de négligence, s'avança vers lui aussitôt; et se plaçant entre lui et les trois dames, il lui commanda de se retirer à l'instant.

—En vertu de quel ordre? demanda le nouveau venu d'un ton de surprise et de mépris.

—En vertu de l'ordre du roi, répondit Quentin avec fermeté; et je suis placé ici pour le faire exécuter.

—Il n'est pas applicable à Louis d'Orléans, dit le duc en laissant tomber son manteau.

Le jeune homme hésita un moment:—comment exécuter ses ordres contre le premier prince du sang, qui allait, comme le bruit en courait généralement, être incessamment allié à la propre famille du roi?

—La volonté de Votre Altesse, dit Quentin, est trop respectable pour moi pour que j'ose m'y opposer; mais j'espère que Votre Altesse, rendra témoignage que je me suis acquitté de mon devoir autant qu'elle me l'a permis.

—Allez, allez, jeune homme, répondit d'Orléans, personne ne vous blâmera; et s'avançant vers la princesse, il l'aborda avec cet air de politesse contrainte qu'il avait toujours en lui parlant.

Il avait dîné, lui dit-il, avec Dunois; et apprenant qu'il y avait compagnie dans la galerie de Roland, il avait cru pouvoir prendre la liberté de venir l'y joindre.

Une légère rougeur qui se montra sur les joues de la malheureuse Jeanne, et qui pour le moment donna à ses traits une apparence de beauté, prouva que le nouveau, venu était bien loin de lui être désagréable. Elle le présenta aux deux comtesses de Croye, qui le reçurent avec le respect dû à son rang élevé; et la princesse lui montrant une chaise, l'invita à prendre part à la conversation.

Le duc répondit galamment qu'il ne pouvait accepter une chaise en pareille compagnie; et prenant le coussin d'un fauteuil, il le mit aux pieds de la jeune comtesse de Croye, et s'y assit de manière que, sans négliger la princesse, il pouvait donner à sa belle voisine la plus grande partie de son attention.

D'abord cet arrangement parut plaire à la princesse plutôt que l'offenser. Elle sembla même encourager le duc à débiter des galanteries à la belle étrangère, et les regarder comme dictées par l'idée de lui plaire en se rendant agréable à une jeune personne qu'elle paraissait avoir sous sa protection. Mais le duc d'Orléans, quoique accoutumé à soumettre toutes ses facultés au joug de Louis quand il était en sa présence, avait l'esprit assez élevé pour suivre ses propres inclinations lorsqu'il était délivré de cette contrainte; et son rang lui permettant de négliger le cérémonial d'usage, et de prendre le ton de la familiarité, les louanges qu'il donna à la beauté de la comtesse Isabelle devinrent si énergiques, et il en fut si prodigue, peut-être parce qu'il avait bu un peu plus de vin que de coutume (car Dunois, avec qui le prince avait dîné, n'était nullement ennemi de Bacchus), qu'enfin il devint tout-à-fait passionné, et parut presque oublier la présence de la princesse.

Le ton complimenteur auquel il se livrait n'était agréable qu'à une des trois dames qui composaient le cercle; car la comtesse Hameline entrevoyait déjà dans l'avenir une alliance avec le premier prince du sang de France; et il faut convenir que la naissance, la beauté et les domaines considérables de sa nièce n'auraient pas rendu cet événement impossible aux yeux de tout faiseur de projets qui n'aurait pas fait entrer les vues de Louis XI dans le calcul des chances. La jeune comtesse Isabelle écoutait les galanteries du duc avec embarras et contrainte, et jetait de temps en temps un regard suppliant sur la princesse, comme pour la prier de venir à son secours. Mais la sensibilité blessée et la timidité naturelle de Jeanne de France la mettaient hors d'état de faire un effort pour rendre la conversation plus générale; et enfin, à l'exception de quelques interjections de civilité de la part de la comtesse Hameline, elle fut soutenue presque exclusivement par le duc lui-même, quoique aux dépens d'Isabelle, dont les charmes formaient toujours le sujet de son éloquence inépuisable. Nous ne devons pas oublier qu'il y avait là un autre témoin, la sentinelle, à laquelle personne ne faisait attention, qui voyait ses belles visions s'évanouir, comme la cire fond sous les rayons du soleil, à mesure que le duc paraissait mettre plus de chaleur dans ses discours. Enfin la comtesse Isabelle de Croye se détermina à faire un effort pour couper court à une conversation qui lui devenait d'autant plus insupportable, qu'il était évident que la conduite du duc mortifiait la princesse.

S'adressant donc à Jeanne, elle lui dit avec modestie, mais non sans fermeté, que la première faveur quelle réclamait de sa protection, était qu'elle voulût bien tâcher de convaincre le duc d'Orléans que les dames de Bourgogne, sans avoir autant d'esprit et de grâces que celles de France, n'étaient pourtant pas assez sottes pour ne goûter d'autre conversation que celles qui ne consistent qu'en complimens extravagans.

—Je suis fâché, madame, dit le duc, prenant la parole avant que la princesse eût pu répondre, que vous fassiez en même temps la satire de la beauté des dames de Bourgogne et de la véracité des chevaliers de France. Si nous sommes extravagans et prompts à exprimer notre admiration, c'est parce que nous aimons comme nous combattons, sans abandonner notre cœur à de froides délibérations; et nous nous rendons à la beauté aussi promptement que nous triomphons de la valeur.

—La beauté de nos concitoyennes, répondit la jeune comtesse avec une fierté dédaigneuse dont elle n'avait pas encore osé s'armer, méprise un tel triomphe, et la valeur de nos chevaliers est incapable de le céder.

—Je respecte votre patriotisme, comtesse, répliqua le duc, et je ne combattrai pas la dernière partie de votre argument, jusqu'à ce qu'un chevalier bourguignon se présente pour le soutenir, la lance en arrêt. Mais quant à l'injustice que vous faites aux charmes que produit votre pays, c'est à vous-même que j'en appelle. Regardez là, ajouta-t-il en lui montrant une grande glace, présent fait au roi par la république de Venise, car c'était alors un objet de luxe aussi rare qu'il était cher; regardez là, et dites-moi quel est le cœur qui pourrait résister aux charmes qu'on y voit.

La princesse, accablée par l'entier oubli que faisait d'elle celui qui devait être son époux, tomba renversée sur sa chaise, en poussant un soupir qui rappela le duc du pays des chimères, et qui engagea la comtesse Hameline à lui demander si elle était indisposée.

—J'ai éprouvé tout à coup une violente douleur à la tête, répondit la princesse; mais je sens qu'elle se passe.

Sa pâleur croissante démentait ses paroles; et la comtesse Hameline, craignant qu'elle ne s'évanouît, s'empressa d'appeler du secours.

Le duc, se mordant les lèvres et maudissant la folie qui l'empêchait de mieux surveiller sa langue, courut chercher les dames de la princesse, qui étaient dans l'appartement voisin. Elles accoururent à la hâte; et, pendant qu'elles prodiguaient à leur maîtresse les secours usités en pareils cas, il ne put se dispenser, en cavalier galant, d'aider à la soutenir et de partager les soins qu'on lui rendait. Sa voix, devenue presque tendre par suite de la compassion qu'il éprouvait et des reproches qu'il se faisait, contribua plus que toute autre chose à la rappeler à elle; et au même instant le roi entra dans la galerie.


CHAPITRE XII.

Le Politique.

«C'est un grand politique, et qui serait capable,
«En mainte occasion, d'en remontrer au diable;
«Et, soit dit sans manquer au rusé tentateur,
«Dans l'art de tenter l'homme il est passé docteur.»

Ancienne comédie.

EN entrant dans la galerie, Louis fronça ses sombres sourcils de la manière que nous avons dit lui être particulière, et jeta un regard rapide autour de lui. Ses yeux, comme Quentin raconta depuis, se rapetissèrent tellement, et devinrent si vifs et si perçans, qu'ils ressemblaient à ceux d'une vipère qu'on aperçoit à travers la touffe de bruyère sous laquelle ses replis sont cachés.

Quand ce regard, aussi rapide que pénétrant, eut fait reconnaître au roi la cause du tumulte qui régnait dans l'appartement, il s'adressa d'abord au duc d'Orléans.

—Vous ici, beau cousin! s'écria-t-il; et se tournant vers Quentin, il lui dit d'un ton sévère:—Est-ce ainsi que vous exécutez mes ordres?

—Pardonnez à ce jeune homme, Sire, dit le duc, il n'a pas négligé son devoir; mais comme j'avais appris, que la princesse était ici...

—Rien ne pouvait vous empêcher de venir lui faire votre cour, ajouta le roi dont l'hypocrisie détestable persistait à représenter le duc comme partageant une passion qui n'existait que dans le cœur de sa malheureuse fille,—Et c'est ainsi que vous débauchez les sentinelles de ma garde? Mais que ne pardonne-t-on pas à un galant chevalier qui ne vit que par amour!

Le duc d'Orléans leva la tête comme s'il eût voulu répondre de manière à relever l'opinion du roi à ce sujet; mais le respect d'instinct qu'il éprouvait pour Louis, ou plutôt la crainte dans laquelle il avait été élevé depuis son enfance, lui enchaînèrent la voix.

—Et Jeanne a été indisposée? dit le roi. Ne vous chagrinez pas, Louis, cela se passera bientôt. Donnez-lui le bras pour la reconduire dans son appartement, et j'accompagnerai ces dames jusqu'au leur.

Cet avis fut donné d'un ton qui équivalait à un ordre, et le duc sortit avec la princesse par une des extrémités de la galerie, tandis que le roi, ôtant le gant de sa main droite, conduisait galamment la comtesse Isabelle et sa parente vers leur appartement, qui était situé à l'autre. Il les salua profondément lorsqu'elles y entrèrent, resta environ une minute devant la porte quand elles eurent disparu, et la fermant alors avec beaucoup de sang-froid, il fit le double tour, ôta de la serrure une grosse clef, et la passa dans sa ceinture, ce qui lui donnait plus de ressemblance que jamais avec un vieil avare qui ne peut vivre tranquille s'il ne porte pas sur lui la clef de son coffre-fort.

D'un pas lent, d'un air pensif et les yeux baissés, Louis s'avança alors vers Durward, qui, s'attendant à supporter sa part du mécontentement du roi, ne le vit pas s'approcher sans inquiétude.

—Tu as eu tort, dit le roi en levant les yeux et les fixant sur Quentin quand il en fut à deux ou trois pas, tu as mal agi, et tu mérites la mort. Ne dis pas un mot pour te défendre. Qu'avais-tu à t'inquiéter de ducs et de princesses? devais tu considérer autre chose que mes ordres?

—Mais que pouvais-je faire, Sire? demanda le jeune soldat.

—Ce que tu pouvais faire, quand on forçait ton poste? répondit le roi d'un ton de mépris; à quoi sert donc l'arme que tu portes sur l'épaule? Tu devais en présenter le bout au présomptueux rebelle; et s'il ne se retirait pas à l'instant, l'étendre mort sur la place. Retire-toi; passe par cette porte, tu descendras par un grand escalier qui est dans le premier appartement; il te conduira dans la cour intérieure où tu trouveras Olivier le Dain; tu me l'enverras: après quoi retourne à ta caserne. Si tu fais quelque cas de la vie, songe qu'il faut que ta langue ne soit pas aussi prompte que ton bras a été lent aujourd'hui.

Charmé d'en être quitte à si bon marché, mais révolté de la froide cruauté que le roi semblait exiger de lui dans l'exécution de ses devoirs, Durward fit ce que Louis venait de lui commander, et communiqua à Olivier les ordres de son maître. L'astucieux barbier salua, soupira, sourit, souhaita le bonsoir au jeune homme d'une voix encore plus mielleuse que de coutume, et ils se séparèrent, Quentin pour retourner à sa caserne, et Olivier pour aller trouver le roi.

Il se trouve ici malheureusement une lacune dans les mémoires dont nous nous sommes principalement servis pour rédiger cette histoire véritable; car, ayant été composés en grande partie sur les renseignemens donnés par Quentin Durward, ils ne contiennent aucun détail sur l'entrevue qui eut lieu, en son absence, entre le roi et son conseiller secret. Par bonheur la bibliothèque du château de Haut-Lieu contenait un manuscrit de la Chronique scandaleuse[46]de Jean de Troyes, beaucoup plus ample que celui qui a été imprimé, et auquel ont été ajoutées plusieurs notes curieuses que nous sommes portés à regarder comme ayant été écrites par Olivier lui-même après la mort de son maître, avant qu'il eût le bonheur d'être gratifié de la hart qu'il avait si bien méritée. C'est dans cette source que nous avons puisé un compte très-circonstancié de l'entretien qu'il eut avec Louis en cette occasion, et qui jette sur la politique de ce prince un jour que nous aurions inutilement cherché ailleurs.

Lorsque le favori barbier arriva dans la galerie de Roland, il y trouva le roi assis d'un air pensif sur la chaise que sa fille venait de quitter. Connaissant parfaitement le caractère de son maître, il s'avança sans bruit, suivant sa coutume, jusqu'à ce qu'il eut trouvé la ligne du rayon visuel du roi, après quoi il recula modestement, et attendit qu'il lui fût donné l'ordre de parler et d'écouter. Le premier mot que lui adressa Louis annonçait de l'humeur.

—Eh bien! Olivier, voilà vos beaux projets qui s'évanouissent, comme la neige fond sous le vent du sud! Plaise à Notre-Dame d'Embrun qu'ils ne ressemblent pas à ces avalanches dont les paysans suisses content tant d'histoires, et qu'ils ne nous tombent pas sur la tête!

—J'ai appris avec regret que tout ne va pas bien, Sire, répondit Olivier.

—Ne va pas bien! s'écria le roi en se levant et en parcourant la galerie à grands pas; tout va mal, presque aussi mal qu'il est possible; et voilà le résultat de tes avis romanesques. était-ce à moi à m'ériger en protecteur des damoiselles éplorées? Je te dis que le Bourguignon prend les armes, et qu'il est à la veille de contracter alliance avec l'Anglais. édouard, qui n'a rien à faire maintenant dans son pays, nous fera pleuvoir des milliers d'hommes par cette malheureuse porte de Calais. Pris séparément, je pourrais les cajoler ou les défier, mais réunis, réunis!... et avec le mécontentement et la trahison de ce scélérat de Saint-Pol! C'est ta faute, Olivier: c'est toi qui m'as conseillé de recevoir ici ces deux femmes, et d'employer ce maudit Bohémien pour porter leurs messages à leurs vassaux.

