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Quentin Durward

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CHAPITRE XXIII.

La Fuite.

«...Parlez, dites-moi de partir;
«Vous me verrez tenter jusques à l'impossible,
«Le tenter, et bien plus; je prétends réussir.
«......
«......
«Marchez, et je vous suis—dans l'ardeur qui m'enflamme
«Je me sens prêt à tout......»

SHAKSPEARE. Jules César.

EN dépit d'un mélange de crainte, de doute, d'inquiétude, et de toutes les autres passions qui l'agitaient, les fatigues de la journée précédente avaient tellement épuisé les forces de notre jeune Écossais, qu'il dormit d'un profond sommeil, et ne s'éveilla qu'assez tard le lendemain, à l'instant où son digne hôte entrait dans sa chambre le front chargé de soucis.

Il s'assît près du lit de Quentin, et commença un long discours assez peu clair sur les devoirs domestiques des personnes mariées, et principalement sur le pouvoir respectable et la suprématie légitime que le mari devait maintenir toutes les fois qu'il se trouvait d'un avis opposé à celui de sa femme.

Quentin l'écoutait avec quelque inquiétude; il savait que les maris, comme les autres puissances belligérantes, étaient quelquefois disposés à chanter un Te Deum, plutôt pour cacher une défaite que pour célébrer une victoire; et il se hâta de s'en assurer plus positivement en lui disant qu'il espérait que son arrivée chez lui n'avait occasionné aucun embarras à la maîtresse de la maison.

—Embarras! répondit le bourguemestre; non. Il n'y a pas de femme qui puisse être prise moins à l'improviste que la mère Mabel, elle est toujours charmée de voir ses amis; elle a toujours, Dieu merci, un appartement tout prêt et un garde-manger bien garni. C'est la femme du monde la plus hospitalière; seulement, c'est dommage qu'elle ait un caractère tout particulier.

—En un mot, notre séjour ici lui est désagréable, dit Quentin en se levant à la hâte et en commençant à s'habiller. Si j'étais sûr que cette jeune dame fût en état de voyager après les horreurs de la nuit dernière, nous n'ajouterions pas à nos torts en restant ici un moment de plus.

—C'est précisément ce qu'elle a dit elle-même à la mère Mabel, dit Pavillon, et j'aurais voulu que vous eussiez vu les couleurs qui lui montaient aux joues pendant qu'elle lui parlait ainsi. Une laitière qui a patiné cinq milles contre le vent, pour venir au marché, n'est qu'un lis en comparaison. Je ne suis pas surpris que la mère Mabel en soit un peu jalouse. Pauvre chère âme!

—La jeune dame a-t-elle donc déjà quitté son appartement? demanda Durward en continuant sa toilette avec une double précipitation.

—Oui vraiment, et elle désire vous voir pour déterminer quel chemin vous prendrez, puisque vous êtes tous deux décidés à partir. Mais j'espère que vous ne partirez qu'après le déjeuner.

—Pourquoi, ne m'avez-vous pas dit tout cela plus tôt? s'écria Quentin avec impatience.

—Doucement! doucement! Je ne vous ai parlé que trop tôt, si vous vous démontez si vite. Cependant j'aurais encore autre chose à vous dire, si je vous voyais assez de patience pour m'écouter.

—Parlez, mein herr, parlez aussi promptement et aussi vite que vous le pourrez: je suis tout attention.

—Eh bien donc, je n'ai qu'un mot à vous dire; c'est que Trudchen, qui est aussi fâchée de se séparer de cette jeune et jolie dame que si c'était sa sœur, vous conseille de prendre un autre déguisement; car le bruit court dans la ville que les comtesses de Croye voyagent en habit de pèlerines, accompagnées d'un archer de la garde écossaise du roi de France; on ajoute que l'une d'elles a été amenée hier à Schonwaldt, comme nous venions d'en partir, par un Bohémien qui a assuré Guillaume de la Marck que vous n'étiez chargé d'aucun message ni pour lui, ni pour le bon peuple de Liège; que vous aviez enlevé la jeune comtesse, et que vous voyagiez avec elle comme son amoureux. Toutes ces nouvelles sont arrivées ce matin du château, et nous ont été annoncées à moi et aux autres conseillers, qui ne savent trop quel parti prendre; car quoique notre opinion soit que ce Guillaume de la Marck a été un peu trop brutal, tant avec l'évêque qu'avec nous, cependant on le regarde en général comme un brave homme au fond, c'est-à-dire quand il n'a pas trop bu, et comme le seul chef, dans le monde entier, qui puisse nous défendre contre le duc de Bourgogne; et moi-même, au point où en sont les choses, je suis à moitié convaincu que nous devons nous maintenir en bonne intelligence avec lui, car nous sommes trop avancés pour reculer.

Quentin ne fit ni reproches ni remontrances à Pavillon, parce qu'il vit que ce serait une peine inutile, et que le digne magistrat n'en persisterait pas moins, dans une résolution que lui avaient fait prendre sa soumission à sa femme et ses opinions comme homme de parti.—Votre fille a raison, lui dit-il; il faut que nous partions déguisés, et que nous partions à l'instant même. Nous pouvons, j'espère, compter que vous nous garderez le secret, et que vous nous fournirez les moyens de nous échapper?

—De tout mon cœur, répondit l'honnête citadin, qui, n'étant pas très-satisfait lui-même de la dignité de sa conduite, désirait trouver quelque moyen de se la faire pardonner;—de tout mon cœur! Je ne puis oublier que je vous ai dû la vie la nuit dernière, d'abord quand vous m'avez débarrassé de ce maudit pourpoint d'acier, et ensuite quand vous m'avez tiré d'un embarras bien pire encore, car ce Sanglier et ses marcassins sont des diables plutôt que des hommes: aussi je vous serai fidèle autant que la lame l'est au manche, comme disent nos couteliers, qui sont les plus habiles du monde. Allons, à présent que vous voilà habillé, suivez-moi par ici, et vous allez voir jusqu'à quel point j'ai confiance en vous.

En sortant de la chambre où Quentin avait couché, le syndic le conduisit dans le cabinet où il faisait lui-même tous ses paiemens. Quand ils y furent entrés, il enferma la porte aux verrous avec soin, jeta autour de lui un regard de précaution, ouvrit un cabinet dont la porte était cachée derrière la tapisserie, et dans lequel étaient plusieurs caisses de fer. Il en ouvrit une, pleine de guilders, et la mettant à la discrétion de Durward, il lui dit d'y prendre telle somme qu'il jugerait nécessaire pour ses dépenses et celles de sa compagne.

Comme l'argent que Quentin avait reçu en partant du Plessis était alors presque entièrement dépensé, il n'hésita pas à accepter une somme de deux cents guilders; et en agissant ainsi il déchargea d'un grand poids l'esprit de Pavillon, qui regarda ce prêt risqué volontairement comme une réparation du manque d'hospitalité que diverses considérations le forçaient en quelque sorte de commettre.

Ayant bien fermé la caisse, le cabinet, et la chambre qui contenait son trésor, le riche Flamand conduisit son hôte dans le salon, où il trouva la comtesse vêtue en fille flamande de la moyenne classe. Elle était pâle, mais, malgré les scènes de la nuit précédente, encore assez forte pour se mettre en route, et jouissant de toute sa présence d'esprit. Trudchen était seule auprès d'elle, s'occupant avec soin à mettre la dernière main au costume d'Isabelle, et lui donnant les instructions nécessaires pour qu'elle pût le porter sans avoir un air emprunté.

La comtesse tendit la main à Quentin, qui la baisa avec respect, et elle lui dit:—Monsieur Durward, il faut que nous quittions ces bons amis, de peur d'attirer sur eux une partie des maux qui m'ont poursuivie depuis la mort de mon père. Il faut que vous changiez d'habits et que vous me suiviez, à moins que vous ne soyez las de protéger une infortunée.

—Moi! moi! las de vous suivre! s'écria Quentin; je vous suivrai jusqu'au bout du monde; je vous défendrai contre tout l'univers; mais vous, vous-même, êtes-vous en état d'accomplir la tâche que vous entreprenez? Pouvez-vous, après les horreurs de la nuit dernière...?

—Ne les rappelez pas à ma mémoire, répondit la comtesse. Je ne m'en souviens que confusément, comme d'un songe affreux. Le digne évêque est-il sauvé?

—Je crois qu'il n'a rien à craindre, dit Quentin en faisant un signe de silence à Pavillon, qui semblait se disposer à commencer le récit horrible de la mort du prélat.

—Nous serait-il possible de le joindre? demanda Isabelle. A-t-il réuni quelques forces?

—Il n'a d'espérance que dans le ciel, répondit Durward. Mais en quelque lieu que vous désiriez vous rendre, je serai votre guide et votre garde; je ne vous abandonnerai jamais.

—Nous y réfléchirons, dit Isabelle; et après une pause d'un instant, elle ajouta:—Un couvent serait l'asile de mon choix; mais je crains que ce ne soit une bien faible défense contre mes persécuteurs.

—Hem! hem! dit le syndic; je ne pourrais en conscience vous conseiller de choisir un couvent dans les environs de Liège; car le Sanglier des Ardennes, brave chef d'ailleurs, allié fidèle et plein de bienveillance pour notre ville, a l'humeur un peu bourrue, et ne respecte guère les cloîtres, les couvens, les monastères. On dit qu'il y a une vingtaine de nonnes, c'est-à-dire de ci-devant nonnes, qui marchent avec sa compagnie...

—Préparez-vous à partir, monsieur Durward, et le plus promptement possible, dit Isabelle interrompant ces détails, puisque vous voulez bien encore veiller à ma sûreté.

Dès que le syndic et Quentin furent sortis, Isabelle commença à faire à Gertrude diverses questions relativement aux routes et à d'autres objets, avec tant de calme et de présence d'esprit, que la fille du bourguemestre ne put s'empêcher de s'écrier:—Je vous admire, madame; j'ai entendu parler du courage qu'ont montré quelques femmes; mais le vôtre me paraît au-dessus des forces de l'humanité.

—La nécessité, ma chère amie, répondit la comtesse, est la mère du courage comme de l'invention. Il n'y a pas long-temps, je m'évanouissais en voyant une goutte de sang tomber d'une égratignure. Eh bien! hier, j'en ai vu couler je puis dire des flots autour de moi, et cependant mes sens ne m'ont pas abandonnée, et j'ai conservé l'usage de toutes mes facultés. Ne croyez pourtant pas que cette tâche ait été facile, ajouta-t-elle en appuyant sur le bras de Gertrude une main tremblante, quoiqu'elle parlât d'une voix ferme:—la force, qui soutient mon cœur est comme une garnison assiégée par des milliers d'ennemis, et que la résolution la plus déterminée peut seule empêcher de capituler et de se rendre. Si ma situation était tant soit peu moins dangereuse; si je ne sentais pas que la seule chance qui me reste pour échapper à un sort pire que la mort est de conserver du sang-froid et de la présence d'esprit, je me jetterais en ce moment entre vos bras, Gertrude, et je soulagerais ma douleur par un torrent de larmes, les plus amères qu'on ait jamais versées.

—N'en faites rien, madame, répondit la Flamande compatissante; prenez courage; dites votre chapelet; mettez-vous sous la protection du ciel; et s'il a jamais envoyé un sauveur à quelqu'un près de périr, ce brave et hardi jeune homme doit être le vôtre. Il y a aussi quelqu'un sur qui j'ai quelque crédit, ajouta-t-elle en rougissant: n'en dites rien à mon père; mais j'ai dit à mon amoureux, Hans Glover, de vous attendre à la porte du côté de l'est, et de ne se remontrer à moi que pour m'apprendre qu'il vous a conduite en sûreté au-delà du territoire de Liège.

La comtesse ne put exprimer ses remerciemens à l'excellente fille qu'en l'embrassant tendrement; et Gertrude, lui rendant ses embrassemens avec une affection pleine de franchise, ajouta en souriant:—Ne vous inquiétez pas: si deux filles et deux amoureux qui leur sont tout dévoués ne peuvent réussir dans un projet de fuite et de déguisement, le monde n'est plus ce que j'entendis toujours dire qu'il était.

Une partie de ce discours rappela de vives couleurs sur les joues d'Isabelle, et l'arrivée soudaine de Quentin ne contribua nullement à les faire disparaître. Il était vêtu en paysan flamand de la première classe, ayant mis les habits des dimanches de Peterkin, qui prouva son zèle pour le jeune Écossais par la promptitude avec laquelle il les lui offrit, en jurant en même temps que, dût-on le tanner comme la peau d'un bœuf, il ne le trahirait jamais.

Deux excellens chevaux avaient été préparés, grâce aux soins actifs de la mère Mabel, qui réellement ne désirait aucun mal à la comtesse et à son écuyer, pourvu que leur départ écartât les dangers qu'elle craignait que leur présence n'attirât sur sa maison et sur sa famille. Elle les vit donc avec grand plaisir monter à cheval et partir, après leur avoir dit qu'ils trouveraient le chemin de la porte située du côté de l'orient, en suivant des yeux Peterkin, qui devait marcher devant eus pour leur servir de guide, mais sans avoir l'air d'avoir aucune communication avec eux.

Dès que ces hôtes furent partis, la mère Mabel saisit cette occasion pour faire une longue remontrance à Trudchen sur la folie de lire des romans; car c'était ainsi que les belles dames de la cour étaient devenues si hardies et si dévergondées, qu'au lieu d'apprendre à conduire honnêtement une maison, il fallait qu'elles apprissent à monter à cheval, et qu'elles courussent le pays, sans autre suite qu'un écuyer fainéant, un page libertin, ou un coquin d'archer étranger, au risque de leur santé, au détriment de leur fortune, et au préjudice irréparable de leur réputation.

Gertrude écouta tout cela en silence et sans y répondre; mais, vu son caractère, il est permis de douter qu'elle en tirât des conclusions conformes à celles que sa mère désirait lui inculquer.

Cependant nos voyageurs étaient arrivés à la porte orientale de la ville, après avoir traversé des rues remplies d'une foule de gens heureusement trop occupés des nouvelles du jour et des événemens politiques pour faire attention à un couple dont l'extérieur n'offrait rien de bien remarquable. Les gardes les laissèrent passer en vertu d'une permission que Pavillon leur avait obtenue, mais au nom de son collègue Rouslaer, et ils prirent congé de Peterkin Geislaer, en se souhaitant réciproquement, en peu de mots, toutes sortes de prospérités. Presque au même instant, un jeune homme vigoureux, monté sur un bon cheval gris, vint les joindre, et se fit connaître à eux comme Hans Glover, l'amoureux de Trudchen Pavillon. C'était un jeune homme à bonne figure flamande, ne brillant point par l'intelligence, annonçant plus de bonté de cœur et d'enjouement que d'esprit; et, comme la comtesse Isabelle ne put s'empêcher de le penser, peu digne de l'affection de la généreuse Gertrude. Il parut cependant désirer de concourir de tout son pouvoir aux vues bienfaisantes de la fille du bourguemestre; car après avoir salué respectueusement la comtesse, il lui demanda sur quelle route elle désirait qu'il la conduisît.

—Conduisez-moi, lui répondit-elle, vers la ville la plus voisine, sur les frontières du Brabant.

—Vous avez donc déterminé quel sera le but de votre voyage? lui demanda Quentin en faisant approcher son cheval de celui d'Isabelle, et lui parlant en français, langue que leur guide ne comprenait pas.

—Oui, répondit la comtesse; car dans la situation ou je me trouve, il me serait préjudiciable de prolonger mon voyage; je dois chercher à l'abréger, quand même il devrait se terminer à une prison.

—à une prison! s'écria Quentin.

—Oui, mon ami, à une prison; mais j'aurai soin que vous ne la partagiez pas.

—Ne parlez pas de moi; ne pensez pas à moi; que je vous voie en sûreté, et peu m'importe ce que je deviendrai ensuite.

—Ne parlez pas si haut, dit Isabelle, vous surprendrez notre guide. Vous voyez qu'il est déjà à quelques pas devant nous.

Dans le fait le bon Flamand, faisant pour les autres ce qu'il aurait désiré qu'on fît pour lui, avait pris l'avance, pour ne pas gêner leur entretien par la présence d'un tiers, dès qu'il avait vu Quentin s'approcher de la comtesse.

—Oui, continua-t-elle quand elle vit que leur guide était trop éloigné pour qu'il pût les entendre, oui, mon ami, mon protecteur, car pourquoi rougirais-je de vous nommer ce que le ciel vous a rendu pour moi? mon devoir est de vous dire que j'ai résolu de retourner dans mon pays natal, et de m'abandonner à la merci du duc de Bourgogne. Ce sont des conseils malavisés, quoique bien intentionnés, qui m'ont déterminée à fuir sa protection pour celle du politique et astucieux Louis de France.

—Et vous êtes donc résolue à devenir l'épouse du comte de Campo Basso, de l'indigne favori de Charles?

Ainsi parlait Quentin en cherchant à cacher sous un air de feinte indifférence l'angoisse secrète qui le déchirait; comme le malheureux criminel, condamné à mort, affecte une fermeté qui est bien loin de son cœur, quand il demande si l'ordre de son exécution est arrivé.

