Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 2/8)
QUARTIER
SAINT-JACQUES-DE-LA-BOUCHERIE.
Ce quartier est borné, à l'orient, par les rues Planche-Mibrai, des Arcis et de Saint-Martin exclusivement; au septentrion, par la rue aux Ours aussi exclusivement; à l'occident, par la rue Saint-Denis, depuis le coin de la rue aux Ours jusqu'à celle de Gesvres, y compris le marché de la Porte-de-Paris et le Grand-Châtelet inclusivement; et au midi, par la rue et le quai de Gesvres aussi inclusivement.
On y comptoit en 1789 trente-deux rues et six culs-de-sac; il contenoit une église collégiale, quatre paroisses, un hôpital et un couvent de filles.
PARIS SOUS HUGUES-CAPET, ROBERT, HENRI Ier, PHILIPPE Ier, LOUIS-LE-GROS, LOUIS-LE-JEUNE ET PHILIPPE-AUGUSTE.
Rien ne peut être clairement expliqué dans l'histoire des premiers siècles de notre monarchie, lorsqu'on l'écrit avec les préjugés, les traditions et les habitudes de la monarchie, telle que Henri IV, Richelieu et Louis XIV l'avoient faite. Cependant cette histoire n'a point encore été autrement écrite; et il n'est pas facile de détruire les erreurs que les historiens même les plus graves ont répandues sur un aussi grave sujet.
Par exemple, il n'est point d'opinion plus généralement répandue, et qui paroisse au grand nombre plus incontestable, que celle qui fait considérer Hugues-Capet comme l'usurpateur d'un trône que l'on soutient avoir légitimement appartenu au dernier descendant de la race des Carlovingiens. Cependant nous n'avons pas craint d'émettre une opinion toute contraire; et nous croyons l'avoir appuyée de raisons et d'autorités qui peuvent rendre maintenant cette question au moins indécise. Comme la situation des rois de France, à l'époque où Paris devint la capitale du royaume, n'est point étrangère à l'histoire de cette ville, il convient de la faire bien connoître, et d'ajouter à ce que nous avons dit sur le vrai caractère qu'avoit dans ces temps anciens, la royauté en France, quelques nouveaux développements.
Nous avons démontré que la royauté étoit héréditaire par rapport à la famille, élective par rapport aux individus[1]; que le trône pouvoit être partagé entre plusieurs ou donné à un seul, selon le caprice de la nation[2], c'est-à-dire de tous ceux qui avoient la noblesse et la liberté, soit qu'ils fussent vassaux, soit qu'ils fussent libres propriétaires, la mort du seigneur déliant le vassal de toute espèce d'engagement envers son héritier[3]; on a vu quelles précautions imaginèrent et ne cessèrent d'employer nos rois pour assurer à leurs enfants un héritage aussi fragile, aussi incertain que ce pouvoir suprême qu'ils possédoient eux-mêmes d'une manière si précaire, et combien ces précautions étoient elles-mêmes fragiles et incertaines[4]. C'est que les Francs avoient apporté de la Germanie dans les Gaules leurs coutumes barbares, leurs habitudes altières, et toutes leurs vieilles traditions: ils les conservèrent long-temps, parce qu'ils dédaignèrent long-temps de sortir de leur ignorance; et en effet ce sont presque toujours les peuples savants qui détruisent: ce sont les peuples ignorants qui conservent, et c'est avec eux et par eux qu'on rétablit.
Qu'on ouvre Ammien Marcellin[5]; qu'on le suive au milieu de ces forêts de la Germanie et de ces sociétés qui s'y étoient formées: on y trouvera, avec moins de puissance et d'éclat, une image frappante et naïve de ce que fut depuis la monarchie des Francs. Là il y avoit aussi des rois et des princes, et au-dessous d'eux des grands qui se mettoient volontairement sous leurs dépendances, et leur promettoient assistance et fidélité sous certaines conditions[6], d'où résultoient des devoirs réciproques entre le chef et ces sujets puissants dont l'alliance faisoit sa plus grande force et établissoit sa prééminence. On voit que ces grands étoient eux-mêmes chefs de petites peuplades qu'ils gouvernoient avec une autorité égale à celle de leur roi, mais non pas avec la même indépendance, puisqu'ils étoient en même temps tenus d'obéir aux commandements de celui-ci et de se rallier à ses propres sujets, au premier signal qu'il lui convenoit de donner[7]. Au milieu de cette hiérarchie de chefs et de sujets, se montre (et l'on ne sauroit trop le remarquer) une classe d'hommes libres qui portent leur hommage à qui il leur plaît de le donner, et dont les priviléges sont tels, qu'ils peuvent même s'engager au service d'un prince étranger et dans une guerre contre leur patrie, sans perdre leurs biens et sans être passibles d'aucune peine. Ces hommes libres rappeloient les anciens camarades des princes germains, tels qu'ils étoient lorsque Tacite nous en a donné l'histoire, et à une époque où ces princes ne possédoient encore aucun domaine certain, et où les peuples qu'ils commandoient étoient encore moins avancés dans la civilisation.
Il est hors de doute qu'au temps d'Ammien Marcellin, les choses avoient déjà éprouvé parmi eux une amélioration très-notable: les établissements étoient devenus plus fixes; le droit de propriété étoit mieux affermi. Nous apprenons par lui que dès lors les rois possédoient un territoire plus ou moins vaste, dont les limites étoient déterminées, et qu'ils avoient des esclaves employés à faire valoir leurs domaines. Cette époque qui les rendit propriétaires, et qui établit en même temps un grand nombre de propriétés particulières, fut aussi celle d'un très-grand changement dans le caractère de leur domination: ce ne fut plus sur la personne même des sujets, et sur le serment qu'ils leur avoient juré, que cette domination fut fondée, mais sur la terre même qui dépendoit de leur petit royaume; soit qu'ils eussent consenti à la diviser et à la céder à ceux qu'ils vouloient s'attacher, soit que des traités de paix eussent forcé d'autres princes, autrefois leurs égaux et propriétaires comme eux d'un territoire, à le réunir à leurs états et à n'en plus jouir que sous les conditions d'alliés et de sujets. Or il est facile de concevoir que les conditions de l'engagement que les grands prenoient avec eux devoient être fort différentes, selon qu'ils avoient accepté ou refusé de semblables libéralités, qu'ils avoient été forcés ou non de souscrire de semblables traités. Ceux qui n'étoient point assujettis par ces dons ou par ces traités, même en servant un roi, étoient véritablement ses égaux; à sa mort, ils étoient libres de tout engagement, et leur propre volonté pouvoit seule les donner à ses successeurs. Quant aux fidèles qui jouissoient d'une terre dont la possession étoit inséparable de la dépendance du possesseur, ils ne pouvoient recouvrer leur liberté qu'en rendant au prince ce qu'ils en avoient reçu. Ainsi lorsqu'un roi laissoit plusieurs enfants, il se formoit nécessairement plusieurs royaumes du partage de sa succession; car chaque portion du territoire royal ainsi partagé donnoit pour sujets à chacun de ses héritiers les propriétaires qui en dépendoient; et réciproquement plusieurs royaumes n'en formoient plus qu'un seul, lorsque la famille royale étoit réduite à un seul héritier.
Ces coutumes furent donc transportées dans les Gaules; et dans les distributions qui furent faites aux vainqueurs des biens de vaincus, l'hommage et la foi demeurèrent de même attachés à la terre. Toutefois on ne peut douter, et nous l'avons déjà remarqué, que, parmi les fidèles qui accompagnèrent le conquérant, plusieurs refusèrent les grâces qu'il put leur offrir, pour conserver leur indépendance, tandis que d'autres se soumirent aux conditions du vasselage, pour obtenir de plus grandes possessions. La condition des premiers, presque entièrement affranchis de toute subordination envers les rois, et qui ne connoissoient d'autres lois que les lois émanées de l'assemblée générale de la nation, ne tarda pas à en devenir un objet d'envie pour les grands vassaux qui avoient perdu en liberté ce qu'ils avoient acquis en puissance; et tous leurs efforts tendirent continuellement à dénaturer leurs fiefs et à leur donner ce caractère de propriétés libres. Presque tous y réussirent jusqu'à un certain point: c'est-à-dire qu'étant parvenus à rendre leurs fiefs héréditaires, ils leur communiquèrent ainsi la nature de biens propres. De son côté, et malgré ce droit d'hérédité qu'ils avoient usurpé, le seigneur suzerain ne prétendoit point abandonner ses propres droits ni l'hommage que lui devoit la terre: de là des dissensions continuelles et souvent des guerres sanglantes entre les rois et leurs vassaux révoltés.
Il faut considérer maintenant que les rois francs, en s'emparant du gouvernement des Gaules, y conservèrent toutes les formes de l'administration romaine, à peu près telles qu'ils les avoient trouvées, et en partagèrent tous les emplois entre ces mêmes fidèles à qui ils avoient partagé la terre. Ils instituèrent de même des ducs et des préfets qui gouvernoient les provinces, des comtes qui commandoient les cités; et changeant seulement les noms de quelques-uns de ces officiers civils et militaires dont se composoit l'ancien gouvernement, ils en confirmèrent toutes les attributions.
Que l'on juge maintenant ce qui pouvoit résulter d'un semblable ordre de choses, le vassal étant délié de son serment, dès que son seigneur venoit à mourir; le royaume entier se trouvant ainsi comme en dépôt entre les mains des principaux vassaux; et chacun d'eux pouvant choisir, dans la famille royale, le prince auquel il lui plaisoit de se recommander, et le pouvant légitimement, puisque nul de ces princes n'étoit exclu du trône, et que l'unité du pouvoir n'étoit point une condition essentielle de la royauté. Chacun d'eux mettant alors son obéissance, pour ainsi dire, à l'enchère, donnoit sa foi à celui qui lui faisoit les meilleures conditions, et s'armoit aussitôt pour le soutien de ses droits contre ses rivaux et ses compétiteurs. Et c'étoit bien inutilement qu'un roi avoit désigné tel ou tel de ses fils pour son successeur: si le consentement de la nation n'avoit ratifié cette désignation, elle étoit nulle. La recommandation des vassaux, tel étoit le véritable titre qui donnoit et confirmoit la royauté[8]; et jamais prince ne se croyoit assuré de régner, tant que les vassaux ne s'étoient pas recommandés à lui.
Par la recommandation, et nous l'avons déjà dit[9], le vassal devenoit l'homme de son suzerain, et se dévouoit à lui[10]; mais la nature de cet hommage n'ayant point changé de ce qu'il avoit été, même avant la conquête, ce dévouement du sujet n'étoit acquis au prince que sous certaines conditions. Le vassal faisoit sans doute un serment; mais de son côté le roi en faisoit un autre: si le vassal juroit fidélité, le roi promettoit justice[11]. L'engagement étoit donc réciproque; il produisoit une confiance mutuelle, dit un ancien capitulaire, lequel assuroit la sûreté commune[12]. Pour des hommes aussi fiers, aussi violents, aussi portés à l'indépendance, on conçoit combien devoit être fragile un engagement dont chacun d'eux se faisoit juge, et qu'il pouvoit rompre sans scrupule, dès qu'il avoit décidé que, de la part de son seigneur, les conditions n'en avoient pas été remplies[13]. De là encore des révoltes et des défections continuelles, dont le prétexte étoit le déni de justice[14]; et ainsi s'explique la déposition des souverains, lorsqu'il s'élevoit contre eux un cri général de la nation qui les avoit élus, et qui les accusoit de n'avoir pas tenu leurs serments[15]. La multiplicité des héritiers du trône fournissoit continuellement des protecteurs à la révolte, et même lui ôtoit le caractère odieux qu'elle auroit maintenant parmi nous: car enfin, et le plus souvent, elle ne présentoit en apparence que l'acte légitime d'un vassal qui, se croyant délié de son serment envers un suzerain auquel il reprochoit de n'avoir pas tenu le sien, en choisissoit un autre selon le droit qu'il en avoit; n'ayant en effet d'autre devoir à remplir que de se faire vassal d'un prince de la famille royale, et cette famille étant en quelque sorte la seule puissance souveraine qu'il ne lui fût pas permis de rejeter.
Il n'y avoit donc qu'un prince guerrier et d'un grand caractère dont la main vigoureuse pût rassembler et contenir tant de parties incohérentes d'un grand État si mal constitué, leur imprimer un mouvement uniforme, diriger ce mouvement vers ce qui étoit utile et bon. Un tel prince entraînoit aussitôt à sa suite la multitude des hommes libres, enthousiaste par dessus tout de la gloire militaire; les grands vassaux, trop foibles alors, étoient obligés de se soumettre; ceux qui se révoltoient, étoient comprimés et punis. Mais aussitôt qu'un partage venoit de nouveau diviser et affoiblir le pouvoir politique, ou que le sceptre tomboit aux mains d'un prince indolent ou timide, les oppositions, les révoltes, les usurpations renaissoient de toutes parts; et l'état sembloit de nouveau prêt à se dissoudre en une foule de petites souverainetés.
Considérons un moment comment tomba la première race. La France, dont l'administration, et nous venons de le dire, avoit été calquée sur les formes de l'administration romaine, étoit alors divisée en grands gouvernements ou duchés; et d'abord, d'après le même principe, l'autorité de ces ducs avoit été limitée et temporaire. Bientôt on les vit, à la faveur des troubles et des guerres intestines que les premiers partages de la monarchie firent naître dans l'État, se perpétuer dans leurs gouvernements, former entre eux des ligues pour se garantir mutuellement la possession de leurs charges et de leurs dignités, aider les maires du palais dans leurs projets ambitieux contre l'autorité, ceux-ci les aidant à leur tour à se consolider dans leurs usurpations. Ainsi s'étoient formés, pour ce qui regarde seulement la France[16], les duchés d'Aquitaine, d'Austrasie, de Neustrie, de Champagne, de Provence, etc.; et chacun des grands vassaux qui s'étoient emparés de ces provinces, les gouvernoit en maître absolu.
Mais, indépendamment de ces grands vassaux, il ne faut point oublier qu'il existoit un grand nombre d'autres seigneurs moins puissants, et surtout une foule presque innombrable de ces hommes libres propriétaires ou non propriétaires, qui, dans ces temps d'anarchie et de désordre, recevant des premiers de l'État l'exemple de la révolte et de la désobéissance au suprême pouvoir, étoient prêts à trafiquer de leur foi et à la livrer à celui de ces grands vassaux qui pouvoit y mettre le plus haut prix. Pépin étoit alors, parmi ces seigneurs du premier rang, le plus puissant et le plus riche; et sa qualité de maire du palais lui donnoit mille moyens d'exercer sur le royaume entier une influence que les autres ducs ne pouvoient avoir. Ce fut avec lui, ou plutôt sous ses ordres, que les vassaux de la seconde classe se confédérèrent; ce fut à lui que se réunirent ces hommes libres plus nombreux encore, qui n'avoient d'autre fortune que leur épée, et dont le nombre et la valeur faisoient la force des armées. Ces puissants auxiliaires suivirent après lui son fils Charles Martel; et ce fut avec leur secours qu'il sut à la fois vaincre l'ennemi extérieur[17] qui menaçoit l'existence même de la société; et combattant les uns après les autres tous ces vassaux orgueilleux, qui, comme autant d'ennemis intérieurs, la détruisoient en la divisant sans cesse, les contraindre à rentrer dans l'alliance commune; c'est-à-dire que, lorsqu'il les avoit vaincus, il les forçoit à renouveler cette alliance, et s'assuroit de leur foi en leur faisant donner des otages. Toutefois, alors même qu'il les replaçoit sous la dépendance de la couronne, il ne leur enlevoit ni les principautés qu'ils s'étoient faites, ni le droit héréditaire qu'ils y avoient usurpé. Ce droit qu'il consentoit ainsi à leur laisser, confirmoit le droit qu'il s'étoit fait à lui-même, comme duc d'Austrasie, ou plutôt celui que l'usurpation de son père lui avoit transmis. Ainsi la suzeraineté finit par être entièrement détachée de la royauté; et les attributions de celle-ci se trouvèrent réduites au gouvernement des cités et à l'administration d'un domaine qui alors étoit immense, attributions dont le duc d'Austrasie devenoit encore le dépositaire en sa qualité de maire du palais. La Providence, dont les grands desseins sur la France devoient être accomplis, voulut que la race du premier Pépin présentât, dans trois générations successives, trois hommes extraordinaires qui d'abord, sous une suite de rois enfants ou fainéants, soutinrent la monarchie toujours prête à se dissoudre; qui, ralliant autour d'eux la multitude (et par multitude, il faut toujours entendre les hommes libres et armés ou minores[18], qui composoient la noblesse du second ordre), surent habilement s'opposer à cette haute noblesse qui prétendoit marcher l'égale des rois[19]; puis saisissant ensuite la couronne qui alloit échapper aux fils de Clovis, et commençant eux-mêmes une nouvelle dynastie, sauver ainsi d'une ruine certaine le premier royaume de la chrétienté. Qui pouvoit les appeler usurpateurs? Étoient-ce ces grands qui eux-mêmes ne cherchoient qu'à secouer le joug de l'autorité royale, et dont il n'étoit pas un seul qui n'eût voulu, comme eux, s'emparer de la première place et renverser les foibles princes qu'ils avoient détrônés, ou plutôt, qui d'eux-mêmes étoient tombés du trône? Étoit-ce cette noblesse moins élevée et non moins guerrière que, depuis tant d'années, ces premiers Carlovingiens conduisoient aux combats et à la victoire, qui ne jugeoit digne d'être roi que celui qui étoit brave et victorieux, qui cherchoit vainement, dans la race dégénérée des Mérovingiens, un prince qui pût être utile à la nation[20]? Point de doute qu'avec les préjugés dont elle étoit imbue et les traditions qu'elle avoit apportées de son antique patrie, cette multitude armée n'eût d'elle-même abandonné les descendants de son premier roi, au moment où ils commencèrent à se montrer indignes de la commander, et quand bien même personne ne se fût présenté pour les remplacer. Alors c'en étoit fait de ce beau royaume de France; et, au milieu de cette tyrannie des grands et de cette anarchie des petits, il est difficile de prévoir ce qui seroit arrivé.
Les mêmes causes durent produire de semblables effets: et en effet celui qui lit l'histoire de la chute des Carlovingiens, croit relire l'histoire de ces successeurs de Clovis et des événements qui les firent descendre du trône. Ce fut en vain que Charlemagne, justement effrayé des périls que les grands vassaux avoient fait courir à la monarchie, abolit ces duchés ou grands gouvernements qui avoient fait toute leur force, et divisa en comtés tous ses vastes états[21], rétablissant partout l'autorité temporaire des officiers civils et militaires auxquels il confioit le gouvernement des provinces: le système administratif étoit bon sans doute; mais il y avoit dans le système politique un vice radical qui ne fut point changé; et sans doute il étoit alors impossible de le détruire, puisque ce puissant génie ne tenta pas même de le faire, et qu'il laissa à son fils le poids immense de sa couronne et le premier empire du monde, sous la condition qu'il seroit lui-même un prince guerrier et un génie supérieur, s'il vouloit conserver un semblable héritage. Le contraire arriva: et tout retomba dans la première confusion, et la nouvelle race se précipita plus rapidement encore vers son déclin. C'est un triste spectacle que celui de la succession de ces princes non moins foibles et plus dégradés encore que ceux dont la dégradation leur avoit ouvert le chemin à ce trône toujours envié et toujours chancelant. Ils avoient d'autant plus besoin de vertus que leur race étoit beaucoup moins illustre et par conséquent moins respectée que celle des Mérovingiens; et il est certain que la haute noblesse, au moment même de la mort de Charlemagne, avoit formé le projet d'exclure sa postérité du trône, et que ce fut la noblesse du second ordre qui l'y maintint[22], pleine encore qu'elle étoit du souvenir d'un si grand monarque, et espérant le voir revivre dans sa postérité. Louis-le-Débonnaire trompa ses espérances; ses successeurs ne les réalisèrent pas davantage, et l'on revit bientôt tout ce que l'on avoit vu jusqu'alors sous tant de princes inutiles à la nation: un royaume démembré, des rois élus, dépossédés, réélus, des vassaux révoltés, soutenus dans leur révolte, et s'armant contre leur ancien seigneur au profit d'un nouveau suzerain; les fiefs rendus une seconde fois héréditaires, et à la faveur des dangers plus grands dont l'État étoit menacé[23], le domaine royal envahi de toutes parts[24]; les biens de l'église pillés avec plus d'audace et d'impunité; et toutes ces usurpations devenues plus difficiles à détruire, parce que la plupart des hommes libres s'étant faits propriétaires au milieu de ce pillage général, se firent en même temps vassaux de vassaux plus puissants qu'eux, afin d'être soutenus et protégés par ces usurpateurs dans les propriétés qu'eux-mêmes avoient usurpées. Sous cette race, la nation usa avec plus d'étendue et d'autorité que jamais du droit qu'elle avoit d'élire ou de rejeter ses rois: la trop grande jeunesse de Charles-le-Simple le rendant incapable de régner, elle n'avoit pas balancé à se choisir un chef[25] dans une autre famille, avant d'avoir prononcé l'entière exclusion des Carlovingiens; et lorsque Hugues Capet fut appelé par elle à régner sur la France, les princes auxquels elle l'avoit substitué avoient été jugés au moins inutiles; et le seul qui osât disputer le trône au chef de la troisième race, s'étant fait le vassal d'un prince étranger[26], s'étoit rendu, par cet acte déshonorant, étranger lui-même à la nation qui le repoussoit, qui avoit ainsi acquis le droit de le traiter en ennemi.