—Vous connaissez mes motifs, Sire. Les domaines de la comtesse sont situés entre les frontières de la Bourgogne et celles de la Flandre. Son château est presque imprenable, et elle a de tels droits sur les domaines voisins, que s'ils étaient convenablement soutenus, ils donneraient du fil à retordre au Bourguignon. Il faudrait seulement qu'elle eût pour époux un homme bien disposé pour la France.

—C'est un appât fait pour tenter, Olivier, j'en conviens; et si nous avions pu cacher qu'elle était ici, il nous aurait été possible d'arranger un mariage de ce genre pour cette riche héritière. Mais ce maudit Bohémien! comment as-tu pu me recommander de confier à ce chien de païen une mission qui exigeait de la fidélité?

—Votre Majesté voudra bien se rappeler que c'est elle-même qui lui a accordé trop de confiance, et beaucoup plus que je ne l'aurais voulu. Il aurait porté fidèlement une lettre de la comtesse à son parent pour lui dire de tenir bon dans son château, et lui promettre de prompts secours; mais Votre Majesté a voulu mettre à l'épreuve sa science prophétique, et lui a fait connaître ainsi des secrets qui valaient la peine d'être trahis.

—J'en suis honteux, Olivier, j'en suis honteux. Et cependant on dit que ces païens descendent des sages chaldéens, qui ont appris les mystères des astres dans les plaines de Shinar.

Sachant fort bien que son maître, malgré toute sa pénétration et sa sagacité, était d'autant plus porté à se laisser tromper par les devins, les astrologues, et toute cette race d'adeptes prétendus, qu'il croyait avoir lui-même quelque connaissance dans ces sciences occultes, Olivier n'osa insister davantage sur ce point, et se contenta d'observer que le Bohémien avait été mauvais prophète en ce qui le concernait lui-même, sans quoi il se serait bien gardé de revenir à Tours pour y chercher la potence qu'il méritait.

—Il arrive souvent, répondit Louis avec beaucoup de gravité, que ceux qui sont doués de la science prophétique n'ont pas le pouvoir de prévoir les événemens qui les intéressent personnellement.

—Avec la permission de Votre Majesté, c'est comme si l'on disait qu'un homme ne peut voir son bras à la lumière d'une chandelle qu'il tient à la main, et qui lui montre tous les autres objets de l'appartement.

—La lumière qui lui montre le visage des autres ne peut lui faire apercevoir le sien, et cet exemple est ce qui prouve le mieux ce que je disais. Mais ce n'est pas ce dont il s'agit en ce moment. Le Bohémien a été payé de ses peines; que la paix soit avec lui. Mais ces deux dames? non-seulement le Bourguignon nous menace d'une guerre, parce que nous leur accordons un asile; mais leur présence ici parait même dangereuse pour mes projets à l'égard de ma propre famille. Mon cousin d'Orléans, simple qu'il est, a vu cette demoiselle, et je prédis que cette vue le rendra moins souple relativement à son mariage avec Jeanne.

—Votre Majesté peut renvoyer les comtesses de Croye au duc de Bourgogne, et acheter la paix à ce prix. Certaines gens pourront penser que c'est sacrifier l'honneur de la couronne; mais si la nécessité exige ce sacrifice...

—Si ce sacrifice devait être profitable, Olivier, je le ferais sans hésiter. Je suis un vieux saumon; j'ai acquis de l'expérience, et je ne mords point à l'hameçon du pêcheur parce qu'il est amorcé de cet appât qu'on nomme honneur. Mais ce qui est pire qu'un manque d'honneur, c'est qu'en rendant ces dames au Bourguignon nous perdrions l'espoir avantageux qui nous a déterminés à leur donner un asile. Ce serait un crève-cœur de renoncer à établir un ami de notre couronne, un ennemi du duc de Bourgogne, dans le centre même de ses domaines, si près des villes mécontentes de la Flandre. Non, Olivier, nous ne pouvons renoncer aux avantages que semble nous présenter notre projet de marier cette jeune comtesse à quelque ami de notre maison.

—Votre Majesté, dit Olivier après un moment de réflexion, pourrait accorder sa main à quelque ami digne de confiance, qui prendrait tout le blâme sur lui, et qui vous servirait secrètement, tandis que vous pourriez le désavouer en public.

—Et où trouver un tel ami? Si je la donnais à un de nos nobles mutins et intraitables, ne serait-ce pas le rendre indépendant? Et n'est-ce pas ce que ma politique a cherché à éviter depuis bien des années? Dunois, à la vérité... oui, c'est à lui, à lui seul que je pourrais me fier. Il combattrait pour la couronne de France, quelle que fut sa situation. Et cependant les richesses et les honneurs changent le caractère des hommes. Non, je ne me fierai pas même à Dunois.

—Votre Majesté peut en trouver un autre, dit Olivier d'un ton encore plus mielleux et plus insinuant que celui qu'il était habitué de prendre en conversant avec le roi, qui déjà lui accordait beaucoup de liberté:—vous pourriez lui donner un homme dépendant entièrement de vos bonnes grâces et de votre faveur, et qui ne pourrait pas plus exister sans votre appui que s'il était privé d'air et de soleil, un homme plus recommandable par la tête que par le bras; un homme...

—Un homme comme toi, n'est-ce pas? Ha! ha! ha! Non, Olivier, sûr ma foi! cette flèche est un peu trop hasardée. Quoi! parce que je t'accorde ma confiance et que, pour récompense, je te laisse de temps en temps tondre mes sujets d'un peu près, tu t'imagines pouvoir aspirer à épouser une pareille beauté, et à devenir en outre un comte de la première classe! toi! toi, dis-je, sans naissance, sans éducation, dont la prudence est une sorte d'astuce, dont le courage est plus que douteux?

—Votre Majesté m'impute une présomption dont je ne suis pas coupable, Sire.

—J'en suis charmé, et puisque tu désavoues un rêve si absurde, j'en ai meilleure opinion de ton jugement; cependant il me semble que tes propos te conduisaient à toucher cette corde. Mais pour en revenir à ce que je disais, je n'ose la renvoyer en Bourgogne; je n'ose marier cette belle comtesse à aucun de mes sujets; je n'ose la faire passer ni en Angleterre ni en Allemagne, parce qu'il est vraisemblable qu'elle y deviendrait la proie d'un homme qui serait plus porté à s'unir à la Bourgogne qu'à la France; qui serait plus disposé à réduire les honnêtes mécontens de Gand et de Liège, qu'à leur accorder une force suffisante pour donner à la valeur de Charles-le-Téméraire assez d'occupation sans l'obliger de sortir de ses domaines. Ils étaient si mûrs pour une insurrection! Les Liégeois surtout! Bien échauffés et bien appuyés, ils tailleraient seuls de la besogne à mon beau cousin pour plus d'un an. Que serait-ce, soutenus par un belliqueux comte de Croye?... Non, Olivier, ton plan offre trop d'avantages pour y renoncer sans faire quelques efforts; fouille dans ton cerveau fertile; ne peux-tu rien imaginer?

Après un assez long silence, Olivier répondit enfin:—Ne serait-il pas possible de faire réussir un mariage entre Isabelle de Croye et le jeune Adolphe, duc de Gueldres?

—Quoi! s'écria le roi d'un air de surprise, la sacrifier, une créature si aimable, à un furieux, à un misérable qui a déposé, emprisonné et menacé plusieurs fois d'assassiner son propre père? Non, Olivier, non! ce serait une cruauté trop atroce, même pour vous ou pour moi qui marchons d'un pas ferme vers notre excellent but, la paix et le bonheur de la France, sans nous inquiéter beaucoup des moyens qui peuvent y conduire. D'ailleurs le duc est à trop de distance de nous; il est détesté des habitans de Gand et de Liège. Non, non! je ne veux pas de ton Adolphe de Gueldres; pense à quelque autre mari pour la comtesse.

—Mon imagination est épuisée, Sire; elle ne m'offre personne qui, comme mari d'Isabelle de Croye, me semble en état de répondre aux vues de Votre Majesté. Il faut qu'il réunisse tant de qualités différentes! Ami de Votre Majesté; ennemi de la Bourgogne; assez politique pour se concilier les Gantois et les Liégeois; assez brave pour défendre ses petits domaines contre la puissance du duc Charles; de noble naissance, car Votre Majesté insiste sur ce point; et, par-dessus le marché, d'un caractère vertueux et excellent!

—Je n'ai pas appuyé sur le caractère, Olivier, c'est-à-dire pas si fortement; mais il me semble qu'il ne faut pas que l'époux d'Isabelle de Croye soit aussi publiquement, aussi généralement détesté qu'Adolphe de Gueldres. Par exemple, puisqu'il faut que je cherche moi-même quelqu'un, pourquoi pas Guillaume de la Marck?

—Sur ma foi, Sire, je ne puis me plaindre que vous exigiez une trop grande perfection morale dans l'heureux époux de la jeune comtesse, si le Sanglier des Ardennes vous paraît pouvoir lui convenir. De la Marck! il est notoire que c'est le plus grand brigand, le plus féroce meurtrier de toutes nos frontières; il a été excommunié par le pape à cause de mille crimes.

—Nous obtiendrons son absolution, ami Olivier: l'église est miséricordieuse.

—C'est presque un proscrit; il a été mis au ban de l'Empire par la diète de Ratisbonne.

—Nous ferons révoquer cette sentence, ami Olivier: la diète entendra raison.

—Et en admettant qu'il soit de noble naissance, il a les manières, le visage, les airs et le cœur d'un boucher flamand; jamais elle n'en voudra.

—Si je ne me trompe pas, Olivier, sa manière de faire la cour rendra difficile de le refuser.

—J'avais en vérité grand tort, Sire, quand j'accusais Votre Majesté d'avoir trop de scrupules. Sur mon âme, les crimes d'Adolphe sont des vertus auprès de ceux de Guillaume de la Marck; et comment se rencontrera-t-il avec sa future épouse? Votre Majesté sait qu'il n'ose se montrer hors de sa forêt des Ardennes.

—C'est à quoi il s'agit de songer. D'abord il faut informer ces deux dames en particulier qu'elles ne peuvent rester plus long-temps en cette cour sans occasionner une rupture entre la France et la Bourgogne, et que, ne voulant pas les remettre entre les mains de notre beau cousin, nous désirons qu'elles quittent secrètement nos domaines.

—Elles demanderont à être envoyées en Angleterre, et nous les en verrons revenir avec un lord de cette île, à figure ronde, à longs cheveux bruns, suivi de trois mille archers.

—Non! non! nous n'oserions, vous me comprenez, offenser notre beau cousin de Bourgogne au point de leur permettre de passer en Angleterre: ce serait une cause de guerre aussi certaine que si nous les gardions ici. Non! non! ce n'est qu'aux soins de l'église que je puis confier la jeune comtesse. Tout ce que je puis faire, c'est de fermer les yeux sur le départ des comtesses Hameline et Isabelle, déguisées et suivies d'une petite escorte, pour aller se réfugier chez l'évêque de Liège, qui placera pour quelque temps la belle comtesse sous la sauvegarde d'un couvent.

—Et si ce couvent peut lui servir d'abri contre Guillaume de la Marck, quand il connaîtra les intentions favorables de Votre Majesté, je me trompe fort sur son compte.

—Il est vrai que, grâce au secours d'argent que je lui fournis en secret, de la Marck a rassemblé autour de lui une jolie troupe de soldats aussi peu scrupuleux que bandits le furent jamais; et par leur aide il parvient à se maintenir dans ses bois de manière à se rendre formidable, tant au duc de Bourgogne qu'à l'évêque de Liège. Il ne lui manque que quelque territoire dont il puisse se dire le maître; et trouvant une si belle occasion d'en acquérir par un mariage, je crois, Pâques-Dieu! qu'il saura la saisir sans que j'aie besoin de l'en presser bien fortement. Le duc de Bourgogne aura alors dans le flanc une épine qu'aucun chirurgien ne pourra en extirper de notre temps. Quand le Sanglier des Ardennes, déjà proscrit par Charles, se trouvera fortifié par la possession des terres, châteaux et seigneurie de cette belle dame; quand peut-être les Liégeois mécontens se décideront à le prendre pour chef et pour capitaine, que le duc alors pense à faire la guerre à la France quand il le voudra, ou plutôt qu'il bénisse son étoile si la France ne la lui déclare pas. Eh bien! comment trouves-tu ce plan, Olivier?

—Admirable, Sire! sauf la sentence qui adjuge cette pauvre dame au Sanglier des Ardennes. Par la sainte Vierge, s'il était un peu plus galant, Tristan l'Ermite, le grand prévôt, lui conviendrait mieux.

—Et tout à l'heure tu proposais maître Olivier le barbier. Mais l'ami Olivier et le compère Tristan, quoique excellens pour le conseil et l'exécution, ne sont pas de l'étoffe dont on fait des comtes. Ne sais-tu pas que les bourgeois de Flandre estiment la naissance dans les autres, précisément parce qu'ils n'ont pas eux-mêmes cet avantage. Des plébéiens insurgés désirent toujours un chef pris dans l'aristocratie. Voyez en Angleterre: Ked, ou Cade[47] (comment l'appelez-vous?) cherchait à rallier toute la canaille autour de lui en se prétendant issu du sang des Mortimers. Le sang des princes de Nassau coule dans les veines de Guillaume de la Marck. Maintenant songeons aux affaires. Il faut que je détermine les comtesses de Croye à partir secrètement et promptement avec une escorte sûre. Cela sera facile. Il n'est besoin que de leur donner à entendre qu'elles n'ont pas d'autre alternative à choisir, si elles ne veulent pas être livrées au Bourguignon. Il faut que tu trouves le moyen d'informer Guillaume de la Marck de leurs mouvemens, et ce sera à lui à choisir le temps et le lieu convenables pour se faire épouser. J'ai fait choix de quelqu'un pour les accompagner.

—Puis-je demander à Votre Majesté à qui elle a dessein de confier une mission si importante?