—Non, Durward, non, répondit la comtesse en se redressant sur sa selle; tout le pouvoir du duc de Bourgogne ne suffira pas pour avilir jusqu'à ce point une fille de la maison de Croye. Il peut saisir mes terres et mes fiefs, m'enfermer dans un couvent, mais c'est tout ce que j'ai à craindre de lui; et je souffrirais des maux encore plus grands, avant de consentir à donner ma main à ce Campo Basso.

—Des maux encore plus grands! répéta Quentin; et peut-on avoir à supporter de plus grands maux que la perte de ses biens et de sa liberté? Ah! réfléchissez-y bien, tandis que le ciel permet que vous respiriez encore un air libre, tandis que vous avez près de vous un homme qui hasardera sa vie pour vous conduire en Allemagne, en Angleterre, même en écosse; et dans tous ces pays vous trouverez de généreux protecteurs. Ne renoncez donc pas si promptement à la liberté, au don du ciel le plus précieux! Ah! qu'un poète de mon pays a eu bien raison de dire:

La liberté, noble trésor!
Seule embellit l'existence mortelle;
Au plaisir elle ajoute encor.
On vit heureux et riche en vivant avec elle;
Richesse, bonheur et santé,

Vous nous dites adieu quand fuit la liberté.

Elle écouta avec un sourire mélancolique cette tirade en l'honneur de la liberté, et dit, après un moment d'intervalle:—La liberté n'existe que pour l'homme: la femme doit toujours chercher un protecteur, puisque la nature l'a rendue incapable de se défendre elle-même. Et où en trouverai-je un? Sera-ce le voluptueux Édouard d'Angleterre? l'ignoble Wenceslas d'Allemagne, qui sans cesse est gorgé de vin? En Écosse, peut-être? Ah! Durward! si j'étais votre sœur et que vous pussiez m'assurer un asile dans quelque vallée paisible, au milieu de ces montagnes que vous vous plaisez à décrire; un asile où l'on voudrait me permettre, soit par charitée, soit pour le peu de joyaux qui me restent, de mener une vie tranquille, et d'oublier le rang auquel j'étais destinée; si vous pouviez m'assurer la protection de quelque dame honorable de votre pays, de quelque noble baron dont le coeur serait aussi fidèle que son épée, ce serait une perspective qui pourrait mériter que je bravasse la censure du monde en prolongeant mon voyage.

Elle prononça ces mots d'une voix presque défaillante, et avec un accent de tendresse et de sensibilité si touchant, que Durward en éprouva une joie qui pénétra jusqu'au fond de son cœur. Il hésita un instant avant de répondre, cherchant à la hâte en lui-même s'il pourrait lui procurer un asile sûr et honorable en écosse; mais il ne put fermer les yeux à cette triste vérité, qu'il commettrait un acte de bassesse et de cruauté, s'il l'engageait à une telle démarche sans avoir aucun moyen de la protéger ensuite efficacement.

—Madame, lui dit-il enfin, j'agirais contre mon honneur et contre les lois de la chevalerie, si je vous laissais former aucun projet qui aurait pour base l'idée que je pourrais vous offrir en écosse quelque autre protection que celle de l'humble bras qui vous est tout dévoué. à peine sais-je si mon sang coule dans les veines d'un seul autre habitant de mon pays natal. Le chevalier d'Innerquuharity prit d'assaut notre château pendant une nuit affreuse qui vit périr tout ce qui portait mon nom. Si je retournais en écosse, mes ennemis féodaux sont nombreux et puissans; je suis seul et sans protecteurs, et quand le roi voudrait me rendre justice, il n'oserait, pour redresser les torts d'un simple individu, mécontenter un chef qui marche à la tête de cinq cents cavaliers.

—Hélas! dit la comtesse, il n'existe donc pas dans le monde entier un coin où l'on soit à l'abri de l'oppression, puisqu'on la voit déployer ses fureurs sur des montagnes sauvages qui offrent si peu d'attrait à la cupidité, aussi-bien que dans nos plaines riches et fertiles.

—C'est une triste vérité, répondit Durward, et je n'oserais vous la déguiser; ce n'est guère que la soif du sang et le désir de la vengeance qui arment nos clans les uns contre les autres; et les Ogilvies présentent en écosse les mêmes scènes d'horreur que de la Marck et ses brigands offrent en ce pays.

—Ne parlons donc plus de l'écosse, dit Isabelle avec un ton d'indifférence réelle ou affectée, qu'il n'en soit plus question. Dans le fait, je n'en ai parlé que par plaisanterie, pour voir si vous oseriez réellement me recommander comme un asile sûr celui des royaumes de l'Europe où il règne le plus de troubles. C'était une épreuve de votre sincérité, sur laquelle je vois avec plaisir qu'on peut compter, même quand on met le plus fortement en jeu le sentiment qui vous anime le plus, l'amour de votre patrie. Ainsi donc, encore une fois, je ne chercherai d'autre protection que celle de quelque honorable baron, feudataire du duc Charles, entre les mains duquel je suis résolue de me livrer.

—Mais que ne vous rendez-vous plutôt sur vos domaines, dans votre château fort, comme vous en formiez le projet en sortant de Tours? Pourquoi ne pas appeler à votre défense les vassaux de votre père, et traiter avec le duc de Bourgogne, au lieu de vous rendre à lui? Vous trouverez bien des cœurs qui combattront vaillamment pour votre défense; j'en connais un du moins qui perdrait volontiers la vie pour en donner l'exemple.

—Hélas! ce projet, suggestion de l'artificieux Louis, et qui, comme tous ceux qu'il a jamais formés, avait pour but son intérêt plutôt que le mien, est devenu impraticable par suite de la trahison du perfide Zamet Hayraddin, qui en a donné connaissance au duc de Bourgogne. Il a jeté mon parent dans une prison, et mis garnison dans mes châteaux. Toute tentative que je pourrais faire ne servirait qu'à exposer mes vassaux à la vengeance du duc Charles; et pourquoi ferais-je couler plus de sang qu'on n'en a déjà répandu pour une cause qui en est si peu digne?—Non, je me soumettrai à mon souverain comme une vassale obéissante, en tout ce qui ne compromettra pas la liberté que je prétends avoir de me choisir un époux. Et je m'y détermine d'autant plus aisément, que je présume que ma tante, la comtesse Hameline, qui m'a conseillé la première, et qui m'a même pressée de prendre la fuite, a déjà pris elle-même ce parti sage et honorable.

—Votre tante! répéta Quentin, à qui ces derniers mots rappelèrent des idées auxquelles la jeune comtesse était étrangère, et qu'une suite rapide de dangers et d'événemens qui exigeaient toute son attention avait bannies de sa propre mémoire.

—Oui, reprit Isabelle; ma tante, la comtesse Hameline de Croye. Savez-vous ce qu'elle est devenue? Je me flatte qu'elle est maintenant sous la protection de la bannière de Bourgogne. Vous gardez le silence. En savez-vous quelque chose?

Cette question, faite d'un ton d'intérêt et d'inquiétude, obligea Durward à lui dire une partie de ce qu'il savait du sort de la comtesse Hameline. Il lui apprit la manière dont il avait été averti de la suivre, lors de sa fuite de Schonwaldt, fuite dans laquelle il ne doutait pas que sa nièce ne l'accompagnât; la découverte qu'il avait faite qu'Isabelle n'était pas du voyage; son retour au château, et l'état dans lequel il l'avait trouvée. Mais il ne lui dit rien du motif qu'il était évident que sa tante avait en vue en partant de Schonwaldt, ni du bruit qui courait qu'elle avait été livrée entre les mains de Guillaume de la Marck; sa délicatesse lui imposant le silence sur le premier objet, et ses égards pour la sensibilité de sa compagne, dans un moment où elle avait besoin de toutes ses forces physiques et morales, l'empêchant de l'alarmer par le récit d'un fait dont il n'était informé que par une vague rumeur.

Ce récit, quoique dépouillé de ces circonstances importantes, fit une forte impression sur Isabelle, qui, après avoir gardé quelque temps le silence, dit d'un ton de froideur et de mécontentement:

—Et ainsi vous avez laissé ma malheureuse tante dans une forêt, à la merci d'un vil Bohémien et d'une perfide femme de chambre! Cette pauvre tante! Elle avait coutume de vanter votre fidélité!

—Si j'avais agi différemment, madame, répondit Quentin un peu piqué, et non sans raison, de la manière dont Isabelle semblait envisager sa conduite, quel aurait été le sort d'une personne au service de laquelle j'étais plus particulièrement dévoué? Si je n'avais pas laissé la comtesse Hameline de Croye entre les mains de ceux qu'elle avait elle-même choisis pour conseillers, la comtesse Isabelle ne serait-elle pas en ce moment au pouvoir de Guillaume de la Marck, du Sanglier des Ardennes?

—Vous avez raison, dit Isabelle en reprenant son ton ordinaire; et moi qui ai retiré tout l'avantage d'un dévouement si généreux, j'ai été coupable d'une noire ingratitude envers vous. Mais ma malheureuse tante! et cette misérable Marton, à qui elle accordait tant de confiance et qui la méritait si peu. C'est elle qui a introduit près de ma tante les deux Maugrabins, Zamet et Hayraddin, dont les prétendues connaissances en astrologie avaient obtenu un grand ascendant sur son esprit. C'est encore elle qui, en appuyant sur leurs prédictions, lui a fait concevoir—je ne sais de quel terme me servir,—des illusions, relativement à un mariage, à des amans; ce que son âge rendait invraisemblable et presque honteux. Je ne doute pas que ce ne soit l'astucieux Louis qui nous ait environnées de ces traîtres, dès l'origine, pour nous déterminer à nous réfugier à sa cour, ou plutôt à nous mettre sous sa puissance. Et après que nous eûmes fait cet acte d'imprudence, de quelle manière ignoble, indigne d'un roi, d'un chevalier, d'un homme bien né, a-t-il agi envers nous! Vous en avez été vous-même témoin, Durward. Mais ma pauvre tante! que croyez-vous qu'elle devienne?

Cherchant à lui donner des espérances qu'il avait à peine lui-même, Quentin lui répondit que la passion dominante de ces misérables était la cupidité; que Marton, quand il avait quitté la comtesse Hameline, semblait vouloir la protéger; qu'enfin il était difficile de concevoir quel but Hayraddin pourrait se proposer en assassinant ou maltraitant une prisonnière dont il devait espérer de tirer une bonne rançon, s'il la respectait.

Pour détourner les pensées d'Isabelle de ce sujet mélancolique, Quentin lui raconta la manière dont il avait découvert, pendant la nuit qu'elle avait passée au couvent près de Namur, la trahison projetée par leur guide, qui lui paraissait le résultat d'un plan concerté entre le roi de France et Guillaume de la Marck. La jeune comtesse frémit d'horreur; et revenant à elle, elle s'écria:—Je rougis de ma faiblesse; j'ai sans doute péché en me permettant de douter assez de la protection des saints pour croire un instant qu'un projet si cruel, si vil, si déshonorant, pût s'accomplir, tandis qu'il existe dans le ciel des yeux ouverts sur les misères humaines, et qui en prennent pitié. C'est un plan auquel il ne suffit pas de penser avec crainte et horreur; il faut le regarder comme une trahison infâme et abominable dont le succès était impossible. Croire qu'elle aurait pu réussir, ce serait se rendre coupable d'athéisme. Mais je vois clairement à présent pourquoi cette hypocrite de Marton cherchait souvent à semer des germes de petites jalousies et de légers mécontentemens entre ma pauvre tante et moi; pourquoi, en prodiguant des flatteries à celle de nous près de qui elle se trouvait, elle y mêlait toujours tout ce qui pouvait lui inspirer des préventions contre celle qui était absente. Et cependant j'étais bien loin de m'imaginer qu'elle réussirait à décider une parente qui naguère m'était si attachée, à m'abandonner à Schonwaldt quand elle trouva le moyen de s'en échapper.

—Ne vous en parla-t-elle donc pas? demanda Quentin.

—Non, répondit Isabelle; elle me dit seulement de faire attention à ce que Marton me dirait. à la vérité le jargon mystérieux du misérable Hayraddin, avec qui elle avait eu ce jour-là même une longue et secrète conférence, avait tellement tourné la tête de ma pauvre tante, elle venait de me tenir des discours si étranges et si inintelligibles, que la voyant dans cette humeur, je ne jugeai pas à propos de lui demander aucune explication. Il était pourtant bien cruel de m'abandonner ainsi!

—Je ne crois pas que la comtesse Hameline ait été coupable d'une telle cruauté, dit Quentin; car au milieu des ténèbres, et dans un moment où la plus grande hâte était indispensable, je suis convaincu qu'elle se croyait accompagnée de sa nièce, et cela aussi fermement que moi-même, qui, trompé par le costume et la taille de Marton, croyais suivre les deux dames de Croye, et surtout, ajouta-t-il en baissant la voix, mais en appuyant sur l'accent de ces dernières paroles,—mais surtout celle sans laquelle tous les trésors de l'univers n'auraient pu me déterminer à quitter Schonwaldt en ce moment.

Isabelle baissa la tête, et parut à peine avoir remarqué le ton exalté avec lequel Quentin venait de parler. Mais elle fixa de nouveau les yeux sur lui quand il commença à parler de la politique tortueuse de Louis, et il ne leur fut pas difficile, au moyen de quelques explications mutuelles, de s'assurer que les deux frères bohémiens et Marton, leur complice, avaient été les agens de ce monarque astucieux, quoique Zamet, le frère aîné, avec une perfidie particulière à sa race, eût essayé de jouer un double rôle, et en eût reçu le châtiment.

Se livrant ainsi aux épanchemens d'une confiance réciproque, et oubliant la singularité de leur situation et les dangers auxquels ils étaient encore exposés, nos deux voyageurs marchèrent plusieurs heures, et ils ne s'arrêtèrent que pour donner quelque repos à leurs chevaux, dans un hameau écarté où les conduisit leur guide, qui se comporta, sous tous les rapports, en homme doué de bon sens et de discrétion, comme il en avait donné la preuve en se tenant à quelque distance pour ne pas mettre obstacle à la liberté de leur entretien.

Cependant la distance artificielle que les usages de la société établissaient entre les deux amans, car nous pouvons maintenant leur donner ce nom, semblait diminuer ou même disparaître, par suite des circonstances dans lesquelles ils se trouvaient. Si la comtesse avait un rang plus élevé, si sa naissance lui avait donné des droits à une fortune qui ne souffrait aucune comparaison avec celle d'un jeune homme ne possédant que son épée, il faut aussi faire attention que pour le moment elle était aussi pauvre que lui, et qu'elle devait sa sûreté, sa vie et son honneur à sa présence d'esprit, à sa valeur et à son dévouement. Ils ne parlaient pourtant pas d'amour; car quoique Isabelle, le cœur plein de confiance et de gratitude, eut pu lui pardonner une telle déclaration, la langue de Quentin était retenue autant par sa timidité naturelle que par un sentiment d'honneur chevaleresque qui lui aurait reproché d'abuser indignement de la situation de la jeune comtesse, s'il en eût profité pour se permettre d'exprimer ses sentimens sans contrainte.

Ils ne parlaient donc pas d'amour; mais, il était impossible qu'ils n'y pensassent pas chacun de leur côté, et ils se trouvaient ainsi placés, l'un à l'égard de l'autre, dans cette situation où les sentimens d'une tendresse mutuelle se comprennent plus aisément qu'ils ne s'expriment. Cette situation permet une sorte de liberté, laisse quelques incertitudes, forme souvent les heures les plus délicieuses de la vie humaine, et fréquemment en amène de plus longues, troublées par le désappointement, l'inconstance et tous les chagrins qui suivent un espoir trompé et un attachement non payé de retour.

Il était deux heures après midi quand leur guide, le visage pâle et d'un air consterné, les alarma en leur annonçant qu'ils étaient poursuivis par une troupe schwartzreiters de Guillaume de la Marck. Ces soldats, ou pour mieux dire ces bandits, étaient levés dans les cercles de la Basse-Allemagne, et ressemblaient aux lansquenets sous tous les rapports, si ce n'est qu'ils remplissaient les fonctions de cavalerie légère. Pour soutenir le nom de cavalerie noire, et semer une nouvelle terreur dans les rangs de leurs ennemis, ils étaient ordinairement montés sur des chevaux noirs, portaient un uniforme de même couleur, et enduisaient même de noir toute leur armure, opération qui donnait souvent aussi cette couleur à leurs mains et à leur visage. Pour les mœurs et la férocité, les schwartzreiters étaient les dignes rivaux de leurs compagnons, les fantassins lansquenets. Quentin tourna la tête, et voyant s'élever dans le lointain, au bout d'une grande plaine qu'ils venaient de traverser, un nuage de poussière, en avant duquel une couple de cavaliers, précédant la troupe, couraient à toute bride, il dit à sa compagne:—Chère Isabelle, je n'ai d'autre arme qu'une épée; mais si je ne puis combattre pour vous, je puis fuir avec vous. Si nous pouvions gagner ces bois avant que ces cavaliers nous aient rejoints, nous trouverions aisément le moyen de leur échapper.

—Faisons-en la tentative, mon unique ami, répondit Isabelle en faisant prendre le galop à son cheval; et vous, mon brave garçon, dit-elle en s'adressant à Hans Glover, prenez une autre route, et ne partagez pas nos infortunes et nos dangers.

