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Quentin Durward

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Comte Guy, l'heure est arrivée:
L'astre du jour a quitté l'horizon.
Fleur d'oranger embaume le vallon;
Sur l'Océan la brise s'est levée;
à chanter son amour
L'alouette a passé le jour,
Et près de sa compagne en paix attend l'aurore:
L'oiseau, le vent, la fleur
Connaissent l'instant du bonheur,
Pourquoi donc, comte Guy, ne viens-tu pas encore?
La villageoise, sous l'ombrage,
De son amant écoute la leçon:
Le chevalier vient au pied d'un balcon
Chanter sa dame et son doux esclavage.
L'étoile du berger,
D'amour fidèle messager,
éclipse tous les feux dont le ciel se décore:
On voit grands et petits
à son influence soumis,
Pourquoi donc, comte Guy, ne viens-tu pas encore?

Quoi que le lecteur puisse penser de cette chanson si simple, elle produisit un effet puissant sur Quentin, lorsqu'il l'entendit chanter par une voix douce et mélodieuse dont les accens se mariaient aux soupirs d'un doux zéphyr qui apportait jusqu'à la fenêtre les parfums des fleurs du jardin. Le visage de celle qui chantait ne pouvait être reconnu qu'imparfaitement; ce qui jetait sur cette scène comme un charme mystérieux.

à la fin du second couplet, Durward ne put s'empêcher de se montrer un peu plus à découvert, en faisant une tentative pour mieux voir la sirène qui l'enchantait. La musique cessa à l'instant; la fenêtre se ferma, un rideau fut tiré, et l'on mit fin par-là aux observations du voisin de la seconde tourelle.

Quentin fut aussi mortifié que surpris des suites de sa précipitation; mais il se consola par l'espoir que la dame au luth n'abandonnerait pas si facilement un instrument dont elle jouait si bien, et qu'elle ne serait pas assez cruelle pour se priver de l'air pur et du plaisir d'ouvrir sa croisée, dans l'intention peu généreuse de jouir seule des doux sons de sa voix: peut-être même qu'un peu de vanité personnelle vint se mêler à ces réflexions consolantes. Si, comme il le soupçonnait, l'habitante de la tourelle voisine était une belle demoiselle à longs cheveux noirs, il ne pouvait s'empêcher de croire qu'un jeune cavalier, beau, bien fait, plein de feu et de vivacité, occupait la seconde; et les romans, ces sages instituteurs de la jeunesse, lui avaient appris que si les demoiselles étaient timides et réservées, elles étaient également assez curieuses de connaître les affaires de leurs voisins, et y prenaient quelquefois intérêt.

Tandis que Quentin faisait ces réflexions, un garçon de l'auberge vint l'informer qu'un cavalier demandait à lui parler.


CHAPITRE V.

L'Homme d'armes.

«Barbu comme un chat-pard, jurant comme un démon,
«Et prêt à défier la bouche d'un canon
«Pour cette bulle d'air qu'on appelle la gloire»

SHAKSPEARE. Comme vous voudrez.

LE cavalier qui attendait Quentin Durward dans l'appartement où il avait déjeuné, était un de ceux dont Louis XI avait dit depuis long-temps qu'ils tenaient entre leurs mains la fortune de la France, parce que c'était à eux qu'il avait confié la garde de sa personne royale.

Ce corps célèbre, qu'on nommait les archers de la garde écossaise, avait été formé par Charles VI, avec plus de raison qu'on ne peut en alléguer généralement pour entourer le trône d'une troupe de soldats mercenaires. Les dissensions qui avaient arraché à ce monarque plus de la moitié de son royaume, et la fidélité douteuse et chancelante de la noblesse qui défendait encore sa cause, rendaient imprudent et impolitique de confier à ses sujets le soin de sa sûreté personnelle. Les Écossais étaient les ennemis héréditaires de l'Angleterre, les anciens amis, et, à ce qu'il semblait, les alliés naturels de la France. Ils étaient pauvres, courageux et fidèles. La population surabondante de l'écosse, le pays de l'Europe qui voyait partir le plus grand nombre de hardis aventuriers, fournissait toujours de quoi ruter leurs rangs. Leurs prétentions à une antique noblesse leur donnaient en outre le droit d'approcher de la personne d'un monarque de plus près que toute autre troupe, tandis que leur petit nombre empêchait qu'ils ne pussent se mutiner, et s'ériger en maîtres là où ils devaient obéir.

D'une autre part, les monarques français s'étaient fait une politique de se concilier l'affection de ce corps d'élite, en leur accordant des privilèges honorifiques et une paie considérable, que la plupart d'entre eux dépensaient avec une profusion vraiment militaire, pour soutenir leur rang. Chacun d'eux avait le grade et les honneurs de gentilhomme, et leurs fonctions, en les approchant de la personne du roi, leur donnaient de l'importance à leurs propres yeux, comme à ceux de tous les Français. Ils étaient armés, équipés et montés somptueusement, et chacun d'eux avait le droit d'entretenir un écuyer, un page, un varlet, et deux serviteurs dont l'un était nommé le coutelier, d'après le grand couteau qu'il portait pour dépêcher ceux que son maître avait renversés dans la mêlée. Avec cette suite, et un équipage qui y répondait, un archer de la garde écossaise était un homme de qualité et d'importance; et comme les places vacantes étaient ordinairement accordées à ceux qui avaient appris le service en qualité de pages ou de varlets, on envoyait souvent les cadets des meilleures familles d'écosse servir sous quelque ami ou quelque parent, jusqu'à ce qu'il se présentât une chance d'avancement.

Le coutelier et son compagnon n'étant pas nobles, et par conséquent ne pouvant prétendre à cette promotion, se recrutaient parmi des gens de qualité inférieure; mais comme ils avaient une bonne paie, leurs maîtres trouvaient aisément parmi leurs concitoyens errans des hommes aussi braves que pleins de force pour les servir en cette qualité.

Ludovic Lesly, ou, comme nous l'appellerons plus fréquemment, le Balafré, car c'était sous ce nom qu'il était généralement connu en France, était un homme de près de six pieds, robuste; les traits déjà peu gracieux de son visage semblaient encore plus durs par suite d'une énorme cicatrice qui partait du haut du front, passait tout à côté de l'œil droit, traversait la joue, et se terminait au bas de l'oreille. Cette suture profonde, tantôt écarlate, tantôt pourpre, quelquefois presque noire, était toujours hideuse, par le contraste qu'elle formait avec la couleur de son visage agité ou calme, enflammé par un mouvement de passion, ou offrant habituellement la couleur sombre de son teint hâlé par le soleil.

Son costume et ses armes étaient splendides. Il portait la toque écossaise, surmontée d'un panache, avec une Vierge d'argent en guise d'agrafe. Cet ornement avait été donné par le roi à la garde écossaise, parce que dans un de ses accès de piété superstitieuse, il avait consacré les épées de sa garde au service de la sainte Vierge. Il avait même été, suivant quelques historiens, jusqu'à en nommer Notre-Dame le capitaine-général, et à en signer le brevet pour elle. Le hausse-col du Balafré, ses brassards et ses gantelets étaient du plus bel acier damasquiné en argent; et son haubert, ou sa cotte de mailles, brillait comme la gelée d'une matinée d'hiver sur la bruyère. Il portait un surtout flottant, ou casaque de velours blanc, ouvert sur les côtés comme l'habit d'un héraut, et ayant par devant et par derrière une grande croix blanche brodée en argent. Ses cuissards et ses genouillères étaient aussi de mailles, et ses souliers étaient couverts en acier. Un poignard à lame large et bien affilée, qu'on nommait la merci de Dieu, était attaché à son côté droit; un baudrier richement brodé, passé sur son épaule, soutenait un grand sabre; mais, pour plus de commodité, il tenait à la main en ce moment cette arme pesante, que les règles de son service ne lui permettaient jamais de quitter.

Quoique Durward, de même que tous les jeunes Écossais de ce temps, eût été habitué de bonne heure aux armes et à la guerre, il pensa qu'il n'avait jamais vu un homme d'armes d'un air plus martial et plus complètement équipé que celui qui l'embrassa en ce moment; et c'était le frère de sa mère, Ludovic Lesly-le-Balafré. Cependant l'expression d'une physionomie qui n'était rien moins que prévenante pensa presque le faire reculer, tandis que son cher oncle, lui caressant ses deux joues l'une après l'autre avec ses moustaches rudes, félicitait son neveu de son arrivée en France et lui demandait en même temps quelles nouvelles il apportait d'écosse.

—Rien de bon, mon cher oncle, répondit Durward; mais je suis charmé de voir que vous m'ayez reconnu si aisément.

—Je t'aurais reconnu, mon garçon, dit le Balafré, quand je t'aurais rencontré dans les landes de Bordeaux, monté sur des échasses, comme une cigogne. Mais assieds-toi, assieds-toi: et si tu as de mauvaises nouvelles à m'apprendre, nous aurons du vin pour nous aider à les supporter. Holà, hé! Petite Mesure, notre bon hôte! Du vin, du meilleur, et à l'instant.

L'accent Écossais était aussi familier alors dans les tavernes des environs du Plessis, que l'est aujourd'hui l'accent suisse dans les guinguettes modernes de Paris, et dès qu'on l'entendit, on obéit avec une promptitude sans égale et la précipitation de la crainte. Un flacon de vin de Champagne fut bientôt placé entre l'oncle et le neveu. L'oncle s'en versa un grand verre, tandis que le neveu n'en prit que la moitié d'un, pour répondre à la politesse de son parent, en lui faisant observer qu'il avait déjà bu du vin le matin.

—Cette excuse serait bonne dans la bouche de ta sœur, mon neveu, dit le Balafré; il ne faut pas craindre ainsi la bouteille, si tu veux avoir de la barbe au menton et devenir bon soldat. Mais voyons, déboutonnez-vous; que dit le courrier d'écosse? donnez-moi les nouvelles de Glen-Houlakin. Comment se porte ma sœur?

—Elle est morte, mon oncle, répondit Quentin douloureusement.

—Morte! répéta son oncle, d'un ton qui annonçait plus de surprise que d'affliction; comment diable! Elle était de cinq ans plus jeune que moi, et je ne me suis jamais mieux porté. Morte! cela est impossible! je n'ai jamais eu même un mal de tête, si ce n'est après deux ou trois jours de ripaille avec les confrères de la joyeuse science. Ainsi donc ma pauvre sœur est morte! Et votre père, mon neveu, est-il remarié?

Avant que son neveu eût eu le temps de lui répondre, il lut sa réponse dans la surprise que lui causa cette question, et ajouta:—Il ne l'est pas? J'aurais juré qu'Allan Durward n'était pas homme à vivre sans femme. Il aimait à voir sa maison en bon ordre. Il aimait à regarder une jolie femme, et cependant il était austère dans ses principes. Le mariage lui procurait tout cela. Quant à moi, je m'en soucie fort peu, et je puis regarder une jolie femme sans penser au sacrement; je ne suis pas assez saint pour cela.

—Hélas! mon cher oncle, il y avait près d'un an que ma mère était veuve quand elle mourut. Lorsque Glen-Houlakin fut attaqué par les Ogilvies, mon père, mes deux oncles, mes deux frères aînés, sept de nos parens, le ménestrel, l'intendant et six autres de nos gens, furent tués en défendant le château. Il ne reste pas un seul foyer, ni pierre sur pierre dans tout Glen-Houlakin.

—Par la croix de saint André[32]! c'est ce que j'appelle un véritable sac. Oui, ces Ogilvies ont toujours été de fâcheux voisins pour Glen-Houlakin. C'est une mauvaise chance, mais c'est le destin de la guerre. Le destin de la guerre...! Et quand ce désastre arriva-t-il, beau neveu?

En faisant cette question, il avala un grand verre de vin; et il secoua la tête d'un air solennel, quand son neveu lui répondit qu'il y avait eu un an à la Saint-Jude que toute sa famille avait péri.

—Voyez, dit le Balafré, ne vous disais-je pas que c'était la chance de la guerre? C'est ce jour-là même que j'ai emporté d'assaut, avec vingt de mes camarades, le château de Roche-Noire, appartenant à Amaury Bras-de-fer, capitaine des Francs-Lanciers, dont vous avez dû entendre parler. Je le tuai sur le seuil de sa porte; et je gagnai assez d'or dans cette affaire pour en faire cette belle chaîne, qui avait autrefois le double de la longueur que vous lui voyez. Et cela me fait penser qu'il faut que j'en consacre une partie à une destination religieuse,—André! holà! André.

André entra sur-le-champ. C'était le coutelier du Balafré. Il était, en général, équipé de même que son maître, si ce n'est qu'il n'avait d'autre armure défensive qu'une cuirasse plus grossièrement fabriquée, que sa toque était sans panache, et surtout d'un drap commun au lieu d'être de velours. ôtant de son cou sa chaîne d'or, le Balafré en arracha avec les dents environ la longueur de quatre pouces à l'un des bouts, et remit ce fragment à André.

—Portez ceci de ma part, lui dit-il, à mon joyeux compère le père Boniface, moine de Saint-Martin. Saluez-le de ma part en lui rappelant qu'il ne pouvait pas dire Dieu vous aide, la dernière fois que nous nous quittâmes à minuit. Dites-lui que mon frère, ma sœur et plusieurs autres de mes parens sont morts et partis pour l'autre monde, et que je le prie de dire des messes pour le salut de leurs âmes autant qu'il en pourra dire pour ce bout de chaîne d'or; et s'il faut quelque chose de plus pour les tirer du purgatoire, qu'il le fasse à crédit. Et écoutez-moi; comme c'étaient des gens vivant bien, et n'étant souillés par aucune hérésie, il peut se faire qu'ils aient déjà un pied hors du purgatoire; et en ce cas, voyez-vous, je désire qu'il emploie cet or en malédictions contre une race appelée les Ogilvies, et en malédictions des meilleures qu'ait l'église pour les atteindre. Vous me comprenez bien?

André répondit par un signe de tête affirmatif.

—Mais prends bien garde, continua le Balafré, qu'aucun de ces chaînons ne trouve le chemin d'un cabaret avant que le moine y ait touché; car si cela t'arrive j'userai sur ton dos tant de sangles et de courroies qu'il ne te restera pas plus de peau qu'à saint Barthélémy. Attends, je vois que tu couves des yeux ce flacon de vin, eh bien! tu ne partiras pas sans y avoir goûté.

À ces mots il lui en versa une rasade, et le coutelier, après avoir bu, partit pour exécuter ses ordres.

—Et maintenant, mon neveu; dites-moi ce que vous devîntes dans cette fâcheuse affaire.

—Je combattis avec ceux qui étaient plus âgés et plus vigoureux que moi, jusqu'à ce qu'ils eussent tous succombé, et je reçus une cruelle blessure.

—Pas pire que celle que je reçus il y a dix ans, à ce qu'il me semble. Regardez cette cicatrice. Jamais la lame d'un Ogilvie n'a creusé un sillon si profond.

—Ceux qu'ils creusèrent en cette occasion ne l'étaient que trop, répondît Durward douloureusement; mais ils finirent par se lasser du carnage, et quand on remarqua qu'il me restait un souffle de vie, ma mère obtint, à force de prières, qu'on ne me le ravirait pas. Un savant moine d'Aberbrothock[33] qui était par hasard au château lors de l'attaque, et qui pensa périr lui-même dans la mêlée, obtint la permission de bander ma blessure, et de me faire transporter en lieu de sûreté; mais ce ne fut que sur la parole que ma mère et lui donnèrent que je me ferais moine.

—Moine! s'écria son oncle, par saint André! c'est ce qui ne m'est jamais arrivé. Personne, depuis mon enfance jusqu'à ce jour, n'a seulement rêvé de me faire moine. Et cependant j'en suis surpris quand j'y pense; car excepté la lecture et l'écriture, que je n'ai jamais pu apprendre; la psalmodie, qui m'a toujours été insupportable; le costume, qui rend les bons pères semblables à des fous et à des mendians, Notre-Dame me pardonne! (ici il fit un signe de croix) et leurs jeûnes, qui ne conviennent pas à mon appétit, je ne vois pas ce qui m'aurait manqué pour faire un aussi bon moine que mon petit compère de Saint-Martin. Mais, je ne sais pas pourquoi, personne ne me l'a jamais proposé. Ainsi donc, beau neveu, vous deviez être moine! Et pourquoi, s'il vous plaît?

—Pour que la maison de mon père s'éteignît dans le cloître ou dans la tombe.

—Je vois, je comprends; rusés coquins! oui, très-rusés! Ils auraient pu se tromper dans leurs calculs pourtant; car, voyez-vous, beau neveu, je me souviens du chanoine Robersart, qui avait prononcé ses vœux, et qui sortit ensuite du cloître et devint capitaine de troupes franches. Il avait une maîtresse, la plus jolie fille que j'aie jamais vue, et trois enfans charmans. Il ne faut pas se fier aux moines, beau neveu; il ne faut pas s'y fier. Ils peuvent devenir soldats et pères quand vous vous y attendez le moins. Mais continuez votre histoire.

—J'ai peu de choses à y ajouter, si ce n'est que, regardant ma pauvre mère comme en quelque sorte responsable pour moi, je pris l'habit de novice, je me soumis aux règles du cloître, et j'appris même à lire et à écrire.

—À lire et à écrire! s'écria-t-il; je ne puis le croire;—jamais un Durward, que je sache, ne put écrire son nom, et un Lesly pas davantage. C'est du moins ce que je puis garantir pour un de ces derniers; je ne suis pas plus en état d'écrire que de voler dans les airs. Mais au nom de saint Louis, comment vous ont-ils appris tout cela?

—Ce qui me paraissait d'abord difficile, est devenu plus aisé avec le temps. Ma blessure et la grande perte de sang qui en avait été la suite m'avaient affaibli; je désirais faire plaisir à mon libérateur, le père Pierre, de sorte que je m'appliquai de bon cœur à ma tâche; mais après avoir langui plusieurs mois, ma bonne mère mourut; et comme ma santé était alors parfaitement rétablie, je communiquai à mon bienfaiteur, qui était le sous-prieur du couvent, ma répugnance à prononcer les vœux, il fut alors décidé entre nous que, puisque ma vocation ne m'appelait pas au cloître, j'irais chercher fortune dans le monde; mais que, pour mettre le sous-prieur à l'abri du courroux des Ogilvies, mon départ aurait l'air d'une fuite: pour y donner plus de vraisemblance, j'emportai avec moi un faucon de l'abbé; mais je reçus une permission régulière de départ, écrite et signée par lui, comme je puis en justifier.

—Voilà qui est bien! parfaitement bien. Notre roi s'inquiétera fort peu que tu aies volé un faucon; mais il a en horreur tout ce qui ressemble à un moine qui a jeté le froc aux orties. Et je présume que le trésor que tu portes avec toi ne te gêne pas pour marcher?

—Seulement quelques pièces d'argent, bel oncle; car je dois être franc avec vous.

—Diable! c'est là le pire! Mais, quoique je ne fasse jamais de grandes épargnes sur ma paie, parce que, dans ces temps dangereux, ce serait être mal avisé de garder beaucoup d'argent sur soi, j'ai toujours quelque bijou en or que je porte pour l'ornement de ma personne, une chaîne, par exemple, parce qu'au besoin on peut en détacher quelques chaînons. Mais vous me demanderez, beau neveu, comment je puis me procurer des babioles de cette espèce, ajouta le Balafré en secouant sa chaîne d'un air de triomphe; on ne les trouve pas suspendues à tous les buissons; elles ne croissent pas dans les champs comme ces graines de narcisse avec lesquelles les enfans font des colliers; mais vous pouvez en gagner de semblables de la même manière que j'ai gagné celle-ci, au service du bon roi de France, où il y a toujours une fortune à trouver, pourvu qu'on ait l'esprit de la chercher. Il ne s'agit pour cela que de risquer sa vie ou ses membres.

—J'ai entendu dire, répondit Quentin, qui voulait éviter de prendre une détermination avant d'être mieux instruit, que le duc de Bourgogne tient un plus grand état de maison que le roi de France, et qu'il y a plus d'honneur à gagner sous ses bannières; qu'on y frappe d'estoc et de taille, et qu'on y voit de hauts faits d'armes; tandis que le roi très-chrétien n'emploie pour gagner ses victoires que la langue de ses ambassadeurs.

—Vous parlez comme un jeune insensé, beau neveu; et pourtant je crois que lors de mon arrivée ici j'étais aussi simple que vous. Je ne pouvais me représenter un roi que comme un homme assis sous un dais magnifique, faisant bonne chère avec ses grands vassaux et ses paladins, se nourrissant de blanc-manger, avec une grande couronne d'or sur le front, ou chargeant à la tête de ses troupes, comme Charlemagne dans les romans, ou comme Robert Bruce et William Wallace dans notre histoire. Mais un mot à l'oreille, mon garçon. Ce n'est là que l'image de la lune dans un seau: c'est la politique, la politique qui fait tout. Notre roi a trouvé le secret de se battre avec les épées des autres, et de prendre dans leur bourse de quoi payer ses soldats. Ah! jamais prince plus sage n'endossa la pourpre. Et cependant il n'en use guère, car je le vois souvent plus simplement vêtu qu'il ne me conviendrait de l'être.

—Mais vous ne répondez pas à mon objection, bel oncle. Puisqu'il faut que je serve en pays étranger, je voudrais servir quelque part où une action d'éclat, si j'avais le bonheur d'en faire une, pût me faire distinguer.

—Je vous comprends, beau neveu, je vous comprends assez bien; mais vous n'êtes pas mûr pour cette sorte d'affaire. Le duc de Bourgogne est une tête chaude, un homme impétueux, un cœur doublé de fer: il charge à la tête de ses nobles et de ses chevaliers de l'Artois et du Hainault; pensez-vous que, si vous étiez là ou que j'y fusse moi-même, nous irions plus en avant que le duc et toute la brave noblesse de son pays? Si nous ne les suivions pas d'assez près, nous aurions la chance d'être livrés entre les mains du grand prévôt de l'armée comme traîneurs; si nous étions sur le même rang, on dirait que nous ne faisons que notre devoir et gagner notre paie; mais si le hasard voulait que je me trouvasse de la longueur d'une pique en avant des autres, ce qui est difficile et dangereux dans une telle mêlée où chacun fait de son mieux, eh bien! le duc crierait dans son jargon flamand, comme quand il voit porter un bon coup: Ah! gut getroffen! une bonne lance; un bon Écossais, qu'on lui donne un florin pour boire à notre santé: mais ni rang, ni terres, ni argent n'arrivent à l'étranger dans un tel service; tout est pour les enfans du sol.

—Et, au nom du ciel! qui peut y avoir plus de droits, bel oncle?

—Celui qui protège les enfans du sol, répondit le Balafré en se redressant de toute sa hauteur. Voici comme parle le roi Louis:

—«Mon bon paysan, songez à votre charrue, à votre houe, à votre herse, à votre serpette, à tous vos instrumens de culture; voici un brave Écossais qui se battra pour vous, et vous n'aurez que la peine de le payer. Et vous, sérénissime duc, illustre comte, très-puissant marquis, enchaînez votre courage bouillant jusqu'à ce qu'on en ait besoin, car il est sujet à se tromper de chemin et à vous nuire à vous-même; voici mes compagnies franches, mes gardes françaises, voici par-dessus tous mes archers Écossais et mon brave Ludovic-le-Balafré; ils se battront aussi-bien et mieux que vous dont la valeur indisciplinée fit perdre à vos pères les batailles de Crécy et d'Azincourt.»

—Or, ne voyez-vous pas, beau neveu, dans lequel de ces deux états un cavalier de fortune doit tenir le plus haut rang et parvenir au plus haut degré d'honneur?

—Je crois que je vous entends, bel oncle; mais, à mon avis, il ne peut y avoir d'honneur à gagner où il n'y a pas de risque à courir. Je vous demande pardon: mais il me semble que c'est une vie d'indolent et de paresseux, que de monter la garde autour d'un vieillard à qui personne ne songe à nuire, et de passer les jours d'été et les nuits d'hiver sur le haut des murailles, enfermé dans une cage de fer, de peur que vous ne désertiez de votre poste. Mon oncle! mon oncle! c'est rester sur le perchoir comme le faucon qu'on ne mène jamais en chasse.

—Par saint Martin de Tours! le jeune homme a du feu; on reconnaît en lui le sang des Leslys. C'est moi trait pour trait, avec un grain de folie de plus. écoutez-moi, mon neveu: vive le roi de France! à peine se passe-t-il un jour sans qu'il ait à donner à quelqu'un de nous quelque commission qui peut lui rapporter honneur et profit. Ne croyez pas que toutes les actions les plus braves et les plus dangereuses se fassent à la lumière du jour. Je pourrais vous citer quelques faits d'armes, tels que des châteaux pris d'assaut, des prisonniers enlevés, et d'autres semblables, pour lesquels quelqu'un dont je tairai le nom a couru plus de dangers et gagné plus de faveurs qu'aucun des enragés qui suivent l'enragé duc de Bourgogne. Et pendant qu'on est ainsi occupé, s'il plaît à Sa Majesté de se tenir à l'écart et dans le lointain, qu'importe? Il n'en a que plus de liberté d'esprit pour apprécier les aventuriers qu'il emploie, et les récompenser dignement. Il juge mieux leurs dangers et leurs faits d'armes que s'il y avait pris part personnellement. Oh! c'est un monarque politique et plein de sagacité!

Quentin garda le silence quelques instans, et lui dit ensuite en baissant la voix, mais d'un ton expressif:—Le bon père Pierre avait coutume de dire qu'il pouvait y avoir beaucoup de danger dans les actions par lesquelles on n'acquiert que peu de gloire. Je n'ai pas besoin de vous dire, bel oncle, que je suppose toutes ces commissions honorables.