—à un étranger, bien certainement; à un homme qui n'a en France ni parentage, ni intérêts qui puissent intervenir dans l'exécution de mes ordres, et qui connaît trop peu le pays et les diverses factions, pour soupçonner de mes intentions plus que je n'ai dessein de lui en apprendre. En un mot, j'ai dessein de charger de cette mission le jeune Écossais qui vient de t'avertir de te rendre ici.

Olivier garda le silence quelques instans, d'un air qui semblait annoncer quelque doute sur la prudence d'un tel choix.

—Votre Majesté, dit-il enfin, n'est pas dans l'usage d'accorder si promptement sa confiance à un étranger.

—J'ai mes raisons, répondit le roi. Tu connais ma dévotion pour le bienheureux saint Julien,—et il fit le signe de la croix en prononçant ces paroles.—Je lui avais dit mes Oraisons l'avant-dernière nuit, et je l'avais humblement supplié d'augmenter ma maison de quelques-uns de ces braves étrangers qui courent le monde, et si nécessaires pour établir dans tout notre royaume une soumission sans bornes à nos volontés; faisant vœu, en retour, de les accueillir, de les protéger et de les récompenser en son nom.

—Et saint Julien, dit Olivier, a-t-il envoyé à Votre Majesté ces deux longues jambes d'écosse, en réponse à vos prières?

Quoique le barbier connût la faiblesse du roi, qu'il sût que son maître avait autant de superstition qu'il avait lui-même peu de religion, que rien n'était plus facile que de l'offenser sur un pareil sujet, et qu'en conséquence il eût eu grand soin de faire cette question du ton le plus simple et le moins ironique, Louis n'en sentit pas moins le sarcasme, et il lança sur Olivier un regard de courroux.

—Maraud! s'écria-t-il, on a raison, de t'appeler Olivier-le-Diable, toi qui oses te jouer ainsi de ton maître et des bienheureux saints. Je te dis que, si tu m'étais moins nécessaire, je te ferais pendre au vieux chêne en face du château, pour servir d'exemple à ceux qui se raillent des choses saintes. Apprends, misérable infidèle, que je n'eus pas plus tôt les yeux fermés, que le bienheureux saint Julien m'apparut, tenant par la main un jeune homme qu'il me présenta en me disant que son destin était d'échapper au fer, à l'eau et à la corde; qu'il porterait bonheur au parti qu'il embrasserait, et qu'il réussirait dans ce qu'il entreprendrait. Je sortis le lendemain matin, et je rencontrai ce jeune Écossais. Dans son pays, il avait échappé au fer au milieu du massacre de toute sa famille; et ici, dans l'espace d'un seul jour, un double miracle l'a sauvé de l'eau et de la corde. Déjà, dans une occasion particulière, comme je te l'ai donné à entendre, il m'a rendu un service important. Je le reçois donc comme m'étant envoyé par saint Julien, pour me servir dans les entreprises les plus difficiles, les plus périlleuses, et même les plus désespérées.

En finissant de parler, le roi ôta son chapeau, et ayant choisi parmi les petites figures de plomb qui en garnissaient le tour celle qui représentait saint Julien, il plaça son chapeau sur une table, en tournant de son côté l'image du saint, et s'agenouillant devant elle, comme il le faisait souvent quand il était agité par la crainte ou l'espérance, ou peut-être tourmenté par les remords, il murmura à demi-voix, avec un air de profonde dévotion: Sancte Juliane, adsis precibus nostris, ora, ora pro nobis[48].

C'était un de ces accès de piété superstitieuse dont Louis était pris dans des circonstances si extraordinaires qu'elles auraient pu faire passer un des monarques les plus remplis de sagacité qui aient jamais régné, pour un homme privé de raison, ou du moins dont l'esprit était troublé par le remords de quelque grand crime.

Tandis qu'il était ainsi occupé, son favori le regardait avec une expression de sarcasme et de mépris qu'il cherchait à peine à cacher. Une des particularités de cet homme était que, dans toutes ses relations avec son maître, il se dépouillait de cette affectation mielleuse d'humilité qui distinguait sa conduite envers les autres; et s'il conservait encore alors quelque ressemblance avec le chat, c'était lorsque cet animal est sur ses gardes, vigilant, animé, prêt à bondir au premier besoin. La cause de ce changement venait sans doute de ce qu'Olivier savait parfaitement que Louis était trop profondément hypocrite lui-même pour ne pas voir à travers l'hypocrisie des autres.

—Les traits de ce jeune homme, s'il m'est permis de parler, dit Olivier, sont donc semblables à ceux de l'inconnu que vous avez vu en songe?

—Très-ressemblans, on ne peut davantage, répondit le roi, qui, comme la plupart des gens superstitieux, souffrait souvent que son imagination lui en imposât. D'ailleurs, j'ai fait tirer son horoscope par Galeotti Martivalle, et j'ai appris positivement, autant par son art que par mes propres observations, que, sous bien des rapports, la destinée de ce jeune homme sans amis est soumise aux mêmes constellations que la mienne.

Quoi que Olivier pût penser des motifs que le roi assignait si hardiment à la préférence qu'il accordait à un jeune homme sans expérience, il n'osa pas faire d'autres objections, sachant bien que Louis, qui pendant son exil avait étudié avec grand soin la prétendue science de l'astrologie, ne serait pas d'humeur à écouter aucune raillerie tendant à rabaisser ses connaissances. Il se borna donc à répondre qu'il espérait que le jeune homme remplirait fidèlement une tâche si délicate.

—Nous prendrons des mesures pour qu'il ne puisse le faire autrement, dit Louis. Tout ce qu'il saura, c'est qu'il est chargé d'escorter les deux comtesses jusqu'à la résidence de l'évêque de Liège. Il ne sera pas plus instruit qu'elles ne le seront elles-mêmes de l'intervention probable de Guillaume de la Marck. Personne ne connaîtra ce secret que le guide; il faut donc que Tristan ou toi vous nous en trouviez un convenable à nos projets.

—Mais en ce cas, répliqua Olivier, et à en juger d'après son air et son pays, il est probable que ce jeune homme sautera sur ses armes dès qu'il verra le Sanglier des Ardennes attaquer ces dames, et il est possible qu'il ne se tire pas d'affaire aussi heureusement qu'il s'en est tiré ce matin.

—S'il périt, dit Louis avec sang-froid, le bienheureux saint Julien m'en enverra un autre en sa place. Que le messager soit tué quand il a rempli sa mission, ou que le flacon soit brisé quand le vin est bu, c'est la même chose. Mais il faut accélérer le départ de ces dames, et persuader ensuite au comte de Crèvecœur qu'il a eu lieu sans notre connivence, attendu que nous désirions les remettre en la garde de notre beau cousin, ce que leur fuite soudaine nous a empêché de faire.

—Le comte peut-être est trop clairvoyant, et son maître trop prévenu contre Votre Majesté, pour qu'ils puissent le croire.

—Sainte Mère de Dieu! Quelle incrédulité ce serait pour des chrétiens! Mais il faudra qu'ils nous croient, Olivier. Nous mettrons dans toute notre conduite envers notre beau cousin de Bourgogne une confiance si entière et si illimitée, que pour ne pas croire à notre sincérité à son égard, sous tous les rapports, il faudrait qu'il fût pire qu'un infidèle. Je te dis que je suis si convaincu que je puis donner à Charles de Bourgogne telle opinion de moi que je le voudrai, que s'il le fallait, pour dissiper tous ses doutes, j'irais sans armes, monté sur un palefroi, le visiter sous sa tente, sans autre garde que toi seul, l'ami Olivier.

—Et moi, Sire, quoique je ne me pique pas de manier l'acier sous aucune autre forme que celle d'un rasoir, je chargerais un bataillon de Suisses armés de hallebardes, plutôt que d'accompagner Votre Majesté dans une semblable visite d'amitié rendue à Charles de Bourgogne, quand il a tant de motifs pour être bien assuré que le cœur de Votre Majesté nourrit de l'inimitié contre lui.

—Tu es un fou, Olivier, avec toutes tes prétentions à la sagesse; et tu ne sais pas qu'une politique profonde doit quelquefois prendre le masque d'une extrême simplicité, de même que le courage se cache parfois sous l'apparence d'une timidité modeste. Si les circonstances l'exigeaient, je ferais bien certainement ce que je viens de te dire; les saints bénissant nos projets, et les constellations célestes amenant dans leur cours une conjonction favorable à cette entreprise.

Ce fut en ces termes que Louis XI donna la première idée de la résolution extraordinaire qu'il exécuta par la suite, dans l'espoir de duper son rival, et qui faillit le perdre lui-même.

En quittant son conseiller, le roi se rendit dans l'appartement des comtesses de Croye. Il n'eut pas besoin de faire de grands efforts pour les persuader de quitter la cour de France, dès qu'il leur eut fait entendre qu'il serait possible qu'elles n'y trouvassent pas une protection assurée contre le duc de Bourgogne: sa simple permission aurait suffi; mais il ne lui fut pas si facile de les déterminer à prendre Liège pour le lieu de leur retraite. Elles lui demandèrent et le supplièrent de les envoyer en Bretagne ou à Calais, où, sous la protection du duc de Bretagne ou du roi d'Angleterre, elles pourraient rester en sûreté jusqu'à ce que le duc de Bourgogne se montrât moins rigoureux à leur égard. Mais aucun de ces lieux de sûreté ne convenait aux plans de Louis, et il réussit enfin à leur faire adopter celui qui favorisait l'exécution de ses projets.

On ne pouvait mettre en doute le pouvoir qu'avait l'évêque de Liège de les défendre, puisque sa dignité d'ecclésiastique lui donnait les moyens de les protéger contre tous les princes chrétiens, et que, d'une autre part, ses forces comme prince séculier, si elles n'étaient pas considérables, suffisaient au moins pour défendre sa personne et ceux qu'il prenait sous sa protection, contre toute violence soudaine. La difficulté était de parvenir sans risque jusqu'à la petite cour de l'évêque; mais Louis promit d'y pourvoir en faisant répandre le bruit que les dames de Croye s'étaient échappées de Tours pendant la nuit, de crainte d'être livrées entre les mains de l'envoyé bourguignon, et qu'elles avaient pris la fuite vers la Bretagne. Il leur promit aussi de leur donner une petite escorte sur la fidélité de laquelle elles pourraient compter, et des lettres pour enjoindre aux commandans des villes et forteresses par où elles devaient passer, de leur donner, par tous les moyens possibles, assistance et protection pendant leur voyage.

Les dames de Croye, quoique intérieurement mécontentes de la manière discourtoise et peu généreuse dont Louis les privait de l'asile qu'il leur avait promis à sa cour, furent si loin de faire la moindre objection à ce départ précipité, qu'elles allèrent au-devant de ses désirs en le priant de les autoriser à partir cette nuit même. La comtesse Hameline était déjà lasse d'une cour où il n'y avait ni fêtes pour y briller, ni courtisans pour l'admirer; et la comtesse Isabelle pensait qu'elle en avait vu assez pour conclure que si la tentation devenait un peu plus forte, Louis XI, peu content de les renvoyer de sa cour, ne se ferait pas un scrupule de la livrer à son suzerain irrité, le duc de Bourgogne. Leur résolution satisfît d'autant plus le roi, qu'il désirait maintenir la paix avec le duc Charles, et qu'il craignait que la présence d'Isabelle ne devînt un obstacle à l'exécution de son plan favori de donner la main de sa fille Jeanne à son cousin d'Orléans.


CHAPITRE XIII.

L'Astrologue.

«Vous me parlez de rois, quelle comparaison!
«Je suis au-dessus d'eux, puisque je suis un SAGE.
«Sur tous les élémens je règne sans partage,
«Ou du moins on le croit, et sur cette croyance
«J'assieds les fondemens de ma toute-puissance.»

Albumazar.

SANS cesse de nouvelles occupations et de nouvelles aventures semblaient survenir à notre jeune Écossais, comme se succèdent les flots rapides d'un torrent; car il ne tarda pas à être mandé dans l'appartement de son capitaine lord Crawford, où, à son grand étonnement, il trouva encore le roi. Les premières paroles du monarque, au sujet de la preuve de confiance dont il allait l'honorer, lui firent craindre qu'il ne fut encore question d'une embuscade semblable à celle où il avait été placé contre le comte de Crèvecœur, ou peut-être de quelque expédition encore moins de son goût. Il fut non-seulement bien rassuré, mais ravi, en apprenant que le roi le choisissait pour mettre sous ses ordres trois hommes et un guide avec lesquels il devait escorter les dames de Croye jusqu'à la cour de leur parent, l'évêque de Liège, de la manière la plus sûre, la plus commode, et en même temps la plus secrète possible. Louis lui remit des informations par écrit sur les endroits où il devait faire halte, et qui étaient en général des villages et des couvens situés à quelque distance des villes; son itinéraire indiquait aussi les précautions qu'il devait prendre, surtout en approchant des frontières de la Bourgogne. Enfin il reçut des instructions sur ce qu'il devait faire pour jouer le rôle de maître d'hôtel de deux dames anglaises de distinction. Il lui était recommandé de donner à croire que ces nobles insulaires venaient de faire un pèlerinage à Saint-Martin de Tours, et allaient en faire un autre dans la sainte ville de Cologne, dans l'intention d'honorer les reliques des trois mages, ces sages monarques venus de l'Orient pour adorer Jésus-Christ dans la crèche.

Sans trop pouvoir se rendre compte des motifs de son émotion, Quentin sentit son cœur bondir de joie à la seule pensée qu'il allait s'approcher de si près de la beauté de la tourelle, et s'en approcher à un titre qui lui donnait droit d'obtenir une partie au moins de sa confiance, puisque c'était à sa conduite et à son courage qu'allait être remis en grande partie le soin de la protéger. Il ne doutait nullement qu'il ne réussît à la conduire heureusement au terme de son voyage: la jeunesse pense rarement aux périls; et Durward surtout, ayant respiré dès son enfance l'air de la liberté, intrépide et plein de confiance en lui-même, n'y pensait que pour les défier.

Il lui tardait d'être débarrassé de la contrainte que lui imposait la présence du roi, afin de se livrer librement à sa joie secrète. Cette joie allait jusqu'à des transports qu'il était forcé de réprimer en pareille compagnie; mais Louis n'avait pas encore fini avec lui. Ce monarque soupçonneux avait à consulter un conseiller d'une trempe toute différente de celle d'Olivier-le-Diable, et qu'on regardait comme tirant sa science des astres et des intelligences supérieures; de même qu'on croyait en général que les conseils d'Olivier, à en juger par les fruits, lui étaient inspirés par le diable même.