L'honnête Flamand secoua la tête, et répondit à cette généreuse exhortation:—Nein; das geht nicht; et il continua de les suivre, tous trois courant vers le bois aussi vite que le leur permettaient leurs chevaux fatigués. De leur côté, les schwartzreiters qui les poursuivaient, doublèrent la vitesse de leur course en les voyant fuir. Mais malgré la fatigue de leurs chevaux, les fugitifs n'étant pas chargés d'une lourde armure, et pouvant par conséquent courir plus rapidement, gagnaient du terrain sur la troupe ennemie. Ils n'étaient qu'à environ un quart de mille du bois, quand ils en virent sortir une compagnie d'hommes d'armes qui marchaient sous la bannière d'un chevalier, et qui leur interceptaient le passage.

—à leur armure brillante, dit Isabelle, il faut que ce soient des Bourguignons. Mais n'importent qui ils soient, je me rendrai à eux plutôt que de tomber entre les mains des bandits sans foi ni loi qui nous poursuivent.

Un moment après, regardant l'étendard déployé, elle s'écria:—Je reconnais cette bannière au cœur fendu que j'y aperçois; c'est celle du comte de Crèvecœur, d'un noble seigneur bourguignon, c'est à lui que je me rendrai.

Durward soupira; mais quelle autre alternative restait-il? Combien se serait-il trouvé heureux, un instant auparavant, de pouvoir acheter la sûreté d'Isabelle, même à de pires conditions! Ils joignirent bientôt la troupe de Crèvecœur, qui avait fait halte pour reconnaître les schwartzreiters. La comtesse demanda à parler au chef; et le comte la regardant d'un air de doute et d'incertitude:—Noble comte, lui dit-elle, Isabelle de Croye, la fille de votre ancien compagnon d'armes, du comte Reinold de Croye, se rend à vous, et vous demande votre protection pour elle et pour ceux qui l'accompagnent.

—Et vous l'aurez, belle cousine, envers et contre tous, toujours sauf et excepté mon seigneur suzerain le duc de Bourgogne; mais ce n'est pas le moment d'en parler; ces misérables coquins ont fait une halte comme s'ils avaient dessein de disputer le terrain. Par saint George de Bourgogne! ils ont l'insolence d'avancer contre la bannière de Crèvecœur! Quoi! ces brigands ne seront-ils jamais réprimés! Damien, ma lance! Porte-bannière, en avant! Les lances en arrêt! Crèvecœur à la rescousse!

Poussant son cri de guerre, et suivi de ses hommes d'armes, le comte partit au grand galop pour charger les schwartzreiters.


CHAPITRE XXIV.

La Prisonnière.[67]

«Qu'on me secoure ou non, je me rends, chevalier;
«Captive, j'en appelle à votre courtoisie.
«Songez que quelque jour la fortune ennemie
«Peut aussi, comme moi, vous rendre prisonnier.»

Anonyme.

L'ESCARMOUCHE entre les schwartzreiters et les hommes, d'armes de Crèvecœur dura à peine cinq minutes, tant les premiers furent promptement mis en déroute par les Bourguignons, qui avaient sur eux la supériorité des armes, des chevaux et de la valeur impétueuse. En moins de temps que nous ne venons de le dire, le comte, essuyant son épée sanglante sur la crinière de son cheval avant de la remettre dans le fourreau, revint sur la lisière de la forêt, où Isabelle était restée spectatrice du combat. Une partie de ses gens le suivaient, tandis que les autres étaient à la poursuite des fuyards.

—C'est une honte, dit-il, que les armes de gentilshommes et de chevaliers soient souillées du sang de ces vils pourceaux.

à ces mots il remit son épée dans le fourreau, et ajouta:—C'est un accueil un peu rude pour votre retour dans votre pays, ma jolie cousine; mais les princesses errantes doivent s'attendre à de pareilles aventures. Il n'est pas malheureux que je sois arrivé à temps; permettez-moi de vous assurer que les troupes noires n'ont pas plus de respect pour la couronne d'une comtesse que pour la coiffe d'une paysanne; et il me semble que vous n'aviez pas une longue résistance à espérer de votre suite.

—Avant tout, monseigneur le comte, répondit Isabelle, apprenez-moi si je suis prisonnière, et où vous allez me conduire.

—Vous savez bien, folle enfant, répondit Crèvecœur, comment je voudrais répondre à cette question. Mais vous et votre extravagante de tante, avec ses projets de mariage, vous avez fait depuis peu un tel usage de vos ailes, que je crains que vous ne deviez vous résigner à ne les déployer d'ici à quelque temps que dans une cage. Quant à moi, mon devoir, et c'en est un pénible, sera terminé quand je vous aurai conduite à la cour du duc, à Péronne; et c'est pourquoi je juge à propos de laisser le commandement, de ce détachement à mon neveu, le comte étienne, tandis que je vous accompagnerai; car je pense que vous pourrez avoir besoin d'un intercesseur. J'espère que ce jeune étourdi s'acquittera de ses devoirs avec prudence.

—Avec votre permission, bel oncle, dit le comte étienne, si vous doutez que je sois en état de commander vos hommes d'armes, vous pouvez rester avec eux, et je me chargerai d'être le serviteur et le gardien de la comtesse Isabelle de Croye.

—Sans doute, beau neveu, lui répondit son oncle, c'est renchérir sur mon projet; mais je l'aime autant tel que je l'ai conçu. Faites donc bien attention que votre affaire ici n'est pas de donner la chasse à ces pourceaux noirs, occupation pour laquelle vous paraissiez tout a l'heure avoir une vocation spéciale, mais de me rapporter des nouvelles certaines de ce qui se passe dans le pays de Liège, afin que nous sachions ce qu'il faut penser de tous les bruits qu'on fait courir. Que dix de nos lances me suivent; les autres resteront sous ma bannière, et vous en prendrez le commandement.

—Un instant, cousin Crèvecœur, dit la comtesse; en me rendant prisonnière, permettez-moi de stipuler la sûreté de ceux qui m'ont protégée dans mes infortunes. Qu'il soit permis à ce brave jeune homme, mon guide fidèle, de retourner librement dans sa ville de Liège.

Les yeux pénétrans de Crèvecœur se fixèrent un instant sur la figure honnête et paisible de Glover.—Ce brave garçon, dit-il alors, ne paraît pas avoir des dispositions redoutables. Il accompagnera mon neveu aussi loin qu'il s'avancera sur le territoire de Liège, et sera ensuite libre d'aller où il voudra.

—Ne manquez pas de me rappeler au souvenir de la bonne Gertrude, dit la comtesse à son guide; et priez-la, ajoutât-elle en détachant de son cou un collier de perles, de porter ceci en mémoire de sa malheureuse amie.

Le bon Glover prit le collier, et baisa assez gauchement, mais avec une sincère affection, la belle main qui avait trouvé ce moyen délicat de récompenser la peine qu'il avait prise et les dangers auxquels il s'était exposé.

—Oui-da! des signes et des gages! dit le comte.—Avez-vous quelque autre demande à me faire, belle cousine? il est temps que nous partions.

—Il ne me reste qu'à vous prier, répondit Isabelle en faisant un effort pour parler, d'être favorable à... à ce jeune gentilhomme.

—Oui-da! dit Crèvecœur en jetant sur Quentin le même regard pénétrant qu'il avait d'abord fixé sur Glover, mais, à ce qu'il parut, avec un résultat moins satisfaisant.—Oui-da! répéta-t-il en imitant, mais sans chercher à l'insulter, l'embarras d'Isabelle; eh! mais ce n'est pas une lame de la même trempe... S'il vous plaît, belle cousine, qu'a donc fait ce... ce vraiment jeune gentilhomme, pour mériter une telle intercession de votre part?

—Il m'a sauvé la vie et l'honneur, répondit la comtesse en rougissant de honte et de ressentiment.

Quentin rougit aussi, mais la prudence lui fit sentir qu'il ne ferait qu'empirer les choses en s'abandonnant à l'indignation qu'il éprouvait.

—Oui-da! répéta encore le comte. La vie et l'honneur! Il me semble, belle cousine, qu'il aurait autant valu que vous ne vous fussiez pas mise dans le cas d'avoir de telles obligations à un si jeune gentilhomme. Mais n'importe, le jeune gentilhomme peut nous accompagner, si sa qualité le lui permet; et j'aurai soin qu'il n'ait à souffrir aucune injure. Seulement c'est moi qui désormais me chargerai de protéger votre vie et votre honneur, et je lui trouverai peut-être une occupation plus convenable que celle d'écuyer de damoiselles errantes.

—Comte, dit Durward, incapable de garder le silence plus long-temps,—de peur que vous ne parliez d'un étranger plus légèrement que vous n'auriez voulu, permettez-moi de vous apprendre que je me nomme Quentin Durward, et que je suis archer de la garde écossaise du roi de France, corps dans lequel on ne reçoit, comme vous devez le savoir, que des gentilshommes, des hommes d'honneur.

—Je vous remercie de cette information, et je vous baise les mains, monsieur l'archer, répondit Crèvecœur sur le même ton de raillerie. Ayez la bonté de marcher à côté de moi en tête du détachement.

Quentin obéit aux ordres du comte, qui avait alors, sinon le droit, du moins le pouvoir de lui en donner. Il remarqua qu'Isabelle suivait tous ses mouvemens avec un air d'intérêt timide et inquiet qui allait presque jusqu'à la tendresse, et cette vue lui fit venir une larme aux yeux. Mais il se rappela qu'il devait se comporter en homme devant Crèvecœur, qui, de tous les chevaliers de France et de Bourgogne, était peut-être le plus disposé à ne faire que rire d'une confidence de peines d'amour. Il résolut donc de ne pas attendre plus long-temps pour lui parler, et d'entrer en conversation avec lui d'un ton qui prouvât le droit qu'il avait d'être bien traité, et d'obtenir plus d'égards que le comte ne semblait disposé à lui en accorder, peut-être parce qu'il était offensé de voir qu'un homme de si peu d'importance avait mérité tant de confiance de sa riche et noble cousine.

—Seigneur comte de Crèvecœur, lui dit-il avec politesse, mais d'une voix ferme,—avant d'aller plus loin, puis-je vous demander si je suis libre, ou si je dois me regarder comme votre prisonnier?

—La question est insidieuse; mais en ce moment je ne puis y répondre que par une autre. Croyez-vous que la France et la Bourgogne soient en paix ou en guerre?

—Vous devez certainement le savoir mieux que moi, monseigneur. Il y a déjà quelque temps que j'ai quitté la cour de France, et je n'en ai reçu aucune nouvelle depuis mon départ.

—Eh bien! vous voyez combien il est aisé de faire des questions, et combien il est difficile d'y répondre. Moi-même qui ai passé une semaine et plus à Péronne avec le duc, je ne suis pas en état de résoudre ce problème plus que vous. Et cependant, sire écuyer, c'est de la solution de cette question que dépend celle de savoir si vous êtes libre ou prisonnier; et quant à présent je dois vous considérer en cette dernière qualité; seulement, si vous avez été réellement et honorablement utile à ma parente, et que vous répondiez franchement à mes questions, vous ne vous en trouverez pas plus mal.

—C'est à la comtesse de Croye à juger si je lui ai rendu quelque service, et je vous renvoie à elle à cet égard. Vous jugerez vous-même de mes réponses lorsque vous m'aurez questionné.

—Oui-da! murmura Crèvecœur à demi-voix; voilà assez de hauteur! c'est ainsi que doit parler un homme qui porte à son chapeau le gage d'une dame, et qui croit pouvoir lever le ton en honneur de ce précieux ruban.—Eh bien! monsieur, pouvez-vous me dire, sans déroger à votre dignité, depuis combien de temps vous êtes attaché à la personne de la comtesse Isabelle de Croye?

—Comte de Crèvecœur, si je réponds à des questions qui me sont faites d'un ton qui approche de l'insulte, c'est uniquement de crainte que mon silence ne soit interprété d'une manière injurieuse pour une dame que nous devons tous deux également honorer. J'ai servi d'escorte à la comtesse Isabelle depuis qu'elle a quitté la France pour se retirer en Flandre.

—Ah! ah! c'est-à-dire depuis qu'elle s'est enfuie du Plessis-les-Tours! et comme vous êtes archer dans la garde écossaise, vous l'avez sans doute accompagnée par les ordres exprès du roi Louis?

Quelque peu redevable que Quentin crût être au roi de France, qui, en cherchant à faire surprendre la comtesse Isabelle par Guillaume de la Marck, avait probablement calculé que le jeune écuyer serait tué en la défendant, il ne se regarda pas comme dispensé d'être fidèle à la confiance que Louis lui avait accordée, ou du moins avait paru lui accorder. Il répondit donc au comte qu'il lui suffisait, pour agir, de recevoir les ordres de son officier supérieur, et qu'il ne remontait pas plus haut.

—Sans doute, sans doute, cela doit suffire; mais nous savons que le roi ne permet pas à ses officiers d'envoyer les archers de sa garde courir le monde, comme des paladins, à la suite de quelque princesse errante, sans qu'il ait quelque motif politique pour agir ainsi. Il sera difficile au roi Louis de continuer à soutenir si hardiment qu'il n'était pas instruit de la fuite de France des comtesses de Croye, puisqu'elles étaient accompagnées d'un archer de sa garde. Et sur quel point dirigiez-vous votre retraite, messire archer?

—Sur Liège, monseigneur; ces dames désirant se mettre sous la protection du dernier évêque de cette ville.

—Du dernier évêque! s'écria Crèvecœur; Louis de Bourbon est-il donc mort? Le duc n'a pas même appris qu'il fût malade. Et de quoi est-il mort?

—Il repose dans une tombe sanglante, monsieur le comte, si ses meurtriers en ont accordé une à ses restes.

—Ses meurtriers! Sainte mère de Dieu! jeune homme, cela est impossible!

—J'ai vu le crime de mes propres yeux, et mainte autre scène d'horreur.

—Tu l'as vu! et tu n'as pas secouru le bon prélat! Et tu n'as pas soulevé tout le château contre ses assassins! Sais-tu bien qu'être témoin d'un pareil forfait, sans chercher à l'empêcher, c'est une profanation et un sacrilège?

—Pour être bref, monseigneur, avant que ce forfait se commît, le château avait été pris d'assaut par le sanguinaire Guillaume de la Marck, avec l'aide des Liégeois insurgés.

—Je suis atterré, dit Crèvecœur! Liège en insurrection!

Schonwaldt pris! L'évêque assassiné! Messager de malheur, jamais on n'annonça tant de mauvaises nouvelles à la fois! Parle, rends-moi compte de cette insurrection, de cet assaut, de ce meurtre. Parle, tu es un des archers de confiance de Louis, et c'est sa main qui a dirigé ce trait cruel. Parle, te dis-je, ou je te fais tirer à quatre chevaux.

—Et quand vous le feriez, comte de Crèvecœur, vous n'arracheriez de moi rien dont un gentilhomme Écossais pût rougir. Je suis aussi étranger que vous à toutes ces scélératesses. J'ai été si loin de prendre part à ces horreurs, que je m'y serais opposé de toutes mes forces, si mes forces avaient égalé la vingtième partie de mes désirs. Mais que pouvais-je faire? ils étaient des centaines, et je me trouvais seul. Mon unique soin fut de sauver la comtesse Isabelle, et j'eus le bonheur d'y réussir. Et cependant, si j'avais été assez près quand ce vénérable vieillard fut assassiné, j'aurais sauvé ses cheveux blancs ou je les aurais vengés, et l'horreur que m'inspirait ce forfait s'exprima même assez haut pour prévenir de nouveaux crimes.

—Je te crois, jeune homme; tu n'es pas d'un âge, et tu ne parais pas d'un caractère à être chargé d'œuvres si sanguinaires, quelque habile que tu puisses être comme écuyer d'une dame. Mais, hélas! faut-il que ce bon et généreux prélat ait été assassiné dans le lieu même où il avait si souvent accueilli l'étranger avec la charité d'un chrétien, avec l'hospitalité d'un prince! assassiné! et par un misérable, par un monstre de sang et de cruauté, élevé sous le toit même qui l'a vu se souiller les mains du sang de son bienfaiteur! Mais je ne connaîtrais pas Charles de Bourgogne, je douterais même de la justice du ciel, si la vengeance n'était aussi prompte, aussi sévère, aussi complète, que la scélératesse a été atroce et sans égale.

Ici il arrêta son cheval, lâcha la bride, frappa avec force sa cuirasse de ses deux mains couvertes de gantelets; et les levant ensuite vers le ciel, il dit d'un ton solennel:—Et si nul autre ne se chargeait de poursuivre le meurtrier, moi, moi, Philippe Crèvecœur des Cordes, je fais vœu à Dieu, à saint Lambert et aux trois rois de Cologne, de ne plus songer à toute autre affaire terrestre, jusqu'à ce que j'aie tiré pleine vengeance des assassins du bon Louis de Bourbon, dans la forêt ou sur le champ de bataille, en ville ou en campagne, sur la montagne ou dans la plaine, dans la cour du roi ou dans l'église de Dieu; et j'y engage mes terres et mes biens, mes amis et mes vassaux, ma vie et mon honneur. Ainsi me soient en aide Dieu, saint Lambert de Liège et les trois rois de Cologne!

