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Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 3/8)

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TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS.

QUARTIER MONTMARTRE.

Ce quartier est borné à l'orient par les rues Poissonnière et du Faubourg-Poissonnière exclusivement jusqu'aux barrières; au septentrion, par l'extrémité des faubourgs inclusivement; à l'occident, par les rues de l'Arcade et du Rocher, jusqu'à la barrière de Mouceaux; au midi, par la rue Neuve-des-Petits-Champs, la place des Victoires, et par les rues des Fossés-Montmartre et Neuve-Saint-Eustache aussi inclusivement.

On y comptoit, en 1789, soixante-dix-huit rues, trois culs-de-sac, une église paroissiale, deux chapelles, deux couvents d'hommes, deux couvents et une communauté de filles, deux places, une salle de spectacle et une bibliothèque publique.

PARIS SOUS LA RÉGENCE DE CHARLES DAUPHIN, SOUS CHARLES V ET CHARLES VI.

La régence du dauphin, depuis Charles V, et le règne de Charles VI, sous lesquels on éleva l'enceinte qui, du côté oriental, traversoit une petite portion de ce quartier[1], sont mémorables par les grands événements qui se passèrent alors dans Paris.

Pour bien faire comprendre ces événements, il est nécessaire que nous revenions encore sur les premiers temps de la monarchie, et que nous ajoutions quelques traits au tableau que nous avons déjà tracé de la situation politique des premiers Capétiens.

Nous avons fait voir, dans le volume précédent, quel fut en France le gouvernement monarchique sous les deux premières races, où il continua de demeurer tel que les barbares du Nord l'avoient apporté du sein de leurs forêts; et le miracle de son existence, au milieu de tant de causes de destruction dont il étoit comme assailli de toutes parts, n'a pu être expliqué que par l'influence toujours croissante de la religion chrétienne, seul principe d'unité qui pût maintenir entre elles tant de parties incohérentes d'un tout aussi mal constitué. Nous avons en même temps montré que ces deux races de rois tombèrent l'une après l'autre par des causes absolument semblables, par la foiblesse et la lâcheté de leurs derniers princes; le courage et la force étant alors la première condition, une condition indispensable pour acquérir un trône et pour le conserver; et l'histoire de la chute des enfants de Charlemagne nous a rappelé, dans toutes ses circonstances essentielles, celle des rois francs, descendants de Clovis[2]. Toutefois si la catastrophe fut la même pour l'une et l'autre famille, les résultats de ces deux grandes infortunes furent bien différents pour l'État. L'heureuse institution des maires du palais, qui substituoit presque toujours, dans l'administration de l'empire, un ministre vigoureux à un prince dégénéré, contribua à sauver la monarchie, au moment où disparoissoit la première race de nos rois; rien alors ne fut changé dans les rapports qui unissoient la nation à son chef politique; et Charlemagne, succédant aux droits des Mérovingiens, régna au même titre que Clovis, avec le même degré de puissance et les mêmes attributions. Il n'en fut pas de même sous sa propre race: tous ces rois qui vinrent après lui, si peu capables de soutenir le trône, au milieu des dangers toujours croissants dont il étoit entouré, étant demeurés entièrement abandonnés à eux-mêmes, les vices d'un système politique si imparfait se développèrent aussitôt avec une effrayante rapidité: la division se mit nécessairement, nous dirions presque naturellement partout; et la société parut rétrograder jusqu'au gouvernement domestique des simples peuplades. Ce fut dans ce danger imminent d'une dissolution entière du corps social, que la puissance spirituelle devint prépondérante dans l'État, toutes les classes de la société s'empressant de s'y soumettre, se réfugiant en quelque sorte sous l'abri de son autorité, par l'instinct de la conservation[3], et par une de ces inspirations secrètes de la Providence qui seule décide du salut et de la perte des nations, et les conduit, par des voies admirables et qui nous sont inconnues, au but que ses décrets leur ont marqué. Que l'Église ait alors sauvé l'État, qu'elle ait empêché cette belle France de devenir un champ de carnage et de destruction, et comme un vaste repaire de soldats farouches, sans cesse armés les uns contre les autres et se faisant une guerre d'extermination, c'est ce qui est palpable en quelque sorte pour tous les bons esprits, pour tous ceux qui considèrent d'un œil attentif les événements de cette époque mémorable, et qui, pour les bien juger, s'affranchissent de toute passion et de tout préjugé.