—Pour qui me prenez-vous, beau neveu? s'écria le Balafré d'un ton un peu sévère. Il est vrai que je n'ai pas été élevé dans un cloître, et que je ne sais ni lire ni écrire; mais je suis le frère de votre mère, je suis un loyal Lesly. Pensez-vous que je sois homme à vous engager à faire quelque chose indigne de vous? Le meilleur chevalier de toute la France, Duguesclin lui-même, s'il vivait encore, se ferait honneur de compter mes hauts faits parmi les siens.

—Je ne doute nullement de ce que vous me dites, bel oncle; mon malheureux destin ne m'a laissé que vous dont je puisse recevoir des avis. Mais est-il vrai, comme on le dit, que le roi tient ici, dans son château du Plessis, une cour bien maigre? Point de nobles ni de courtisans à sa suite; point de grands feudataires ni de grands officiers de la couronne près de lui: quelques amusemens presque solitaires, que partagent seulement les officiers de sa maison; des conseils secrets, auxquels n'assistent que des hommes d'une origine basse et obscure; la noblesse et le rang mis à l'écart; des gens sortis de la lie du peuple admis à la faveur royale: tout cela paraît irrégulier, et ne ressemble guère à la conduite de son père, le noble Charles, qui arracha des ongles du lion anglais plus de la moitié du royaume de France.

—Vous parlez comme un enfant sans cervelle; et comme un enfant, vous ne faites que produire toujours les mêmes sons en frappant sur une nouvelle corde. Faites bien attention. Si le roi emploie Olivier le Dain, son barbier, pour ce qu'Olivier peut faire mieux qu'aucun pair du royaume, le royaume n'y gagne-t-il pas? S'il ordonne à son vigoureux grand-prévôt Tristan d'arrêter tel ou tel bourgeois séditieux, de le débarrasser de tel ou tel noble turbulent, l'affaire est faite, et l'on n'y pense plus; au lieu que, s'il confiait cette commission à un duc ou à un pair de France, celui-ci lui enverrait peut-être en réponse un message pour le braver. De même, s'il plaît au roi de confier à Ludovic-le-Balafré, qui n'a pas d'autre titre, une mission qu'il exécutera, au lieu d'en charger le grand connétable qui le trahirait peut-être, n'est-ce pas une preuve de sagesse? Par-dessus tout, un monarque de ce caractère n'est-il pas le prince qu'il faut à des cavaliers de fortune, qui doivent aller où leurs services sont le plus recherchés et le mieux appréciés? Oui, oui, jeune homme, je vous dis que Louis sait choisir ses confidens, connaître leur capacité, et proportionner la charge aux épaules de chacun, comme on dit. Il ne ressemble pas au roi de Castille, qui mourait de soif parce que le grand échanson n'était pas derrière lui pour lui présenter sa coupe. Mais j'entends la cloche de Saint-Martin; il faut que je retourne au château. Adieu, passez le temps joyeusement, et demain à huit heures présentez-vous au pont-levis, et demandez-moi à la sentinelle. Ayez bien soin de ne pas vous écarter du droit chemin, du sentier battu; car il pourrait vous en coûter un membre, et vous le regretteriez sans doute. Vous verrez le roi, et vous apprendrez à le juger par vous-même. Adieu!

À ces mots le Balafré partit à la hâte, oubliant, dans sa précipitation, de payer le vin qu'il avait demandé; défaut de mémoire auquel sont sujets les hommes de son caractère, et que l'aubergiste ne crut pas devoir relever, sans doute à cause du respect que lui inspiraient son panache flottant et sa grande lame à double poignée.

On pourrait supposer que Durward, resté seul, se serait retiré dans sa tourelle, dans l'espoir d'y entendre de nouveau les sons enchanteurs qui lui avaient procuré dans la matinée une rêverie délicieuse: mais cet incident était un chapitre de roman, et la conversation qu'il venait d'avoir avec son oncle lui avait ouvert une page de l'histoire véritable de la vie. Le sujet n'en était pas fort agréable; les réflexions et les souvenirs qu'il faisait naître devaient écarter toute autre idée, et surtout les idées tendres et riantes.

Il prit le parti d'aller faire une promenade solitaire sur les bords du Cher au cours rapide, après avoir eu soin de demander à l'hôte quel chemin il pouvait suivre sans avoir à craindre que des trappes et des pièges apportassent à sa marche une interruption désagréable. Là il s'efforça de rappeler le calme dans son esprit agité, et de réfléchir au parti qu'il devait prendre, son entretien avec son oncle lui ayant encore laissé quelque incertitude à cet égard.


CHAPITRE VI.

Les Bohémiens.

«Il cheminait si gaîmant,
«Si vite, si lestement,
«Qu'il se mit enfin en danse
«Sous la potence.»

Ancienne chanson.

L'ÉDUCATION qu'avait reçue Quentin Durward n'était pas de nature à faire germer dans le cœur de doux sentimens, ni même à y graver des principes bien purs de morale. On lui avait appris, à lui comme à tous les Durward, que la chasse était le seul amusement qui lui convînt, et la guerre leur unique occupation sérieuse; le grand devoir de toute leur vie était de souffrir avec fermeté, et de chercher à rendre au centuple les maux que pouvaient leur faire leurs ennemis féodaux, qui avaient enfin presque exterminé leur race: et cependant il se mêlait à ces haines héréditaires un esprit de chevalerie grossière, et même de courtoisie, qui en adoucissait la rigueur; de sorte que la vengeance, seule justice qui fût connue, ne s'exerçait pas sans quelque égard pour l'humanité et la générosité. D'une autre part, les leçons du bon vieux moine, que le jeune Durward avait peut-être écoutées, dans l'adversité et pendant une longue maladie, avec plus de profit qu'il ne l'eût fait s'il eût été heureux et bien portant, lui avaient donné des idées plus justes sur les devoirs qu'impose l'humanité: aussi, si l'on fait attention à l'ignorance générale qui régnait alors, aux préjugés qu'on avait conçus en faveur de l'état militaire, et à la manière dont il avait été élevé, le jeune Quentin était à même de comprendre les devoirs moraux qui convenaient à sa situation dans le monde, avec plus de justesse qu'on ne le faisait généralement alors.

Ce fut avec embarras et désappointement qu'il réfléchit sur son entrevue avec son oncle. Il avait conçu de grandes espérances; car quoiqu'il ne fût pas question à cette époque de communications épistolaires, un pèlerin, un commerçant aventureux, ou un soldat estropié, prononçaient quelquefois le nom de Lesly à Glen-Houlakin, et vantaient tous, d'un commun accord, son courage indomptable et les succès qu'il avait obtenus dans diverses expéditions dont son maître l'avait chargé. L'imagination du jeune Quentin avait complété l'esquisse à sa manière: les exploits de son oncle, auxquels la relation ne faisait probablement rien perdre, lui représentaient cet aventurier semblable aux champions et aux chevaliers errans chantés par les ménestrels, gagnant des couronnes et des filles de roi à la pointe de l'épée et de la lance. Il était maintenant forcé de le placer à un degré beaucoup plus bas sur l'échelle de la chevalerie; et cependant, aveuglé par le respect qu'il avait pour ses parens et pour ceux dont l'âge était au-dessus du sien, soutenu par les préventions favorables qu'il avait conçues sur son compte, dépourvu d'expérience, et passionnément attaché à la mémoire de sa mère, il ne voyait pas sous son véritable jour le caractère du seul frère de cette mère chérie, soldat mercenaire comme il y en avait tant, ne valant ni beaucoup plus ni beaucoup moins que la plupart des gens de la même profession, dont la présence ajoutait encore aux maux qui déchiraient la France.

Sans être cruel de gaieté de cœur, le Balafré avait contracté, par habitude, beaucoup d'indifférence pour la vie et les souffrances des hommes. Il était profondément ignorant, avide de butin, peu scrupuleux sur les moyens d'en faire, et en dépensant le produit avec prodigalité pour satisfaire ses passions. L'habitude de donner une attention exclusive à ses besoins et à ses intérêts, avait fait de lui un des êtres les plus égoïstes de l'univers; de sorte qu'il était rarement en état, comme le lecteur peut l'avoir remarqué, d'aller bien loin sur aucun sujet, sans considérer en quoi il pouvait lui être applicable, ou, comme on le dit, sans en faire sa propre cause, mais par un sentiment bien, différent de ceux qu'inspire un désintéressement généreux. Il faut ajouter encore que le cercle étroit de ses devoirs et de ses plaisirs avait circonscrit peu à peu ses pensées, ses désirs et ses espérances, et calmé jusqu'à un certain point cette soif ardente d'honneur, ce désir de se distinguer par les armes, qui l'avaient autrefois animé.

En un mot, le Balafré était un soldat actif, endurci, égoïste, à esprit étroit, infatigable et hardi dans l'exécution de ses devoirs; mais ne connaissant presque rien au-delà, si ce n'est l'observance des pratiques d'une dévotion superstitieuse, à laquelle il faisait diversion de temps en temps en vidant quelques bouteilles avec le frère Boniface son camarade et son confesseur. Si son génie avait eu une portée plus étendue, il aurait probablement obtenu quelque grade important; car le roi, qui connaissait individuellement chaque soldat de sa garde, avait beaucoup de confiance dans le courage et dans la fidélité du Balafré. D'ailleurs, l'Écossais avait eu assez de bon sens ou d'adresse pour pénétrer l'humeur de ce monarque, et pour trouver les moyens, de la flatter; mais ses talens étaient d'un genre trop borné pour qu'il put être appelé à un rang plus élevé; et quoique Louis lui accordât souvent un sourire et quelques faveurs, le Balafré n'en resta pas moins simple archer dans la garde écossaise.

Sans avoir parfaitement défini quel était le caractère de son oncle, Quentin n'en fut pas moins choqué de l'indifférence avec laquelle il avait appris la destruction de toute la famille de son beau-frère, et il fut surpris qu'un si proche parent ne lui eût pas offert l'aide de sa bourse, qu'il aurait été dans la nécessité de lui demander directement, sans la générosité de maître Pierre. Il ne rendait pourtant pas justice à son oncle, en supposant que l'avarice était la cause de ce manque d'attention. N'ayant pas lui-même besoin d'argent en ce moment, il n'était pas venu à l'esprit du Balafré que son neveu put en être dépourvu; autrement, il regardait un si proche parent comme faisant tellement partie de lui-même, qu'il aurait fait pour son neveu vivant ce qu'il avait tâché de faire pour les âmes de sa sœur et de ses autres parens décédés. Mais quel que fut le motif de cette négligence, elle n'était pas plus satisfaisante pour Durward, et il regretta plus d'une fois de ne pas avoir pris du service dans l'armée du duc de Bourgogne, avant sa querelle avec le forestier.

—Quoi que je fusse devenu, pensait-il, j'aurais toujours pu me consoler par la réflexion que j'avais en mon oncle un ami sûr en cas d'événemens fâcheux; mais à présent je l'ai vu, et malheureusement pour lui j'ai trouvé plus de secours dans un marchand étranger que dans le frère de ma propre mère, mon compatriote, et noble cavalier. On croirait que le coup de sabre qui l'a privé de tous les agrémens de la figure lui a fait perdre en même temps tout le sang Écossais qui coulait dans ses veines. Durward fut fâché de n'avoir pas trouvé l'occasion de parler de maître Pierre au Balafré, pour tâcher d'apprendre quelque chose de plus sur ce personnage mystérieux: mais son oncle lui avait fait des questions si rapides et si multipliées, et la cloche de Saint-Martin de Tours avait terminé leur conférence si subitement, qu'il n'avait pas eu le temps d'y songer. Il se rappelait que ce vieillard paraissait revêche et morose, qu'il semblait aimer à lâcher des sarcasmes; mais il était généreux et libéral dans sa conduite, et un tel étranger, pensa-t-il, vaut mieux qu'un parent insensible.

—Que dit notre vieux proverbe Écossais? ajoutait-il encore: Mieux vaut bon étranger que parent étranger. Je découvrirai cet homme: la tâche ne doit pas être bien difficile, s'il est aussi riche que mon hôte le prétend. Au moins, il me donnera de bons avis sur ce que je dois faire; et s'il voyage en pays étranger, comme le font bien des marchands, je ne sais pas si l'on ne peut pas trouver des aventures à son service tout aussi-bien que dans les gardes du roi Louis.

Tandis que cette pensée se présentait à l'esprit de Quentin, une voix secrète, partant du fond du cœur, dans lequel il se passe tant de choses à notre insu, ou du moins sans que nous voulions nous les avouer, lui disait bien bas que peut-être l'habitante de la tourelle, la dame au luth et au voile, serait du voyage auquel il songeait.

En ce moment le jeune Quentin rencontra deux hommes à physionomie grave, probablement habitans de la ville de Tours. ôtant son bonnet avec le respect qu'un jeune homme doit à la vieillesse, il les pria de lui indiquer la maison de maître Pierre.

—La maison de qui, mon fils? dît l'un des passans.

—De maître Pierre, répondit Durward, le riche marchand de soie qui a fait planter tous ces mûriers.

—Jeune homme, dit celui qui était le plus près de lui, vous avez commencé bien jeune un sot métier.

—Et vous devriez savoir mieux adresser vos sornettes, ajouta l'autre. Ce n'est pas ainsi que des bouffons, des vagabonds étrangers, doivent parler au syndic de Tours.

Quentin fut tellement surpris que deux hommes qui avaient l'air décent se trouvassent offensés d'une question si simple, et qu'il leur avait adressée avec la plus grande politesse, qu'il lui fut impossible de se fâcher à son tour du ton de dureté avec lequel ils y avaient répondu. Il resta immobile quelques instans, les regardant pendant qu'ils s'éloignaient en doublant le pas et en tournant de temps en temps la tête de son côté, comme s'ils eussent désiré se mettre le plus tôt possible hors de sa portée.

Il fit la même question à une troupe de vignerons qu'il rencontra ensuite, et ceux-ci, pour toute réponse, lui demandèrent s'il voulait parler de maître Pierre le maître d'école, ou de maître Pierre le charpentier ou de maître Pierre le bedeau, ou de cinq à six autres maîtres Pierre. Les renseignemens qu'il obtint sur tous ces maîtres Pierre ne convenant nullement à celui qu'il cherchait, les paysans l'accusèrent d'être un impertinent qui ne voulait que se moquer d'eux; et ils montraient même quelques dispositions à passer à des voies de fait contre lui pour le payer de ses railleries; mais le plus âgé, qui paraissait avoir quelque influence sur les autres, les engagea à ne se permettre aucun acte de violence.

—Est-ce que vous ne voyez pas à son accent et à son bonnet de fou, que c'est un de ces charlatans étrangers que les uns appellent magiciens ou sorciers, et les autres jongleurs? Et qui sait les tours qu'ils ont à nous jouer? On m'en a cité un qui avait payé un liard à un pauvre homme pour manger tout son saoul du raisin dans son vignoble, et il en a mangé plus de la charge d'une charrette, sans défaire tant seulement un bouton de sa jaquette. Ainsi, laissons-le passer tranquillement; allons-nous en, lui de son côté, et nous du nôtre. Et vous, l'ami, de crainte de pire, passez votre chemin, au nom de Dieu, de Notre-Dame de Marmoutiers et de saint Martin de Tours, et ne nous ennuyez plus de votre maître Pierre, qui, pour ce que nous en savons, peut bien n'être qu'un autre nom pour désigner le diable.

Le jeune Écossais, ne se trouvant pas le plus fort, jugea que ce qu'il avait de mieux à faire était de continuer sa marche sans rien répondre. Mais les paysans, qui s'étaient d'abord éloignés de lui avec une sorte d'horreur que leur inspiraient les talens qu'ils lui supposaient pour la sorcellerie et pour dévorer leurs raisins, reprirent courage quand ils se trouvèrent à une certaine distance; ils s'arrêtèrent, poussèrent de grands cris, le chargèrent de malédictions, et finirent par lancer contre lui une grêle de pierres, quoiqu'ils fussent trop loin pour pouvoir atteindre ou du moins blesser l'objet de leur courroux. Quentin, tout en continuant son chemin, commença à croire à son tour qu'il était sous l'influence d'un charme, ou que les paysans de la Touraine étaient les plus stupides, les plus brutaux et les plus inhospitaliers de toute la France. Ce qui lui arriva quelques instans après tendit à le confirmer dans cette opinion.

Une petite éminence s'élevait sur les rives de la magnifique et rapide rivière dont nous avons déjà parlé plus d'une fois; et précisément en face de son chemin, Durward aperçut deux ou trois grands châtaigniers si heureusement placés, qu'ils formaient un groupe remarquable. À quelques pas, trois ou quatre paysans immobiles levaient les yeux, et semblaient les fixer sur les branches de l'arbre le plus près d'eux. Les méditations de la jeunesse sont rarement assez profondes pour ne pas céder à la plus légère impulsion de la curiosité aussi aisément qu'un caillou, que la main laisse échapper par hasard, rompt la surface d'un étang limpide. Quentin doubla le pas, et arriva sur la colline, assez à temps pour voir l'horrible spectacle qui attirait les regards des paysans. C'était un homme pendu à une des branches de châtaignier, et qui expirait dans les dernières convulsions de l'agonie.

—Que ne coupez-vous la corde? s'écria Durward, dont la main était toujours aussi prête à secourir le malheur des autres qu'à venger son honneur quand il le croyait attaqué.

Un des paysans, pâle comme la cendre, tourna vers lui des yeux qui n'avaient d'autre expression que celle de la crainte, en lui montrant du doigt une marque taillée sur l'écorce de l'arbre, portant la même ressemblance grossière avec une fleur de lis, que certaines entailles talismaniques, bien connues de nos officiers du fisc, ont avec la flèche du roi[34]. Ne sachant pas ce que signifiait ce symbole, et s'en inquiétant peu, Quentin grimpa sur l'arbre avec l'agilité de l'once, tira de sa poche cet instrument compagnon inséparable du montagnard et du chasseur, son fidèle skene dhu[35]; et criant à ceux, qui étaient en bas de recevoir le corps dans leurs bras, il coupa la corde avant qu'une minute se fût passée depuis qu'il avait aperçu cette scène.

Mais son humanité fut mal secondée par les spectateurs. Bien loin d'être d'aucun secours à Durward, ils parurent épouvantés de son audace, et prirent la fuite d'un commun accord, comme s'ils eussent craint que leur présence suffit pour les faire regarder comme complices de sa témérité.

Le corps n'étant soutenu par personne, tomba lourdement sur la terre, et Quentin, descendant précipitamment de l'arbre, eut le désagrément de voir que la dernière étincelle de la vie était déjà éteinte en lui. Il n'abandonna pourtant pas son projet charitable sans faire de nouveaux efforts. Il dénoua le nœud fatal qui serrait le cou du malheureux, déboutonna son pourpoint, lui jeta de l'eau sur le visage, et eut recours à tous les moyens pratiqués ordinairement pour ranimer les fonctions suspendues de la vie.

Tandis qu'il prenait ainsi des soins qui lui étaient inspirés par l'humanité, il entendit autour de lui des clameurs sauvages en une langue qu'il ne comprenait pas; et à peine avait-il eu le temps de remarquer qu'il était environné d'hommes et de femmes d'un air singulier et étranger, qu'il se sentit saisir rudement par les deux bras, et qu'on lui mit un couteau sur la gorge.

—Pâle esclave d'Eblis! s'écria un homme en mauvais français; volez-vous celui que vous avez assassiné? Mais nous vous tenons, et vous allez nous le payer.

Dès que ces paroles eurent été prononcées, les lames de couteau brillèrent de toutes parts autour de Quentin, et ces êtres, féroces et courroucés qui l'entouraient avaient l'air de loups prêts à se jeter sur leur proie.

Son courage et sa présence d'esprit le tirèrent pourtant d'affaire.—Que voulez-vous dire, mes maîtres? s'écria-t-il. Si ce corps est celui d'un de vos amis, je viens de couper par pure charité la corde qui le suspendait; et vous feriez mieux de chercher à le rappeler à la vie, que de maltraiter un étranger innocent qui n'a voulu que le sauver, s'il eût été possible.

Cependant les femmes s'étaient emparées du corps du défunt; elles continuaient les mêmes efforts qu'avait déjà faits Durward pour ranimer en lui le principe de la vie; mais n'obtenant pas plus de succès, elles renoncèrent à leurs tentatives infructueuses. La bande entière alors s'abandonna à toutes les démonstrations de chagrin usitées dans l'Orient, les femmes poussant des cris de douleur et s'arrachant leurs longs cheveux noirs, tandis que les hommes semblaient déchirer leurs vêtemens et se couvraient la tête de poussière. La cérémonie de leur deuil les occupa tellement, qu'ils ne firent plus attention à Durward, la vue de la corde coupée leur ayant fait reconnaître son innocence. Le plus sage parti qu'il eût à prendre était sans doute de laisser cette espèce de caste sauvage se livrer à ses lamentations; mais habitué au mépris de tous les dangers, il éprouvait dans toute sa force la curiosité de la jeunesse.

Les hommes et les femmes de cette troupe bizarre portaient des turbans ou des toques qui ressemblaient plutôt à celle de Quentin qu'aux chapeaux alors en usage en France. La plupart des hommes avaient la barbe noire et frisée, et tous avaient le teint presque aussi noir que des Africains. Un ou deux, qui semblaient être leurs chefs, avaient quelques petits ornemens en argent autour de leur cou ou à leurs oreilles, et des écharpes jaunes, ou d'un vert pâle; mais leurs jambes et leurs bras étaient nus, et toute la troupe semblait misérable et malpropre au dernier degré. Durward ne vit d'autres armes parmi eux que les longs couteaux dont ils l'avaient menacé quelques instans auparavant, et un petit sabre mauresque, c'est-à-dire à lame recourbée, porté par un jeune homme paraissant fort actif, qui surpassait tout le reste de la troupe dans l'expression extravagante de son chagrin, et qui, mettant souvent la main sur la poignée de son arme, semblait murmurer des menaces de vengeance. Ce groupe en désordre, qui se livrait ainsi à des lamentations, était si différent de tous les êtres que Quentin avait vus jusqu'alors, qu'il crut presque reconnaître une troupe de Sarrasins, de ces chiens de païens, éternels antagonistes des braves chevaliers et des monarques chrétiens, dans tous les romans qu'il avait lus ou dont il avait entendu parler; et il était sur le point de s'éloigner d'un voisinage si dangereux, quand un bruit de chevaux arrivant au galop se fit entendre: ces prétendus Sarrasins, qui venaient de placer sur leurs épaules le corps de leur compagnon, furent chargés au même instant par une troupe de soldats français.

Cette apparition soudaine changea les lamentations mesurées des amis du défunt en cris irréguliers de terreur. Le corps fut jeté à terre en un instant, et ceux qui l'entouraient montrèrent autant d'adresse que d'activité pour échapper aux lances dirigées contre eux-mêmes en passant sous le ventre des chevaux, pendant que leurs ennemis s'écriaient:—Point de quartier à ces maudits brigands païens; arrêtez-les, tuez-les, enchaînez-les comme des bêtes féroces; percez-les à coup de javeline comme des loups!

Ces cris étaient accompagnés d'actes de violence; mais les fuyards étaient si alertes, et le terrain si défavorable à la cavalerie à cause des buissons et des taillis qui le couvraient, qu'ils réussirent tous à s'échapper, à l'exception de deux, qui furent faits prisonniers. L'un d'eux était le jeune homme armé d'un sabre, et il ne se laissa pas arrêter sans faire quelque résistance. Quentin, que la fortune semblait avoir pris en ce moment pour le but de ses traits, fut saisi en même temps par les soldats, qui lui lièrent les bras avec une corde, en dépit de toutes ses remontrances: ceux qui s'étaient emparés de sa personne mirent dans leurs opérations tant de promptitude, qu'il était clair que ce n'étaient pas des gens novices en expéditions de police.

Jetant un regard inquiet sur le chef de ces cavaliers, dont il espérait obtenir sa mise en liberté, Quentin ne sut pas trop s'il devait s'alarmer ou s'applaudir, quand il reconnut en lui le compagnon sombre et silencieux de maître Pierre. Il était vrai que, quelque crime que ces étrangers fussent accusés d'avoir commis, cet officier pouvait savoir, d'après l'aventure de cette matinée même, que Durward n'avait avec eux aucune espèce de liaison; mais une question plus difficile à résoudre était de savoir si cet homme farouche serait pour lui un juge favorable ou un témoin disposé à lui rendre justice; or Quentin ne savait trop s'il rendrait sa situation moins dangereuse en s'adressant directement à lui.

On ne lui laissa pas le temps de prendre une détermination.

—Trois-Échelles, Petit-André, dit à deux hommes de sa troupe l'officier à figure sinistre, ces arbres se trouvent là fort à propos. J'apprendrai à ces mécréants, à ces voleurs, à ces sorciers, à se jouer de la justice du roi quand elle a frappé quelqu'un de leur maudite race. Descendez de cheval, mes enfans, et remplissez vos fonctions.

Trois-Échelles et Petit-André eurent mis pied à terre en un instant, et Quentin remarqua que chacun d'eux avait au pommeau et à la croupière de la selle plusieurs trousseaux de cordes; et tous deux se mettant à les dérouler avec activité, il vit qu'un nœud coulant y avait été préparé d'avance afin de pouvoir s'en servir à l'instant même. Son sang se glaça dans ses veines quand il vit qu'ils en prenaient trois, et qu'ils se disposaient à lui en ajuster une au cou. Il appela l'officier à haute voix, le fit souvenir de leur rencontre, réclama les droits que devait avoir un Écossais libre dans un pays allié et ami, et déclara qu'il n'avait aucune connaissance des gens avec lesquels il avait été arrêté, ni des crimes qui pouvaient leur être imputés.