Après avoir fait ce vœu, le comte de Crèvecœur parut un peu soulagé de l'accablement dans lequel l'avaient plongé la surprise et la douleur dont il avait été saisi en apprenant la nouvelle de la fatale tragédie jouée à Schonwaldt, et il demanda à Quentin un récit plus circonstancié de toute cette affaire. Le jeune Écossais était loin de vouloir calmer la soif de vengeance que le comte nourrissait contre Guillaume de la Marck, et il lui donna tous les détails qu'il désirait, sans en rien omettre.

—Ces misérables Liégeois, s'écria le comte, ces brutes inconstantes et sans foi! s'être ligués ainsi avec un infâme brigand, un impitoyable meurtrier, pour mettre à mort leur prince légitime!

Durward informa ici le Bourguignon indigné que les Liégeois ou du moins ceux d'entre eux qui s'élevaient au-dessus de la populace, quoique ayant témérairement pris part à la rébellion contre l'évêque, n'avaient pourtant, à ce qu'il lui avait paru, aucun dessein d'aider de la Marck dans son exécrable projet, mais qu'au contraire ils l'auraient empêché de l'accomplir, s'ils en avaient eu les moyens, et qu'ils n'avaient pu en être témoins sans horreur.—Ne me parlez pas de cette misérable canaille plébéienne, dit le comte. Quand ils prirent les armes contre un prince qui n'avait d'autre défaut que d'être trop bon maître pour une race ingrate et parjure; quand ils se révoltèrent contre lui; quand ils l'attaquèrent dans sa maison paisible, que pouvaient-ils avoir en vue, si ce n'est le meurtre? Quand ils se liguèrent avec le Sanglier des Ardennes, le plus féroce assassin qui soit dans toute la Flandre, quel projet pouvaient-ils lui supposer, si ce n'est un projet de meurtre, puisque c'est le métier qui le fait vivre? Et d'après ce que vous venez de me dire, celui dont la main a commis le crime n'appartenait-il pas à cette vile canaille? J'espère, à la lueur de leurs maisons embrasées, voir le sang couler dans leurs canaux. Quel noble et généreux prince ils ont assassiné! On a vu se révolter des vassaux accablés d'impôts, mourant de besoin; mais ces Liégeois, c'est l'insolence de leurs trop grandes richesses qui les a poussés!

Il abandonna une seconde fois les rênes de son cheval, et fit le geste de se tordre les mains, malgré les gantelets dont elles étaient couvertes. Quentin vit aisément que son chagrin était rendu encore plus vif par le souvenir amer de l'amitié qui l'avait uni avec le défunt. Il garda donc le silence, respectant une douleur qu'il ne voulait pas aggraver, et qu'il sentait en même temps qu'il lui était impossible d'adoucir.

Mais le comte de Crèvecœur revint à plusieurs reprises sur le même sujet, multiplia ses questions sur la prise de Schonwaldt et sur les détails de la mort de l'évêque; puis tout à coup, comme s'il se fût rappelé quelque chose qui lui était échappé de la mémoire, il lui demanda ce qu'était devenue la comtesse Hameline, et pourquoi elle n'était pas avec sa nièce.

—Ce n'est pas, ajouta-t-il avec un air de mépris, que je regarde son absence comme une grande perte pour la comtesse Isabelle; car quoiqu'elle fut sa tante, et au total qu'elle eût de bonnes intentions, cependant la cour de Cocagne n'a jamais produit une semblable folle, et je tiens pour certain que sa nièce, que j'ai toujours regardée comme une jeune personne sage et modeste, a été entraînée dans la folie absurde de s'enfuir de Bourgogne pour courir en France, par cette vieille folle à esprit romanesque, qui ne songe qu'a marier les autres et à se marier elle-même.

Quel discours pour les oreilles d'un amant lui-même assez romanesque, et dans un moment où il aurait été ridicule à lui d'essayer ce qui était pour lui l'impossible, c'est-à-dire de convaincre le comte, par la force des armes, qu'il faisait la plus grande injustice à la jeune comtesse, perle d'esprit comme de beauté, en la désignant comme une jeune personne sage et modeste! Un tel éloge aurait pu convenir à la fille hâlée d'un bon paysan, dont l'occupation aurait été d'aiguillonner les bœufs tandis que son père conduisait la charrue. Et puis supposer qu'elle se laissait guider et dominer par une tante folle et romanesque! c'était une calomnie qu'il eût fallu, faire rentrer dans la gorge du blasphémateur. Le comte en imposait à Quentin malgré lui, par sa physionomie pleine de franchise, quoique sévère, et son mépris pour tous les sentimens qui dominaient dans le cœur du jeune homme. Quant à la renommée que Crèvecœur avait acquise dans les armes, elle n'aurait fait qu'augmenter le désir qu'il aurait eu de lui proposer un cartel, s'il n'eût été retenu par la crainte du ridicule, celle de toutes les armes que redoutent le plus les enthousiastes de tous les genres, et qui, d'après l'influence qu'elle exerce sur leurs esprits, réprime souvent en eus des idées absurdes, mais en étouffe quelquefois d'autres qui ne sont pas sans noblesse.

Maîtrisé par la crainte de devenir un objet de dédain plutôt que de ressentiment, Durward se borna, quoique non sans difficulté, à dire en termes généraux, et d'une manière assez confuse, que la comtesse Hameline avait réussi à se sauver du château à l'instant où l'assaut commençait. Il n'aurait pu lui donner des détails plus circonstanciés sans jeter quelque ridicule sur la tante d'Isabelle, et peut-être sans s'y exposer lui-même, comme ayant été l'objet de ses spéculations matrimoniales. Il ajouta à cette narration un peu vague, qu'il courait un bruit, quoique rien n'en constatât la vérité, que la comtesse Hameline était retombée entre les mains de Guillaume de la Marck.

—J'espère que saint Lambert permettra qu'il l'épouse, dit Crèvecœur; et véritablement il me paraît probable qu'il le fera par amour pour ses sacs d'argent, et qu'il l'assommera quand il s'en sera assuré la possession, ou plus tard quand il les aura vidés.

Le comte fit alors tant de questions à Quentin sur la manière dont les deux dames s'étaient conduites pendant leur voyage, sur le degré d'intimité auquel elles l'avaient admis, et sur d'autres points assez délicats, que le jeune homme, contrarié, confus et irrité, eut peine à cacher son embarras au vieux soldat courtisan, qui ne manquait ni d'expérience ni de pénétration, et qui prit congé de lui tout à coup, en s'écriant:—Oui-da! je vois ce que c'est; c'est ce que je pensais, d'un côté du moins; j'espère que je trouverai plus de bon sens de l'autre. Allons, sire écuyer, un coup d'éperon, et formez l'avant-garde; j'ai quelques mots à dire à la comtesse Isabelle. Je pense que vous m'en avez assez appris maintenant pour que je puisse lui parler de tout ce qui s'est passé malheureusement, sans alarmer sa délicatesse, quoique j'aie un peu blessé la vôtre; mais un moment, jeune homme, un mot avant que vous vous éloigniez. Vous avez fait un heureux voyage, à ce que je m'imagine, dans le pays de féerie, rempli d'aventures héroïques, de hautes espérances, de flatteuses illusions, comme les jardins de la fée Morgane. Oubliez tout cela, jeune soldat, ajouta-t-il en lui frappant sur l'épaule, ne vous rappelez cette jeune dame que comme l'honorable comtesse de Croye, oubliez la demoiselle errante et aventureuse; ses amis (je puis vous répondre d'un) ne se souviendront que des services que vous lui avez rendus, et oublieront la récompense déraisonnable que vous avez eu la hardiesse d'envisager.

Dépité de n'avoir pu cacher au clairvoyant Crèvecœur des sentimens que le comte semblait ne regarder que comme un objet de ridicule, Quentin lui répliqua avec indignation:—Monseigneur comte, quand j'aurai besoin de vos avis, je vous les demanderai; quand j'implorerai votre assistance, il sera assez temps de me la refuser; quand j'attacherai une valeur particulière à l'opinion que vous pouvez avoir de moi, il ne sera pas trop tard pour l'exprimer.

—Oui-da! dit le comte. Me voici entre Amadis et Oriane, et il faut sans doute que je m'attende à un défi.

—Vous parlez comme si c'était une chose impossible. Quand j'ai rompu une lance avec le duc d'Orléans, j'avais pour adversaire un homme dans les veines duquel coule un sang plus noble que celui de Crèvecœur. Quand j'ai mesuré mon épée avec celle de Dunois, j'avais affaire à un guerrier plus illustre.

—Que le ciel t'accorde du jugement, mon bon jeune homme. Si tu dis la vérité, la fortune t'a singulièrement favorisé dans ce monde; et en vérité, s'il plaît à la Providence de te soumettre à de pareilles épreuves avant que tu aies de la barbe au menton, la vanité te rendra fou avant que tu puisses te dire un homme. Tu peux me faire rire, mais non me mettre en colère. Crois-moi, quoique par un de ces coups de fortune qu'on voit arriver quelquefois, tu aies combattu contre des princes, et aies été le champion d'une comtesse, tu ne deviens pas pour cela l'égal de ceux dont le hasard t'a rendu l'adversaire, et dont un plus grand hasard t'a fait devenir le compagnon. Je puis te permettre, comme à un jeune homme qui a lu des romans jusqu'à se croire un paladin, de te livrer pendant quelque temps à un rêve flatteur; mais il ne faut pas te fâcher contre un ami qui te veut du bien, quand il te secoue un peu rudement par les épaules pour t'éveiller.

—Ma famille, monseigneur comte...

—Ce n'est pas tout-à-fait de ta famille que je parle; je parle de rang, de fortune, d'élévation, de tout ce qui met une distance entre les degrés et les classes. Quant à la naissance, nous sommes tous descendans d'Adam et d'ève.

—Mes ancêtres, monseigneur comte, les Durwards de Glen-Houlakin...

—Ah! si vous prétendez faire remonter leur généalogie au-delà d'Adam, je n'ai plus rien à dire. Au revoir, jeune homme.

Le comte arrêta son cheval, et attendit la comtesse, à qui ses insinuations et ses avis, quoique donnés dans de bonnes intentions, furent, s'il est possible, encore plus désagréables qu'à Durward. Celui-ci, tout en marchant en avant, murmurait à demi-voix: Froid railleur, fat impertinent; je voudrais que le premier archer Écossais qui aura son arquebuse pointée sur toi ne te laissât pas échapper si facilement que je l'ai fait!—Ils arrivèrent dans la soirée à la ville de Charleroi, sur la Sambre, où le comte de Crèvecœur avait résolu de laisser Isabelle, que la terreur et la fatigue de la veille, une course de cinquante milles dans la journée, et toutes les sensations douloureuses auxquelles elle avait été en proie, avaient rendue incapable d'aller plus loin sans danger pour sa santé. Le comte la confia, dans un état de grand épuisement, aux soins de l'abbesse d'un couvent de l'ordre de Cîteaux, dame de noble naissance, parente des deux familles de Crèvecœur et de Croye, et à la prudence et à l'amitié de laquelle il pouvait accorder toute sa confiance.

Crèvecœur ne s'arrêta dans la ville que pour recommander les plus grandes précautions au commandant d'une petite garnison bourguignonne qui occupait cette place, et le requérir de donner une garde d'honneur au couvent tant que la comtesse Isabelle de Croye y séjournerait, en apparence pour veiller à sa sûreté, mais en réalité peut-être pour prévenir toute tentative d'évasion. Le comte invita la garnison à se tenir sur ses gardes, et en donna pour cause un bruit vague qui était arrivé jusqu'à lui de troubles survenus dans l'évêché de Liège. Mais il avait résolu d'être le premier qui porterait au duc Charles les formidables nouvelles de l'insurrection de Liège et du meurtre de l'évêque, dans toute leur horrible réalité. En conséquence, s'étant procuré des chevaux frais pour lui et pour sa suite, il se prépara à aller jusqu'à Péronne sans s'arrêter; avertissant Durward qu'il fallait qu'il l'accompagnât, il lui fit d'un ton goguenard les excuses de le séparer de si belle compagnie, et ajouta qu'il espérait qu'un écuyer si dévoué aux dames trouverait plus agréable de voyager au clair de lune, que de céder lâchement au sommeil comme un mortel ordinaire.

Quentin, déjà assez affligé d'apprendre qu'il allait être séparé d'Isabelle, brûlait d'envie de répondre à cette raillerie par un défi; mais convaincu que le comte ne ferait que rire de sa colère et mépriserait son cartel, il résolut d'attendre du temps l'occasion où il lui serait possible d'obtenir satisfaction de ce fier chevalier, qui lui était devenu quoique pour des raisons bien différentes, presque aussi odieux que le Sanglier des Ardennes lui-même. Il consentit donc à suivre Crèvecœur, puisqu'il n'avait pas le pouvoir de le refuser, et ils firent de compagnie et avec la plus grande célérité le chemin de Charleroi à Péronne.


CHAPITRE XXV.

La Visite inattendue.

«Il est des qualités dans la nature humaine;
«Qui voudrait le nier? Mais la trame et la chaîne
«N'offrent jamais aux yeux un tissu si serré
«Qu'un défaut ne s'y glisse et n'y soit rencontré.
«J'ai connu, croyez-moi, des gens pleins de vaillance
«Qui tremblaient quand un chien jappait en leur présence.
«J'ai vu maint philosophe agir en si grands fous,
«Qu'un idiot près d'eux aurait eu le dessous.
«Quant à vos courtisans si fins, si pleins d'adresse,
«Ils tendent leurs panneaux avec tant de finesse,
«Qu'eux-mêmes bien souvent les premiers y sont pris.»

Ancienne Comédie.

PENDANT la première partie de ce voyage nocturne, Durward eut à combattre cette amertume de cœur qu'éprouve le jeune homme qui se sépare, et probablement pour toujours, de celle qu'il aime. Pressée par l'urgence des circonstances et par l'impatience de Crèvecœur, la petite troupe parcourait à la hâte les riches plaines du Hainaut, guidée par la lune, dont les rayons répandaient leurs pâles lueurs sur de riches pâturages, des bois et des terres encore couvertes de gerbes, que les laboureurs, profitant d'une belle nuit, travaillaient à enlever; tant était grande, même à cette époque, l'ardeur des Flamands pour le travail. Cet astre éclairait de larges rivières portant partout la fertilité, et traversées par maints navires, messagers rapides d'un commerce florissant: aucun rocher, aucun torrent n'interrompait leur cours; sur leurs bords étaient des villages tranquilles, où la propreté extérieure des habitations annonçait l'aisance et le bonheur; çà et là aussi se montrait le château féodal entouré de fossés profonds, avec d'épaisses murailles, et surmonté d'un beffroi, car la chevalerie du Hainaut était renommée parmi la noblesse de l'Europe. De distance en distance s'élevaient les clochers et les tours d'un grand nombre d'églises et de monastères.

Des sites si variés, si différens de ceux qu'offraient les montagnes incultes et désertes de son pays, ne pouvaient distraire Durward de ses regrets et de ses chagrins. Il avait laissé son cœur à Charleroi, et la seule réflexion qu'il fit en voyageant, c'était que chaque pas l'éloignait davantage d'Isabelle. Il mettait son imagination à la torture pour se rappeler chaque mot qu'elle avait prononcé, chaque regard adressé à lui; et comme il arrive souvent en pareil cas, l'impression que faisait sur son esprit le souvenir de ces détails, était plus forte que celle qu'avait produite la réalité.

Enfin, après que l'heure froide de minuit fut passée, en dépit de l'amour et du chagrin, l'extrême fatigue que Quentin avait subie les deux jours précédens commença à faire sur lui un effet que l'habitude qu'il avait de se livrer à des exercices de toute espèce, son caractère actif, sa vivacité naturelle, et le genre pénible des réflexions qui l'occupaient, l'avaient empêché d'éprouver jusqu'alors. Ses sens, épuisés et comme anéantis, commencèrent à exercer si peu d'empire sur les idées qui s'offraient à son esprit, que les visions de son imagination changeaient ou détournaient tout ce qui lui était transmis par les organes émoussés de l'ouïe et de la vue. Il ne savait qu'il était éveillé que par les efforts qu'il faisait par intervalles, sentant le danger de sa situation, pour résister à l'engourdissement d'un sommeil profond. De temps en temps le sentiment du risque qu'il courait de tomber de cheval lui rendait un moment de présence d'esprit; mais presque aussitôt mille ombres confuses obscurcissaient de nouveau ses yeux; le beau paysage éclairé par la lune s'évanouissait devant lui; et enfin son accablement devint si visible, que le comte de Crèvecœur fut obligé d'ordonner à deux de ses gens de marcher constamment de chaque côté de Durward, pour l'empêcher de tomber de cheval.

Quand, ils arrivèrent à Landrecies, le comte, par compassion pour ce jeune homme, qui avait alors passé trois nuits presque sans dormir, ordonna une halte de quatre heures pour donner à sa suite et prendre lui-même le temps de se rafraîchir et de se reposer.