Le nouveau monarque ne possédoit d'autre domaine que le comté de Paris ou duché de France, dont son bisaïeul Robert-le-Fort avoit obtenu le gouvernement sous le règne de Charles-le-Chauve. Il ne le possédoit point à d'autres titres que tous ces autres vassaux qui l'avoient reconnu pour roi ne possédoient leurs propriétés; et par son avénement au trône, l'hérédité des fiefs et toutes ces prérogatives usurpées sur la couronne qui faisoient de tant de seigneurs autant de petits souverains indépendants, furent consacrées et durent l'être, comme loi fondamentale de l'État.
Hugues Capet n'eut donc pas même la pensée de les troubler dans la possession de ces principautés qu'ils s'étoient créées; et son ambition fut satisfaite d'être, au milieu de tous, comme leur chef militaire, à l'égard des plus grands d'entre eux comme le premier entre ses égaux; et ses premiers successeurs ne possédèrent point la couronne à d'autres conditions. Nous examinerons plus tard comment de cet état de foiblesse extrême les rois de la troisième race parvinrent à cette étendue et à cette longue durée de puissance, à laquelle rien ne peut se comparer parmi toutes les races royales qui occupent et ont occupé les autres trônes de la chrétienté; et différant d'opinion avec le plus grand nombre des écrivains qui ont cherché à approfondir ce point intéressant de nos antiquités historiques, nous essayerons de prouver que ce fut moins le résultat d'une politique profonde et d'un plan conçu dès l'origine, et de règne en règne suivi avec persévérance, qu'un concours de circonstances heureuses, parmi lesquelles il faut compter la position singulière et même l'état de foiblesse extrême auquel ils se trouvoient réduits.
Nous passerons rapidement sur tous ces premiers temps de la troisième race, pendant lesquels l'histoire de Paris devient presque étrangère à celle de la France, temps de paix et d'une prospérité toujours croissante pour cette ville, si long-temps accablée de tant de fléaux et réduite à un état si précaire et si misérable. On n'y craignoit plus le retour de ces terribles Normands qui, pendant près de deux siècles, n'avoient cessé de porter la flamme et le ravage dans ses murs et dans ses faubourgs presque aussitôt détruits que commencés. Devenue la capitale de la France et le séjour habituel de ses rois, elle devint aussi le principal objet de leurs complaisances; et dès ces premiers temps, on les voit occupés d'abord à réparer les désastres que la guerre y avoit causés, ensuite, et presque aussitôt, à l'accroître et à l'embellir.
(987) Sous le règne de Hugues-Capet, l'histoire de Paris est encore très-stérile en événements: on ne voit pas que ce prince y ait fait aucune fondation, ni relevé aucun des monuments que les incendies et la guerre avoient détruits. Il régna peu de temps et fut distrait par d'autres soins: ce trône alors si peu digne d'envie lui étoit trop disputé pour qu'il lui fût possible de s'occuper de semblables travaux, qui auroient demandé les loisirs de la paix et une sorte d'opulence qu'il étoit bien loin d'avoir[27].
(996) Sous son fils Robert, prince dont le zèle étoit grand pour la religion, l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, et l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, dévastées par les Normands, commencèrent à sortir de leurs ruines. Le palais de la Cité, qui étoit alors la demeure des rois, reçut des réparations et des augmentations considérables; et dans l'enceinte de ce palais, Robert fit élever la chapelle royale, dite alors chapelle de Saint-Nicolas.
(1031) Henri Ier fait reconstruire l'abbaye Saint-Martin-des-Champs, alors située hors de Paris, et qui avoit été aussi détruite par les Normands. On pense que la petite église Sainte-Marine fut aussi bâtie sous le règne de ce prince.
(1060) Sous celui de Philippe Ier, on ne voit se former d'autre établissement à Paris que celui du monastère de Notre-Dame-des-Champs ou des-Vignes, par l'effet d'une donation qui en fut faite aux religieux de Marmoutiers.
(1108) En cette année commence le règne de Louis VI, dit le Gros, le premier des rois de cette troisième race qui ait essayé, et avec quelque bonheur, d'étendre les prérogatives de la couronne, de réprimer la révolte et l'insolence des vassaux grands et petits, qui alors ne connoissoient plus de frein. À partir de cette époque les fondations commencent à se multiplier, et les lettres à être cultivées. L'école épiscopale étoit située dans le cloître Notre-Dame; et les rois eux-mêmes ne dédaignoient pas d'y envoyer leurs enfants pour y apprendre la grammaire et tout ce qu'il étoit possible de recevoir alors d'instruction sur les diverses branches des connoissances humaines. En ce même temps florissoit le fameux Abailard, dont le maître, Guillaume de Champeaux, fonda l'abbaye de Saint-Victor; quelque temps après un monastère de filles fut institué à Montmartre, par les soins de la reine Adelaïde[28]; et le roi, par suite d'une transaction faite avec l'évêque, forma le premier établissement des halles sur un terrain qui appartenoit à ce prélat. Il accorda en même temps aux bourgeois de Paris des priviléges qui commencèrent à leur donner une grande importance. Alors s'élevèrent, dans la Cité, les églises de Saint-Pierre-aux-Bœufs, Sainte-Geneviève-des-Ardents, Sainte-Croix, Saint-Denis-du-Pas, la chapelle Saint-Agnan; au septentrion: Saint-Jacques-de-la-Boucherie, l'église des Saints-Innocents, la chapelle Saint-Bon, Saint-Nicolas-des-Champs; au midi, la petite église de Saint-Martin; et ces monuments religieux, si rapidement construits, attestèrent la multiplication également rapide et toujours croissante de la population de Paris. Des fortifications plus régulières remplacèrent en même temps, sous les noms de grand et petit Châtelet, les remparts trop foibles qui jusqu'alors avoient défendu l'entrée de la Cité; et les guerres continuelles que Louis-le-Gros eut à soutenir contre des seigneurs dont les propriétés s'étendoient presque jusqu'aux portes de sa ville capitale, lui firent une triste nécessité de la mettre ainsi à l'abri de leurs entreprises audacieuses.
Alors sans doute fut réparée et peut-être agrandie la première enceinte de Paris qui existât encore hors de la Cité; et en effet c'est dans l'histoire du ministère de l'abbé Suger, qui gouverna le royaume sous ce prince et sous son fils Louis-le-Jeune, que l'on trouve les premiers renseignements positifs sur cette enceinte qui environnoit alors la ville au nord; car la partie du midi étoit encore en bourgs et en cultures. Il est toutefois probable qu'elle avoit été élevée long-temps auparavant; et sans doute on avoit commencé à la bâtir, dès qu'on s'étoit vu entièrement délivré des Normands.
(1137) Sous Louis-le-Jeune elle ne fut point augmentée: à cette époque commencèrent les croisades, le plus grand événement du moyen âge, l'un des plus remarquables de l'histoire, et celui qui contribua le plus à affermir en France les bases encore chancelantes de la monarchie et de la société. Le roi partit pour la Palestine; et pendant son absence, l'administration vigoureuse du célèbre abbé de Saint-Denis[29] maintint la tranquillité dans le royaume, dissipa les factions, encouragea l'industrie. Louis, à son retour, vit avec plaisir ses places fortifiées, ses maisons réparées, et sa ville capitale florissante. Alors et depuis long-temps les bourgeois de Paris faisoient, principalement par eau, un commerce considérable, et formoient une hanse ou compagnie, sous l'inspection de leurs officiers municipaux. Le roi, qui vouloit continuer l'ouvrage commencé par son ministre, confirma tous les anciens priviléges dont ils jouissoient, en ajouta de nouveaux, et abolit des coutumes vexatoires auxquelles ils étoient soumis depuis de longues années. Il prolongea aussi le terme de la foire Saint-Lazare, établie par son père, depuis acquise par Philippe-Auguste des religieux de cette maison, et transportée aux halles de Champeaux.
Sous ce règne, on vit un exemple d'une de ces fondations faites par des particuliers, et inspirées par un zèle ardent et religieux, fondations qui, dans la suite, se multiplièrent si prodigieusement, et remplirent Paris d'établissements aussi utiles que charitables. Garin Masson et son fils Harcher consacrèrent une maison dont ils étoient propriétaires à l'établissement des pauvres passants; et ce fut l'origine de l'hôpital Saint-Gervais. À la même époque, et quelque temps avant la mort du roi, Maurice de Sully, évêque de Paris, commençoit à jeter les fondements de la magnifique cathédrale, qu'il continua de bâtir sous Philippe-Auguste; Saint-Lazare, le Temple, Saint-Médard, Saint-Jean-de-Latran, sont les principaux établissements religieux que l'on voit s'élever, à cette même époque, dans les murs et hors des murs de Paris.
(1180) Il n'est presque point d'éloges que ne mérite Philippe-Auguste: c'est un des rois de France qui ont fait le plus de conquêtes; il réprima les violences des grands, commença à faire respecter l'autorité royale, et ranima l'étude des lettres encore languissante sous le règne de ses prédécesseurs. On peut aussi le regarder en quelque sorte comme le second fondateur de Paris, dont il augmenta tellement l'étendue, que ce n'est que de cette époque qu'elle commence à être comptée parmi les grandes villes de l'Europe[30]. Les nouveaux murs[31] dont il l'entoura, renfermoient, du côté du nord, tous les bourgs environnants; et dans ceux qu'il fit élever au midi, il fit entrer une grande quantité de cultures[32], de vignes, de terrains vagues, sur lesquels on ne construisit des habitations que lentement et par une assez longue succession de temps. Le quartier de la ville fut plus promptement peuplé: la maison royale que ce prince y fit agrandir et réparer[33], le marché des halles qu'il y établit, attirèrent de ce côté et le peuple et les grands. Dans l'enceinte méridionale, plus tranquille et plus solitaire, s'établirent les gens de lettres et les écoles qu'ils dirigeoient. Il y avoit déjà quelque temps qu'elles avoient quitté le parvis Notre-Dame, où elles étoient renfermées, pour former plusieurs colonies à Saint-Victor, à Sainte-Geneviève. La réunion de ces écoles dispersées forma dès lors quatre facultés, où l'on enseignoit, outre les arts libéraux, la théologie, le droit et la médecine. Nous aurons occasion par la suite de faire connoître avec plus de détail cet établissement fameux, et son crédit prodigieux, dont il lui arriva plus d'une fois d'abuser. On ne verra pas sans quelque étonnement que l'Université fut pendant long-temps une espèce de puissance dans l'État, ayant à ses ordres une armée redoutable dans cette foule d'étudiants qui y accouroient de tous les coins de l'Europe, et, au moyen de cette jeunesse turbulente, se mêlant aux factions, et remplissant Paris de troubles auxquels l'autorité légitime fut souvent forcée de céder.
Cependant cette capitale devenant peu à peu le centre des affaires de la monarchie, on voit sa population prendre de jour en jour un nouvel accroissement, et en même temps se multiplier les établissements publics, tant civils que religieux, nécessaires à ce grand nombre d'habitants. À peine les nouvelles murailles sont-elles construites, que de nouveaux monuments s'élèvent hors de ses murs: Saint-Thomas et Saint-Nicolas-du-Louvre, l'église Saint-Honoré, l'abbaye Saint-Antoine-des-Champs, l'hôpital de la Trinité. Dans l'enceinte, plusieurs chapelles deviennent des paroisses sous les noms de Saint-Jean-en-Grève, Saint-Nicolas-des-Champs, Saint-Eustache, Saint-Étienne-du-Mont, etc. Les religieux trinitaires, plus connus sous le nom de Mathurins, s'établissent à Paris; et quelques années après les Jacobins y obtiennent une maison. L'abbé de Saint-Germain, de son côté, encourageoit à bâtir autour de son abbaye, et donnoit gratuitement du terrain à ceux qui vouloient y élever des habitations; en même temps plusieurs particuliers faisoient construire des maisons aux environs de Saint-Marcel et dans le terroir de Mouffetard, lequel étoit alors planté de vignes: il en résulta deux nouveaux bourgs hors des murs, auxquels on donna même quelquefois le nom de villes Saint-Germain et Saint-Marcel lèz-Paris.
L'érection des nouveaux murs de Paris fit naître, entre l'évêque et l'abbé de Saint-Germain, une de ces contestations, si fréquentes alors au milieu de tant de droits, de priviléges, d'intérêts divers qui étoient nés de la confusion des âges précédents. Dans cette occasion, l'évêque prétendoit avoir le droit de juridiction sur tout le terrain qui venoit d'être renfermé dans l'enceinte. Le curé de Saint-Séverin élevoit de semblables prétentions au sujet d'une portion de territoire dépendante de la paroisse Saint-Sulpice, et également renfermée dans la ville. L'affaire fut d'abord jugée assez importante pour être portée à la décision du pape; ensuite les parties intéressées nommèrent des arbitres[34], qui accordèrent à l'abbaye Saint-Germain un espace assez considérable dans la ville, lequel fut déclaré exempt à perpétuité de tout droit paroissial et épiscopal de l'église de Paris. Les mêmes arbitres mirent des bornes à la paroisse Saint-Séverin, et permirent encore à l'abbé de Saint-Germain d'établir une ou deux cures dans l'espace qui lui étoit réservé en dedans des murs[35]. Peu de temps après, le roi, appelé par l'évêque devant les juges séculiers, pour réparation des droits de l'église, que ce prélat prétendoit avoir été violés par les accroissements faits au nord de la ville, fit avec lui le traité ou transaction connue sous le nom de charta pacis, dans laquelle il reconnoît ces droits, mais où il établit en même temps un partage de juridiction qui porta le premier coup à l'autorité temporelle du clergé[36].
Ce prince fit, pendant le cours de son règne, plusieurs réglements en faveur de l'université, et surtout des écoliers, qu'il ménageoit beaucoup, parce qu'il désiroit les retenir à Paris; et l'on peut dire que lui et ses successeurs, par ce désir de voir fleurir les lettres au sein de cette capitale, supportèrent trop patiemment leurs désordres et leurs insolences. Il rendit aussi plusieurs arrêts concernant les juifs[37]: ces malheureux, déjà chassés plusieurs fois de Paris, et cherchant toujours à y rentrer, malgré les vexations inouïes auxquelles ils étoient exposés, avoient été expulsés de nouveau par ce monarque, lors de son avénement au trône. On l'avoit tellement irrité contre eux par le récit vrai ou faux qu'on lui avoit fait des usures et des profanations auxquelles ils se livroient, qu'en les faisant sortir de son royaume, il confisqua tous leurs biens immeubles, et déchargea tous ses sujets des obligations qu'ils avoient contractées envers eux[38]. Ils habitoient à cette époque, dans la Cité, la rue qui a reçu d'eux le nom de Juiverie, et quelques rues adjacentes; et, dès le commencement de la monarchie, on trouve qu'ils étoient déjà établis dans ce quartier. Mais ils en avoient été chassés, et n'y étoient revenus que depuis peu; car, sous Louis-le-Gros et Louis-le-Jeune, on les voit relégués hors des portes de la ville, dans le lieu nommé Champeaux. De petites maisons, hautes et mal construites, y avoient été bâties exprès pour eux, et composoient un certain nombre de rues étroites, tortueuses et obscures, qui étoient fermées de portes de tous les côtés[39]. Philippe ne tarda pas à les rappeler, comme l'avoient fait ses prédécesseurs; et le besoin qu'il avoit d'argent pour soutenir la guerre contre les Flamands et les Anglais, fut une occasion favorable pour ce rétablissement, qu'ils sollicitoient, offrant pour l'obtenir des sommes considérables. Non-seulement ils rentrèrent dans Paris, mais encore leur condition y fut plus heureuse, par cette facilité qu'on leur donna de s'y établir où bon leur sembleroit, pourvu que ce ne fût pas dans le milieu de la ville[40].
Ce fut Philippe-Auguste qui institua les sergents d'armes, qu'on peut regarder comme la première garde de nos rois de la troisième race. Il créa cette troupe, sur l'avis qu'il avoit reçu qu'à la sollicitation du roi Richard, le vieux de la Montagne avoit envoyé deux de ses sujets en France pour l'assassiner. Ce bruit n'étoit pas fondé; mais le roi y ajouta foi, à cause de la prévention qu'il avoit contre Richard. Ces sergents d'armes étoient des gentilshommes armés de massues d'airain, d'arcs et de carquois garnis de flèches. Ils ne devoient pas quitter le prince, ni laisser approcher de sa personne aucun inconnu. Dans la suite on les employa à porter les ordres du souverain, lorsqu'il citoit quelqu'un à sa cour. Leur office étoit à vie, et ils n'avoient d'autre juge que le roi ou le connétable[41].
Sous le règne de ce même prince, fut encore créée la troupe des Ribauds, espèce de soldats déterminés que l'on mettoit à la tête des assauts, et dont on se servoit dans toutes les actions de hardiesse et de vigueur. Le libertinage outré auquel ils s'abandonnoient, a rendu dans la suite leur nom infâme en France[42]. Les Ribauds avoient un chef qui portoit le titre de roi, suivant l'usage établi alors de donner cette auguste qualité à tous ceux qui avoient quelque espèce de commandement. Ce prétendu monarque connoissoit de tous les jeux de dés, de hasard et autres qui se jouoient pendant les voyages de la cour[43]. Le nom de cet officier fut supprimé sous le règne de Charles VII; mais l'office demeura, et ses fonctions furent transportées au grand-prévôt de l'hôtel, charge qui a subsisté jusque dans les derniers temps.
La police de Paris étoit alors dans un grand désordre: nos ancêtres avoient imité cet usage qu'ils avoient trouvé établi par les Romains, de ne confier le maintien de l'ordre dans les villes qu'à un seul magistrat[44]; et les ordonnances de nos premiers rois sont remplies de dispositions qui font connoître que les comtes ou premiers magistrats des principales villes étoient seuls chargés de ces importantes fonctions; aussi voit-on le prévôt de Paris, qui étoit entré dans tous les droits des anciens comtes, chargé d'abord de la police entière de cette capitale; et jusqu'au règne de Philippe-Auguste, la ville étant encore renfermée dans ses anciennes bornes, et tout son terrain appartenant au domaine du roi, la justice n'avoit point cessé d'y être rendue en son nom.
Mais depuis la nouvelle enceinte, plusieurs portions de territoire ayant été enclavées dans la ville, les seigneurs qui y avoient droit de justice réclamèrent aussitôt le maintien de leurs priviléges[45], et l'on ne put alors les en priver. Il en résulta une foule de juridictions particulières, qui ôtèrent à cette partie de l'administration publique toute sa force en détruisant son unité. Aussi les auteurs contemporains nous font-ils une peinture effrayante de l'état où étoit alors Paris: ils nous le représentent comme une ville remplie et de confusion et de crimes, et si peu sûre, que les citoyens honnêtes étoient obligés de déserter d'un lieu où leur vie étoit à chaque instant menacée.