L'officier, à qui Durward s'adressait, daigna à peine le regarder pendant qu'il lui parlait, et ne parut faire aucune attention à la prétention qu'il avançait d'être déjà connu de lui. Il se contenta de se tourner vers quelques paysans accourus soit par curiosité, soit pour rendre témoignage contre les prisonniers, et il leur demanda d'un ton brusque:—Ce jeune drôle était-il avec ces vagabonds?

—Oui, monsieur le grand prévôt, répondit un des paysans. C'est lui qui est arrivé le premier, et qui a eu la témérité de couper la corde à laquelle était pendu le coquin que la justice du roi avait condamné, et qui le méritait bien, comme nous l'avons dit.

—Je jurerais par Dieu et par saint Martin de Tours, dit un autre, que je l'ai vu avec la bande quand elle est venue piller nôtre métairie.

—Mais, mon père, dit un enfant, celui dont vous voulez parler avait la peau noire, et ce jeune homme a le teint blanc; il avait des cheveux courts et crépus, et celui-ci a une longue et belle chevelure.

—C'est vrai, mon enfant, répondit le paysan, et de plus cet autre avait un habit vert, et celui-ci en a un gris. Mais monsieur le grand prévôt sait fort bien que ces vauriens peuvent changer leur teint aussi aisément que leurs habits, et je persiste à croire que c'est le même.

—Il suffit, dit l'officier, que vous l'ayez vu interrompre le cours de la justice du roi en coupant la corde d'un criminel condamné et exécuté. Trois-Échelles, Petit-André, faites votre devoir.

—Un moment, monsieur l'officier, s'écria Durward dans une transe mortelle, écoutez-moi un instant. Ne faites pas périr un innocent; songez que mes compatriotes en ce monde, et la justice du ciel dans l'autre, vous demanderont compte de mon sang.

—Je rendrai compte de mes actions dans l'un et dans l'autre, répondit froidement le prévôt, et il fit un signe de la main aux exécuteurs. Alors avec un sourire de vengeance satisfaite, il toucha du doigt son bras droit, qu'il portait en écharpe probablement par suite du coup qu'il avait reçu de Durward dans la matinée.

—Misérable, âme vindicative! s'écria Quentin, convaincu par ce geste que la soif de la vengeance était le seul motif de la rigueur de cet homme, et qu'il n'avait à attendre de lui aucune merci.

—La peur de la mort fait extravaguer ce pauvre jeune homme, dit le prévôt; Trois-Échelles, dis-lui quelques paroles de consolation avant de l'expédier; tu es un excellent consolateur en pareil cas, lorsqu'on n'a pas un confesseur sous la main. Accorde-lui une minute pour écouter tes avis spirituels, et que tout soit terminé dans la minute suivante. Il faut que je continue ma ronde. Soldats, suivez-moi!

Le prévôt partit avec son cortège, dont il laissa seulement deux ou trois hommes pour aider les exécuteurs. Le malheureux jeune homme jeta sur lui des yeux troublés par le désespoir, et crut voir disparaître avec son cheval toute chance de salut. En tournant ses regards autour de lui avec désespoir, il fut surpris, même dans un tel moment, de voir l'indifférence stoïque de ses compagnons d'infortune. D'abord ils avaient montré une grande crainte, et fait tous les efforts possibles pour s'échapper; mais depuis qu'ils étaient solidement garrottés, et destinés à une mort qui leur paraissait inévitable, ils l'attendaient avec l'indifférence la plus stoïque. La perspective d'une mort prochaine donnait peut-être à leurs joues basanées une teinte plus jaune, mais elle n'agitait pas leurs traits de convulsions, et n'abattait pas la fierté opiniâtre de leurs yeux. Ils ressemblaient à des renards qui, après avoir épuisé toutes leurs ruses pour donner le change aux chiens, meurent avec un courage sombre et silencieux que ne montrent ni les loups, ni les ours, objets, d'une chasse plus dangereuse.

Leur constance ne fut pas ébranlée par l'approche des exécuteurs, qui se mirent en besogne avec encore plus de promptitude que n'en avait recommandé leur maître: ce qui venait sans doute de l'habitude qui leur faisait trouver une espèce de plaisir à s'acquitter de leurs horribles fonctions. Nous nous arrêterons ici un instant pour tracer leur portrait, parce que, sous une tyrannie soit despotique soit populaire, le personnage du bourreau devient un sujet de grave importance.

L'air et les manières de ces deux fonctionnaires différaient essentiellement. Louis avait coutume de les appeler Démocrite et Héraclite; et leur maître, le grand prévôt, les nommait Jean qui pleure et Jean qui rit.

Trois-Échelles était un homme grand, sec, maigre et laid. Il avait un air de gravité toute particulière, et portait autour du cou un rosaire qu'il avait coutume d'offrir pieusement à ceux qui étaient livrés entre ses mains. Il avait continuellement à la bouche deux ou trois textes latins sur le néant et la vanité de la vie humaine; et si une telle cumulation de charges eût été régulière, il aurait pu joindre aux fonctions d'exécuteur des hautes œuvres celles de confesseur dans la prison.

Petit-André, au contraire, était un petit homme tout rond, actif, à face joyeuse, et qui faisait sa besogne comme si c'eût été l'occupation la plus divertissante du monde. Il semblait avoir une tendre affection pour ses victimes, et il leur parlait toujours en termes affectueux et caressans: c'étaient ses chers compères, ses honnêtes garçons, ses jolies filles, ses bons vieux pères, suivant leur âge et leur sexe. De même que Trois-Échelles tâchait de leur inspirer des pensées philosophiques et religieuses sur l'avenir, ainsi Petit-André manquait rarement de les régaler d'une plaisanterie ou deux pour leur faire quitter la vie comme quelque chose de ridicule, de méprisable, et qui ne méritait pas un seul regret.

Je ne puis dire ni pourquoi ni comment cela arrivait; mais il est certain que ces deux braves gens, malgré l'excellence et la variété de leurs talens, très-rares chez les personnes de leur profession, étaient peut-être plus cordialement détestés que ne le fut jamais aucune créature de leur espèce, avant ou après eux, de quiconque les connaissait: il ne restait qu'un doute; c'était de savoir lequel était le plus redouté ou le plus abhorré, du grave et pathétique Trois-Échelles, ou du comique et alerte Petit-André. Il est sûr qu'ils remportaient la palme à ces deux égards sur tous les bourreaux de la France, si l'on en excepte peut-être leur maître Tristan l'Ermite, le fameux grand prévôt, ou le maître de celui-ci, Louis XI.

Il ne faut pas supposer que ces réflexions occupassent en ce moment Quentin Durward. La vie, la mort, le temps, l'éternité, étaient en même temps devant ses yeux: perspective accablante qui fait frémir la faiblesse de la nature humaine, même quand l'orgueil cherche à la braver. Il s'adressait au Dieu de ses pères; et pendant ce temps la petite chapelle ruinée où avaient été déposés les restes de toute sa famille, dont il était le seul reste, se présenta à son imagination.

—Nos ennemis féodaux, pensa-t-il, nous ont accordé une sépulture dans notre domaine, et il faut que je serve de pâture aux corneilles et aux corbeaux dans un pays étranger, comme un félon excommunié!

Cette pensée lui tira quelques larmes des yeux. Trois-Échelles, lui frappant doucement sur l'épaule, le félicita de ce qu'il se trouvait dans de si heureuses dispositions pour mourir, en s'écriant d'une voix pathétique, beati qui in Domino moriuntur! il ajouta qu'il était heureux pour l'âme de quitter le corps pendant qu'on avait la larme à l'œil. Petit-André, lui touchant l'autre épaule, lui dit:—Courage, mon cher enfant; puisqu'il faut que vous entriez en danse, ouvrez le bal gaiement, car les instrumens sont d'accord. Et il secoua sa corde en même temps pour faire ressortir le sel de sa plaisanterie. Comme le jeune homme tournait un regard de désolation d'abord sur l'un et ensuite sur l'autre, ils se firent entendre plus clairement en le poussant vers l'arbre fatal, et en lui disant de prendre courage, attendu que tout serait terminé dans un instant.

Dans cette fâcheuse situation, le jeune homme jeta autour de lui un regard de désespoir!—Y a-t-il ici quelque bon chrétien qui m'entende, s'écria-t-il, et qui veuille dire à Ludovic Lesly, archer de la garde écossaise, surnommé en ce pays le Balafré, que son neveu pérît indignement assassiné?

Ces mots furent prononcés à propos; car un archer de la garde écossaise, passant par hasard, avait été attiré par les apprêts de l'exécution, et s'était arrêté avec deux ou trois autres personnes pour voir ce qui se passait.

—Prenez garde à ce que vous faites! cria-t-il aux exécuteurs; car, si ce jeune homme est Écossais, je ne souffrirai pas qu'il soit mis à mort injustement.

—à Dieu ne plaise, sire cavalier! répondit Trois-Échelles; mais il faut que nous exécutions nos ordres. Et il tira Durward par un bras pour le faire avancer.

—La pièce la plus courte est toujours la meilleure, ajouta Petit-André en le tirant par l'autre.

Mais Quentin venait d'entendre des paroles d'espérance; et, réunissant toutes ses forces, il se débarrassa, par un effort soudain, de ses deux satellites, et courant vers l'archer les bras encore liés:—Secourez-moi, mon compatriote, lui dit-il en Écossais, secourez-moi, pour l'amour de l'écosse et de saint André! Je suis innocent; je suis votre concitoyen; secourez-moi, au nom de toutes vos espérances au jour du dernier jugement!

—Par saint André! ils ne vous atteindront qu'à travers mon corps, répondit l'archer en tirant son sabre.

—Coupez mes liens, mon compatriote, s'écria Quentin, et je ferai quelque chose pour moi-même.

Le sabre de l'archer lui rendit l'usage des mains en un instant, et le captif libéré, s'élançant à l'improviste sur un des gardes du grand prévôt, lui arracha la hallebarde dont il était armé.

—Maintenant, s'écria-t-il, avancez si vous l'osez!

Les deux exécuteurs se parlèrent un instant à voix basse.

—Cours après le grand prévôt, dit Trois-Échelles, et je les retiendrai ici, si je le puis.—Soldats de la garde du grand prévôt, à vos armes!

Petit-André monta à cheval, et partit au grand galop, tandis que les soldats, dociles au commandement de Trois-Échelles, se mirent en ordre de bataille avec tant de précipitation, qu'ils laissèrent échapper les deux autres prisonniers. Peut-être ne mettaient-ils pas beaucoup d'empressement à les garder; car, depuis quelque temps, ils avaient été rassasiés du sang de bien des victimes semblables; et, de même que les autres animaux féroces, ils s'étaient lassés de carnage à force de massacres. Mais ils alléguèrent, pour se justifier, qu'ils s'étaient crus appelés immédiatement à la sûreté de Trois-Échelles; car il existait une jalousie qui conduisait souvent à des querelles ouvertes entre les archers de la garde écossaise et les soldats de la garde prévôtale.

—Nous sommes en état de battre ces deux fiers Écossais, si vous le voulez, dit un de ces soldats à Trois-Échelles.

Mais ce personnage officiel fut assez prudent pour lui faire signe de rester en repos; et, s'adressant à l'archer Écossais avec beaucoup de civilité:—Monsieur, lui dit-il, c'est une insulte grave au grand prévôt, que d'oser interrompre ainsi le cours de la justice du roi, dont l'exécution lui est dûment et légalement confiée; c'est un acte d'injustice envers moi qui suis en possession légitime de mon criminel; et ce n'est pas une charité bien entendue pour ce jeune homme lui-même, attendu qu'il peut être exposé cinquante fois à être pendu, sans s'y trouver jamais aussi-bien disposé qu'il l'était avant votre intervention malavisée.

—Si mon jeune compatriote, répondit l'archer en souriant, pense que je lui aie fait tort, je le remettrai entre vos mains sans discuter davantage.

—Non, pour l'amour du ciel! non! s'écria Quentin; abattez-moi plutôt la tête avec votre sabre. Cette mort serait plus convenable à ma naissance que celle que je recevrais des mains de ce misérable.

—Entendez-vous comme il blasphème? dit l'exécuteur des sentences de la loi. Hélas! comme nos meilleures résolutions s'évanouissent promptement! Il n'y a qu'un instant, il était dans les plus belles dispositions pour une bonne fin, et maintenant le voilà qui méprise les autorités!

—Mais apprenez-moi donc ce qu'a fait ce jeune homme, demanda l'archer.

—Il a osé, répondit Trois-Échelles, couper la corde qui suspendait le corps d'un criminel aux branches de cet arbre, quoique j'eusse gravé moi-même sur le tronc la fleur de lis.

—Que veut dire ceci, jeune homme? dit l'archer. Pourquoi avez-vous commis un tel délit?

—Par la protection que j'attends de vous, je jure de vous dire la vérité comme si j'étais à confesse, répondit Durward. J'ai vu un homme pendu à cet arbre, dans les convulsions de l'agonie, et j'ai coupé la corde par pure humanité. Je n'ai pensé ni à fleurs de lis, ni à fleurs de giroflée, et je n'ai pas eu plus d'idée d'offenser le roi de France que notre saint père le pape.

—Et que diable aviez-vous besoin de toucher à ce pendu? reprit l'archer. Vous n'avez qu'à suivre les pas de ce digne personnage, et vous en verrez accrochés à tous les arbres comme des grappes de raisin, vous ne manquerez pas d'ouvrage dans ce pays, si vous allez glaner après le bourreau. Néanmoins, je n'abandonnerai pas un compatriote, si je puis le sauver. écoutez-moi, monsieur l'exécuteur des hautes œuvres, vous voyez que tout ceci n'est qu'une méprise. Vous devriez avoir quelque compassion pour un voyageur si jeune. Il n'a point été accoutumé dans notre pays à voir rendre la justice d'une manière aussi expéditive que vous et votre maître la rendez.

—Ce n'est pas que vous n'en ayez bon besoin, monsieur l'archer, répondit Petit-André qui arrivait en ce moment. Tiens ferme, Trois-Échelles! voici le grand prévôt qui vient; nous allons voir s'il trouvera bon qu'on lui retire son ouvrage des mains, avant qu'il soit achevé.

—Et voici fort à propos, dit l'archer, quelques-uns de mes camarades qui arrivent.

Effectivement, tandis que Tristan l'Ermite gravissait d'un côté avec sa suite la petite colline qui était la scène de cette altercation, quatre ou cinq archers arrivaient de l'autre, et le Balafré lui-même était de ce nombre.

Ludovic Lesly, en cette occasion, ne montra nullement pour son neveu cette indifférence dont celui-ci l'avait intérieurement accusé; car, dès qu'il eut vu son camarade et Durward dans une attitude de défense, il s'écria:—Cunningham, je te remercie! Messieurs mes camarades, je réclame votre aide. C'est un gentilhomme Écossais, mon neveu. Lindesay, Guthrie, Tyrie, dégainons et frappons!

Tout annonçait un combat désespéré entre les deux partis, et ils n'étaient pas en nombre assez disproportionné pour que la supériorité des armes ne donnât pas aux cavaliers Écossais une chance de victoire. Mais le grand prévôt, soit qu'il doutât de l'issue de l'affaire, soit qu'il prévît que le roi pourrait s'en fâcher, fit signe à ses gens de s'abstenir de toute violence; et s'adressant au Balafré, qui était en avant comme chef de l'autre parti, il lui demanda pourquoi lui, cavalier de la garde du roi, il s'opposait à l'exécution d'un criminel?

—C'est ce que je nie, répondit le Balafré. Par saint Martin! il y a quelque différence entre l'exécution d'un criminel et le meurtre de mon propre neveu.

—Votre neveu peut être criminel comme un autre, répliqua le grand prévôt, et tout étranger est justiciable en France des lois du pays.

—Soit! répliqua le Balafré; mais nous avons nos privilèges, nous autres archers Écossais. N'est-il pas vrai, camarades?

—Oui, oui! s'écrièrent tous les archers; nos privilèges! nos privilèges! Vive le roi Louis! vive le brave Balafré! vive la garde écossaise! mort à quiconque enfreindra nos privilèges!

—écoutez la raison, messieurs, dit Tristan; faites attention à la charge dont je suis revêtu.

—Ce n'est pas de vous que nous devons entendre la raison! s'écria Cunningham; nous l'entendrons de la bouche de nos officiers; nous serons jugés par le roi, ou par notre capitaine, puisque le grand connétable est absent.

—Et nous ne serons pendus par personne, ajouta Lindesay, si ce n'est par Sandie Wilson, le vieil officier prévôtal de notre corps.

—Ce serait faire un vol à Sandie, si nous cédions à d'autres ses droits, dit le Balafré; et Sandie est un homme aussi brave que n'importe quel homme qui ait jamais fait un nœud coulant à une corde. Si je devais être pendu, moi-même, personne que lui ne me serrerait la cravate.

—Mais écoutez-moi, dit le grand prévôt; ce jeune drôle n'est pas des vôtres, et il ne peut avoir droit à ce que vous appelez vos privilèges.

—Ce que nous appelons nos privilèges! s'écria Cunningham. Qui osera nous les contester?

—Nous ne souffrirons pas qu'on les mette en question, s'écrièrent tous les archers.

—Vous perdez l'esprit, mes maîtres, dit Tristan l'Ermite. Personne ne vous conteste vos privilèges'; mais ce jeune homme n'est pas des vôtres.

—Il est mon neveu, dit le Balafré d'un air triomphant.

—Mais il n'est pas archer de la garde, à ce que je pense, dit Tristan.

Les archers se regardèrent l'un l'autre d'un air incertain.

—Ferme, cousin, dit tout bas Cunningham au Balafré; dites qu'il est enrôlé parmi nous.

—Par saint Martin! vous avez raison, beau cousin, répondit Ludovic; et élevant la voix, il jura qu'il avait enrôlé ce matin même son neveu parmi les gens de sa suite.

Cette déclaration fut un argument décisif.

—Fort bien, messieurs, dit le grand prévôt, qui savait que le roi avait la plus grande crainte de voir des germes de mécontentement se glisser dans sa garde; vous connaissez vos privilèges, comme vous le dites; mon devoir est d'éviter toute querelle avec les gardes du roi, et non de les chercher. Je ferai un rapport au roi sur cette affaire et il en décidera lui-même. Mais je dois vous dire qu'en agissant ainsi je montre peut-être plus de modération que le devoir de ma charge ne m'y autorise.

À ces mots, il ordonna à sa troupe de se mettre en marche, tandis que les archers, restant sur le lieu, tinrent conseil à la hâte sur ce qu'ils avaient à faire.

—Il faut d'abord, dit l'un d'eux, que nous avertissions notre capitaine, lord Crawford, de tout ce qui vient de se passer, et que nous fassions mettre sur le contrôle le nom de ce jeune homme.

—Mais, messieurs, mes dignes amis, mes sauveurs, dit Quentin en hésitant, je n'ai pas encore suffisamment réfléchi si je dois m'enrôler parmi vous ou non.

—Eh bien! lui dit son oncle, réfléchissez si vous voulez être pendu ou non; car je vous promets que, tout mon neveu que vous êtes, je ne vois pas d'autre moyen pour vous sauver de la potence.

C'était un argument irrésistible, et Quentin se vit réduit à accepter sur-le-champ une proposition qui, en toute autre circonstance, ne lui aurait point paru très-agréable. Mais après avoir si récemment échappé à la corde, qui lui avait été à la lettre passée autour du cou, il aurait probablement consenti à une alternative encore plus fâcheuse.

—Il faut qu'il nous accompagne à notre caserne, dit Cunningham; il n'y a pas de sûreté pour lui hors de nos limites, tant que ces lévriers sont en chasse.

—Ne puis-je donc passer cette nuit dans l'hôtellerie où j'ai déjeuné ce matin, bel oncle? demanda Quentin, qui pensait peut-être, comme beaucoup de nouvelles recrues, que même une seule nuit de liberté était toujours quelque chose de gagné.

—Vous le pouvez, beau neveu, lui répondit son oncle d'un ton ironique, si vous voulez nous donner le plaisir de vous pêcher dans quelque canal, ou dans un étang, ou peut-être dans un bras de la Loire, cousu dans un sac, ce qui vous donnera plus de facilité pour nager. Le grand prévôt souriait en nous regardant quand il est parti, continua-t-il en se tournant vers Cunningham, et c'est un signe qu'il médite quelque projet dont nous devons nous défier.

—Je m'inquiète fort peu de ses projets, répliqua Cunningham: des oiseaux tels que nous prennent leur vol trop haut pour que ses traits puissent les atteindre. Mais je vous conseille de conter toute l'affaire à ce diable d'Olivier le Dain, qui s'est toujours montré ami de la garde écossaise. Il verra le père Louis avant que le prévôt puisse le voir, car il doit le raser demain matin.

—Fort bien, répliqua le Balafré; mais vous savez qu'on ne peut guère se présenter devant Olivier les mains vides, et je suis aussi nu que le bouleau en hiver.

—Nous pouvons tous en dire autant, dit Cunningham; mais Olivier ne refusera pas d'accepter pour une fois notre parole d'Écossais. Nous pouvons entre nous lui faire un joli présent le premier jour de paie; et s'il s'attend à entrer en partage, permettez-moi de vous dire que le jour de paie n'en viendra que plus tôt.

—Et maintenant au château, dit le Balafré. Chemin faisant, mon neveu nous dira comment il s'y est pris pour mettre à ses trousses le grand prévôt, afin que nous puissions préparer notre rapport à lord Crawford et à Olivier.


CHAPITRE VII.

L'Enrôlement

Le juge de paix. «Donnez-moi les statuts, et lisez les articles.
«Prêtez serment, signez, et soyez un héros.
«Vous recevrez, pour prix de vos futurs travaux,
«Six sous par jour, en sus de votre nourriture.»

FARQHUAR. Officier en recrutement.

ON fit mettre pied à terre à un homme de la suite d'un des archers, et l'on donna son cheval à Quentin Durward, qui, accompagné de ses belliqueux concitoyens, s'avança d'un bon pas vers le château du Plessis, sur le point de devenir, quoique involontairement de sa part, habitant de cette sombre forteresse dont l'extérieur lui avait causé tant de surprise dans la matinée.

Cependant, en réponse aux questions multipliées de son oncle, il lui fit le détail exact de l'aventure qui venait de l'exposer à un si grand danger. Quoiqu'il n'y eût rien de fort gai, selon lui, dans son histoire, elle fut pourtant reçue avec de grands éclats de rire par son escorte.

—C'est une fort mauvaise plaisanterie, dit son oncle; que diable ce jeune écervelé avait-il besoin de se mêler d'aller décrocher le corps d'un maudit mécréant, juif, maure ou païen?

—Passe encore, dit Cunningham, s'il avait eu querelle avec la garde prévôtale pour une jolie fille, comme Michel de Moffat; il y aurait eu plus de bon sens à cela.

—Mais je crois qu'il y va de notre honneur, dit Lindesay, que Tristan et ses gens n'affectent pas de confondre nos toques écossaises avec les turbans de ces pillards vagabonds. S'ils n'ont pas la vue assez bonne pour en faire la différence, il faut la leur apprendre à tour de bras. Mais je suis convaincu que Tristan ne prétend s'y méprendre qu'afin de pouvoir accrocher les braves Écossais qui viennent voir leurs parens.

—Puis-je vous demander, mon oncle, dit Durward, quelle sorte de gens sont ceux dont vous parlez?

—Sans doute, vous le pouvez, beau neveu, répondit Ludovic, mais je ne sais pas qui est en état de vous répondre. À coup sûr, ce n'est pas moi, quoique j'en sache peut-être autant qu'un autre. Il y a un an ou deux qu'ils ont paru dans ce pays, comme aurait pu le faire une nuée de sauterelles.

—C'est cela même, dit Lindesay, et Jacques Bonhomme (c'est ainsi que nous désignons ici le paysan, mon jeune camarade; avec le temps vous apprendrez notre manière de parler); l'honnête Jacques Bonhomme, dis-je, s'inquiéterait peu de savoir quel vent les a apportés, eux ou les sauterelles, s'il pouvait espérer que quelque autre vent les emportât.

—Ils font donc bien du mal? demanda Quentin Durward.

—Du mal! répondit Cunningham en faisant le signe de la croix; savez-vous bien que ce sont des païens, ou des juifs, ou des mahométans tout au moins; qu'ils ne croient ni à Notre-Dame ni aux saints; qu'ils volent tout ce qui peut leur tomber sous la main; qu'ils chantent, et qu'ils disent la bonne aventure?

—Et l'on assure qu'il y a parmi leurs femmes quelques filles de bonne mine, ajouta Guthrie; mais Cunningham sait cela mieux que personne.

—Comment! s'écria Cunningham; j'espère que vous n'avez pas dessein de m'insulter?

—Rien n'est plus loin de ma pensée, répondit Guthrie.

—J'en fais juge toute la compagnie, répliqua Cunningham. N'avez-vous pas dit que moi, gentilhomme Écossais et vivant dans le giron de la sainte église, j'avais une belle amie parmi ces chiens de païens?

—Allons, allons, dit le Balafré, il n'a fait que plaisanter. Il ne faut pas de querelles entre camarades.

—En ce cas il ne faut pas de pareilles plaisanteries, murmura Cunningham comme s'il se fût parlé à lui-même.

—Trouve-t-on de pareils vagabonds ailleurs qu'en France? demanda Lindesay.

—Oui, sur ma foi, répondit le Balafré; on en a vu paraître des bandes en Allemagne, en Espagne, en Angleterre. Mais, grâce à la protection du bon saint André, l'écosse n'en est pas encore empestée.

—L'écosse, dit Cunningham, est un pays trop froid pour les sauterelles, et trop pauvre pour les voleurs.

—Ou peut-être, ajouta Guthrie, John-Highlander[36] ne veut-il pas y souffrir d'autres voleurs que lui.

