Sous d'humbles toits
LA PIÈCE FAUSSE
D’habitude, la diligence s’arrêtait à l’entrée du bourg, devant le bureau même des messageries. Les chevaux venaient de faire seize kilomètres le long d’une route qui monte au milieu des bois : ils en avaient assez. Ils n’étaient pas fâchés de pouvoir se reposer. C’était bien leur tour. Et c’était bien le tour des voyageurs, — quand, toutefois, il y en avait, — de marcher pour se dégourdir un peu les jambes. Ceux qui habitaient à l’autre extrémité de la ville, qu’ils eussent une valise, de lourds paniers, regagnaient à pied leur maison. Ils avaient beau n’être partis que depuis deux jours, que de la veille : c’était comme s’ils fussent revenus d’un très long voyage autour du monde. On les interpellait du seuil des boutiques, dans la grand’rue. On leur disait :
— Eh bien ! père Picoche, vous voilà donc revenu ?
Le père Picoche répondait :
— Ma foi, oui, allez !
Ou bien :
— Tiens, madame Peuillot, vous étiez donc partie ?
Mme Peuillot répondait :
— Ma foi, oui, allez ! C’est ma fille qui vient d’avoir un bébé… Vous savez bien, la Louise, qui est mariée à Clamecy… Ils auraient voulu que je reste encore, mais je n’ai pas pu, à cause de Peuillot. J’ai dit à Louise : « Tu connais bien ton père, pourtant. Il n’est pas capable de se faire une soupe ni de balayer la maison. » Allez, madame ! Je vais en trouver, une poussière sur la cheminée, et de la saleté partout !
Et Mme Peuillot se hâtait, tout enfiévrée encore de ce changement d’habitudes, vers son balai, vers son plumeau, vers l’eau qu’elle allait jeter dans la marmite.
La diligence ne traversait la ville, en suivant toujours la grand’rue, que lorsqu’elle contenait des voyageurs à qui des malles, des paquets de toutes formes, empilés sous la bâche de l’impériale, donnaient de l’importance. C’était rare. Aussi ces jours-là, tout le monde arrivait-il sur le pas des portes pour tâcher d’apercevoir, de reconnaître, si c’était possible, de face ou de profil, leurs visages, à l’intérieur du coupé. Tantôt on se perdait en conjectures. Comme il y avait beaucoup de châteaux dans les environs, — des châteaux carrés avec tourelles et allée de sapins qui les relie à la grand’route, — on disait :
— Ce sont peut-être des invités du château de Grandpré.
Mais il y avait, un peu plus loin, le château des Granges.
Tantôt, on n’hésitait pas une seconde. C’étaient des enfants du pays que l’on avait connus allant à l’école des frères, jouant sur les promenades, courant par les rues. Ils avaient grandi, s’en étaient allés gagner à Paris beaucoup d’argent.
On citait la Marie-Louise des Voillot, femme de chambre chez des « maîtres » qui ne demeuraient pas loin du Parc Monceau, le Charles des Labussière, cuisinier dans un restaurant des grands boulevards. Ce sont de fameuses situations comme il n’y en a pas ici, où le commerce ne va pas fort, et où beaucoup de petits rentiers ont du mal à vivre sans travailler. Ces voyageurs, tout de suite on les reconnaissait. Eux-mêmes, d’ailleurs, ne se gênaient point pour se mettre à la portière et, quand les chevaux allaient au pas, pour serrer les mains de Dumas, le sellier, de Comte, le charcutier, qui avaient l’obligeance de se déranger de leur travail pour leur demander tout de suite de leurs nouvelles.
Dans son jardin où des pelouses, riches en brins d’herbe tous égaux et en géraniums d’un beau rouge, faisaient ronde-bosse entre les allées plates, assis sous une tonnelle où ne pénétraient, de l’été, que la lumière atténuée et l’air rafraîchi par le feuillage épais qui s’agitait un peu, M. Menestreau s’endormait. Seule, une mouche qui persistait à l’agacer l’empêchait de tomber jusqu’au fond du sommeil, comme en quelque puits d’où, tout à l’heure, on remontera d’un seul coup, ou petit à petit, en s’aidant des pieds et des mains. Et ce n’était déjà plus que d’un geste machinal, irraisonné, qu’il chassait, pour quelques secondes de répit, l’acharnée bourdonneuse. Les bruits ne lui arrivaient plus que déformés. Le tic-tac des trois moulins, dont la petite rivière faisait tourner, à peu de distance de sa maison, les trois grandes roues, l’aboiement d’un chien, le chant d’un coq, les gloussements d’une poule, les « coin-coin » d’une bande de canards facilement effarés, n’allaient pas plus loin que son oreille, s’y arrêtaient bruts, n’arrivaient pas à prendre leur signification complète, leur forme parfaite en son âme. Mais nul doute qu’il n’en fût gêné, comme des agaceries de la mouche. Et nul doute qu’il ne répétât son geste de plus en plus machinal pour se débarrasser en même temps, s’il l’avait pu, des trois grandes roues des trois moulins. Puis, on ne sait si la mouche, fatiguée, s’en alla dormir à son tour, si le coq, la poule et les canards, se servant une fois dans leur vie de leurs courtes ailes, s’envolèrent vers de lointains pays, si les trois roues s’arrêtèrent de tourner enfin étourdies, mais M. Menestreau cessa de les entendre et d’essayer de prendre la mouche. M. Menestreau dormait.