Nous verrons bientôt l'ordre s'y rétablir sous saint Louis, et l'édifice antique qui se présente d'abord à nous en entrant dans le quartier de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, devenir le siége d'un des tribunaux les plus respectables de la monarchie.
LE GRAND-CHÂTELET.
On rencontroit cet ancien édifice en sortant de la Cité par le Pont-au-Change. Nous avons rejeté l'opinion qui en attribue la construction à Jules-César, parce qu'elle est destituée de toutes preuves, et même de toute vraisemblance, les Romains ne se servant point, à cette époque, de fortifications de ce genre pour défendre la tête de leurs ponts. Corrozet a pensé que Julien l'Apostat pourroit bien en être le fondateur, ou que ce château fut du moins bâti par quelques-uns des princes qui lui succédèrent. Le nom de chambre de César, que portoit, de temps immémorial, une des salles de ce monument, et l'inscription Titulum Cæsaris, gravée sous une arcade, et qui subsistoit encore à la fin du seizième siècle, sembloient rendre ce dernier sentiment assez probable; mais de telles preuves n'ont point paru suffisantes à des critiques plus savants et plus judicieux que Corrozet, et que ne pouvoient satisfaire, en fait d'antiquités, de simples opinions et de vagues conjectures. Ainsi donc, rejetant l'explication donnée par cet ancien historien de Paris, «On n'a peut-être eu en vue, dit Jaillot qui cependant n'ose rien affirmer, en nommant ainsi cette chambre, et en gravant ces mots sur la porte d'un bureau, que d'indiquer le droit du prince à qui le tribut étoit dû, et le lieu où il se percevoit, suivant le précepte de l'évangile: Rendez à César ce qui appartient à César. Ce tribut des Parisiens pouvoit et devoit être perçu à l'entrée de la ville et de la Cité, sur les marchandises qui arrivoient par eau en cet endroit, d'où quelques auteurs l'ont appelé, quoique mal à propos, l'apport de Paris. Le parloir aux bourgeois, c'est-à-dire la juridiction de la ville, y étoit situé; et ces deux circonstances suffisent pour autoriser la dénomination de chambre de César, et l'inscription titulum Cæsaris.»
Jaillot a fort approché de la vérité: ce qu'il a dit est même parfaitement vrai; mais cet habile critique ne paroît point avoir bien connu l'origine de la juridiction du Châtelet, et ne présente rien de satisfaisant sur ce point très-curieux de nos antiquités. Nous allons essayer d'y répandre quelques lumières; et ce sera pour nous une occasion de jeter un coup d'œil rapide sur l'administration de la justice en France sous les deux premières races et dès le commencement de la monarchie.
Alors elle étoit bien différente de ce qu'elle fut depuis sous les premiers Capétiens; et les rois, si bornés dans un grand nombre de leurs attributions, conservoient du moins cette prérogative, la plus noble de leur couronne, d'être à la tête de toutes les justices de leur royaume. Dans ce que nous allons en dire, on verra que si les lois étoient imparfaites[46], la hiérarchie des tribunaux et des juridictions étoit bonne; et que tout barbares qu'ils étoient, nos aïeux l'entendoient bien mieux que nous, puisqu'il a suffi à ceux qui sont venus après eux d'améliorer ce qu'ils avoient établi pour atteindre la perfection, tandis que de ce point si élevé où nous avions été conduits, il nous a plu de redescendre vers la barbarie en ressuscitant parmi nous une institution[47] que la grossièreté et la simplicité de ces premiers temps pouvoient seule justifier, dont il semble même qu'on ait alors reconnu les dangers et l'insuffisance[48], que la France, plus civilisée, avoit depuis justement repoussée et entièrement abandonnée.
Si nous considérons les juridictions inférieures, nous voyons qu'il en existoit trois bien distinctes: celle du propriétaire sur ses esclaves et sur les habitants de sa propriété; celle des propriétaires les uns à l'égard des autres; celle du comte et des autres officiers du roi sur les habitants du canton dont l'administration leur avoit été confiée.
La juridiction du propriétaire sur ses esclaves étoit fondée en ce que lui-même étoit obligé de répondre pour eux aux justices supérieures[49]; c'étoit par la même raison qu'il étoit le juge de son vassal non propriétaire: car celui-ci, ne possédant aucun bien, se trouvoit de même que l'esclave hors d'état d'être contraint, et ne pouvoit, suivant la nature de son délit, être racheté, sans que son suzerain en souffrît. L'obligation de satisfaire pour ces deux sortes d'individus, entraînoit donc nécessairement avec elle, et à leur égard, un droit de juridiction aussi étendu que cette obligation pouvoit l'être. Il n'en étoit pas ainsi du vassal propriétaire: il avoit sa garantie en lui-même; et rentrant par conséquent dans le droit commun, il ressortissoit aux tribunaux supérieurs.
C'est-à-dire que le vassal-propriétaire pouvoit faire appel de la justice particulière de son seigneur, au seigneur haut-justicier d'où celui-ci ressortissoit, ou au juge royal, suivant les cas. Il est facile de reconnoître dans ces trois degrés de juridiction, les basse, moyenne et haute justices dont les noms et quelques-unes des attributions se sont conservées jusqu'à nos jours. Toutes les lois qui régloient la compétence du bas-justicier supposoient qu'il n'avoit point dans son domaine de vassaux qui lui fissent hommage, mais seulement des manants obligés de lui rendre aveu. Le droit de moyenne justice donnoit à entendre que le seigneur avoit sur son fief et à ses ordres des assesseurs pour juger et des témoins pour instruire; enfin les hauts-justiciers étoient les possesseurs de grands fiefs, dont les uns, et c'étoient les plus considérables, relevoient nuement des duchés ou de la couronne, dont les autres ne relevoient que des comtés. Ceux-ci ressortissoient aux bailliages royaux; les premiers directement et sans moyen à la cour. Au reste, quel que fût le tribunal auquel on appelât des sentences de ces hauts-justiciers, ils n'en avoient pas moins le droit d'informer, ainsi que les comtes eux-mêmes, de toute espèce de délits et de crimes, les cas royaux exceptés; les procédures de cette dernière espèce étant soustraites, à moins de concession extraordinaire, à toute juridiction autre que la cour du roi.
Quant à la juridiction des comtes, qui étoient des officiers préposés par le souverain au gouvernement des cités, elle ne fut point aussi étendue sous la première race que sous la seconde: alors ils n'avoient aucune juridiction sur les propriétaires; ils n'étoient point chargés de faire observer les bans royaux[50], et d'en punir les infractions; enfin leur compétence semble avoir été de la même nature que celle des hauts-justiciers: c'est-à-dire qu'ils ne furent juges qu'à l'égard des gens qui composoient leur garnison, comme les grands propriétaires l'étoient à l'égard de leurs vassaux, et avec appel aux juridictions supérieures. Il en fut autrement lorsque le démembrement des duchés les eut rapprochés du roi[51]: leur tribunal releva alors immédiatement de sa cour; il leur fut donné de connoître par appel de toutes les causes municipales, dont l'appellation, suivant les lois romaines, s'étoit faite jusque-là par-devant les ducs et les comtes militaires; et ils reçurent le droit de publier et de maintenir les bans royaux.
Il est très-important de remarquer ici que tous les tribunaux où comparoissoient les propriétaires étoient toujours composés de leurs voisins, et que le président seul en déterminoit la compétence[52]. C'étoit là ce droit de n'être jugé que par ses pairs dont les Francs étoient si jaloux. Ainsi donc, indépendamment de ce que les propriétaires ou cantonniers formoient, quand il leur plaisoit de le faire, un tribunal où ils se jugeoient les uns les autres (et c'est là cette juridiction des propriétaires entre eux dont nous venons de parler), le plaid du comte, du vicomte, du centenier[53], et même le plaid du Commissaire du roi n'étoit autre chose que l'assise des voisins avec des attributions plus relevées et plus étendues.
Ces commissaires du roi formoient dans chaque province le tribunal supérieur où étoient évoquées toutes les affaires qui passoient la compétence des autres tribunaux; c'étoit là que l'on jugeoit les vassaux de la couronne, et qu'étoient obligés de se rendre les comtes, les évêques, les abbés, les présidents des autres tribunaux, en un mot tout ce qui étoit compris sous la dénomination générale de rector populi (juge ou gouverneur du peuple), pour y être jugés en première instance, les comtes sur toutes sortes d'affaires, les autres seulement dans les affaires criminelles. On y terminoit toutes les procédures que les comtes avoient négligé d'achever soit par incapacité, soit par mauvaise volonté; car les commissaires recevoient les plaintes en déni de justice, de même que la cour du palais; et en effet ces magistrats n'étoient autre chose que des conseillers du roi, délégués par lui pour rendre la justice en son nom, et tels qu'ils furent délégués depuis pour former dans les provinces les diverses cours de justice, dites parlements.
Enfin au-dessus de tout étoit la cour du roi, véritable cour suprême des appellations, à laquelle il étoit permis à tout le monde d'appeler, et plus particulièrement aux vassaux immédiats de la couronne pour qui, ainsi que nous venons de le dire, le jugement des commissaires n'étoit qu'un jugement de première instance. Telle étoit du moins dans ses branches principales l'administration de la justice sous les rois des deux premières races[54].
Toutefois, et pour rentrer dans notre sujet, il nous importe de faire remarquer que toute cette hiérarchie judiciaire n'étoit établie que pour les fiefs et leurs dépendances; les cités se gouvernoient par d'autres lois, étoient soumises à une juridiction fort différente et à des tribunaux qui leur étoient exclusivement réservés. On voit que, dès le temps de la conquête, la piété des rois les avoit mises sous la protection des évêques qui souvent y exerçoient la première magistrature, ou déléguoient des officiers pour l'exercer en leur nom; que ces prélats étoient appelés les gardiens des villes, les défenseurs des veuves, des orphelins et des pauvres, les avocats des cités auprès des rois et de leurs officiers; que, dans la suite des temps, ils finirent par en devenir les seigneurs temporels, sous la protection immédiate du roi et en toute immunité[55]; et que les comtes, bien qu'ils portassent le nom de comtes des cités, n'exerçoient néanmoins aucun des droits de leur charge dans leur enceinte[56].
Dans beaucoup de ces cités, l'officier qui y présidoit avoit le titre de maire: on l'appeloit juge-mage dans quelques autres. Ce maire ou juge avoit la perception des impôts et étoit le président des échevins ou scabins municipaux[57]. Les bons bourgeois composoient le tribunal municipal dont la compétence s'étendoit sur toutes les causes qui intéressoient la cité[58]. Mais comme tout président d'un tribunal, quel qu'il pût être, lorsque son autorité n'émanoit point de la cour suprême du roi, ne pouvoit exercer que la haute justice, et n'avoit point le droit de connoître des cas royaux, il avoit été nécessaire d'établir dans chaque cité un juge royal auquel étoit réservée cette partie de la juridiction: ce juge étoit le prévôt du lieu.
L'office des prévôts (præpositi) tiroit son origine de l'administration romaine: c'étoient des officiers préposés à la garde des châteaux dans lesquels on avoit établi des greniers ou magasins publics[59]. Lorsque le château qu'ils gardoient étoit situé sur la frontière et servoit à la fois de magasin ou de place d'armes aux soldats qui en faisoient la garnison, ces officiers étoient prévôts militaires; et l'on appeloit prévôts municipaux ceux dont les magasins, destinés uniquement à serrer le produit des tributs, n'étoient fortifiés que pour la sûreté de ce que l'on y déposoit. On ne portoit pas seulement dans ces magasins le produit des taxes ordinaires, mais encore celui des amendes qui se payoient en denrées de toute espèce, et faisoient partie du revenu public. Comme il étoit défendu aux comtes et aux autres officiers royaux d'entrer dans ce qu'on appeloit alors les immunités, et que presque toutes les cités avoient obtenu le privilége de l'immunité, il fallut donc, ainsi que nous venons de le dire, qu'un officier municipal fût autorisé à prononcer sur les cas royaux; et l'on donna naturellement ce droit à celui qui étoit déjà en possession de recevoir les amendes résultantes de l'infraction de ces ordonnances. Telle est la source de la juridiction prévôtale. Le prévôt jugeoit toutes les causes du ban, dans la ville et dans la portion de territoire qui en dépendoit et dont l'entrée étoit interdite au comte de la province: de là l'origine en France du mot banlieue.
La ville de Paris avoit donc son prévôt, et sans doute de temps immémorial, de même que toutes les autres cités. Il tenoit sa juridiction dans le Grand-Châtelet, où étoient déposés les tributs que l'on payoit à la couronne; et ainsi se confirme et s'explique plus clairement encore le sens donné à l'inscription gravée sur les murs de ce vieux monument. Toutefois l'histoire de cette ville ne nous apprend rien touchant ce magistrat, avant le règne de Henri Ier, époque à laquelle le comté de Paris fut définitivement réuni au domaine de nos rois. On trouve qu'à cette époque Étienne occupoit la place de prévôt de Paris; et nous apprenons que sous Louis VII, ce magistrat exerçoit tranquillement son office, sans que les petites justices territoriales des seigneurs, établies aux environs de Paris, y apportassent aucun obstacle; et en effet ces seigneurs n'avoient rien à démêler avec la justice du roi, dont ils s'étoient fait entièrement indépendants. Mais aussitôt que des portions de leurs territoires eurent été renfermées dans l'enceinte de la ville, des contestations sur le droit de juridiction s'élevèrent entre le roi et ces vassaux indociles; et chacun prétendit avoir le droit d'établir son tribunal sur le coin de terre dont il étoit propriétaire. Ce fut une nécessité pour Philippe-Auguste qui le premier accrut ainsi Paris en empiétant sur les terres voisines, de souffrir au milieu de sa capitale l'établissement de toutes ces justices seigneuriales. Il s'y réserva seulement la haute police et la punition des crimes les plus atroces; et par ce sage tempérament, il établit la suprématie de son autorité, sans toucher à des droits, usurpés sans doute, mais que le temps avoit consacrés, et qu'il n'auroit pu violer qu'en compromettant la tranquillité publique, et peut-être même la sûreté de l'État. Fort de cette prérogative, saint Louis, qui vint après lui, donna une haute considération à l'office du prévôt et à la juridiction du Châtelet, en choisissant pour la remplir un homme plein de sagesse et d'énergie, qui rechercha les crimes avec vigilance, les punit avec sévérité, et parvint ainsi à rétablir en peu de temps la tranquillité et la sûreté dans la ville[60].
On trouve dans le grand coutumier de France une disposition bien précise et bien considérable en faveur du Grand-Châtelet de Paris: il y est dit que le prévôt de Paris, comme chef du Châtelet, représente la personne du roi au fait de la justice. En effet, plusieurs de nos rois, et notamment saint Louis, alloient y rendre la justice en personne[61]; et lorsque ce siége étoit vacant, c'étoit le seul du royaume qui fût sous la garde et protection immédiate du monarque, représenté par son procureur général au parlement; c'étoit le prévôt de Paris que le roi donnoit pour juge à ceux qu'il exemptoit, par quelque faveur singulière, d'être jugés par les tribunaux établis dans les provinces. Ce magistrat fut institué le conservateur des priviléges de l'Université, et c'est à l'effet de cette conservation qu'il prêtoit serment entre les mains du recteur de cette compagnie, coutume qui a duré jusqu'au commencement du dix-septième siècle; son tribunal étoit le seul où l'on pût attaquer les bourgeois de Paris en matière civile; enfin sa juridiction s'étendoit sur tout ce qui avoit rapport aux approvisionnements de cette ville.
De si nombreuses et si belles prérogatives firent de cette magistrature une des places les plus importantes du royaume; et lorsque saint Louis lui eut rendu sa première splendeur, en chassant les prévôts fermiers[62], il n'y eut point de seigneur, quelque grand qu'il fût, qui crût un tel poste au-dessous de lui[63]; il arriva même par la suite que cet officier fut chargé de toute la justice criminelle du royaume, parce que l'abus des magistrats fermiers subsistant encore dans les provinces, on ne trouva pas d'autre moyen pour arrêter le débordement de crimes que leur négligence laissoit partout impunis, que d'attirer le jugement de toutes les causes capitales à son tribunal.
Le gouvernement des armes et le commandement de la ville étoient encore attachés à l'office de prévôt de Paris, et il en jouit jusqu'à François Ier. Ce monarque ayant établi un gouverneur à Paris et dans l'île de France, il ne resta plus au prévôt, du commandement des armes, que la convocation de l'arrière-ban. Ce même prince en sépara la conservation des priviléges de l'Université, et créa à cet effet un second tribunal qui dura quatre ans[64], et fut réuni de nouveau à la prévôté, mais sous la condition qu'il y auroit deux lieutenants civils[65], l'un de la prévôté pour la juridiction ordinaire, et l'autre pour la conservation. Depuis, ces deux charges ont aussi été réunies[66].
Les prévôts de Paris, les baillis et sénéchaux jugèrent long-temps, et en dernier ressort, toutes les affaires qui se présentoient à leurs tribunaux, et qui étoient de leur compétence. Alors le parlement ne s'assembloit qu'une fois ou deux l'année, et ne tenoit que fort peu de jours; on n'y portoit que de grandes causes, concernant les duchés, les comtés, les crimes des pairs de France, les domaines de la couronne; et si l'on y examinoit quelquefois les jugements des baillis et sénéchaux, c'étoit plutôt par voie de plainte que par appel. La multiplicité des affaires ayant enfin obligé de fixer les séances ordinaires du parlement de Paris, et d'établir de semblables cours dans les provinces, l'usage des appellations s'introduisit insensiblement. Dès lors il ne resta aux baillis et sénéchaux que le droit de juger, à la charge de l'appel, jusqu'à vingt-cinq livres; et cette restriction engageoit souvent les parties à des fatigues et à des frais immenses pour des intérêts fort modiques. Ces motifs déterminèrent Henri II à créer des présidiaux dans les principales villes du royaume; et l'un des siéges de cette nouvelle juridiction fut établi au Châtelet en 1551[67]. Ce dernier état de choses dura, sans aucun changement considérable, jusqu'à Louis XIV: alors il fut fait dans ce tribunal des innovations importantes, qui se sont conservées jusque dans les derniers temps. Ce prince, ayant jugé à propos de supprimer le bailliage du palais, à l'exception de l'enclos, et la plupart des justices seigneuriales qui existoient dans Paris, réunit le tout au Châtelet, qu'il divisa en deux siéges, l'ancien et le nouveau Châtelet. En 1684 l'ancien fut réuni au nouveau, de manière que cette cour comprenoit plusieurs juridictions; savoir, la prévôté et la vicomté, le bailliage ou la conservation, et le présidial.
Parmi ses attributions particulières, elle en avoit quatre principales attachées à la prévôté de Paris, qui avoient leur effet dans toute l'étendue du royaume, à l'exclusion même des baillis et des sénéchaux; savoir, 1o le privilége du sceau du Châtelet, lequel étoit attributif de juridiction; 2o le droit de suite; 3o la conservation des priviléges de l'Université; 4o le droit d'arrêt que les bourgeois de Paris avoient sur leurs débiteurs forains.
Les chambres d'audience étoient le parc civil, le présidial, la chambre civile, la chambre de police, la chambre criminelle, la chambre du juge auditeur. L'audience des criées et celle de l'ordinaire se tenoient aussi dans le parc civil, la première deux fois par semaine, la seconde tous les jours plaidoyables. C'étoit dans celle-ci que se portoient les petites causes concernant les reconnoissances d'écritures privées, communication de pièces, exceptions, remises de procès, etc.
Les officiers du Châtelet étoient très-nombreux. À leur tête étoit le procureur-général du parlement, employé sans doute sur les états comme garde de la prévôté; venoient ensuite le prévôt de Paris, le lieutenant civil, le lieutenant de police, le lieutenant criminel, les deux lieutenants particuliers, cinquante-six conseillers, quatre avocats du roi, un procureur du roi et huit substituts, le juge auditeur, un payeur de gages, plus de soixante greffiers avec diverses attributions, cent treize notaires gardes-notes et gardes-scel, quarante-huit commissaires enquêteurs-examinateurs, deux cent trente-six procureurs, un nombre considérable d'huissiers, tant audienciers que commissaires-priseurs et huissiers à cheval; deux certificateurs des criées, un garde des décrets, un scelleur des sentences, un receveur des consignations, un des amendes, des médecins, chirurgiens et matrones assermentés, etc., etc., etc.