—Il est bon, s'écria le Balafré, que je vous fasse savoir à tous que je suis né sur les montagnes d'Angus; que j'ai de braves parens sur celles de Glen-Isla, et que je ne souffrirai pas qu'on parle mal des montagnards.

—Vous ne nierez pas, ajouta Guthrie, qu'ils ne descendent sur les basses terres pour enlever les troupeaux?

—Chasser une proie[37] n'est pas voler, répondit le Balafré, et je le soutiendrai quand vous le voudrez et où il vous plaira.

—Eh bien! eh bien, camarade, dit Cunningham, qui est-ce qui se querelle à présent? Fi donc! il ne faut pas que ce jeune homme voie de si folles altercations parmi nous. Allons, voilà que nous sommes au château; si vous voulez venir dîner avec moi, je paierai un poinçon de vin, pour nous réjouir en bons camarades; et nous boirons à l'écosse, aux montagnes et aux basses terres.

—Convenu! convenu! s'écria le Balafré, et j'en paierai un autre pour noyer le souvenir de toute altercation et célébrer l'entrée de mon neveu dans notre corps, en buvant à sa santé.

Lorsqu'ils arrivèrent au château, on ouvrit le guichet et le pont-levis fut baissé. Ils entrèrent un à un; mais lorsque Quentin se présenta, les sentinelles croisèrent leurs piques et lui ordonnèrent de s'arrêter tandis que les arcs et les arquebuses se dirigeaient vers lui du haut des murailles: précaution sévère qui fut observée quoique le jeune étranger arrivât en compagnie de plusieurs membres de la garnison, faisant même partie du corps qui avait fourni les sentinelles.

Le Balafré, qui était resté à dessein près de son neveu, donna les explications nécessaires; et après beaucoup de délais et d'hésitation, le jeune homme fut conduit, sous bonne garde, à l'appartement de lord Crawford.

Ce seigneur était un des derniers restes de cette vaillante troupe de lords et de chevaliers Écossais, fidèles serviteurs de Charles VII, dans ces guerres sanglantes qui décidèrent l'indépendance de la couronne française et l'expulsion des Anglais.

Il avait combattu dans sa jeunesse à côté de Douglas et de Buchan, avait suivi la bannière de Jeanne d'Arc, et était peut-être un des derniers de ces chevaliers Écossais qui avaient de si bon cœur défendu les fleurs de lis contre leurs anciens ennemis les Anglais.

Les changemens qui avaient eu lieu dans le royaume d'écosse, et peut-être l'habitude qu'il avait contractée du climat et des mœurs de la France, avaient fait perdre au vieux baron toute idée de retourner dans sa patrie, d'autant plus que le rang élevé qu'il occupait dans la maison de Louis, et son caractère franc et loyal, lui avaient donné un ascendant considérable sur le roi. Ce prince, quoiqu'il ne fut pas en général très disposé à croire à l'honneur et à la vertu, ne doutait pas que lord Crawford n'en fut rempli, et lui accordait d'autant plus d'influence, que le vieux militaire ne l'employait jamais que pour des affaires qui avaient un rapport direct avec son commandement.

Le Balafré et Cunningham suivirent Durward et son escorte dans l'appartement de leur capitaine dont l'air de dignité, et le respect que lui accordaient ces fiers soldats, qui semblaient ne respecter que lui, en imposèrent considérablement au jeune Écossais.

Lord Crawford était d'une taille avantageuse; l'âge l'avait maigri; mais il conservait encore la force, sinon l'élasticité de la jeunesse, et il était en état de supporter le poids de son armure pendant une marche, aussi-bien que le plus jeune de ceux qui servaient dans son corps. Il avait les traits durs, le teint basané, le visage sillonné de cicatrices, un œil qui avait vu la mort de près dans trente batailles, mais qui cependant exprimait plutôt un mépris joyeux pour le danger que le courage féroce d'un soldat mercenaire. Sa grande taille était alors enveloppée dans une ample robe de chambre, serrée autour de lui par un ceinturon de buffle, dans lequel était passé un poignard dont le manche était richement orné. Il avait autour du cou le collier et la décoration de l'ordre de Saint-Michel; il était assis sur un fauteuil couvert en peau de daim, avait sur le nez des lunettes, invention alors toute nouvelle, et s'occupait à lire un manuscrit intitulé le Rosier de la Guerre, code de politique civil et militaire que Louis avait compilé pour l'instruction du dauphin son fils, et dont il désirait savoir ce que pensait un vieux guerrier plein d'expérience.

Lord Crawford mit son livre de côté avec une sorte d'humeur, en recevant cette visite inattendue, et demanda, dans son dialecte national, ce que diable on lui voulait.

Le Balafré, avec plus de respect peut-être qu'il n'en aurait montré à Louis lui-même, lui fit un détail des circonstances dans lesquelles son neveu se trouvait, et lui demanda humblement sa protection. Lord Crawford l'écouta fort attentivement; il sourit de l'empressement qu'avait mis le jeune homme à couper la corde d'un pendu; mais il secoua la tête quand il apprit la querelle qui avait eu lieu à ce sujet entre les archers Écossais et les gens du grand prévôt.

—M'apporterez-vous donc toujours des écheveaux embrouillés? s'écria-t-il. Combien de fois faut-il que je vous le dise, et surtout à vous deux, Ludovic Lesly et Archie Cunningham? le soldat étranger doit se comporter avec douceur et réserve à l'égard des habitans de ce pays, si vous ne voulez pas avoir sur vos talons tous les chiens de la ville. Cependant, s'il faut que vous ayez une affaire avec quelqu'un, j'aime mieux que ce soit avec ce coquin de prévôt qu'avec un autre; et je vous blâme moins pour cette incartade que pour les autres querelles que vous vous êtes faites, Ludovic, car il était convenable et naturel de soutenir votre jeune parent; il ne faut pas non plus qu'il soit victime de sa simplicité: ainsi prenez le registre du contrôle de la compagnie sur ce rayon, et donnez-le-moi. Nous y inscrirons son nom, afin qu'il puisse jouir de nos privilèges.

—Si votre Seigneurie me le permet, dit Durward, je...

—A-t-il perdu l'esprit? s'écria son oncle. Comment osez-vous parler à Sa Seigneurie, sans qu'elle vous interroge?

—Patience, Ludovic, dit lord Crawford; écoutons ce que le jeune homme veut nous dire.

—Rien qu'un seul mot, milord, répondit Quentin. J'avais dit ce matin à mon oncle que j'avais quelque doute si je devais entrer dans cette troupe. J'ai à déclarer maintenant qu'il ne m'en reste plus aucun, depuis que j'ai vu son noble et respectable chef sous lequel je serai fier de servir; car son air respire l'autorité.

—C'est bien parlé, mon enfant, dit le vieux lord, qui ne fut pas insensible à ce compliment; nous avons quelque expérience, et Dieu nous a fait la grâce d'en profiter, tant en servant qu'en commandant. Vous voilà reçu, Quentin Durward, dans l'honorable corps des archers de la garde écossaise, comme écuyer de votre oncle, et servant sous sa lance. J'espère que vous prospérerez, car vous devez faire un brave homme d'armes, si tout ce qui vient de haut lieu est brave, puisque vous êtes d'une famille honorable. Ludovic, vous aurez soin que votre parent suive exactement ses exercices, car nous aurons des lances à rompre un de ces jours.

—Par le pommeau de mon sabre! j'en suis ravi, milord. Cette paix n'est bonne qu'à nous changer tous en poltrons. Moi-même je ne me sens plus la même ardeur quand je me vois enfermé dans ce maudit donjon.

—Eh bien! un oiseau m'a sifflé à l'oreille qu'on verra bientôt la vieille bannière se déployer en campagne.

—J'en boirai ce soir un coup de plus sur cet air, milord.

—Tu en boiras sur tous les airs du monde, Ludovic; mais je crains que tu ne boives un jour quelque breuvage amer que tu te seras préparé toi-même.

Lesly, un peu déconcerté, répondit qu'il y avait bien des jours qu'il n'avait fait aucun excès, mais que Sa Seigneurie connaissait l'usage de la compagnie, de célébrer la bienvenue d'un nouveau camarade, en buvant à sa santé.

—C'est vrai, dit le vieux chef; je l'avais oublié. Je vous enverrai quelques craches de vin pour vous aider à vous réjouir; mais que tout soit fini au coucher du soleil. Et écoutez-moi: veillez à ce qu'on choisisse avec soin les soldats qui doivent être de garde cette nuit, et qu'aucun d'eux ne fasse la débauche avec vous.

—Votre Seigneurie sera ponctuellement obéie, répondit Ludovic, et sa santé ne sera pas oubliée.

—Il peut se faire, dit lord Crawford, que j'aille moi-même vous joindre quelques instans, uniquement pour voir si tout se passe en bon ordre.

—En ce cas, milord, la fête sera complète, dit Ludovic. Et ils se retirèrent tous trois fort satisfaits du résultat de leur entrevue, pour songer aux apprêts de leur banquet militaire, auquel Lesly invita une vingtaine de ses camarades qui, assez généralement, étaient dans l'usage de manger à la même table.

Une fête de soldats est ordinairement un impromptu, et tout ce qu'on exige, c'est qu'il s'y trouve de quoi boire et manger. Mais, en cette occasion, le Balafré eut soin de se procurer du vin de meilleure qualité que de coutume:—Car, dit-il à ses camarades, le vieux lord est le convive sur lequel nous pouvons le plus compter. Il nous prêche la sobriété; mais après avoir bu à la table du roi autant de vin qu'il en peut prendre décemment, il ne manque jamais une occasion honorable de passer la soirée en compagnie d'un bon pot de vin: ainsi il faut nous préparer à entendre les vieilles histoires des batailles de Verneuil et de Beaugé.

L'appartement gothique dans lequel ils prenaient ordinairement leurs repas fut mis à la hâte dans le meilleur ordre; on chargea les palefreniers d'aller cueillir des joncs pour les étendre sur le plancher, et les bannières sous lesquelles la garde écossaise avait marché au combat, de même que celles qu'elle avait prises sur les ennemis, furent déployées au-dessus de la table et autour des murs de la chambre, en guise de tapisseries.

On s'occupa ensuite de fournir à Durward l'uniforme et les armes convenables au grade qu'il venait d'obtenir, afin qu'il pût paraître, sous tous les rapports, avoir droit aux importans privilèges de ce corps, en vertu desquels, et grâce à l'appui de ses compatriotes, il pouvait braver hardiment le pouvoir et l'animosité du grand prévôt, quoiqu'on sût que l'un était aussi terrible que l'autre était implacable.

Le banquet fut des plus joyeux, et les convives s'abandonnèrent entièrement au plaisir qui les animait en recevant dans leurs rangs une nouvelle recrue arrivant de leur chère patrie. Ils chantèrent de vieilles chansons écossaises, racontèrent d'anciennes histoires de héros Écossais, rapportèrent les exploits de leurs pères, citèrent les lieux qui en avaient été témoins. Enfin les riches plaines de la Touraine semblaient devenues en ce moment les régions stériles et montagneuses de la Calédonie.

Tandis que leur enthousiasme était porté au plus haut point et que chacun cherchait à placer son mot pour rendre encore plus cher le souvenir de l'écosse, une nouvelle impulsion fut donnée par l'arrivée de lord Crawford, qui, ainsi que le Balafré l'avait fort bien prévu, avait été assis comme sur des épines à la table du roi, jusqu'à ce qu'il eût trouvé l'occasion de la quitter pour venir partager la fête de ses concitoyens. Un fauteuil de parade lui avait été réservé au bout de la table; car d'après les mœurs de ce siècle et la constitution, de ce corps, et quoique leur chef n'eût au-dessus de lui que le roi et le grand-connétable, les membres de cette troupe (les simples soldats, comme nous le dirions aujourd'hui) étant tous de naissance noble, leur capitaine pouvait prendre place à la nième table avec eux sans inconvenance, et partager leur gaieté quand cela lui plaisait, sans déroger à sa dignité.

Cette fois-ci néanmoins, lord Crawford ne voulut pas prendre la place d'honneur qui lui avait été destinée; et exhortant les convives à la joie, il les regarda d'un air qui semblait annoncer qu'il jouissait de leurs plaisirs.

—Laissez-le faire, dit tout bas Cunningham à Lindesay, qui venait de présenter un verre de vin à leur noble commandant; il ne faut pas faire marcher les bœufs d'un autre plus vite qu'il ne veut: il y viendra de lui-même.

Dans le fait, le vieux lord, qui avait d'abord souri, secoua la tête et mit le verre sur la table sans y avoir touché. Un moment après, il y porta les lèvres, comme par distraction; et au même instant il se souvint heureusement que ce serait un mauvais augure s'il ne buvait pas à la santé du brave jeune homme qui venait d'entrer dans son corps. Il en fit la proposition; et, comme on peut bien le supposer, elle fut accueillie par de joyeuses acclamations. Il les informa ensuite qu'il avait rendu compte à maître Olivier de ce qui s'était passé dans la matinée;—et comme le tondeur de mentons, ajouta-t-il, n'a pas une grande affection pour le grand serre-cou, il s'est réuni à moi pour obtenir du roi un ordre qui enjoint au grand prévôt de suspendre toutes poursuites, quelque cause qu'elles puissent avoir, contre Quentin Durward, et de respecter, en toute occasion, les privilèges de la garde écossaise.

Ces mots excitèrent de nouvelles acclamations; les verres se remplirent de nouveau, et se remplirent au point que le vin pétillait sur les bords; on porta, par acclamation générale, la santé du noble lord Crawford, du soutien intrépide des droits et privilèges de ses concitoyens. La politesse du bon vieux lord ne lui permettait pas de se dispenser de faire raison aux braves militaires servant sous ses ordres, et tout en s'y prêtant, il se laissa tomber sur le grand fauteuil qui lui avait été préparé; puis appelant Quentin Durward près de lui, il lui fit, relativement à l'écosse et aux grandes familles de ce pays, beaucoup de questions à la plupart desquelles notre jeune homme n'était pas toujours en état de répondre.

Dans le cours de cet interrogatoire, le digne capitaine remplissait et vidait de temps en temps son verre, par forme de parenthèse, en disant que tout gentilhomme Écossais devait toujours se montrer bon convive, mais en ajoutant que les jeunes gens comme Quentin ne devaient se livrer au plaisir de la table qu'avec précaution, de peur de se laisser entraîner dans des excès. Il dit à cette occasion beaucoup d'excellentes choses, et enfin sa langue, occupée à faire l'éloge de la tempérance, commença à devenir plus épaisse que de coutume. Ce fut alors que l'ardeur militaire de la compagnie croissant en proportion que chaque flacon se vidait, Cunningham proposa de boire au prompt déploiement de l'Oriflamme (la bannière royale de la France).

—Et à un bon vent venant de Bourgogne pour l'agiter, ajouta Lindesay.

—Je porte cette santé avec toute l'âme qui reste dans ce corps usé, mes enfans! s'écria lord Crawford; et tout vieux que je suis, j'espère voir encore flotter cet étendard. écoutez-moi, camarades, continua-t-il, car le vin l'avait rendu un peu communicatif, vous êtes tous de fidèles serviteurs du royaume de France, pourquoi donc vous cacherais-je qu'il y a ici un envoyé de Charles, duc de Bourgogne, chargé d'un message qui ne parait pas d'une nature très-amicale.

—J'ai vu l'équipage, les chevaux et la suite du comte de Crèvecœur, à l'auberge voisine du bosquet des mûriers, dit un des convives. On assure que le roi ne lui permettra pas l'entrée du château.

—Puisse le ciel inspirer au roi de répondre vertement à ce message! s'écria Guthrie. Mais de quoi donc se plaint le duc de Bourgogne?

—D'une foule de griefs relativement aux frontières, répondit lord Crawford; mais surtout de ce que le roi a reçu sous sa protection une dame de son pays, une jeune comtesse qui s'est enfuie de Dijon parce que le duc, dont elle est la pupille, voulait la marier à son favori Campo Basso.

—Et est-elle venue seule ici, milord? demanda Lindesay.

—Non, pas tout-à-fait. Elle est accompagnée de la vieille comtesse, sa parente, qui a cédé aux désirs de sa cousine à cet égard.

—Et le roi, dit Cunningham, comme souverain féodal du duc, interviendra-t-il entre lui et sa pupille, sur laquelle Charles a les mêmes droits que, s'il était mort lui-même, Louis aurait sur l'héritière de Bourgogne?

—Le roi se déterminera, suivant sa coutume, d'après les règles de la politique; et vous savez qu'il n'a pas reçu ces dames ouvertement; il ne les a placées ni sous la protection de sa fille, la dame de Beaujeu, ni sous celle de la princesse Jeanne; de sorte que sans aucun doute, il se décidera d'après les circonstances. Il est notre maître; mais on peut dire, sans se rendre coupable de trahison, qu'il est en état de suivre les chiens de tous les princes de la chrétienté, et de courir le lièvre avec eux.

—Mais le duc de Bourgogne n'est pas homme à se laisser mettre en défaut, reprit Guthrie.

—Non sans doute; et c'est ce qui rend vraisemblable qu'il y aura maille à partir entre eux.

—Eh bien! milord, fasse saint André que cela arrive! s'écria le Balafré. On m'a prédit il y a dix ans,—il y en a vingt, je crois,—que je devais faire la fortune de ma maison par un mariage. Qui sait ce qui peut arriver, si nous venons une fois à nous battre pour l'honneur, l'amour et les dames, comme dans les vieux romans.

—Tu oses parler de l'amour et des dames, avec une telle tranchée sur ta figure! dit Guthrie.

—Autant vaut ne rien aimer que d'aimer une païenne, une Bohémienne, répliqua le Balafré.

—Halte-là! camarades, s'écria lord Crawford; vous ne devez jouter ensemble qu'avec des armes courtoises: un sarcasme n'est pas une plaisanterie. Soyez tous amis. Quant à la comtesse, elle est trop riche pour tomber en partage à un pauvre lord Écossais, sans quoi je mettrais moi-même en avant mes prétentions, avec mes quatre-vingts ans ou à peu près. Quoi qu'il en soit, voici pour porter sa santé; car on dit que c'est un astre de beauté.

—Je crois l'avoir vue ce matin, dit un autre archer, tandis que j'étais de garde à la dernière barrière; mais elle ressemblait à une lanterne sourde plutôt qu'à un astre, car elle et une autre dame furent amenées au château dans des litières bien fermées.

—Fi! Arnot; fi! dit lord Crawford: un soldat ne doit jamais parler de ce qu'il voit quand il est en faction. D'ailleurs, ajouta-t-il après une pause d'un instant, sa curiosité l'emportant sur la leçon de discipline qu'il avait cru à propos de donner, sur quoi jugez-vous que la comtesse Isabelle de Croye était dans une de ces litières?

—Tout ce que j'en sais, milord, répondit Arnot, c'est que mon coutelier, faisant prendre l'air à mes chevaux sur la route qui conduit au village, rencontra Doguin, le muletier, qui reconduisait les litières à l'auberge, car elles appartenaient au maître de l'hôtellerie du bosquet des mûriers, à l'enseigne des Fleurs-de-Lis, je veux dire. De sorte que Doguin demanda à Saunders Steed s'il voulait boire un verre de vin avec lui, car ils sont gens de connaissance, et bien certainement Saunders y était tout disposé.

—Sans doute, sans doute, s'écria le vieux lord en l'interrompant; et c'est ce que je voudrais voir changer parmi vous, messieurs. Vos écuyers, vos couteliers, vos jackmen, comme nous les appellerions en écosse, ne sont que trop disposés à boire un verre de vin avec le premier venu.—C'est une chose dangereuse en temps de guerre, et qui exige une réforme. Mais votre histoire est bien longue, André Arnot, et il faut la couper par un verre de vin: comme dit le montagnard, skeoch doch nan skial; et c'est d'excellent gallique. Allons! à la santé de la comtesse Isabelle de Croye, et puisse-t-elle trouver un meilleur mari que ce Campo Basso, qui est un vil coquin d'Italien. Et maintenant, André Arnot, que disait le muletier à ton coutelier?

—Il lui a dit, milord, sous le secret, que les dames qu'il venait de conduire au château, dans les litières fermées, étaient de grandes dames qui étaient depuis quelques jours chez son maître, et qui ne voyaient personne; que le roi les avait visitées plusieurs fois mystérieusement, et leur avait rendu de grands honneurs. Il croyait qu'elles s'étaient réfugiées au château, de crainte du comte de Crèvecœur, ambassadeur du duc de Bourgogne, dont l'arrivée venait d'être annoncée par un courrier qui le précédait.

—Oui-dà, André; en sommes-nous là? dit Guthrie. En ce cas, je jurerais que c'est la comtesse que j'ai entendue chanter en s'accompagnant sur son luth, tandis que je traversais la cour intérieure pour venir ici. Le son partait des grandes fenêtres de la tour du Dauphin, et je crois que personne n'avait encore entendu une semblable mélodie dans le château du Plessis-du-Parc. Je pensais, sur ma foi, que cette musique était de la façon de la fée Mélusine. Je restais là, quoique je susse que le dîner était servi et que vous vous impatientiez tous. Je restais là comme...

—Comme un âne, John Guthrie, lui dit son commandant; ton long nez flairant le souper, tes longues oreilles entendant la musique, et ton jugement étroit ne te mettant pas en état de décider à quoi tu devais donner la préférence. écoutez! la cloche de la cathédrale ne sonne-t-elle pas vêpres? À coup sûr, l'heure n'en est pas encore arrivée. Le vieux fou de sacristain a sonné la prière du soir une heure trop tôt.

—Sur ma foi, dit Cunningham, la cloche n'est que trop fidèle à l'heure; car voilà le soleil qui disparaît à l'occident de cette belle plaine.

—Vraiment! dit lord Crawford: en sommes-nous déjà là? Eh bien, mes amis, il ne faut pas outre-passer les bornes.—En marchant à petits pas, on n'en va que plus loin.—Les mets cuits à petit feu n'en sont que meilleurs.—Être joyeux et sage est un excellent proverbe.—Ainsi, encore une rasade à la prospérité de la vieille écosse, et ensuite que chacun pense à son devoir.

La coupe d'adieu fut vidée, et les convives congédiés. Le vieux baron prit, d'un air de dignité, le bras du Balafré, sous prétexte de lui donner quelques instructions relativement à son neveu, mais peut-être, à vrai dire, de peur que son pas majestueux ne parût, aux yeux de ses soldats, moins assuré qu'il ne convenait à son grade. Il traversa ainsi d'un air grave les deux cours qui séparaient son appartement de la salle où s'était donné le festin, et ce fut avec le ton solennel d'un homme qui avait vidé quelques flacons, qu'il recommanda à Ludovic, en le quittant, de surveiller avec soin la conduite de son neveu, surtout en ce qui concernait les jolies filles et le bon vin.

Cependant pas un mot de ce qu'on avait dit relativement à la belle comtesse Isabelle n'avait échappé au jeune Durward, qui, ayant été conduit dans un petit cabinet qu'il devait partager avec le varlet ou page de son oncle, fit de sa nouvelle et humble demeure la scène de grandes et importantes méditations.

Le lecteur s'imaginera aisément que le jeune écuyer dut fonder un joli roman sur la supposition que l'habitante de la tourelle, dont il avait écouté la chanson avec tant d'intérêt, et la jolie fille qui avait servi maître Pierre dans l'auberge, s'identifiaient avec une comtesse de haut rang, et jouissant d'une grande fortune, qui fuyait les poursuites d'un amant détesté, favori d'un cruel tuteur qui abusait de son pouvoir féodal. Il se trouva aussi, dans la vision de Quentin, une place pour ce maître Pierre, qui semblait exercer une telle autorité même sûr l'officier formidable aux mains duquel il avait eu tant de peine à échapper.

Enfin les rêveries de Quentin, qui avaient été respectées par le jeune Will Harper, le compagnon de sa cellule, furent interrompues par le retour de son oncle. Le Balafré venait lui dire de se mettre au lit, afin de pouvoir se lever le lendemain de bonne heure, pour le suivre dans l'antichambre du roi, où il devait être de garde avec cinq de ses compagnons.


CHAPITRE VIII.

L'envoyé.

«Parais comme l'éclair aux regards de la France,
«J'y porte sur tes pas la foudre et la vengeance;
«Elle entendra gronder mon bronze destructeur.
«Va donc! sois le héros de ma juste fureur.

SHAKSPEARE. Le roi Jean.

Si la paresse eût été capable de retenir Durward, le bruit qui retentit dans la caserne des gardes, après le premier coup de matines, aurait certainement banni cette sirène de sa couche; mais les habitudes régulières du château de son père et du couvent d'Aberbrothock lui avaient appris à se lever avec l'aurore, et il s'habilla gaiement au son des trompettes et au bruit des armes, qui annonçaient qu'on relevait les gardes, dont les uns rentraient dans la caserne après avoir été en faction pendant la nuit, les autres sortaient pour aller prendre leur poste pour la matinée, et quelques-uns, parmi lesquels était son oncle, se préparaient à être de service près de la personne même du roi.

Quentin, avec tout le plaisir qu'éprouve un jeune homme en pareille occasion, se revêtit de son splendide uniforme, et prit les belles armes qui appartenaient à son nouvel état. Son oncle, après avoir examiné avec attention s'il ne manquait rien à son équipement, ne put cacher un mouvement de satisfaction en voyant que ce nouveau costume relevait la bonne mine de son neveu.

—Si tu es aussi fidèle et aussi brave que tu es beau garçon, lui dit-il, j'aurai en toi un des meilleurs et un des plus élégans écuyers qui soient dans la garde, ce qui ne peut que faire honneur à la famille de ta mère. Suis-moi dans la salle d'audience du roi, et aie soin de marcher toujours à mon côté.

