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Sous d'humbles toits

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LA BOITE DE DRAGÉES

Oui, madame, je vous remercie. Notre garçon, notre bru, le bébé, tout le monde va bien. Mais attendez donc un peu que je vous raconte l’histoire. Vous vous rappelez bien, quand il est parti s’établir à Nevers ? On se disait : « Certainement qu’il ne peut pas rester garçon boucher toute sa vie ; et puis, ici, c’est un pays de misère où tout le monde a du mal à joindre les deux bouts, mais est-ce qu’il n’aurait pas mieux fait d’apprendre à travailler la terre et de rester avec nous ? » C’est encore ce qu’il y a de moins hasardeux. Le commerce, ça ne vaut plus grand chose nulle part. Seulement, être boucher, il avait ça dans le sang. Il est donc parti à Nevers, où il a trouvé une femme à son goût. Moi j’aurais mieux aimé… oui… vous savez… Enfin, qu’est-ce que vous voulez !… Il nous avait écrit d’aller à sa noce ; mais on tient si peu, le Jean et moi, à voyager, que nous sommes restés ici. Il faut dire pourtant qu’à cette époque-là le Jean toussait à se crever la poitrine. Et puis, c’est tout de suite la dépense que ça nous aurait fait : autant dire une pièce de quinze francs. Mais, le mois dernier, — ça fait juste deux semaines aujourd’hui, — voici qu’il nous écrit que sa femme venait d’avoir un bébé, qu’on allait le baptiser le dimanche de la Pentecôte, et qu’il comptait sur nous, pour le temps que nous pourrions rester. Je me rappelle même, tellement j’ai lu sa lettre de fois, qu’il disait : « Ma femme joint ses prières aux miennes pour vous prier de venir. » Ah ! dame, c’est qu’il sait écrire. Il a eu son certificat d’études à l’âge de onze ans et demi, et vous pouvez m’en croire que ça ne lui nuit pas pour son commerce, dans une ville comme Nevers. Et puis, il avait ajouté aussi : « Quant à vos frais, ne vous en occupez pas. On vous remboursera votre voyage ». « Qu’est-ce que t’en penses ? » que j’ai demandé au Jean. Lui, ça ne le tentait guère. Vous le connaissez. Pourvu qu’il soit couché de bonne heure, il est content. Moi aussi. Mais, enfin, des fois il faut tout de même se faire violence. Et je vous réponds que je l’ai secoué ! « Voyons, tout de même, que je lui ai dit, on n’a pas été à sa noce ! C’est bien le malheur, si l’on ne va pas au baptême ! Du moment qu’ils nous paient le voyage ! »

On est donc partis samedi matin par le tacot. Oh ! jusqu’à Corbigny on connaissait le pays. Mais une fois là, quand on est descendus du tacot pour monter dans le train, on a été tout ébarlutés. Le Jean n’en revenait pas de voir tant de blé. Et je vous réponds que des trains pareils, ça file un peu plus vite qu’une voiture à âne. Et on a traversé un fameux morceau de terre : le monde est tout de même grand. C’est dans l’après-midi qu’on est arrivés à Nevers. Vous pensez bien que si notre garçon ne nous avait pas attendus à la gare, jamais on n’aurait pu trouver notre chemin. Des tas de rues et des voitures, qu’un peu plus le Jean se faisait écraser ! Heureusement que notre garçon l’a retenu par sa blouse. Ils sont bien installés. Ils ont une belle boucherie dans une rue que je ne peux jamais me rappeler le nom… Rue des Récollets, que vous dites ? Oui, c’est ça : rue des Récollets. C’est que, Nevers, c’est une ville comme il n’y en a pas deux sur terre !

On avait parlé, entre nous, des quinze francs du voyage. Le Jean m’avait dit : Savoir s’ils vont nous les donner tout de suite ? — Tiens ! mais sûrement ! que je lui avais répondu. Mais, tout le temps qu’on a marché pour aller de la gare jusque chez lui, notre garçon ne nous en a point parlé. Il nous demandait si on allait bien, si le blé rendait cette année. Il nous a même demandé de vos nouvelles, madame, et quand je lui ai dit que vous vous portiez toujours bien, je me rappelle qu’il a répondu : Ah ? tant mieux ! Mais des quinze francs, il n’a rien dit. Ensuite nous avons vu notre bru. C’était peut-être elle qui allait nous les donner. Mais elle nous a embrassés, et rien de plus. Je me disais : Ce n’est pas une femme comme ça qu’il fallait à notre garçon. Je pensais que votre Catherine, madame, aurait bien mieux fait son affaire, mais, enfin, du moment que ça ne lui a pas convenu, n’est-ce pas ?…

