Sous d'humbles toits
LE PÈRE LUNETTES
Un surnom qu’il n’avait pas volé. Jamais on ne le voyait sans ses deux paires de lunettes. Il ne devait même pas les ôter pour dormir. Il gagnait sa vie, — si l’on peut ainsi parler, — à casser des cailloux. Comme il n’avait jamais eu de bons yeux, et que dans ce métier on a besoin, pour frapper juste, de voir clair, il portait d’abord une paire de lunettes ordinaires dont il avait soin comme de la prunelle de ses yeux. Pour protéger leurs verres, il avait, par-dessus, une autre paire de grosses lunettes où les verres étaient remplacés par deux petits grillages dont aucun éclat de pierre ne pouvait traverser les mailles serrées. Si ses yeux étaient fatigués, ses oreilles l’étaient presque autant, obligées de supporter, chacune, deux des branches de cette double paire de lunettes. Mais elles ne se plaignaient pas, sachant bien que le père Lunettes ne les aurait pas écoutées.
Lui, d’ailleurs, ne se plaignait pas non plus. Il allait jusqu’à trouver la vie douce. Il ne demandait qu’à pouvoir casser des cailloux jusqu’au jour de la mort. Dès l’aube, hiver comme été, sauf lorsqu’il pleuvait à torrents ou que la neige tombait en tourbillons, il venait s’installer tantôt sur une route, tantôt sur une autre, selon les besoins du service. Il ne perdait pas de temps à regarder autour de lui. Qu’il y eût des feuilles aux arbres, de l’herbe dans les prés, cela ne le gênait pas du tout. Seules les pierres l’intéressaient : pour lui, elles étaient toutes précieuses, puisque c’était d’elles qu’il tirait son pain et son fromage quotidiens. Il se mettait tout de suite à les casser. A ce métier, il se flattait de n’avoir point de rival. Il disait :
— Dans toute la commune, j’en connais pas un qui puisse en casser autant que moi dans une journée, pas plus le Jean Coutarnoux que le Madeleinat, ni que le Sacquet.
C’était là son orgueil, et à peu près son unique sujet de conversation. Il ne voyait pas au-delà de sa commune.
Les casseurs de pierres ne devraient pas vieillir. Ils ont besoin d’avoir toujours la main sûre, l’œil net. Or, après ses yeux, les bras du père Lunettes se fatiguèrent. Il n’en travaillait que davantage, ne levant même plus la tête quand une charrette passait.
Il fut bien obligé de la lever, le matin où il sentit que quelqu’un — qu’il n’avait ni vu ni entendu venir, — lui frappait sur l’épaule. C’était le chef cantonnier en personne. Le père Lunettes avait le respect des autorités. Il toucha la visière de sa casquette.
— Père Lunettes, lui dit le chef cantonnier, ça ne va plus, plus du tout. Tu casses de plus en plus mal tes cailloux.
Le chef cantonnier n’y allait point par trente-six chemins. On n’a pas besoin de se gêner avec les misérables. Et, lui qui n’avait pas tout-à-fait quarante ans, il tutoyait ce vieux qui entrait dans sa soixante-dix-neuvième année.
Le père Lunettes, qui tremblait déjà beaucoup lorsqu’il était au repos, laissa, de saisissement, tomber sa masse.
— Moi !… mon bon Monsieur ! dit-il… Moi !… Mal casser les cailloux !… Mais… c’est pas possible !… J’en crains pas un… dans la commune… pas plus le Jean Coutarnoux que…
Mais le chef cantonnier, qui connaissait la suite, l’arrêta :
— Ça, c’est des histoires du vieux temps, père Lunettes. Aujourd’hui, ça a changé… Tiens ! Regarde-moi ça !…
Il se baissa, prit deux gros cailloux que le vieux avait rangés dans le tas comme s’ils eussent été cassés. Il y en avait d’autres. Au fond, ce n’était pas très important, mais le chef cantonnier connaissait quelqu’un qui ambitionnait la « place » du père Lunettes. On n’y gagnait pas grand’chose, mais c’était fixe d’un bout à l’autre de l’année. Et puis, il faut que les vieux s’en aillent : c’est la loi. Que ne meurent-ils plus tôt !
Le chef cantonnier lui mit les deux cailloux sous les yeux.
— Qu’est-ce que tu en dis ? demanda-t-il.
Le vieux, comme un gamin pris en défaut, ne sut que répondre, balbutia des syllabes sans suite.
— On ne peut pas toujours travailler, continua le chef cantonnier. Faut se reposer. Je sais bien que tu n’es pas riche, tant s’en faut, mais la commune ne te laissera pas mourir de faim.
Le vieux ne répondit rien. S’il avait eu l’habitude de pleurer, nul doute que ses yeux ne se fussent mouillés de larmes. Eût-il même pleuré, qu’on n’eût pas pu s’en apercevoir, à cause de ses deux paires de lunettes.
— Allons ! Finis ta journée, puisqu’elle est commencée. Mais, demain, ça ne sera pas la peine de revenir.
Et le chef cantonnier s’en alla.
A midi, le vieux ne mangea pas. Il avait pourtant apporté, comme d’habitude, son pain et son fromage dans le sac de toile bise qu’il avait accroché à une branche d’arbre, mais il n’y toucha pas. Les bouchées n’auraient pas pu passer. Il rumina, jusqu’à la nuit, la même idée :
— A présent que me voilà vieux, je ne suis plus bon à rien. On ne veut plus de moi. Qu’est-ce que je vais devenir ?
A quelle porte allait-il pouvoir frapper ? Et puis jamais il n’aurait le courage d’aller chercher son pain.
Il avait soif. En arrivant chez lui il but un grand verre d’eau. Bien qu’il n’eût pas sommeil, il se coucha, parce que la nuit est faite pour que l’on dorme lorsque l’on n’a pas de soucis. Mais, jusqu’au chant du coq, il chercha de quelle façon il pourrait s’arranger. A la fin, il trouva.
Dans la matinée, les gens qui passèrent devant la maison du père Lunettes furent tout étonnés de le voir dans sa cour. Ils lui demandèrent :
— Vous ne travaillez donc pas aujourd’hui, père Lunettes ?
Ah ! si, il travaillait ! Il cassait des cailloux, non plus sur la route, mais dans sa cour ! A soixante-dix-neuf ans, il recommençait son apprentissage ! Il cassait des cailloux, méticuleusement. Lorsqu’il aurait fini, il irait chercher le chef cantonnier pour lui faire voir son travail…