Il y faut ajouter les quatre compagnies du prévôt de l'île, du lieutenant criminel de robe-courte, du guet à cheval et du guet à pied.
De temps immémorial, le Châtelet assistoit aux cérémonies et assemblées publiques auxquelles avoient le droit d'assister les autres corporations. Il y avoit rang après les cours supérieures et avant toutes les autres compagnies.
Quant à ce qui regarde les bâtiments du Châtelet, on n'en trouve aucune tradition certaine avant le douzième siècle: il est probable néanmoins qu'ils avoient remplacé quelque édifice moins considérable, qui existoit à la même place sous les rois des deux premières dynasties. Depuis et à plusieurs époques, ils éprouvèrent des changements considérables: en 1460 ils tomboient en ruine, et Charles VII en fit transférer la juridiction au Louvre. Malgré les dons considérables que fit Charles VIII, en 1485, pour subvenir aux réparations qu'exigeoit cet édifice, elles ne furent achevées qu'en 1506, sous Louis XII, et ce n'est qu'alors que les officiers du Châtelet purent y reprendre leurs séances. Sauval ne se rappeloit pas ces circonstances, lorsqu'il a dit qu'en 1507 le Grand-Châtelet étant en péril, la juridiction, la geôle et les prisonniers furent transportés au Louvre. En 1657, de nouvelles réparations obligèrent encore d'en faire sortir ce tribunal, qui, cette fois, fut établi aux Grands-Augustins. En 1672 le roi déclara que son intention étoit de faire construire un nouveau Châtelet plus spacieux que l'ancien; et en 1684 on commença l'exécution de ce projet. On acheta trois maisons, on démolit l'église de Saint-Leufroi, les salles furent reconstruites, et le nombre en fut augmenté; enfin le Châtelet fut mis en l'état où nous avons pu le voir avant la révolution, ne conservant de ses anciennes constructions que quelques tours qui depuis la révolution ont été abattues[68].
Les prisons du Châtelet sont célèbres par les événements tragiques qui s'y sont passés, principalement du temps de la Ligue et de la faction des Armagnacs. À mesure que nous avancerons dans la description des lieux, nous ferons en même temps connoître la suite des événements; et ces époques fameuses de l'histoire de Paris ne tarderont pas à passer sous nos yeux.
L'ÉGLISE SAINT-LEUFROI.
Cette chapelle étoit autrefois située dans la rue qui portoit son nom, laquelle aboutissoit à la porte de Paris, et passoit sous le Grand-Châtelet.
Les ravages que commettoient les Normands dans la province à laquelle ils ont depuis donné leur nom, obligèrent, sur la fin du neuvième siècle, les religieux de l'abbaye de la Croix-Saint-Ouen, au diocèse d'Évreux, de se réfugier à Paris, avec les corps de leur patron, de saint Leufroi et de quelques autres saints. Nos historiens disent qu'ils furent reçus, avec leurs reliques, à Saint-Germain-des-Prés; qu'ils s'associèrent, eux et leurs biens, à cette abbaye, et que cette union fut confirmée par Charles-le-Simple en 918; mais qu'elle ne fut pas de longue durée, parce que les Normands ayant cessé de désoler leur pays, les religieux de Saint-Ouen se hâtèrent de s'en retourner chez eux. Ces mêmes historiens[69], au nombre desquels on compte les noms les plus illustres dans la science, entre autres le P. Mabillon, ajoutent qu'ils laissèrent, par reconnoissance, à Saint-Germain-des-Prés, le corps de saint Leufroi et celui de saint Thuriaf; et en effet on y conservoit encore ces dernières reliques avant l'époque des profanations révolutionnaires. L'abbé Lebeuf, adoptant cette opinion, cherche à expliquer par là l'origine de la chapelle de Saint-Leufroi, dont aucun de ces savants hommes n'a parlé: «Quelque grand seigneur, dit-il, ou prince, ou riche bourgeois, ayant dévotion à saint Leufroi, et en ayant obtenu des reliques, bâtit cette église. Le voisinage du Grand-Châtelet porteroit à croire qu'elle auroit été construite par quelque comte ou vicomte de Paris[70].»
Jaillot combat ces conjectures d'une manière très-victorieuse, mais surtout par une raison qui semble sans réplique: c'est que la châsse qui renfermoit les reliques de saint Leufroi ne fut ouverte qu'en 1222[71]; qu'à cette époque la chapelle dédiée sous son nom existoit depuis plus d'un siècle; qu'on n'y possédoit alors aucune de ses reliques, et que ce n'est qu'en 1592 que les habitants voisins de cette chapelle en demandèrent à l'abbaye de Saint-Germain, qui leur accorda une partie d'une des côtes du saint[72].
Dans l'obscurité profonde qui règne sur la fondation de cet édifice, cet habile critique hasarde une conjecture qui paroît plus vraisemblable: nous la rapporterons en entier, parce qu'elle est pleine de recherches curieuses, qui peuvent servir à l'histoire des mœurs de ces temps reculés.
«Je pense, dit-il, que les religieux de la Croix-Saint-Ouen, se réfugiant à Paris, durent s'adresser ou au roi, ou au comte, ou aux officiers municipaux, pour avoir un asile; et ceux-ci purent leur donner l'ancien Parloir-aux-Bourgeois[73], et la chapelle qui en dépendoit, où ils déposèrent leurs reliques. Dom Mabillon, qui varie sur cette époque, qu'il place en 898 dans un endroit et en 918 dans un autre, qui parle de l'union de ces religieux à ceux de Saint-Germain dix ans après leur arrivée, quoiqu'il eût avancé que dès lors ils avoient été reçus à l'abbaye, ne paroît cependant point éloigné de cette idée[74]. Il est probable que la continuité des ravages causés par les Normands, et le peu d'intervalle qu'il y eut entre les hostilités qu'ils commirent, obligèrent les religieux de la Croix-Saint-Ouen à profiter des ressources que leur offroient ceux de Saint-Germain. Ils étoient privés de secours; leurs biens étoient devenus la proie des barbares, auxquels on en avoit cédé une partie par les traités: dans ces extrémités ils avoient trouvé dans la charité de leurs confrères de quoi fournir à tous leurs besoins; et ce fut pour en procurer à ceux-ci une espèce d'indemnité, que Robert[75], frère du roi Eudes, qui jouissoit de l'abbaye Saint-Germain, pria Charles-le-Simple d'y unir celle de la Croix-Saint-Ouen. Je crois pouvoir appuyer mon opinion sur la charte même d'union et sur les faits qui l'ont suivie: elle est datée de Compiègne, le 2 des ides de mars (le 14), indiction 6, l'an 26 du règne de Charles, le 21 de sa réintégrande[76]. Ces époques concourent avec l'an 918.
»1o Il n'est point parlé dans cette charte d'une union précédente, dont on accorde la confirmation, mais d'une union actuelle. On y lit: Robertus..... suggessit concedere abbatiam quæ nuncupatur Crux-Sancti-Audoeni, monachis prælibati confessoris Germani. 2o Ce n'est point à la réquisition des religieux de la Croix-Saint-Ouen; il n'en est point parlé, ni même de leur consentement, qui cependant étoit nécessaire pour une semblable union. 3o Il semble que cette union ait été involontaire de leur part, puisqu'à peine un mois étoit écoulé depuis qu'elle avoit été ordonnée, que, la paix avec les Normands ayant été signée, ces religieux retournèrent à leur monastère. 4o On peut encore inférer du diplôme de Charles III, que les reliques de saint Leufroi et des autres saints, apportées de Normandie, n'avoient point encore été déposées à l'abbaye Saint-Germain, puisqu'un des motifs de cette union étoit de les exposer à la vénération publique; motif qu'on ne pouvoit alléguer, si elles eussent été à Saint-Germain-des-Prés: Corpora sanctorum hactenùs debitâ veneratione carentium.... quapropter, tam pro veneratione sanctorum cinerum Audoeni scilicet archiepiscopi, necnon beatorum confessorum Leufredi fratrisque ejus Agofredi, etc.; et il ajoute que c'est dans l'intention qu'elles y soient transférées: Ut deinceps prædictorum membra sanctorum diù divino officio carentium, au eisdem cœnobitis reverenter susciperentur, cultuque divino secus beatos artus Germani collocata honorarentur. Si les religieux de la Croix-Saint-Ouen avoient été reçus, à leur arrivée, à Saint-Germain-des-Prés, les reliques qu'ils avoient apportées n'auroient-elles pas été déposées dans cette église? n'y auroient-elles pas attiré un concours de dévotion? auroient-elles été privées long-temps du culte et de la vénération des fidèles? Il en faut donc conclure, contre l'assertion des savants bénédictins que j'ai cités[77], et des historiens qui les ont suivis, que ces reliques furent d'abord mises dans la chapelle du Parloir-aux-Bourgeois, qui, en conséquence, en prit le nom, et qu'elles n'en furent tirées que lors de l'union des religieux qui les avoient apportées avec ceux de l'abbaye Saint-Germain; union involontaire de leur part, qui ne dura qu'un mois, et qui n'a aucun des caractères qui annoncent une donation libre et fondée sur la reconnoissance. La petite chapelle qui avoit servi de dépôt aux reliques de saint Leufroi avoit sans doute été fréquentée par les fidèles: la dévotion aura suggéré d'y mettre un chapelain pour y faire l'office, etc., etc.»
Cette opinion se trouve fortifiée par le droit de patronage qu'exerçoit sur cette église la paroisse de Saint-Germain-l'Auxerrois, dans laquelle elle étoit située. Ce droit, qui avoit été accordé à son chapitre par des lettres de Galon, évêque de Paris, en 1113, fut confirmé et ratifié par ses successeurs, Maurice de Sully et Renaud de Corbeil; et ce dernier lui annexa les revenus de cette chapelle, pour augmenter les distributions de ses chanoines. Une foule de titres[78] semble prouver que, dès le temps de Maurice, elle étoit réputée église paroissiale, et desservie par un curé jouissant de tous les émoluments attachés à cette place. Les nouvelles dispositions de Renaud en faveur du chapitre de Saint-Germain, la firent supprimer après la mort du curé alors existant, et l'office divin y fut depuis célébré par un chapelain à la nomination des chanoines, lequel étoit obligé de leur payer 200 livres par année sur les offrandes qui s'y faisoient.
Cette chapelle a subsisté jusqu'en 1684. Alors elle fut démolie pour l'exécution du projet qu'on avoit formé d'agrandir les bâtiments et les prisons du Grand-Châtelet, et le service, ainsi que les revenus, en furent transférés, tant à Saint-Germain qu'à Saint-Jacques-de-la-Boucherie.
Les auteurs de la Gaule chrétienne ont rappelé que c'étoit dans cette chapelle que l'on conservoit une pierre qui servoit d'étalon pour les poids et les mesures, ou, pour mieux dire, qui avoit anciennement servi à cet usage; car long-temps avant qu'elle eût été démolie, les poids et mesures avoient été déposés dans d'autres lieux, comme nous aurons bientôt occasion de le dire.
LA GRANDE BOUCHERIE.
Elle étoit autrefois située derrière le Châtelet et à l'entrée de la porte de Paris[79].
Il n'y avoit, dans l'origine, à Paris, qu'une seule boucherie établie au parvis Notre-Dame. Mais, lorsque la ville commença à s'agrandir du côté du nord, il s'en forma une seconde auprès du Grand-Châtelet; depuis on en établit encore une autre vis-à-vis cette seconde, dans une maison qui avoit appartenu à un changeur nommé Guerri, et que le roi Louis-le-Gros avoit achetée en 1134, pour en faire un don aux religieuses de Montmartre. L'opinion de Piganiol, qui prétend que cette maison fut la première boucherie du côté de la ville, est évidemment fausse; et l'histoire de Saint-Martin dit positivement que le même Louis-le-Gros, pour indemniser Guillaume de Senlis, dans le fief duquel étoit la maison de Guerri, lui donna un des étaux qui lui appartenoient dans la Grande-Boucherie, inter veteres status carnificum[80]. On ne peut pas même douter que, plusieurs siècles auparavant, il n'y eût des marchés de ce genre au nord et au midi.
Quelque temps après l'accroissement de la boucherie du Châtelet, les chevaliers du Temple jugèrent à propos d'en établir une sur leur territoire: les bouchers de la maison de Guerri crurent avoir le droit de s'opposer à cet établissement, prétendant que nul ne pouvoit tenir boucherie sans leur consentement; mais il subsista malgré leurs réclamations, et Philippe-Auguste, qui régnoit alors, leur permit seulement, comme par une sorte de compensation, de vendre du poisson d'eau douce. Depuis, ces bouchers associés[81] achetèrent en différents temps, de divers particuliers, les places des environs, pour réunir le tout dans une même enceinte qui composa la Grande-Boucherie; mais auparavant ils abandonnèrent l'ancienne place qu'ils avoient dans la Cité, et le roi la donna à l'évêque et au chapitre, qui en conservèrent les étaux et y établirent d'autres boucheries.
Cette Grande-Boucherie occupoit, dans l'origine, un plus grand espace que dans les temps suivants. Hugues Aubriot, prévôt de Paris sous Charles VI, força d'abord les bouchers d'abattre, à leurs dépens, une de leurs maisons située près des prisons du Châtelet, et de retirer de deux toises en œuvre la clôture même de la Boucherie, afin d'agrandir d'autant la rue située entre cet édifice et le Grand-Châtelet[82].
Le second retranchement à leur terrain arriva lors de ces malheureuses factions qui agitèrent l'État sous le règne du même prince. Dans cette anarchie violente, dont nous ne tarderons pas à offrir le tableau, les bouchers, qui avoient pris le parti du duc de Bourgogne, se signalèrent par de si grands excès, commirent de telles cruautés, que, lorsque le parti du duc d'Orléans triompha un moment de l'autre en 1416, on crut nécessaire de tirer une vengeance éclatante de ces mutins. Quelques-uns d'entre eux furent punis rigoureusement; et le roi, par ses lettres du 13 mai 1416, ordonna que la Grande-Boucherie seroit rasée, ce qui fut exécuté. Au mois d'août suivant, leur communauté fut abolie, on révoqua leurs priviléges; en même temps il fut ordonné que tous les bouchers de Paris ne composeroient plus qu'une même communauté, régie comme celles de tous les autres arts et métiers, et que quatre nouvelles boucheries seroient établies[83]. Mais au mois d'août 1418, les bouchers destitués obtinrent des lettres-patentes qui les réintégroient, et portoient permission de faire refaire, construire et édifier ladite Boucherie en la place où elle souloit être[84]. En conséquence de cet arrêt, ils s'adressèrent au voyer de Paris, afin de prendre avec lui l'alignement des anciennes fondations. Mais la fouille que l'on fit alors ayant fait reconnoître le peu de régularité qui régnoit dans ces places et étaux, acquis successivement et par parcelles, puis renfermés ensuite dans la même enceinte, ainsi que l'incommodité qui pouvoit en résulter pour le public, si on en laissoit rétablir les parties saillantes qui avoient long-temps obstrué les rues d'alentour, il fut dressé un plan nouveau, dans lequel ces rues se trouvèrent dégagées, mais qui fit perdre aux propriétaires quinze toises carrées de leur fonds. Malgré leurs vives réclamations, ce plan, conforme à l'utilité publique, fut maintenu. Depuis il leur fut encore retranché trois étaux en 1461, sous Louis XI; mais cette fois ils obtinrent un dédommagement de pareil nombre d'étaux dans le cimetière Saint-Jean, sous la charge d'une légère redevance annuelle, qu'ils payoient encore dans le siècle dernier[85].
Jaillot pense que la Grande-Boucherie n'étoit point alors située à l'endroit où nous l'avons vue, mais de l'autre côté, entre les rues de la Saulnerie et Pierre-au-Poisson. Il prétend que son dernier emplacement étoit alors occupé par un four public, nommé le Four d'Enfer; et les raisons qu'il en donne sont fondées sur des titres qui leur donnent beaucoup de vraisemblance[86].
St-JACQUES-DE-LA-BOUCHERIE.
Nous retombons à chaque instant dans les ténèbres profondes de ces antiquités, dont aucun titre authentique n'aide à démêler l'origine. Saint-Jacques-de-la-Boucherie est encore un de ces monuments sur lesquels on ne sait rien de certain, et au sujet desquels on a fait des milliers de conjectures. Dubreul, Malingre, Sauval, les historiens de l'église et de la ville de Paris, semblent adopter la tradition qui porte qu'anciennement cette église étoit une simple chapelle sous l'invocation de sainte Anne, chapelle qui fut changée en paroisse sous le règne de Philippe-Auguste. L'abbé Lebeuf réfute cette opinion, en prouvant que le culte de sainte Anne n'a été reçu en France qu'au treizième siècle[87]; mais celle qu'il présente n'est pas mieux fondée, car il pense que Henri Ier et Agnès de Russie sa femme purent faire construire cette chapelle qu'on dédia sous le titre de Sainte-Anne, parce que, dit-il, le nom d'Agnès se disoit en latin Agna et Anna. On pourroit lui contester que ces deux mots latins aient jamais été employés dans ce sens; mais une objection beaucoup plus forte, et qui renverse toute son hypothèse, c'est que, suivant nos meilleurs historiens, la princesse qu'épousa Henri Ier se nommoit Anne et non Agnès, et que dans la charte de fondation de Saint-Martin-des-Champs, où il lit Signum Agnetis, il faut lire Annæ reginæ, qui s'y trouve après la signature de Henri Ier et de Philippe son fils[88].
Un autre auteur (l'abbé Villain), qui a donné l'histoire particulière de cette église[89], n'ayant pu trouver d'autorité suffisante pour en fixer l'origine, a cru qu'il lui étoit permis d'opposer conjectures à conjectures, et, d'après cela, n'a pas craint de présenter cette chapelle comme fondée dans des temps peu éloignés de ceux de la domination des Romains. Cependant il lui a été impossible de prouver ce qu'il avoit avancé; et s'il s'est livré à une semblable idée, c'est qu'il n'a considéré les accroissements de Paris, du côté du nord, que comme de simples habitations de bouchers et de tanneurs que la police romaine excluoit du sein des villes. Cependant ce faubourg étoit habité, dès les commencements, par toutes sortes de citoyens; et quoique les Normands l'eussent détruit à plusieurs reprises, cependant, sous la première et la seconde race de nos rois, les historiens font déjà mention des églises de Saint-Martin, de Saint-Laurent, de Saint-Gervais, de la chapelle Saint-Pierre, dite depuis Saint-Méri, et de celle de Sainte-Colombe, qu'on croit être l'église Saint-Bon. Mais on ne trouve dans aucun d'eux qu'il existât alors une chapelle représentée aujourd'hui par l'église Saint-Jacques; de manière qu'avant l'onzième siècle et peut-être même le suivant, on cherche vainement quelque trace de cet édifice. Quant à cette autre conjecture de l'abbé Lebeuf, que l'ancienne église de Saint-Martin étoit située vers l'endroit où est celle de Saint-Jacques, elle paroît contredire toutes les traditions qui nous en sont restées, comme nous le ferons voir en parlant de cette ancienne basilique.
Il n'y a pas moins d'incertitudes sur les causes qui ont fait de cette chapelle une dépendance de l'abbaye de Saint-Martin-des-Champs. Parmi une foule d'opinions diverses, qu'il seroit fastidieux de rapporter, au milieu de tant de variations et d'obscurités, voici ce qui nous semble le plus vraisemblable. Il existoit certainement, au douzième siècle, une chapelle à l'endroit où est située l'église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie; mais on n'a point de preuves qu'elle portât le nom de Sainte-Anne, et si elle eût été sous l'invocation de Sainte-Agnès, le culte de cette première titulaire s'y seroit perpétué: cependant on n'en a jamais fait la fête, ni aucune mémoire particulière dans cette église. On peut prouver en outre que les religieux de Saint-Martin ne la possédoient point encore en 1097 ni en 1108, par la raison qu'elle n'est point énoncée dans les bulles d'Urbain II et de Pascal II, relatives à ces religieux, et données dans ces deux années[90]. Mais d'autres titres font voir qu'elle ne tarda pas à leur appartenir, et ce fut peut-être un don de Ponce, abbé de Cluni, qui vivoit dans ce temps-là. Elle fut, suivant les apparences, érigée dès lors en paroisse pour la commodité des habitants qui se trouvoient trop éloignés de Saint-Martin, et qui pouvoient avoir besoin d'être administrés pendant la nuit. En effet, on la trouve indiquée sous ce titre dans la bulle de Calixte II[91], donnée l'an 1119, et dans laquelle sont rappelées toutes les possessions de l'abbaye de Saint-Martin. C'est le premier titre authentique qui fasse mention de cette église. Il en résulte que Dubreul, Sauval et plusieurs autres se sont trompés en ne plaçant son érection en paroisse que sous Philippe-Auguste et vers l'an 1200.