Quentin dormait profondément quand il fut éveillé par le son des trompettes du comte, et par les cris de ses fourriers et maréchaux-des-logis:—Debout! debout! Allons, en route, en route!—Cette aubade était trop matinale pour qu'il pût l'entendre avec plaisir, et cependant il se trouva, en s'éveillant, un être tout différent de ce qu'il était en s'endormant. Sa confiance en lui-même et en sa fortune était revenue avec ses forces et la lumière du jour. Il ne pensait plus à son amour que comme à un vain rêve, à une chimère sans espoir; le regardait comme un principe de force et d'activité qu'il devait nourrir à jamais dans son cœur, quoiqu'il ne pût jamais espérer de voir sa tendresse couronnée de succès, au milieu des obstacles nombreux dont il était entouré.

—Le pilote, pensa-t-il, dirige sa barque par l'étoile polaire, quoiqu'il n'espère jamais être le maître de cet astre; et le souvenir d'Isabelle de Croye fera de moi un digne homme d'armes, quoiqu'il puisse se faire que je ne la revoie jamais. Quand elle apprendra qu'un soldat Écossais nommé Quentin Durward s'est distingué sur un champ de bataille, ou qu'il est resté parmi les morts sur la brèche, elle se souviendra du compagnon de son voyage comme d'un homme qui a fait tout ce qui était en son pouvoir pour la préserver des pièges et des malheurs dont elle était menacée, et peut-être honorera-t-elle sa mémoire d'une larme et son tombeau d'une guirlande.

S'étant ainsi armé de courage contre tout événement, Quentin se trouva plus en état de supporter les railleries du comte de Crèvecœur, qui ne l'épargna pas, et qui le plaisanta comme n'étant qu'un jeune efféminé, incapable de résister à la fatigue. Le jeune Écossais répliqua sans humeur, se prêta avec grâce aux plaisanteries du comte, et lui répondit d'une manière si heureuse à la fois et si respectueuse, que le changement survenu dans son ton et ses manières donna évidemment de lui au chevalier bourguignon une opinion plus favorable que celle que la conduite de son prisonnier lui en avait fait concevoir la veille, lorsque, rendu irritable par le sentiment pénible de sa situation, Quentin gardait le silence avec humeur, ou ne répondait qu'avec fierté.

Le digne chevalier commença enfin à le regarder comme un jeune homme dont il serait possible de faire quelque chose; il lui donna à entendre assez clairement que s'il voulait quitter le service de France, il lui procurerait une place honorable dans la maison du duc de Bourgogne, et veillerait lui-même à son avancement. Quentin, avec les expressions de reconnaissance convenables, s'excusa d'accepter cette faveur, au moins quant à présent, et jusqu'à ce qu'il sut positivement jusqu'à quel point il avait à se plaindre du roi Louis, son premier protecteur; mais ce refus ne lui fit pourtant pas perdre les bonnes grâces du comte; et tandis que son enthousiasme, son accent étranger, sa manière de penser et de s'exprimer faisaient souvent naître un sourire sur les traits graves de Crèvecœur, ce sourire avait perdu tout ce qu'il avait naguère d'amertume, ne sentait plus le sarcasme, et exprimait autant de courtoisie que de gaieté.

Continuant à voyager ainsi avec beaucoup plus d'accord que la veille, la petite troupe arriva enfin à deux milles de la fameuse cité de Péronne, près de laquelle était campée l'armée du duc de Bourgogne, prête, comme on le supposait, à faire une invasion en France; tandis que de son côte Louis avait rassemblé des forces considérables à Pont-Saint-Maxence, pour mettre à la raison son rival trop puissant.

Péronne, située sur une rivière profonde, dans un pays plat, entourée de forts boulevards et de larges fossés, passait autrefois, comme elle passe encore aujourd'hui, pour une des place les plus fortes de la France[68]. Le comte de Crèvecœur, sa suite et son prisonnier s'approchaient de cette forteresse vers trois heures après midi, lorsqu'en traversant une grande forêt qui s'étendait du côté de l'est, presque jusqu'aux murs de la ville, ils rencontrèrent deux seigneurs de haut rang, comme on pouvait en juger par leur suite nombreuse. Ils étaient revêtus du costume qu'on portait alors en temps de paix, et d'après les faucons qu'ils avaient sur le poing, et le nombre de piqueurs et de chiens dont ils étaient suivis, il était évident qu'ils prenaient l'amusement de la chasse au vol. Mais en apercevant Crèvecœur, dont ils connaissaient parfaitement les couleurs et l'armure, ils renoncèrent à la poursuite qu'ils faisaient d'un héron, sur les bords d'un long canal, et accoururent vers lui au grand galop.

—Des nouvelles! des nouvelles! comte de Crèvecœur! s'écrièrent-ils en même temps. Voulez-vous nous en dire, ou en apprendre de nous? ou voulez-vous en échanger de gré à gré?

—J'aurais de quoi faire un échange, messieurs, répondit Crèvecœur après les avoir salués, si je pouvais croire que vous eussiez des nouvelles assez importantes pour servir d'équivalent aux miennes.

Les deux chasseurs se regardèrent en souriant; et le plus grand des deux, vraie figure de baron féodal, avait ce teint brun et cet air sombre que quelques physionomistes attribuent aux tempéramens mélancoliques, tandis que d'autres, semblables à ce statuaire italien qui tirait cet augure d'après les traits de Charles Ier, le regardent comme un présage de mort violente; il se tourna vers son compagnon, et lui dit:—Crèvecœur arrive du Brabant; c'est la patrie du commerce: il en aura appris toutes les ruses, et nous aurons de la peine à faire un marché avantageux avec lui.

—Messieurs, dit Crèvecœur, il est de toute justice que le duc ait la première vue de mes marchandises, car le seigneur lève son droit avant l'ouverture du marché. Mais de quelle couleur sont vos nouvelles? sont-elles tristes ou agréables?

Celui à qui il adressait particulièrement cette question était un homme de petite taille, ayant l'air animé et l'œil plein d'une vivacité tempérée par une expression de réflexion et de gravité qu'on remarquait dans le mouvement de sa lèvre supérieure. Toute sa physionomie annonçait un homme moins fait pour l'action que doué d'un coup d'œil pénétrant, mais lent à prendre un parti, et prudent à l'exécuter. C'était le célèbre sieur d'Argenton, mieux connu dans l'histoire et parmi les historiens sous le vénérable nom de Philippe de Comines, alors, attaché à la personne de Charles-le-Téméraire, et l'un des conseillers dont le duc faisait le plus de cas. Répondant à la question que lui avait faite le comte de Crèvecœur sur la couleur des nouvelles que lui et son compagnon, le baron d'Hymbercourt, avaient à lui annoncer:—Elles offrent, lui dit-il, toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, et elles varient de teinte, suivant qu'on leur donne pour fond un nuage noir, ou le pur azur du firmament. Jamais pareil arc ne s'est montré en France ou en Flandre depuis le temps de l'arche de Noé.

—Les miennes, dit Crèvecœur, ressemblent à une comète, sombres, effrayantes et terribles, et cependant devant être regardées comme le présage de maux encore plus terribles qui doivent s'ensuivre.

—Il faut que nous ouvrions nos balles, dit d'Argenton à son compagnon, sans quoi des gens plus habiles nous préviendront, et nous ne trouverons plus à débiter notre marchandise. En un mot, Crèvecœur, écoutez bien, vous serez surpris: le roi Louis est à Péronne.

—Quoi! s'écria le comte frappé d'étonnement; le duc a-t-il fait retraite sans livrer bataille? êtes-vous ici à vous amuser à chasser, quand la ville est assiégée par les Français? car je ne puis croire qu'elle soit prise.

—Non certainement, dit d'Hymbercourt, les bannières de Bourgogne n'ont pas reculé d'un pas: et cependant le roi Louis est ici.

—Il faut donc qu'édouard d'Angleterre ait traversé la mer avec ses archers, dit Crèvecœur, et qu'il ait remporté une nouvelle victoire de Poitiers.

—Ce n'est pas cela, répondit d'Argenton. Pas une voile n'est partie d'Angleterre; pas une bannière française n'a été renversée, édouard s'amuse trop parmi les femmes de ses bons citoyens de Londres, pour songer à jouer le rôle du Prince Noir. écoutez la vérité extraordinaire. Vous savez que lorsque vous nous avez quittés, la conférence entre les commissaires français et bourguignons venait d'être rompue, et qu'il ne paraissait rester aucune chance de conciliation.

—Oui, et que nous ne rêvions plus que guerre.

—Ce qui s'en est suivi, reprit d'Argenton, ressemble si bien à un rêve, que je me crois toujours au moment de m'éveiller. Il n'y avait que vingt-quatre heures que le duc avait protesté avec tant de colère dans le conseil contre tout délai ultérieur, qu'on avait résolu d'envoyer une déclaration de guerre au roi, et d'entrer en France à l'instant même. Toison-d'Or, chargé de cette mission, venait de mettre son costume officiel, et avait déjà le pied sur l'étrier pour monter à cheval, quand tout à coup voilà le héraut français Montjoie qui arrive dans notre camp. Nous pensâmes sur-le-champ que Louis avait voulu prendre l'avance sur nous, et nous commençâmes à songer à la colère à laquelle le duc allait se livrer contre ceux dont les avis l'avaient empêché d'être le premier à déclarer la guerre. Mais le conseil ayant été convoqué à la hâte, quelle fut notre surprise, quand le héraut nous informa que Louis, roi de France, était à peine à une heure de marche de Péronne, et qu'il venait rendre visite, à Charles, duc de Bourgogne, avec une suite peu nombreuse, afin d'arranger tous leurs différends dans une entrevue particulière.

—Vous me surprenez, messieurs; et cependant vous me surprenez moins que vous ne pourriez vous y attendre. La dernière fois que j'ai été au Plessis-les-Tours, le cardinal de La Balue, en qui son maître a toute confiance, irrité contre Louis, et Bourguignon au fond du cœur, me fit entendre qu'il saurait faire agir les faibles particuliers de Louis de telle manière qu'il se mettrait de lui-même, à l'égard de la Bourgogne, dans une situation qui permettrait au duc de dicter les conditions de la paix. Mais je n'aurais jamais cru qu'un vieux renard comme Louis vînt se jeter ainsi volontairement dans le piège. Et que dit le conseil?

—Comme vous pouvez le supposer, répondit d'Hymbercourt, on y parla beaucoup d'honneur et de bonne foi, et fort peu des avantages qu'on pouvait tirer d'une telle visite, quoiqu'il fût évident que ce fût presque la seule pensée qui occupât tous les conseillers; et qu'ils ne songeassent qu'à imaginer quelque moyen pour sauver les apparences.

—Et que dit le duc?

—Suivant son usage, dit d'Argenton, il parla d'un ton bref et décidé.—Qui de vous, demanda-t-il, fut témoin de mon entrevue avec mon cousin Louis, après la bataille de Montlhéri, quand je fus assez inconsidéré pour l'accompagner jusque dans les retranchemens de Paris, sans autre suite qu'une dizaine de personnes, mettant ainsi ma personne à sa discrétion!—Je lui répondis que la plupart de nous y avaient été présens, et que personne ne pouvait avoir oublié les alarmes qu'il lui avait plu de donner.—Eh bien reprit-il, vous blâmâtes ma folie, et je vous avouai que j'avais agi en jeune étourdi; je sais que mon père, d'heureuse mémoire, vivait encore à cette époque, et que mon cousin Louis aurait trouvé moins d'avantage à saisir alors ma personne, que je n'en aurais aujourd'hui à m'emparer de la sienne: mais n'importe. Si mon royal parent vient ici en cette occasion avec la même simplicité de cœur qui me fit agir alors, il sera reçu en roi; mais si par cette apparence de confiance il ne veut que me circonvenir et me fasciner les yeux, jusqu'à ce qu'il ait exécuté quelque projet politique, par saint George de Bourgogne! qu'il prenne garde à lui! À ces mots, relevant ses moustaches et frappant du pied avec force, il nous ordonna de monter à cheval pour aller recevoir un hôte si extraordinaire.

—Et en conséquence vous allâtes au-devant du roi? Les miracles n'ont pas encore cessé! Et quelle suite l'accompagnait?

—La suite la plus simple et la moins nombreuse, répondit d'Hymbercourt: une trentaine d'archers de sa garde écossaise, quelques chevaliers, et un petit nombre de gentilshommes de sa maison, parmi lesquels son astrologue Galeotti était le plus brillant.

—Cet homme est en quelque sorte le protégé du cardinal de La Balue, dit Crèvecœur. Je ne serais pas surpris qu'il eût contribué à déterminer le roi à une démarche d'une politique si douteuse. A-t-il avec lui quelques nobles de haut rang?

—Monseigneur d'Orléans et Dunois, répondit d'Argenton.

—Dunois! s'écria Crèvecœur, j'aurai maille à partir avec lui, quoi qu'il puisse en arriver. Mais on m'avait dit qu'ils étaient tous deux en prison.

—Ils étaient en effet logés au château de Loches, répondit d'Hymbercourt, dans cet agréable lieu de plaisance destiné à la noblesse française; mais Louis les en a fait sortir pour les amener ici, peut-être parce qu'il ne se souciait pas de laisser d'Orléans derrière lui. Quant au reste de sa suite, sur ma foi, je crois que les personnages les plus importans sont Olivier, son barbier, et Tristan, son grand prévôt et son compère, qui a avec lui quelques-uns de ses gens. Et toute sa troupe est si pauvrement costumée, qu'on prendrait le roi pour un vieil usurier faisant une tournée pour recouvrer ses créances, avec une bande de recors.

—Et où est-il logé? demanda Crèvecœur.

—Quant à cela, répondit d'Argenton, c'est ce qu'il y a de plus merveilleux. Le duc avait offert de donner aux archers Écossais la garde d'une des portes de la ville et du pont de bateaux qui est sur la Somme; il avait assigné au roi pour demeure la maison voisine du riche bourgeois Gilles Orthen; mais en s'y rendant le roi aperçut les bannières de Lau et de Pencil de Rivière, qu'il a chassés de France; et trouvant sans doute peu agréable d'être si voisin de ces réfugiés français, mécontens qu'il a faits lui-même, il a demandé à loger dans le château de Péronne, et en conséquence, il y a été installé.

—Merci de Dieu! s'écria Crèvecœur: ce n'était donc pas assez de s'aventurer dans l'antre du lion, il a voulu encore lui mettre sa tête dans la gueule. Allons, ce vieux politique rusé avait envie de se faire prendre dans une ratière!

—D'Hymbercourt ne vous a pas rapporté le propos tenu par le Glorieux? dit d'Argenton. à mon avis, c'est ce qu'on a dit de mieux dans toute cette affaire.

—Et qu'a donc dit sa très-illustre sagesse? demanda le comte.

—Comme le duc, répondit d'Argenton, ordonnait à la hâte qu'on préparât quelques présens d'argenterie pour le roi et pour sa suite, par forme de bienvenue:—Mon ami Charles, lui dit le Glorieux, ne trouble pas ton petit cerveau pour si peu de chose, je me charge de faire à ton cousin Louis un présent plus noble et plus digne de lui, et ce sera mon bonnet, mes grelots, et ma marotte par-dessus le marché; car, par la messe! il faut qu'il soit plus fou que moi pour être venu ainsi se jeter entre tes mains.—Mais si je ne lui donne pas lieu de s'en repentir, qu'en diras-tu, coquin? lui demanda le duc.—En ce cas, Charles, lui répondit le Glorieux, il faudra que tu prennes toi-même la marotte et les grelots, car tu seras le plus grand fou des trois.—Je vous réponds que ce sarcasme toucha le duc au vif. Je le vis changer de couleur et se mordre les lèvres.—Voilà nos nouvelles, Crèvecœur; à quoi pensez-vous qu'elles ressemblent?

—à une mine chargée de poudre, répondit le comte, et je crains que le sort ne m'ait destiné à en approcher la mèche. Vos nouvelles et les miennes sont comme le feu et les étoupes, ou comme certaines substances chimiques qu'on ne peut mêler ensemble sans qu'il en résulte une explosion. Messieurs, mes amis, approchez-vous de moi, et, quand je vous aurai dit ce qui vient de se passer dans l'évêché de Liège, je crois que vous serez d'avis que le roi Louis aurait agi aussi prudemment en entreprenant un pèlerinage aux régions infernales, qu'en venant faire si mal à propos une visite à Péronne.

Ses deux amis se rapprochèrent de lui et écoutèrent, avec des exclamations et des gestes de surprise, le récit des événemens qui venaient d'avoir lieu à Liège et à Schonwaldt. Quentin fut appelé et interrogé fort au long sur les détails de la mort de l'évêque, si bien qu'enfin il refusa de répondre à de nouvelles questions, ne sachant pourquoi on les lui adressait, ni quel usage on pourrait faire de ses réponses.

Ils étaient alors sur les belles rives de la Somme, en vue des anciens murs de la petite ville de Péronne-la-Pucelle, et des vastes prairies sur lesquelles étaient dressées les tentes de l'armée du duc de Bourgogne, montant à environ quinze mille hommes.


CHAPITRE XXVI.

L'Entrevue.

«Quand s'assemblent les rois, l'astrologue a raison
«D'appeler leur congrès triste conjonction,
«Comme lorsque Saturne avec Mars se rencontre.»

Ancienne comédie.

