Sous d'humbles toits
LES ŒUFS DE PAQUES
Le village finissait à la route départementale. Il commençait là-bas, dans les champs. Ses maisons se suivaient comme des paysannes qui, le jeudi, jour du marché, s’en vont à la ville, mais s’arrêtaient, comme interdites, au bord de la grand’route blanche, propre, toujours soigneusement balayée par le vent : elles n’osaient pas aller plus loin. Presque toutes couvertes de chaume, toutes, en bordure du chemin sale de bouses et de fumier, elles se ressemblaient. Devant chacune d’elles on retrouvait la même cour avec son hangar, sa charrette ou son tombereau, avec ses toits à poules et à lapins couverts, plus richement qu’elles, de tuiles d’un rouge éclatant, ou sombres. Il ne faut pas oublier non plus le toit des cochons. Pourtant à une fenêtre sans rideaux, à des carreaux cassés, à des gamins à peine vêtus de loques, on reconnaissait des maisons encore plus pauvres que les autres.
C’est dans une de celles-là que vivait le père Louis, depuis que le monde est monde, là-bas, du côté des champs. Il n’avait pas beaucoup de voisins, et ne s’en plaignait pas. Il était à peu près à l’abri de la pluie et du vent ; il n’en demandait pas davantage. On ne l’appelait que « le père Louis ». On ne s’occupait guère de son nom de famille, puisque, de sa famille, il n’y avait plus que lui au village. Sa femme avait pris le chemin du cimetière. Quand on y est, c’est pour longtemps.
Chaque année, un peu après Pâques, il recevait une lettre de Paris. Il ne recevait que celle-là. N’ayant jamais mis les pieds à l’école, il ne pouvait même pas la lire, mais il savait ce que cela signifiait, et il ne manquait pas de dire :
— Ça, c’est mes œufs de Pâques.
C’était son garçon qui lui envoyait vingt francs.
Trouvant que, dans ces pays, il ne gagnerait que pour manger du pain sec et boire de l’eau, — ce sont de ces idées que l’on rapporte du régiment ; nous autres nous sommes restés ici, et nous avons tout de même fait notre vie, mais, n’est-ce pas ? chacun voit midi à sa porte, — son garçon était parti, dix années auparavant, pour Paris, où tout de suite, il avait été embauché comme terrassier. On sait, dans les campagnes, que c’est un bon métier avec lequel on ne meurt pas de faim lorsque l’on ne boit pas trop. Mais, par exemple, il faut être bon ouvrier et ne pas chômer. On sait aussi qu’à Paris ce n’est jamais le travail qui manque. Nous avons entendu dire l’autre jour encore qu’on creusait des trous de tous les côtés, et qu’il y a des maisons qui s’éboulent, et des maisons, vous pensez bien, pas comme celles d’ici : des maisons aussi hautes que le ciel ! Alors ce n’est pas en un coup de pioche que ça se remet en place ! Avec tout ça, le garçon du père Louis ne doit pas manquer d’ouvrage.
Il n’oubliait pas son père. Vingt francs, cela ne se trouve point dans le pas d’un bœuf. Jamais, de toute sa misérable vie, avant que son garçon fût parti, le vieux n’avait changé, pour son compte, un louis. Oh ! pour en avoir vu sur les tables des auberges, les jours de foire, et même de ces papiers qui ne lui inspiraient pas confiance et qu’on appelle des billets de banque, il pouvait dire qu’il en avait vu ! Il en était même très fier. Pourtant, depuis dix ans que cela durait, il commençait à s’y habituer. C’était devenu ses rentes annuelles. Il ne savait pas lire, mais il savait que ce bout de papier avec des images dessus, qu’il tirait de la lettre, lui représentait quatre pièces de cent sous. La lettre, il se la faisait lire plus tard, par quelqu’un d’instruit, quand il y pensait ou qu’il avait le temps. D’ailleurs son garçon lui disait toujours la même chose :
— Je me porte bien ; j’espère que toi c’est de même.