Louis ordonna donc à l'impatient Quentin de le suivre, et il le conduisit dans une tour séparée du château du Plessis, où était installé avec assez d'aisance et de splendeur le célèbre astrologue, poète et philosophe Galeotti Marti, ou Martius, ou Martivalle[49], né à Narni, en Italie, auteur du fameux Traité De vulgo incognitis[50], et l'objet de l'admiration de son siècle et des éloges de Paul Jove. Il avait long-temps fleuri à la cour de Mathias Corvin, roi de Hongrie; mais Louis l'avait en quelque sorte leurré pour l'attirer à la sienne, jaloux que le monarque hongrois profitât des conseils et de la société d'un sage qui était initié à l'art de lire dans les décrets du ciel.

Martivalle n'était pas un de ces pâles ascétiques professeurs des sciences mystiques, dont les traits se flétrissent, et dont les yeux s'usent en veillant la nuit sur leurs creusets, et qui se macèrent le corps à force d'examiner l'ourse polaire. Il se livrait à tous les plaisirs du monde, et avant d'être devenu trop corpulent, il avait excellé dans la science des armes et dans tous les exercices militaires et gymnastiques; de sorte que Janus Pannonius a laissé une épigramme, en vers latins, sur une lutte qui eut lieu entre Galeotti et un champion renommé dans cet art, lutte dans laquelle l'astrologue fut complètement victorieux[51].

Les appartemens de ce sage belliqueux et courtisan étaient beaucoup plus somptueusement meublés qu'aucun de ceux que Quentin avait encore vus dans le palais du roi. Les boiseries ornées et sculptées de sa bibliothèque et la magnificence des tapisseries montraient le goût élégant du savant Italien. De sa bibliothèque une porte conduisait dans sa chambre à coucher, une autre à une tourelle qui lui servait d'observatoire. Une grande table en chêne, placée au milieu de l'appartement, était couverte d'un beau tapis de Turquie, dépouilles prises dans la tente d'un pacha après la grande bataille de Jaiza, où l'astrologue avait combattu à côté de Mathias Corvin, ce vaillant champion de la chrétienté. Sur cette table on voyait un grand nombre d'instrumens de mathématiques et d'astrologie, tous aussi précieux par la main-d'œuvre que par la matière. L'astrolabe d'argent du sage était un présent de l'empereur d'Allemagne, et son bâton de Jacob en ébène, incrusté en or, était une marque d'estime du pape alors régnant[52].

Divers objets étaient rangés sur cette table, ou suspendus le long des murs; entre autres deux armures complètes, l'une en mailles, l'autre en acier, et qui toutes deux, par leur grandeur, semblaient désigner pour leur maître Galeotti Martivalle, dont la taille était presque gigantesque; une épée espagnole, une claymore d'écosse, un cimeterre turc, des arcs, des carquois et d'autres armes de guerre: on remarquait aussi des instrumens de musique de plusieurs sortes, un crucifix d'argent, un vase sépulcral antique, plusieurs de ces petits pénates de bronze, objets du culte du paganisme, et beaucoup d'autres choses curieuses qu'il serait difficile de décrire, et dont plusieurs, d'après les opinions superstitieuses de ce siècle, semblaient devoir servir à l'art magique.

La bibliothèque de cet homme étrange offrait un mélange non moins varié. On y trouvait d'anciens manuscrits d'auteurs classiques, mêlés avec les ouvrages volumineux des théologiens chrétiens, et ceux des sages laborieux qui professaient les sciences chimiques, qui prétendaient découvrir à leurs élèves les secrets les plus mystérieux de la nature, par le moyen de la philosophie hermétique. Quelques-uns étaient écrits en caractères orientaux; d'autres cachaient leur sens ou leur absurdité sous le voile de caractères hiéroglyphiques ou cabalistiques.

Tout l'appartement et les divers meubles offraient aux yeux un tableau calculé pour faire une impression dont l'effet sur l'imagination était encore augmenté par l'air et, les manières de l'astrologue. Assis dans un grand fauteuil, il examinait avec curiosité un spécimen de l'art tout nouvellement inventé de l'imprimerie, qui sortait de la presse de Francfort.

Galeotti Martivalle était un homme de grande taille, et qui, malgré son embonpoint, avait un air de dignité. Il avait passé l'âge moyen de la vie, et l'habitude de l'exercice qu'il avait contractée dans sa jeunesse, et à laquelle il n'avait pas encore totalement renoncé, n'avait pu réprimer une tendance naturelle à la corpulence, augmentée par une vie sédentaire consacrée à l'étude, et son goût pour les plaisirs de la table. Quoiqu'il eût de gros traits, il avait l'air noble et majestueux, et un santon aurait pu être jaloux de la longue barbe noire qui descendait sur sa poitrine. Il portait une robe de chambre du plus beau velours de Gênes, à manches larges, garnie d'agrafes en or, bordée d'hermine, et serrée sur sa taille par une ceinture de parchemin vierge, sur lequel étaient représentés, en cramoisi, les douze signes du zodiaque. Il se leva et salua le roi, mais avec les manières d'un homme à qui la présence d'un personnage d'un rang si élevé n'en imposait pas, et qui ne paraissait pas devoir compromettre la dignité qu'affectait alors quiconque se consacrait à l'étude des sciences.

—Vous êtes occupé, mon père, lui dit le roi; et, à ce qu'il me semble, c'est de cette nouvelle manière de multiplier les manuscrits par le moyen d'une machine. Comment des choses si mécaniques, si terrestres, peuvent-elles intéresser les pensées d'un homme devant qui le firmament déroule ses volumes célestes?

—Mon frère, répondit Martivalle, car c'est ainsi que l'habitant de cette cellule doit appeler le roi de France, quand il daigne venir le visiter comme un disciple,—croyez qu'en réfléchissant sur les conséquences de cette invention, j'y lis avec autant de certitude que dans aucune combinaison des corps célestes, l'augure des changemens les plus étonnans et les plus prodigieux. Quand je songe avec quel cours lent et limité le fleuve de la science nous a jusqu'à présent apporté ses eaux, combien de difficultés éprouvent à s'en procurer ceux qui en sont le plus altérés; combien elles sont négligées par ceux qui ne pensent qu'à leurs aises; combien elles sont exposées à être détournées ou à se tarir, par suite des invasions de la barbarie; puis-je envisager sans être émerveillé les destins qui attendent les générations futures sur lesquelles les connaissances descendront, comme la première et la seconde pluie, sans interruption et sans diminution, fertilisant certaines contrées, en inondant quelques autres; changeant toutes les formes de la vie sociale; établissant et renversant des religions, érigeant et détruisant des royaumes...

—Un instant, Galeotti! s'écria Louis; tous ces changemens arriveront-ils de notre temps?

—Non, mon frère, répondit Martivalle; cette invention peut se comparer à un jeune arbre qui vient d'être planté, mais qui produira, dans les générations suivantes, un fruit aussi fatal, mais aussi précieux que celui du jardin d'éden, c'est-à-dire la connaissance du bien et du mal.

—Que l'avenir songe à ce qui le concerne, dit Louis après une pause d'un instant; nous vivons dans le siècle présent, et c'est à ce siècle que nous réserverons nos soins. Chaque jour a bien assez du mal qu'il apporte. Dites-moi, avez-vous terminé l'horoscope que je vous ai chargé de tirer, et dont vous m'avez déjà dit quelque chose? j'ai amené ici la partie intéressée, afin que vous puissiez employer à son égard la chiromancie ou telle autre science qu'il vous plaira. L'affaire est pressante.

Le sage se leva; et s'approchant du jeune soldat, il fixa sur lui ses grands yeux noirs, pleins de vivacité, comme s'il eût été occupé intérieurement à analyser tous les traits et linéamens de sa physionomie. Rougissant et confus d'être l'objet d'un examen si sérieux de la part d'un homme dont l'aspect était si vénérable et si imposant, Quentin baissa les yeux, et ne les releva que pour obéir à l'ordre que lui en donna l'astrologue d'une voix retentissante.

—Ne sois pas effrayé; lève les yeux, et avance ta main.

Lorsque Martivalle eut examiné la main droite de Durward, suivant toutes les formes des arts mystiques qu'il cultivait, il tira le roi à l'écart, et le conduisit à quelque pas.

—Mon frère royal, lui dit-il, la physionomie de ce jeune homme, et les lignes imprimées sur sa main, confirment d'une manière merveilleuse le rapport que je vous ai fait, d'après son horoscope, vos progrès dans notre art sublime vous ont permis d'en porter, vous-même un jugement semblable. Tout annonce que ce jeune homme sera brave et heureux.

—Et fidèle? dit le roi; car la fidélité n'est pas toujours compagne inséparable de la bravoure et du bonheur.

—Et fidèle, répondit l'astrologue; car il a dans l'œil et dans le regard une fermeté mâle, et sa linea vitæ est droite et profondément tracée, ce qui prouve qu'il sera fidèlement et loyalement attaché à ceux qui lui feront du bien ou qui lui accorderont leur confiance; et cependant...

—Et cependant? répéta le roi. Eh bien! père Galeotti, pourquoi ne continuez-vous pas?

—Les oreilles des rois ressemblent au palais de ces malades délicats qui ne peuvent supporter l'amertume des médicamens nécessaires à leur guérison.

—Mes oreilles et mon palais ne connaissent pas une telle délicatesse. Je puis entendre tout bon conseil, et avaler tout médicament salutaire: je ne m'inquiète ni de la rudesse de l'un, ni de l'amertume de l'autre. Je n'ai pas été un enfant gâté à force d'indulgence: ma jeunesse s'est passée dans l'exil et dans les souffrances. Mes oreilles sont accoutumées à entendre sans offense tous les conseils, quelques durs qu'ils puissent être.

—Je vous dirai donc clairement, Sire, que s'il se trouve dans la mission que vous projetez quelque chose... quelque chose qui... qui, en un mot, puisse effaroucher une conscience timorée, vous ne devez pas la confier à ce jeune homme, du moins, jusqu'à ce que quelques années passées à votre service l'aient rendu aussi peu scrupuleux que les autres.

—Est-ce là tout ce que vous hésitiez à dire, mon bon Galeotti? et aviez-vous quelque crainte de m'offenser en parlant ainsi? Je sais que vous sentez parfaitement qu'on ne peut toujours être dirigé dans le chemin de la politique royale comme on doit l'être invariablement dans celui de la vie privée, par les maximes abstraites de la religion et de la morale. Pourquoi, nous autres princes de la terre, fondons-nous des églises et des monastères, entreprenons-nous des pèlerinages, nous imposons-nous des pénitences, et faisons-nous des actes de dévotion dont les autres hommes peuvent se dispenser, si ce n'est que le bien public et l'intérêt de nos royaumes nous forcent à des mesures qui peuvent charger notre conscience comme chrétiens? Mais le ciel est miséricordieux; l'église a un fonds inépuisable de mérites, et l'intercession de Notre-Dame d'Embrun et des bienheureux saints est continuelle et toute-puissante.

à ces mots, il ôta son chapeau, le mit sur la table, et s'agenouillant devant les images de plomb qui l'entouraient, il dit:—Sancte Huberte, sancte Juliane, sancte Martine, sancta Rosalia, sancti quotquot adestis, orate pro me peccatore[53]! Il se frappa la poitrine en se relevant, remit son chapeau sur sa tête, et se tournant vers l'astrologue;—Soyez assuré, mon bon père, lui dit-il, que s'il se trouve dans la mission que nous avons en vue quelque chose de la nature de ce que vous venez de nous donner à entendre, l'exécution n'en sera pas confiée à ce jeune homme, et qu'il ne sera pas même instruit de cette partie de nos projets.

—Vous agirez sagement en cela, mon frère royal. On peut aussi appréhender quelque chose de l'impétuosité de ce jeune homme, défaut inhérent à tous ceux dont le tempérament est sanguin. Mais, d'après toutes les règles de l'art, cette chance ne peut entrer en balance avec les autres qualités découvertes par son horoscope et autrement.

—Minuit sera-t-il une heure favorable pour commencer un voyage dangereux? Tenez, voici vos éphémérides. Vous voyez la position de la lune à l'égard de Saturne, et l'ascendant de Jupiter. Il me semble, avec toute soumission à vos connaissances supérieures, que c'est un augure de succès pour celui qui fait partir une expédition à cette heure.

—Oui, répondit l'astrologue après un moment de réflexion; cette conjonction promet le succès à celui qui fait partir l'expédition; mais je pense que Saturne étant en combustion, elle menace de dangers et d'infortunes ceux qui partent; d'où je conclus que le voyage peut être dangereux et même fatal pour ceux qui l'entreprendront à une telle heure. Cette conjonction défavorable présage des actes de violence et une captivité.

—Violence et captivité à l'égard de ceux qui partent, dit le roi, mais succès pour celui qui fait partir. N'est-ce pas là ce que vous nous dites, mon docte père?

—Précisément, répondit Martivalle.

Louis ne répliqua rien à cette prédiction, que l'astrologue avait probablement hasardée parce qu'il voyait que l'objet sur lequel il était consulté couvrait quelque projet dangereux. Il ne laissa même pas entrevoir jusqu'à quel point elle s'accordait avec ses vues, qui, comme le lecteur le sait, étaient de livrer la comtesse Isabelle de Croye entre les mains de Guillaume de la Marck, chef distingué par son caractère turbulent et par sa bravoure féroce.

Le roi tira alors un papier de sa poche; et avant de le remettre à Martivalle, il lui dit d'un ton qui ressemblait à une apologie:—Savant Galeotti, ne soyez pas surpris que, possédant en vous un oracle, un trésor, une science supérieure à celles que possède aucun être vivant de nos jours sans même en excepter le grand Nostradamus[54], je désire fréquemment profiter de vos connaissances, dans mes doutes et dans ces difficultés par lesquelles est assiégé tout prince forcé de combattre dans ses domaines des rebelles audacieux, et au dehors des ennemis puissans et invétérés.