Il est remarquable que ce fut contre le vœu de la haute noblesse et des vassaux les plus puissants, que la race de Charlemagne monta sur le trône[4], tandis que ce furent ces grands vassaux eux-mêmes qui donnèrent la couronne à Hugues-Capet. C'est qu'au degré d'indépendance où ils étoient parvenus vers la fin de la seconde race, un chef choisi par eux et dans leurs rangs n'avoit rien qui pût le leur rendre redoutable, en même temps qu'il rendoit légitime tout ce qu'ils avoient usurpé. Nous avons vu que le premier des Capets reçut la couronne de France aux conditions auxquelles il leur avoit plu de la lui donner; qu'entouré de quelques stériles marques d'honneurs, il vécut presque isolé dans sa petite souveraineté, au milieu de cette agrégation de petits souverains, toujours indépendants, souvent en révolte ouverte contre lui; et que ses premiers successeurs demeurèrent comme lui dans cet état de foiblesse et d'obscurité. Comment leurs descendants trouvèrent-ils le moyen d'en sortir? Comment dans cette situation qui sembloit, pour ainsi dire, désespérée, qui les mettoit, en apparence, si fort au-dessous des deux races qui les avoient précédées, parvinrent-ils à une puissance incomparablement plus grande et surtout plus solide et plus durable? C'est ce qu'il convient d'examiner.

Deux causes principales y contribuèrent; et, chose singulière, c'est dans la foiblesse même de ces princes qu'elles prirent naissance et que s'en développèrent les premiers effets. Nous avons déjà indiqué la première: ce fut la cessation du plaid général ou assemblée de la nation[5], qui n'étoit autre chose, sous les deux premières races, qu'une espèce de confédération de la noblesse entière contre la puissance du monarque, que chaque année ses lois et ses décrets faisoient rentrer dans les limites qu'elle lui avoit tracées, dès qu'il avoit fait quelques tentatives pour en sortir. Ces assemblées tombèrent en désuétude, parce que l'intérêt général, qui les avoit établies et maintenues, disparut devant un nombre infini d'intérêts particuliers que le malheur des temps et l'usurpation avoit créés et mis à sa place. Le plaid général qui limitoit la puissance des rois mettoit aussi des bornes à celle des vassaux: les seigneurs cessèrent de s'y rendre, parce qu'il s'y faisoit appellation de leurs justices particulières, dont ils avoient fait, à la fin de la seconde race, des justices souveraines; parce que les lois générales qui s'y faisoient, supposoient, par une conséquence inévitable, une administration générale dont nul autre que le roi ne pouvoit être dépositaire, à laquelle il ne leur convenoit plus de demeurer soumis, que même ils ne vouloient plus absolument reconnoître. Ainsi, par un effet contraire, la puissance extraordinaire et illégale qu'ils s'étoient arrogée, les isolant les uns des autres, contribuoit à les affoiblir: car, dès ce moment, et par des degrés d'abord insensibles, mais dont l'accroissement devint plus rapide, à mesure que tant d'autres circonstances eurent accru la puissance du roi comme seigneur féodal, son plaid particulier prit la place du plaid général, et devint la source de toute législation, comme il l'avoit été de toute justice. Alors tous les vassaux inférieurs, toute la population des villes, tout ce qui ne fut pas sous la dépendance immédiate des grands vassaux, devint dépendant du roi, sous tous les rapports qui constituent la vraie monarchie; et jusqu'à un certain point, les princes de la troisième races surent en profiter.