Dans la cuisine aux carreaux toujours luisants, la mère Tartrat, la vieille servante au cœur dévoué, ne se sentait pas beaucoup de courage. Quel ennui d’être obligée de faire du feu en plein mois de juillet ! Par une chaleur pareille, lorsque l’on allume, sur un simple petit fourneau, du charbon de bois, c’est comme si on allait se suicider. Et la mère Tartrat, tandis que l’eau continuait de bouillir, essuyait, d’une main aujourd’hui paresseuse, des verres, des assiettes et des casseroles. Puis, du coin du même torchon, elle s’essuyait aussi le front, où réapparaissaient tout de suite d’autres gouttes de sueur. Elle allait et venait, à pas comptés, traînant sur les carreaux durs ses savates molles. Elle s’asseyait, se levait… jusqu’au moment où, sans le savoir, elle resta assise, son torchon d’une main, une casserole de l’autre. D’elle, d’un seul coup, le sommeil avait eu raison. La mère Tartrat dormait.
Dans les jardins, on ne voyait pas de jardiniers. On ne voyait pas non plus de maçons occupés à réparer de vieux murs de granges, à faire sortir de terre des maisons. Pourtant, ce n’était qu’un jour de semaine, mais ce devait être à cause du soleil : décidément, il était trop ardent. Toutes les portes, tous les volets étaient fermés. Il n’y avait d’ouvertes que les portes des greniers, parce qu’il n’y a jamais trop de chaleur pour faire sécher les haricots pendus par grosses touffes, depuis l’année dernière, aux solives. Les tilleuls des promenades n’agitaient pas une seule de leurs baguettes. Les tilleuls, les jardiniers, les maçons dormaient.
Les petites rues, qui ne sont guère que des chemins ravinés par les pluies d’automne et des orages, s’étendaient inutilement de tout leur long et sur toute leur largeur : il semblait que personne ne pût se hasarder à les suivre, à les traverser, de peur d’une insolation, faute de ces casques dont les colonies se sont, on ne sait trop pourquoi, réservé l’usage. Les petites rues ne faisaient pas de bruit comme quand les roues d’une charrette, les clous d’une paire de gros sabots écrasent leur gravier. Elles étaient, pour l’instant, bien tranquilles. Les petites rues dormaient.
La grand’rue elle-même… mais nous allons la retrouver tout à l’heure.
Dormirent-ils longtemps, une minute ou des siècles ? Ils n’en surent trop rien. Mais, certainement, ils entendirent tout à coup, dans le silence de cette chaude après-midi, rouler à grand fracas, sur le pavé, une voiture et sonner des grelots à des colliers de chevaux, et, par-dessus le marché, claquer un fouet.
Dans chaque maison, quelqu’un se frotta les yeux comme lorsqu’on est réveillé, vers minuit, par la lugubre sonnerie de la générale. Les petites rues sortirent de leur sommeil, parce que déjà des gamins couraient sur elles, pieds nus, ou en sabots plats et légers à force d’avoir servi. Ce n’est qu’en hiver que l’on met des sabots neufs, épais et lourds, qui tiennent chaud. Des portes, des volets, s’entr’ouvrirent. Les jardiniers, les maçons s’étirèrent, bâillèrent, parce qu’il leur allait falloir retourner au travail. La mère Tartrat se leva d’un bond, malgré son âge, et se retrouva les mains embarrassées d’un torchon et d’une casserole qui, si elle était tombée, aurait fait, dans la cuisine, plus de bruit à elle seule que le fouet, les grelots et les roues. Et M. Menestreau, qui s’était si progressivement endormi, remonta, d’un seul coup, du fond du sommeil obscur, en pleine lumière de la vie. Sous sa tonnelle, il maudit ces voyageurs qu’il ne connaissait pas, et qui, par ce temps de canicule, auraient mieux fait de rester chez eux.
C’était le premier samedi de juillet. Et, tout simplement, la diligence remontait la grand’rue. Cela ne lui était pas arrivé depuis l’année dernière, à l’époque des vacances. Il fallait vraiment que les chevaux eussent de la force de caractère, parce que le soleil n’était pas un soleil d’été, mais un soleil d’enfer.
La grand’rue, — c’est ici que nous la retrouvons, — ressemblait à une longue fournaise : on n’y voyait même pas une poule. On sommeillait malgré soi dans les boutiques qu’il n’était pas possible de garder fraîches, malgré les devantures baissées jusqu’au dernier cran, malgré l’eau, tout de suite bue par le soleil, que l’on jetait sur le trottoir, un véritable trottoir qui n’a certainement pas moins de cinquante centimètres de largeur. Et ce fut la grand’rue que le passage de la bruyante diligence dérangea le moins. Pourtant, les deux voyageurs, qui s’épongeaient le front, méritaient que l’on fît attention à eux. Mais tout de suite on avait reconnu le fils Clergot. L’autre voyageur était une voyageuse : sa femme, sans nul doute. Toute la ville savait qu’il s’était marié à Paris. Elle, on aurait voulu la voir un peu mieux, au besoin la dévisager, mais il faisait vraiment trop chaud. La grand’rue, donc, ne sourcilla point. Non qu’elle méprisât « le fils Clergot », comme elle l’appelait, mais elle pensait :
— Son arrivée n’a rien que de naturel. Il y a plus de trois ans qu’il n’est venu ici. Certes, à Paris, on gagne beaucoup d’argent, mais on n’est pas toujours libre. Ses parents l’attendent avec sa femme. Il a dû leur écrire, mais c’est tout de même drôle qu’ils ne soient pas allés les attendre au bureau de la voiture.