Cette église n'eut d'abord aucun surnom: son voisinage de la Grande-Boucherie, ou peut-être les nombreuses habitations de bouchers dont elle étoit environnée dans les premiers temps, lui firent donner celui qu'elle porte à présent; et l'abbé Lebeuf se trompe encore, lorsqu'il dit qu'elle ne le doit qu'à la nécessité de la distinguer de deux autres églises connues également sous le nom de Saint-Jacques[92]. L'origine de ces deux dernières ne remonte pas plus haut que le quatorzième siècle, et l'on peut démontrer que celle-ci étoit appelée Ecclesia S. Jacobi de, ou, in carnificeriâ, plus de soixante-dix ans auparavant.
Cette église étant devenue successivement trop petite pour le nombre toujours croissant de ses paroissiens, on fut obligé d'y faire, à plusieurs reprises, des augmentations qui la rendirent extrêmement irrégulière, parce qu'on se trouvoit gêné par le terrain. Le vaisseau en étoit grand et élevé, mais d'un mauvais gothique; on y avoit pratiqué un grand nombre de chapelles dont quelques-unes furent détruites en 1672, du côté du chevet, pour élargir la rue des Arcis qu'elles obstruoient.
Dans ces constructions incohérentes, ce qu'il y avoit de plus ancien se voyoit du côté oriental du chœur et dans l'aile septentrionale. Ces parties sembloient être du quatorzième siècle. Dès 1374, les habitants de cette paroisse ayant obtenu, par échange, du prieur de Saint-Éloi, une maison située près de leur église, l'avoient abattue peu de temps après; et sur cet emplacement ils avoient élevé l'extrémité orientale des deux ailes de cette église du côté du midi. On multiplia peu à peu les ailes de ce côté; et ces dernières parties étoient ce qu'il y avoit de moins ancien avec la tour et le portail. On y reconnoissoit le goût gothique du quinzième siècle, et même du commencement du seizième. La tour, qui ne fut achevée que sous le règne de François Ier, et qui existe encore[93], est très-élevée et d'un travail délicat; mais il est faux qu'elle soit la plus haute de toutes les tours de Paris, et qu'elle surpasse en élévation celles de Notre-Dame: elle est couronnée aux quatre coins par les symboles des quatre évangélistes.
Le petit portail de cette église, du côté de la rue de Marivault, avoit été bâti, en 1399, aux dépens du célèbre Nicolas Flamel[94]. La maison où il demeuroit faisoit le coin de cette rue et de celle des Écrivains, et dans le siècle dernier on voyoit encore, sur de gros jambages, sa figure et celle de Pernelle sa femme, entourées d'hiéroglyphes et d'inscriptions. Ils étoient encore représentés dans l'église sur le pilier près de la chaire[95], et sur la petite porte qu'ils avoient fait construire[96].
CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE SAINT-JACQUES-DE-LA-BOUCHERIE.
TABLEAUX.
Sainte-Catherine, par Cazes; Saint-Jacques, par le même; Sainte-Anne, par Claude Hallé.
Dans la chapelle Saint-Charles, le Saint distribuant des aumônes, par Quentin Varin: les connoisseurs estimoient ce tableau.
Quelques vitraux peints par Pinaigrier, habile peintre sur verre.
SCULPTURES.
Un Christ en bois, morceau de sculpture très-remarquable, par Jacques Sarrazin.
SÉPULTURES.
Dans cette église avoient été inhumés:
Nicolas Flamel, l'un des bienfaiteurs de cette église, mort en 1418.
Jean-François Fernel, premier médecin de Henri II, célèbre par plusieurs ouvrages excellents sur son art, et par l'élégance de sa latinité, mort en 1558.
L'église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie étoit une de celles qui jouissoient du droit d'asile; et l'on en trouve des exemples jusque dans le quatorzième siècle. On lit qu'en 1357, pendant la régence orageuse du dauphin, depuis Charles V, Jean Baillet, trésorier général des finances, haï des rebelles parce qu'il étoit fidèle au prince, fut assassiné par un changeur nommé Perrin Macé. Le meurtrier, s'étant sauvé dans l'église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, en avoit été arraché par ordre du régent, qui l'avoit fait pendre sur-le-champ. Aussitôt l'évêque de Paris, Jean de Meulan, que l'on comptoit parmi les factieux, se récria sur une telle violation de l'immunité ecclésiastique, redemanda le corps de Perrin qu'on fut obligé de lui rendre, et lui fit faire à Saint-Méri des funérailles magnifiques, auxquelles il n'eut pas honte de se trouver avec le prévôt des marchands, pendant que le dauphin assistoit à celles de Jean Baillet. La même scène se renouvela en 1406, au sujet d'un autre criminel qui s'étoit réfugié dans la même église, et qu'on y avoit ressaisi pour le conduire à la Conciergerie. L'évêque d'Orgemont fit cesser le service divin, et ne permit de le reprendre que lorsque le parlement eut fait droit à la requête qu'il présenta contre cette violation d'un privilége ecclésiastique. Enfin Louis XII abolit ce droit de franchise, devenu dangereux pour la société, et scandaleux pour la religion[97].
La topographie de cette paroisse présente plusieurs particularités assez remarquables pour mériter quelques détails: la figure du territoire qu'elle renfermoit étoit celle d'un carré long, qui s'étendoit du midi au septentrion, en se prolongeant par deux angles qui sortoient du carré. La base de cet espace étoit la rue de la Pelleterie[98], dans son côté méridional en partie, et presqu'en entier dans son côté septentrional, c'est-à-dire dans celui qui bordoit la rivière. Au sortir de cette rue, par le bout oriental, Saint-Jacques avoit tout le côté gauche du pont Notre-Dame, et s'étendoit jusqu'à la rue Aubry-le-Boucher, dont le côté gauche presque entier étoit également dans ses dépendances[99].
À partir du bout occidental de la rue Aubry-le-Boucher, le territoire de cette église commençoit dans la rue Saint-Denis, à la cinquième maison sise à la gauche de l'angle des deux rues, et de là se prolongeoit jusqu'au Grand-Châtelet. Il renfermoit la rue de la Joaillerie, les deux côtés du pont au Change jusqu'au milieu du pont[100]; il continuoit ensuite dans la rue de la Pelleterie, dont il possédoit, comme nous venons de le dire, la plus grande partie, jusqu'à la dernière maison qui faisoit face à Saint-Denis-de-la-Chartre.
Ce droit que la paroisse de Saint-Jacques-de-la-Boucherie avoit sur une rue de la Cité, a fort excité la curiosité des antiquaires, et plusieurs ont cherché à en donner l'explication. L'un d'eux[101] a pensé que les pelletiers et les tanneurs, n'étant point admis dans l'intérieur des villes, avoient leurs boutiques et ouvroirs entre les murs et la rivière, et que c'étoit à cause de cette position au pied de l'enceinte de la Cité, qu'ils avoient été compris dans les dépendances de Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Mais ce système a été combattu avec avantage, parce que, pour lui donner quelque vraisemblance, il faudroit supposer que les murs, au lieu de suivre une ligne courbe, se prolongeoient en ligne droite jusqu'à Saint-Denis-de-la-Chartre, et même le laissoient hors de la ville, ce qui est contraire à toutes les autorités, et démenti par la seule inspection de tous les anciens plans de Paris. Il ne paroît pas d'ailleurs que les lois de la police romaine fussent encore en vigueur parmi nos ancêtres au onzième siècle, puisque les bouchers, que ces lois excluoient du sein des villes, comme les pelletiers et les tanneurs, avoient alors des étaux dans le parvis Notre-Dame; et de plus, il est impossible de concevoir comment de tels ateliers auroient pu être établis dans un espace aussi étroit, où ils eussent été exposés à chaque instant à être détruits par les inondations. Une idée plus simple et plus naturelle se présente, et c'est celle que nous adoptons. Saint-Jacques-de-la-Boucherie étoit une dépendance de Saint-Martin; en 1133 le roi Louis-le-Gros fit avec les religieux de ce monastère l'échange de Saint-Denis-de-la-Chartre contre l'église de Montmartre[102]; la rue de la Pelleterie se trouvoit en partie dans la censive de Saint-Denis-de-la-Chartre; suivant l'usage alors établi, ces religieux avoient le droit d'assujettir leurs vassaux et leurs censitaires à la paroisse de leur monastère, ou à toute autre qui se trouvoit dans leur dépendance; celle de Saint-Jacques venoit d'être érigée tout nouvellement auprès de la Cité: c'étoit donc un motif suffisant pour mettre dans ses attributions les habitants qui dépendoient auparavant de Saint-Denis-de-la-Chartre.
Il n'est pas aussi facile de rendre raison de la juridiction que cette église exerçoit sur la moitié du pont au Change. Voici toutefois une conjecture qui ne semble pas dépourvue de vraisemblance. Nous avons déjà remarqué que le pont au Change n'étoit pas situé d'abord au lieu même où nous le voyons aujourd'hui, mais plus près du pont Notre-Dame; et cette position le mettoit naturellement dans la dépendance de Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Lorsqu'on résolut de le bâtir plus bas et hors du territoire de cette paroisse, il dut paroître juste de l'indemniser, ce qu'on fit sans doute en lui attribuant la moitié de ce pont. Cette opinion se fortifie, si l'on considère que la même indemnité a été accordée à plusieurs autres églises paroissiales dans des circonstances entièrement semblables[103].
Les confréries qui existoient à Saint-Jacques-de-la-Boucherie ont joui autrefois de quelque célébrité. Avant que chaque paroisse de Paris eût établi une société, ou fête particulière des clercs, la confrérie générale de tous les clercs de la ville étoit dans cette église. La confrérie de Saint-Charles, qui y fut instituée en 1617, avoit une telle réputation, que deux de nos reines n'ont pas dédaigné de s'y faire agréger. On voyoit dans une des chapelles une figure de saint Georges assez remarquable, qu'avoit fait élever une confrérie du nom de ce saint, dont l'origine remonte à l'an 1516. Mais la plus singulière de ces associations étoit celle que le testament d'un bourgeois de cette paroisse, nommé Jean de Fontenay, nous a fait connoître: ce testament, daté de 1227, porte un legs fait à la confrérie de Roncevaux, et nous apprend qu'elle avoit été établie sur les récits qu'avoit faits assez récemment le faux Turpin des martyrs de cette vallée d'Espagne et des merveilles qu'on y voyoit; ce qui étoit relatif à la fameuse bataille que Charlemagne donna dans cet endroit, au paladin Roland, et au pélerinage de Saint-Jacques en Galice.
Ces réunions fameuses, et qui existent de temps immémorial chez tous les peuples de la terre, ont été, comme toutes les institutions humaines, ou bienfaisantes ou funestes, suivant le bon usage ou l'abus qu'on en a fait: elles tiennent dans l'histoire de Paris, relativement à sa police et à ses mœurs, une place assez importante pour que nous saisissions cette occasion de présenter quelques idées générales sur leur origine et sur leurs différents caractères.
DES CONFRÉRIES.
L'homme est né pour la société: toutes les facultés que le Créateur lui a données tendent à ce but, ne sont utiles, ne reçoivent leur entier développement que dans ces rapports continuels qui le lient avec ses semblables; et les sophistes du siècle passé, qui ont isolé l'être pensant, sous prétexte de le mieux connoître, qui ont cherché les sensations et les idées que pouvoit avoir cet homme primitif et solitaire, enfant de leur imagination, n'ont prouvé autre chose que la fausse subtilité de leur esprit et leur ignorance complète du cœur humain.
La société, c'est l'ordre parmi les intelligences, c'est-à-dire leurs justes rapports d'autorité et de dépendance, depuis la plus foible de ces intelligences, jusqu'à Dieu qui est l'intelligence infinie et la source de tout pouvoir, de toute intelligence, de toute société.
La famille est le premier type de toute société; et là, par la position naturelle, ou, pour mieux dire, nécessaire des membres qui la composent, s'établissent d'elles-mêmes ces relations de dépendances et d'autorité qui en coordonnent toutes les parties, et que l'on voit ensuite se développer sous des formes plus ou moins compliquées, depuis la formation d'une simple bourgade, jusqu'à celle des cités, des nations, des grands empires, qui réunissent sous des lois plus générales un nombre plus ou moins grand de ces petites sociétés domestiques.
Plus ces formes se compliquent, plus ces relations s'étendent, moins elles peuvent être comprises par les intelligences vulgaires, qui sont le plus grand nombre, et qui, n'appréciant point alors les avantages qu'il y a pour elles dans l'obéissance, ne sentent plus que ce qu'il y a de pesant et de rigoureux dans le pouvoir. Il faut donc en quelque sorte diviser pour elles la société, la mettre pour ainsi dire à leur portée, afin que, la connoissant, elles puissent l'aimer, et l'aimant, la servir et lui demeurer fidèles. C'est dans cette vue tout à la fois politique et paternelle, que, dans tous les grands états où la juste mesure du pouvoir a été bien entendue, on a encouragé et protégé ces associations partielles qu'une certaine conformité de situation, d'industrie, de croyances ou d'opinions particulières, formoit entre un certain nombre d'hommes, associations dont l'effet étoit de simplifier l'action du gouvernement; et, le débarrassant de la police à peu près impossible des individus, de ne plus soumettre à cette action que des masses d'autant plus faciles à contenir et à diriger qu'elles portoient en elles-mêmes tous les principes d'ordre qui constituent la société.
Ces sociétés partielles, ou confréries, ont été ou civiles, ou religieuses, suivant la nature des causes qui les avoient fait naître.
On en rencontre de ces deux espèces chez tous les peuples de la terre: les Pharisiens, les Esséniens, les Saducéens, les Réchabites étoient autant de confréries différentes parmi les Juifs; on trouve chez les Égyptiens une confrérie de flagellants en l'honneur de leur dieu Sérapis; on voit Lycurgue distribuer ses Spartiates en plusieurs associations, auxquelles il ordonne l'union, l'amitié, la vie commune; deux autres législateurs, Romulus et Numa, instituent également des communautés; et le dernier principalement, ayant séparé les diverses professions qui s'exerçoient à Rome en autant de corporations, leur donna à chacune un patron pris parmi leurs faux dieux. Cet usage, qui se maintint pendant la république et sous les empereurs, fut adopté par les premiers chrétiens, suivant le témoignage de Tertullien. Dès les premiers siècles, ils fondèrent entre eux des associations, ou confréries particulières, dans lesquelles ils introduisirent les réglements des païens, lorsqu'ils leur semblèrent bons et utiles, rejetant soigneusement tout ce qu'ils offroient d'impie et de dangereux. Ces institutions, établies dans un esprit si nouveau, furent également civiles et religieuses: les dernières étoient connues sous le nom d'Agapes, et l'histoire de l'Église en a rendu célèbres la sainteté et l'admirable discipline. Les autres, qui se composoient des arts et métiers, commencèrent vers le temps d'Alexandre-Sévère: on en érigea dans toutes les grandes villes; chacune se choisit un patron et une église, où les frères assistoient en commun au service divin. On trouve qu'il leur étoit aussi permis de faire quelque collecte entre eux pour l'entretien de ce service et pour soulager les pauvres de leurs communautés: en tout, le but de ces pieux associés étoit d'attirer, par leurs bonnes œuvres et leurs charités, la bénédiction du ciel sur eux et sur leurs travaux.
Cependant ce qui est bon en soi-même, dès qu'il se corrompt, devient d'autant plus mauvais que son origine étoit plus excellente et plus sainte: corruptio optimi pessima. Nous apprenons par l'Écriture quelles erreurs et quelles fausses doctrines les sectes judaïques avoient ajoutées à la loi de Dieu; et si nous jetons les yeux sur les nations païennes dont la civilisation fut toujours si imparfaite, où le gouvernement ne connut presque jamais de juste milieu entre la foiblesse extrême et l'extrême violence, sur ces nations dont le despotisme des chefs ou l'anarchie des peuples composent presque toute l'histoire, nous n'en voyons aucune chez qui ces associations particulières n'aient, au milieu de leurs troubles civils, contribué au désordre, excité l'attention et l'inquiétude des magistrats. Cela est remarquable surtout chez les Romains, où elles étoient dangereuses dès le temps de Cicéron; car, dans sa harangue contre Pison, il se plaint de certaines sociétés établies nouvellement sous les titres spécieux de colléges et de communautés, dont le prétexte étoit le service des dieux, et le véritable but, de mauvais desseins contre la république. Cette remontrance fit abolir une partie des confréries qui existoient alors. Auguste, dans le nouvel ordre de choses qu'il institua, poussa la réforme plus loin, et les détruisit presque toutes. Alexandre Sévère les rétablit; et dans les premiers temps de la religion chrétienne, elles furent, comme nous l'avons dit, parmi les fidèles, des modèles de décence et de charité. Mais de si beaux commencements ne se soutinrent pas; et par les réglements des conciles et des empereurs chrétiens qui vinrent après, on voit qu'il étoit nécessaire de veiller sur elles avec une extrême vigilance, à cause des désordres et des scandales qui se commettoient dans plusieurs.
Les confréries des états modernes sont, comme celles des anciens, civiles et religieuses; et l'on voyoit de ces sortes d'associations répandues par toute la France. Plusieurs étoient utiles et légitimement établies, d'autres ont été illicites et dangereuses. Il en existoit un grand nombre à Paris, parmi lesquelles quelques-unes ont été célèbres, et même ont joué un rôle dans l'histoire. Nous essaierons de donner quelque idée des plus remarquables, ainsi que de celles qui étoient établies dans d'autres parties du royaume.
Il y avoit plusieurs espèces de ces confréries.
1o. Les confréries établies uniquement par un motif de dévotion pour le salut des âmes et l'édification de l'Église. Telle étoit celle qui fut instituée à Paris, en 1168, sous le titre de confrérie de Notre-Dame. Elle fut d'abord composée de trente-six prêtres et d'un nombre égal de laïques, notables bourgeois, en mémoire des soixante-douze disciples de J. C.; ensuite le nombre en fut porté jusqu'à cent. Les femmes, qui, dans le principe, en avoient été exclues, y furent admises l'an 1224, au nombre de cinquante. La reine et plusieurs dames pieuses et du premier rang désirèrent d'y être reçues; de manière que la société fut, depuis ce temps, divisée en trois classes, lesquelles furent toujours composées des personnes les plus qualifiées de la ville. Quant aux exercices réglés par les statuts, ils consistoient dans la célébration journalière du service divin, une procession générale en certain temps, des aumônes et des prières que les confrères devoient faire les uns pour les autres, etc. Telles étoient encore les confréries du Saint-Sacrement, du Saint-Nom de Jésus, de la Sainte-Vierge et autres semblables, dont les membres n'avoient d'autre objet que de travailler à leur propre sanctification.
2o. Les confréries établies pour des œuvres de charité. Il y en avoit dans la plus grande partie des paroisses de la France, et surtout à Paris. Les unes secouroient les pauvres honteux, les autres assistoient les malades indigents, et quelques-unes, sous le titre de Confrères de la Mort, ensevelissoient les défunts et assistoient à leurs obsèques.
3o. Les confréries de Pénitents. Elles portoient différentes dénominations; et ceux qui en étoient membres exerçoient sur eux certaines austérités en esprit de pénitence. On les a quelquefois nommés flagellants, à cause des disciplines publiques qu'ils se donnoient dans leurs processions générales: ils y paroissoient revêtus d'une tunique de toile blanche, rouge ou bleue, avec un capuchon qui leur couvroit le visage; et de là ils ont été appelés Pénitents bleus, rouges ou blancs. Toutefois il n'y avoit en France de semblables associations que dans les provinces voisines de l'Italie, d'où elles tirent leur origine.