Voilà ce qui accrut leur puissance. Ce qui la consolida, ce fut l'ordre nouveau de succession qui s'établit dans la famille royale, l'hérédité de la couronne devenant le partage exclusif de l'aîné des fils du roi, ou de tout autre prince qui représentoit cet aîné. Il n'est peut-être pas un seul de nos historiens qui, à l'occasion de cette disposition nouvelle, devenue par la suite loi fondamentale de l'État, n'ait admiré la politique profonde des premiers Capets qui avoient su l'établir. Il falloit admirer la Providence divine qui avoit arrêté que la France deviendroit un grand et puissant royaume et le premier de la chrétienté, et non les vues prévoyantes de ces princes dont la puissance étoit trop bornée et trop précaire pour qu'il leur fût possible de rien arranger dans l'avenir au profit de leurs descendants. Et en effet, qu'étoit-ce que le partage de la succession royale sous les deux premières races, sinon le partage du domaine de la famille, domaine alors immense, et répandu dans toutes les parties du royaume[6]; et comment les comtes de Paris, devenus rois, auroient-ils pu partager leur petit comté, de manière à laisser plusieurs rois après eux? Ils pouvoient encore moins créer pour telles ou telles provinces des rois sans territoire, qui n'y auroient point été reconnus, et que le seigneur suzerain du canton eût sans doute fait citer à sa cour de justice, pour qu'ils eussent à sortir sans délai des terres de sa dépendance. Il n'y eut donc qu'un seul héritier[7], parce qu'il n'y avoit qu'un seul domaine indivisible, et que par conséquent il étoit impossible que la succession fût partagée; et ce qui ne fut que le résultat de quelques circonstances particulières à la troisième race, circonstances que ses premiers rois considérèrent sans doute comme très-défavorables pour eux, devint, dans la suite, la sûreté de cette race, et le gage le plus sûr de sa splendeur et de sa prospérité.

Et ce qui prouve que dans cette désignation de l'aîné de leur fils pour leur succéder au trône, ces princes ne suivirent que la loi de la nécessité et non pas celle que devoit leur tracer une saine politique, c'est qu'au moment même où des circonstances plus heureuses eurent accru le domaine royal (et ce fut à Philippe-Auguste qu'il dut cet accroissement considérable, qui sembloit devoir fixer à jamais les nobles destinées des rois de France) le successeur de ce prince[8] se hâta de partager entre ses enfants les provinces nouvellement conquises au profit de la monarchie, renouvelant ainsi en leur faveur les partages funestes qui avoient amené la ruine des deux premières races; et il est très-probable que s'il ne leur donna pas à tous le titre de roi, c'est que la coutume de l'indivisibilité de la succession au trône avoit déjà pris force de loi; et que d'ailleurs, nous le répétons, les grands vassaux, maîtres absolus chez eux, n'eussent point souffert cette multiplicité de souverains.

Si l'on suit attentivement la marche de ces premiers Capétiens, on n'y voit qu'un dessein assez constamment suivi et qui semble avoir été tout le fond de leur politique: ce fut de chercher dans le peuple un appui contre la noblesse; ce qu'ils firent, comme nous l'avons déjà dit, par le soin qu'ils eurent, en faisant rentrer les communes sous leur juridiction, de leur accorder de nouveaux priviléges[9], surtout par l'importance qu'ils donnèrent aux bourgeois de Paris, qui devoient si étrangement abuser de ces faveurs extraordinaires et de ces concessions imprudentes. Ce fut une faute très-grave, qui eut les plus funestes conséquences pour la monarchie, et d'autant plus funestes qu'en même temps que ces princes mettoient tous leurs soins à élever le peuple et à abaisser les grands, ils combattoient de toutes leurs forces l'influence si naturelle, si légitime et surtout si salutaire de la puissance spirituelle, de cette puissance qui déjà avoit été le salut de la France, qui seule encore pouvoit offrir à la puissance politique un véritable appui. Dans cette situation précaire où il avoit plu aux rois capétiens de se placer, entre des nobles factieux et des plébéiens indociles, il ne paroît pas qu'aucun d'eux, à aucune époque, ait entièrement compris quel immense secours il en pouvoit tirer, et qu'une société chrétienne se trouvoit en contradiction avec elle-même, si la puissance temporelle n'y étoit, même sous certains rapports qui semblent aux esprits vulgaires purement politiques, soumise aux décisions de cette puissance universelle, instituée par Dieu même pour être la règle suprême de la société entière des fidèles, et pour tout ramener sans cesse à sa sublime unité. Saint Louis n'est pas lui-même exempt sur ce sujet de quelques reproches. Mais ce furent surtout les démêlés violents et scandaleux de Philippe-le-Bel avec le pape Boniface VIII, démêlés dans lesquels tous les torts étoient évidemment du côté du monarque françois, qui commencèrent à porter atteinte au respect religieux dont les peuples jusqu'alors avoient été pénétrés pour le vicaire de Jésus-Christ. Le séjour forcé de plusieurs papes en France et le grand schisme d'Occident, plus fatal à la religion que tout le reste, accrurent encore cette disposition fâcheuse, et les premiers symptômes de la dissolution sociale ne tardèrent point à se manifester. Ces considérations si importantes recevront plus tard leur développement: il suffit de les indiquer ici pour bien faire comprendre la suite des événements.