En finissant ces mots, il saisit une grande et lourde pertuisane superbement ornée et damasquinée; et ayant dit à son neveu de prendre une arme semblable, mais de moindre dimension, ils descendirent dans la cour intérieure du palais, où ceux de leurs camarades qui devaient être de service dans les appartemens étaient déjà rangés et sous les armes, les écuyers placés en second rang derrière leurs maîtres. On y voyait aussi plusieurs piqueurs tenant de nobles chevaux et de beaux chiens que Quentin regardait avec tant de plaisir et d'attention, que son oncle fut obligé de lui rappeler plusieurs fois que ces animaux n'étaient pas là pour son amusement, mais pour celui du roi, qui aimait passionnément la chasse. Ce divertissement était du petit nombre de ceux que Louis se permettait quelquefois, même dans les instans où la politique aurait dû l'occuper tout différemment; et il était si jaloux du gibier de ses forêts royales, qu'on disait communément qu'il y avait moins de risques à tuer un homme qu'un cerf.

à un signal donné par le Balafré, qui remplissait en cette occasion les fonctions d'officier, les gardes se mirent en mouvement; et après quelques minutes de mots d'ordre et de signaux qui n'avaient d'autre but que de montrer avec quelle exactitude scrupuleuse ils s'acquittaient de leurs devoirs, ils entrèrent dans la salle d'audience, où le roi était attendu à chaque instant.

Quelque nouvelles que fussent pour Quentin les scènes de splendeur, l'effet de celle qui s'ouvrait devant lui ne répondit pas tout-à-fait à l'idée qu'il s'était formée de la magnificence d'une cour. Il y avait, à la vérité, des officiers de la maison du roi richement vêtus, des gardes parfaitement équipés, des domestiques de tous grades; mais il ne vit aucun des anciens conseillers du royaume, ni des grands officiers de la couronne; il n'entendit prononcer aucun de ces noms qui rappelaient alors des idées chevaleresques; il n'aperçut aucun de ces chefs et de ces généraux qui, dans toute la vigueur de l'âge, étaient la force de la France, ni de ces jeunes seigneurs, nobles aspirans à la gloire, qui en faisaient l'orgueil. La jalousie, la réserve, la politique profonde et artificieuse du roi, avaient écarté de son trône ce cercle splendide; ceux qui le composaient n'étaient appelés à la cour que dans les occasions où l'étiquette l'exigeait impérieusement: ils y venaient malgré eux et en partaient gaiement, comme les animaux de la fable s'approchaient et s'éloignaient de l'antre du lion.

Le peu de personnes qui semblaient remplir les fonctions de conseillers étaient des gens de mauvaise mine, dont la physionomie exprimait quelquefois de la sagacité, mais dont les manières prouvaient qu'ils avaient été appelés dans une sphère pour laquelle leur éducation et leurs habitudes ne les avaient guère préparés. Deux individus lui parurent pourtant avoir l'air plus noble et plus distingué que les autres, et les devoirs que son oncle avait à remplir en ce moment n'étaient pas assez stricts pour l'empêcher de lui apprendre les noms de ceux qu'il remarquait ainsi. Durward connaissait déjà, et nos lecteurs connaissent aussi lord Crawford, qu'on voyait revêtu de son riche uniforme, et tenant en main un bâton de commandement en argent. Parmi les autres personnages de distinction, le plus remarquable était le comte de Dunois, fils de ce célèbre Dunois connu sous le nom de Bâtard d'Orléans, qui, combattant sous la bannière de Jeanne d'Arc, avait puissamment contribué à délivrer la France du joug des Anglais. Son fils soutenait parfaitement l'honneur d'une telle origine; et malgré son affinité à la famille royale, et l'affection héréditaire qu'avaient pour lui le peuple et les nobles, Dunois avait montré en toute occasion un caractère si franc, si loyal, qu'il semblait même avoir échappé aux soupçons du méfiant Louis, qui aimait à le voir près de lui et l'appelait souvent à ses conseils. Quoiqu'il passât pour accompli dans tous les nobles exercices, et qu'il eût la réputation d'être ce qu'on appelait alors un chevalier parfait, il s'en fallait de beaucoup qu'il eût pu servir de modèle pour tracer le portrait d'un héros de roman. Il était petit de taille, quoique fortement constitué, et ses jambes étaient un peu courbées en dedans, forme plus commode pour un cavalier qu'élégante dans un piéton. Il avait les épaules larges, les cheveux noirs, le teint basané, les bras nerveux et d'une longueur remarquable; l'irrégularité de ses traits allait jusqu'à la laideur: et cependant on trouvait dans le comte de Dunois un air de noblesse et de dignité qui le faisait reconnaître, à la première vue, pour un homme de haute naissance et un soldat intrépide. Il avait la tête haute et le maintien hardi, la démarche fière et majestueuse; la dureté de sa physionomie était ennoblie par un coup d'œil vif comme celui d'un aigle, et des sourcils comme ceux d'un lion. Il portait un habit de chasse plus somptueux qu'élégant, et en beaucoup d'occasions il remplissait les fonctions de grand veneur, quoique nous ne pensions pas qu'il en portât le titre. Semblant chercher un appui sur le bras de son parent Dunois, et marchant d'un pas lent et mélancolique, venait ensuite Louis, duc d'Orléans, premier prince du sang, à qui les gardes rendaient les honneurs militaires en cette qualité. Objet des soupçons de Louis, qui le surveillait avec grand soin, ce prince, héritier présomptif de la couronne, si le roi mourait sans enfans mâles, ne pouvait jamais s'éloigner de la cour, et en y restant ne jouissait d'aucun crédit, n'était revêtu d'aucun emploi. L'abattement que cet état de dégradation et presque de captivité imprimait naturellement sur sa physionomie, était en ce moment considérablement augmenté par la connaissance qu'il avait que le roi méditait à son égard un des actes les plus cruels et les plus injustes qu'un tyran puisse se permettre, en le contraignant à épouser la princesse Jeanne de France, la plus jeune des filles de Louis, à laquelle il avait été fiancé dès son enfance, et dont la difformité lui donnait à penser qu'on ne pouvait le forcer à remplir un tel engagement, sans une rigueur odieuse.

L'extérieur de ce malheureux prince n'était distingué par aucun avantage personnel; mais il avait un caractère doux, paisible et bienveillant, qualités qu'on pouvait remarquer, même à travers ce voile de mélancolie extrême qui couvrait ses traits en ce moment. Quentin observa que le duc évitait avec soin de regarder les gardes en leur rendant leur salut, et qu'il avait les yeux baissés vers la terre, comme s'il eût craint que la jalousie du roi ne pût interpréter cette marque de politesse ordinaire comme ayant pour but de se faire des partisans parmi eux.

Bien différente était la conduite du fier prélat et cardinal Jean de La Balue, alors ministre favori de Louis, et qui, par son élévation et son caractère, ressemblait autant à Wolsey, que le permettait la différence qu'il y avait entre le politique et l'astucieux Louis et l'impétueux et opiniâtre Henri VIII d'Angleterre. Le premier avait élevé son ministre, du rang le plus bas, à la dignité ou du moins aux émolumens de grand aumônier de France, l'avait comblé de bénéfices, et avait obtenu pour lui le chapeau de cardinal; et quoiqu'il fût trop méfiant pour accorder à l'ambitieux La Balue la confiance et le pouvoir sans bornes dont Henri avait investi Wolsey, il se laissait pourtant influencer par lui plus que par aucun autre de ses conseillers avoués.

Il en résultait que le cardinal n'avait pas échappé à l'erreur commune de ceux qui, du rang le plus obscur, se voient tout à coup élevés au pouvoir. ébloui sans doute par la promptitude de son élévation, il était convaincu qu'il était en état de traiter toute espèce d'affaires, même celles du genre le plus étranger à sa profession et à ses connaissances. De haute taille, mais gauche dans sa tournure, il affectait de la galanterie et de l'admiration pour le beau sexe, quoique ses manières rendissent ses prétentions absurdes, et que le caractère dont il était revêtu en fit ressortir l'inconvenance. Quelque flatteur, n'importe de quel sexe, lui avait persuadé, dans un moment malheureux, que deux grosses jambes charnues dont il avait hérité de son père, tailleur à Limoges, offraient des contours admirables, et il était devenu tellement infatué de cette idée, qu'il avait toujours sa robe de cardinal relevée d'un côté, afin que les bases solides sur lesquelles son corps reposait ne pussent échapper au regards. Revêtu du riche costume appartenant au rang qu'il occupait dans l'église, il traversait ce magnifique appartement d'un pas majestueux, en se baissant de temps à autre pour examiner les armes et l'équipement des cavaliers qui étaient de garde, leur faisant quelques questions d'un ton d'autorité. Il prit même sur lui d'en censurer quelques-uns pour ce qu'il appelait des irrégularités de discipline, dans des termes auxquels ces braves soldats n'osaient répondre, quoiqu'il fût évident qu'ils ne l'écoutaient qu'avec impatience et mépris.

—Le roi sait-il, demanda Dunois au cardinal, que l'envoyé du duc de Bourgogne réclame audience sans délai?

—Il le sait, répondit le cardinal, et voici, je crois, l'universel Olivier le Dain, qui nous fera connaître le bon plaisir du roi.

Comme il parlait ainsi, un homme fort remarquable, qui partageait la faveur de Louis avec l'orgueilleux cardinal, sortit d'un appartement intérieur et entra dans la salle d'audience, mais sans cet air de suffisance qui caractérisait le prélat tout bouffi de sa dignité. C'était un petit homme, pâle et maigre, dont le pourpoint et le haut-de-chausses de soie noire, sans habit ni manteau, n'offraient rien aux yeux qui put faire valoir un extérieur fort ordinaire. Il tenait à la main un bassin d'argent; et une serviette étendue sur son bras annonçait les fonctions qu'il remplissait à la cour. Ses yeux étaient vifs et pénétrans, quoiqu'il s'efforçât d'en bannir cette expression en les tenant constamment fixés à terre, tandis que, s'avançant avec le pas tranquille et furtif d'un chat, il semblait glisser plutôt que marcher dans l'appartement. Mais quoique la modestie puisse couvrir le mérite, elle ne peut cacher la faveur de la cour; et toutes tentatives pour traverser incognito la salle d'audience ne pouvaient qu'être vaines de la part d'un homme aussi-bien connu pour avoir l'oreille du roi que l'était son célèbre valet de chambre barbier, Olivier le Dain, surnommé quelquefois le Mauvais et quelquefois le Diable, épithètes qu'il devait à l'astuce peu scrupuleuse avec laquelle il concourait à l'exécution des plans de la tortueuse politique de son maître.

Olivier parla quelques instans avec vivacité au comte de Dunois, qui sortit sur-le-champ de la salle d'audience, tandis que le barbier retournait tranquillement dans l'appartement d'où il était venu. Chacun s'empressait de lui faire place, et il ne répondait à cette politesse qu'en saluant de la manière la plus humble. Cependant il rendit une ou deux personnes un objet d'envie pour tous les autres courtisans, en leur disant un seul mot à l'oreille; et au même instant, murmurant quelques mots sur les devoirs de sa place, il disparut sans écouter ni leurs réponses, ni les sollicitations muettes de ceux qui désiraient attirer de même son attention. Ludovic Lesly ce jour-là eut la bonne fortune d'être du petit nombre de ceux qu'Olivier favorisa d'un mot en passant, et c'était pour l'assurer que son affaire était heureusement terminée.

Un moment après, il eut une nouvelle preuve qui lui confirma cette agréable nouvelle; car Tristan l'Ermite, grand prévôt de la maison du roi, entra dans l'appartement et s'avança sur-le-champ vers le Balafré. Le riche costume de ce fonctionnaire ne faisait que rendre plus remarquables son air commun et sa physionomie sinistre, et ce qu'il regardait comme un ton de conciliation ne ressemblait à rien tant qu'au grognement d'un ours. Le peu de mots qu'il adressa au Balafré semblaient pourtant plus agréables que le ton dont ils furent prononcés. Il regretta la méprise qui avait eu lieu la veille, et dit qu'il ne fallait l'attribuer qu'à ce que le neveu du sieur le Balafré ne portait pas l'uniforme du corps et ne s'était pas annoncé comme en faisant partie: telle était la seule cause de l'erreur dont il lui faisait ses excuses.

Ludovic fit à ce compliment la réponse convenable; et dès que Tristan fut passé, il se tourna vers son neveu et lui dit qu'ils avaient maintenant l'honneur d'avoir un ennemi mortel en la personne de ce redoutable officier.—Mais un soldat qui remplit ses devoirs, ajouta-t-il, peut se moquer du grand prévôt.

Quentin ne put s'empêcher d'être du même avis que son oncle. Car Tristan, en s'éloignant d'eux, leur avait lancé ce regard de courroux que l'ours jette sur le chasseur dont la lance vient de le blesser. Il est vrai que, même lorsqu'il était moins courroucé, son regard sombre exprimait une malveillance qui faisait frémir; et il inspirait une horreur encore plus profonde au jeune Écossais, qui croyait encore sentir sur ses épaules la main meurtrière des deux officiers subalternes de ce grand fonctionnaire.

Cependant Olivier avait traversé presque furtivement la salle d'audience, comme nous l'avons déjà dit; tout le monde, et même les plus grands personnages, s'était dérangé pour le laisser passer, en l'accablant de civilités cérémonieuses auxquelles sa modestie semblait vouloir se dérober. Il rentra dans l'appartement intérieur, dont les portes battantes se rouvrirent un instant après pour le roi Louis.

Quentin, comme tous les autres, leva les yeux sur le monarque, et fut saisi d'un tel tressaillement qu'il en laissa presque tomber son arme, quand il reconnut dans le roi de France ce marchand de soie, ce maître Pierre qu'il avait rencontré la veille pendant la matinée. Quelques soupçons sur le rang de ce personnage s'étaient présentés à plusieurs reprises à son esprit; mais ses conjectures les plus hardies avaient toujours été bien loin de la réalité qu'il voyait maintenant.

Un regard sévère de son oncle, mécontent de le voir, oublier ainsi le décorum du service, le rappela à lui, mais Quentin ne fut pas peu surpris quand le roi, dont l'œil perçant l'avait découvert sur-le-champ, s'avança droit à lui, sans donner aucune marque d'attention à qui que ce fût, et lui adressa la parole.

—Ainsi donc, jeune homme, lui dit-il, j'apprends que, dès le premier jour de votre arrivée en Touraine, vous avez fait le tapageur; mais je vous le pardonne, parce que je sais qu'il faut en accuser un vieux fou de marchand qui s'est imaginé que votre sang calédonien avait besoin d'être échauffé dès le matin avec du vin de Beaune. Si je puis le découvrir, j'en ferai un exemple qui servira de leçon à ceux qui débauchent mes gardes. Balafré, ajouta-t-il en se tournant vers Lesly, votre parent est un brave jeune homme, quoiqu'un peu emporté. Nous aimons ces caractères-là, et nous avons dessein de faire plus que jamais pour les braves gens qui nous entourent. Ayez soin de mettre par écrit l'année, le mois, le jour, l'heure et la minute de sa naissance, et d'en faire part à Olivier le Dain.

Le Balafré s'inclina presque jusqu'à terre, et se releva pour prendre son attitude militaire, en homme qui voulait montrer par-là la promptitude avec laquelle il soutiendrait la querelle du roi ou prendrait sa défense.

Cependant Quentin, revenu de sa première surprise, examinait avec plus d'attention la physionomie du roi, et il fut tout étonné de voir que ses manières et ses traits lui paraissaient bien différens de ce qu'il les avait jugés la veille. Son extérieur n'était guère changé; car Louis, qui méprisait toujours toute espèce de parure, portait en cette occasion un vieil habit de chasse d'un bleu foncé, qui ne valait guère mieux que son habit bourgeois de la veille. Il avait un gros rosaire d'ébène qui lui avait été envoyé par le grand-seigneur lui-même, avec une attestation prouvant qu'il avait servi à un ermite cophte du Mont-Liban, renommé par sa grande sainteté. Le tour de son nouveau chapeau était garni au moins d'une douzaine de petites images de saints en plomb. Mais ses yeux, qui, suivant la première impression qu'ils avaient faite sur Durward, ne semblaient briller que de l'amour du gain, étaient, maintenant qu'il savait qu'ils appartenaient à un puissant monarque, armés d'un regard perçant et majestueux; les rides de son front, qu'il avait attribuées à une longue suite de méditations sur de misérables spéculations de commerce, lui paraissaient alors des sillons creusés par de profondes réflexions sur le destin des peuples.

Immédiatement après l'arrivée du roi, les princesses de France et les dames de leur suite entrèrent dans l'appartement. L'aînée, qui dans la suite épousa Pierre de Bourbon, et qui est connue dans l'histoire de France sous le nom de la dame de Beaujeu, n'a que fort peu de rapport avec notre histoire. Elle était grande et assez belle, avait de l'éloquence, des talens et une grande partie de la sagacité de son père, qui était plein de confiance en elle et l'aimait peut-être autant qu'il était capable d'aimer.

Sa sœur cadette, l'infortunée Jeanne, la fiancée du duc d'Orléans, marchait timidement à côté de sa sœur, n'ignorant pas qu'elle ne possédait aucun de ces dons extérieurs que les femmes désirent tant et qu'elles aiment du moins qu'on puisse leur supposer. Elle était pâle, maigre, et avait le teint d'une convalescente. Sa taille était visiblement déviée d'un côté, et sa marche si inégale, qu'elle pouvait passer pour boiteuse. De belles dents, des yeux dont l'expression habituelle était la mélancolie, la douceur et la résignation, de longs cheveux blonds, étaient les seuls traits de son visage que la flatterie elle-même aurait osé indiquer comme rachetant la difformité de toute sa personne. Pour compléter ce portrait, il était aisé de remarquer, d'après le peu de soin que la princesse prenait de sa parure, et la timidité de ses manières, qu'elle avait le sentiment de sa laideur (circonstance aussi fâcheuse qu'elle est rare), et qu'elle n'osait faire aucune tentative pour réparer par l'art les torts de la nature, ou pour chercher d'autres moyens de plaire.

Le roi, qui ne l'aimait pas, s'avança sur-le-champ vers elle lorsqu'elle entra.

—Eh quoi, notre fille! s'écria-t-il, toujours méprisant le monde? Vous êtes-vous habillée ce matin pour une partie de chasse ou pour un couvent? Parlez, répondez.

—Pour ce qu'il vous plaira, Sire, dit la princesse d'une voix si faible qu'on pouvait à peine l'entendre.

—Oui sans doute, reprit le roi; vous voudriez me persuader que vous désirez quitter la cour et renoncer au monde et à ses vanités. Quoi! Jeanne, voudriez-vous qu'on pût croire que nous, fils aîné de la sainte église, nous refuserions au ciel notre fille? À Notre-Dame et à saint Martin ne plaise que nous rejetions l'offrande, si elle était digne de l'autel, et si votre vocation vous y appelait véritablement.

En parlant ainsi, le roi fit dévotement le signe de la croix, ressemblant, à ce qu'il parut à Quentin, à un vassal rusé qui déprécie le mérite de quelque chose qu'il désire garder pour lui-même, afin d'avoir une excuse pour ne pas l'offrir à son seigneur.

—Ose-t-il ainsi faire l'hypocrite avec le ciel, pensa Durward, et se jouer de Dieu et des saints, comme il peut le faire des hommes qui n'osent pas scruter sa conscience de trop près!

Cependant, après avoir donné ce court moment à la dévotion mentale, Louis reprit la parole.

—Non, Jeanne, dit-il, moi et un autre nous connaissons mieux vos secrètes pensées: n'est-il pas vrai, beau cousin d'Orléans? Allons, approchez, et conduisez à son cheval cette vestale qui vous est toute dévouée.

Le duc d'Orléans tressaillit lorsque le roi lui adressa la parole, et il se hâta de lui obéir, mais avec tant de précipitation et d'un air si troublé, que Louis s'écria:—Doucement, beau cousin, doucement! votre galanterie prend le mors aux dents. Regardez devant vous. Comme la promptitude d'un amant le fait quelquefois galoper de travers! Avez-vous dessein de prendre la main d'Anne au lieu de celle de sa sœur? Faut-il que je vous donne moi-même celle de Jeanne, monsieur?

Le malheureux prince leva les yeux, et frémit comme un enfant obligé de toucher quelque chose dont il a un dégoût d'instinct. Puis, faisant un effort sur lui-même, il prit la main de la princesse, qui ne la lui présenta ni ne la lui refusa. Dans la situation où ils se trouvaient, en voyant la main de la fille du roi, humide d'une sueur froide, à peine tenue dans la main tremblante du duc, et leurs yeux également baissés, il aurait été difficile de dire lequel de ces deux êtres était le plus complètement misérable, ou le duc qui se trouvait enchaîné à l'objet de son aversion par des liens qu'il n'osait briser, ou l'infortunée jeune fille qui voyait trop clairement qu'elle faisait horreur à celui dont elle aurait acheté l'affection au prix de sa vie.

—Maintenant, à cheval, messieurs et dames, dit le roi; nous nous chargerons nous-mêmes de conduire notre fille de Beaujeu; et puisse la bénédiction de Dieu et celle de saint Hubert nous procurer une heureuse chasse ce matin!

—Je crains, Sire, dit le comte de Dunois qui venait de rentrer, que le destin ne m'ait réservé la tâche de l'interrompre. L'envoyé du duc de Bourgogne est à la porte du château, et il exige une audience.

Exige, Dunois! s'écria le roi. Ne lui avez-vous pas répondu, comme je vous l'ai fait dire par Olivier, que nous n'avions pas le loisir de le recevoir aujourd'hui; que c'était demain la fête de saint Martin, jour pendant lequel, avec la grâce de Dieu, nous ne nous occupons d'aucune pensée mondaine; et que le jour suivant nous partirions pour Amboise; mais qu'à notre retour nous ne manquerions pas de lui donner audience aussi promptement que nos autres affaires nous le permettraient?

—J'ai dit tout cela, Sire, répondit Dunois... et cependant...

—Pâques-Dieu[38]! s'écria le roi, qu'est-ce qui s'arrête ainsi dans ton gosier, Dunois? Il faut que ce Bourguignon t'ait parlé en termes de dure digestion.

—Si mon devoir, vos ordres, Sire, et son caractère d'envoyé ne m'eussent retenu, il aurait eu à les digérer lui-même; car, par Notre-Dame d'Orléans, j'avais plus envie de lui faire rentrer ses paroles dans le corps, que de venir les répéter à Votre Majesté.

—Par la mort de Dieu! Dunois, il est étrange que toi, qui es aussi impatient qu'homme qui vive, tu aies tant de peine à pardonner le même défaut dans notre fier et impétueux cousin Charles de Bourgogne. Hé bien! quant à moi, je ne me soucie pas plus de ces messages impertinens, que les tours de ce château ne s'inquiètent du sifflement du vent du nord-est, qui vient de Bourgogne comme ce fanfaron d'envoyé.

—Sachez donc, Sire, que le comte de Crèvecœur est resté à la porte du château avec son cortège de trompettes et de poursuivans d'armes. Il dit que, puisque Votre Majesté lui refuse l'audience que son maître lui a donné ordre de demander pour affaires de l'intérêt le plus pressant, il y restera jusqu'à minuit; et à quelque heure que Votre Majesté en sorte, soit, pour affaires, soit pour prendre l'air, soit pour quelque pratique de dévotion, il se présentera devant elle, lui parlera, et que rien que la force ouverte ne pourra l'en empêcher.

—Il est fou, dit le roi avec beaucoup de sang-froid. Ce cerveau brûlé de Flamand pense-t-il que ce soit une pénitence pour un homme de bon sens, que de rester tranquillement vingt-quatre heures dans les murs de son château, quand il a, pour s'occuper, toutes les affaires d'un royaume? Ces brouillons impatiens pensent que tout le monde leur ressemble.—Donnez ordre qu'on fasse rentrer les chiens et qu'on en ait soin; mon cher Dunois, nous tiendrons conseil aujourd'hui au lieu d'aller à la chasse.

—Votre Majesté ne se débarrassera pas ainsi du comte de Crèvecœur, répondît Dunois; car les instructions de son maître sont que, s'il n'obtient pas l'audience qu'il demande, il ait à clouer son gantelet aux palissades qui entourent le château, en signe de défi à mort de la part de son maître, et pour annoncer qu'il renonce à foi et hommage envers la France, et qu'il vous déclare la guerre à l'instant.

—Oui! dit Louis sans qu'on pût remarquer aucun changement dans le son de sa voix, mais en fronçant ses épais sourcils de manière à en couvrir presque entièrement ses yeux; les choses en sont-elles venues là? Notre ancien vassal prend-il ainsi un ton de maître? Notre cher cousin nous traite-t-il avec si peu de cérémonie? Eh bien! Dunois, il faut déployer l'Oriflamme, et crier:—Montjoie saint Denis.

à la bonne heure! Ainsi soit-il et Amen! s'écria le belliqueux Dunois; et les gardes qui étaient dans la salle, incapables de résister à la même impulsion, firent un mouvement chacun à leur poste; il en résulta un cliquetis d'armes qui ne dura qu'un instant, mais qui se fit entendre distinctement. Le roi porta autour de lui un regard de satisfaction et de fierté, et pour un instant il pensa et se montra comme l'aurait fait son valeureux père.

