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Sous d'humbles toits

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LA GARDEUSE DE CHÈVRES

La Cécile Béraud était, de son métier, gardeuse de chèvres. Cela peut mener loin, à condition d’être jolie et de ne pas rester dans son village. Certainement, parmi les prétendues bergères qu’épousa jadis le Fils du Roi, il y eut plus d’une gardeuse de chèvres ; mais être bergère est beaucoup plus distingué. N’en voit-on pas, sur les boîtes de dragées des baptêmes, d’habillées comme de grandes dames et qui portent sur leurs bras un mouton — pardon, un agnelet, — tout frisé, avec un ruban rose autour du cou ? Allez donc tenir de cette façon une chèvre turbulente, même un chevreau ! Mais je doute que, même bergère, la Cécile Béraud eût pu s’habiller en grande dame, et réussir à se faire épouser, ne fût-ce que par le fils d’un roitelet. On ne pouvait lui donner d’âge. Avait-elle vingt-cinq ou soixante ans ? Personne ne l’aurait dit, même pas elle. Elle devait être aussi ancienne que la petite ville dont l’apparition sur la terre ne remontait pas à hier. On ne se souvenait plus de l’avoir vue gamine. Jamais malade, sèche, plate, elle était taillée pour vivre des siècles. Elle devait être là depuis les années qui précédèrent la Révolution, pareille à cette paysanne qu’un voyageur anglais rencontra en Champagne. Même d’assez près, dit-il, on lui eût donné soixante à soixante-dix ans, tant elle était courbée, tant sa figure était ridée et durcie par le travail ; elle me dit n’en avoir que vingt-huit. Mais la Cécile Béraud n’aurait pas pu en dire autant. Elle n’était point la seule, ici, à ne pas savoir son âge.

Certains allaient jusqu’à se rappeler, comme ils disaient, « de » son père. De son vivant, ils formaient une famille nombreuse, puissante, qui se sentait les coudes à table, autour du feu, et qui pouvait partir à la conquête du monde. Le père Béraud avait fait la campagne de Russie. Je le voyais bien, vers dix-huit cent cinquante, vivant comme le bûcheron de la fable dans cette chaumine enfumée que la chandelle de suif, les soirs de neige, ne devait pas beaucoup éclairer et dont la porte rafistolée était, sans doute, rudement secouée par le vent des nuits d’hiver. La Cécile avait beau être la fille du père Béraud, elle paraissait, non pas plus vieille, mais plus ancienne que lui. Seulement on ne pouvait plus comparer, puisqu’il avait rencontré la Mort un soir que, bien fatigué pourtant, il ne se décidait pas à jeter à terre son fagot.

Elle vivait dans une pauvre maison moins accueillante qu’une cabane de cantonnier. Il y avait, — si l’on peut ainsi parler, — un lit sans draps, une table en bois blanc, une chaise dont la paille, autrefois, avait dû flamber et une très vieille armoire qui ne servait absolument à rien, mais que jamais on n’avait voulu lui acheter, toute vermoulue et pleine de punaises. Elle portait toujours le même cotillon court qui lui descendait un peu plus bas que les genoux, les mêmes sabots plats qui, bien ferrés, mettent beaucoup de temps à s’user, le même bonnet noir, jamais repassé, qu’elle n’enlevait pas pour dormir. Elle s’en allait le matin, avec ses chèvres à elle et d’autres qu’on lui confiait moyennant quelques sous par mois, parce qu’il faut que tout le monde vive de son travail. Toute la journée, elles erraient, elle et ses chèvres, le long des routes, mais surtout dans les sentiers bordés de haies qui traversent les champs, dans les bois où il lui arrivait de rencontrer la mère Nadée. Quelque temps qu’il fît, elle ne rentrait que le soir. Elle emportait pour midi du pain et du fromage, et buvait, si elle trouvait de l’eau. Elle n’avait peur ni de la pluie, ni du vent, ni du soleil. Seule, la neige l’obligeait à ne pas sortir. Elle se tenait alors devant sa cheminée, occupée à jeter sur son feu assez de brindilles pour que le feu ne mourût pas. A force de vivre avec des chèvres, et parce qu’elle ne se passait un peu d’eau sur la figure que le dimanche, elle sentait fort, mais on y était tellement habitué que l’on trouvait son odeur toute naturelle, comme si l’on eût été près d’une chèvre.

Elle n’était pas riche, et pourtant elle trouvait moyen d’avoir sa chaise à l’église, dans les bas-côtés, au-dessous de la huitième station du chemin de la Croix. Les dames de la ville avaient des prie-Dieu à huit francs, avec leur nom gravé sur une plaque de cuivre que le sacristain nettoyait chaque samedi, et certaines femmes d’ouvriers aisés se payaient des chaises à quatre francs. Elle se contentait d’une chaise à vingt sous. Elle savait que ses prières n’en étaient pas moins agréables à Dieu et n’en montaient pas moins, comme la fumée de l’encens, vers le ciel. Elle ne faisait partie d’aucune confrérie. On la tenait un peu à l’écart — c’était la faute de ses chèvres, — et puis, toujours par les chemins, elle ne pouvait pas être à l’église, aux heures voulues, pour la récitation en commun du chapelet, des prières. Mais elle avait une dévotion toute spéciale pour sainte Solange qui avait, comme elle, gardé des troupeaux. Solange naquit à deux ou trois lieues de la ville de Bourges, en un lieu appelé Villermont. Son père, excellent chrétien, était un vigneron dont Dieu récompensa la piété en lui donnant une fille qui fut dès lors sa consolation et qui plus tard devait être sa gloire. C’était la colombe dont parle le prophète : Qui me donnera des ailes ? Et je m’envolerai, et j’irai me reposer. Elle sortait souvent du lieu ordinaire de sa demeure pour aller gémir plus librement et à loisir dans une solitude qu’on appelle encore aujourd’hui, pour cela, le champ de sainte Solange. Son père l’avait chargée de la garde d’un petit troupeau ; rien ne convenait mieux aux goûts de Solange. Tout en veillant sur ses moutons, elle pouvait contempler son Céleste Époux qui invite les âmes à venir le trouver dans la solitude.