ON ne saurait trop dire si c'est un privilège ou un inconvénient attaché au rang des princes, que, dans leur commerce les uns avec les autres, ils soient contraints, par suite du respect qu'ils doivent avoir eux-mêmes pour leur titre et leur dignité, de soumettre leurs sentimens et leurs discours aux lois d'une étiquette sévère. Cette règle leur défend de se livrer ouvertement à toute émotion un peu vive, ce qui pourrait passer pour une profonde dissimulation, s'il n'était pas universellement reconnu que cette complaisance pour l'usage n'est qu'une affaire de cérémonial. Il n'est pourtant pas moins certain que lorsqu'ils franchissent ces bornes, que leur impose l'étiquette, pour lâcher la bride à leurs passions haineuses, ils compromettent leur majesté aux yeux du public; ce dont on eut un exemple frappant lorsque deux illustres rivaux, François Ier et l'empereur Charles-Quint, se donnèrent un démenti direct, et voulurent vider leur querelle par un combat singulier.

Charles, duc de Bourgogne, le plus impétueux, le plus impatient, et nous pouvons dire le plus imprudent de tous les princes de son temps, se sentit pourtant comme enfermé dans un cercle magique, tracé par la déférence qu'il devait à Louis, son seigneur suzerain et son souverain, qui daignait lui faire l'honneur de venir le visiter, lui vassal de sa couronne. Revêtu, de son manteau ducal, il monta à cheval, à la tête des plus distingués de ses nobles et de ses chevaliers, et alla au-devant de Louis XI. Les vêtemens des seigneurs de sa suite étincelaient d'or et d'argent; car les richesses de la cour d'Angleterre ayant été épuisées par les guerres d'York et de Lancastre, et les dépenses de celle de France étant limitées par l'économie du monarque, la cour de Bourgogne était alors la plus magnifique de toutes celles de l'Europe. Le cortège de Louis, au contraire, était peu nombreux, et mesquin comparativement; le costume du roi lui-même rendait le contraste encore plus frappant. Louis avait un habit montrant la corde, et son grand chapeau garni d'images de plomb. L'effet qu'il produisait devint presque grotesque lorsque le duc, richement vêtu, sa couronne ducale sur la tête, et les épaules couvertes d'un superbe manteau, descendit de son noble coursier, mit un genou en terre, et se disposa à tenir l'étrier pour aider Louis à descendre de son petit palefroi très-pacifique.

L'accueil que se firent les deux potentats fut aussi rempli d'affectation de plaisir et d'amitié qu'il était vide de sincérité; mais le caractère du duc lui rendait difficile de donner à sa voix, à ses discours, à toutes ses manières, les apparences convenables, tandis que le roi était si parfaitement exercé à la dissimulation, que l'habitude en était pour lui une seconde nature, et que ceux qui le connaissaient le mieux ne pouvaient distinguer en lui ce qui était joué de ce qui était naturel.

La comparaison la plus exacte, si elle n'était indigne de deux pareils potentats, serait peut-être de supposer le roi dans la situation d'un étranger connaissant parfaitement les mœurs et les caprices de la race canine, et qui, par quelque motif particulier, désire se faire ami d'un gros mâtin hargneux auquel il est suspect, et qui est disposé à se jeter sur lui au moindre motif de méfiance. Le mâtin gronde tout bas, hérisse ses poils, montre les dents, et cependant il aurait honte d'attaquer un homme qui paraît si bon et si confiant. Il souffre donc des avances qui sont loin de le pacifier, et il épie l'occasion de pouvoir sauter légitimement à la gorge de son nouvel ami.

Le roi sentit sans doute, à la voix altérée, aux manières contraintes et aux brusques mouvemens du duc Charles, que le rôle qu'il avait à jouer était fort délicat, et peut-être se repentit-il plus d'une fois de l'avoir entrepris; mais le repentir venait trop tard, et il ne lui restait de ressource qu'en cette adresse sans égale et dans cette politique astucieuse qu'il entendait mieux que personne.

La manière dont Louis se conduisit à l'égard du duc ressemblait à cet abandon du cœur dans le premier moment d'une réconciliation avec un ami éprouvé et honoré, après un court refroidissement dont la cause est déjà loin et oubliée. Il lui dit qu'il se blâmait de n'avoir pas fait plus tôt cette démarche décisive, pour convaincre son bon et cher parent, par une preuve de confiance semblable à celle qu'il lui donnait, que les différends élevés entre eux n'étaient rien dans son souvenir, quand il les comparait à toutes les preuves d'amitié qu'il avait reçues de lui pendant son exil de France. Il lui parla du feu duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon, comme on nommait généralement le père du duc Charles, et rappela mille marques de bonté paternelle qu'il en avait reçues.

—Je crois, beau cousin, lui dit-il, que votre père partageait presque également son affection entre vous et moi; car je me souviens que m'étant égaré par accident dans une partie de chasse, je trouvai à mon retour le bon duc qui vous grondait de m'avoir laissé derrière vous dans la forêt, comme si vous n'eussiez pas pris assez de soin pour la sûreté d'un frère aîné.

Les traits du duc de Bourgogne étaient naturellement durs et sévères; et quand il essaya de sourire pour reconnaître poliment la vérité de ce que le roi lui disait, la grimace qu'il fît était vraiment diabolique.

—Prince des fourbes, se disait-il dans ses secrètes pensées, je voudrais bien que mon honneur me permît de vous demander comment vous avez payé tous les bienfaits de ma maison.

—Et d'ailleurs, continua le roi, si les liens du sang et de la reconnaissance ne suffisaient pas pour nous attacher l'un à l'autre, nous sommes encore unis par ceux d'une parenté spirituelle; car je suis le parrain de votre charmante fille Marie, qui m'est aussi chère que si elle était une des miennes; et quand les saints (dont le bienheureux nom soit béni) m'envoyèrent un rejeton qui se flétrit au bout de trois mois, ce fut le prince votre père qui le tint sur les fonts de baptême; il célébra cette cérémonie avec plus de pompe et de magnificence qu'elle n'en aurait pu avoir même dans Paris. Jamais je n'oublierai l'impression profonde que la générosité du duc Philippe, et la vôtre, mon cher cousin, firent sur le cœur à demi brisé d'un pauvre exilé.

Le duc fit un effort sur lui-même pour trouver quelque réponse:—Votre Majesté, dit-il, a daigné reconnaître cette légère obligation en termes qui faisaient plus que payer toute la pompe que la Bourgogne put déployer pour prouver qu'elle sentait l'honneur que vous aviez conféré à son souverain.

—Je me rappelle les termes dont vous voulez parler, beau cousin, dit le roi en souriant; c'était, je crois, que pour vous payer de cette marque d'amitié je n'avais à vous offrir, pauvre exilé que j'étais, que ma personne, celle de ma femme et de mon enfant. Eh bien, je crois que j'ai passablement tenu parole.

—Je n'entends disputer rien de ce qu'il plaît à Votre Majesté d'avancer, dit le duc; mais...

—Mais vous me demandez, dit le roi en l'interrompant, comment mes actions se sont accordées avec mes paroles. Pâques-Dieu! le voici. Le corps de mon fils Joachim repose sous une terre bourguignonne: j'ai placé ce matin sans réserve ma personne en votre pouvoir; et quant à celle de ma femme, en vérité, beau cousin, je crois que, vu le temps qui s'est passé depuis cette époque, vous n'insisterez pas pour que je tienne rigoureusement ma parole à cet égard. Elle est née le saint jour de l'Annonciation, ajouta-t-il en faisant un signe de croix et en murmurant un ora pro nobis, il y a quelque cinquante ans. Mais elle n'est pas plus loin que Reims; et si vous désirez que ma promesse soit exécutée à la lettre, elle sera incessamment à votre bon plaisir.

Quelque courroucé que fût le duc de la duplicité que montrait le roi en cherchant à prendre avec lui un ton d'amitié et d'intimité, il ne put s'empêcher de rire au discours singulier que lui tenait ce monarque extraordinaire, et sa gaieté s'exprima par des accens non moins discordans que ceux de la colère à laquelle il se livrait souvent. Il rit aux éclats, plus liant et plus long-temps que la bienséance ne le permettrait aujourd'hui et ne le permettait alors; tout en riant, il répondit qu'il remerciait le roi de l'honneur qu'il lui faisait en lui proposant la compagnie de la reine, mais qu'il accepterait plus volontiers celle de sa fille aînée, dont on vantait la beauté.

—Je suis charmé, beau cousin, dit le roi avec un de ces sourires équivoques qui lui étaient habituels, que votre bon plaisir ne se soit pas fixé sur ma fille Jeanne: vous auriez eu une lance à rompre avec mon cousin d'Orléans; et s'il était arrivé malheur, n'importe auquel de vous, je n'aurais pu manquer de perdre un bon ami, un cousin affectionné.

—Non, non, Sire, dit le duc Charles, je ne veux jeter aucun obstacle dans les amours du duc d'Orléans. Si jamais je romps une lance avec lui, il faudra que ce soit pour une cause plus belle et plus droite.

Louis fut bien loin de prendre en mauvaise part cette allusion brutale à la taille et au manque de beauté de sa fille Jeanne. Au contraire, il vit avec plaisir que le duc cherchât à s'amuser par des railleries grossières, science dans laquelle il était lui-même un adepte, et qui lui épargnait, pour employer une phrase moderne, beaucoup d'hypocrisie sentimentale. En conséquence, il mit la conversation sur un tel ton, que Charles, tout en sentant qu'il lui était impossible de jouer le rôle d'ami affectueux et réconcilié avec un monarque qui lui avait rendu tant de mauvais offices, et dont la sincérité lui était si suspecte en cette occasion, n'éprouva aucune difficulté pour se montrer hôte hospitalier à l'égard d'un prince si facétieux; ce qui manquait à l'un et à l'autre en sentimens de bonne amitié, fut remplacé par ce ton de cordialité qui existe entre deux bons vivans; ce ton, naturel au duc d'après la franchise et l'on peut ajouter la grossièreté de son caractère, ne l'était pas moins à Louis, parce que, quoiqu'il fût en état de prendre tous les tons de la conversation, celui qui lui convenait le mieux était un mélange d'idées grossières et de gaieté caustique.

Pendant tout le temps du banquet, qui fut servi dans la maison de ville de Péronne, les deux princes se trouvèrent heureusement en état de continuer le même style de conversation. C'était pour eux une sorte de terrain neutre sur lequel ils pouvaient se rencontrer sans danger; et, comme Louis s'en aperçut aisément, rien n'était plus propre à maintenir le duc de Bourgogne dans cet état de calme que le roi jugeait nécessaire à sa sûreté.

Il fut pourtant un peu alarmé en voyant autour du duc plusieurs seigneurs français du plus haut rang, que son injuste sévérité avait exilés de France, et à qui Charles avait accordé des places de confiance dans sa maison. Ce fut donc pour se mettre à l'abri de ce qu'il pouvait avoir à craindre de leur ressentiment et de leur vengeance, qu'il demanda à être logé dans le château, c'est-à-dire la citadelle de Péronne, plutôt que dans la ville même. Le duc y consentit sur-le-champ, avec un de ces sourires équivoques dont il est impossible de dire s'ils sont de bon ou de mauvais augure pour celui à qui ils s'adressent.

Mais quand le roi, s'exprimant avec autant de délicatesse qu'il le pouvait, et de la manière qu'il croyait la moins propre à éveiller le soupçon, lui demanda si les archers de sa garde écossaise ne pourraient avoir la garde du château de Péronne pendant qu'il y séjournerait, au lieu de celle d'une des portes de la ville, suivant l'offre que le duc en avait faite lui-même, Charles répondit avec ce ton bref et cette manière brusque qui lui étaient ordinaires, et que rendait plus alarmans l'habitude qu'il avait prise de relever ses moustaches en parlant, ou de porter la main à son épée ou à son poignard, dont il tirait et faisait rentrer la lame tour à tour.

—Saint Martin! non, Sire, s'écria-t-il. Vous êtes dans le camp et dans la ville de votre vassal, c'est ainsi qu'on me nomme à l'égard de Votre Majesté; mon château et ma cité sont à vous; mes soldats sont les vôtres; il est donc indifférent que ce soient eux ou vos archers qui gardent les portes et les murailles du château de Péronne. Non, de par saint George! Péronne est une forteresse vierge, et elle ne perdra pas son honneur par suite de ma négligence. Il faut veiller de près sur ses filles, mon royal cousin, si l'on veut qu'elles conservent leur bonne renommée.

—Sans doute, beau cousin, sans doute, répondit le roi; je suis tout-à-fait d'accord avec vous; et, dans le fait, je dois prendre plus d'intérêt que vous-même à la réputation de cette bonne petite ville, puisqu'elle fait partie, comme vous le savez, des places situées sur la Somme qui ont été engagées à votre père, d'heureuse mémoire, en garantie de certain argent qu'il nous a prêté, et que nous avons conservé le droit de racheter en le remboursant; or, pour vous parler franchement, beau cousin, en débiteur honnête, prêt à s'acquitter de toutes les obligations qu'il a contractées, j'ai amené quelques mules chargées d'argent pour faire ce rachat, et vous y trouverez de quoi fournir aux frais de votre cour pendant trois ans, quelle que soit votre magnificence royale.

—Je n'en recevrai pas un écu, dit le duc en tordant ses moustaches; le jour convenu pour le rachat est passé depuis long-temps, mon royal cousin, et jamais il n'a été dans l'intention sérieuse d'aucune des parties que ce droit fût exercé; la cession de ces places étant la seule indemnité que mon père ait reçue de la France, lorsque, dans un moment heureux pour votre famille, il consentit à oublier le meurtre de mon aïeul, et à quitter l'alliance de l'Angleterre pour celle de votre père. Saint George! s'il ne l'eût pas fait, Votre Majesté, au lieu d'avoir des villes sur la Somme, aurait à peine pu conserver les villes au-delà de la Loire. Non, je n'en rendrai pas une pierre, quand je devrais en recevoir le poids en or. Grâce à Dieu, grâce à la sagesse et à la valeur de mes ancêtres, les revenus de la Bourgogne, quoique la Bourgogne ne soit qu'un duché, suffisent pour maintenir ma cour, même quand j'y reçois un roi, sans que je sois obligé de vendre mes héritages.

—Eh bien! beau cousin, répondit le roi avec le même ton de calme et de douceur, et sans paraître ému par les gestes violens et le ton emporté du duc, je vois que vous êtes tellement ami de la France, que vous ne voulez vous séparer de rien de ce qui lui a appartenu. Mais quand nous en viendrons à discuter nos affaires en conseil, nous aurons besoin d'un médiateur. Que dites vous de Saint-Pol?

—Saint Paul, saint Pierre, et tous les saints du calendrier auront beau me prêcher, s'écria le duc, ils ne me feront pas renoncer à la possession de Péronne.

—Vous ne m'entendez pas, dit Louis en souriant; je vous parle de Louis de Luxembourg, notre fidèle connétable, le comte de Saint-Pol. Ah! sainte Marie d'Embrun! il ne nous manque que sa tête à notre conférence! La meilleure tête de France; celle qui serait la plus utile pour rétablir entre nous une parfaite harmonie.

—Par saint George! s'écria le duc, je suis surpris d'entendre Votre Majesté parler ainsi d'un homme qui a été faux et parjure envers la France et envers la Bourgogne, d'un homme qui a toujours cherché à exciter un incendie à l'aide de la moindre étincelle de discorde, et tout cela pour se donner des airs de jouer le rôle de médiateur. Je jure, par l'ordre que je porte, que ses marécages ne lui serviront pas long-temps de refuge.

—Pas tant de chaleur, beau cousin, dit le roi en souriant, et en baissant la voix: quand je disais que la tête du connétable pouvait servir à pacifier nos légers différends, je ne parlais pas de son corps; on pourrait bien le laisser à Saint-Quentin pour plus de commodités.

—Oh! oh! je vous comprends, mon royal cousin, s'écria Charles avec un de ces éclats de rire bruyans que lui arrachaient de temps en temps les plaisanteries grossières de Louis; et il ajouta en frappant la terre du pied: je conviens que, dans ce sens, la tête du connétable pourrait être utile à Péronne.

Ces discours et plusieurs autres par lesquels le roi cherchait à jeter dans l'entretien de l'enjouement et de la gaieté, tout en lâchant quelquefois un mot sur des affaires plus sérieuses, ne se suivirent pas les uns les autres consécutivement, mais furent amenés adroitement, tant pendant le banquet qui eut lieu à l'hôtel-de-ville, que durant une entrevue que Louis eut ensuite avec le duc dans le propre appartement de ce prince, car il profita de toutes les occasions qui pouvaient faciliter l'introduction de sujets si délicats à traiter.

En effet, quoique Louis eût agi avec témérité en faisant une démarche dont le caractère impétueux du duc et les divers motifs d'inimitié invétérée qui existaient entre eux rendaient l'issue douteuse et dangereuse, cependant jamais pilote arrivant près d'une côte inconnue ne se conduisit avec plus de prudence et de fermeté. Il sondait avec adresse et précision ce que j'appellerai, pour continuer la métaphore, les profondeurs et les récifs, le caractère et les passions de son rival, et ne laissa apercevoir ni doute ni crainte quand le résultat de ses expériences lui eut appris qu'il s'y trouvait beaucoup moins de bons ancrages que de bancs de sable et de rochers cachés sous les eaux.