Nous avons expliqué comment les successeurs de Hugues Capet sortirent peu à peu de cet état de foiblesse extrême où le chef de leur race avoit été réduit, quels moyens ils surent employer pour y parvenir, quelles circonstances heureuses les favorisèrent. Les victoires si éclatantes et si décisives de Philippe-Auguste firent une impression profonde sur les grands vassaux, qui, jusqu'alors, ne sembloient point avoir compris eux-mêmes le danger de leur position, ni ce que le pouvoir royal tiroit de force de l'isolement dans lequel chacun d'eux s'étoit placé, ainsi que du caractère nouveau qui lui avoit été donné. Nous avons vu que les plus puissants d'entre eux renouvelèrent leurs confédérations, non plus pour former, comme dans les temps anciens, une assemblée nationale qui pût légalement arrêter les empiétements du monarque sur leurs droits et priviléges, mais pour créer des ligues et machiner des complots contre lui, se faisant ainsi ses ennemis parce qu'ils commençoient à redouter qu'il ne devînt leur maître. Sous la régence de Blanche et sous le règne mémorable de saint Louis, ils furent contenus; et nous avons déjà dit pourquoi, dans ces premiers âges de la monarchie, les princes courageux et d'un grand caractère étoient presque toujours sûrs de triompher dans cette lutte sans cesse renaissante; mais, sous des règnes plus foibles, une faute déjà commise et qui ne pouvoit être réparée, rendit à ces vassaux indociles et orgueilleux tous les avantages qu'ils avoient perdus.

On devine sans doute quelle est cette faute irréparable dont nous voulons parler: le mariage de Louis-le-Jeune avec Éléonore de Guyenne avoit réuni à la couronne deux des plus belles provinces de France; son divorce, plus fatal que vingt défaites, en rendit possesseurs les rois d'Angleterre, et établit dans le sein même de ce beau royaume une puissance rivale de celle de ses propres rois, et revêtue comme elle d'un caractère sacré et inviolable. Les monarques anglois, devenus ainsi vassaux des rois de France, et ne supportant qu'avec impatience le joug d'un vasselage si humiliant pour des têtes couronnées, se firent à l'égard de ceux-ci une politique conforme à leurs nouveaux intérêts, c'est-à-dire que, décidés à secouer ce joug insupportable, et incapables d'y jamais parvenir, s'ils demeuroient livrés à leurs propres forces, ils se firent le point d'appui formidable de tout vassal qui voulut se révolter. La politique de nos princes devoit être, à son tour, de ne point prendre de repos que ces dangereux ennemis ne fussent entièrement chassés de France. Il est probable que Louis VIII et Louis IX eussent pu mettre fin à cette grande entreprise, pendant le long règne de Henri III, s'ils en eussent senti toutes les conséquences: ils ne le firent point, et ce foible règne s'étant prolongé jusque sous celui de Philippe-le-Hardi, la cour de France continua à ne point s'inquiéter.