—Sire, répondit le philosophe, lorsque vous m'avez invité à quitter la cour de Bude pour celle du Plessis, je l'ai fait avec la résolution de mettre à la disposition de mon protecteur royal tout ce que mon art peut faire pour lui être utile.

—C'en est assez, mon bon Martivalle, dit le roi: maintenant faites donc attention à cette question. Alors il déplia le papier qu'il tenait à la main, et lut ce qui suit:—Un homme engagé dans une contestation importante, qui paraît devoir être décidée, soit par les lois, soit par la force des armes, désire chercher à arranger cette affaire par le moyen d'une entrevue personnelle avec son antagoniste. Il demande quel jour sera propice pour l'exécution de ce projet; quel pourra être le succès de cette négociation; et si son adversaire répondra à cette preuve de confiance par la reconnaissance et la franchise, ou abusera des avantages dont une telle entrevue peut lui donner l'occasion de profiter?

—C'est une question importante, répondit Martivalle quand le roi eut fini sa lecture. Elle exige que je trace un planétaire, et que j'y consacre de sérieuses et profondes réflexions.

—Faites-le, mon bon père, mon maître ès-sciences, reprit le roi; et vous verrez ce que c'est que d'obliger un roi de France. Nous avons résolu, si les constellations le permettent, et nos faibles connaissances nous portent à penser qu'elles approuvent notre projet, de hasarder quelque chose en notre propre personne, pour arrêter ces guerres antichrétiennes.

—Puissent les saints favoriser les pieuses intentions de Votre Majesté, répondit l'astrologue, et veiller sur votre personne sacrée!

—Je vous remercie, docte père, dit Louis: en attendant, voici quelque chose pour augmenter votre précieuse bibliothèque.

En même temps, il glissa sous un des volumes une petite bourse d'or; car, économe jusque dans ses superstitions, il croyait avoir suffisamment acheté les services de l'astrologue par la pension qu'il lui avait accordée, et pensait avoir le droit d'employer ses talens à un prix très-modéré, même dans les occasions les plus importantes.

Louis, pour nous servir du langage du barreau, ayant ainsi payé les honoraires de son avocat consultant, se tourna vers Durward:—Suis-moi, lui dit-il, mon brave Écossais, suis moi comme un homme choisi par le destin et par un monarque pour accomplir une aventure importante. Aie soin que tout soit prêt pour que tu puisses mettre le pied sur l'étrier à l'instant même où la cloche de Saint-Martin sonnera minuit. Une minute plus tôt ou une minute plus tard, tu perdrais l'aspect favorable des constellations qui sourient à ton expédition.

à ces mots, le roi sortît, suivi de son jeune garde, et ils ne furent pas plus tôt partis, que l'astrologue se livra à des sentimens tout différens de ceux qui avaient paru l'animer en présence du monarque.

—Le misérable avare! s'écria-t-il en pressant la bourse dans sa main; car, ne mettant pas de bornes à ses dépenses, Galeotti avait toujours besoin d'argent.—Le vil et sordide imbécile! la femme du maître d'un bâtiment m'en donnerait davantage pour savoir si son mari fera une heureuse traversée. Lui! acquérir quelque teinture des belles-lettres! oui, quand le renard glapissant et le loup hurlant deviendront musiciens. Lui! lire dans le glorieux blason du firmament! oui, quand la taupe aveugle aura les yeux du lynx. Post tot promissa! Après m'avoir prodigué tant de promesses pour me tirer de la cour du magnifique Mathias, où le Hun et le Turc, le chrétien et l'infidèle, le czar de Moscovie et le kan des Tartares, disputaient à qui me comblerait de plus de présens! Pense-t-il que je sois homme, à rester dans ce vieux château, comme un bouvreuil en cage, prêt à chanter dès qu'il lui plaît de siffler? Non, sur ma foi! Aut inveniam viam, aut faciam. Je découvrirai ou j'imaginerai un expédient. Le cardinal de La Balue est politique et libéral; il verra la question que le roi vient de me soumettre, et ce sera la faute de Son éminence si les astres ne parlent pas comme il souhaite.

Il reprit le présent dédaigné, et le pesa de nouveau dans sa main.—Il est possible, dit-il, qu'il se trouve au fond de cette misérable bourse quelque perle ou quelque joyau de prix: j'ai entendu dire qu'il peut être généreux jusqu'à la prodigalité quand son caprice le veut ou que son intérêt l'exige.

Il vida la bourse sur la table, et n'y trouva ni plus ni moins que dix pièces d'or, ce qui excita son indignation au plus haut degré.

—Pense-t-il que, pour ce misérable salaire, je le ferai jouir des fruits de cette science céleste que j'ai étudiée avec l'abbé arménien d'Istrahoff, qui n'avait pas vu le soleil depuis quarante ans; avec le Grec Dubravius, qu'on dit avoir ressuscité des morts, et avoir même visité le scheik Eba-Ali dans sa grotte des déserts de la Thébaïde? Non, de par le ciel! celui qui méprise la science périra par son ignorance. Dix pièces d'or! je rougirais presque d'offrir cette somme à Toinette pour s'acheter un corset.

Tout en parlant ainsi, le sage indigné n'en mit pas moins cet or méprisé dans une grande poche qu'il portait à sa ceinture, et que Toinette et les autres personnes qui l'aidaient dans ses dépenses extravagantes savaient ordinairement vider plus promptement que notre astrologue, avec toute sa science, ne trouvait le moyen de la remplir.


CHAPITRE XIV.

Le Voyage.

«France, je te revois, pays chéri des cieux,
«Qu'ornèrent à l'envi les arts et la nature;
«Aux faciles travaux de tes enfans joyeux,
«Ton sein reconnaissant répond avec usure.
«De tes jeunes beautés j'aime les noirs cheveux,
«Leur sourire enchanteur, leurs regards pleins de grâces!
«Hélas! pour toi le sort eut aussi ses rigueurs;
«Ce n'est pas de nos jours que datent les disgrâces,
«Mais tu sais supporter noblement tes malheurs[55]

Anonyme.

EVITANT d'entrer en conversation avec qui que ce fut, car tel était l'ordre qu'il avait reçu, Durward alla se couvrir sans retard d'une cuirasse excellente, mais sans ornemens; prit des brassards et des cuissards, et mit sur sa tête un bon casque d'acier sans visière; il revêtit aussi un bon surtout en peau de chamois, brodé sur toutes les coutures, et qui pouvait convenir à un officier supérieur servant dans une noble maison.

Ces armes et ces vêtemens lui furent apportés dans son appartement par Olivier, qui, avec son air tranquille et son sourire insinuant, l'informa que son oncle avait reçu ordre de monter la garde, pour qu'il ne pût faire aucune question sur la cause de tous ces mouvemens mystérieux.

—On fera vos excuses à votre parent, lui dit Olivier en souriant encore; et, mon cher fils, quand vous serez de retour sain et sauf, après avoir exécuté une mission si agréable, je ne doute pas que vous ne soyez trouvé digne d'une promotion qui vous dispensera de répondre de vos actions à qui que ce soit. Oui, nous vous verrons alors commander vous-même des gens qui auront au contraire à vous rendre compte.

C'était ainsi que s'exprimait Olivier-le-Diable, tout en calculant probablement dans son esprit les chances qui pouvaient faire croire que le pauvre jeune homme, dont il serrait cordialement la main, devait nécessairement trouver la mort ou la captivité dans sa mission.

Quelques minutes avant minuit, Quentin, conformément à ses instructions, se rendit dans la seconde cour, et s'arrêta près de la tour du Dauphin, qui, comme nos lecteurs le savent, avait été assignée pour la résidence temporaire des comtesses de Croye. Il trouva à ce rendez-vous les hommes et les chevaux de l'escorte, deux mules déjà chargées de bagage, trois palefrois destinés aux deux comtesses et à une fidèle femme de chambre; enfin, pour lui-même, un superbe cheval de guerre, dont la selle garnie en acier brillait aux blancs rayons de la lune. Pas un mot de reconnaissance ne fut prononcé d'aucun côté. Les hommes étaient immobiles sur leurs selles, comme s'ils eussent été des statues, et Quentin, à la lueur imparfaite de l'astre de la nuit, vit avec plaisir qu'ils étaient bien armés et qu'ils avaient en main de longues lances. Ils n'étaient que trois; mais l'un d'eux dit tous bas à Quentin, avec un accent gascon fortement prononcé, que leur guide devait les joindre au-delà de Tours.

Pendant tout ce temps, des lumières brillaient dans la tour, d'une fenêtre à l'autre, comme si les dames s'empressaient de faire leurs préparatifs de départ. Enfin une petite porte qui conduisait dans la cour s'ouvrit, et trois femmes en sortirent, accompagnées d'un homme enveloppé d'un manteau. Elles montèrent en silence sur les palefrois qui leur avaient été préparés; et l'homme qui les accompagnait, marchant devant elles, donna le mot de passe et fit les signaux nécessaires aux gardes vigilans devant lesquels elles eurent à passer successivement. Elles arrivèrent enfin à la dernière de ces barrières formidables; là, l'homme qui leur avait servi de guide jusqu'alors s'arrêta, et dit tout bas quelques mots aux deux comtesses, avec un air d'empressement officieux.

—Que le ciel vous protège! Sire, répondit une voix qui fit tressaillir le cœur de Durward, et qu'il vous pardonne si vous avez des vues plus intéressées que vos paroles ne l'expriment! Me trouver sous la protection du bon évêque de Liège est à présent tout ce que je désire.

L'homme à qui elle parlait ainsi murmura une réponse qu'on ne put entendre, et rentra dans le château, tandis que Quentin, à la clarté de la lune, reconnaissait en lui le roi lui-même, que son désir d'être bien sûr du départ des deux dames avait sans doute déterminé à l'honorer de sa présence, de crainte qu'il n'y eût quelque hésitation de leur part, ou que les gardes du château ne fissent quelques difficultés imprévues.

Tant que la cavalcade fut dans les environs du château, il fallut qu'elle marchât avec beaucoup de précaution pour éviter les trappes, les pièges et embûches placés de distance en distance. Mais le Gascon semblait avoir un fil pour se guider dans ce labyrinthe fatal aux étrangers. Après un quart d'heure de marche, ils se trouvèrent au-delà des limites de Plessis-le-Parc, et non loin de la ville de Tours.

La lune, qui venait de se dégager entièrement des nuages qu'elle n'avait fait jusqu'alors que percer de temps en temps, jetait un océan de lumière sur un paysage des plus magnifiques. La superbe Loire roulait ses eaux majestueuses à travers la plus riche plaine de France, entre des rives ornées de tours et de terrasses, de vignobles, et de plantations de mûriers. L'ancienne capitale de la Touraine élevait dans les airs les tours qui défendaient ses portes et ses remparts blanchis par les rayons de la lune, tandis que, dans l'enceinte qu'ils formaient, on apercevait le faîte de cet immense édifice que la dévotion du saint évêque Perpétue avait fait construire dès le cinquième siècle, et auquel le zèle de Charlemagne et de ses successeurs avait ajouté des ornemens d'architecture en assez grand nombre pour en faire l'église la plus belle de toute la France. Les tours de l'église de Saint-Gratien étaient également visibles, ainsi que le château sombre et formidable qui autrefois, dit-on, fut la résidence de l'empereur Valentinien.

Quoique les circonstances dans lesquelles se trouvait Quentin Durward fussent de nature à occuper toutes ses pensées, il ne put contempler qu'avec enchantement une scène que la nature et l'art semblaient avoir enrichie à l'envi de tous leurs ornemens. Son admiration s'accroissait encore par la comparaison avec ses montagnes natales, dont les sites les plus imposans ont toujours un aspect d'aridité. Il fut tiré de sa contemplation par la voix de la comtesse Hameline, montée aux moins à une octave plus haut que les sons flûtés qu'elle avait fait entendre en disant adieu au roi. Elle demandait à parler au chef de la petite escorte. Quentin, pressant son cheval, se présenta respectueusement aux deux dames en cette qualité, après quoi la comtesse Hameline lui fit subir l'interrogatoire suivant:

—Quel est votre nom? quelle est votre qualité?

Durward la satisfit sur ces deux points.

—Connaissez-vous parfaitement la route?

—Il ne pouvait, répondit-il, assurer qu'il la connût très-bien, mais il avait reçu des instructions détaillées, et, à la première halte, il devait trouver un guide en état, sous tous les rapports, de diriger leur marche ultérieure. En attendant, un cavalier qui venait de les joindre, et qui complétait l'escorte, leur en servirait.

—Et pourquoi vous a-t-on choisi pour un pareil service? on m'a dit que vous êtes le même jeune homme qui était hier de garde dans la galerie où nous avons trouvé la princesse de France. Vous paraissez bien jeune, bien peu expérimenté pour être chargé d'une telle mission. D'ailleurs vous n'êtes pas Français, car vous parlez notre langue avec un accent étranger.

—Mon devoir est d'exécuter les ordres du roi, madame, et non d'en discuter les motifs.

—Êtes-vous de naissance noble?

—Je puis l'affirmer en sûreté de conscience, madame.

—Et n'est-ce pas vous, lui demanda la comtesse Isabelle avec un air de timidité, que j'ai vu avec le roi à l'auberge des Fleurs-de-Lis?

Baissant la voix, peut-être parce qu'il éprouvait le même sentiment de timidité, Quentin répondit affirmativement.

—En ce cas, belle tante, dit-elle à la comtesse Hameline, je crois que nous n'avons rien à craindre, étant sous la sauvegarde de monsieur; il n'a pas l'air d'un homme à qui l'on aurait pu confier prudemment l'exécution d'un plan de trahison et de cruauté contre deux femmes sans défense.

—Sur mon honneur, madame, s'écria Durward, sur la gloire de ma maison et sur les cendres de mes ancêtres, je ne voudrais pas, pour la France et l'écosse réunies, être coupable de trahison et de cruauté envers vous.

—Vous parlez bien, jeune homme! dit la comtesse Hameline; mais nous sommes accoutumées aux beaux discours du roi Louis et de ses agens. C'est ainsi qu'il nous a déterminées à chercher un refuge en France, quand nous aurions pu, avec moins de danger qu'aujourd'hui, en trouver un chez l'évêque de Liège, nous mettre sous la protection de Wenceslas d'Allemagne, ou sous celle d'édouard d'Angleterre. Et à quoi ont abouti les promesses du roi? À nous cacher indignement, honteusement, comme des marchandises prohibées, sous des noms plébéiens, dans une misérable hôtellerie, tandis que tu sais, Marton, ajouta-t-elle en se tournant vers la femme de chambre, que nous n'avons jamais fait notre toilette que sous un dais et sur une estrade à trois marches; et là, nous étions obligées de nous habiller sur le plancher d'une chambre, comme si nous eussions été deux laitières.