Enfin se termina une journée qui devait en avoir été une de fatigue pour Louis, par l'effet des efforts continuels d'attention, de vigilance et de précaution que sa situation exigeait, comme c'en avait été une de contrainte pour le duc, à cause de la nécessité où il se trouvait de réprimer les mouvemens impétueux de sa violence habituelle.

Dès que Charles fut rentré dans son appartement, après avoir pris congé du roi pour la nuit avec toutes les formes du cérémonial, il ne retint plus l'explosion des passions qu'il avait comprimées jusqu'alors, et, comme le dit son fou le Glorieux, il fit tomber ce soir une pluie de juremens et d'injures sur des têtes pour lesquelles il ne destinait pas cette monnaie en la frappant, car il épuisa en faveur de tout ce qui l'approchait le trésor d'invectives amassé pendant toute la journée, dont il ne pouvait décemment gratifier le roi son hôte, même en son absence. Les plaisanteries de son bouffon finirent pourtant par calmer son accès de mauvaise humeur: il rit à gorge déployée, jeta à son fou une pièce d'or, se laissa déshabiller, but un grand verre de vin épicé, se mit au lit, et dormit profondément.

Le coucher du roi Louis mérite plus d'attention que celui de Charles, car l'expression violente de la colère, de l'impatience et de la témérité, appartenant à la partie brute de notre nature plutôt qu'à celle qui est douée d'intelligence, n'a guère de quoi nous intéresser en comparaison de l'activité d'un esprit supérieur.

Louis fut escorté jusqu'au logement qu'il avait choisi dans le château ou citadelle de Péronne, par les chambellans et maréchaux-des-logis du duc de Bourgogne, et il trouva à l'entrée une forte garde d'archers et d'hommes d'armes.

En descendant de cheval pour traverser le pont-levis jeté sur un fossé d'une largeur et d'une profondeur peu ordinaires, il regarda les sentinelles, et dit à d'Argenton, qui l'accompagnait avec quelques autres seigneurs bourguignons:—Ils portent la croix de saint André, mais ce n'est pas celle de mes archers Écossais.

—Vous les trouverez aussi disposés qu'eux, à mourir pour vous défendre, Sire, répondit d'Argenton, dont l'oreille subtile avait reconnu dans le ton de Louis un accent de soupçon que le roi, malgré toute sa dissimulation, n'avait pu entièrement cacher. Ils portent la croix de saint André comme un des signes dépendans de l'ordre de la Toison-d'Or de mon maître le duc de Bourgogne.

—Ne le sais-je pas? dit Louis en lui montrant le collier de cet ordre, qu'il avait mis pour faire honneur à son hôte; c'est un des liens de la fraternité qui nous unit, mon beau cousin et moi. Nous sommes frères en chevalerie comme en parenté spirituelle, cousins par naissance, amis par tous les nœuds de l'affection et du bon voisinage.—Vous n'irez pas plus loin que cette cour, messieurs: je ne puis souffrir que vous alliez plus loin, vous m'avez rendu assez d'honneurs.

—Nous étions chargés par le duc, répondit d'Hymbercourt, de conduire Votre Majesté jusqu'à son appartement. Nous espérons que Votre Majesté nous permettra d'exécuter les ordres de notre maître.

—Dans une affaire de si peu d'importance, dit le roi, j'espère que vous-mêmes, quoique ses sujets, vous conviendrez que mes ordres doivent avoir plus d'autorité que les siens. Je me sens un peu indisposé, messieurs, un peu fatigué. Un grand plaisir est presque aussi difficile à supporter qu'une grande peine. Demain j'espère être plus en état de jouir de votre société, et de la vôtre surtout, seigneur Philippe d'Argenton. Je sais que vous êtes l'annaliste de ce temps. Nous qui désirons avoir un certain nom dans l'histoire, nous vous devons de belles paroles, car on dit que, lorsque vous le voulez, votre plume est bien acérée. Bonsoir, messieurs, bonsoir à tous et à chacun de vous.

Les seigneurs bourguignons se retirèrent, enchantés des manières gracieuses de Louis et des attentions qu'il avait adroitement distribuées à chacun d'eux, et le roi resta, avec deux personnes de sa suite, sous la porte voûtée qui conduisait à la cour du château de Péronne, dans un des angles de laquelle on voyait une grande tour, espèce de prison d'état. Ce vaste et sombre édifice était alors éclairé par les mêmes rayons de la lune qui guidaient Quentin Durward sur la route de Charleroi à Péronne, et qui, comme le lecteur le sait déjà, brillaient d'un éclat tout particulier. La forme de ce bâtiment ressemblait à peu près à celle de la tour Blanche de la citadelle de Londres; mais l'architecture en était encore plus ancienne, car on en faisait remonter la construction au temps de Charlemagne. Les murs en étaient d'une épaisseur formidable, les fenêtres petites, et grillées avec de grosses barres de fer, et la masse de cet édifice jetait sur toute la cour une ombre noire et presque sinistre.

—Ce n'est pas là que je vais loger, dit le roi avec un frémissement involontaire qui semblait de mauvais augure.

—Non, Sire, répondit le vieux sénéchal qui l'accompagnait, la tête nue: à Dieu ne plaise! les appartemens de Votre Majesté sont préparés dans cet autre bâtiment; ce sont ceux où le roi Jean coucha deux nuits avant la bataille de Poitiers.

—Hum! cela n'est pas encore un trop bon présage, murmura le roi à voix basse. Mais qu'avez-vous à dire de la tour, mon vieil ami, et pourquoi priez-vous le ciel que je n'y sois pas logé?

—Je n'ai pas le moindre mal à dire de la tour, Sire, répondit le sénéchal; seulement les sentinelles prétendent qu'on y voit des lumières, et qu'on y entend des bruits étranges pendant la nuit; ce qui ne serait pas bien étonnant, car c'était jadis une prison d'état, et l'on conte bien des histoires de ce qui s'est passé entre ses murailles.

Louis ne lui fit pas d'autres questions, car personne n'était obligé plus que lui à respecter les mystères d'une prison. à la porte des appartemens qui lui étaient destinés, et qui, bien que plus modernes que la tour, avaient cependant quelque chose d'antique et de sombre, il trouva un détachement de ses archers Écossais, ayant à leur tête leur vieux commandant.

—Crawford, mon brave et fidèle Crawford, dit le roi, où as-tu donc été aujourd'hui? Les seigneurs bourguignons ont-ils assez peu d'hospitalité pour avoir négligé un des hommes les plus braves et les plus nobles qu'on ait jamais vus dans une cour? Je ne t'ai pas vu dans la salle du banquet.

—J'ai refusé l'invitation, Sire: je ne suis plus le même qu'autrefois. J'ai vu le temps où j'aurais défié le plus hardi buveur de Bourgogne, même avec le jus de ses propres grappes; mais aujourd'hui quatre malheureuses pintes me mettent hors de combat; et j'ai cru qu'il était important pour le service de Votre Majesté que je donnasse l'exemple de la sobriété aux hommes qui sont sous mes ordres.

—Vous êtes toujours prudent, Crawford; mais à coup sûr vous avez moins de besogne aujourd'hui que de coutume, n'ayant à commander qu'un détachement si peu nombreux; et un jour de fête n'exigeait pas une discipline aussi sévère qu'un jour de bataille.

—Moins j'ai d'hommes à commander, Sire, et plus il est important que je les maintienne en état de service. Tout ceci finira-t-il par une fête ou par un combat? C'est ce que Dieu et Votre Majesté doivent savoir mieux que le vieux John Crawford.

—Vous ne prévoyez sûrement aucun danger? lui demanda le roi avec précipitation, mais en baissant la voix.

—Non, Sire; plût à Dieu que j'en prévisse! car, comme avait coutume de le dire le vieux comte de Tineman[69], danger prévu devient plus facile à éviter. Le mot d'ordre pour cette nuit, Sire, s'il plaît à Votre Majesté?

—Que ce soit Bourgogne, Crawford, en honneur de notre hôte, et d'une liqueur qui ne vous est pas indifférente.

—Je n'aurai de querelle ni avec le duc, ni avec le vin qui porte ce nom, Sire, pourvu que l'un et l'autre soient de franche composition. Bonne nuit à Votre Majesté.

—Bonsoir, mon fidèle Écossais, répondit le roi; et il entra dans son appartement.

à la porte de sa chambre à coucher il trouva le Balafré en faction.—Suis-moi, lui dit-il en passant devant lui; et l'archer, semblable à une mécanique à laquelle un ressort touché vient d'imprimer le mouvement, entra après lui dans l'appartement, s'arrêta à deux pas de la porte, et attendit, immobile et en silence, les ordres du roi.

—Savez-vous quelque chose de ce paladin errant, votre neveu? lui demanda le roi; car il a été comme perdu pour nous depuis que, semblable à un jeune chevalier qui part pour chercher ses premières aventures, il nous a envoyé deux prisonniers pour premiers fruits de ses exploits.

—Quelque chose m'en est revenu aux oreilles, Sire; mais j'espère que Votre Majesté voudra bien croire que, s'il a mal agi, il n'y a été autorisé, ni par mes préceptes, ni par mon exemple; vu que je n'ai jamais été un âne assez malavisé pour faire vider les arçons à un prince, de votre illustre maison, connaissant trop bien ma situation, et...

—Gardez le silence sur ce point, Balafré; votre neveu n'a fait que son devoir à cet égard.

—Quant à cela, Sire, je l'avais bien endoctriné. Quentin, lui ai-je dit, quoi qu'il puisse arriver, souvenez-vous que vous appartenez à la garde écossaise, et faites votre devoir, quoi qu'il puisse en résulter.

—Je me doute qu'il avait reçu quelques bonnes instructions de cette sorte; mais ce qui m'importe en ce moment, c'est que vous répondiez à ma question. Avez-vous appris depuis peu quelques nouvelles de votre neveu? Retirez-vous, messieurs, dit le roi aux autres personnes de sa suite, cette affaire ne concerne que mon oreille.

—Oui, sans doute, Sire, j'ai vu ce soir même Chariot, un des hommes qui accompagnaient mon neveu, et qu'il a envoyé de Liège, ou d'un château situé dans les environs, appartenant à l'évêque, et où il a conduit en sûreté les comtesses de Croye.

—Que Notre-Dame mère de Dieu en soit bénie! Mais en es-tu bien sûr? Es-tu bien sûr de cette bonne nouvelle?

—Aussi sûr que je puis l'être, Sire; je crois même que Chariot a des lettres des dames de Croye pour Votre Majesté.

—Va me les chercher. Donne ton arquebuse à un de ces drôles; à Olivier, au premier venu. Maintenant bénie soit Notre-Dame d'Embrun! ajouta le roi quand le Balafré fut parti; je changerai en argent la grille de fer qui entoure son autel.

Dans cet accès de gratitude et de dévotion, Louis, suivant son usage, ôta son chapeau, le plaça sur une table, tourna de son côté l'endroit où se trouvait son image favorite de la Vierge, s'agenouilla, et répéta avec une nouvelle ferveur le vœu qu'il venait de faire.

Chariot, le premier messager parti de Schonwaldt, ne tarda pas à arriver, et remit au roi les lettres dont il avait été chargé par les deux comtesses de Croye. Elles le remerciaient froidement de la protection qu'il leur avait accordée tant qu'elles avaient été à sa cour, et avec un peu plus de chaleur de la permission qu'elles en avaient reçue d'en partir en sûreté; expressions dont Louis rit de bon cœur, au lieu d'en concevoir du ressentiment. Il demanda ensuite à Chariot, d'un air qui annonçait évidemment l'intérêt qu'il mettait à cette question, s'ils n'avaient pas éprouvé en route quelque alarme, s'ils n'avaient pas été attaqués!

Chariot, homme fort stupide, et qui devait à cette qualité le choix qui avait été fait de lui pour cette mission, rendit au roi un compte fort imparfait de l'affaire dans laquelle le Gascon, son camarade, avait été tué, et l'assura qu'ils n'avaient fait aucune mauvaise rencontre pendant tout le reste du voyage. Louis lui demanda alors des détails particuliers et minutieux sur le chemin qu'ils avaient suivi pour se rendre à Liège, et son intérêt parut redoubler quand il apprit qu'en approchant de Namur ils avaient suivi la route la plus courte, en côtoyant la rive droite de la Meuse, au lieu de la traverser, comme le portaient leurs instructions. Le roi le renvoya en lui faisant donner un petit présent, et déguisa l'inquiétude manifeste qu'il avait montrée, en l'attribuant au désir qu'il avait de savoir les dames de Croye en sûreté.

Quoique cette nouvelle lui annonçât qu'il avait échoué dans un de ses plans favoris, elle sembla pourtant donner au roi plus de satisfaction intérieure qu'il n'en aurait probablement montré s'il eût obtenu le plus brillant succès. Il respira comme un homme dont la poitrine aurait été déchargée d'un pesant fardeau, murmura de nouveaux remerciemens aux saints avec un air de profonde dévotion, leva les yeux au ciel, et se hâta de méditer d'autres plans d'ambition qui pussent être plus sûrs.

Dans ce dessein, Louis fit appeler son astrologue Galeotti, qui parut avec son air de dignité emprunté, mais ayant pourtant le front chargé de quelque inquiétude, comme s'il eût douté que le roi dût lui faire un bon accueil. Il fut pourtant reçu plus favorablement que jamais. Louis le nomma son ami, son père dans les sciences, en le comparant à un verre d'optique par le moyen duquel un roi pouvait lire dans l'avenir; et il termina ses complimens en lui mettant au doigt une bague de grande valeur.

Galeotti ne savait pas quelles circonstances avaient si soudainement relevé son mérite aux yeux du roi, mais il entendait trop bien son métier pour laisser apercevoir son ignorance. Il reçut les éloges de Louis avec une gravité modeste, dit qu'ils n'étaient dus qu'à la noblesse de la science qu'il cultivait, et qui n'en était que plus admirable, puisqu'elle produisait des merveilles par le moyen d'un agent aussi faible que lui.

Après le départ de l'astrologue, Louis, en apparence fort épuisé, se jeta dans un fauteuil, renvoya tous ses gens, et ne garda qu'Olivier, qui, remplissant ses fonctions avec zèle et sans bruit, aida son maître à se préparer à se mettre au lit.

Pendant qu'il s'acquittait ainsi de son service habituel, le roi, contre sa coutume, restait préoccupé et silencieux. Olivier fut frappé de ce changement extraordinaire. Les âmes les plus dépravées ne sont pas toujours dépourvues de tout bon principe; les bandits sont fidèles à leur capitaine; et il arrive quelquefois qu'un protégé, un favori, éprouve un mouvement d'intérêt sincère pour le monarque auquel il doit son élévation et sa fortune. Olivier-le-Diable, ou quelque autre surnom qu'on eût pu lui donner pour exprimer ses penchans vicieux, n'était pourtant pas encore assez complètement identifié avec Satan pour refuser tout accès dans son cœur à la reconnaissance qu'il devait à son maître, et il ne put le voir sans regret dans cet état d'accablement, et même, à ce qu'il paraissait, d'inquiétude.

Après avoir rendu au roi en silence, pendant quelque temps, les services ordinaires qu'un domestique rend à son maître à sa toilette, il fut enfin tenté de lui dire avec la liberté que l'indulgence de son souverain lui permettait en pareille occasion:

—Tête-Dieu! Sire, on dirait que vous avez perdu une bataille; et cependant moi qui ai été près de la personne de Votre Majesté pendant toute cette journée, je puis dire que je ne vous ai jamais vu combattre si vaillamment, et que le champ de bataille vous est resté.

—Le champ de bataille! s'écria Louis en levant les yeux, et en reprenant la causticité habituelle de son ton et de ses manières; Pâques-Dieu! mon ami Olivier, dites que je suis resté maître de l'arène dans un combat contre un taureau; car jamais il n'a existé brute plus aveugle, plus opiniâtre, plus indomptable que notre cousin de Bourgogne, à moins que ce ne soit un taureau de Murcie élevé pour les combats. N'importe, je l'ai joliment harcelé; mais, Olivier, réjouissez vous avec moi de ce qu'aucun de mes plans en Flandre n'ait réussi, ni en ce qui concerne les princesses coureuses de Croye, ni relativement à Liège. Vous m'entendez?

—Non, sur ma foi, Sire, il m'est impossible de féliciter Votre Majesté d'avoir échoué dans ses projets favoris, à moins que vous ne m'appreniez quel motif a opéré ce changement dans vos vues et vos souhaits.

—Sous un point de vue général, mon ami, il n'y en est survenu aucun; mais, Pâques-Dieu! j'ai appris aujourd'hui à connaître le duc Charles mieux que je ne le connaissais encore. Lorsqu'il était comte de Charolais, du vivant de son père, le vieux duc Philippe-le-Bon, et moi le dauphin de France banni, nous buvions, nous chassions, nous battions la campagne, et nous avons fait plus d'une frasque ensemble. à cette époque j'avais sur lui un avantage décidé, celui que l'esprit le plus fort prend naturellement sur le plus faible: mais il a changé depuis ce temps; il est devenu entêté, entreprenant, arrogant, querelleur, dogmatique; il nourrit évidemment le désir de pousser les choses à l'extrême, quand il croit avoir l'occasion favorable. Je ne pouvais toucher à un sujet qui lui déplaisait qu'avec les mêmes précautions que si c'eût été un fer rouge. à peine lui ai-je lâché quelques mots pour lui faire entrevoir la possibilité que ces vagabondes comtesses de Croye fussent tombées entre les mains de quelque maraudeur des frontières avant d'arriver à Liège, car je lui avais avoué franchement qu'autant que je pouvais le croire c'était là qu'elles se rendaient, Pâques-Dieu! on aurait cru que je lui parlais d'un sacrilège! Il est inutile que je vous répète ce qu'il m'a dit à ce sujet; il me suffit de vous dire que j'aurais cru ma tête fort aventurée, si l'on était venu lui annoncer en ce moment la réussite de l'honnête projet formé par toi et ton ami Guillaume à la longue barbe pour améliorer sa fortune par le moyen d'un mariage.