Elle n’était pas bergère. Elle n’était que gardeuse de chèvres. Mais, — si ce n’est le Fils du Roi, — le fils de Dieu ne dédaigne pas les gardeuses de chèvres, lorsqu’elles ont l’âme pure.

Pour elle aussi, les dimanches étaient de beaux jours. Elle laissait ses sabots se reposer et chaussait une paire de vieilles bottines fatiguées qui n’avaient pas servi qu’à elle. Elle donnait un coup à son bonnet et mettait un tablier noir. Elle ne venait pas à l’église avec un de ces livres de messe bourrés d’images comme en portent les dames qui savent lire, elles, et les petites filles que leurs parents peuvent envoyer à l’école. Du temps où elle était petite, le père Béraud savait que l’on peut vivre et traverser une partie de la terre sans connaître l’alphabet. Elle venait à l’église avec son chapelet dans la poche de son tablier, et, tout le temps que durait la messe, récitait le Rosaire. C’était un très ancien chapelet, à grains de buis, qu’elle tenait de sa mère. Elle ne s’interrompait que pour écouter la lecture de l’Évangile en français qui commence toujours par « En ce temps-là », et le prône. En ce temps-là, Jésus-Christ traversait les plaines de Judée où les moissons étaient abondantes, et montait au sommet du Thabor où l’attendaient, dans une nuée lumineuse, Moïse et Élie. Il était tantôt seul, tantôt suivi par la foule. Il faisait un signe, prononçait une parole, et la tempête s’apaisait, et les paralytiques jetaient leurs béquilles. Elle assistait à certaines scènes, comme quand le troupeau de porcs se précipite dans la mer. Quant au prône, elle écoutait de ses deux oreilles M. le curé qui parlait longtemps sans s’arrêter.

Elle s’efforçait de comprendre tous les mots, mais n’y arrivait pas toujours. Elle n’était pas riche, mais elle s’arrangeait pour pouvoir donner un sou à la quête. En ajoutant aux cinquante-deux dimanches les jours de fêtes comme le Quinze Août, la Toussaint, Noël, cela ne faisait pas loin de trois francs par an.

Puis, elle revenait à son Rosaire. C’est saint Dominique qui distribua les quinze dizaines d’Ave Maria en trois séries de cinq dizaines chacune, et auxquelles il attacha la pensée d’un des mystères de notre rédemption, qui furent tour à tour pour la bienheureuse Vierge un sujet de joie, de douleur et de triomphe.

Elle ne se contentait pas, ce jour-là, de pain et de fromage. Elle allait jusqu’à manger deux œufs. L’après-midi, elle revenait aux vêpres bien avant l’heure. Elle aimait le silence de l’église. En été, la grand’porte restait ouverte, mais le parfum de l’encens persistait. Le soleil projetait sur les dalles grises, sur la paille jaune des chaises, les reflets multicolores, bleus, verts et rouges des vitraux. Une grosse mouche bourdonnait très haut, sous les voûtes. Le sacristain allait et venait, sans faire de bruit, remettant en ordre les chaises qu’on avait dérangées le matin. Il connaissait bien la Cécile Béraud. Leurs pères avaient, ensemble, travaillé dans les bois. Ils étaient même un peu parents. En passant, il faisait un signe de tête pour lui dire bonjour parce qu’il est défendu, à moins de nécessité, de parler à voix haute dans la maison de Dieu. L’hiver, il ne faisait pas chaud dans l’église, bien que la grand’porte fût fermée, mais elle était habituée au froid. On ne se réchauffe pas beaucoup près d’un feu de bouts de fagots.

Quand elle le pouvait, elle suivait les enterrements pour prier pour les morts. Mais elle ne faisait que très peu partie des cortèges parce que les autres femmes avaient beau la connaître : elles trouvaient que, cette odeur, c’était tout de même ennuyeux.

Un jour, elle a laissé ses chèvres. Elle est allée dans son Paradis à elle, qui est situé dans une belle contrée. Sainte Solange y regarde paître des agnelets frisés, pareils à ceux que l’on voit sur les boîtes de dragées des baptêmes ; sainte Germaine Cousin, qui fut malheureuse toute sa vie, qui prenait ses repas dans l’étable ou sur un tas de sarments au fond du couloir, n’a plus peur d’être battue, ni que les loups y viennent ravir un des moutons de son troupeau. Elle-même, l’humble gardeuse de chèvres que personne n’a connue, se repose enfin, tandis que ses bêtes, propres, avec des cornes luisantes et un ruban au cou, comme les moutons, s’en vont sans qu’on le leur dise, à six heures du soir, vers la Vierge Marie qui a besoin d’un peu de lait pour son enfant.

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