4o. La quatrième espèce de confrérie avoit été érigée à l'occasion des pélerinages. Telles étoient à Paris celles du Saint-Sépulcre, aux Cordeliers; de Saint-Jacques, en son église rue Saint-Denis; de Saint-Michel, en sa chapelle dans la cour du Palais, pour ceux qui avoient fait les pélerinages de Jérusalem, de Compostelle ou du Mont-Saint-Michel. On y recevoit également toutes les personnes dévotes qui vouloient s'y engager et participer aux mérites et aux prières des pélerins.
5o. Venoient ensuite les confréries instituées par les négociants, pour attirer sur leur commerce les bénédictions du ciel. Telle fut celle qu'une compagnie des plus riches bourgeois de Paris établit, l'an 1170, sous le titre de Confrérie des marchands de l'eau. L'accroissement de la ville, et les nouveaux besoins d'une population qui, de jour en jour, devenoit plus nombreuse, donnèrent naissance à cette compagnie; car jusque-là, c'est-à-dire depuis le ravages des Normands, cette capitale, renfermée dans des bornes très-étroites, avoit tiré de son propre territoire et des provinces voisines tous les secours nécessaires à sa consommation; et le sel étoit la seule denrée qu'elle reçût par la rivière. Ces négociants, rassemblés pour faire un commerce plus étendu par eau, achetèrent des religieuses de Haute-Bruyère une place hors de la ville pour y construire un port, et fondèrent leur confrérie dans l'église de ce monastère. Cette place, qui leur fut cédée moyennant certaines redevances qu'ils payèrent à ces religieuses, retint le nom de Port-Popin, du nom d'un bourgeois de Paris à qui elle avoit appartenu; et Louis-le-Jeune, alors régnant, confirma cette acquisition et approuva cet établissement par des lettres-patentes de la même année 1170. À peine cette confrérie fut-elle établie, que celle de Notre-Dame, qui étoit plus ancienne de deux ans et plus considérable, tant par la qualité que par le nombre des personnes qui la composoient, prit le titre de grande confrérie, pour se distinguer de l'autre; titre qu'elle a gardé jusqu'au dernier moment de son existence. Dans la classe de cette confrérie des marchands de l'eau, doit être comprise celle des six corps des marchands de Paris[104].
6o. Les officiers de justice avoient aussi leurs confréries distinguées des autres, et formant une classe à part. Il y avoit à Paris celle des notaires, établie dans la chapelle du Châtelet en 1300; celles de la compagnie du lieutenant criminel de robe-courte, de la compagnie du guet, des huissiers à cheval et des sergents à verge.
7o. Celles des artisans étoient en aussi grand nombre qu'il y avoit d'arts et métiers. Chaque communauté, de même que dans les premières confréries chrétiennes, avoit son patron, se rassembloit dans une église particulière, et avoit la liberté de se faire des statuts. Ceci commença à être réformé sous le règne de saint Louis par Étienne Boislève; et depuis ce temps ils furent obligés d'avoir recours au magistrat pour obtenir des réglements, ou du moins pour homologuer les articles qu'ils avoient arrêtés.
8o. Une confrérie fort extraordinaire et d'une espèce toute particulière est celle qui se forma à Paris en 1402, sous le titre de Confrères de la Passion; elle avoit pour objet de représenter sur un théâtre public les mystères de la vie de Jésus-Christ, les actes des martyrs, etc. Nous y reviendrons.
9o. Enfin il y a eu des confréries de factieux, qui ont paru à certaines époques, et qui, comme celles dont se plaignoit l'orateur romain, se couvroient du voile spécieux de la religion pour troubler l'État. Divers conciles du treizième siècle prononcèrent anathème contre des sociétés de ce genre, qui s'étoient élevées en plusieurs parties de la France, et qui la troubloient par leurs violences et leurs désordres. Tels étoient encore ces Pénitents bleus, qui, du temps de la Ligue, se rassemblèrent à Bourges, par un esprit de révolte contre l'autorité royale. Mais la plus remarquable est celle qui s'établit à Paris en 1357, sous le titre de Notre-Dame. Étienne Marcel, prévôt des marchands, en fut le chef; et tout ce qu'il y eut de séditieux, de gens malintentionnés, s'y enrôlèrent. Ils avoient pour but de traverser, dans l'administration du royaume, Charles V, alors dauphin et régent pendant la captivité de son père. On verra par la suite tous les désordres, tous les meurtres, tous les malheurs que cette faction causa dans Paris. Charles, parvenu à la couronne après la mort du roi Jean, accorda une amnistie à ces rebelles, et en même temps cassa leur confrérie par des lettres-patentes du mois d'août 1358.
Ces pernicieuses sociétés sont heureusement rares, et depuis le règne de Henri IV, on n'en voit plus reparoître en France. Quant aux confréries d'artisans, elles avoient leurs inconvénients comme toute autre institution humaine: elles étoient quelquefois tumultueuses, et demandoient une surveillance qui parut, à certaines époques, fatiguer le gouvernement, car on les voit entièrement abolies sous François Ier, rétablies ensuite et abolies de nouveau sous Charles IX; enfin, sous Louis XIV, il fut expressément défendu d'en former aucune sans la permission particulière du roi. De telles variations dans leur existence prouvent toutefois qu'on en sentoit aussi les avantages; et ces avantages, fort au-dessus des inconvénients, n'ont jamais été mieux appréciés que depuis que la révolution les a détruites; cette destruction ayant été l'une des causes les plus actives de la corruption des classes inférieures de la société.
L'HÔPITAL
DE SAINTE-CATHERINE.
En rentrant dans la rue Saint-Denis et en la remontant, on rencontroit cet hôpital, lequel étoit situé au coin de cette rue et de celle des Lombards. Son premier nom connu est celui d'hôpital des pauvres de Sainte-Opportune. Le nombre et la célébrité des miracles opérés par l'intercession de cette sainte, attiroient une foule de pélerins à l'église qui porte son nom; vis-à-vis on bâtit un hospice pour les recevoir: telle est l'origine de cet hôpital. Quant à l'époque où il fut fondé, il est impossible de la fixer. Les anciens titres ayant été perdus, le roi y suppléa par des lettres-patentes du mois de mars 1688, dans lesquelles, d'après un exposé des religieuses de cette maison, on en fait remonter l'origine jusqu'au onzième siècle, mais sans pouvoir en donner aucune preuve. Les historiens de Paris la rapportent à l'an 1184[105]. Un auteur plus moderne[106] la place dans le neuvième siècle, plusieurs à d'autres époques, sans qu'aucun fournisse la moindre autorité au soutien de son opinion. Le plus ancien titre qui fasse mention de cet édifice est une lettre de Maurice de Sully, évêque de Paris, au sujet de la donation faite par Thibauld d'une maison sise rue des Lombard, à l'hôpital des pauvres de Sainte-Opportune; cet acte, qui est de 1188, a été publié par Dubreul. Il paroît, par divers autres titres du treizième siècle[107], que cet établissement étoit alors administré par un maître et par des frères; et que dès lors il portoit le nom de Sainte-Catherine, la chapelle ayant été dédiée sous ce vocable[108]. En 1328 le régime avoit été changé, et il y avoit dans cette maison un maître ou proviseur, des frères et des sœurs. Cette union subsista jusqu'au seizième siècle; et depuis, l'administration en fut commise aux seules religieuses, sous l'inspection et l'autorité d'un supérieur ecclésiastique nommé par l'évêque; ce changement se fit, selon les uns, en 1521, selon d'autres, en 1557[109].
Les religieuses de cet hôpital suivoient la règle de saint Augustin. Leurs principales fonctions étoient de loger et de nourrir les femmes ou filles qui cherchoient à entrer en condition; elles leur donnoient l'hospitalité, et le nombre de ces pauvres femmes se montoit ordinairement à quatre-vingt-dix. Elles recevoient aussi les personnes qui arrivoient de la province pour des procès ou affaires particulières, et qui n'avoient pas le moyen de se procurer un asile; enfin elles se chargeoient de faire enterrer au cimetière des Saints-Innocents les personnes noyées ou mortes dans les rues de Paris et dans les prisons[110]. Les statuts d'Eustache du Bellay avoient d'abord fixé le nombre de ces religieuses à neuf; mais la sage administration de leurs revenus leur ayant permis d'augmenter leurs bâtiments, leur communauté se trouvoit, dans les derniers temps, composée de trente sœurs, religieuses ou novices.
Dans ces bâtiments, elles avoient obtenu de comprendre une rue ou ruelle, qui passoit à côté de la principale porte de leur maison, et qui paroît avoir communiqué de la rue Saint-Denis dans celle de la Vieille-Monnoie. Jaillot pense que c'est celle dont il est fait mention dans le Nécrologe de l'église de Paris, sous le nom de ruelle de Garnier-Maufet.
Sur la porte extérieure de cet hôpital étoit une statue de sainte Catherine, faite, en 1704, par Thomas Renaudin, sculpteur de l'académie royale[111].
SAINT-JOSSE.
Cette petite église paroissiale s'élevoit au coin des rues Aubry-le-Boucher et Quinquempoix.
Des traditions et des légendes apocryphes, adoptées par quelques historiens de Paris, en font remonter l'origine jusqu'au septième siècle; les uns prétendent que c'étoit un hôpital dès le temps que saint Fiacre vint à Paris, vers l'an 620, et que ce saint y avoit logé; d'autres ajoutent que ce même lieu servoit aussi d'habitation à saint Josse, fils d'un roi de la petite Bretagne, dans les différents voyages qu'il fit dans cette ville. Toutes ces assertions manquent de preuves suffisantes. Il ne reste aucun titre qui prouve qu'il y eût, au septième siècle, des hôpitaux dans la partie de Paris appelée la Ville. Les actes les moins suspects de la vie de saint Josse ne parlent que d'un seul voyage de ce saint à Paris, où il paroît qu'il ne fit que passer; et l'on ne voit point que saint Fèfre, ou Fiacre, y ait demeuré, ni même qu'il y soit venu. Sans perdre du temps à lever des difficultés si peu importantes, et à rapporter les conjectures des divers auteurs, il nous suffira de dire que la chapelle Saint-Josse n'a pu exister avant le neuvième siècle, puisque le culte de ce saint n'a été établi que depuis ce temps, et que le titre qui l'érige en paroisse est du mois d'avril 1260. Dans ce titre, il n'y est point dit qu'il y eût jamais eu un hôpital en cet endroit; et elle y est représentée comme une petite église nouvellement construite, de novo fundata.
Ce fut à l'occasion des nouveaux murs élevés par Philippe-Auguste que la destination de cette chapelle fut changée. Elle venoit d'être renfermée dans la ville, et les paroissiens de l'église Saint-Laurent, dont le territoire s'étendoit jusque là, représentèrent la nécessité de l'ériger en succursale, ou en paroisse. Ils alléguoient l'éloignement de Saint-Laurent (propter intolerabilem distantiam), et la difficulté d'administrer la nuit et à une telle distance les sacrements aux malades et aux mourants. Ces motifs parurent devoir l'emporter sur l'intérêt personnel du curé de Saint-Laurent, qui s'opposoit à leur juste demande; et les obstacles qu'il avoit fait naître furent levés, moyennant un accord stipulé par des arbitres que l'évêque avoit nommés à cet effet. Il fut convenu que, du consentement du prieur de Saint-Martin-des-Champs, qui nommoit à la cure de Saint-Laurent, et du curé de cette dernière église, la chapelle Saint-Josse seroit déclarée paroissiale, moyennant certaines redevances envers les deux parties intéressées, et qu'elle auroit pour paroissiens tous ceux qui, dans la nouvelle enceinte, étoient auparavant de la paroisse Saint-Laurent.
Le chevet de cette chapelle étoit autrefois tourné vers l'orient: lorsqu'on la reconstruisit, en 1679, l'autel fut placé au nord, contre l'ancien usage, et il resta dans cette position jusqu'à la destruction de l'église. C'étoit un bâtiment très-petit et de forme carrée; le portail avoit été élevé, jusqu'à la première corniche, sur les dessins d'un habile architecte de ce temps, nommé Gabriel le Duc; mais on ne les suivit point pour le reste de l'édifice, que l'on fit moins long et moins haut qu'il ne l'avoit projeté.
CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE SAINT-JOSSE.
TABLEAUX.
Sur le maître-autel, une présentation au temple, par un inconnu.
Un saint Sébastien, par Martin Fréminet: ce tableau étoit estimé des connoisseurs[112].
Cette paroisse étoit extrêmement circonscrite: les maisons de la rue Aubry-le-Boucher et de la rue Quinquempoix, qui touchoit à l'église, n'en faisoient point partie. Son territoire comprenoit un carré formé par l'autre côté de ces deux rues et par la rue Saint-Martin, plus trois maisons de la même rue, à commencer par celle qui fait l'angle gauche de la rue des Ménétriers; et enfin, douze ou treize maisons qui sont à la gauche dans cette dernière rue, en y entrant par la rue Saint-Martin; ce qui formoit en tout vingt-neuf maisons[113].
LE CHAPITRE
DU SAINT-SÉPULCRE.
C'étoit dans la rue Saint-Denis, au-dessus du marché des Innocents, et après la rue Aubry-le-Boucher, qu'étoit située cette ancienne communauté; elle a été entièrement détruite dès les commencements de la révolution, et remplacée en partie par un bâtiment connu sous le nom de cour Batave.
Le mauvais succès des croisades avoit ralenti par degré le zèle qui les avoit fait naître; cependant il n'étoit point encore entièrement éteint sous le règne de Charles-le-Bel. L'ardeur des sentiments religieux étoit encore dans toute sa force; et dans cette ferveur de christianisme qui animoit, soutenoit et tendoit sans cesse à perfectionner la société, les hommes de bien étoient préparés à tous les grands dévouements, ceux qui avoient commis des crimes, à toutes les grandes expiations.
Au milieu de cette disposition des esprits, le pape Jean XXII crut pouvoir solliciter, en 1324, une nouvelle croisade, dont certaines circonstances empêchèrent ensuite l'exécution. Cependant, sur la première demande qu'il en avoit faite, plusieurs avoient pris la croix et se préparoient déjà à passer la mer. Ces nouveaux croisés, réunis par le même vœu et par les mêmes intentions, cherchèrent un lieu où ils pussent s'assembler et prendre des mesures convenables pour leur voyage; et, en attendant le moment favorable pour l'exécution de ce pieux dessein, ils formèrent une espèce de société, ou confrérie, à laquelle se faisoient agréger tous ceux qui étoient animés du même zèle et vouloient partager les mêmes travaux.
Louis de Bourbon, comte de Clermont, qui favorisoit leur projet, leur donna, en 1325, une somme de deux cents livres parisis, pour acheter un emplacement où ils pussent faire bâtir une église; et sa prévoyance s'étendant même jusque sur l'avenir, il voulut qu'ils y joignissent un hôpital pour les pélerins qui passeroient à Paris, en allant au Saint-Sépulcre, ou en revenant de ce pélerinage. La place fut achetée; la première pierre de l'église fut posée le 18 mai 1326[114], et le vendredi devant Noël de l'année suivante, on y chanta la première messe: ce qui fut constaté par une inscription qu'on voyoit sur le portail.
La construction de cet édifice fit naître diverses contestations. L'évêque, le chapitre de Notre-Dame et celui de Saint-Méri, sur la censive desquels il se trouvoit, prétendirent respectivement qu'il étoit dans leur dépendance; et d'un autre côté, plusieurs curés de Paris, pour la conservation de leurs droits curiaux, s'opposoient aux enterrements qu'on vouloit y faire. On mit fin à ces différends, en donnant la juridiction de l'église au chapitre de Notre-Dame, et les curés obtinrent que les corps de ceux qui voudroient être enterrés au Saint-Sépulcre, seroient d'abord portés à leur paroisse[115]; par le même accord, il fut convenu que le chapitre disposeroit, alternativement avec les confrères, des prébendes, qui n'étoient alors qu'au nombre de trois, dotées chacune de 40 livres de rente; conservant d'ailleurs tous les droits de juridiction, visite, correction sur les chanoineries, prébendes et chapelles que les confrères pourroient fonder par la suite. Il se réserva en outre la justice sur l'église et sur le territoire de l'hôpital que l'on projetoit de construire, territoire dont l'étendue fut fixée à un arpent et la centième partie d'un arpent.
Cependant cet hôpital ne fut point bâti, parce que ces premiers croisés ne réussirent point à faire partager le zèle qui les dévoroit à un assez grand nombre de prosélytes, et que l'on commençoit à se dégoûter de ces entreprises lointaines, et qui, jusqu'à ce moment, avoient eu si peu de succès. Alors on imagina de fonder de nouveaux bénéfices avec les revenus qu'avoient produits la piété et la libéralité des confrères, dont le nombre montoit, en 1338, à plus de mille. Plusieurs de ces bénéfices furent érigés en canonicats par le chapitre de Notre-Dame. En 1551 on y comptoit seize chanoines et dix-sept chapelains.
Le vain titre d'hôpital fut cependant préjudiciable à cette communauté: car il parut suffisant pour la faire comprendre dans le nombre des maisons de ce genre qui furent réunies par l'édit de 1672[116] aux ordres de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Saint-Lazare; et ce n'est qu'en 1693 que les choses furent remises sur l'ancien pied, par un édit nouveau qui annuloit le premier. À cette époque les chanoines obtinrent, par un autre arrêt, l'exclusion des confrères et la régie des biens dont ils jouissoient. En cela il ne leur fut donné que ce qu'il étoit juste qu'on leur accordât; car il leur fut facile de prouver qu'il n'y avoit jamais eu d'hôpital au Saint-Sépulcre, que toutes leurs possessions leur avoient été concédées pour fondations de chapelles et de services; et par conséquent qu'il étoit inutile que les confrères en eussent l'administration. Ils firent voir d'ailleurs qu'un article des statuts de 1329 leur accordoit déjà la régie de ces biens.
À peine furent-ils devenus administrateurs, qu'ils renouvelèrent la demande qu'ils avoient déjà faite plusieurs fois de la réduction de leurs prébendes, afin qu'ils pussent, disoient-ils, acquitter les dettes contractées par la confrérie. Le cardinal de Noailles, après l'information légale, donna son décret le 28 juillet 1713. Les canonicats furent réduits à douze et les chapellenies à onze. Ces bénéfices étoient à la nomination alternative de deux chanoines de Notre-Dame, qui avoient ce droit attaché à leurs prébendes.
CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE DU SAINT-SÉPULCRE.
TABLEAUX.
Sur le maître-autel, la résurrection de N. S., par Lebrun[117]. Sur le devant du même autel, une descente de croix par un peintre ancien et inconnu.
Dans la quatrième chapelle à gauche, saint Jérôme dans le désert, par La Hire.
SCULPTURES.
Sur le portail de l'église, un bas-relief représentant la sépulture de N. S.
Au-dessus de la porte du cloître, rue Saint-Denis, une statue de J.-C., par Jean Champagne, élève du Bernin.
L'église du Saint-Sépulcre étoit une des quatre collégiales dépendantes de Notre-Dame, et que l'on nommoit les quatre Filles de la cathédrale. Elle jouissoit de tous les droits paroissiaux sur ceux qui demeuroient dans l'enceinte de son cloître ou de son territoire; et les fonctions curiales étoient remplies par le chanoine de semaine. Mais en raison de ce rapport de dépendance, qui existoit entre cette collégiale et le chapitre de l'église de Paris, ses membres ne pouvoient faire pour eux ce qu'ils faisoient pour les autres; et les chanoines et bénéficiers du Saint-Sépulcre, de même que ceux des autres Filles de Notre-Dame, recevoient les derniers sacrements et la sépulture d'un bénéficier de cette église, député par le chapitre[118].
LES RELIGIEUSES
DE SAINT-MAGLOIRE.