—Votre Majesté voudra bien se rappeler que je ne suis pas l'ami de Guillaume de la Marck, et que ce n'est pas moi qui ai conçu le projet dont il s'agit.

—Tu as raison, Olivier; car ton plan était de faire la barbe au Sanglier des Ardennes; mais tu ne choisissais pas un meilleur époux à la comtesse Isabelle, quand tu pensais modestement à toi-même. Au surplus, Olivier, malheur à qui sera son mari; car être pendu, roué, écartelé, voilà ce que mon doux cousin promettait de mieux à quiconque épouserait sa jeune vassale sans son agrément.

—Et probablement il ne serait guère moins irrité de tout mouvement d'insurrection qui pourrait avoir lieu dans la bonne ville de Liège.

—Autant, et même beaucoup plus, Olivier; comme ton intelligence le devine si bien. Mais dès que j'eus pris la résolution de venir ici, j'envoyai des messagers à Liège, pour calmer, quant à présent, les esprits échauffés; et j'ai fait dire à mes amis turbulens, Pavillon et Rouslaer, de se tenir tranquilles comme des souris, jusqu'après cette heureuse entrevue entre mon beau cousin et moi.

—Il parait donc, à en juger d'après ce que Votre Majesté vient de dire, que tout ce que vous pouvez espérer de mieux de cette entrevue, c'est de ne pas vous en trouver plus mal? C'est, sur ma foi, la même histoire que celle de la cigogne qui mit son cou dans la gueule du loup, et qui eut à remercier le ciel d'avoir pu l'en tirer. Cependant Votre Majesté, encore tout à l'heure, prodiguait les complimens au sage philosophe dont les prédictions vous ont décidé à jouer un jeu dont vous espériez de si belles choses.

—Il ne faut désespérer de la partie que lorsqu'elle est perdue, Olivier, et je n'ai aucune raison pour craindre de la perdre; je dois la gagner, au contraire, s'il n'arrive rien pour exciter la rage de ce fou vindicatif; et bien certainement j'ai de grandes obligations à la science qui m'a fait choisir pour agent et pour conducteur des dames de Croye un jeune homme dont l'horoscope est si bien d'accord avec le mien, qu'il m'a sauvé d'un grand danger, même par une contravention à mes ordres, en prenant la route qui lui a fait éviter l'embuscade de Guillaume de la Marck.

—Votre Majesté ne manquera jamais d'agens prêts à la servir à pareilles conditions.

—N'importe, n'importe, Olivier: le poète païen parle de vola dus audita malignis[70], de souhaits dont les saints permettent l'accomplissement dans leur colère; et, dans les circonstances présentes, tel aurait été celui que j'avais formé relativement à Guillaume de la Marck, s'il eût été accompli tandis que je suis entre les mains de ce duc de Bourgogne. C'est ce qu'a prévu mon art, fortifié de celui de Galeotti; c'est-à-dire j'ai prévu, non que de la Marck échouerait dans son entreprise, mais que la mission de ce jeune Écossais se terminerait heureusement pour moi; et c'est ce qui est arrivé, quoique d'une manière différente de ce que je m'étais imaginé; car les astres nous prédisent des résultats généraux, mais ils se taisent sur les moyens qui les produisent, et qui sont souvent tout le contraire de ce que nous attendons, ou même de ce que nous désirons. Mais à quoi bon te parler de ces mystères, à toi qui es pire que le Diable dont on t'a donné le surnom, puisqu'il croit et qu'il tremble, au lieu que tu es un incrédule en religion et en science; tu continueras à l'être jusqu'à l'accomplissement de ta destinée, qui, comme m'en assurent ton horoscope et ta physionomie, se terminera par l'intervention d'une potence.[71]

—Et si cela arrive, répondit Olivier avec un ton de résignation, ce sera pour avoir été un serviteur trop reconnaissant pour ne pas exécuter les ordres de mon maître.

Louis partit d'un de ces éclats de rire sardonique qui lui étaient habituels. Tu as frappé juste, Olivier, s'écria-t-il; et de par Notre-Dame! tu n'as pas eu tort, car je t'avais défié au combat. Mais parle-moi sérieusement: as-tu découvert dans les mesures qu'on prend à notre égard quelque chose qui doive faire soupçonner de mauvaises intentions?

—Sire, répondit Olivier, Votre Majesté, et son savant astrologue cherchent des augures dans les astres et dans l'armée des cieux; moi qui ne suis qu'un reptile terrestre, je ne puis considérer que les choses de ma sphère. Il me semble qu'on n'a pas tout-à-fait ici pour Votre Majesté ces attentions et ces soins qui prouvent qu'on reçoit avec plaisir un hôte d'un rang si élevé. Le duc, ce soir, a prétendu être fatigué; il n'a conduit Votre Majesté que jusqu'à la porte de la rue, et a laissé aux officiers de sa maison le soin de vous accompagner jusqu'ici. Ces appartemens ont été meublés à la hâte et sans soin. Cette tapisserie est sens dessus dessous, les hommes marchent sur la tête, et les racines des arbres touchent le plafond.

—Bon! bon! dit le roi; c'est un accident occasionné par la précipitation: m'as-tu jamais vu faire attention à de pareilles bagatelles?

—Elles ne méritent pas en elles-mêmes que vous y pensiez un instant, Sire, répliqua Olivier, si ce n'est qu'elles indiquent le degré de respect que les officiers de la maison du duc remarquent en leur maître pour Votre Majesté. Soyez bien assuré que s'il avait paru désirer que rien ne manquât à votre réception, le zèle de ses gens aurait fait en chaque minute la besogne d'une journée; et montrant un bassin et une aiguière qui étaient dans la chambre:—Depuis quand, ajouta-t-il, voit-on sur la toilette de Votre Majesté des vases qui ne soient pas d'argent?

—Cette dernière remarque, Olivier, dît le roi avec un sourire forcé, se ressent trop de tes fonctions habituelles pour qu'il soit besoin d'y répondre. Il est vrai que lorsque je n'étais qu'un réfugié, un exilé, j'étais servi en vaisselle d'or par ordre de ce même Charles, qui croyait alors que l'argent était un métal à peine digne du dauphin, quoiqu'il semble le regarder maintenant comme trop précieux pour le roi de France. Eh bien! Olivier, nous allons nous mettre au lit. Nous avons pris une résolution, nous l'avons exécutée, il ne nous reste qu'à jouer bravement le rôle dont nous nous sommes chargés. Je connais mon cousin de Bourgogne: comme un taureau sauvage, il ferme les yeux quand il prend son élan; je n'ai qu'à épier ce moment, comme un des toréadors que j'ai vus à Burgos, et son impétuosité doit le mettre à ma discrétion.


CHAPITRE XXVII.

L'Explosion.

«En rapides sillons quand l'éclair fend la nue,
«La surprise muette et la crainte éperdue
«écoutent, en tremblant, la foudre qui mugit.»

THOMSON. L'été.

LE chapitre précédent était destiné, comme l'annonçait son titre, à faire jeter un coup d'œil en arrière pour que le lecteur fût à même de juger à quels termes en étaient le roi de France et le duc de Bourgogne quand Louis avait été déterminé à confier sa royale personne à la foi d'un ennemi exaspéré, démarche dont sa croyance à l'astronomie lui promettait un résultat favorable. Mais il s'était sans doute aussi laissé persuader par le sentiment intime de la supériorité que lui donnait sur Charles la force de son esprit. Cette résolution extraordinaire et inexplicable d'ailleurs était d'autant plus téméraire, qu'on avait eu, dans ces temps de troubles, bien des preuves que les sauf-conduits les plus solennels n'étaient plus une garantie suffisante. Et dans le fait, le meurtre de l'aïeul du duc sur le pont de Montereau, en présence du père de Louis XI, dans une entrevue dont le but était le rétablissement de la paix et une amnistie générale, offrait au duc un horrible exemple, s'il était disposé à y recourir.

Mais le caractère de Charles, quoique brusque, fier, emporté et opiniâtre, n'était pas sans un mélange de bonne foi et de générosité, si ce n'est dans les instans où il se laissait entraîner par la violence de ses passions. Ce n'est qu'aux tempéramens plus froids que ces deux vertus sont entièrement inconnues. Il ne se donna aucune peine pour faire au roi un meilleur accueil que ne l'exigeaient les lois de l'hospitalité; mais, d'une autre part, il ne montra pas le dessein de franchir les barrières sacrées qu'elles imposent.

Le lendemain du jour de l'arrivée du roi, il y eut une revue générale des troupes de Charles, et elles étaient si nombreuses, si bien armées et équipées, qu'il ne fut peut-être pas fâché d'avoir l'occasion de donner ce spectacle à son rival de puissance. Tout en lui faisant le compliment dû par un vassal à son seigneur suzerain, que ces troupes étaient celles du roi et non les siennes, le mouvement de sa lèvre supérieure et l'éclair de fierté qui brilla dans ses yeux indiquaient assez que ce discours n'était qu'une courtoisie vide de sens, et qu'il savait fort bien que cette belle armée, exclusivement à ses ordres, était aussi prête à marcher sur Paris que sur tout autre point. Ce qui devait ajouter à la mortification de Louis, c'était de reconnaître parmi les bannières celles de plusieurs seigneurs français, non-seulement de Normandie et de Bretagne, mais de provinces plus immédiatement soumises à son autorité, et qui, par divers motifs de mécontentement, avaient joint le duc de Bourgogne, et fait cause commune avec lui.

Fidèle à son caractère, Louis parut faire peu d'attention à ces mécontens, tandis que dans le fait il repassait dans son esprit les moyens qu'il pourrait employer pour les détacher de la Bourgogne et les rappeler à lui; il résolut de faire sonder à cet égard les principaux d'entre eux par Olivier et d'autres agens.

Lui-même il travailla avec soin, mais avec grande précaution, à captiver la bienveillance des principaux officiers et conseillers de Charles; employant à cet effet les moyens qui lui étaient ordinaires, accordant des égards, distribuant d'adroites flatteries, et faisant des présens avec libéralité, non, disait-il à ces seigneurs, pour ébranler la fidélité qu'ils devaient à leur noble maître, mais pour les engager à faire tous leurs efforts pour maintenir la paix entre la France et la Bourgogne, but si louable en lui-même, et tendant si évidemment au bonheur des deux pays et des deux princes qui les gouvernaient.

Les égards d'un si grand roi, d'un roi si plein de prudence, faisaient déjà quelque chose par eux-mêmes; les compliments produisaient un nouvel effet, et les présens que l'usage du temps permettait aux courtisans bourguignons d'accepter sans scrupule faisaient encore davantage. Pendant une chasse au sanglier dans la forêt, tandis que le duc, également ardent aux plaisirs et aux affaires, s'abandonnait entièrement à son goût pour la chasse, Louis, n'étant pas gêné par sa présence, trouva le moyen de causer secrètement et tour à tour avec plusieurs courtisans qui passaient pour avoir beaucoup de crédit sur l'esprit de Charles, et parmi lesquels d'Hymbercourt et d'Argenton ne furent pas oubliés. Aux avances qu'il fit à ces deux hommes distingués il ne manqua pas de mêler adroitement l'éloge de la valeur et des talens militaires du premier, comme du jugement profond et des connaissances littéraires de l'historien futur de cette époque.

Cette occasion de pouvoir personnellement se concilier, ou, si le lecteur le veut, de corrompre les ministres de Charles, était peut-être ce que le roi s'était proposé comme un des principaux objets de sa visite, quand même ses cajoleries échoueraient à l'égard du duc lui-même. Il existait tant de relations entre la France et la Bourgogne que beaucoup de nobles du second de ces pays avaient dans le premier des intérêts actuels ou des espérances futures, et la faveur de Louis pouvait leur être aussi utile à cet égard que son déplaisir aurait pu leur être nuisible.

Formé pour ce genre d'intrigue comme pour tous les autres, libéral jusqu'à la profusion lorsque ses projets l'exigeaient, habile à donner à ses propositions comme à ses présens la couleur la plus plausible, le roi réussit à faire plier l'orgueil des uns sous le joug de l'intérêt, et à présenter à l'esprit des autres, patriotes véritables ou prétendus, le bien commun de la France et de la Bourgogne comme un motif ostensible, tandis que l'intérêt personnel, semblable à la roue cachée qui fait mouvoir une machine, n'agissait pas moins puissamment. Il savait connaître l'appât propre à chacun, et la manière de le présenter: il glissait ses présens dans la manche de ceux qui étaient trop fiers pour tendre la main, et il ne doutait pas que sa générosité, tombant comme la rosée, sans bruit et imperceptiblement, ne produisit en temps convenable une moisson abondante, au moins de bonne volonté, et peut-être de bons offices, en faveur du donateur. Enfin, quoiqu'il se fût depuis long-temps frayé le chemin par le moyen de ses agens, pour se procurer à la cour de Bourgogne une influence qui pût être avantageuse aux intérêts de la France, ses efforts personnels, aidés sans doute par les informations qu'il avait préalablement reçues, le conduisirent plus directement à son but en quelques heures que les instrumens qu'il avait employés jusqu'alors n'avaient pu y réussir en plusieurs années de négociations.

Il existait à la cour de Bourgogne un individu que Louis désirait particulièrement gagner, et qu'il y chercha inutilement dès qu'il y fut arrivé: c'était le comte de Crèvecœur. Bien loin d'avoir du ressentiment contre lui à cause de la fermeté qu'il avait déployée, en sa qualité d'ambassadeur, au château du Plessis, le roi n'avait trouvé dans cette conduite qu'un motif de plus pour chercher à se l'attacher, s'il était possible. Il ne fut pas très-charmé d'apprendre que le comte était parti à la tête de cent lances, et se rendait vers les frontières du Brabant, pour porter des secours à l'évêque, en cas de nécessité, soit contre Guillaume de la Marck, soit contre ses sujets mécontens. Il ne se consola qu'en pensant que cette force, jointe aux avis qu'il avait envoyés par de fidèles messagers, empêcherait qu'il n'éclatât dans ce pays des troubles prématurés, dont il prévoyait que l'explosion rendrait sa situation fort précaire.

La cour, en cette occasion, dîna dans la foret, quand l'heure de midi fut arrivée, comme c'était assez l'usage dans ces grandes parties de chasse: cet arrangement, pour cette fois, fut particulièrement agréable au duc, qui désirait se dispenser, autant qu'il le pouvait, de cette déférence solennelle et cérémonieuse qu'il était, en tout autre cas, obligé d'observer à l'égard du roi Louis. Dans le fait, la connaissance que le roi possédait des faibles de la nature humaine l'avait trompé en cette occasion. Il avait pensé que le duc se serait trouvé flatté au-delà de toute expression, de recevoir de son souverain une telle marque de condescendance et de confiance; mais il avait oublié que la dépendance où était le duché de Bourgogne de la couronne de France était en secret une mortification amère pour un prince aussi riche, aussi fier et aussi puissant que Charles, qui ne désirait certainement rien tant que de pouvoir l'ériger en royaume indépendant. La présence du roi en sa propre cour lui imposait l'obligation d'y jouer le rôle subordonné de vassal, d'accomplir divers actes de soumission et de déférence féodale, ce qui, pour un homme d'un caractère si hautain, était déroger à sa qualité de prince souverain, dont il était continuellement jaloux.

Mais quoiqu'on pût, en cette occasion, dîner sur le gazon, et mettre des barils en perce au son des cors, avec toute la liberté que permet un repas champêtre, il n'en devenait que plus nécessaire de suivre, pour le festin du soir, toutes, les lois de la plus stricte étiquette.

Des ordres préalables avaient été donnés à cet effet; et en rentrant à Péronne le roi trouva un banquet préparé avec une splendeur et une magnificence dignes de la richesse de son formidable vassal, qui possédait presque tous les Pays-Bas, alors le plus riche pays de l'Europe. Le duc était assis au haut bout d'une grande table gémissant sous le poids d'une vaisselle d'or et d'argent, dans laquelle étaient servis les mets les plus recherchés. à sa main droite, et sur un siège plus élevé que le sien, était le roi son hôte. On voyait debout derrière lui, d'un côté, le fils du duc de Gueldres, qui remplissait les fonctions de grand-écuyer tranchant, de l'autre son fou le Glorieux, sans lequel le prince se montrait rarement; car, comme la plupart des hommes de son caractère, Charles portait à l'extrême le goût général dans toutes les cours de ce siècle pour les fous et les bouffons, trouvant dans la bizarrerie de leur infirmité morale, et dans leurs saillies, ce plaisir que son rival, plus intelligent, mais sans plus de bienveillance, riant volontiers

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