En revanche, les deux vieux Clergot en faillirent tomber à la renverse. Ce n’eût pas été difficile, d’ailleurs, car tous les deux, accroupis, avec deux chapeaux de jonc aussi usés qu’eux-mêmes, s’occupaient à désherber leur jardin. Des allées, ils enlevaient le chiendent et le pissenlit avec des couteaux rouillés dont les manches de bois depuis longtemps n’existaient plus. C’était plutôt pour s’occuper. Même par cette chaleur, ils n’auraient pas pu rester à ne rien faire. Elle et lui, toujours ils bricolaient, été comme hiver, sous le soleil, ou les pieds dans la neige. Ils vivaient, à l’extrémité du faubourg de la Presle, dans une maison composée de deux pièces, comme on dit à Paris. Mais, ici, les maisons se composent, en plus, de « toits » : celui des lapins, celui des poules, celui des cochons. On a vu quelquefois un seul cochon, quatre poules et deux lapins, vivre dans un grand toit, chaque espèce étant bien chez elle une fois la porte fermée, tandis que, dans une maison étroite, s’entassaient un grand-père, une grand’mère, le mari et la femme, et des tas d’enfants. Les vieux Clergot avaient tout de même un peu plus leurs aises. Il s’en fallait de beaucoup qu’ils vécussent de leurs rentes, mais la maison avec ses toits, avec une écurie dont ils ne se servaient plus depuis longtemps, puisqu’ils avaient vendu l’âne, et une grange, leur appartenaient. Ils possédaient aussi ce jardin et deux champs qu’il allait bientôt falloir moissonner. Après les champs, c’étaient les bois de « la ville » qui commençaient, où ils ne se gênaient pas pour ramasser, malgré les gardes, assez de branches mortes pour se chauffer tout l’hiver et pour faire cuire la soupe toute l’année.
Quand ils entendirent les grelots des chevaux, ils pensèrent :
— C’est la voiture qui mène du monde à Grandpré ou aux Granges.
Car la route des châteaux passait d’abord devant d’humbles maisons et devant celle des Clergot. Mais la voiture n’allait pas, aujourd’hui, jusqu’aux châteaux ; elle s’arrêta là d’un seul coup. Ils n’en revenaient pas. C’était comme si leur maison fût devenue aussi importante qu’un château !
Ils arrivèrent tous les deux en même temps à la barrière. Et ce fut tout juste s’ils reconnurent leur fils, « le Louis », comme ils l’appelaient. Il avait fameusement changé. S’il n’était pas parti en sabots, c’est qu’il possédait à cette époque une paire de vieux souliers ferrés qui ne valaient sûrement pas de bons sabots, et qui avaient peut-être coûté moins cher, et un complet-veston râpé qu’il portait depuis des années et qui commençait alors à craquer de partout. Il n’était pas assez fort pour travailler la terre. Il n’avait pas d’assez bons yeux pour être déclaré propre au service militaire, sans quoi, tout comme un autre, il eût pu faire son chemin à la caserne. Après vingt-cinq ans de présence, c’est la médaille militaire et c’est la retraite assurée, avec un emploi du gouvernement par-dessus le marché. Allez donc voir si dans nos pays, au bout de soixante années de travail, on peut compter sur une retraite et sur une place du gouvernement ! On peut, par exemple, compter sur une place au cimetière.
Il avait débuté comme apprenti chez l’unique coiffeur de la petite ville, mais il ne fallait pas qu’il comptât sur les pourboires : on trouvait que c’était déjà plus que suffisant de payer trois sous pour se faire raser et quatre sous pour les cheveux. On connaissait même le père Lair qui, presque complètement chauve, se refusait à donner plus de deux sous, parce qu’avec son crâne tout déplumé, disait-il, le coiffeur n’avait pas grande besogne. Le Louis s’était vite fatigué de travailler presque pour rien. A vingt-deux ans, il avait pris la diligence, puis le train pour Paris. Il revenait, aujourd’hui, avec des bottines vernies, un pantalon dont le pli vertical était très important, une redingote magnifique, et un « panama » rabattu sur un binocle comme on n’en voit, ici, que sur le nez des riches. De le retrouver ainsi transformé, ce fut, pour les deux vieux, une bien autre stupéfaction que d’avoir entendu s’arrêter la voiture.
— Je ne peux pas croire que ce soit bien toi ! disait le vieux Clergot en l’embrassant.
Et la vieille :
— Ma foi, tu ne vas seulement plus vouloir entrer chez nous, maintenant !
Mais, quand il eut donné la main à sa jeune femme pour l’aider à descendre de voiture, et qu’ils la virent là, debout, sur la route, ce fut, pour eux, une troisième surprise, tellement plus forte que les deux autres qu’instinctivement ils reculèrent, comme pour une mise au point, pour mieux admirer, pour mieux garder en eux leur éblouissement.
Non, madame, je vous le jure ! vous pouvez m’en croire : il n’y a pas une dame d’ici, et je parle d’une vraie dame, à être aussi bien mise qu’elle, aussi jolie. Et quand je pense que c’est notre bru, la femme de notre garçon !