Leur monastère étoit aussi dans la rue Saint-Denis, au-dessus de l'église du Saint-Sépulcre. On sait que les chanoines de Saint-Barthélemi, dans la Cité, et les religieux qui leur furent substitués, possédoient une chapelle de Saint-Georges hors des murs de Paris; et que ces derniers, lorsqu'ils abandonnèrent leur ancienne demeure pour venir s'établir dans l'endroit où étoit située cette chapelle, lui transportèrent le nom de Saint-Magloire, que portoit depuis long-temps l'église de Saint-Barthélemi. Avant ce changement de domicile, Henri-le-Lorrain[119] leur avoit fait plusieurs donations de terres: des lettres de Louis-le-Gros confirmèrent le don qu'il leur avoit fait; et Guinebauld, qui étoit alors abbé de Saint-Magloire, obtint de ce prince la permission d'y établir des religieux de sa communauté pour y célébrer l'office divin. En 1138 la communauté entière s'y transporta; et elle y resta jusqu'en 1572, que Catherine de Médicis la fit transférer à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, et mit à sa place les Filles-Pénitentes, qui occupoient alors l'hôtel de Soissons, dont elle avoit résolu de se faire un palais.
Ce dernier ordre existoit depuis près d'un siècle; et tous les historiens de Paris rapportent son institution à un cordelier nommé Jean Tisserand. Ce prédicateur s'éleva si souvent, et avec tant de force et d'onction, contre les excès du libertinage; il fit des peintures si vives des châtiments qui devoient en être la suite, que plusieurs femmes de mauvaise vie, touchées de ses discours, se mirent sous sa conduite, et résolurent de réparer, par une vie édifiante, le scandale de leurs désordres passés. On rapporte cette circonstance à l'an 1492 ou 1493.
Le nombre de ces pénitentes augmenta tellement[120] qu'il fixa l'attention, et qu'on crut nécessaire de les réunir et de leur procurer un asile. Louis XII, alors duc d'Orléans, leur céda la moitié de son hôtel de Bohème, depuis hôtel de Soissons, et engagea Charles VIII à autoriser cet établissement, ce que fit ce dernier par ses lettres-patentes du 14 septembre 1496. En même temps il eut soin de faire approuver et confirmer cet ordre, sous la règle de saint Augustin, par une bulle d'Alexandre VI. Peu de temps après, les Filles-Pénitentes acquirent l'autre moitié de l'hôtel, de deux domestiques[121] du duc d'Orléans auxquels ce prince en avoit fait don lorsqu'il fut monté sur le trône. Le contrat de cette acquisition, faite au prix de 2000 écus d'or couronnés, est de l'an 1500. Dans les commencements de leur établissement, elles étoient si pauvres, qu'on leur permit de sortir de leur cloître pour quêter leur subsistance; mais dès qu'elles eurent amassé de quoi vivre, elles observèrent une exacte clôture.
À peine les Filles-Pénitentes, sorties de l'hôtel de Soissons, furent-elles en possession du monastère de Saint-Magloire, qu'elles en prirent le nom; et c'est ainsi qu'elles sont indiquées dans tous les actes et titres postérieurs. Les temps malheureux de la Ligue ayant introduit la licence et le relâchement dans les monastères, cette maison se ressentit, comme les autres, d'un désordre qui troubloit d'ailleurs toutes les classes de la société. Lorsque le calme fut rétabli, la réforme en fut confiée à huit religieuses de l'abbaye de Montmartre, qui s'y transportèrent en 1616; et par le soin qu'elles eurent d'abord d'adoucir l'austérité de quelques anciennes pratiques, elles y rétablirent bientôt l'ordre et la régularité, qui depuis s'y sont toujours maintenus.
On lit dans les statuts que leur donna Jean-Simon de Champigni, évêque de Paris, un article par lequel il leur étoit défendu de recevoir aucune novice qui n'eût fourni des preuves de ses foiblesses; et les précautions qu'établit le bon prélat pour s'en assurer, et pour empêcher cependant que le désir d'entrer dans cette communauté ne portât de malheureuses filles à se livrer au libertinage, sont d'une naïveté qui ressemble presque au scandale, et que, par cette raison, nous ne rapporterons point ici. Cette loi bizarre fut bientôt abrogée, et depuis long-temps on n'y recevoit plus, comme dans les autres communautés, que des vierges pures et dignes de l'époux, qu'elles avoient choisi. On fit aussi, à la même époque, le projet non moins bizarre d'instituer, pour la conduite de ce monastère, des religieux du même ordre, qui auroient fait leurs vœux entre les mains de la supérieure; mais ce dessein resta sans exécution.
CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE SAINT-MAGLOIRE.
SÉPULTURES.
Dans cette église avoit été inhumé André Blondel, seigneur de Roquemont, et contrôleur des finances sous Henri II[122]; ce Blondel étoit Lyonnois, et devoit sa fortune à Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, si célèbre par sa beauté et par le long empire qu'elle exerça sur le cœur de Henri II[123].
En 1525 et 1549 on découvrit, dans les jardins voisins de l'église, plusieurs ossements, avec des chaînes de fer et des potences, ce qui fit croire à plusieurs que ce lieu avoit été anciennement la place de la justice patibulaire de Paris. Jaillot pense que c'étoit celle de Saint-Magloire, dont la prison étoit voisine. On sait que sous le régime féodal, tel qu'il étoit devenu vers la fin de la seconde race et au commencement de la troisième chaque seigneur avoit le droit de justice sur ses terres, et, attentif à soutenir ce privilége, réclamoit très-fortement les coupables dont le crime avoit été commis sur sa censive, pour les faire condamner à son tribunal particulier. Dans le cas d'exécution, les corps des suppliciés n'étoient point portés au gibet public, qui n'appartenoit qu'au roi, mais aux piliers du seigneur qui les avoit fait punir[124].
L'ÉGLISE
DE SAINT-LEU ET SAINT-GILLES.
Les religieux de Saint-Magloire, après avoir quitté la Cité, et s'être établis dans leur chapelle Saint-Georges, avoient permis d'élever des habitations sur le terrain qui dépendoit de leur monastère, mais sous la condition que les habitants seroient paroissiens de Saint-Barthélemi. L'éloignement où le Bourg-l'Abbé et les rues voisines étoient de cette église les détermina depuis à consentir que ceux qui demeuroient dans ce quartier fissent célébrer, à leurs frais, l'office divin à un autel qui fut élevé à cet effet dans leur propre église. Dubreul dit avoir vu des titres qui spécifioient qu'il étoit placé du côté méridional du chœur, et sous l'invocation de Saint-Leu et Saint-Gilles. Il auroit dû dire simplement Saint-Gilles: car certainement ce saint fut d'abord le seul patron de cette paroisse, et ensuite long-temps nommé le premier. Tout porte à croire que le nom de saint Leu (ou Loup), évêque de Sens, n'a été joint au premier vocable, que parce que sa fête étoit célébrée le 1er septembre, le même jour que celle de saint Gilles[125].
Le nombre des paroissiens s'étant successivement augmenté, et l'enceinte qu'avoit fait élever Philippe-Auguste rendant la communication plus difficile entre la ville et les faubourgs, les religieux de Saint-Magloire et le curé de Saint-Barthélemi, sur les nouvelles représentations qui leur furent faites, consentirent qu'on bâtît, près du monastère, une chapelle succursale, dépendante de l'ancienne paroisse; cet accord est de l'an 1235. Mais cette chapelle se trouva bientôt trop petite; car on voit, par un ancien titre[126], qu'au mois de novembre 1270 on en faisoit construire une nouvelle.
En 1319, l'église Saint-Gilles n'étoit encore qu'une chapelle succursale: elle fut rebâtie de nouveau l'année suivante, et les religieux de Saint-Magloire permirent qu'on y mît deux petites cloches qui pussent être entendues dans les rues Aubry-le-Boucher et Bourg-l'Abbé où étoient des maisons qui en dépendoient; le caractère de construction de la nef indique en effet ce temps-là, quoiqu'il paroisse que depuis on l'a rendue plus solide[127]. Vers la fin du même siècle on songea à agrandir cette église, et les marguilliers achetèrent, dans cette intention, quelques portions du terrain qui l'environnoit; mais plusieurs obstacles empêchèrent que le projet ne fût alors exécuté.
Cette église étoit encore succursale en 1611, lorsqu'on jeta les fondements du chœur, lequel fut construit dans un goût moderne[128] tout-à-fait différent du reste. Enfin, en 1617, Henri de Gondi, cardinal et évêque de Paris, la sépara de Saint-Barthélemi et l'érigea en église paroissiale[129].
CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE SAINT-LEU ET SAINT-GILLES.
TABLEAUX.
Sur le maître autel, une Cêne par Porbus[130] Dans le chœur, une Nativité et un Saint-Gilles, par Oudry; la Résurrection, par Bertin; la Pentecôte et une copie de Raphaël, par des peintres inconnus.
Dans la chapelle à droite, Jésus-Christ et la Samaritaine, par Restout.
Dans la chapelle à gauche, une Annonciation par le même. Dans la nef, un couronnement d'épines et un Christ, par Mérelle; une Vierge et l'enfant Jésus adoré par des anges; Notre Seigneur au jardin des Olives; la Vierge pleurant sur le corps de son fils; un saint Jacques; Tobie rendant la vue à son père, par des peintres inconnus.
Derrière l'œuvre, les disciples d'Emmaüs, par un peintre inconnu.
SÉPULTURES.
Dans cette église avoit été inhumée Marie de Landes, épouse de Guillaume de Lamoignon, premier président au parlement de Paris[131].
Le territoire de cette paroisse s'étendoit sur toutes les maisons situées à droite dans la rue Saint-Denis, depuis l'église du Saint-Sépulcre exclusivement; jusqu'à la rue Greneta. Elle continuoit à droite un peu au-delà de la rue Bourg-l'Abbé, renfermant cette rue en entier et une partie de celle du Grand-Hurleur. Elle possédoit aussi tout le côté droit de la rue aux Ours, en y entrant par la rue Saint-Denis, et en y joignant le coin de la rue Saint-Martin. Il faut y ajouter quelques maisons de la rue Quinquempoix, une partie du côté gauche de la rue aux Ours, la rue du Petit-Hurleur en entier, le cul-de-sac de la Porte aux Peintres, la rue Salle-au-Comte, et celle de Saint-Magloire. Enfin elle faisoit un écart jusque dans la rue Aubry-le-Boucher, où elle possédoit aussi quelques maisons.
C'étoit un ancien usage, dans l'église de Saint-Leu, de faire des prières pendant neuf jours, à l'occasion de l'avénement de nos rois à la couronne. Le 14 octobre 1716, la duchesse de Ventadour, gouvernante de Louis XV, assista dans cette église à la messe qui terminoit la neuvaine qu'on venoit d'y faire pour le jeune roi; et cet événement parut digne d'être consacré dans un tableau où on voyoit Louis XV, sa gouvernante, le duc d'Orléans, régent du royaume, le duc de Bourbon, le maréchal de Villeroi, qui tous adressoient leurs prières à saint Leu. Ce tableau étoit placé à droite dans le chœur de cette église.
On ignore à quelle époque et à quelle occasion le nom du second patron est devenu le premier[132].
HÔTELS DU QUARTIER
SAINT-JACQUES-DE-LA-BOUCHERIE.
HÔTEL D'ALENÇON.
Sauval dit avoir vu les restes d'un hôtel de ce nom, rue des Cinq-Diamants, dans des maisons situées à droite et à gauche de cette rue; ce qui le porte à croire qu'elle auroit été ouverte au travers de cet édifice. Jaillot, sans nier ce fait, dit n'en avoir trouvé absolument aucune trace.
HÔTEL DU COMTE DE DAMMARTIN.
Il étoit situé dans la rue Salle-au-Comte, et appartenoit, dans le treizième siècle, à ce seigneur. Cette demeure devint depuis la propriété du chancelier de Marle, qui y fit élever une fontaine encore subsistante aujourd'hui, et connue sous le nom de ce magistrat.
LE PARLOIR DES BOURGEOIS.
Tel étoit le nom de la maison où nos premiers magistrats municipaux tenoient leurs assemblées. Cette maison étoit située dans la rue Saint-Leufroi, près de l'arcade du Châtelet. Nous dirons plus tard à quelle époque et à quelle occasion ces magistrats allèrent s'établir à la place de Grève[133].
Il y avoit encore dans ce quartier, et à la Vallée de misère (depuis la rue Trop-va-qui-dure), une maison que, dès le temps de Childebert Ier, on appeloit la Maison-de-la-Marchandise, et qui portoit encore ce nom en 1612. Dubreul a cru y reconnoître l'ancien parloir des bourgeois; Jaillot pense qu'il s'est trompé: cette maison, qui occupoit tout l'espace compris entre la rue de la Saunerie et le Grand-Châtelet, faisoit en effet partie du domaine de la ville; mais c'étoit dans la rue Saint-Leufroi que le corps municipal tenoit ses séances.
MAISON DU POIDS DU ROI.
Cette maison étoit située dans la rue des Lombards; et jusque dans les premières années du dix-huitième siècle, les étalons ou modèles des poids et mesures y étoient déposés.
On trouve que jusqu'à Louis VII nos rois étoient demeurés propriétaires de cet établissement et des priviléges qui y étoient attachés. Depuis ils en cédèrent la propriété, qui passa en plusieurs mains et fut définitivement acquise par le chapitre de Notre-Dame, lequel en jouissoit encore dans le siècle dernier.
Le droit de visiter les poids et balances de tous les marchands et artisans, appartenoit depuis plusieurs siècles au corps des épiciers. Nous apprenons qu'en 1321 le prévôt de Paris, sur l'ordre qu'il en reçut du parlement, fit ajuster les poids à la monnoie; qu'il fut fait trois étalons dont l'un fut remis aux mains des épiciers, et les deux autres déposés à la monnoie et au poids du roi. En 1484, ce droit leur fut confirmé par de nouvelles ordonnances; et ils l'exerçoient à l'égard de toute espèce de marchands, les orfévres exceptés, lesquels relevoient directement de la monnoie. Dans toutes leurs visites, ils étoient accompagnés d'un juré balancier nommé par le prévôt de Paris, sur leur présentation.
Jusqu'en 1434, les poids dont on se servoit pour étalons n'étoient que des masses de pierre que l'on avoit façonnées et ajustées. Ce n'est que depuis cette époque qu'on les a faits en cuivre[134].
RUES DU QUARTIER
SAINT-JACQUES-DE-LA-BOUCHERIE.
Marché de l'Apport-Paris. C'est un petit espace carré qui se trouve situé entre l'extrémité de la rue Saint-Denis et l'angle de la nouvelle place du Châtelet.
Rue Aubry-le-Boucher. Elle traverse de la rue Saint-Denis à celle de Saint-Martin, et doit son nom à une famille connue au treizième siècle. Dans un accord fait en 1273, entre Philippe-le-Hardi et le chapitre de Saint-Méri, et dans plusieurs autres titres du même siècle[135], elle est appelée vicus Alberici Carnificis, ce qui porte à croire que cette famille se nommoit Aubry, et que l'autre mot désignoit la profession de celui qui le premier donna son nom à la rue. Dans d'autres titres elle est nommée Auberi-le-Bouchier[136]. Le petit peuple l'appelle, par corruption, Briboucher.
Rue d'Avignon. Elle aboutit d'un côté dans la rue Saint-Denis, et de l'autre dans celle de la Savonnerie, et faisoit autrefois un retour en équerre dans celle de la Heaumerie, lequel subsiste encore aujourd'hui sous le nom de rue Trognon. Ces trois parties ont eu chacune un nom différent, ce qui a jeté de la confusion dans l'application qu'on en a faite. Sauval et Lebeuf présentent chacun leur opinion, qui est combattue par Jaillot; et voici ce qui semble le plus probable. Au commencement du quinzième siècle, la partie de cette rue qui donne dans celle de la Savonnerie s'appeloit ruelle Jehan-le-Comte, près la Pierre-au-Lait[137]; et dans le même temps la rue Trognon portoit le nom de rue Jehan-le-Comte[138]. Quant à la partie de la rue d'Avignon qui donne dans la rue Saint-Denis, c'est elle probablement que Guillot appelle la Basennerie, d'où il vint, dit-il, dans la rue Jehan-le-Comte.
Rue du Pied-de-Bœuf. Elle aboutissoit aux rues de la Joaillerie, de la Tuerie et à la rivière. Cette rue portoit déjà ce nom dès 1437, ainsi que le prouve un ancien titre[139]; et l'on ignore d'où il lui vient.
Rue du Crucifix-Saint-Jacques. Elle va de la rue Saint-Jacques-de-la-Boucherie à la place qui est devant l'église, et à la rue des Écrivains. Les plus anciens titres qui en parlent l'appellent vicus strictus ab opposito frontis Ecclesiæ S. Jacobi; elle est ainsi désignée en 1270. On la trouve depuis sous le nom de ruelle du Porce ou Porche-Saint-Jacques. Le nom de Crucifix, qu'elle a pris ensuite, vient du fief du Crucifix, dont la principale maison faisoit le coin de cette rue et de celle Saint-Jacques. Cette maison avoit pour enseigne un crucifix d'où le fief et la rue avoient pris leur nom.
Rue Saint-Denis. La partie de cette rue qui est comprise dans ce quartier commence au Grand-Châtelet, et finit au coin des rues aux Ours et Mauconseil. Cette rue s'appeloit anciennement la Grant-Rue; en 1310, la rue de Paris[140]; et en 1372 la Grant-Chaussiée M. Saint Denys et Grand-Rue Saint-Denys; mais elle ne prenoit ces noms que depuis l'enceinte jusqu'aux bourgs qui l'environnoient. Entre le Grand-Châtelet et les Innocents, elle s'appeloit la Sellerie[141]. On la trouve aussi indiquée sous le nom des Saints-Innocents[142].
Rue des Cinq-Diamants. Elle traverse de la rue Aubry-le-Boucher dans celle des Lombards. Elle est appelée dans deux anciens titres, dont le dernier est un acte passé par Philippe-le-Hardi, Corrigea et Corrigiaria[143]. Guillot l'appelle Conréerie, et les archives de Saint-Martin-des-Champs, Couroirie et Courouerie. En 1421 et 1550, de la Corroierie et Vieille-Couroirie. Cependant on la trouve aussi indiquée, dès 1536, sous celui des Cinq-Diamants, qui étoit l'enseigne d'une maison de cette rue[144].
Rue des Écrivains. Elle aboutit dans la rue de la Savonnerie et dans celle des Arcis. Cet endroit s'appeloit la Pierre-au-Lait avant 1254[145]; et l'on connoît encore sous ce nom[146] le carrefour où aboutissent les rues de la Heaumerie, des Écrivains, de la Savonnerie, d'Avignon et de la Vieille-Monnoie. La rue des Écrivains n'étoit connue, au treizième siècle, que sous le nom de Vicus Communis, et en 1300 sous celui de la Pierre o Let. En 1439, on la trouve indiquée sous le nom de la la-Pierre-au-lait dite des Écrivains. Ce dernier nom lui vient des écrivains qui s'établirent dans de petites échoppes placées le long de l'église.
Rue de Gesvres. Cette rue a été ouverte en 1642, pour communiquer directement du quai de la Mégisserie au quai Pelletier, ou du moins à l'endroit où il a été depuis construit. Elle commence au coin de la rue de la Joaillerie, et finit au pont Notre-Dame et à la rue Planche Mibrai. Il faut se figurer qu'au commencement du dix-septième siècle, le terrain qui est entre le pont au Change et le pont Notre-Dame alloit en pente jusqu'à la rivière, et qu'on n'y voyoit que quelques chétives maisons qui formoient la Tuerie et l'Écorcherie, à l'endroit où furent depuis la rue du Pied-de-Bœuf en partie, et la rue Saint-Jérôme. En 1641, le marquis de Gesvres obtint ce terrain du roi, sous la condition d'y faire bâtir un quai et quatre rues: ce qui fut exécuté; car indépendamment du quai et de la rue qui portent son nom, il fit percer plusieurs traversés, qui établiront une communication de l'un à l'autre. Ces petites rues furent fermées, en 1727, par des portes grillées, qui ne s'ouvroient que le jour, pour la commodité et la sûreté des marchands.
Rue de la Heaumerie. Elle donne d'un bout dans la rue Saint-Denis, et de l'autre à l'extrémité des rues de la Vieille-Monnoie et de la Savonnerie. Ce nom vient-il d'une enseigne du heaume ou des ouvriers qui fabriquoient cette espèce d'armure? Cette dernière étymologie paroît la plus vraisemblable; car on ne peut douter qu'il n'y ait eu plusieurs armuriers établis dans cette rue. Elle est même souvent nommée rue des Armuriers dans les registres de Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Quoi qu'il en soit, elle étoit désignée, dès 1300, sous le nom de la Heaumerie[147].