Édouard Ier, prince actif et valeureux, lui prouva bientôt, sous Philippe-le-Bel, combien elle avoit eu tort de se tranquilliser sur un semblable voisinage: une lutte opiniâtre et continuelle s'engagea entre ces deux rois, lutte dans laquelle le monarque anglais, trouvant sans cesse de nouvelles ressources dans l'esprit de révolte et de mutinerie des grands vassaux, souvent même des petits, causa souvent de très-grands embarras à son seigneur suzerain, et ne cessant de troubler la France, montra à ses successeurs la route qu'il leur falloit suivre pour obtenir des succès plus décisifs, y étendre et y consolider de plus en plus leurs établissements. Cependant les rois de France, qui ne possédoient encore ni assez de sujets immédiats ni des revenus assez considérables pour se soutenir uniquement avec leurs propres forces contre un ennemi qui ne leur faisoit la guerre qu'en leur suscitant mille autres ennemis, appeloient à leur secours les peuples à peine affranchis, ajoutoient sans cesse aux priviléges des villes et des communes pour prix des levées d'hommes et des subsides extraordinaires qu'ils leur demandoient, et par ces concessions impolitiques, mais que les fautes précédentes rendoient peut-être nécessaires, créoient ainsi dans l'État une corporation nouvelle plus difficile à gouverner, plus portée à la mutinerie et à l'insolence que cette noblesse altière dont ils eurent sans doute souvent à se plaindre, mais qui seule cependant leur fournissoit encore de sûrs auxiliaires et des armées capables de tenir tête à l'ennemi. Ainsi se forma, de cette complication d'imprudences et de malheurs, le troisième ordre de l'État: ce fut Philippe-le-Bel lui-même qui le premier appela les députés des communes à délibérer avec le clergé et la noblesse sur les affaires du royaume, et donna à ce tiers-ordre une importance politique dont il abusa si étrangement par la suite, ou, pour mieux dire, à l'instant même qu'elle lui eut été accordée. Dès lors il devint difficile de rien obtenir sans assembler les états-généraux que ce prince avoit si malheureusement institués[10]; ils se tinrent le plus souvent à Paris, dont la population étoit plus riche, plus nombreuse, voyoit de plus près la cour, étoit placée au centre des affaires, sur lesquelles, par conséquent, elle pouvoit exercer une plus grande influence. Alors ce fut à remuer principalement cette population que s'attachèrent tous les chefs de factions, au milieu de tant de troubles et de revers de fortune qu'amenoit sans cesse cette position étrange à laquelle la France étoit réduite; et c'est ainsi que l'histoire de cette ville fameuse devient, à partir de cette époque, l'histoire même de la monarchie.

Édouard Ier eût poussé plus loin ses avantages, si, heureusement pour la France, il n'eût trouvé, dans son propre pays, des embarras qui arrêtèrent le cours de ses projets ambitieux. Sous son foible successeur Édouard II, les monarques françois reprirent leur ascendant; et les règnes de Louis-le-Hutin, de Philippe-le-Long et de Charles-le-Bel furent moins agités. Mais un grand prince monta sur le trône d'Angleterre; et la cause du mal n'étant point détruite, le caractère de ce nouvel ennemi, et des circonstances encore plus fâcheuses en aggravèrent bientôt les effets.