L'enthousiasme céda pourtant à une foule de considérations politiques qui, dans cette conjoncture, rendaient une rupture avec la Bourgogne particulièrement dangereuse. édouard IV, roi brave et victorieux, qui avait combattu en personne dans trente bataille, était alors assis sur le trône d'Angleterre; il était frère de la duchesse de Bourgogne, et l'on pouvait supposer qu'il n'attendait qu'une rupture entre son beau-frère et Louis, pour introduire en France, par la porte toujours ouverte de Calais, ces armes qui avaient triomphé dans les guerres civiles, heureux d'effacer le souvenir des dissensions intestines, par la guerre toujours accueillie avec le plus de plaisir par les Anglais, une guerre contre la France. À cette considération se joignait encore celle qui résultait de la foi chancelante du duc de Bretagne, sans parler d'autres puissans motifs de réflexions.

Après un silence de quelques instans, Louis reprit la parole; mais quoiqu'il parlât du même ton, ce fut dans un esprit tout différent.—Mais à Dieu ne plaise, dit-il, qu'aucune autre cause qu'une nécessité absolue puisse nous engager, nous roi très-chrétien, à occasionner l'effusion du sang chrétien, si nous pouvons sans déshonneur éviter cette calamité. La sûreté de nos sujets nous touche de plus près que l'injure que peuvent faire à notre dignité les paroles grossières d'un ambassadeur mal-appris, qui a peut-être outre-passé ses pouvoirs. Qu'on admette en notre présence l'envoyé du duc de Bourgogne.

Beati pacifici! dit le cardinal de La Balue.

—C'est la vérité, ajouta le roi, et Votre éminence sait aussi que ceux qui s'humilient seront élevés.

Le cardinal prononça un Amen auquel peu de personnes répondirent; car les joues pâles du duc d'Orléans même étaient devenues pourpres d'indignation, et le Balafré fut si peu maître de la sienne, qu'il laissa tomber lourdement sur le plancher le bout de sa pertuisane; mouvement d'impatience qui lui valut un reproche sévère de la part du cardinal, suivi d'une instruction sur la manière dont on devait manier les armes en présence du souverain. Le roi lui-même semblait extraordinairement embarrassé du silence qui régnait autour de lui.

—Vous êtes pensif, Dunois, dit-il; vous désapprouvez que nous cédions à cette tête chaude d'envoyé?

—Nullement, Sire, dit Dunois; je ne me mêle pas de ce qui s'élève au-dessus de ma sphère: je pensais seulement à demander une faveur à Votre Majesté.

—Une faveur, Dunois! répéta le roi; vous en demandez rarement, et vous pouvez compter sur mes bonnes grâces.

—Je voudrais donc, Sire, dit Dunois avec la franchise d'un militaire, que Votre Majesté m'envoyât à évreux pour y maintenir la discipline parmi le clergé.

—Ce serait effectivement au-dessus de votre sphère, répliqua le roi en souriant.

—Sire, dit le comte, je suis aussi en état de maintenir la discipline parmi des prêtres, que monseigneur l'évêque d'évreux, ou monseigneur le cardinal, s'il préfère ce dernier titre, l'est d'apprendre l'exercice aux soldats de la garde de Votre Majesté.

Le roi sourit encore; et se penchant vers l'oreille de Dunois, il lui dit à voix basse et d'un ton mystérieux:—Le moment peut venir où vous et moi nous mettrons une bonne discipline parmi les prêtres; mais quant à présent, nous souffrons celui-ci comme un bonhomme d'évêque qui s'en fait trop accroire. Ah! Dunois, c'est Rome, c'est Rome qui nous impose ce fardeau, ainsi que beaucoup d'autres; mais patience, cousin, et battons les cartes jusqu'à ce qu'il nous arrive une bonne main[39].

Le son des trompettes, qui se fit entendre dans la cour, annonça l'arrivée du seigneur bourguignon. Tous ceux qui se trouvaient dans la salle d'audience s'empressèrent de prendre leurs places, suivant l'ordre de préséance, le roi et ses filles restant seuls au centre de l'assemblée.

Le comte de Crèvecœur[40], guerrier intrépide et renommé, entra alors dans l'appartement; et, contre l'usage des envoyés des puissances amies, il se présenta armé de toutes pièces, ayant seulement la tête nue. Il portait une armure magnifique de Milan, du plus bel acier, damasquinée en or, et travaillée dans le goût fantastique qu'on appelait arabesque. Autour de son cou et sur sa cuirasse bien polie était l'ordre de son maître, celui de la Toison-d'Or, l'un des ordres de chevalerie les plus honorables que l'on connût alors dans toute la chrétienté. Un page magnifiquement vêtu le suivait chargé de son casque, et il était précédé d'un héraut qui portait ses lettres de créance, et qui les présenta au roi, un genou en terre, tandis que l'ambassadeur s'arrêta à quelques pas, comme pour donner le temps d'admirer son air noble, sa taille imposante et la fierté tranquille de ses traits et de ses manières. Le reste de son cortège se tenait dans l'antichambre ou dans la cour.

—Approchez, seigneur comte de Crèvecœur, dit Louis après avoir jeté un coup d'œil sur ses lettres de créance; nous n'avons besoin des lettres de créance de notre cousin, ni pour nous présenter un guerrier si bien connu, ni pour nous assurer du crédit dont vous jouissez à si juste titre auprès de votre maître. Nous espérons que votre belle épouse, dont le sang n'est pas tout-à-fait étranger à celui de nos ancêtres, est en bonne santé. Si vous vous étiez présenté devant nous en la tenant par la main, seigneur comte, nous aurions pensé que vous portiez votre armure, en cette occasion, et contre l'usage, pour soutenir la supériorité de ses charmes contre tous les chevaliers amoureux de France; mais sans cela, nous ne pouvons deviner le motif de cette panoplie complète.

—Sire, répondit l'envoyé, le comte de Crèvecœur doit déplorer son infortune, et vous supplier de l'excuser, s'il ne peut en cette occasion répondre à Votre Majesté avec l'humble déférence due à la courtoisie royale dont vous avez daigné l'honorer. Mais quoique ce ne soit que la voix de Philippe Crèvecœur des Cordes qui se fait entendre, les paroles qu'il prononce doivent être celles de son gracieux seigneur et souverain, le duc de Bourgogne.

—Et quelles paroles Crèvecœur a-t-il à prononcer au nom du duc de Bourgogne? demanda Louis en prenant un air de dignité convenable à la circonstance. Mais un instant! Souvenez-vous qu'en ce lieu Philippe Crèvecœur des Cordes parle à celui qu'il appelle le souverain de son souverain.

Crèvecœur salua, et reprit la parole:—Roi de France, le puissant duc de Bourgogne vous envoie encore une fois une cédule contenant le détail des griefs et des oppressions commises sur les frontières par les garnisons et les officiers de Votre Majesté; et ma première question est de savoir si l'intention de Votre Majesté est de lui faire réparation de ces injures.

Le roi, ayant jeté un léger coup d'œil sur la note que le héraut lui présentait à genoux, répondit:—Ces plaintes ont été soumises à notre conseil il y a déjà long-temps. Des faits allégués, les uns sont des représailles d'injures souffertes par mes sujets, les autres sont dénués de preuves; les garnisons et les officiers du duc se sont chargés eux-mêmes de tirer vengeance de plusieurs autres. Si pourtant il s'en trouve quelqu'un qui ne puisse se ranger sous aucune de ces trois classes, en notre qualité de prince chrétien, nous ne refusons pas de faire satisfaction pour les injures dont notre voisin pourrait avoir à se plaindre, quoique commises non-seulement sans notre autorisation, mais contre nos ordres exprès.

—Je transmettrai la réponse de Votre Majesté à mon très-gracieux maître, répondit l'ambassadeur; mais qu'il me soit permis de dire que, comme elle ne diffère en rien des réponses évasives qui ont déjà été faites à ses justes plaintes, je ne puis espérer qu'elle suffise pour rétablir la paix et l'amitié entre la France et la Bourgogne.

—Il en sera ce qu'il plaira à Dieu, dit le roi. Ce n'est point pas crainte des armes de votre maître, c'est uniquement par amour pour la paix, que je fais une réponse si modérée à ses reproches injurieux. Mais continuez à vous acquitter de votre mission.

—La seconde demande de mon maître, reprit l'ambassadeur, est que Votre Majesté cesse d'entretenir sous main des intelligences clandestines avec ses villes de Gand, de Liège et de Malines. Il requiert Votre Majesté de rappeler les agens secrets qui sèment le mécontentement parmi ses bons citoyens de Flandre, et de bannir de vos domaines; ou plutôt de livrer à leur seigneur suzerain, pour être punis comme ils le méritent, ces traîtres qui, ayant abandonné le théâtre de leurs manœuvres, n'ont trouvé que trop aisément un asile à Paris, à Orléans, à Tours, et en d'autres villes de la France.

—Dites au duc de Bourgogne, répondit le roi, que je ne connais pas les intelligences clandestines dont il m'accuse injustement; que mes sujets de France ont des relations fréquentes avec les bonnes villes de Flandre, par suite d'un commerce à l'avantage des deux pays, et qu'il serait aussi contraire aux intérêts du duc qu'aux miens de vouloir interrompre; enfin, que beaucoup de Flamands résident dans mon royaume, et jouissent de la protection de mes lois pour la même cause; mais que je n'en connais aucun qui s'y soit réfugié par suite de révolte ou de trahison contre le duc. Poursuivez. Vous avez entendu ma réponse.

—Avec autant de peine que celle de tout à l'heure, Sire, car elle n'est ni assez directe, ni assez explicite pour que le duc mon maître veuille la recevoir en réparation d'une longue suite de manœuvres secrètes, qui n'en sont pas moins certaines, quoique Votre Majesté les désavoue en ce moment. Mais je continue mon message.—Le duc de Bourgogne requiert en outre le roi de France de renvoyer sans délai dans ses domaines, sous bonne et sûre garde, les personnes d'Isabelle, comtesse de Croye, et de sa parente et tutrice, la comtesse Hameline, de la même famille, attendu que ladite comtesse Isabelle, qui est, par la loi du pays et l'inféodation de ses domaines, pupille dudit duc de Bourgogne, a pris la fuite hors de l'enceinte de sa juridiction, se dérobant à la surveillance qu'en prince attentif il devait avoir sur sa pupille: elle est ici sous la protection secrète du roi de France, qui l'encourage dans sa rébellion contre le duc, son tuteur et son seigneur naturel, au mépris des lois divines et humaines, telles qu'elles ont toujours été reconnues dans l'Europe civilisée. Je m'arrête encore une fois, Sire, pour attendre votre réponse.

—Vous avez fort bien fait, comte de Crèvecœur, dit Louis avec un ton de dédain; vous avez fort bien fait de commencer votre ambassade de bon matin; car si vous avez dessein de me demander compte de chaque vassal que les passions turbulentes de Votre maître peuvent avoir fait fuir de ses domaines, le soleil pourra se coucher avant que la liste en soit épuisée. Qui peut affirmer que ces dames sont dans mon royaume? et si elles y sont, qui ose dire que je les ai favorisés dans leur fuite, ou que je les ai prises sous ma protection?

—Sire, Votre Majesté me permettra de lui dire que j'avais un témoin dans cette affaire,—un témoin qui avait vu ces dames fugitives à l'auberge des Fleurs-de-Lis, située à peu de distance de ce château;—un témoin, dis-je, qui avait vu Votre Majesté en leur compagnie, quoique sous le déguisement, peu digne d'elle, d'un bourgeois de Tours; un témoin enfin qui a reçu d'elles, en votre royale présence, Sire, des messages et des lettres pour leurs amis de Flandre; qui a rapporté les uns et remis les autres au duc de Bourgogne.

—Produisez ce témoin, comte; faites-moi voir en face l'homme qui ose avancer des faussetés si palpables.

—Vous parlez d'un ton de triomphe, Sire, car vous savez fort bien que ce témoin n'existe plus. Quand il vivait, il se nommait Zamet Magraubin, et c'était un de ces vagabonds Bohémiens. Il a été hier, à ce que j'ai appris, exécuté par des gens de la suite de votre grand prévôt, sans doute pour empêcher qu'il ne se trouvât ici pour déposer de la vérité de ce qu'il a dit à ce sujet au duc de Bourgogne, en présence de son conseil, et de moi Philippe Crèvecœur des Cordes.

—Par Notre-Dame d'Embrun, s'écria le roi, ces accusations sont si absurdes, et je suis si loin de me reprocher rien qui puisse les motiver, que, par l'honneur d'un roi, je suis tenté d'en rire plutôt que de m'en fâcher. Ma garde prévôtale met à mort, comme c'est son devoir, les brigands et les vagabonds; ma couronne serait insultée par tout ce que ces brigands et ces vagabonds peuvent avoir dit à notre bouillant cousin duc de Bourgogne et à ses sages conseillers! Je vous prie de dire à mon beau cousin que s'il aime leur compagnie, il ferait bien de les garder dans ses domaines, car ils ne trouveront ici qu'une courte absolution et une bonne corde.

—Mon maître n'a pas besoin de pareils sujets, Sire, répondit le comte d'un ton moins respectueux que celui avec lequel il avait parlé jusqu'alors; car le noble duc n'a pas coutume d'interroger des sorcières, des égyptiens et autres vagabonds, sur le destin de ses alliés et de ses voisins.

—Nous avons eu assez de patience, s'écria le roi en l'interrompant; et puisque ta mission ici semble n'avoir d'autre but que de nous insulter, nous enverrons quelqu'un en notre nom au duc de Bourgogne, convaincu qu'en te conduisant ainsi à notre égard, tu as outre-passé tes pouvoirs quels qu'ils puissent être.

—Au contraire, répondit Crèvecœur, je ne m'y suis pas encore entièrement conformé. écoutez, Louis de Valois, roi de France; écoutez, nobles et gentilshommes qui pouvez être présens; écoutez, fidèles et loyaux Français de toutes conditions; et toi, Toison-d'Or, ajouta-t-il en se tournant vers le héraut, répète après moi cette proclamation:—Moi, Philippe Crèvecœur des Cordes, comte de l'Empire, et chevalier de l'honorable ordre de la Toison-d'Or, au nom de très-puissant seigneur et prince Charles, par la grâce de Dieu duc de Bourgogne et de Lorraine, de Brabant, de Limbourg, de Luxembourg, et de Gueldres; comte de Flandre et d'Artois, comte palatin de Hainaut, de Hollande, de Zélande, de Namur et de Zutphen; seigneur de la Frise, de Salines et de Malines, vous fais savoir à vous, Louis, roi de France, qu'attendu que vous avez refusé réparation de tous les griefs, de toutes les injures et offenses faites et occasionnées par vous ou par votre aide, à votre suggestion et instigation, à mondit duc et à ses sujets chéris, il renonce, par ma bouche, à sa foi et hommage envers votre couronne, vous déclare faux et sans foi, et vous défie, comme prince et comme homme.—Voici mon gage, en preuve de ce que j'ai dit.

En parlant ainsi, il ôta le gantelet de sa main droite, et le jeta sur le plancher de la salle d'audience.

Jusqu'à ce dernier trait d'audace, le plus profond silence avait régné dans l'appartement; mais à peine eut-on entendu le bruit que fit le gantelet en tombant, et l'exclamation, vive Bourgogne! que fit entendre au même instant Toison-d'Or, le héraut bourguignon, qu'un tumulte général y succéda. Tandis que Dunois, le duc d'Orléans, le vieux lord Crawford, et un ou deux autres que leur rang autorisait à cette démarche, se disputaient à qui ramasserait le gantelet, la salle retentissait des cris:—Frappez, frappez, qu'il périsse! vient-il ici pour insulter le roi de France jusque dans son palais?

Mais le roi apaisa le tumulte en s'écriant d'une voix semblable au tonnerre, qui couvrait toutes les autres, et qui en imposa à chacun:—Silence, messieurs, que personne ne mette la main sur l'envoyé, ni un doigt sur son gage! Et vous, sire comte, de quoi est composée votre vie, et comment est-elle garantie, pour que vous la hasardiez sur un coup de dé si périlleux? Votre duc est-il fait d'un autre métal que les autres princes, pour soutenir sa prétendue querelle d'une manière aussi inusitée?

—Oui, sans doute, répondit l'intrépide comte de Crèvecœur, il est fait d'un métal tout différent, d'un métal bien plus noble que les autres princes de l'Europe; car, lorsque nul d'entre eux n'osait vous donner un asile à vous-même, roi Louis, exilé de France, poursuivi par la vengeance amère de votre père, et par toute la puissance de son royaume, vous fûtes accueilli et protégé comme un frère par mon noble maître, dont vous avez si mal récompensé la générosité. Adieu, Sire, j'ai rempli ma mission.

à ces mots, le comte sortit de l'appartement sans prendre autrement congé.

—Suivez-le! suivez-le! s'écria le roi, ramassez son gantelet, et suivez-le! Ce n'est pas à vous que je parle, Dunois, ni à vous, lord Crawford; il me semble que vous êtes un peu vieux pour une affaire aussi chaude; ni à vous, cousin d'Orléans, vous êtes trop jeune pour vous en mêler. Monsieur le cardinal, monsieur l'évêque d'évreux, il appartient à la sainteté de vos fonctions de faire la paix entre les princes; relevez ce gantelet, et allez faire sentir au comte de Crèvecœur le péché qu'il a commis en insultant un grand monarque dans sa propre cour, et en le forçant à attirer les calamités de la guerre sur son royaume et sur celui de son voisin.

Interpellé ainsi personnellement, le cardinal de La Balue alla relever le gantelet avec autant de précaution qu'on en prendrait pour toucher une vipère, tant paraissait grande son aversion pour ce symbole de guerre, et sortit sur-le-champ de l'appartement du roi pour courir après l'envoyé.

Louis promenait ses regards en silence sur le cercle de ses courtisans, dont la plupart, à l'exception de ceux que nous avons déjà nommés, étaient des hommes de basse naissance, qui devaient le haut rang auquel le roi les avait élevés dans sa maison, non à leur courage, ni à leurs exploits, mais à des talens de tout autre genre. Ils se regardaient les uns les autres, et la pâleur de leurs visages prouvait que la scène dont ils venaient d'être témoins avait fait sur eux une impression peu agréable. Louis jeta sur eux un coup d'œil de mépris, et dit à haute voix;—Quoique le comte de Crèvecœur soit présomptueux et arrogant, il faut avouer que le duc de Bourgogne a en lui un serviteur aussi hardi qu'aucun de ceux qu'un prince ait jamais chargé d'un message. Je voudrais savoir où je pourrais en trouver un, aussi fidèle pour envoyer ma réponse.

—Vous faites injure à votre noblesse française, Sire, dit Dunois. Il n'y a pas un de nous qui ne portât un défi au duc de Bourgogne, à la pointe de son épée.

—Et vous n'êtes pas plus juste, Sire, dit le vieux Crawford, à l'égard des gentilshommes Écossais qui ont l'honneur de vous servir. Ni moi, ni aucun de ceux qui servent sous mes ordres, étant de rang convenable, nous n'hésiterions à demander à cet orgueilleux envoyé compte de sa conduite. Mon bras est encore assez vigoureux pour le punir si Votre Majesté m'en accorde la permission.

—Mais Votre Majesté, ajouta Dunois, ne veut nous employer à aucun service qui puisse être honorable pour nous, pour elle et pour la France.

—Dites plutôt, Dunois, répondit le roi, que je ne veux pas céder à cette impétuosité téméraire qui, pour un vain point d'honneur de chevalier errant, vous perdrait vous-même, le trône et la France. Il n'y a pas un de vous qui ne sache combien chaque heure de paix est précieuse en ce moment pour guérir les blessures d'un pays déchiré; et cependant il n'y en a pas un qui ne fut prêt à guerroyer pour le premier conte que ferait une Bohémienne vagabonde, ou quelque demoiselle errante dont la réputation vaut à peine mieux. Mais voici La Balue, et nous espérons qu'il nous apporte des nouvelles plus pacifiques. Eh bien! monsieur le cardinal, avez-vous rendu au comte la raison et le sang-froid?

—Sire, répondit La Balue, ma tâche a été difficile. J'ai demandé à ce fier comte comment il avait osé adresser à Votre Majesté le reproche présomptueux qui a mis fin à son audience, témérité qui devait être attribuée, non à son maître, mais à sa propre insolence, et qui par conséquent le mettait à la discrétion de Votre Majesté, et l'assujettissait à tel châtiment qu'il vous plairait de lui infliger.

—Vous avez bien parlé, dit le roi; et qu'a-t-il répondu?

—Le comte, continua le cardinal, avait en ce moment le pied sur l'étrier pour monter à cheval, et en entendant ma remontrance il a tourné la tête sans changer de position. Si j'avais été à la distance de cinquante lieues, me dit-il, et que j'eusse appris que le roi de France avait fait une question humiliante pour mon prince, j'aurais à l'instant tourné la bride de mon cheval, et je serais venu décharger mon cœur en lui faisant la réponse que je viens de vous faire.

—Je vous avais dit, messieurs, dit le roi en jetant un regard autour de lui, sans montrer aucun signe de colère ni même d'émotion, que notre cousin le duc possède en Philippe de Crèvecœur un aussi digne serviteur que jamais prince ait eu à sa droite.—Mais vous l'avez déterminé à rester?

—à rester vingt-quatre heures, répondit le cardinal, et à reprendre provisoirement son gage de défi. Il est descendu à l'auberge des Fleurs-de-Lis.

—Veillez à ce qu'il soit servi et traité noblement et à nos frais, dit le roi; un tel serviteur est un joyau pour la couronne d'un prince.—Vingt-quatre heures! ajouta-t-il à voix basse en semblant se parler à lui-même et en ouvrant les yeux comme s'il eut cherché à lire dans l'avenir; vingt-quatre heures! le terme est des plus courts! Cependant vingt-quatre heures bien et habilement employées peuvent valoir l'année entière d'un agent indolent ou incapable. Allons, messieurs, en chasse! à la forêt! Cousin d'Orléans, laissez de côté cette modestie, quoiqu'elle vous aille bien, et ne vous inquiétez pas de l'air réservé de Jeanne. La Loire cessera de recevoir les eaux du Cher avant que vous cessiez de l'aimer, ajouta-t-il tandis que le malheureux prince suivait à pas lents sa fiancée. Et maintenant, messieurs, prenez vos épieux, car Allègre, mon piqueur, a reconnu un sanglier qui mettra à l'épreuve les hommes et les chiens. Dunois, prêtez-moi votre épieu et prenez le mien, car il est trop pesant pour moi; mais vous, quand vous êtes-vous plaint d'un tel défaut dans votre lance? À cheval, messieurs, à cheval! Et toute la cour partit pour la chasse.


CHAPITRE IX.

La Chasse au sanglier.

«Je cause avec l'enfance, elle est sans artifice,
«Même avec la folie ouverte et sans malice;
«Mais ne me parlez pas de ces gens soupçonneux,
«Voulant me deviner et lire dans mes yeux.»

Shakspeare. Le roi Richard.

TOUTE l'expérience que le cardinal pouvait avoir du caractère de son maître ne l'empêcha pas de commettre en cette occasion une grande faute politique. Sa vanité le porta à croire qu'il avait mieux réussi, en déterminant le comte de Crèvecœur à rester à Tours, que ne l'aurait fait tout autre négociateur employé par le roi; sachant combien Louis attachait d'importance à éloigner une guerre avec le duc de Bourgogne, il ne put s'empêcher de faire voir qu'il croyait lui avoir rendu un grand et agréable service.

Il se tint plus près de la personne du roi qu'il n'avait coutume de le faire, et tâcha d'entrer en conversation avec lui sur les événemens de la matinée.

C'était manquer de tact sous plus d'un rapport: les monarques n'aiment pas à voir leurs sujets les approcher d'un air qui semble annoncer qu'ils ont bien mérité d'eux et qu'ils veulent en arracher de la reconnaissance ou des récompenses: or, Louis, le monarque le plus jaloux de son autorité qui ait jamais existé, était particulièrement impénétrable et réservé pour quiconque semblait se prévaloir d'un service qu'il lui avait rendu, ou vouloir lire dans ses secrets. Cependant le cardinal, très-content de lui-même, et s'abandonnant à l'humeur du moment, comme cela arrive quelquefois à l'homme le plus prudent, continuait à se tenir à la droite du roi, et ramenait la conversation, toutes les fois qu'il le pouvait, sur Crèvecœur et son ambassade. C'était peut-être l'objet qui, en ce moment, occupait le plus les pensées du roi, et néanmoins c'était précisément celui dont il avait le moins envie de s'entretenir. Enfin Louis, qui l'avait écouté avec attention, quoique sans lui faire aucune réponse qui pût tendre à prolonger la conversation, fit signe à Dunois, qui était à peu de distance, de se placer à la gauche de son cheval.

—Nous sommes venus ici pour prendre de l'exercice et pour nous amuser, lui dit-il; mais le révérend père que voici voudrait nous faire tenir un conseil d'état.

—J'espère que Votre Majesté me dispensera d'y assister, répondit Dunois; je suis né pour combattre pour la France; mon cœur et mon bras sont à son service, mais ma tête n'est pas faite pour les conseils.

—Celle du cardinal n'est faite que pour cela, Dunois, répliqua le roi. Il vient de confesser Crèvecœur à la porte du château, et il nous a rapporté toute sa confession.—Ne m'avez-vous pas dit tout? ajouta-t-il en appuyant sur ce dernier mot, et en lançant sur le cardinal un regard pénétrant, qui s'échappa entre ses longs sourcils noirs, comme la lame d'un poignard brille en sortant du fourreau.

Le cardinal trembla en s'efforçant de répondre à la plaisanterie du roi, et il lui dit que, quoique son ministère lui imposât l'obligation de garder les secrets de ses pénitens en général, il n'existait pas de sigillum confessi qu'un souffle de Sa Majesté ne pût fondre.