Elle paraissait très jeune, et elle l’était. Toute de blanc vêtue, avec un chapeau de paille dorée sur lequel le moindre souffle de vent eût fait trembler les beaux bleuets artificiels, — plus beaux que ceux qui poussent dans nos champs au milieu des épis, — elle venait d’ouvrir son ombrelle, et les regardait en souriant. Ils n’osaient pas trop s’approcher.
— Allons ! embrassez-vous donc ! dit le Louis.
Mais les deux vieux ne s’y décidèrent pas tout de suite.
Ils venaient passer ici plusieurs mois, deux, trois, quatre ou cinq, ils ne savaient pas au juste. Leur commerce, à Paris, leur laissait assez de liberté pour qu’ils ne fussent obligés de rentrer que quand bon leur semblerait. Le Louis disait :
— Tu comprends, je suis dans les affaires. On fait ce que l’on veut, là-dedans. Dame, s’il fallait que je sois employé de bureau, à gagner cent trente francs par mois, c’est sûr que je ne pourrais pas rester à Paris. Je m’y ennuierais trop.
Les deux vieux étaient bien du même avis. Il leur suffisait de savoir leur fils dans les « affaires » : cela vous donne une haute idée de quelqu’un. Il était impossible que l’intelligence du Louis s’étiolât sur des paperasses, sur de gros registres. Il fallait, à son activité, l’univers qu’est Paris. Le Louis était homme d’affaires. Il était dans les affaires jusqu’au cou. C’est pourquoi il ne manquait pas d’argent. Mais il avait assez travaillé, disait-il, pour avoir le droit de se reposer quelque temps. Et ils avaient besoin de repos, sa femme et lui : on le voyait à leur mine. Tous les deux étaient un peu pâles, de cette pâleur des Parisiens qui, dans des rues fréquentées, dans des maisons percées de trop de fenêtres, ne peuvent pas souvent respirer un peu d’air pur. Ils s’installèrent dans la pièce du fond, celle dont la fenêtre ouvrait sur le jardin, les champs et les bois. Ce ne fut pas peu de chose, puisqu’il fallut déloger un vieux coffre à avoine, une armoire qui tenait trop de place, et installer les deux grandes malles, les sacs de voyage, les cartons à chapeaux. Il fallut aussi prendre l’habitude de vivre à quatre sans se bousculer, sans se heurter.
Comme c’était l’époque de la moisson, et qu’il faisait toujours chaud, le Louis dit à son père :
— Tu ne vas pas tout de même travailler pendant que nous sommes avec vous. Tu vas aller chercher des hommes de journée, qui te couperont ton blé. C’est moi qui les paierai.
Mais le vieux se récria :
— Prendre des hommes ! Mais je me ferais trop de mauvais sang, ils me saccageraient ma récolte. Et puis, je mourrais d’ennui s’il fallait que je reste les bras croisés, à les regarder. Non ! non ! Un dimanche de temps en temps, c’est plus qu’il ne m’en faut.
Le Louis n’insista pas. Mais il ne regardait pas à la dépense. Vraiment, il devait être riche. Il voulut qu’il y eût un tonneau de vin à demeure dans la cave, ce qui ne s’était jamais vu depuis que la maison tenait debout sur ses fondations. Le vieux allait, certains dimanches et les jours de grandes fêtes, acheter un litre chez l’aubergiste le plus proche. Le reste du temps, l’eau n’était pas faite pour les chiens.
Il voulut aussi qu’il y eût tous les jours de la viande sur la table. D’habitude, la vieille n’allait chez le boucher qu’une fois par semaine, pour le pot-au-feu. Elle fut obligée d’y aller chaque matin. D’abord, cela ne l’amusa point, puis elle y prit goût. On mangeait, on buvait que c’en était une bénédiction. Elle ne s’inquiétait pas : son Louis avait toujours les poches pleines d’argent. Elle disait dans la ville :
— Il a rudement bien fait d’aller à Paris !
Quand on insistait pour savoir ce que, tout de même, il y faisait, elle répondait :
— Je sais-t-y beaucoup, moi ! Allez donc lui demander ! Il est dans le commerce, dans les affaires, pardine !
En effet, quand ils l’avaient interrogé pour avoir des détails, jamais le Louis ne leur avait répondu qu’ainsi :
— Ne vous occupez donc pas de ça ! Nous sommes dans le commerce. Nos affaires vont très bien.
Qu’y avait-il d’impossible à ce qu’il eût épousé, là-bas, une jeune fille riche qui lui eût apporté, en guise de dot, une maison en pleine prospérité ? On a vu tant de rois épouser des bergères que l’on peut bien voir une petite princesse se marier avec un berger. C’était cela. La mère Clergot en était sûre :
— Allez, madame ! Je vous donne ma parole d’honneur que, pour une Parisienne riche, elle n’est pas fière. Elle m’aide à faire la cuisine, et elle ne voudrait pas pour rien au monde que je m’occupe de leur chambre. C’est elle qui la balaie tous les matins. Elle ne veut même pas que j’y entre.