Oui. Le père Louis se portait bien. Il se voûtait chaque année un peu plus, mais ce n’était pas encore demain qu’il toucherait terre, du dos.
Tout de suite, il mettait sa blouse la moins usée et traversait allègrement le village. Ceux qui le voyaient passer lui criaient :
— Eh bien ! père Louis, vous allez donc toucher vos rentes ?
Comme il marchait à grandes enjambées, il ne prenait même pas le temps de répondre, et se contentait de secouer la tête en s’efforçant de rire, mais il n’en avait pas l’habitude, et son rire devenait une grimace.
C’étaient des matins d’avril où les violettes sentaient bon dans l’herbe fraîche. Quant aux oiseaux, ils chantaient comme des bienheureux.
A la poste, il signait au moyen d’une croix, et toujours il demandait qu’on le payât en pièces de cent sous : un louis était trop petit pour représenter vingt francs. Son argent en poche, il s’en allait chez Derouet, le sabotier. Derouet savait ce que cela voulait dire ; le père Louis n’avait pas besoin d’ouvrir la bouche : il n’avait qu’à enfiler une paire de sabots qui lui allaient comme s’ils eussent été faits exprès pour lui. Six mois durant, il ne les mettait que le dimanche, mais, voulant les étrenner immédiatement, il se faisait attacher les vieux avec lesquels il était venu, et, les accrochant par la ficelle au bout de son bâton, il entrait dans une auberge, — toujours la même, — où il demandait une chopine de rouge. Les cafés de la petite ville lui faisaient peur ; ils n’étaient que pour le beau monde, et le père Louis ne se considérait pas comme du beau monde.
Invariablement, le patron disait :
— Tiens ! Voilà le père Louis avec ses sabots.
Il n’avait pas l’habitude de boire du vin. Aussi retraversait-il la petite ville les joues chaudes, ses sabots neufs aux pieds, ses sabots usés s’entrechoquant derrière son dos. Il arrivait au village quand il arrivait. Il n’était pas pressé. Personne ne l’attendait. Bien qu’il fût déjà vieux, il mettait de côté ce qu’il lui restait des vingt francs pour lorsqu’il serait encore beaucoup plus vieux, lorsqu’il ne pourrait plus du tout travailler, plus du tout bêcher son jardin et son champ, comme s’il avait dû ne jamais mourir.
Mais tout a une fin, et il était écrit que cette année-là serait extraordinaire. D’abord, ce qui ne s’était pas vu depuis longtemps, on bâtissait une maison à l’entrée du village. Les ouvriers s’y étaient mis au mois de mars, dès la fonte des neiges, et, à ses moments perdus, il allait les voir : cela l’intéressait prodigieusement. Regarder bâtir à cet âge !
Puis Pâques arriva. Les jours d’après Pâques aussi arrivèrent, passèrent. Mais la lettre n’arriva point, le facteur ne passa pas.
— A quoi donc que pense mon garçon ? se demanda le vieux. Est-ce qu’il serait mort ?
Enfin, il y eut un matin où il écarquilla vainement les yeux : les maçons n’étaient pas à l’ouvrage ! Pourtant il faisait un beau temps de soleil et ce n’était pas dimanche. C’était un jour de semaine comme les autres. Il demanda à la mère Voillot, une vieille de son âge :
— Quoi qu’il y a donc, aujourd’hui, que les maçons ne travaillent pas ?
Car, pour ces vieux qui n’ont fait, toute leur vie, que travailler, que se courber, de l’aube au crépuscule, sur le sol qu’ils fouillent, il n’y a guère de repos que pour Noël, Pâques, et les jours d’hiver où l’on a de la neige jusqu’aux genoux.
— Est-ce que je sais seulement ? répondit la mère Voillot.
Ils vivaient tous les deux, et d’autres avec eux, sans savoir au juste quelle date c’était. Pour eux, tous les jours d’une même saison se ressemblaient. Quand il fallait moissonner, c’était juillet, et le mois d’octobre approchait quand ils se mettaient à arracher les pommes de terre.