On a soupé ensemble. Un bon repas, avec rien que de la viande. Puis le Jean voulait se coucher tout de suite. Mais notre garçon s’est mis à rire. Oh ! qu’il a dit, à Nevers, ce n’est pas comme à Lormes ! On se couche tard. Et il nous a menés dans Nevers. Les rues étaient pleines de monde, de soldats. Et toujours ces voitures ! Il nous a fait entrer dans un café, oui, madame, dans un café ! J’en étais honteuse, et je me disais : Tu ferais bien mieux de nous donner nos quinze francs. Dame ! Je n’étais pas de bonne humeur, le Jean non plus. Mais on prenait sur soi, et l’on tâchait de faire pas trop mauvaise figure. Il en a eu pour dix-huit sous et, par dessus le marché, j’ai vu qu’il laissait encore deux sous à l’homme qui nous avait apporté à boire ! Une pièce de vingt sous, c’est vite dépensé dans les grandes villes, allez ! Et savez-vous à quelle heure on s’est couchés ? Devinez un peu !… A dix heures du soir ! J’avais les jambes qui me rentraient dans le corps. Quant au Jean, il n’avait même plus la force de se déshabiller.

Le lendemain, dimanche de la Pentecôte, ça a été un tohu-bohu toute la journée. Le matin, je suis allée à la messe à la cathédrale. Toute la soirée, j’ai été ahurie. Notre garçon avait voulu que son père quitte sa blouse, mais le Jean a refusé. De quoi que j’aurais l’air ? qu’il disait. Alors, notre garçon n’a pas insisté. Quand M. le curé de cette église-là de Nevers, qu’on appelle Saint-Étienne, a versé de l’eau sur la tête du gamin, le gamin s’est mis à crier. C’est tout ce que je sais. Le reste, je l’ai oublié, tellement la tête me fendait ! Mais je pensais toujours aux quinze francs. On ferait peut-être bien de les demander ? que j’avais dit au Jean. Mais lui, vous le connaissez bien, il a toujours peur, et il m’a dit : Tais-toi donc, tiens ! Tu ne sais pas ce que tu racontes ! Entre nous, je crois qu’il était heureux, à ce moment, d’être venu à Nevers. Le soir, on était au moins douze personnes à table. C’est qu’ils en ont, des relations, là-bas ! On a bu à notre santé. On disait : A la santé du grand-père et de la grand’mère ! Oui. Mais tout ça ne nous remboursait pas notre voyage. Alors, voyant que c’était comme ça, j’ai dit que nous allions partir le lendemain matin, c’est-à-dire lundi dernier. Notre garçon, notre bru se sont récriés, et le Jean n’aurait pas demandé mieux que de rester, mais j’ai tenu bon.

Le lundi matin, on était réveillés de bonne heure, et j’ai tout de suite parlé des quinze francs. Ne te tourmente donc pas ! que m’a dit le Jean. C’est qu’ils n’y pensent plus. Vaudra mieux leur écrire une fois que nous serons rentrés. Pour ça, il avait raison. Mais ça n’empêche que, tout le temps que nous sommes restés là, je n’ai guère été aimable pour notre bru. C’est elle qui nous a reconduits à la gare, parce que, le matin, il faut, vous comprenez, que notre garçon s’occupe de sa boucherie. En m’embrassant, elle m’a forcée à prendre une boîte de dragées, que voici là, sur la cheminée. Je pensais : Tu ferais bien mieux de me donner l’argent de notre voyage. Et je lui ai dit : Mais ce n’est pas la peine. On est trop vieux pour manger des dragées ! On n’a plus de dents. Elle a répondu : Prenez toujours ! Les dragées, ça se suce ! Et, en disant ça, elle riait d’un drôle d’air ! Ça m’a donné une idée. Mais le train allait partir. Aussitôt assise, j’ai coupé la ficelle, une belle ficelle dorée, mais j’avais trop hâte de voir ; j’ai ouvert la boîte, madame, et qu’est-ce que je vois au milieu ? Une pièce de vingt francs. Oui ! vingt francs ! Le train partait. Je me suis mise à la portière. Notre bru était encore là, mais trop loin. J’aurais voulu descendre pour l’embrasser bien des fois, mais il était trop tard. Alors, je me suis mise à pleurer, comme une bête… Tenez, madame, prenez donc une de leurs dragées de ce baptême-là : vous n’en trouveriez pas de pareilles ici. Et vous pouvez bien en emporter une pour votre Catherine… L’autre jour, on leur a fait écrire. Et vous pensez qu’au prochain bébé qu’ils auront, on ne se le fera pas dire deux fois.

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