On la laissait parler ; on faisait semblant de penser comme elle, surtout les commerçants chez qui elle laissait de l’argent. Certes, eux, ils ne demandaient pas mieux que « la femme du Louis » ne fût pas fière, ni que le Louis se fût enrichi à Paris, puisqu’il venait ici dépenser une partie de sa fortune. Mais il fallait compter avec les jaloux, avec ceux qui voient, de quelqu’un qui s’élève, l’ombre que, même de loin, il projette sur eux. Ils ne trouvaient pas naturel que le fils Clergot se fût, si vite et si bien, débrouillé à Paris. Pourtant, ils n’auraient pas dû lui en vouloir, car lui non plus n’était pas fier. A chaque personne qu’il rencontrait, c’étaient des coups de chapeau, des poignées de mains à n’en plus finir, et des questions sur la santé et — vous le pensez bien ! — sur les affaires. Il semblait pénétré de respect pour les dames d’un certain âge, à qui jamais il ne parlait que chapeau bas. Elles étaient toujours obligées de lui dire :
— Mais, voyons, Louis, couvre-toi donc !
Aussi avaient-elles pour lui beaucoup d’estime.
— Qu’est-ce qu’on ne va pas inventer ! disaient-elles. C’est un jeune homme très poli. S’il a eu de la chance, c’est tant mieux pour lui et pour ses parents. Ah ! ma chère dame, que les gens sont donc mauvais !
Il lui fut impossible de s’assurer aussi vite les sympathies des messieurs plus âgés que lui, et qui occupaient ce que l’on appelle ici des places. Ils ne se gênèrent pas, tout d’abord, pour le tenir à l’écart, lorsque, dans un des cafés que, par groupes, par nuances d’opinions, ils avaient l’habitude de fréquenter, il venait s’asseoir non loin d’eux. Ils le trouvaient trop bien mis pour un fils d’ouvriers. Il avait beau les saluer : aucun d’eux, ou presque, ne lui tendait la main. M. Menestreau, surtout, lui lançait de ces regards !… Peut-être ne s’était-il pas remis encore de son brusque réveil. Au surplus M. Menestreau était un homme terrible, avec ses moustaches blanches et grosses, et sa canne qu’il portait presque comme une arme. Quand un petit, dans une maison, pleurait, ou ne voulait pas obéir, si M. Menestreau venait à passer dans la rue, la maman n’avait qu’à dire :
— Je vais te faire emmener par le commissaire de police. Le voici, tiens ! viens le voir.
Il disait du Louis :
— Peuh ! Un que j’ai connu gamin avec des culottes rapiécées, des chaussons toujours percés, et le nez sale ! Ça n’avait seulement pas de mouchoir ! Et ça vient maintenant faire le fanfaron ici, le monsieur ! Un monsieur ! Le gamin des Clergot !
On insinuait :
— Mais, Menestreau, savez-vous qu’il a une bien jolie femme ?
Menestreau soufflait bruyamment. On savait, par des indiscrétions, que ses soixante ans étaient encore robustes, et qu’il ne « ratait » pas une servante d’auberge.
— Une jolie femme ! Une jolie femme ! bougonnait-il. Eh bien ! il ne lui manquait plus que ça ! Mais je serais encore curieux de la voir.
L’inconvénient était qu’elle ne sortît point. Elle restait à la maison des journées entières, en peignoir. Elle se trouvait bien, dans cette chambre où, sans se déranger, elle respirait, par la fenêtre grande ouverte, l’air pur. Le Louis avait beau lui dire :
— Mais, Marguerite, viens donc un peu voir la ville !
Elle répondait :
— Voilà juste une semaine que nous sommes ici. Laisse-moi me reposer un peu. Après, nous verrons.
Plusieurs jours de suite, on vit passer Menestreau sur la route qui mène aux châteaux. C’était vers quatre heures de l’après-midi, au moment où la chaleur commence à devenir supportable. Il faisait un tour de promenade, mais venir ici n’était point dans ses habitudes. Depuis des années, il avait choisi la route de Corbigny qui serpente au milieu des bois. Il lui était pourtant arrivé de passer devant la maison des Clergot, qui n’est qu’une maison pareille aux autres. Mais ce jour-là, sans en avoir l’air, en vieux rusé qu’il était et qui avait plus d’un tour dans son sac, il l’embrassa tout entière, d’un seul coup d’œil, avec sa cour, ses toits, sa porte et ses deux fenêtres. Elle paraissait inhabitée. Les deux vieux étaient dans leurs champs, occupés à moissonner à la faucille, pour couper les épis plus près de la terre, et perdre le moins possible de paille. Le lendemain, il revint un peu plus tard. Il la dépassa de quelque cent mètres, fit demi-tour, et, juste à ce moment, aperçut le Louis qui sortait, fermant la barrière de la cour. Il eut envie de le héler. Il se contenta de presser le pas. Quand il arriva à sa hauteur :
— Eh bien ! jeune homme, lui dit-il, on va faire son petit tour de ville ?
Ici, sur la route, Menestreau se sentait beaucoup plus à son aise qu’au café. Qu’auraient dit les autres s’ils l’avaient vu brusquement changer, tendre la main à ce mal mouché d’autrefois ? Le Louis en resta tout confus. Il ne fallait pas beaucoup de « malice » pour remarquer l’indifférence qu’affectaient à son endroit ces messieurs. Il salua M. Menestreau, en disant :
— Oui. J’allais justement au Café du Commerce, où vous me permettrez, je pense, de vous offrir l’apéritif ?
A partir de ce soir-là, il put faire partie du groupe de ceux de ces messieurs qui fréquentaient le Café du Commerce. Quelques-uns d’entre eux, — qui souriaient un peu de la brusque sympathie de Menestreau, — lui demandèrent des détails sur Paris. Il ne s’agissait plus de l’ancien apprenti coiffeur qui les avait rasés, jadis, tant mal que bien, du gamin qui n’était jamais, à l’école, dans les premiers, mais d’un jeune homme mis à la dernière mode, et qui, à Paris, allait souvent au théâtre et connaissait beaucoup de grands cafés.
