← Retour

Sous d'humbles toits

16px
100%

LE DÉSERTEUR

Ce fut beaucoup moins compliqué qu’il n’aurait cru. Il était quatre heures et demie du matin. Il posa tout simplement son fusil dans un coin de la guérite, accrocha la grosse capote de laine grise, — on était au seize décembre, — se débarrassa de ses cartouchières, releva sa jugulaire, et, sans tambour ni trompette, fila vers la gare. Il se disait bien :

— Je vais « passer au conseil » pour abandon de mon poste. Je cours le risque d’être porté déserteur !

Mais il marchait quand même. C’était plus fort que lui : il fallait absolument, ce matin-là, qu’il retournât au pays !

Mijean abandonnait son poste ! Mijean, soldat modèle, Mijean, à qui le souci perpétuel qu’il avait de la bonne tenue de son paquetage, du brillant de ses cuirs, avait valu, le mois dernier, les galons de soldat de première classe ! Mijean devant qui, lors de ses revues, jamais le capitaine ne s’arrêtait, sachant bien qu’il ne trouverait rien à reprendre ! Mijean que jamais un gradé n’avait pu avoir l’occasion de punir, et qui mettait tout son orgueil d’âme simple, d’âme de jeune paysan candide et pauvre, à déclarer :

— Moi, depuis quinze mois que je suis là, j’ai pas eu seulement une heure de consigne !

Ce Mijean-là, comme une forte tête, comme un pilier de prison, désertait… Tout simplement !

Aussi bien, c’était un véritable coup de folie dont il ne pouvait être responsable.

Et puis, pour déserter, il eut toutes les chances.

L’employé de la gare, sans doute sommeillant encore, lui donna son billet sans même lui demander son titre de permission. Mijean passa sur le quai. Justement le train, dans cinq minutes, allait partir. Jamais, faute d’argent, il n’était retourné au pays depuis son arrivée à la caserne. Depuis des mois, il avait amassé sou par sou les quatre francs cinquante nécessaires à son voyage, retour compris. Il lui sembla bien qu’il y avait très peu de monde à attendre le train. Il monta dans un compartiment où il n’y avait personne. On eût dit que ce train-là partait exprès pour Mijean. Ils passèrent, l’un emportant l’autre, devant la caserne, quoique à une certaine distance. Mijean ne la vit pas, à cause de la nuit, mais il la devina. Il se représenta aussi sa guérite abandonnée. Il se demanda si l’on s’était aperçu déjà de son départ, si on l’avait remplacé. Mais cela ne l’intéressa pas outre mesure. Il essaya de voir, à travers la vitre, des paysages blancs de neige ; mais la nuit était plus noire que la neige n’était blanche. Alors Mijean s’étendit sur la banquette, et se mit à dormir. Il en avait grand besoin.


Il se réveilla juste à la station où il devait descendre. Décidément, il avait toutes les chances. Le petit jour se levait sur la neige. Il eut un frisson. Il avait les pieds gelés, mais il les eut vite réchauffés, parce qu’il partit au pas gymnastique pour arriver plus vite chez lui. Il avait dix kilomètres de bonne route à faire ! Mais on eût dit qu’il avait des ailes aux talons. Et ce fut presque tout de suite qu’il arriva dans son village, et devant la chaumière de ses vieux. Le chien était dehors, cherchant on ne sait quoi. Le chien le reconnut tout de suite, malgré son uniforme, et se garda bien d’aboyer.

— C’est donc toi, Jean ? dit la vieille stupéfaite. Comment que ça se fait ? T’avais écrit que tu viendrais pour Noël !

— Ça se fait, répondit-il, que je viens plus tôt.

Il l’embrassa sur les deux joues, et son père sur une joue seulement. Puis il ajouta :

— Et je viens pour cinq jours !

Car il fallait, — Jean Mijean connaissait sa théorie ! — que le cinquième jour, à minuit au plus tard, il se fît, au poste de police, porter rentrant.