—Et comme le cardinal, continua le roi, est disposé à nous communiquer les secrets des autres, il s'attend naturellement que je ne serai pas moins communicatif à son égard; afin d'établir entre nous cette réciprocité, il désire très-raisonnablement savoir si ces deux dames de Croye sont véritablement dans nos domaines. Nous sommes fâchés de ne pouvoir satisfaire sa curiosité, ne sachant pas nous-mêmes précisément dans quel lieu de nos états peuvent se cacher des demoiselles errantes, des princesses déguisées, des comtesses persécutées; car, grâce à Dieu et à Notre-Dame d'Embrun, nos états sont un peu trop étendus pour que nous puissions répondre aisément aux questions très-discrètes de Son éminence. Mais en supposant que ces dames fussent avec nous, Dunois, quelle réponse feriez-vous à la demande définitive de notre cousin de Bourgogne?

—Je vous le déclarerai, Sire, s'il plaît à Votre Majesté de me dire si elle veut la paix ou la guerre, répondit Dunois avec une franchise qui prenait sa source dans un caractère naturellement ouvert et intrépide, et qui, de temps à autre, plaisait beaucoup au roi; car Louis, comme tous les hommes astucieux, désirait autant voir dans le cœur des autres que cacher ce qui se passait dans le sien.

—Par saint Martin de Tours, Dunois, dit Louis, je serais aussi charmé de pouvoir te le dire que tu le serais de l'apprendre; mais je ne le sais pas encore bien moi-même. Au surplus, en supposant que je me décidasse pour la guerre, que ferais-je de cette belle, riche et jeune héritière, si elle se trouvait réellement dans mes états?

—Votre Majesté la donnerait en mariage à un de ses fidèles serviteurs, qui aurait un cœur pour l'aimer et un bras pour la défendre.

—À toi, par exemple, Dunois! Pâques-Dieu! je ne te croyais pas si politique avec toute ta franchise.

—Je ne suis rien moins que politique, Sire. Par Notre-Dame d'Orléans, j'en viens au fait tout d'un coup, et je monte sur mon cheval dès qu'il est sellé. Votre Majesté doit à la maison d'Orléans au moins un heureux mariage.

—Et je le paierai, comte. Pâques-Dieu! je le paierai. Ne voyez-vous pas ce beau couple?

En parlant ainsi, Louis lui montra le malheureux duc d'Orléans et la princesse Jeanne, qui, n'osant ni rester plus éloignées du roi, ni se séparer en sa présence, marchaient sur la même ligne, quoique leurs chevaux fussent à un intervalle de deux ou trois pas l'un de l'autre, distance que la timidité d'une part et l'antipathie de l'autre ne leur permettaient pas de diminuer, tandis que la crainte les empêchait réciproquement d'oser l'augmenter.

Dunois porta les yeux dans la direction que le roi donnait à son bras en lui parlant; et comme la position de son infortuné parent et de sa fiancée présentait à son imagination l'idée de deux chiens accouplés ensemble, mais marchant séparés l'un de l'autre autant que le leur permet la longueur de la laisse qui les accouple, il ne put s'empêcher de secouer la tête, quoique sans oser répondre autrement au tyran hypocrite.

Louis parut deviner ses pensées.—Ce sera un ménage paisible et tranquille, dit-il; je ne crois pas que les enfans leur donnent beaucoup d'embarras; mais ce n'est pas toujours un bonheur d'en avoir.

Ce fut peut-être le souvenir de son ingratitude envers son propre père, qui fit que le roi garda un instant de silence après avoir prononcé ces derniers mots, et qui changea presque en expression de repentir le sourire ironique arrêté sur ses lèvres; mais un moment après il reprit la parole sur un autre ton.

—Franchement, mon cher Dunois, malgré mon respect pour le saint sacrement du mariage, dit-il en faisant un signe de croix, plutôt que de voir le royaume déchiré comme l'Angleterre par la rivalité des prétentions légitimes à la couronne, je préférerais ne devoir à la maison d'Orléans que de braves soldats comme ton père et toi, dans les veines desquels coule le sang royal, mais sans vous en donner les droits. Le lion ne devrait jamais avoir qu'un lionceau.

Dunois soupira et garda le silence; car il savait qu'en contredisant un monarque si arbitraire, il ne pouvait que nuire aux intérêts de son parent, sans lui rendre aucun service. Cependant il ne put s'empêcher d'ajouter l'instant d'après:

—Puisque Votre Majesté a fait allusion à la naissance de mon père, je dois convenir que, mettant à part la fragilité de ses pareils, on doit le regarder comme plus heureux, plus fortuné, d'avoir été le fils de l'amour illégitime, que s'il eût été celui de la haine conjugale.

—Tu es un compagnon bien hardi, Dunois, dit le roi; de parler avec tant d'irrévérence de ce nœud sacré! mais au diable cette conversation: le sanglier est débusqué. Lâchez les chiens, au nom du bienheureux saint Hubert. Ah! ah! tra la la li râla!

Et le cor du roi fit retentir les bois de sons joyeux, tandis qu'il suivait la chasse accompagné de deux ou trois de ses gardes, parmi lesquels était notre ami Quentin Durward; et il est bon de remarquer ici que, même en se livrant avec ardeur à son divertissement favori, le roi, fidèle à son caractère caustique, trouva le moyen de s'amuser encore en tourmentant le cardinal de La Balue.

Nous avons déjà dit qu'une des faiblesses de cet homme d'état était de se regarder, malgré l'obscurité de sa naissance et son éducation bornée, comme propre à jouer le rôle d'un courtisan et d'un galant accompli. Il est très-vrai qu'il n'entrait pas dans la lice comme jadis Becket, qu'il ne levait pas de soldats comme Wolsey; mais la galanterie, à laquelle ces deux grands hommes n'avaient pas été eux-mêmes étrangers, était son étude favorite, et il affectait aussi d'être passionné pour le divertissement martial de la chasse. Cependant, quoiqu'il pût réussir auprès de certaines femmes à qui son pouvoir, sa richesse et son influence comme homme d'état paraissaient une compensation suffisante de ce qui pouvait lui manquer du côté de la tournure et des manières, les chevaux magnifiques qu'il achetait presque à tous prix étaient insensibles à l'honneur qu'ils avaient de porter un cardinal, et ne lui témoignaient pas plus de respect qu'ils n'en auraient eu pour son père le tailleur, dont il était le digne rival dans l'art de l'équitation. Le roi ne l'ignorait pas; et s'amusant tantôt à exciter son cheval, tantôt à le retenir, il finit, à force de répéter cette manœuvre, par mettre celui du cardinal, qui ne quittait pas son côté, dans une sorte de rébellion, contre son cavalier. Tout annonçait qu'ils fausseraient bientôt compagnie. Tandis que le coursier du prélat maladroit hennissait, ruait, se cabrait, le roi, qui se plaisait à le tourmenter, lui faisait diverses questions sur des affaires importantes, et lui donnait à entendre qu'il allait saisir cette occasion pour lui confier quelques-uns de ces secrets d'état que le cardinal, peu d'instans auparavant, semblait si empressé d'apprendre.

Il serait difficile d'imaginer une situation plus désagréable que celle d'un conseiller privé, obligé d'écouter son souverain et de lui répondre, tandis que chaque courbette d'un cheval qu'il ne pouvait plus gouverner le forçait à changer d'attitude, et le mettait dans une situation de plus en plus précaire. Sa longue robe violette flottait dans tous les sens, et la seule chose qui le préservât d'une chute était la profondeur de sa selle. Dunois riait sans se contraindre; le roi avait une manière à lui de jouir intérieurement de ses malices, sans en rire tout haut. Il adressait à son ministre, du ton le plus amical, des reproches sur son ardeur excessive pour la chasse, qui ne lui permettait pas de donner quelques momens aux affaires.—Mais je ne veux pas mettre plus long-temps obstacle à vos plaisirs, ajouta-t-il en s'adressant au cardinal, qui se trouvait alors très-mal à l'aise; et il lâcha la bride à son cheval.

Avant que La Balue eût pu dire un mot pour lui répondre ou pour s'excuser, son cheval, prenant le mors aux dents, partit au grand galop, et laissa bientôt derrière lui le roi et Dunois, qui suivaient d'un pas plus modéré, en jouissant de la détresse du prélat courtisan.

S'il est arrivé à notre lecteur dans son temps, comme cela nous est arrivé dans le nôtre, d'être emporté ainsi par sa monture, il se fera d'abord une idée de tout ce qu'il y avait de pénible, de dangereux et de ridicule dans une telle situation. Ces quatre jambes du quadrupède qui ne sont plus aux ordres de son cavalier, ni quelquefois même à ceux de l'animal lui-même, et qui courent avec la même rapidité que si celles de derrière avaient dessein de rejoindre celles de devant; ces deux jambes du bipède, que nous voudrions alors pouvoir appuyer sûrement sur le vert gazon, et qui ne font qu'augmenter notre détresse en pressant les flancs de notre coursier; les mains qui ont abandonné la bride pour saisir la crinière; le corps, qui, au lieu d'être droit et ferme, sur le centre de gravité, comme le vieil Angelo[41], ou penché en avant comme celui d'un jockey à Newmarket[42], est couché sur le cou du cheval, sans plus de chances pour éviter une chute que n'en aurait un sac de blé: tout contribue à rendre ce tableau assez risible pour les spectateurs, quoique celui qui le présente à leurs yeux n'ait nullement envie de rire. Mais ajoutez à cela quelque chose de singulier dans les vêtemens ou les manières de l'infortuné cavalier, un uniforme splendide, une robe ecclésiastique, quelque autre costume extraordinaire; que cette scène se passe à une course de chevaux, à une procession, à un lieu quelconque de réunion publique: si la malheureuse victime veut éviter de devenir l'objet d'un éclat de rire inextinguible, il faut qu'elle tâche de se rompre un membre ou deux en tombant, ou, ce qui serait encore plus efficace, de se faire tuer sur la place, car on ne peut acheter à meilleur marché une compassion sérieuse. En cette occasion la robe courte du cardinal, car il avait quitté sa soutane avant de partir du château, ses bas rouges, son chapeau de même couleur garni de ses longs cordons, et son air embarrassé, ajoutaient beaucoup à la gaieté que faisait naître sa gaucherie en équitation.

Le cheval, devenu complètement son maître, galopant, ou pour mieux dire volant dans une longue avenue tapissée de verdure, rencontre la meute qui poursuivait le sanglier: il renverse un ou deux piqueurs, qui ne s'attendaient guère à être chargés à l'arrière-garde; foule aux pieds plusieurs chiens, et jette la confusion dans la chasse; animé par les cris et les menaces des chasseurs, il emporte le cardinal épouvanté jusqu'au-delà du formidable animal, qui courait au grand trot, furieux et ayant les défenses couvertes d'écume.

La Balue, en se voyant si près du sanglier, poussa un cri épouvantable pour demander du secours. Ce cri, ou peut-être la vue du terrible animal, produisit un tel effet sur le coursier emporté, qu'il interrompit sa carrière, et fit si brusquement un saut de côté, que le cardinal tomba lourdement; car depuis long-temps il ne se maintenait en selle que parce que la course rapide du cheval avait toujours imprimé à son corps le même mouvement en avant.

Cette conclusion de la chasse de La Balue eut lieu si près du sanglier, que, si l'animal n'eût été en ce moment trop occupé de ses propres affaires, ce voisinage aurait pu être aussi fatal au prélat que pareil événement le fut, dit-on, à Favila, roi des Visigoths, en Espagne. Il en fut pourtant quitte pour la peur; et se traînant, aussi promptement qu'il le put, hors du chemin des chiens et des chasseurs, il vit passer toute la chasse devant lui sans que personne lui offrît la moindre assistance; car les chasseurs de cette époque n'avaient pas plus de compassion pour de tels accidens que ceux de nos jours.

Le roi, en passant, dit à Dunois:—Voilà Son éminence assez bas. Ce n'est pas un grand chasseur; quoique, comme pêcheur, il puisse le disputer à saint Pierre même quand il s'agit de pêcher un secret. Mais, pour cette fois, je crois qu'il a trouvé son homme.

Le cardinal n'entendit pas ces paroles, mais le regard méprisant dont elles furent accompagnées lui en fit deviner le sens. Le diable, dit-on, choisit pour nous tenter des occasions semblables à celle que lui offrait l'amer dépit inspiré à La Balue par l'air ironique du roi. Sa frayeur momentanée se dissipa, dès qu'il fut assuré qu'il ne s'était pas blessé en tombant; mais sa vanité mortifiée et sa rancune contre Louis exercèrent sur lui une influence qui fut de plus longue durée.

Toute la chasse avait passé, quand un cavalier, qui semblait moins partager cet amusement qu'en être spectateur, s'avança avec une couple d'hommes à sa suite, et témoigna beaucoup de surprise en trouvant le cardinal à pied, seul, sans cheval, et dans un désordre qui annonçait clairement la nature de l'accident qui lui était arrivé. Mettre pied à terre, lui offrir obligeamment son assistance, ordonner à un de ses gens de descendre d'un palefroi doux et tranquille pour le céder au cardinal, exprimer son étonnement que les usages de la cour de France permissent d'abandonner aux périls de la chasse et de délaisser au moment du besoin le plus distingué de ses hommes d'état; tels furent les secours et les consolations qu'une rencontre si étrange mit Crèvecœur à même d'offrir au cardinal démonté; car c'était l'ambassadeur bourguignon lui-même qui était survenu.

Il trouva La Balue dans un moment fort opportun et dans des dispositions favorables pour faire sur sa fidélité quelques-unes de ces tentatives auxquelles on sait que le ministre eut la faiblesse criminelle de ne savoir pas résister. Déjà, dans la matinée, il s'était passé entre eux, comme le caractère méfiant de Louis le lui avait fait soupçonner, certaines choses que le cardinal n'avait pas osé rapporter à son maître; il avait écouté avec une oreille satisfaite l'assurance que lui avait donnée le comte de l'estime infinie que le duc de Bourgogne avait conçue pour sa personne et pour ses talens; il n'avait pu se défendre d'un mouvement de tentation, en entendant Crèvecœur parler de la munificence de son maître et des riches bénéfices qu'il avait à sa disposition en Flandre. Toutefois ce ne fut qu'après avoir été irrité par les événemens que nous venons de rapporter, et avoir vu sa vanité si cruellement mortifiée, qu'il résolut, dans un fatal moment, de prouver que nul ennemi ne peut être aussi dangereux que l'ami et le confident qu'on a offensé.

En cette occasion, il se hâta d'engager Crèvecœur à se séparer de lui, de peur qu'on ne les vît ensemble; mais il lui donna un rendez-vous, pour le soir, à l'abbaye de Saint-Martin de Tours, après vêpres, et ce fut d'un ton qui convainquit le Bourguignon que son maître venait d'obtenir un avantage qu'il aurait à peine osé espérer.

Cependant Louis, qui, quoique le prince le plus politique de son temps, n'en cédait pas moins fréquemment à ses goûts et à ses passions, suivait avec ardeur la chasse du sanglier, et elle était alors au moment le plus intéressant: il était arrivé qu'un marcassin, ou pour mieux dire un sanglier de deux ans, avait traversé la voie de l'animal poursuivi; les chiens, mis en défaut, avaient suivi cette nouvelle trace, et il n'y avait que deux ou trois paires de vieux chiens, parfaitement exercés, qui fussent restés sur la bonne piste; enfin tous les chasseurs s'étaient laissé dévoyer. Le roi vit avec une secrète satisfaction Dunois prendre le change aussi-bien que les autres, et jouit d'avance du plaisir de triompher d'un chevalier accompli dans l'art de la vénerie, art regardé alors comme presque aussi glorieux que celui de la guerre.

Louis était bien monté, il suivait de très-près les chiens, qui n'avaient pas perdu la voie; et quand le sanglier se retourna, sur un terrain marécageux, pour opposer une dernière résistance à ses ennemis, le roi se trouvait seul près de l'animal furieux.

Louis montra toute la bravoure et toute l'habileté d'un chasseur expérimenté; car, sans s'inquiéter du péril, il courut sur le sanglier qui se défendait contre les chiens en écumant de rage, et le frappa de son épieu. Mais son cheval ne s'était approché qu'avec un mouvement de crainte, et le coup ne put être assez bien appliqué pour tuer l'animal ou le mettre hors de combat. Nul effort ne put déterminer le coursier effrayé à une seconde charge; de sorte que le roi, mettant pied à terre, s'avança seul contre le sanglier, tenant à la main une de ces épées courtes, droites, pointues et bien affilées, dont les chasseurs se servent en pareilles rencontres. L'animal courroucé oublia les chiens pour se précipiter sur ce nouvel ennemi, tandis que le roi, s'arrêtant de pied ferme, dirigea son fer de manière à l'enfoncer dans la gorge du sanglier, ou plutôt dans la poitrine, sous l'omoplate, auquel cas le poids et l'impétuosité de la bête féroce n'auraient servi qu'à accélérer sa destruction. Malheureusement l'humidité du sol fit que le pied du roi glissa à l'instant même où il allait accomplir cette manœuvre délicate et dangereuse; la pointe de son épée rencontrant la cuirasse de soies hérissées qui garnissait l'épaule de l'animal, la dépassa sans lui faire de blessure, et Louis tomba étendu par terre. Cette chute fut pourtant assez heureuse pour le monarque; car elle fit que le sanglier, qui avait dirigé un coup de boutoir contre sa cuisse, manqua son but à son tour et ne fit que déchirer le pan de son habit de chasse. L'impétuosité de sa course l'emporta d'abord, mais il ne tarda point à revenir sur ses pas pour attaquer de nouveau le roi à l'instant où il se relevait; et la vie de Louis se trouvait dans le plus grand danger, lorsque Quentin Durward, que la lenteur de son cheval avait retenu en arrière, mais qui avait reconnu et suivi le son du cor du roi, arriva dans ce moment critique, et perça l'animal d'un coup d'épieu.

Le roi, qui s'était relevé pendant ce temps, vint à son tour au secours de Durward, et acheva le sanglier en lui enfonçant son épée dans la gorge. Avant de dire un seul mot à Quentin, il mesura la longueur de l'animal abattu, non-seulement par le nombre des pas, mais en calculant les pieds et les pouces; il essuya la sueur qui coulait de son front et le sang qui souillait ses mains, ôta son chapeau de chasse, le plaça sur un buisson, et adressa dévotement une prière aux petits saints de plomb qui le couvraient. Regardant ensuite Durward:—Est-ce toi, mon jeune Écossais? lui dit-il: tu as bien commencé ton cours de chasse; et maître Pierre te doit un aussi bon déjeuner que celui qu'il t'a donné là-bas aux Fleurs-de-lis. Eh bien! pourquoi ne parles-tu pas! As-tu perdu toute ta fougue et ton feu, à la cour, qui en donne aux autres?

Le jeune Quentin, Écossais fin et adroit si jamais il en fut, avait trop de prudence pour profiter de la dangereuse familiarité qui semblait lui être accordé. Il répondit brièvement, mais en termes choisis, que, s'il pouvait se permettre d'adresser la parole à Sa Majesté, ce ne serait que pour la supplier de lui pardonner la hardiesse rustique avec laquelle il s'était conduit lorsqu'il ne connaissait pas son rang élevé.

—Bon, bon! dit le roi, je te pardonne ta hardiesse en faveur de ton audace et ta malice. J'ai admiré comme tu as deviné à peu près juste quelle était la profession de mon compère Tristan. Depuis ce temps, il t'a presque servi un plat de son métier, à ce que j'ai appris. Je te conseille de prendre garde à lui: c'est un homme méchant qui trafique en bracelets un peu durs et en colliers bien serrés. Aide-moi à monter à cheval. Tu me plais, et je veux te faire du bien. Ne compte sur personne que sur moi, pas même sur ton oncle, ni sur lord Crawford; et ne parle à qui que ce soit du secours que tu m'as apporté si à propos dans ma rencontre avec ce sanglier; car celui qui se vante d'avoir secouru un roi dans un cas si urgent, doit compter que le plaisir de se vanter sera toute sa récompense.

Alors le roi sonna du cor, et ce son amena bientôt près de lui Dunois et plusieurs autres chasseurs dont il reçut les complimens sur la mort de ce noble animal, sans se faire scrupule de s'approprier une plus grande part de cette gloire qu'il ne lui en appartenait véritablement: car il parla de l'assistance du jeune Durward aussi légèrement qu'un chasseur qui se vante du nombre de pièces de gibier qu'il rapporte dans sa gibecière, parle de celle du garde qui l'a aidé à les abattre. Il ordonna ensuite à Dunois de faire porter le sanglier aux moines de Saint-Martin de Tours, pour qu'ils s'en régalassent les jours de fête, et qu'ils se souvinssent du roi dans leurs prières.

—Et qui a vu Son éminence le cardinal? demanda Louis. Il me semble que c'est manquer de politesse, et montrer peu d'égards pour la sainte église, que de le laisser à pied dans cette forêt.

—Si Votre Majesté me le permet, dit Durward, qui vit que tout le monde gardait le silence, je lui dirai que j'ai vu Son éminence sortir de la forêt, montée sur un cheval qu'on lui avait prêté.

—Le ciel prend soin de ceux qui lui appartiennent, dit le roi. Allons, messieurs, partons; nous ne chasserons pas davantage aujourd'hui. Sir écuyer, ajouta-t-il en s'adressant à Quentin, donnez-moi mon couteau de chasse: je l'ai laissé tomber près du sanglier. Marchez en avant, Dunois; je vous suis dans un instant.

Louis, dont les mouvemens les moins importans en apparence étaient souvent calculés comme des stratagèmes de guerre, se procura ainsi l'occasion de dire un mot à Durward en particulier.

—Mon brave Écossais, lui dit-il, tu as des yeux, à ce que je vois. Peux-tu me dire qui a donné un cheval au cardinal? Quelque étranger, sans doute; car mes courtisans, m'ayant vu passer devant lui sans m'arrêter, ne se seront sûrement pas pressés de lui rendre ce service.

—Je n'ai vu qu'un instant ceux qui ont rendu ce bon office à Son éminence, Sire, répondit Quentin; car j'avais eu le malheur d'être jeté à bas de cheval, et je faisais hâte pour me trouver à mon poste; mais je crois que c'était l'ambassadeur de Bourgogne et ses gens.

—Ah, dit Louis, fort bien: eh bien! soit, le roi de France est en état de faire leur partie.

Il ne se passa plus rien de remarquable ce jour-là, et le roi rentra au château avec sa suite.


CHAPITRE X.

La Sentinelle

«D'où nous viennent ces sons? de la terre ou de l'air?»
SHAKSPEARE. La Tempête.

«J'écoutais! mon oreille aussitôt fut ravie
«Par des sons qui pourraient aux morts rendre la vie.»

MILTON. Comus.

QUENTIN était à peine rentré dans sa petite chambre pour y faire à son costume quelques changemens indispensables, que son digne oncle vint lui demander des détails sur ce qui lui était arrivé pendant la chasse.

Le jeune homme, qui ne pouvait s'empêcher de penser que le bras de Ludovic valait probablement mieux que son jugement, eut soin, en lui répondant, de laisser le roi en pleine possession de la victoire qu'il avait paru vouloir s'approprier exclusivement. Le Balafré lui répondit en faisant le détail de la manière bien supérieure dont il se serait conduit en pareilles circonstances; et il ajouta, quoique avec douceur, quelques reproches sur le peu d'empressement qu'il avait mis pour courir au secours du roi, lorsque sa vie pouvait être en danger. Le jeune homme eût assez de prudence, en lui répliquant, pour ne chercher à se justifier qu'en alléguant que, d'après toutes les règles de la chasse, il n'était pas honnête de frapper l'animal attaqué par un autre chasseur, à moins que celui-ci ne demandât assistance. Cette discussion était à peine finie, que Quentin eut lieu de s'applaudir de sa réserve. On frappa légèrement à la porte; elle fut ouverte, et Olivier le Dain, ou le Mauvais, ou le Diable, car il était connu sous ces trois noms, entra dans l'appartement.

Nous avons déjà fait, du moins quant à l'extérieur, la description de cet homme habile, mais sans principes. Son allure et ses manières pouvaient être assez heureusement comparées à celles du chat domestique, qui, couché et en apparence endormi, ou traversant l'appartement à pas lents, furtifs et timides, n'en est pas moins occupé à guetter le trou de quelque malheureuse souris, et, se frottant avec un air de confiance contre ceux dont il désire que la main le flatte, saute sur sa proie un moment après, et égratigne peut-être celui-là même qu'il vient de caresser.

Olivier entra, arrondissant les épaules d'un air humble et modeste, et salua le Balafré avec tant de civilité, que tout témoin de cette entrevue n'aurait pu s'empêcher d'en conclure qu'il venait solliciter une faveur de l'archer Écossais. Il félicita Lesly sur l'excellente conduite de son neveu pendant la chasse, et ajouta qu'elle avait attiré l'attention particulière du roi. Il fit une pause à ces mots, et resta les yeux baissés, les soulevant seulement de temps en temps pour jeter un regard à la dérobée sur Quentin, tandis que le Balafré disait que le roi avait été fort malheureux de ne pas l'avoir près de lui au lieu de son neveu, attendu qu'il aurait incontestablement percé le sanglier d'un bon coup d'épieu, tandis qu'il apprenait, autant qu'il en pouvait juger, que Quentin en avait laissé tout l'embarras à Sa Majesté:—Mais, ajouta-t-il, cela servira de leçon à Sa Majesté pour tout le reste de sa vie, et lui apprendra à monter un homme de ma taille sur un meilleur coursier. Comment mon cheval flamand, espèce de montagne, aurait-il pu suivre le coursier normand de Sa Majesté? et cependant ce n'était pas faute de lui labourer les flancs à coups d'éperons. Cela est fort mal vu, monsieur Olivier, et vous devriez faire une représentation à ce sujet à Sa Majesté.