Il n’était pas fier. Il n’hésitait pas à entrer dans les auberges avec d’anciens camarades qui avaient toujours soif ; il ne les laissait pas payer.
— Mon vieux, il faut en profiter, disait-il, pendant que je suis ici. Je ne reviendrai peut-être pas de sitôt une fois parti.
Eux ne demandaient pas mieux. Un verre de vin que l’on ne paie pas est meilleur à boire.
Depuis deux ou trois jours, les cantonniers plantaient de tous côtés des mâts tricolores auxquels ils clouaient, les hampes cachées par les écussons, des trophées de petits drapeaux également tricolores. Ils tendaient, d’une maison à l’autre, de chaque côté de la grand’rue, d’un tilleul à l’autre, sur les promenades, les fils de fer où accrocher les lampions admirables de formes et de teintes différentes. La veille du « quatorze », — on ne disait même pas le quatorze juillet, il n’y avait vraiment qu’un « quatorze » dans toute l’année, — il y eut les salves d’artillerie : un tout petit canon, juché sur un tertre planté de sapins autour desquels bourdonnent les hannetons, que l’on bourre jusqu’à la gueule d’un peu de poudre et de nombreuses mottes de terre fraîche, et qui fait son possible pour ébranler, en toussant, les vitres des maisons les plus proches. Un quart d’heure de suite, en même temps, on sonna les trois cloches. Ce fut à n’en plus entendre les hannetons.
Puis, le matin, toute la ville fut en fête. Les pompiers allèrent au tir : ils ne se servent de leurs fusils que ce jour-là. Mais rien que cela suffisait à répandre dans l’air comme une odeur de guerre, d’héroïsme, de gloire. Les messieurs sortirent, de noir vêtus, et coiffés de chapeaux à quelques reflets. Ils se rendaient à la mairie. C’étaient les personnages officiels. On vit le juge de paix, le receveur de l’enregistrement, les deux commis des contributions indirectes que l’on appelle, les autres jours de l’année, les « rats de cave ». Des gamins les suivirent. Ils suivirent aussi M. Menestreau, qui ne leur faisait plus peur, parce qu’il n’était pas habillé comme de coutume et qu’il n’avait point sa canne.
Ce fut tout juste si l’on ne fut pas étonné de ne pas voir, parmi eux, le Louis. Le Louis était un enfant du pays, dont la plupart de ses concitoyens pouvaient être fiers. Nous laissons de côté, bien entendu, les mauvaises langues. Le Louis aurait pu aller, lui aussi, devant le buste de la République, présenter ses respects à M. le Maire.
C’était une chaude journée où l’on ne vit, dans le grand ciel bleu, que de minuscules nuages blancs. Des hirondelles passèrent, rapides comme des flèches, mais, avec leurs ailes ouvertes, elles ressemblaient, bien plutôt, à des arbalètes qui soudain, prises du désir fou de voir elles aussi le monde, s’étaient échappées des mains des tireurs.
Il ne put pas encore décider Marguerite à sortir l’après-midi.
— Je suis mieux ici, à l’ombre ! dit-elle. Va-t’en donc avec ton père.
Le vieux Clergot mit sa plus belle blouse et ses plus beaux sabots. Il fallait être à la hauteur de la situation. Il se disait :
— Certainement, mon Louis est bien habillé. Mais moi, quand je veux, je ne suis pas mal non plus.
Ils descendirent ensemble la route d’Avallon, et ils arrivèrent aux Promenades.
Si tout le monde avait été vêtu de noir, on aurait pu dire, sans exagération, que les murs de l’enceinte intérieure étaient « noirs de monde ». Mais il y avait des jupes, des pantalons de bien des couleurs. Il fallait voir aussi quelques femmes des villages d’alentour qui, n’ayant point d’ombrelles, s’abritaient sous de larges parapluies de cotonnade bleue.
On regardait les pompiers, qui, après deux minutes de manœuvre, — Portez, armes ! Présentez, armes ! Formez… sceaux ! — venaient de se débander. Par petits groupes, ils semblaient se concerter. Ils se tenaient en plein milieu des Promenades, où, les jours de foire, les bœufs sont si serrés que, quelquefois, ils montent l’un sur l’autre. Ils étaient exposés aux rayons du soleil, mais les pompiers sont des héros. Quelques-uns même, risquant une congestion, enlevaient leur casque pour s’éponger le front.
Il y avait des années que le vieux Clergot ne s’était dérangé pour voir la revue du Quatorze. Les casques, les épaulettes, les fusils, tout cela l’impressionnait beaucoup. Et il regardait le Louis, qui devait, lui aussi, pensait-il, trouver cela très beau. Le Louis allait tout doucement, son panama rabattu sur les yeux, une cigarette aux lèvres. Ils ne passèrent pas loin de M. Menestreau, qui s’entretenait avec M. le Maire. Eux aussi, comme les pompiers, semblaient se concerter, et devaient agiter des questions très importantes, car M. Menestreau ne vit même pas le Louis avec son père.
Et puis, il est plus que probable que Marguerite changea d’avis, qu’elle se dit :
— Ma foi, je n’ai jamais vu de Quatorze Juillet dans une petite ville comme celle-ci. Je vais tout de même m’habiller.