La chaumière n’avait pas changé. Il y avait toujours la cheminée où le feu ne s’éteint jamais, pas même en juillet, l’horloge, bien vieille, et qui mourra peut-être un jour, lorsque son heure aura sonné. Il revit la table sur un coin de laquelle traînaient les mêmes casseroles, et la miche de pain que l’on renouvelle tous les dix jours. Cela lui suffit pour le moment. Et il se sentit heureux. Il n’oubliait pas qu’il avait abandonné son poste. Mais, chose prodigieuse ! lui, Mijean, soldat modèle, cela ne le touchait pas. Son bonheur formait un bloc compact que rien ne pouvait entamer.

Le vieux lui dit :

— Alors, comme ça, te voilà avec des galons ? T’as dû avoir rudement du mal pour les avoir !

Il n’en revenait pas, que son Jean pût porter des galons. Eût-il été colonel, que le vieux ne l’eût guère plus admiré. Il fut très fier.

Il mangea la soupe du matin avec eux. Il la trouva bien meilleure que celle de la caserne que, pourtant, il mangeait d’habitude avec plaisir. Puis il dit :

— Maintenant, je vais faire un tour, voir les connaissances.

Il faisait tout-à-fait clair. Devant les portes, la neige avait un peu fondu, parce qu’on avait vidé des marmites d’eau chaude. Les poules étaient sorties, mais on n’entendait pas beaucoup chanter les coqs.

Il alla d’abord chez les Prégermain, parce que les Prégermain avaient une fille de son âge qui était pour ainsi dire sa promise. Il se disait qu’elle allait tout de suite remarquer ses galons. Elle s’exclama :

— Tiens ! Voilà le Jean ! Je croyais que c’était seulement pour Noël ?

Il lui répondit comme à sa mère. Prégermain arriva du fond de la cour, et lui donna une poignée de mains. Puis on but un petit verre d’eau-de-vie. Et Prégermain lui dit, comme le père Mijean :

— Alors, te voilà avec des galons ?

De bonheur, il devint aussi rouge que ses deux galons à la fois. Après, il alla de maison en maison. L’aubergiste lui paya une fameuse tournée. Puis ce fut le tour du père Tharé, qui lui avait dit dans le temps :

— Tu sais, quand tu reviendras, n’oublie pas de me rapporter un paquet de tabac de cantine !

Mijean lui porta le paquet, que le père Tharé lui paya dix sous. Avec ces dix sous, il s’acheta un « paquet de cinquante » : il n’en fumait pas un tous les ans !

Cette première journée passa vite, très vite.

Il rentra vers la nuit, c’est-à-dire à peu près vers cinq heures. La vieille dit :

— Comme tu dois être fatigué, on va manger la soupe tout-à-l’heure, puis on se couchera.

Ils allaient se mettre à table quand on frappa à la porte.

— Sans doute quelqu’un qui vient te voir ! dit la vieille.


Elle alla ouvrir. Mijean tournait le dos à la porte. Ce fut un gendarme qui entra et qui, avant qu’il eût eu le temps de crier, le prit par un bras. Il sursauta, voulut se défendre, et, sortant brusquement de son rêve, se retrouva dans sa guérite avec l’adjudant de semaine qui le secouait en lui disant :

— Ah ! mon gaillard ! Vous dormez étant de faction ! Et un soldat de première classe, encore ! Allez ! Votre compte est bon !

Mijean tremblait de tous ses membres, et ce n’était pas de froid. Cette fois, il eut vraiment peur de « passer au conseil ».

Et lui, le soldat modèle qui se faisait gloire de ne pas avoir une heure de consigne, il fut ravi au septième ciel lorsqu’il apprit qu’il s’en tirerait, à cause de ses bonnes notes, avec six jours de salle de police, et privation de permission pour Noël.

Privé de permission ! N’était-il pas allé au pays ? N’avait-il pas tout revu ? Ame simple, il se consola facilement, et vite. Sa punition terminée, il s’en fut au bureau de poste, envoya quatre francs à ses vieux, afin qu’ils fêtassent Noël, et il garda les cinquante centimes pour s’acheter, le soir du vingt-quatre décembre, un paquet de tabac fin, puisque ce n’était qu’en rêve qu’il avait vu le père Tharé.

Chargement de la publicité...