Rue Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Elle aboutit à la porte de Paris et à la rue Planche-Mibrai. Il paroît, par le dit de Guillot, que, dès 1300 elle étoit appelée ainsi: «en la rue Saint-Jacques et ou Porce m'en ving.» On la trouve sous ce même nom, en 1364, dans quelques titres de Saint-Méri. Cependant alors, et même en 1373, on lui donnoit encore celui de la Vannerie (Vaneria), qu'elle avoit d'abord porté, parce qu'on ne la distinguoit pas de cette rue dont elle fait la continuation. Elle perdit ce dernier nom pour prendre celui du Porce ou Porche Saint-Jacques, où elle conduisoit, étant située au midi de cette église. Elle fut désignée aussi, en 1512, sous le nom du Crucifix-Saint-Jacques. Il y a quelques titres qui l'indiquent sous celui de la Grande-Boucherie[148]. On a ouvert dans cette rue deux passages: l'un qui donne dans la rue Planche-Mibray, l'autre qui conduit au marché Saint-Jacques-la-Boucherie.
Marché Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Il a été établi sur l'espace où étoit autrefois située l'église dont il a pris le nom. Les baraques dont il est couvert sont occupées par des revendeurs et des fripiers.
Rue Saint-Jérôme. Elle aboutit d'un côté à la rue de Gesvres, et de l'autre à celle de la Tuerie. Lorsque M. de Gesvres obtint de faire bâtir dans cette partie de terrain, qui étoit anciennement l'Écorcherie, on nomma cette rue petite rue ou ruelle de Gesvres. La malpropreté qui y régnoit constamment la fit appeler par le peuple rue Merderet; et c'est ainsi qu'elle est désignée sur un plan manuscrit du domaine. Enfin une statue de saint Jérôme placée à l'un de ses angles dans la rue de Gesvres, lui a fait donner le nom qu'elle porte aujourd'hui.
Rue de la Joaillerie. Elle va du pont au Change[149] à la rue Saint-Jacques-de-la-Boucherie. En 1300 et 1313 elle s'appeloit rue du Chevet-Saint-Leufroi; mais alors elle n'alloit point jusqu'à la rue Saint-Jacques, ni même jusqu'à la Boucherie. Le terrain sur lequel on l'a ouverte de ce côté, étoit occupé par un four mentionné dans nos historiens sous les noms de Four-d'Enfer et de Four-du-Métier. Il fut détruit sous le règne de Charles V; et cette démolition ayant procuré un passage direct au Grand pont, ce passage fut nommé d'abord rue du pont au Change. Il prit ensuite le nom de rue de la Joaillerie, des orfèvres et joailliers qui vinrent s'y établir après l'incendie du pont au Change en 1621. Elle est nommée sur quelques plans rue du pont au Change, rue de la Vieille-Joaillerie, et suivant Sauval et le tableau des rues de Paris, rue de la Vieille-Chevalerie.
Rue de la Vieille-Lanterne. C'est la continuation de la rue de la Tuerie, jusqu'à la vieille place aux Veaux. Voyez rue de la Tuerie.
Rue Saint-Leufroi. Elle étoit située en face du pont au Change, et aboutissoit à la porte de Paris. Comme elle passoit sous le Grand-Châtelet, on la trouve souvent nommée rue du Châtelet; en 1313, rue Devant-le-Chastel. Elle doit son nom à la chapelle qui étoit autrefois située en cet endroit[150].
Rue des Lombards. Elle traverse de la rue Saint-Denis dans celle de Saint-Martin. Au treizième siècle on l'appeloit la Buffeterie (vicus Buffeteriæ)[151]. Elle prit le nom des Lombards de certains usuriers qui s'y étoient établis; et dès 1322 elle est nommée, dans un arrêt du parlement, vicus Lombardorum qui vulgariter la Buffeterie nuncupatur, ce qui porteroit à croire que ce nom des Lombards étoit le nom primitif. On sait qu'ils étoient venus s'établir en France et à Paris avant le règne de saint Louis. Dans plusieurs arrêts rapportés aux registres Olim, il est fait mention, en 1269, des Lombards, des Lucquois et des Mercatores transmarini établis à Paris. C'est dans cette rue qu'étoit encore, au dix-septième siècle, la maison du poids du roi[152].
Rue Saint-Magloire. Elle va de la rue Saint-Denis dans la rue Salle-au-Comte. En 1426, elle portoit le nom de Saint-Leu[153], qu'on donnoit à la dernière de ces deux rues dont elle fait la continuation. On l'a nommée aussi rue Saint-Gilles, et en 1585 rue Neuve-Saint-Magloire. En 1632 et 1638, on l'appeloit ruelle de la prison Saint-Magloire. C'étoit encore un cul-de-sac en 1640.
Rue de Marivaux. La grande rue de ce nom traverse de la rue des Lombards dans celle des Écrivains; la petite a un bout dans celle-ci, et l'autre dans la rue de la Vieille-Monnoie; le terrain sur lequel toutes les deux sont situées, s'appeloit, en 1254 et 1273, Marivas. Le nom de Marivas subsistoit encore en 1313, quoique, dès 1300, Guillot dise le grand et le petit Marivaux, nom que ces rues ont toujours conservé depuis. Au coin de la grande, et en face du portail de l'église Saint-Jacques, étoit la maison du célèbre Nicolas Flamel[154].
Il paroît que c'est la petite rue de Marivaux que Corrozet appelle rue des Prêtres.
Rue des Trois-Maures. Elle traverse de la rue Trousse-Vache dans celle des Lombards. On la connoissoit, avant 1300, sous le nom de Guillaume Joce ou Josse; et c'est ainsi qu'elle est désignée dans tous les titres. Guillot parle d'une rue du Vin-du-Roi; et par sa marche, c'est certainement celle-ci qu'il a voulu désigner. On présume que cette seconde dénomination lui avoit été donnée à cause des caves d'une auberge située dans cette rue, ou étoit le vin destiné pour le roi. Cette auberge fameuse ayant pour enseigne les Trois-Maures, en a donné depuis le nom à la rue. Ainsi l'indiquent le procès-verbal de 1636, et tous les plans qui ont été faits depuis.
Rue de la Vieille-Monnoie. Elle donne d'un bout dans la rue des Lombards, et de l'autre au carrefour des rues de la Heaumerie, de la Savonnerie et des Écrivains. On trouve, en 1227, une maison indiquée in Monetariâ[155]. Guillot la nomme la Viez-Monnoie. On ne sait quand y fut établie la Monnoie, d'où elle a tiré son nom. Le procès-verbal de 1636 l'appelle rue de la Vieille-Monnoie ou Passementière.
Rue Ogniard. Elle va de la rue des Cinq-Diamants à celle de Saint-Martin. Dès 1260, on en trouve des indications sous le nom de vicus Almarici de Roissiaco; en 1300, on disoit rue Amauri-de-Roussi, rue Oignat en 1493, et rue Hoignart en 1495[156]. Ces noms ont été fort défigurés par les copistes.
Rue Pierre-au-Poisson. Elle aboutissoit dans la rue de la Saunerie et au marché de la porte de Paris. Autour du Châtelet, dont cette rue faisoit le circuit occidental, étoient de longues pierres sur lesquelles on étaloit le poisson; et c'est de là que la rue a pris le nom. Il paroît que cette Poissonnerie commença en 1182, Philippe-Auguste ayant permis, cette même année, aux bouchers de la Grande-Boucherie d'acheter et de vendre du poisson d'eau douce. La situation de cette rue l'a quelquefois fait appeler rue de la Petite-Saunerie, à cause de la maison de la marchandise du sel qui s'y tenoit; on l'a aussi nommée rue de la Larderie[157], parce qu'elle régnoit le long du marché à la volaille.
Cette rue vient aboutir aujourd'hui à la nouvelle place du Châtelet.
Rue Quinquempoix. Elle aboutit aux rues Aubry-le-Boucher et aux Ours. Cette rue, appelée autrefois Cinquampoit, Quincampoit et Quinquenpoist, est plus ancienne que ne l'a pensé l'abbé Lebeuf, qui croit qu'elle peut devoir son nom à Nicolas de Kiquenpoit, dont un cartulaire de Sorbonne fait mention l'an 1253. Il existe des titres qui remontent jusqu'à l'an 1210, dans lesquels elle a déjà ce nom[158]. L'étymologie en est inconnue. Quant à celle qu'on en veut tirer de cinq paroisses, ou cinq poist (potestas, ou censives), elle ne mérite pas d'être discutée[159]. On a ouvert dans cette rue un passage qui donne dans la rue Saint-Martin. Il se nomme passage Molière.
Rue Salle-au-Comte. Elle donne d'un bout dans la rue aux Ours, et de l'autre à l'extrémité de la rue Saint-Magloire. Ce n'étoit anciennement qu'un cul-de-sac, qui existoit encore en 1442, et qui aboutissoit à l'une des portes de l'abbaye Saint-Magloire[160]. Le cartulaire de cette église le désigne, en 1312, place ou voie qui n'a point de chief, qui vient de la rue où l'on cuit les hoëes, devant la maison du comte de Dampmartin. Cette maison, qu'on nommoit, à la fin du treizième siècle, la Salle du Comte ou au Comte, étoit située au coin et le long de cette ruelle jusqu'aux jardins de Saint Magloire. Elle passa depuis au chancelier de Marle[161], lequel y fit bâtir la fontaine qui porte son nom, et qui subsiste encore. Vers ce temps, c'est-à-dire au quinzième siècle, on appeloit ce cul-de-sac au Comte-de-Dammartin. En 1623 et 1651 on disoit rue Salle-au-Comte, autrement la cour Saint-Leu[162]. À l'angle de cette rue étoit une statue de la Vierge, dont nous parlerons à l'article de la rue aux Ours[163].
Rue de la Savonnerie. Elle va de la rue Saint-Jacques-de-la-Boucherie au carrefour des rues de la Vieille-Monnoie, de la Heaumerie et des Écrivains. On ne trouve point qu'elle ait porté d'autre nom, et l'on ignore pourquoi elle est ainsi appelée.
Rue de la Vieille-Tannerie. Elle donne d'un bout dans la rue de la Tuerie et de l'autre dans celle de la Vieille-place-aux-Veaux. Elle doit ce nom à ceux qui préparoient les peaux de bêtes qu'on y écorchoit. Dès le quinzième siècle, elle portoit ce nom[164].
Rue de la Triperie. Elle étoit située entre le Grand-Châtelet et la Boucherie. Sauval ne la distingue point de celle du Pied-de-Bœuf[165], et en effet elle en faisoit partie. Les petites échoppes de tripières qui étoient adossées à la Boucherie l'avoient fait appeler rue des Boutiques. Elle faisoit la continuation de la rue de la Place-aux-Veaux jusqu'à la porte de Paris, et dans cette partie elle étoit connue sous le nom de l'Iraigne: c'est ainsi qu'elle est nommée sur un plan manuscrit de la censive de Saint-Méri, de l'an 1512; un autre censier de l'évêché, de 1489, indique la rue de l'Iraigne et l'hôtel de la Grant-Iraigne, qui lui en avoit fait donner le nom. Ce n'étoit point une enseigne de l'Araignée, comme on pourroit le penser, mais de l'Iraigne, croc de fer à plusieurs branches pointues et recourbées, auxquelles on accroche la viande. En effet, dans un compte de recettes de Saint-Germain-l'Auxerrois, à la date de 1524, cette même maison est indiquée comme ayant pour enseigne la grande Iraigne de fer.
Rue Trognon, que quelques-uns écrivent Tronion. On croit, qu'elle se nommoit anciennement rue Jean-Fraillon[166]. Depuis elle eut un autre nom, dont on a fait, par aphérèse, celui de Trognon; ensuite, elle fut nommée Tronion et Truvignon, enfin, rue de la Galère, de l'enseigne d'un cabaret qui y étoit situé.
Rue Trop-Va-Qui-Dure. On a donné ce nom au chemin ou rue qui régnoit le long du Châtelet, depuis la rue de la Saunerie jusqu'à celle de Saint-Leufroy. On la trouve dans La Caille sous deux noms singuliers, dont l'étymologie est inconnue. Il l'appelle: Qui-Trop-Vasi-Dure et Qui-mi-Trouva-si-Dure. Anciennement elle n'étoit connue que sous le nom général de Chemin ou Grant-Rue le long de la Seine, ou sous celui de Vallée-de-Misère. En 1524 on la nommoit rue des Bouticles, près et joignant Saint-Leufroi[167]; en 1540, rue de la Tournée-du-Pont; en 1636, rue de la Descente de-la-Vallée-de-Misère.
Rue Trousse-Vache. Elle donne d'un bout dans la rue Saint-Denis, et de l'autre dans celle des Cinq-Diamants. Jaillot pense qu'elle doit ce nom plutôt à une famille connue anciennement qu'à une enseigne de la Vache troussée, comme le disent Sauval et Piganiol. Il croit que cette enseigne n'y aura été mise par la suite que par allusion au nom de la rue et de la famille dont elle avoit emprunté ce nom. En 1248[168], un acte fait mention d'une maison qui avoit appartenu au sieur Trossevache: et il en existe d'autres, passés en 1257, par Eudes Troussevache[169]. Cette dénomination n'a point varié[170].
Rue de la Tuerie. Elle aboutit à l'extrémité de la rue du Pied-de-Bœuf et à la Vieille-place-aux-Veaux. Au treizième siècle et depuis, elle s'appeloit simplement l'Écorcherie. En 1512, les titres de Saint-Méri la nomment rue de l'Écorcherie ou des Lessives. On l'a depuis appelée rue de la Vieille-Lanterne[171], et elle porte encore aujourd'hui ce nom dans la partie qui aboutit à la Vieille-place-aux-Veaux.
Rue de la Vieille-place-aux-Veaux. Elle commence à la rue Planche-Mibrai, où étoit la place aux Veaux, dont elle a pris le nom, et aboutit en retour à la rue Saint-Jacques-de-la-Boucherie; elle se prolongeoit, dans le principe, jusqu'à la porte de Paris. La place aux Veaux est ancienne: au treizième siècle on y brûloit les cochons, depuis on y vendit les veaux; et c'est de là qu'elle avoit pris son dernier nom. Au quatorzième siècle elle s'appeloit la place aux Sainctyons[172], une des premières familles de bouchers qui soient connues. La liste des rues du quinzième siècle l'indique sous le nom de rue aux Veaux; et Corrozet, sous celui de place aux Veaux. Il est probable que le surnom de vieille ne lui a été donné que depuis qu'on a transféré cette place sur le quai des Ormes, en vertu d'un arrêt du 8 février 1646.
Rue de Venise. Elle donne d'un bout dans la rue Saint-Martin, et de l'autre dans la rue Quinquempoix. Guillot l'appelle Sendebours-la-Trefilliere, et des titres de 1300 et 1313, rue Hendebourc-la-Trefélière. Cependant ce n'est point là le nom véritable: les titres de Saint-Méri la nomment, depuis 1250, rue Erembourg ou Herambourg-la-Trefélière, et elle a gardé ce nom jusqu'au quatorzième siècle, qu'elle prit celui de rue Bertaut-qui-dort; c'étoit le nom d'une maison qui y étoit située[173]. Au seizième siècle, une enseigne de l'Écu de Venise lui fit donner la dénomination qu'elle porte encore aujourd'hui[174].
QUAIS.
Quai de Gesvres. Nous avons dit qu'en 1642 le marquis de Gesvres avoit obtenu du roi le terrain qui est compris entre le pont au Change et le pont Notre-Dame, sous la condition d'y faire bâtir un pont et ouvrir quatre rues. Les lettres-patentes portoient que ce quai seroit porté sur des arcades et piliers posés d'alignement et s'étendant de l'un à l'autre pont, et qu'il seroit revêtu d'un parapet de trois pieds de haut. En 1657, on permit d'y faire construire de petites boutiques à demi-pied de ce parapet; sur ces boutiques, on éleva depuis plusieurs étages, de manière que ce quai étoit couvert dans toute son étendue. Ces constructions ont été abattues.
MONUMENTS NOUVEAUX
ET RÉPARATIONS FAITES AUX ANCIENS MONUMENTS DEPUIS 1789.
Au milieu de la place nouvelle qui occupe une partie du terrain sur lequel étoit construit le Grand-Châtelet, on a élevé une fontaine d'un aspect très-élégant.
La base de cette fontaine se compose d'un piédestal carré, dont le dé est orné de deux aigles renfermés dans une couronne, et présente à ses quatre angles des cornes d'abondance chargées de fruits et terminées à leur partie inférieure par des têtes de monstres marins jetant de l'eau par les narines dans un grand bassin circulaire. Au-dessus de ce piédestal s'élève une colonne entourée de quatre figures qui se tiennent par la main: deux de ces figures (celles qui sont placées vers le pont au Change) soutiennent une épée appuyée sur une table qui porte cette inscription, CODE; pour attributs, elles ont à leurs pieds une lampe et un coq. Les deux autres, du côté de la ville, portent la massue d'Hercule entourée d'un serpent, et l'une d'elle est revêtue de la peau du lion. Le fût de la colonne jusqu'à la hauteur des figures est orné de glands et de feuilles de chênes: au-dessus, ses ornements se composent de feuilles non dentelées. Cinq bandes horizontales, bordées de couronnes de laurier, partagent cette colonne en cinq parties égales; et sur chacune de ces bandes sont inscrits les noms des batailles les plus fameuses qui se sont données pendant la révolution.
Enfin, au-dessus du chapiteau, qui se compose de feuilles de palmier, est posée une sphère entourée des figures des quatre vents; et sur cette sphère s'élève une figure de la victoire, à demie nue, les ailes éployées, et portant deux couronnes dans ses mains étendues. Cette figure est entièrement dorée, ainsi que le demi-globe sur lequel elle est appuyée. C'est un joli monument dont la composition fait honneur à M. Bralle, qui en est l'auteur, et dont l'exécution, confiée à M. Boizot, mérite aussi des éloges.
L'église de Saint Leu. L'intérieur de cette église a été réparé; plusieurs tableaux anciens tirés des dépôts du gouvernement lui ont été donnés et font l'ornement de sa nef et de ses autels; elle a obtenu, en outre, de la ville de Paris, un tableau nouveau représentant la femme adultère, peint en 1819 par M. Delaval.
La cour Batave. C'est un grand édifice que l'on a élevé sur l'emplacement de l'église du Saint-Sépulcre, et qui mérite d'être remarqué. La façade sur la rue Saint-Denis se compose de trois arcades et de huit colonnes ioniques. On entre par l'arcade du milieu, qui est couverte en terrasse et ornée de caissons, dans la cour dont la dimension présente un carré long entouré de colonnes et de pilastres ioniques, et composé de cinq arcades dans sa plus longue dimension. Ces arcades sont remplies par des boutiques[175]; et dans les cintres, qui sont ornés de figures allégoriques et de symboles du commerce, on a pratiqué des entresols.
Sur la partie la plus étroite du carré, et qui fait face à la porte d'entrée, s'élève une maison à trois étages, couronnée d'une corniche avec triglyphes et bas-reliefs moulés; une arcade en voûte qui occupe le milieu de cette maison, sert de communication pour entrer dans une cour plus petite que la première.
Enfin, dans une niche placée au milieu de la première cour et ornée aussi de caissons, est une fontaine qui se compose d'une statue de Cybèle, à demi nue, la tête couronnée d'une tour et assise au milieu de deux lions vomissant de l'eau dans un vaste bassin; des Tritons en bas-relief accompagnent, de chaque côté, cette composition; sur la clef de la niche est sculpté le caducée de Mercure; et les tympans sont ornés de deux figures moulées et tirées de la fontaine des Innocents[176]. Cette fontaine, que l'on aperçoit à travers les arcades dont se compose la porte d'entrée, est d'un bel effet, quoique l'exécution en soit médiocre.
NOTA. Il existoit anciennement, à l'endroit que l'on nomme l'Apport-Paris, une fontaine qui portoit le nom du Grand-Châtelet. Auprès étoit une croix où le curé et le clergé de Saint-Germain-l'Auxerrois venoient tous les ans en procession, le dimanche des Rameaux. Après avoir chanté l'Évangile, ils se rendoient à la prison, et y délivroient quelques prisonniers détenus pour dettes.