M. Olivier ne répondit à cette observation qu'en adressant à l'intrépide archer un de ces regards lents et équivoques, qui, accompagnés d'un léger mouvement de la main d'un côté, et de la tête de l'autre, peuvent être interprétés, soit comme un assentiment à ce qu'on vient d'entendre, soit comme une invitation à ne pas en dire davantage sur ce sujet. Le coup d'œil qu'il jeta ensuite sur le jeune écuyer était plus vif, plus observateur, et il lui dit avec un sourire dont l'expression était difficile à interpréter:—Ainsi donc, jeune homme, c'est l'usage en écosse de laisser vos princes en danger, faute de secours, dans les occasions comme celle qui s'est présentée ce matin?

—Notre usage, répondit Quentin, déterminé à ne pas jeter plus de jour sur cet objet, est de ne pas intervenir mal à propos dans les honorables amusemens de nos rois, quand ils peuvent se tirer d'affaire sans notre aide. Nous pensons qu'un prince à la chasse doit courir la même chance que tout autre, et qu'il n'y va que pour cela. Que serait la chasse sans fatigue et sans danger?

—Vous entendez ce jeune fou! dit son oncle; il est toujours le même. Il a toujours une réponse prête, une raison à donner pour tout ce qu'il fait. Je ne sais où il a pêché ce talent; car, quant à moi, je n'ai jamais pu rendre raison d'aucune action de ma vie, si ce n'est de celle de manger quand j'ai faim, de faire l'appel de ma troupe, et d'autres devoirs semblables.

—Et je vous prie, mon digne monsieur, dit le barbier royal en soulevant à demi ses paupières pour le regarder, quelle raison donnez-vous pour faire l'appel de votre troupe?

—L'ordre de mon capitaine, répondit le Balafré. Par saint Gilles! je n'en connais pas d'autre raison. S'il le donnait à Tyrie ou à Cunningham, il faudrait qu'ils le fissent de même.

—C'est une cause finale tout-à-fait militaire, dit Olivier. Mais, monsieur Lesly, vous serez sans doute charmé d'apprendre que Sa Majesté est si loin d'avoir le moindre mécontentement de la manière dont votre neveu s'est conduit ce matin, qu'elle l'a choisi pour lui donner aujourd'hui un devoir à remplir.

—L'a choisi! s'écria le Balafré du ton de la plus grande surprise; vous voulez dire m'a choisi?

—Je veux dire précisément ce que je dis, répliqua le barbier avec beaucoup de douceur, mais d'un ton positif. Le roi a des ordres à donner à votre neveu.

—Comment! s'écria le Balafré, pourquoi? comment se fait-il? par quelle raison Sa Majesté choisit-elle un enfant de préférence à moi?

—Je ne puis vous donner de meilleures raisons, monsieur Lesly, répondit Olivier, que celle que vous m'alléguiez vous-même tout à l'heure: tel est l'ordre de Sa Majesté. Mais si je puis me permettre de faire une conjecture, c'est peut-être que Sa Majesté a une mission à donner qui convient mieux à un jeune homme comme votre neveu, qu'à un guerrier expérimenté comme vous l'êtes. En conséquence, jeune homme, préparez vos armes et suivez-moi. Prenez une arquebuse, car vous allez remplir les fonctions de sentinelle.

—De sentinelle! répéta l'oncle. êtes-vous bien sûr que vous ne vous trompez pas, monsieur Olivier? La garde des postes de l'intérieur n'a jamais été confiée qu'à ceux qui, comme moi, ont servi douze ans dans notre honorable corps.

—Je suis tout-à-fait certain des intentions de Sa Majesté, répondit Olivier; et je ne dois pas tarder plus long-temps à les remplir. Ayez la bonté d'aider votre neveu à se préparer pour son service.

Le Balafré, qui n'était ni envieux ni jaloux, s'empressa d'aider Quentin à s'équiper et à s'armer; et il lui donnait en même temps des instructions sur la manière dont il devait se conduire quand il serait sous les armes, s'interrompant de temps en temps pour mêler à ses leçons une interjection de surprise sur ce qu'une telle bonne fortune arrivait si promptement à un si jeune homme.

—Jamais on n'a vu pareille chose dans la garde écossaise, dit-il, pas même en ma faveur; mais il va sans doute être en faction près des paons et des perroquets des Indes dont l'ambassadeur de Venise a fait présent au roi tout récemment. Ce ne peut être autre chose; et ce service ne pouvant convenir qu'à un jeune homme sans barbe, ajouta-t-il, en relevant ses moustaches, je suis charmé que le choix de Sa Majesté soit tombé sur mon beau neveu.

Doué d'un esprit vif et subtil, et d'une imagination ardente, Quentin attacha beaucoup plus d'importance à l'ordre qu'il venait de recevoir, et son cœur battit de joie à l'idée d'une distinction qui lui promettait un avancement rapide. Il résolut d'épier avec soin les discours et jusqu'aux gestes de son conducteur; car il soupçonnait qu'en certain cas, du moins, il fallait les interpréter par les contraires, comme on dit que les devins expliquent les songes. Il ne pouvait que se féliciter d'avoir gardé le plus profond secret sur les événemens de la matinée; et il prit une détermination qui, vu son âge, annonçait beaucoup de prudence: c'était d'enchaîner ses pensées dans son cœur, et de tenir sa langue dans un assujettissement complet, tant qu'il respirerait l'air dans cette cour mystérieuse. Son équipement fut bientôt terminé, et suivant Olivier le Dain, il sortit de la caserne, l'arquebuse sur l'épaule; car quoique la garde écossaise conservât le nom d'archers, elle avait substitué de bonne heure les armes à feu à l'arc, qui n'avait jamais été l'arme favorite de l'écosse.

Son oncle le suivit long-temps des yeux, d'un air qui annonçait un mélange d'étonnement et de curiosité; et quoique ni l'envie ni les sentimens honteux qu'elle engendre n'eussent part à ses réflexions, il lui semblait que la faveur accordée à son neveu, dès le premier jour de son service, offensait un peu sa propre importance, et cette idée ne laissait pas de diminuer le plaisir qu'il en ressentait.

Il branla gravement la tête, ouvrit un buffet, y prit une grande bottrine de vin vieux, la secoua pour s'assurer si le contenu ne commençait pas à baisser, en remplit un verre, le vida d'un seul trait, et s'assit, le dos bien appuyé, dans un grand fauteuil en bois de chêne. Ayant alors branlé la tête une seconde fois, il paraît qu'il trouva un tel soulagement dans ce mouvement d'oscillation, semblable à celui du jouet d'enfant qu'on nomme un mandarin, qu'il le continua jusqu'à ce qu'il tombât dans un assoupissement dont il ne fut tiré que par le signal ordinaire du dîner.

Ayant laissé son oncle libre de se livrer à ses sublimes méditations, Quentin Durward suivit son guide Olivier le Dain, qui, sans traverser aucune cour, le conduisit par des passages, les uns voûtés, les autres exposés en plein air, par des escaliers, des galeries et des corridors, tous communiquant les uns aux autres au moyen de portes secrètes, placées aux endroits où on les aurait le moins soupçonnées. De là, il le fît entrer dans une grande et spacieuse galerie, décorée d'une tapisserie plus antique que belle, et de quelques tableaux de ce style de peinture dur et froid appartenant à l'époque qui précéda immédiatement celle où les arts brillèrent tout à coup d'un éclat si grand. Ils étaient censés représenter les paladins de Charlemagne, qui figurent d'une manière si distinguée dans l'histoire romanesque de la France; et comme le célèbre Roland, avec sa stature de géant, en était le personnage le plus remarquable, on avait nommé cet appartement la galerie de Roland.

—Vous allez rester ici en sentinelle, dit Olivier à voix basse, comme s'il eût pensé que les monarques et les guerriers représentés autour de lui pourraient armer d'une expression de courroux leurs traits austères en l'entendant élever la voix, ou comme s'il eût craint d'éveiller les échos qui sommeillaient dans les voûtes sculptées et les ornemens gothiques de ce vaste et sombre appartement.

—Quelle est ma consigne? Quel est le mot d'ordre? demanda Durward sans élever la voix plus haut que ne l'avait fait Olivier.

—Votre arquebuse est-elle chargée? lui demanda le barbier sans répondre à ses questions.

—Cela sera bientôt fait, répondit Quentin; et ayant chargé son arme, il alluma la mèche aux restes d'un feu presque éteint, dans une immense cheminée d'une telle dimension, qu'on aurait pu la prendre pour un cabinet ou une chapelle gothique dépendant de cette galerie.

Pendant ce temps, Olivier lui dit qu'il ne connaissait pas encore un des principaux privilèges du corps dans lequel il servait, et qui était de recevoir des ordres directs du roi ou du grand connétable, sans qu'ils fussent transmis par la bouche des officiers.—Vous êtes placé ici, jeune homme, ajouta-t-il, par ordre de Sa Majesté, et vous ne tarderez pas à savoir pourquoi vous y avez été appelé. En attendant, vous allez vous mettre en faction dans cette galerie. Vous pouvez vous promener ou rester en place, comme bon vous semblera; mais vous ne devez ni vous asseoir ni quitter un instant votre arme. Il ne vous est permis ni de siffler, ni de chanter; mais vous pouvez, si vous le voulez, murmurer quelques prières de l'église, ou même fredonner quelques chansons décentes, pourvu que ce soit à voix basse. Adieu, et soyez attentif à tout surveiller.

—à tout surveiller! pensa le jeune soldat pendant que son guide s'éloignait sans bruit, de ce pas furtif qui lui était habituel, et en le voyant disparaître par une porte latérale, cachée sous la tapisserie.—Et sur qui, sur quoi dois-je exercer ma surveillance? Je ne vois pas d'apparence que je trouve ici d'autres ennemis à combattre que quelque rat et quelque chauve-souris, à moins que ces sombres et antiques portraits ne s'animent pour venir me troubler dans ma faction. N'importe, c'est mon devoir, à ce qu'il paraît, et il faut l'exécuter.

Ayant ainsi formé l'énergique résolution de remplir son devoir à la rigueur, il essaya d'abréger le temps en chantant à voix basse quelques-unes des hymnes qu'il avait apprises dans le couvent où il avait trouvé un asile après la mort de son père, reconnaissant en même temps que, sauf le changement du froc de novice en un bel uniforme militaire, tel que celui qu'il portait alors, sa promenade dans une galerie d'un château royal de France ressemblait beaucoup à celle dont il s'était dégoûté dans la solitude monastique d'Aberbrothock.

Bientôt, comme pour se convaincre qu'il n'appartenait plus au cloître, mais au monde, il se mit à chanter, assez bas pour ne pas excéder la permission qui lui avait été donnée, quelques-unes des anciennes ballades que lui avait apprises le vieux joueur de harpe de sa famille: telles que la Défaite des Danois à Aberlemno et à Forres; le Meurtre du roi Duffus à Forfar, et d'autres lais ou sonnets énergiques relatifs à l'histoire de son pays, et particulièrement à celle du canton qui l'avait vu naître. Il passa ainsi un temps assez considérable, et il était plus de deux heures après midi quand l'appétit de Quentin lui rappela que, si les bons pères d'Aberbrothock exigeaient strictement sa présence aux heures des offices de l'église, ils n'étaient pas moins ponctuels à l'avertir de celles des réfections; au lieu que, dans l'intérieur d'un château royal, après avoir passé la matinée à la chasse, et être resté trois ou quatre heures en faction, il lui semblait que personne ne songeait qu'il devait naturellement être pressé de dîner.

Il existe pourtant dans les sons harmonieux un charme qui peut calmer le sentiment d'impatience que Quentin éprouvait en ce moment. Aux deux extrémités opposées de la galerie étaient deux grandes portes ornées de lourdes architraves qui donnaient probablement entrée dans différentes suites d'appartemens auxquels la galerie servait de communication. Tandis que notre héros se promenait solitairement d'une de ces portes à l'autre, limite de sa faction, il fut surpris par les sons d'une musique délicieuse qui se firent entendre tout à coup, et qui, du moins dans son imagination, parurent produits par le même luth et par la même voix qui l'avaient enchanté la veille. Tous ses rêves du jour précédent, et dont le souvenir s'était affaibli par suite des événemens plus que sérieux qui lui étaient arrivés ensuite, se présentèrent à son esprit plus vivement que jamais, et prenant en quelque sorte racine sur la place d'où son oreille pouvait le plus facilement s'enivrer de ces accens mélodieux, l'arquebuse sur l'épaule, la bouche à demi ouverte, et dans l'attitude de l'attention la plus vive, il semblait la statue d'une sentinelle plutôt qu'un être animé, et n'avait plus d'autre idée que celle de saisir chaque son au passage. Ces sons délicieux ne se faisaient entendre que par intervalles. Ils languissaient, se ralentissaient, cessaient entièrement, et se renouvelaient de temps en temps après un silence dont la durée était irrégulière. Mais la musique, de même que la beauté, n'en est souvent que plus séduisante, ou du moins plus intéressante à l'imagination, quand elle ne déploie ses charmes que par intervalles, et qu'elle laisse à la pensée le soin de remplir le vide occasionné par la distance; d'ailleurs Quentin, pendant les intervalles de l'enchantement qu'il éprouvait, avait encore de quoi se livrer à ses rêveries. D'après le rapport des camarades de son oncle, et la scène qui s'était passée dans la salle d'audience, il ne pouvait plus douter que la sirène qui avait ainsi charmé ses, oreilles ne fut, non la fille ou la parente d'un vil cabaretier, comme il l'avait profanement supposé, mais l'infortunée comtesse déguisée, pour la cause de laquelle les rois et les princes étaient sur le point de prendre les armes et de lever la lance. Cent idées bizarres, auxquelles se livrait aisément un jeune homme entreprenant et romanesque, dans un siècle romanesque et entreprenant, effacèrent à ses yeux la scène réelle où il figurait, et y substituèrent leurs propres illusions; mais elles se dissipèrent tout à coup lorsqu'il sentit une main saisir brusquement son arme; une voix dure lui cria en même temps à l'oreille:—Pâques-Dieu! sire écuyer, il me semble que vous montez votre garde en dormant!

C'était la voix monotone, mais imposante et ironique, de maître Pierre; et Quentin, rappelé soudainement à lui-même, fut saisi de honte et de crainte en voyant qu'il avait été tellement absorbé dans sa rêverie qu'il ne s'était pas aperçu que le roi, entré probablement sans bruit par une porte secrète, et se glissant le long du mur, ou derrière la tapisserie, s'était assez approché de lui pour s'emparer de son arme.

Dans sa surprise, son premier mouvement avait été de dégager son arquebuse par une secousse violente, qui fit reculer le roi de quelques pas. à ce mouvement irréfléchi succéda la crainte qu'en cédant à cet instinct, comme on peut l'appeler, qui porte un homme brave à résister à une tentative qu'on fait pour le désarmer, il n'eût aggravé, en luttant ainsi contre le roi, le mécontentement que Louis devait avoir conçu en voyant la négligence avec laquelle il montait sa garde. Plein de cette idée, il reprit son arquebuse, presque sans savoir ce qu'il faisait; et l'appuyant sur son épaule, il resta immobile devant le monarque, qu'il avait lieu de croire mortellement offensé.

Louis, dont les dispositions tyranniques prenaient leur source moins dans une férocité naturelle et dans un caractère cruel, que dans une politique jalouse et soupçonneuse, avait pourtant sa bonne part de cette sévérité caustique qui aurait fait de lui un despote dans la conversation, s'il n'eût été qu'un particulier, et il semblait toujours jouir des inquiétudes qu'il causait dans des occasions semblables. Il ne poussa pourtant pas son triomphe trop loin, car il se contenta de dire à Durward:—Le service que tu nous as rendu ce matin est plus que suffisant pour faire excuser une négligence dans un si jeune soldat. As-tu dîné?

Quentin, qui s'attendait à être envoyé au grand prévôt plutôt qu'à recevoir un tel compliment, répondit négativement avec humilité.

—Pauvre garçon! dit Louis d'un ton plus doux que de coutume, c'est la faim qui l'a assoupi. Je sais que ton appétit est un loup, continua-t-il, et je te sauverai d'une bête féroce, comme tu m'as sauvé d'une autre. Tu as été discret dans cette affaire, et je t'en sais bon gré. Peux-tu tenir encore une heure sans manger?

—Vingt-quatre, Sire, répondit Durward, ou je ne serais pas un véritable Écossais.

—Je ne voudrais pas pour un autre royaume, répliqua le roi, être le pâté que tu rencontrerais après un tel jeûne. Mais il s'agit en ce moment, non de ton dîner, mais du mien. J'admets à ma table aujourd'hui, et tout-à-fait en particulier, le cardinal de La Balue, et cet envoyé bourguignon, ce comte de Crèvecœur, et,... il pourrait se faire que... Le diable a fort à faire quand des ennemis se réunissent sur le pied de l'amitié.

Il s'interrompit, garda le silence d'un air sombre et pensif.

Comme le roi ne semblait pas se disposer à reprendre la parole, Quentin se hasarda enfin à lui demander quels devoirs il aurait à remplir en cette circonstance.

—Rester en faction au buffet avec ton arquebuse chargée, répondit le roi, et s'il y a quelque trahison, faire feu sur le traître.

—Quelque trahison, Sire! s'écria Durward, dans un château si bien gardé!

—Tu le crois impossible, dit le roi sans paraître offensé de sa franchise; mais notre histoire a prouvé que la trahison peut s'introduire par le trou que fait une vrille.—La trahison prévenue par des gardes?—Jeune insensé! Sed quis custodiat ipsos custodes? Qui me garantira contre la trahison de ces mêmes gardes?

—L'honneur Écossais, Sire, répondit Quentin avec hardiesse.

—Tu as raison. Cette réponse me plaît. Elle est vraie, dit Louis avec un ton d'enjouement; l'honneur Écossais ne s'est jamais démenti, et c'est pourquoi j'y mets ma confiance. Mais la trahison... Et reprenant son air sombre, il se promena dans l'appartement, d'un pas irrégulier, et ajouta:—Elle s'assied a nos banquets; elle brille dans nos coupes; elle porte la barbe de nos conseillers; elle affecte le sourire de nos courtisans et la gaieté maligne de nos bouffons: par-dessus tout, elle se cache sous l'air amical d'un ennemi réconcilié. Louis d'Orléans se fia à Jean de Bourgogne; il fut assassiné dans la rue Barbette. Jean de Bourgogne se fia au parti d'Orléans; il fut assassiné sur le pont de Montereau. Je ne me fierai à personne, à personne: écoute-moi, j'aurai l'œil sur cet insolent Bourguignon, et aussi sur ce cardinal, que je ne crois pas trop fidèle sujet. Si je dis: écosse, en avant! fais feu sur Crèvecœur, et qu'il meure sur la place!

—C'est mon devoir, dit Quentin, la vie de Votre Majesté se trouvant en danger.

—Certainement, ajouta le roi, je ne l'entends pas autrement. Quel fruit retirerais-je de la mort d'un insolent soldat? Si c'était le connétable de Saint-Pol... Il fit une nouvelle pause comme s'il eût craint d'avoir dit un mot de trop, et reprit ensuite la parole en souriant:—Notre beau-frère, Jacques d'écosse, Durward, votre roi Jacques, poignarda Douglas pendant qu'il lui donnait l'hospitalité dans son château royal de Skirling[43].

—De Stirling, s'il plaît à Votre Majesté, répondit Quentin; et ce fut un acte dont il ne résulta pas grand bien.

—Appelez-vous ce château Stirling? dit le roi sans vouloir paraître faire attention à ce que Quentin avait ajouté. Stirling soit; le nom n'y fait rien. Au surplus, je ne veux aucun mal à ces gens-ci: je n'y trouverais aucun avantage. Mais ils peuvent avoir à mon égard des projets moins innocens, et, en ce cas, je compte sur ton arquebuse.

—Je serai prompt au signal, Sire, mais cependant...

—Vous hésitez! Parlez! je vous le permets. Des gens comme vous peuvent quelquefois donner un avis utile.

—Je voulais seulement prendre la liberté de dire que, Votre Majesté ayant lieu de se méfier de ce Bourguignon, je suis surpris que vous l'admettiez si près de votre personne, et tellement en particulier.

—Soyez tranquille, sire écuyer, il y a des dangers qui s'évanouissent quand on les brave, et qui deviennent certains et inévitables quand on laisse voir qu'on les craint. Quand je m'avance hardiment vers un chien qui gronde, et que je le caresse, il y a dix à parier contre un que je lui rendrai sa bonne humeur; mais si je lui montre qu'il me fait peur, il s'élancera sur moi et me mordra. Je serai franc avec toi, Quentin: il m'importe de ne pas renvoyer cet homme à son maître impétueux, avec le ressentiment dans l'âme; et je consens à courir quelque risque, parce que je n'ai jamais craint d'exposer ma vie pour le bien de mon royaume. Suis-moi.

Louis fit passer le jeune écuyer, pour lequel il semblait avoir conçu une affection toute particulière, par la porte dérobée, et dit en la lui montrant:—Celui qui veut réussir à la cour a besoin de connaître les guichets et les escaliers secrets, même les trappes et les pièges des palais des rois, aussi-bien que les grandes entrées et les portes à deux battans.

Après avoir parcouru un long labyrinthe de passages et de corridors, le roi entra dans une petite salle voûtée où une table à trois couverts était préparée pour le dîner. L'ameublement en était si simple, qu'il pouvait passer pour mesquin. Un buffet sur lequel étaient placées quelques pièces de vaisselle d'or et d'argent, était la seule chose qui annonçât qu'on était dans le palais d'un roi, Louis assigna à Durward son poste derrière ce meuble, qui le cachait entièrement; et après s'être assuré, en se plaçant dans diverses parties de la salle, qu'on ne pouvait l'apercevoir, il lui donna ses dernières instructions. Souviens-toi des mots écosse, en avant! Dès que je les prononcerai, renverse le buffet, ne t'inquiète ni des coupes ni des gobelets, et fais feu sur Crèvecœur d'une main sûre. Si tu manques ton coup, tombe sur lui le couteau à la main. Olivier et moi nous nous chargerons du cardinal. à ces mots il donna un coup de sifflet, et ce signal fit paraître Olivier, qui était premier valet de chambre aussi-bien que barbier du roi, et qui, dans le fait, remplissait près de ce prince toutes les fonctions qui concernaient immédiatement sa personne. Il arriva, suivi de deux hommes âgés, seuls domestiques qui servirent à table. Dès que le roi se fut assis, les deux convives furent admis, et Quentin, quoique invisible pour eux, était placé de manière à ne perdre aucun des détails de cette entrevue.

Louis les reçut avec une cordialité que Durward eut beaucoup de difficulté à concilier avec les ordres qui lui avaient été donnés et avec le motif qui l'avait fait placer en sentinelle derrière ce buffet avec une arme de mort. Non-seulement le roi paraissait étranger à toute espèce de crainte, mais on aurait même pu supposer que les deux individus auxquels il avait fait l'honneur d'accorder une place à sa table, étaient ceux à qui il pouvait le plus justement accorder une confiance sans réserve, et à qui il voulait témoigner le plus d'estime. Il y avait dans ses manières une extrême dignité, et en même temps beaucoup de courtoisie. Si tout ce qui l'entourait, et même ses vêtemens, offrait moins de luxe que les plus petits princes du royaume n'en déployaient dans les solennités, ses discours et ses gestes annonçaient un puissant monarque dans un moment de condescendance. Quentin était tenté de supposer, ou que la conversation qu'il avait eue auparavant avec Louis était un rêve, ou que le respect et la soumission du cardinal, et l'air franc, ouvert et loyal du brave Bourguignon, avaient entièrement dissipé les soupçons de ce prince.

Mais tandis que les deux convives, obéissant aux ordres de Sa Majesté, prenaient les places qui leur étaient destinées à sa table, le roi jeta sur eux un coup d'œil prompt comme un éclair, et porta ensuite un regard vers le buffet derrière lequel Quentin était posté. Ce fut l'affaire d'un instant; mais ce regard était animé par une telle expression de haine et de méfiance contre ses deux hôtes, il semblait porter à Durward une injonction si précise de veiller avec soin, et d'exécuter promptement ses ordres, qu'il ne put lui rester aucun doute que les craintes et les dispositions de Louis ne fussent toujours les mêmes. Il fut donc plus surpris que jamais du voile épais dont ce monarque était en état de couvrir les mouvemens de sa méfiance.

Semblant avoir entièrement oublié le langage que Crèvecœur lui avait tenu en face de toute sa cour, le roi causa avec lui des anciens temps, et des événemens qui s'étaient passés pendant qu'il était lui-même en exil en Bourgogne; il lui fit des questions sur tous les nobles qu'il avait connus alors, comme si cette époque avait été la plus heureuse de sa vie, et comme s'il avait conservé pour tous ceux qui avaient contribué à adoucir le temps de son exil les plus tendres sentimens de reconnaissance et d'amitié.

—S'il s'était agi d'un ambassadeur d'une autre nation, lui dit-il, j'aurais mis plus de pompe et d'appareil dans sa réception; mais à un ancien ami qui a mangé à ma table au château de Génappes, j'ai voulu me montrer tel que j'aime à être, le vieux Louis de Valois, aussi simple et aussi uni qu'aucun de ses badauds de Paris. Cependant, j'ai ordonné qu'on nous fît meilleure chère que de coutume, sire comte; car je connais votre proverbe bourguignon, mieux vault bon repas que bel habit, et j'ai recommandé qu'on nous servit un bon dîner. Quant au vin, vous savez que c'est le sujet d'une ancienne émulation entre la France et la Bourgogne; mais nous arrangerons les choses de manière à contenter les deux pays. Je boirai à votre santé du vin de Bourgogne, et vous me ferez raison avec du vin de Champagne. Olivier, donnez-moi un verre de vin d'Auxerre. Et en même temps il entonna gaiement une chanson alors fort connue:

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