Car elle arriva sur les Promenades quelques minutes avant que la fanfare municipale se mît, à son tour, à faire du bruit. Elle portait la même robe, le même chapeau que le jour de leur arrivée. Et il est permis de dire qu’elle fit sensation. Les pompiers en étaient oubliés. Elle en fut gênée, non pour les pompiers, mais pour elle, jusqu’au moment où elle retrouva son mari.
— Tu t’es donc décidée ? lui dit-il.
Ils firent ensemble le tour des Promenades. Mais cette fois M. Menestreau vit le Louis. Il devait avoir fini de s’entendre avec M. le Maire au sujet du service d’ordre à organiser pour la retraite aux flambeaux du soir, service qu’il était le seul, avec le garde champêtre, à pouvoir assurer. Il le vit, car il vint à lui. Il serra les mains du Louis et du vieux Clergot, tout confus d’un pareil honneur. Et il s’inclina devant Marguerite, qui lui fit un petit salut. Il cherchait une phrase :
— Ainsi, madame, vous êtes venue voir « notre » revue ? Elle est bien peu brillante !
On aurait pu croire qu’il regrettait de n’avoir pas à sa disposition tout un corps d’armée pour l’offrir en spectacle à Marguerite éblouie. Il ne pouvait s’empêcher de la dévisager. Comme elle le transportait loin des servantes en tabliers sales, aux mains graisseuses, cette délicate jeune femme ! Elle lui répondit, en souriant :
— Non ! Je vous assure qu’ainsi c’est très bien.
Elle eût été embarrassée d’en dire plus long. Heureusement, c’était au tour de la fanfare municipale de faire du bruit. Il y avait des instruments bizarres dont jamais on ne saurait les noms. Des vieux se poussaient du coude, en disant :
— Vous voyez le fils Pillon ? Eh bien ! c’est du « trombole » à coulisses qu’il joue.
On écoutait. On applaudit. On essayait de lire, sur les cartons des musiciens, les titres des morceaux. Mais presque tous les yeux dévisageaient le chef de fanfare, qui jouait du piston de la main gauche et, de la droite, battait la mesure. Le vieux Clergot dit à son fils :
— J’aurais eu beau étudier toute ma vie. Jamais je ne serais arrivé à en faire autant.
Ils n’avaient pas le temps de s’ennuyer. Pourtant les jours se suivaient, tous pareils, comme ils en ont l’habitude dans les petites villes où la monotonie et le calme s’assoient sur les vieux bancs de pierre et se promènent, à pas lents, par des chemins silencieux et des ruelles sombres. Mais ils vivaient là, si bien chez eux, — puisque jamais les deux vieux ne pénétraient dans leur chambre, — et tellement en plein air, tout près des bois, qu’ils connaissaient, dans la paix, une béatitude complète. Quelquefois, emportant leur clef et fermant leur fenêtre, ils partaient, pour deux ou trois jours, excursionner dans les environs. Ils voyaient des villages coiffés de toits de chaume et des vieillards, assis au soleil, coiffés, l’après-midi, de bonnets de coton. Tantôt ils escaladaient des rochers, tantôt il fallait qu’ils se retinssent à des buissons pour ne pas glisser dans des ravins au fond desquels flânaient des ruisseaux à écrevisses, bondissait une rivière pleine de truites. Ces jours-là n’étaient pas gais pour M. Menestreau, dont la sympathie pour le Louis n’avait fait que s’accroître. Ses visites étaient devenues presque quotidiennes, et les deux vieux étaient très flattés de recevoir chez eux le commissaire de police. Marguerite disait toujours :
— Le lit n’est même pas fait. Alors, vous voudrez bien, monsieur, vous asseoir ici.
Et c’était dans la pièce des vieux qu’elle lui offrait une chaise. M. Menestreau, peu à peu, perdait de sa gravité, de sa dignité. On avait entendu de lui des phrases bien senties sur Paris, où il avait fait, comme sous-officier de cavalerie, une partie de son service militaire qui n’avait guère duré que vingt-cinq ans. Il en arrivait aux bons mots, aux calembours, et il abordait les grosses plaisanteries à deux sens, mais avec un peu de crainte. Qu’en penserait une jeune femme distinguée comme l’était Marguerite ? Car il n’était pas sûr que, comme on a l’habitude de le répéter, « elles fussent toutes les mêmes ».
Les deux vieux savaient maintenant en quoi consiste le bonheur. Ils n’avaient pas cessé de travailler, parce que ce n’est pas en se reposant, — lorsque l’on a le goût, le besoin de s’occuper enracinés dans le corps, — que l’on peut être heureux, mais ils pouvaient boire du bon vin, manger de bonne viande, à leur suffisance, défier l’avenir, et attendre en toute confiance la vieillesse définitive qui s’avançait vers eux et n’allait pas tarder à les toucher du bout de son bâton. Jamais le Louis ne les laisserait manquer de rien.
Un matin qu’elle était à la boucherie, la mère Clergot se trouva nez à nez avec la mère Labussière, celle dont le fils était cuisinier à Paris. Elles se connaissaient depuis longtemps, depuis toujours, eût-on pu dire, bien que n’habitant pas le même quartier. La mère Labussière dit :
— Et votre fils, mère Clergot ? Il est toujours ici ?
— Ma foi, oui ! Même qu’il n’a pas envie de s’en aller avant le mois de novembre.
On voyait que la mère Labussière avait autre chose à dire. Elle continua :
— C’est drôle, tout de même, qu’étant dans les affaires, il puisse rester absent si longtemps que ça !