Marton convint que sa maîtresse disait une triste vérité.

—Je voudrais que nous n'eussions pas eu d'autres sujets de plaintes, dit Isabelle; je me serais bien volontiers passée de tout appareil de grandeur.

—Mais non pas de société, ma nièce, cela est impossible.

—Je me serais passée de tout, ma chère tante, répondit-elle d'une voix qui alla jusqu'au cœur de son jeune conducteur; oui, de tout, pourvu que j'eusse trouvé une retraite sûre et honorable. Je ne désire pas, Dieu sait que je n'ai jamais désiré occasionner une guerre entre la France et la Bourgogne, ma patrie. Je serais bien fâchée que ma cause coûtât la vie à un seul homme. Je ne demandais que la permission de me retirer au couvent de Marmoutiers, ou dans quelque saint monastère.

—Vous parlez en véritable folle, belle nièce, et non en fille de mon noble frère. Il est heureux qu'il existe encore quelqu'un qui conserve quelque chose de la fierté de la noble maison de Croye. Comment distinguerait-on, une femme bien née d'une laitière brûlée par le soleil, si ce n'est parce qu'on rompt des lances pour l'une, et qu'on casse des branches de coudrier pour l'autre? Je vous dis que, lorsque j'étais dans la fleur de la jeunesse, à peine plus âgée que vous ne l'êtes aujourd'hui, on soutint en mon honneur la fameuse passe d'armes d'Haflinghem. Les tenans étaient au nombre de quatre, et celui des assaillans alla jusqu'à douze. Cette joute coûta la vie à deux chevaliers, et il y eut une épine du dos, une épaule, trois jambes et deux bras cassés, sans parler d'un si grand nombre de blessures dans les chairs, et de contusions, que les hérauts d'armes ne purent les compter. C'est ainsi que les dames de notre maison ont toujours été honorées. Ah! si vous aviez la moitié autant de cœur que vos nobles ancêtres, vous trouveriez le moyen, dans quelque cour où l'amour des dames et la renommée des armes sont encore en honneur, de faire donner un tournois dont votre main serait le prix, comme celle de votre bisaïeule, de bienheureuse mémoire, fut celui de la fameuse joute d'armes de Strasbourg; vous vous assureriez ainsi la meilleure lance de l'Europe pour soutenir les droits de la maison de Croye contre l'oppression du duc de Bourgogne et la politique de la France.

—Mais, belle tante, ma vieille nourrice m'a dit que, quoique le rhingrave fût la meilleure lance de la fameuse joute de Strasbourg, et qu'il eût obtenu ainsi la main de ma respectable bisaïeule, de bienheureuse mémoire, ce mariage ne fut pourtant pas très-heureux, attendu qu'il avait coutume de la gronder souvent, et quelquefois même de la battre.

—Et pourquoi non? s'écria la comtesse Hameline dans son enthousiasme romanesque pour la chevalerie; pourquoi ces bras victorieux, accoutumés à frapper de taille et d'estoc en rase campagne, seraient-ils sans énergie dans leur château? J'aimerais mille fois mieux être battue deux fois par jour par un noble chevalier dont le bras serait aussi redoutable aux autres qu'à moi-même, que d'avoir pour époux un lâche qui n'oserait lever la main sur sa femme ni sur personne.

—Je vous souhaiterais beaucoup de plaisir avec un époux si turbulent, belle tante, et je ne vous l'envierais pas; car s'il est vrai qu'on puisse supporter l'idée de quelque membre rompu dans un tournoi, il n'en est pas de même dans le salon d'une dame.

—Mais on peut épouser un chevalier de renom, sans que la conséquence nécessaire soit d'être battue, quoiqu'il soit vrai que notre ancêtre de glorieuse mémoire, le rhingrave Gottfried, eût le caractère un peu brusque, et aimât un peu trop le vin du Rhin. Un chevalier parfait est un agneau avec les dames, et un lion au milieu des lances. Il y avait Thibault de Montigny, que la paix soit avec lui! c'était l'homme le plus doux qu'on pût voir, et jamais il ne fut assez discourtois pour lever la main contre son épouse, de sorte que, par Notre-Dame, lui qui battait tous les ennemis en champ clos, il se laissait battre chez lui par une belle ennemie. Eh bien! ce fut sa faute. Il était un des tenans à la passe d'armes d'Haflinghem, et il s'y conduisit si bien, que, si tel eût été le bon plaisir du ciel et celui de votre aïeul, il aurait pu y avoir une dame de Montigny qui aurait répondu plus convenablement à sa douceur.

La comtesse Isabelle, qui avait quelque raison pour craindre cette fameuse passe d'armes d'Haflinghem, attendu que c'était un sujet sur lequel sa tante était toujours fort prolixe, laissa tomber la conversation; et Quentin, avec la politesse d'un jeune homme bien élevé, craignant que sa présence ne les gênât dans leur entretien, piqua en avant, et alla joindre le guide, comme pour lui faire quelques questions relativement à la route.

Cependant les deux dames continuèrent leur route en silence, ou s'entretinrent de choses qui ne méritent pas d'être rapportées. Le jour commença enfin à paraître; et, comme elles avaient été à cheval plusieurs heures, Durward, craignant qu'elles ne fussent fatiguées, devint impatient d'arriver à la première halte.

—Je vous la montrerai dans une demi-heure, lui répondit le guide.

—Et alors vous nous laisserez aux soins d'un autre guide? demanda Quentin.

—Comme vous le dites. Mes voyages sont toujours courts et en droite ligne. Quand vous et beaucoup d'autres, monsieur l'archer, vous décrivez une courbe en forme d'arc, moi je suis toujours la corde.

La lune avait quitté l'horizon depuis long-temps, mais la lumière de l'aurore commençait à briller du côté de l'orient, et se répercutait sur le cristal d'un petit lac dont les voyageurs suivaient les bords depuis quelques instans. Ce lac était situé au milieu d'une grande plaine où l'on voyait des arbres isolés, quelques bouquets d'arbustes et quelques buissons, mais assez découverte pour qu'on pût déjà apercevoir les objets distinctement. Quentin jeta alors les yeux sur l'individu près duquel il se trouvait, et sous l'ombre d'un grand chapeau rabattu à larges bords, qui ressemblait au sombrero d'un paysan espagnol, il reconnut les traits facétieux de ce même Petit-André dont les doigts, peu de temps auparavant, de concert avec ceux de son lugubre confrère Trois-Échelles, avaient déployé tant d'activité autour de son cou.

L'exécuteur des hautes-œuvres étant regardé en écosse avec une horreur presque superstitieuse, Quentin, cédant à un mouvement d'aversion qui n'était pas sans quelque mélange de crainte, et que le souvenir de l'aventure dans laquelle il avait couru de si grands risques ne tendait pas à diminuer, tourna vers la droite la tête de son cheval, et le pressant en même temps de l'éperon, lui fit faire une demi-volte qui le mit à sept ou huit pieds de son odieux compagnon.

—Ho! ho! ho! s'écria Petit-André; par Notre-Dame de la Grève, notre jeune soldat ne nous a pas oublié. Eh bien! camarade, vous ne m'en voulez pas, j'espère? Dans ce pays il faut que chacun gagne son pain. Personne n'a à rougir d'avoir passé par mes mains; car j'attache un fruit vivant à un arbre aussi proprement que qui que ce puisse être; et, par-dessus le marché, Dieu m'a fait la grâce de faire de moi un gaillard des plus joyeux! Ah! ah! ah! ah! je pourrais vous citer de si bonnes plaisanteries de ma façon, faites entre le bas et le haut de l'échelle, que j'étais obligé de précipiter ma besogne, de peur que mes patiens ne mourussent de rire, ce qui aurait été une honte pour mon métier.

En finissant ces mots, il tira de côté là bride de son cheval, pour regagner la distance que l'Écossais avait mise entre eux, et lui dit en même temps:—Allons, monsieur l'archer, point de bouderie entre nous; car, pour moi, je fais toujours mon devoir sans rancune et avec gaieté, et je n'aime jamais mieux un homme que lorsque je lui mets mon cordon autour du cou, pour en faire un chevalier de l'ordre de Saint-Patibularius, comme le chapelain du grand prévôt, le digne père Vaconeldiablo, a coutume d'appeler le saint patron de la prévôterie.

—Retire-toi, misérable, dit Quentin à l'exécuteur des sentences de la loi, en voyant qu'il cherchait à se rapprocher de lui; retire-toi, ou je serai tenté de t'apprendre l'intervalle qui sépare un homme d'honneur du plus vil rebut de la société.

—Là! là! dit Petit-André; comme vous êtes vif! Si vous aviez dit un honnête homme, il pourrait y avoir quelque chose de vrai là-dedans; mais quant aux hommes d'honneur, j'ai tous les jours à travailler avec eux d'aussi près que j'ai été sur le point de le faire avec votre personne. Mais que la paix soit avec vous, et restez tout seul, si bon vous semble. Je vous aurais donné un flacon de vin d'Auvergne pour noyer le souvenir de toute rancune; mais, puisque vous méprisez ma politesse, boudez tant qu'il vous plaira. Je n'ai jamais de querelle avec mes pratiques, avec mes petits danseurs, mes compagnons de jeu, mes chers camarades, comme Jacques le boucher appelle ses moutons; en un mot, avec ceux qui, comme Votre Seigneurie, portent en grosses lettres écrit sur le front C. O. R. D. E.[56]. Non non: qu'ils me traitent comme ils le voudront, ils ne m'en trouveront pas moins prêt, au moment convenable, à leur rendre service; et vous verrez vous-même, quand vous retomberez entre mes mains, que Petit-André sait ce que c'est que de pardonner une injure.

Après avoir ainsi parlé, et résumé le tout en jetant sur Quentin un regard ironique, il fit entendre cette interjection par laquelle on cherche à exciter un cheval trop lent, prit l'autre côté du chemin, et laissa Durward digérer ses sarcasmes aussi-bien que pouvait le lui permettre son orgueil Écossais.

Quentin éprouva une forte tentation de lui briser le bois de sa lance sur les côtes, mais il réprima son courroux en songeant qu'une querelle avec un tel homme ne serait honorable en aucun temps ni en aucun lieu, et qu'en cette occasion ce serait un oubli de ses devoirs qui pourrait avoir les plus dangereuses conséquences. Il ne répondit donc plus rien aux railleries malavisées de Petit-André, et se contenta de faire des vœux bien sincères pour qu'elles ne fussent point arrivées jusqu'aux oreilles des dames qu'il escortait, sur l'esprit desquelles elles ne pourraient produire une impression avantageuse en faveur d'un jeune homme exposé à de tels sarcasmes.

Il n'eut pas long-temps le loisir de se livrer à ces réflexions, car elles furent interrompues par des cris perçans que poussèrent les deux dames en même temps.

—Regardez! regardez derrière nous! pour l'amour du ciel! veillez sur nous et sur vous-même; on nous poursuit.

Quentin se retourna à la hâte, et vit qu'effectivement deux cavaliers armés semblaient les poursuivre; et ils couraient assez bon train pour les joindre bientôt.—Ce ne peut être, dit-il, que quelques hommes de la garde du grand prévôt qui font leur ronde dans la forêt. Regarde, ajouta-t-il en s'adressant à Petit-André, et vois si tu les reconnais.

Petit-André obéit: et après avoir fait sa reconnaissance, il lui répondit en se tournant sur sa selle d'un air goguenard:—Ces cavaliers ne sont ni vos camarades ni les miens, ils ne sont ni de la garde du roi ni de la garde prévôtale: car il me semble qu'ils portent des casques dont la visière est fermée, et des hausse-cols. Au diable soient ces hausse-cols! c'est la pièce de toute l'armure qui me déplaît davantage; J'ai quelquefois perdu une heure avant de pouvoir venir à bout de les détacher.

—Nobles dames, dit Durward sans faire attention à ce que disait Petit-André, marchez en avant, pas assez vite pour faire croire que vous fuyez, mais assez pour profiter de l'obstacle que je vais tâcher de mettre à la marche de ces deux cavaliers qui nous suivent.

La comtesse Isabelle jeta un coup d'œil sur Quentin, dit quelques mots à l'oreille de sa tante, qui adressa la parole à Quentin en ces termes:

—Nous vous avons donné notre confiance, monsieur l'archer, et nous préférons courir le risque de tout ce qui pourra nous arriver en votre compagnie, plutôt que d'aller en avant avec cet homme, dont la physionomie ne nous paraît pas de bon augure.

—Comme il vous plaira, mesdames, répondit le jeune Écossais; après tout, ils ne sont que deux; et quoiqu'ils soient chevaliers, à ce que leurs armes paraissent annoncer, ils apprendront, s'ils ont quelque mauvais dessein, comment un Écossais peut remplir son devoir, en présence et pour la défense de personnes comme vous. Lequel de vous, continua-t-il en s'adressant aux trois hommes qu'il commandait, veut être mon compagnon pour rompre une lance avec ces deux, cavaliers?

Deux de ses hommes d'armes parurent manquer de résolution; mais le troisième, Bertrand Guyot, jura que, cape de Diou! fussent-ils chevaliers de la table ronde du roi Arthur, il se mesurerait avec eux pour l'honneur de la Gascogne.

Pendant qu'il parlait ainsi, les deux chevaliers, car ils ne paraissaient pas être d'un moindre rang, arrivèrent à l'arrière garde de la petite troupe, composée de Quentin et du brave Gascon, tous deux couverts d'une excellente armure d'acier bien poli, mais sans aucune devise qui pût les faire distinguer.

L'un d'eux, en s'approchant, cria à Quentin:—Retirez-vous, sire écuyer: nous venons vous relever d'un poste au-dessus de votre rang et de votre condition. Vous ferez bien de laisser ces dames sous nos soins, elles s'en trouveront mieux que des vôtres; car avec vous elles ne sont guère que captives.