Il alla, comme d’habitude, à son champ. Mais malgré son indifférence à tout ce qui ne touchait point sa récolte, il était intrigué. De temps en temps il levait la tête pour regarder. Peut-être les maçons étaient-ils en retard ? Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque M. Camusat passa dans le chemin. M. Camusat était un petit rentier qui, justement, se faisait bâtir cette maison à l’entrée du village. Le vieux l’entendit, se retourna, vint vers la haie de son champ, et lui dit :
— Comment que ça se fait donc, monsieur Camusat, que vos maçons ne sont pas venus aujourd’hui ?
— Mais, mon père Louis, vous ne savez pas que c’est le Premier Mai, la fête des travailleurs, des ouvriers ?
— La fête des travailleurs ?… répéta le vieux qui ne comprenait pas. Ainsi les travailleurs avaient une fête à présent ? Il en tombait des nues.
Alors, M. Camusat, qui savait lire les journaux, lui expliqua que les ouvriers, mécontents de leur sort, faisaient chaque année, à Paris, en foule, une manifestation, que cela n’allait pas toujours comme on aurait voulu, que, place de la République, il y avait des charges, des bagarres. Le vieux écoutait ahuri, vaguement effrayé. Si son garçon allait se fourrer là-dedans ? Et il pensait à ses sabots, à sa chopine de rouge. Bien que ce ne fût qu’aujourd’hui le Premier Mai, il lui semblait que ç’avait été quinze jours plus tôt. Il voyait son garçon piétiné par les chevaux, blessé, tué peut-être : autrement il eût déjà reçu sa lettre habituelle.
— Tout ça, dit-il à M. Camusat, ça ne sert pas à grand’chose, allez !
Il se remit à piocher. Mais il était inquiet. Il le fut de plus en plus, à mesure que les jours passaient. Enfin, il reçut une lettre ! Il l’ouvrit, mais il n’en sortit point de papier à images. C’était le comble. Pour le coup, il alla se la faire lire tout de suite. Son garçon lui faisait savoir, de Lariboisière, qu’à la suite d’un accident du travail on avait dû l’amputer de la jambe gauche. Le vieux en leva les bras au ciel.
— Alors, dit-il, à présent le voilà bancal, estropié ?
Mais aussitôt il pensa, gardant son idée pour lui :
— Ça ne l’empêchera peut-être pas de travailler ? Et il pourra toujours m’envoyer mes vingt francs.
Seulement le lecteur continuait. Le garçon terminait en disant qu’on allait lui faire une pension, — oh ! pas grand’chose ! — et qu’il reviendrait vivre au pays. Le vieux fut stupéfait.
— Une pension ! dit-il. C’est-il vrai ?
On crut qu’il était heureux. De l’argent qui vous tombe du ciel, que l’on gagne les bras croisés, c’est le rêve de tous les paysans et de bien d’autres encore. On lui relut la phrase. Il fut convaincu. Ses traits se crispèrent malgré lui. Il fit une grimace, et l’on crut qu’il riait de joie. On lui dit :
— Eh bien ! vous voilà content. Votre garçon va vous aider.
Il partit sans rien répondre. Son garçon, une fois revenu, aurait juste de quoi vivre pour lui. Et puis, sans doute, allait-il se marier. C’en était fini du seul luxe de sa vie de misérable, de ses œufs de Pâques, de ses beaux sabots neufs, tout reluisants !
Rentré chez lui, il se mit à pleurer, non sur le malheur de son fils, mais sur le sien propre. Il ne pensait plus à cette jambe de moins, mais aux sabots qu’il ne pourrait plus acheter, à cet argent qu’il ne pourrait plus ajouter à l’autre. Il se tenait debout, près de la cheminée. Et de grosses larmes tombaient une à une sur le nez des deux autres vieux sabots tout usés, tout déteints.