La mère Clergot aurait pu répondre :
— Mêlez-vous donc de ce qui vous regarde !
Mais dans les petites villes, les habitants, de pères en fils, sont tous si solidaires les uns des autres, et les femmes ont toujours tant de choses à se raconter, que les moindres détails de la vie de chacun sont connus de tous, sans que personne y trouve rien à redire. Elle se contenta donc de riposter :
— Il sait mieux que nous ce qu’il a à faire.
Alors la mère Labussière se soulagea :
— Ma foi, c’est étonnant. Écoutez donc. Mon Charles est allé voir votre fils, l’autre jour, pensant le trouver. C’est bien au 112 de la rue Lafayette, son magasin, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est bien ça : 112, rue Lafayette.
— Eh bien ! il n’a pas vu de magasin. La concierge lui a dit : Monsieur Clergot et sa femme sont partis depuis bientôt deux mois. Mais vous devez vous tromper au sujet du magasin, parce qu’ils restent, au cinquième, dans un logement de quatre cents francs.
En réalité, la mère Labussière avait écrit à son fils d’aller se renseigner. Elle était de celles qui ne pouvaient admettre qu’au bout de si peu d’années on gagnât tant d’argent à Paris. Elle citait en exemple son fils à elle, son Charles, qui était tranquille maintenant, mais qui avait eu tant de mal, ses premières années de Paris, à joindre les deux bouts, à ne pas mourir de faim. Il y avait aussi à la boucherie quatre ou cinq autres ménagères qui écoutaient, qui d’ailleurs avaient l’air d’être au courant de l’histoire et d’attendre ce qu’allait pouvoir trouver à répondre la mère Clergot. Elle ne fut point gênée.
— S’ils ont un logement à quatre cents francs, dit-elle, c’est rudement joli : avec ça, pas besoin de boutique.
Ici, pour cent francs, on a une vaste maison, avec toutes ses dépendances. Il doit en être de même ailleurs, à Paris, partout.
Il était à peu près dix heures du matin. Et l’on vit passer dans la grand’rue, devant la boucherie, le brigadier de gendarmerie, un gendarme, trois messieurs très bien habillés — presque aussi bien que le Louis, — et qui n’étaient pas d’ici, et M. Menestreau avec sa canne. M. Menestreau paraissait très excité. Il était, en tout cas, très rouge — ses moustaches n’en paraissaient que plus blanches, — comme si sa joue eût encore été cuisante du soufflet que lui avait donné, huit jours auparavant, Marguerite. Il n’en avait parlé à personne. C’était une après-midi où justement elle se trouvait seule à la maison.
La mère Labussière eut comme un sourire de satisfaction. Mais la mère Clergot, à la fin des fins, s’anima. Ce n’était pas la première fois qu’on lui parlait ainsi de son Louis à mots couverts avec des intentions malveillantes. Elle cria :
— Eh bien ! voulez-vous que je vous dise, moi ? Tout le monde, ici, est jaloux de nous deux mon homme et du Louis, et de sa femme. On est jaloux de voir qu’il gagne de l’argent. Mais on peut bien dire ce qu’on voudra. En attendant, madame Philippot, coupez-moi donc quatre biftecks.
Elle jeta sur l’étal une pièce de cinq francs. La bouchère la regarda, la soupesa. Puis elle dit :
— Votre pièce est fausse, madame Clergot.
— Ma pièce est fausse ? Et à quoi donc le voyez-vous ?
Elle eût été incapable, pour son compte, de distinguer une pièce bonne d’une mauvaise. Elle comptait d’habitude par gros sous. Jamais il ne lui était tant passé d’argent par les mains que depuis l’arrivée du Louis. Mme Philippot fit sonner la pièce.
— Certainement, dit la mère Labussière, elle n’a pas un son naturel. D’ailleurs, depuis quelque temps, c’est effrayant ce qu’il y a de fausse monnaie en circulation ici.
— Eh bien ! donnez-moi toujours mes quatre biftecks. Je vous paierai demain.
Mme Philippot fut embarrassée. Elle n’aimait pas faire de la peine aux gens.
— Ma pauvre madame Clergot, dit-elle, je regrette. Mais cela m’est impossible.
La vieille partit, toute confuse, rouge d’indignation. Elle n’y comprenait rien.
A la maison, elle trouva, en plus du Louis et de sa femme. — le vieux était dans ses champs, — le brigadier de gendarmerie, le gendarme, les trois messieurs, et M. Menestreau. Ils venaient de se faire ouvrir la porte de la chambre. Le Louis les regardait avec une grande dignité. Elle fut heureuse de voir que M. Menestreau eût retrouvé le chemin de la maison, où, depuis une semaine, on ne l’avait pas vu. C’était lui qui avait amené ici, certainement, les messieurs et les gendarmes. C’était un grand honneur. Puis l’idée qu’on lui eût refusé de la viande, que la mère Labussière se fût moquée d’eux tous, lui revint. Et tandis que dans la chambre, où pour la première fois M. Menestreau pénétrait, — le lit était fait, — ces messieurs découvraient des moules, des piles, un bain galvanique, des poudres à polir, des brosses, la pauvre vieille se précipita vers son Louis et lui dit :
— Figure-toi que la bouchère n’a pas voulu me servir. Tout le monde nous en veut. Elle aussi. Elle prétend que cette pièce-là est fausse !