—Pour répondre à votre demande, monsieur, répliqua Durward, je vous dirai d'abord que je m'acquitte d'un devoir qui m'a été imposé par mon souverain actuel; et ensuite, que, quelque indigne que j'en puisse être, ces dames désirent rester sous ma protection.

—Comment, drôle, s'écria un des deux champions, oseras-tu, toi, mendiant vagabond, opposer résistance à deux chevaliers?

—Résistance est le mot propre, répondit Quentin: car je prétends résister à votre attaque insolente et injuste; et s'il existe entre nous quelque différence de rang, ce que je suis encore à apprendre, votre conduite discourtoise la fait disparaître. Tirez donc vos épées, ou, si vous vous voulez vous servir de la lance, prenez du champ.

Les deux chevaliers firent volte-face, et retournèrent à la distance d'environ deux cents pas, Quentin, jetant un regard sur les deux comtesses, se pencha sur sa selle, comme pour leur demander de le favoriser de leurs vœux; et tandis qu'elles agitaient leurs mouchoirs en signe d'encouragement, les deux autres champions étaient arrivés à la distance nécessaire pour charger.

Recommandant au Gascon de se conduire en brave, Durward mit son coursier au galop, et les quatre cavaliers se rencontrèrent au milieu du terrain qui les séparait. Le choc fut fatal au pauvre Gascon; car son adversaire ayant dirigé son arme contre son visage, qui n'était pas défendu par une visière, sa lance lui entra dans l'œil, pénétra dans le crâne, et le renversa mort sur la place.

D'une autre part, Quentin qui avait le même désavantage, et que son ennemi attaqua de la même manière, fit un mouvement si à propos sur sa selle, que la lance de son ennemi passa sur son épaule droite, en lui effleurant légèrement la joue, tandis que la sienne frappant son antagoniste sur la poitrine, le renversa par terre. Quentin sauta à bas de cheval, pour détacher le casque de son adversaire; mais l'autre chevalier, qui, soit dit en passant, n'avait pas encore parlé, voyant la mésaventure de son compagnon, descendit du sien encore plus vite; et se plaçant en avant de son ami, privé de tout sentiment:—Jeune téméraire, dit-il à Durward, au nom de Dieu et de saint Martin, remonte à cheval, et va-t'en avec ta pacotille de femmes. Ventre-saint-gris, elles ont déjà causé assez de mal ce matin.

—Avec votre permission, sire chevalier, répondit Quentin, mécontent de l'air de hauteur avec lequel cet avis lui était donné, je verrai d'abord à qui j'ai eu affaire, et je saurai ensuite qui doit répondre de la mort de mon camarade.

—Tu ne vivras assez ni pour le savoir, ni pour le dire, s'écria le chevalier; je te le répète, retire-toi en paix. Si nous avons été assez fous pour interrompre votre voyage, nous en avons été bien payés; car tu as fait plus de mal que n'en pourraient réparer ta vie et celle de tous tes compagnons. Ah! s'écria-t-il en voyant que Durward avait tiré son épée, puisque tu le veux, bien volontiers. Pare celui-là.

En même temps il porta sur la tête du jeune Écossais un coup si bien appliqué, que Quentin, quoique né dans un pays où l'on ne les donnait pas de main morte, n'avait entendu parler d'un coup d'épée semblable que dans les romans. Il descendit avec la force et la rapidité de l'éclair, abattit la garde du sabre que Durward avait levé pour le parer, fendit son casque au point de toucher les cheveux, mais ne pénétra pas plus avant. Cependant le jeune soldat, étourdi par la violence du coup, tomba un genou en terre, et fut un moment à la merci de son adversaire, s'il eût plu à celui-ci de lui en porter un second; mais soit par compassion pour sa jeunesse, soit par admiration de son courage, soit enfin par une générosité qui ne lui permettait pas d'attaquer un ennemi sans défense, le chevalier ne voulut pas profiter de cet avantage. Cependant Quentin, revenant à lui, se releva lestement, et attaqua son antagoniste avec l'énergie d'un homme déterminé à vaincre ou à périr, et avec le sang-froid nécessaire pour faire usage de tous ses moyens. Résolu d'éviter de s'exposer à des coups aussi terribles que celui qu'il venait de recevoir, il fît valoir l'avantage d'une agilité supérieure qu'augmentait encore la légèreté relative de son armure, pour harasser son ennemi en l'attaquant de tous côtés avec des mouvemens si soudains et si rapides que celui-ci, chargé d'armes pesantes, trouva difficile de se défendre sans se fatiguer beaucoup.

Ce fut en vain que ce généreux antagoniste cria à Quentin qu'ils n'avaient plus aucune raison pour se battre, et que ce serait à regret qu'il le blesserait. N'écoutant que le désir de laver la honte de sa première défaite, Durward continua à l'assaillir avec la vivacité de l'éclair, le menaçant tantôt du tranchant, tantôt de la pointe de son épée, et ayant toujours l'œil attentif à tous les mouvemens de son adversaire, qui lui avait déjà donné une preuve si terrible de la force supérieure de son bras, de sorte qu'il était toujours prêt à faire un saut en arrière ou de côté à chaque coup que lui portait la lame pesante de son ennemi.

—Il faut que le diable ait enraciné dans ce jeune fou la présomption et l'opiniâtreté, murmura le chevalier: tu ne seras donc content que lorsque tu auras un bon horion sur la tête! Changeant alors de manière de combattre, il se tint sur la défensive, se contentant de parer les coups que Quentin ne cessait de lui porter, sans paraître chercher à les rendre, mais épiant l'instant où la fatigue, un faux pas ou un moment de distraction du jeune soldat lui fournirait l'occasion de mettre fin au combat d'un seul coup. Il est probable que cette politique adroite lui aurait réussi, mais le destin en avait ordonné autrement.

Ils étaient encore aux prises avec une égale fureur, quand une troupe nombreuse d'hommes à cheval arriva au grand galop, en criant:—Arrêtez! arrêtez! Au nom du roi! Les deux champions reculèrent au même instant, et Quentin vit avec surprise que son capitaine, lord Crawford, était à la tête du détachement qui venait d'interrompre le combat. Il reconnut aussi Tristan l'Ermite avec deux ou trois de ses gens. Toute la troupe pouvait consister en une vingtaine de cavaliers.


CHAPITRE XV.

Le Guide.

«Il me dit qu'en égypte il avait pris naissance.
«Il était descendu de ces sorciers fameux,
«éternels ennemis des malheureux Hébreux,
«Aux miracles divins opposant des prestiges,
«Du prophète Moïse imitant les prodiges.
«Mais quand de Jéhovah l'ange exterminateur
«Frappa les premiers nés de son glaive vengeur,
«Ces sages prétendus, en dépit de leurs charmes,
«Comme le paysan répandirent des larmes.»

Anonyme.

L'ARRIVÉE de lord Crawford et de son détachement termina tout à coup le combat que nous avons cherché à décrire dans le chapitre précédent. Le chevalier, levant la visière de son casque, remit son épée au vieux lord en lui disant:—Crawford, je me rends, mais écoutez-moi; un mot à l'oreille. Pour l'amour du ciel, sauvez le duc d'Orléans.

—Quoi! comment! le duc d'Orléans! s'écria le commandant de la garde écossaise; il faut donc que le diable s'en soit mêlé! cela va le perdre dans l'esprit du roi, le perdre à jamais.

—Ne me faites pas de questions, répondit Dunois, car c'était lui qui venait de figurer dans cette scène; c'est moi qui suis coupable, et je le suis seul. Voyez, le voilà qui donne un signe de vie. Je ne voulais qu'enlever cette jeune comtesse, m'assurer sa main et ses possessions; et voyez ce qu'il en est résulté. Faites éloigner votre canaille; que personne ne puisse le reconnaître.

à ces mots il leva la visière du casque du duc d'Orléans, et lui jeta sur le visage de l'eau que lui fournit le lac qui était à deux pas.

Cependant Durward, pour qui les aventures se succédaient avec une telle rapidité, restait immobile de surprise. Les traits pâles de son premier antagoniste lui apprenaient qu'il avait renversé le premier prince du sang de France; et c'était avec le célèbre Dunois, avec le meilleur champion de ce royaume, qu'il venait de mesurer son épée! C'étaient deux faits d'armes honorables en eux-mêmes; mais le roi les approuverait-il? c'était une autre question.

Le duc avait repris ses sens et recouvré assez de forces pour s'asseoir, et il écoutait avec attention ce qui se passait entre Dunois et Crawford, le premier soutenant avec chaleur qu'il était inutile de prononcer le nom du duc d'Orléans dans cette affaire, puisqu'il était prêt à en prendre tout le blâme sur lui-même, et qu'il déclarait que le duc ne l'avait suivi que par amitié.

Lord Crawford l'écoutait, les yeux fixés sur la terre, en soupirant, et en secouant la tête de temps en temps.

—Tu sais, Dunois, lui dit-il enfin en le regardant, que par amour pour ton père, aussi-bien que pour toi-même, je désirerais te rendre service...

—Je ne demande rien pour moi! s'écria Dunois; je vous ai rendu mon épée; je suis votre prisonnier; que faut-il de plus? C'est pour ce noble prince que je parle, pour le seul espoir de la France, s'il plaisait à Dieu d'appeler à lui le dauphin; il n'est venu ici qu'à ma prière, pour m'aider à faire ma fortune: le roi lui-même m'avait donné une sorte d'encouragement.

Dunois, répondît Crawford, si tout autre que toi me disait que tu as entraîné le noble prince dans une situation si cruelle, pour servir quelqu'une de tes vues, je lui donnerais un démenti formel; et quoique ce soit toi-même qui me l'assures en ce moment, j'ai peine à croire, que tu dises la vérité.

—Noble Crawford, dit le duc d'Orléans, qui avait alors repris l'usage de ses sens, votre caractère ressemble trop, à celui de votre ami Dunois pour ne pas lui rendre justice. C'est moi au contraire qui l'ai amené ici, contre son gré, pour une folle entreprise conçue à la hâte et exécutée avec témérité. Regardez-moi tous, ajouta-t-il en se levant et en se tournant vers les soldats; je suis Louis d'Orléans, prêt à subir la peine de sa folie. J'espère que le déplaisir du roi ne tombera que sur moi, comme cela n'est que trop juste. Cependant, comme un fils de France ne doit rendre ses armes à personne, pas même à vous, brave Crawford, adieu, mon fidèle acier.

à ces mots il tira son épée, et la jeta dans le lac. L'épée traça dans l'air un sillon comme un éclair, tomba dans l'eau avec bruit, et disparut. Les spectateurs de cette scène étaient plongés dans l'étonnement et l'irrésolution, tant le rang du coupable était respectable, tant son caractère était estimé; tandis qu'ils sentaient, d'une autre part, qu'attendu les vues que le roi avait sur lui, les conséquences de sa témérité entraîneraient probablement sa perte.

Dunois parla le premier, et ce fut avec le ton de mécontentement d'un ami blessé du peu de confiance, qu'on lui témoigne.—Ainsi donc, dit-il, Votre Altesse juge à propos, dans une même matinée, de renoncer aux bonnes grâces du roi, de jeter à l'eau sa meilleure épée, et de mépriser l'amitié de Dunois!

—Mon cher cousin! répondit le duc, comment pouvez-vous croire que je méprise votre amitié, quand je dis la vérité comme l'exigent votre sûreté et mon honneur?

—Et pourquoi vous mêlez-vous de ma sûreté, mon prince? répliqua Dunois d'un ton bref; je voudrais bien le savoir, mon cher cousin. Que vous importe, au nom du ciel! si j'ai envie d'être pendu, étranglé, jeté dans la Loire, poignardé, rompu sur la roue, enfermé dans une cage de fer, enterré tout vivant dans le fossé d'un château, ou traité de toute autre manière qu'il peut plaire au roi Louis de disposer de son fidèle sujet? Vous n'avez pas besoin de cligner les yeux et de me montrer Tristan l'Ermite, je vois le coquin aussi-bien que vous. Mais j'en aurais été quitte à meilleur compte.—Croyez que la vie me fût restée. Quant à votre honneur, par la rougeur de sainte Madeleine! je crois qu'il aurait exigé que vous n'entreprissiez pas la besogne de ce matin, ou du moins que vous ne vous y fussiez pas montré. Voilà Votre Altesse qui a été désarçonnée par un jeune Écossais tout juste arrivé de ses montagnes.

—Allez, allez, s'écria lord Crawford, il n'y a pas à en rougir: ce n'est pas la première fois qu'un jeune Écossais a rompu une bonne lance. Je suis charmé qu'il se soit bien comporté.

—Je n'ai rien de contraire à dire, répliqua Dunois; et cependant si vous étiez arrivé quelques minutes plus tard, il aurait pu se trouver une vacance dans votre compagnie d'archers.

—Oui, oui, dit lord Crawford; je reconnais votre main sur ce morion fendu. Qu'on le retire à ce brave garçon, et qu'on lui donne un de nos bonnets doublés en acier; cela lui couvrira le crâne mieux que les débris de ce couvre-chef. Et maintenant, Dunois, je dois vous prier ainsi que le duc d'Orléans de monter à cheval et de me suivre, car mes instructions et mes ordres sont de vous conduire en un séjour tout différent de celui que je voudrais pouvoir vous assigner.

—Ne puis-je dire un mot à ces belles dames, lord Crawford? demanda le duc d'Orléans.

—Pas une syllabe, répondit lord Crawford; je suis trop l'ami de Votre Altesse pour vous permettre une telle imprudence. Jeune homme, ajouta-t-il en se tournant vers Quentin, vous avez fait votre devoir; partez, et remplissez la mission qui vous a été confiée.

—Avec votre permission, milord, dit Tristan avec l'air brutal qui lui était ordinaire, il faut qu'il cherche un autre guide. Je ne puis me passer de Petit-André dans un moment où il est probable qu'il y aura de la besogne pour lui.

—Il n'a qu'à suivre le sentier qui est devant lui, dit Petit-André se mettant en avant, et il le conduira dans un endroit où il trouvera l'homme qui doit lui servir de guide. Je ne voudrais pas pour mille ducats m'éloigner de mon chef aujourd'hui. J'ai pendu plus d'un écuyer et d'un chevalier; de riches échevins, des bourguemestres[57], des comtes et des marquis même m'ont passé par les mains, mais hum! il jeta un regard sur le duc, comme pour indiquer qu'il fallait remplir le blanc qu'il laissait par ces mots: Un prince du sang? Et il ajouta: Oh! oh! Petit-André, il sera fait mention de toi dans la chronique.

