Sous d'humbles toits
DEUX FRÈRES
J’ai connu deux frères qu’on appelait « les Dégoit ». Était-ce leur nom ? Était-ce un surnom ? Je n’en sais rien. D’ailleurs, dans les petites villes, beaucoup de noms de famille ont des airs de surnoms.
Ils habitaient non loin de l’église, contre le mur du cimetière, une masure sans fenêtre, à porte pleine. Ils couchaient sur un lit de feuilles mortes et de fougères. Misérables, ils l’étaient certainement, mais sages aussi, à leur façon. L’ordre une fois pour toutes établi dans cette petite ville, la seule qu’ils connussent de l’univers, il ne s’agissait pas de vouloir le bouleverser ; il fallait laisser le haut du pavé aux riches et à M. Bégassat, le brigadier de gendarmerie. L’un s’appelait Manuel, l’autre Gabriel.
Manuel était une espèce de fou, qui vivait de l’air du temps, et qui passait par les rues tantôt le visage sombre et les mâchoires serrées, tantôt chantant à tue-tête, mais toujours brandissant sa canne, ou plutôt son bâton qu’il avait comme verni à force de le manier. Il n’était pas méchant, mais il avait l’air terrible. On disait de lui :
— C’est les études qui lui ont tourné la tête.
En réalité, Manuel savait tout juste lire, mais de moins pauvres n’en connaissaient pas aussi long que lui, et quand il épelait une phrase de journal ou de livre, c’était avec de telles façons qu’il avait l’air d’en savoir beaucoup plus que l’auteur de l’article ou du livre. Un soir d’été que nous étions trois ou quatre gamins assis sur un banc, il vint près de nous, tira de dessous sa blouse un vieux manuel d’histoire naturelle et, tournant les pages, nous montra des squelettes. J’avais grand’peur des squelettes que je voyais, dans mes rêves, drapés de linceuls, agitant les bras, et lançant du creux de leurs orbites des jets de flammes bleues. De braves mères de famille se récrièrent, disant que c’était immoral de montrer des squelettes à des enfants. Nous ne revîmes point le vieux manuel. Et j’en fus bien heureux, non point parce que cela pouvait être immoral, mais parce que les squelettes m’effrayaient.
Manuel pourtant ne s’en tint point là. Il fallut qu’il révolutionnât le quartier. Il ne voulait pas attenter à l’ordre social, mais ce fut plus fort que lui, quand il eut cette crise dont on parla longtemps. Il tomba amoureux de la Martine. C’était une femme de quarante-cinq ans, qui n’avait guère le loisir de se faire belle : d’ailleurs elle y eût perdu son temps. Elle vivait en concubinage — accabanée, comme on dit chez nous, — avec Bardet, un vieux menuisier dont la vie consistait à toujours manquer de travail, et dont l’établi était installé dans l’unique pièce dont se composât la maison. Manuel savait lire : cela lui suffit pour écrire des chansons à la louange de la Martine. C’est surtout à cette époque qu’on le vit, qu’on l’entendit passer, brandissant son bâton et chantant à tue-tête. La nuit venue, il s’installait non loin de la maison de Bardet sur une grosse pierre, sur une souche, et restait là des heures, soit à rêver aux étoiles, soit à déclamer ses œuvres en faisant de grands gestes. Il ne s’occupait pas des habitants du quartier qui, prenant le frais sur le pas de leurs portes, ne se gênaient ni pour l’interpeller, ni pour se moquer de lui. Ils lui disaient :
— La Martine se fiche pas mal de toi ! Elle aime bien mieux Bardet !
En tout cas, chez Bardet on se couchait de bonne heure, porte et volets fermés, et l’on n’avait pas l’air de se soucier beaucoup du lyrisme de Manuel. Il en vint sans doute à se fatiguer de cette indifférence. Il voulut montrer à Bardet qu’il était tout de même quelqu’un avec qui l’on devait compter. Vers une heure du matin, le quartier fut réveillé par des bruits, par des cris : Manuel, à coups de pierres, de bûches, faisait le siège de la maison de Bardet. Il s’attaquait aux volets, à la porte : cela ferait toujours de l’ouvrage pour Bardet, le lendemain et les jours suivants. Mais Bardet ne tenait-il pas à travailler pour son propre compte ? Toujours est-il qu’il se leva, prit son pantalon, dit à la Martine :
— Va vite chercher les gendarmes !
et sortit pieds nus, son maillet à la main. Il le fit reculer, d’abord, puis le tint en respect. La Martine, à peine vêtue, échevelée sous le clair de lune, était partie.
Cette nuit-là, Manuel eut affaire à M. Bégassat, le brigadier de gendarmerie.
Il a dû mourir. Depuis plusieurs années, je ne le vois plus dans les rues lorsque je retourne chez nous. Il demeurait si près du cimetière que les porteurs n’ont pas dû se fatiguer beaucoup.
Mais, l’année dernière, j’ai encore vu Gabriel. Autrefois, lorsqu’il était dans la force de l’âge, il travaillait, l’été, du lever au coucher du soleil et arrivait à gagner ses trois francs. On le trouvait toujours prêt à faire n’importe quoi : à décharger des chariots de bois, à transporter des pierres, à travailler sur les routes, à curer les mares et les viviers, à chercher les carpes dans la vase lorsque l’on vidait l’Étang-du-Goulot, ou celui de la route de Marné, pour la pêche.
Maintenant, c’est un vieillard. Propre, sa barbe serait toute blanche. Comme il a beaucoup travaillé pour se nourrir et pour nourrir son frère, c’est une ruine qui de plus en plus penche vers la terre. Il fait ce qu’il peut. On fait pour lui ce que l’on peut. De braves gens lui donnent à couper en quatre du bois de moule qu’ils avaient l’habitude de brûler scié simplement en deux. Il ne va pas vite. Ses bras se sont fatigués. Il ne s’est jamais reposé, que quelques beaux dimanches, autrefois, où, la tête chaude des fumées du vin, il rentrait, triomphant, se jeter sur leur lit de fougères et de feuilles mortes. Maintenant, il n’a même plus sa masure. Il couche dans une écurie. On lui en prête un coin, avec une botte de paille.
Il ne sait pas lire. Ce ne sont pas les études qui auraient pu lui « tourner la tête ». Au temps de sa force, ses idées faisaient partie de son corps, solides comme ses bras, ne fléchissant pas plus que sa nuque sous les fardeaux. Maintenant elles s’affaissent, elles aussi. Mais il est toujours prêt à se mettre en quatre pour ceux qui lui donnent un semblant de travail, qui lui font scier du bois en quatre.
C’est un vieil homme qui n’aura pas tenu beaucoup de place dans la vie. Il voudrait n’être à charge à personne. Il se ratatine, se dessèche, se voûte de plus en plus. Il trouve qu’une botte de paille c’est trop pour lui, et qu’un coin dans une écurie, c’est déjà bien beau…