—Souffrez-vous que vos coquins parlent si insolemment en présence d'un membre de la famille royale! demanda Crawford à Tristan en fronçant les sourcils.

—Que ne le châtiez-vous vous-même, milord? répondit Tristan d'un ton bourru.

—Parce qu'il n'y a ici que ta main, répliqua lord Crawford, qui puisse le frapper sans se dégrader en le touchant.

—En ce cas, milord, dit le grand-prévôt, mêlez-vous de vos gens, et je serai responsable des miens.

Lord Crawford paraissait se disposer à lui répondre d'un ton courroucé; mais, comme s'il eût mieux réfléchi, il lui tourna le dos; et s'adressant au duc d'Orléans et à Dunois, qui étaient montés à cheval, il les pria de marcher à ses côtés; puis faisant un signe d'adieu aux deux dames, il dit à Quentin:—Que le ciel te protège, mon enfant; tu as commencé ton service vaillamment, quoique pour une malheureuse cause. Il se mettait en marche, quand Durward entendit Dunois lui demander à demi-voix:—Nous conduisez-vous au Plessis?

—Non, mon malheureux et imprudent ami, répondit lord Crawford en soupirant; nous allons à Loches.

Loches! Ce nom encore plus redouté que celui du Plessis retentit à l'oreille du jeune Écossais comme le glas de la mort. Il en avait entendu parler comme d'un lieu destiné à ces actes secrets de cruauté dont Louis lui-même rougissait de souiller sa résidence habituelle. Il existait dans ce lieu de terreur des cachots creusés sous des cachots, dont quelques-uns étaient inconnus aux gardiens eux-mêmes; tombeaux vivans où ceux qui y étaient enfermés n'avaient plus à attendre que du pain, de l'eau, et un air infect. Il y avait aussi dans ce formidable château, de ces horribles lieux de détention nommés cages, dans lesquels un malheureux prisonnier ne pouvait ni se tenir debout, ni s'étendre pour se coucher; invention qu'on attribuait au cardinal de La Balue. On ne peut donc être surpris que le nom de ce séjour d'horreur, et la connaissance qu'il avait que lui-même venait de contribuer en partie à y envoyer deux illustres victimes, eussent pénétré Quentin d'une telle tristesse qu'il marcha quelque temps la tête baissée, les yeux fixés sur la terre, et le cœur rempli des plus pénibles réflexions. Comme il se remettait à la tête de la petite cavalcade, suivant la route qui lui avait été indiquée, la comtesse Hameline trouva l'occasion de lui dire:—On dirait, monsieur, que vous regrettez la victoire que vous avez remportée pour nous?

Cette question était faite d'un ton qui ressemblait presque à l'ironie; mais Quentin eut assez de tact pour y répondre avec franchise et simplicité.

—Je ne puis rien regretter de ce que j'ai fait pour servir des dames telles que vous; mais si votre sûreté n'eût pas été compromise, j'aurais préféré succomber sous les coups d'un aussi bon soldat que Dunois, plutôt que d'avoir contribué à envoyer cet illustre chevalier et son malheureux parent, le duc d'Orléans, dans les affreux cachots de Loches.

—C'était donc le duc d'Orléans? s'écria-t-elle en se tournant vers sa nièce; je le pensais ainsi, même à la distance d'où nous avons vu le combat. Vous voyez, belle nièce, ce qui aurait pu arriver si ce monarque cauteleux et avare nous eût permis de nous montrer à sa cour! Le premier prince du sang de France, et le vaillant Dunois, dont le nom est aussi connu que celui du héros son père! Ce jeune homme a fait bravement son devoir, mais c'est presque dommage qu'il n'ait pas succombé avec honneur, puisque sa bravoure inopportune nous a privées de deux libérateurs si illustres.

La comtesse Isabelle répondit d'un ton ferme et presque mécontent, et avec une énergie que Durward n'avait pas encore remarquée en elle.

—Madame, dit-elle, si je ne savais que vous faites une plaisanterie, je dirais qu'un pareil discours est une ingratitude envers notre brave défenseur. Si ces chevaliers avaient réussi dans leur entreprise téméraire, au point de mettre notre escorte hors de combat, n'est-il pas évident qu'à l'arrivée des gardes du roi nous aurions partagé leur captivité? Quant à moi, je donne des larmes au brave jeune homme qui a perdu la vie en nous défendant, et je ferai bientôt célébrer des messes pour le repos de son âme, et quant à celui qui survit, ajouta-t-elle d'un ton plus timide, je le prie de recevoir les remerciemens de ma reconnaissance.

Comme Quentin se tournait vers elle pour lui exprimer une partie des sentimens qu'il éprouvait, elle vit une de ses joues couverte de sang, et elle s'écria avec le ton d'une profonde sensibilité:—Sainte Vierge! il est blessé! son sang coule! Descendez de cheval, il faut que votre blessure soit bandée.

Vainement Quentin répéta que sa blessure n'était que légère; il fallut qu'il mît pied à terre, qu'il s'assît sur un tertre de gazon, qu'il ôtât son casque; et les dames de Croye qui, suivant un ancien usage pas encore tout-à-fait passé de mode, prétendaient à quelques connaissances dans l'art de guérir, lavèrent la blessure, en étanchèrent le sang, et la bandèrent avec le mouchoir de la comtesse Isabelle, afin d'empêcher l'action de l'air, précaution qu'elles jugèrent indispensable.

Dans nos temps modernes, il est rare qu'un galant reçoive une blessure pour l'amour d'une belle, et de son côté jamais une belle ne se mêle du soin de la guérir: le galant et la belle encourent chacun un danger de moins. On reconnaîtra généralement de quel danger je veux parler pour l'homme; mais le péril de panser une blessure comme celle de Quentin, blessure qui n'avait rien de dangereux, était peut-être aussi réel, dans son genre, pour une jeune personne, que celui auquel s'était exposé notre Écossais pour la défendre.

Nous avons déjà dit que Quentin Durward avait la physionomie la plus prévenante. Lorsqu'il eut détaché son heaume, ou pour mieux dire son morion, les boucles de ses beaux cheveux s'en échappèrent avec profusion autour d'un visage dont l'air de jeunesse et de gaieté recevait un charme plus doux d'une rougeur causée à la fois par la modestie et le plaisir. Et quand la jeune comtesse fut obligée de tenir le mouchoir sur la blessure, tandis que sa tante cherchait quelque vulnéraire dans les bagages, elle éprouva un embarras mêlé de délicatesse, un mouvement de compassion pour le blessé, un sentiment plus vif de reconnaissance pour ses services, et tout cela ne diminua rien à ses yeux de la bonne mine et des traits agréables du jeune soldat. En un mot, il semblait que le destin eût amené cet incident pour compléter la communication mystérieuse qu'il avait établie, par des circonstances en apparence minutieuses et accidentelles, entre deux personnes qui, quoique bien différentes par le rang et la fortune, se ressemblaient pourtant beaucoup par la jeunesse, par la beauté, et par un cœur naturellement tendre et romanesque.

Il n'est donc pas étonnant qu'à compter de ce moment l'idée de la comtesse Isabelle, déjà si familière à l'imagination de Quentin, remplit entièrement son cœur, et que de son côté la jeune dame, si ses sentimens, qu'elle ignorait, presque elle-même, avaient un caractère moins décidé, pensât désormais à son jeune défenseur. Elle venait en effet de témoigner au simple garde plus d'intérêt qu'à aucun des nobles de haute naissance qui, depuis deux ans, lui avaient prodigué leurs adorations. Par-dessus tout, quand elle songeait à Campo Basso, l'indigne favori du duc Charles, à son air hypocrite, à son esprit bas et perfide, à son cou de travers et à ses yeux louches, son image lui paraissait plus hideuse et plus dégoûtante que jamais, et elle faisait serment qu'aucune tyrannie ne pourrait jamais la forcer à contracter une union si odieuse.

D'une autre part, soit que la bonne comtesse Hameline se connût en beauté, et l'admirât dans un homme autant que lorsqu'elle avait quinze ans de moins; car la bonne dame en avait au moins trente-cinq, si les mémoires de cette noble maison disent la vérité; soit qu'elle pensât qu'elle n'avait pas rendu à leur jeune protecteur toute la justice qu'il méritait, dans la manière dont elle avait d'abord envisagé ses services, il est certain qu'elle commença à le regarder d'un œil plus favorable.

—Ma nièce vous a donné, lui dit-elle, un mouchoir pour bander votre blessure; je vous en donnerai un pour faire honneur à votre vaillance, et pour vous encourager à marcher dans le chemin de la chevalerie.

à ces mots, elle lui présenta un mouchoir richement brodé en argent et en soie bleue; et lui montrant la housse de son palefroi et les plumes qui ornaient son chapeau, elle lui fit observer que les couleurs en étaient les mêmes.

L'usage du temps prescrivait impérieusement la manière de recevoir une telle faveur, et Quentin s'y conforma en attachant le mouchoir autour de son bras. Cependant il accomplit ce devoir de reconnaissance d'un air plus gauche et avec moins de galanterie qu'il ne l'eût peut-être fait en toute autre occasion, et devant d'autres personnes; quoique le fait de porter ainsi le don accordé de cette manière par une dame ne fût en général qu'une sorte de compliment sans conséquence, il aurait préféré de beaucoup pouvoir orner son bras du tissu qui servait de bandage à la légère blessure que lui avait faite la lance du duc d'Orléans.

Ils se remirent en route, Quentin marchant à côté des dames, qui semblaient l'avoir tacitement admis dans leur société. Il ne parla pourtant que peu, son cœur étant rempli par ce sentiment intime de bonheur qui garde le silence de peur de se trahir. La comtesse Isabelle parla moins encore, de sorte que presque tous les frais de la conversation furent faits par sa tante, qui ne paraissait pas avoir envie de la laisser tomber; car pour initier Durward, comme elle le dit, dans les principes et la pratique de la chevalerie, elle lui fît le détail circonstancié, et sans en rien omettre, de tout ce qui avait eu lieu à la passe d'armes d'Haflinghem; où elle avait elle-même distribué les prix aux vainqueurs.

Prenant peu d'intérêt, je suis fâché de le dire, à la description de cette joute splendide et des armoiries des différens chevaliers flamands et allemands dont la comtesse Hameline traçait sans pitié le tableau avec une exactitude minutieuse, Quentin commença à craindre d'avoir dépassé l'endroit où il devait trouver un guide; accident très-sérieux, qui pouvait amener les conséquences les plus fâcheuses.

Tandis qu'il hésitait s'il enverrait en arrière un des hommes de sa suite pour s'assurer du fait, il entendit sonner du cor, et regardant du côté d'où partait ce son, il vit un cavalier accourant à toute bride. La petite taille, la longue crinière, l'air sauvage et presque indompté de l'animal qu'il montait, rappelèrent à Durward la race des petits chevaux des montagnes de son pays; mais celui-ci était beaucoup mieux fait; et tout en paraissant aussi en état de résister à la fatigue, il avait plus de rapidité dans ses mouvemens. La tête particulièrement, qui, dans le petit cheval d'écosse, est souvent lourde et mal conformée, était petite et parfaitement posée sur le cou de l'animal, qui avait en outre les lèvres fixes, les yeux pleins de feu et les naseaux bien ouverts.

Le cavalier avait l'air encore plus étranger que sa monture, quoique celle-ci ne ressemblât nullement aux chevaux de France. Il avait les pieds appuyés sur de larges étriers en forme de pelle, et attachés si haut que ses genoux étaient presque au niveau du pommeau de la selle, ce qui n'empêchait pas qu'il ne conduisit son cheval avec beaucoup de dextérité. Il portait sur la tête un petit turban rouge assujetti par une agrafe d'argent, et surmonté d'un panache qui était un peu fané. Sa tunique, de même forme que celle des Estradiotes, troupes que les Vénitiens levaient alors dans les provinces situées à l'orient de leur golfe, était de couleur verte et ornée de vieux galons d'or ternis. De larges pantalons blancs, mais qui ne méritaient plus cette épithète, se serraient autour de ses genoux, et ses jambes noires auraient été nues sans la multitude de bandelettes qui s'y croisaient pour fixer à ses pieds une paire de sandales. Il n'avait pas d'éperons, les bords de ses larges étriers étant assez tranchans pour se faire sentir avec sévérité aux flancs de sa monture. Ce cavalier extraordinaire portait une ceinture cramoisie qui soutenait du côté droit un poignard, tandis qu'un petit sabre moresque, à lame courte et recourbée, y était suspendu du côté gauche. Le cor qui avait annoncé son arrivée était passé dans un mauvais baudrier. Il avait le visage brûlé par le soleil, la barbe peu épaisse, les yeux noirs et perçans, la bouche et le nez bien formés; et au total, il aurait pu passer pour avoir d'assez beaux traits, sans les cheveux noirs qui tombaient en désordre autour de toute sa tête, et sans une maigreur et un air de férocité qui semblaient indiquer un sauvage plutôt qu'un homme civilisé.

—C'est encore un Bohémien, se dirent les deux dames l'une à l'autre; Vierge Marie! est-il possible que le roi accorde encore sa confiance à de tels proscrits?

—Je questionnerai cet homme si vous le désirez, dit Quentin, et je m'assurerai de sa fidélité autant que je le pourrai.

Durward, aussi-bien que les dames de Croye, avait reconnu dans le costume et dans la tournure de cet homme l'habillement et les manières de ces vagabonds avec lesquels il avait été sur le point d'être confondu, grâce à la célérité des procédés de Trois-Échelles et de Petit-André; et il était assez naturel qu'il pensât aussi qu'on courait quelque risque en donnant sa confiance à un individu de cette race vagabonde.

—Es-tu venu ici pour nous chercher? lui demanda-t-il d'abord.

L'étranger répondit par un signe affirmatif.

—Et dans quel dessein?

—Pour vous conduire au palais de celui de Liège.

—De l'évêque, veux-tu dire?

Nouveau signe affirmatif de la part de l'étranger.

—Quelle preuve me donneras-tu que nous devons te croire?

—Deux vers d'une vieille chanson, et rien de plus:

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