Et d'abord la première démarche hostile que fit Édouard III, dont le règne mémorable préparoit tant de malheurs à la France, fut de disputer la possession de ce royaume à Philippe de Valois, renouvelant à l'occasion de l'avénement de ce prince les querelles qui s'étoient élevées entre Jeanne, fille de Louis-le-Hutin, et Philippe-le-Long. Pour succéder à Charles-le-Bel, il appuyoit son droit sur ce que sa mère Isabelle étoit fille de Philippe-le-Bel, dont, par conséquent, il étoit le petit-fils, et plus proche parent que Philippe-de-Valois, neveu de ce monarque; d'un autre côté, on revendiquoit aussi la couronne pour Blanche, fille unique du feu roi, et née après la mort de son père. Mais la même loi[11] qui avoit donné l'exclusion à Jeanne fit rejeter Blanche; et les prétentions d'Édouard, qui ne présentoit d'autres titres à cet héritage que ceux que lui donnoit la ligne féminine, ne semblèrent pas plus légitimes aux barons assemblés. Forcé de céder, et reconnoissant peut-être au fond de l'âme combien étoient futiles ces titres sur lesquels se fondoit sa demande, le roi d'Angleterre n'en feignit pas moins de grands ressentiments comme si on l'eût dépouillé d'un bien qui lui appartenoit légitimement, et fit de cette injustice prétendue le principal prétexte de la guerre acharnée qu'il ne cessa de faire à Philippe, s'alliant à tous ses ennemis, se déclarant contre lui l'auxiliaire des rebelles et le protecteur des traîtres.

À l'époque où ces ressentiments, vrais ou faux, excitoient contre le successeur de Charles-le-Bel un ennemi si actif et si puissant, et sembloient donner une animosité nouvelle à la vieille haine de l'Angleterre contre la France, si nous examinons la situation de ce prince à l'égard des autres grands vassaux, nous la voyons également entourée de périls et d'inimitiés.

Le comté d'Artois avoit été séparé de la couronne avant l'existence de la loi salutaire qui changeoit en simples apanages les portions du domaine de la couronne que nos rois avoient jusqu'alors si imprudemment accordées en toute propriété à leurs fils cadets. Ce grand fief étant devenu vacant par la mort de Robert II, Philippe-le-Bel, fondé sur ce que la représentation n'y avoit pas lieu, l'avoit adjugé, en 1302, à Mahaud, fille de ce prince, par préférence à Robert III, qui n'étoit que son petit-fils, et neveu de l'héritière. Robert ayant appelé de ce jugement sous Philippe-le-Long, et essayé même de soutenir son droit par la force des armes, un nouvel arrêt confirma Mahaud dans la possession du comté-pairie d'Artois, et Robert, contraint une seconde fois de s'y soumettre, resta tranquille pendant les règnes assez courts de ce prince et de Charles-le-Bel son successeur.

Mais sous celui de Philippe de Valois, dont il étoit beau-frère, et à qui il avoit rendu des services assez importants, Robert crut pouvoir faire revivre ses prétentions, et attaqua, pour la troisième fois, le jugement rendu en faveur de Mahaud. Il le pouvoit, sans doute, et sans mériter aucun blâme, au risque de se voir condamné pour la quatrième fois; mais pour faire réussir une mauvaise cause dont lui-même désespéroit, il employa des moyens frauduleux, indignes d'un prince, et déshonorants pour tout homme, quel qu'il pût être[12]. Cette basse et criminelle intrigue fut découverte, et la condamnation de ce prince est célèbre par toutes les formalités qui y furent observées, et qui nous ont conservé la manière dont on procédoit à l'égard des pairs de France dans les causes criminelles. Banni du royaume, le comte d'Artois va chercher un asile en Angleterre, où Édouard le reçoit à bras ouverts, l'admet dans tous ses conseils et ce dangereux esprit, qui ne respiroit que la vengeance, n'a plus d'autre pensée que d'exciter à la guerre contre son propre pays un prince ardent et ambitieux qui n'y étoit déjà que trop disposé. En même temps qu'il le détermine à entrer en France, il l'aide à pratiquer dans plusieurs provinces des intelligences qui devoient assurer le succès de son invasion. Édouard se fait donc le chef secret de tous les seigneurs mécontents. Il pousse à la révolte les Flamands, toujours prêts à se révolter, et commence les hostilités. Elles n'ont toutefois rien de décisif; la ligue se dissout, et une trève d'un an qu'il obtient de son ennemi trop facile, lui donne le temps de mieux prendre ses mesures.

Des troubles naissent en Bretagne au sujet de l'hérédité de ce grand fief. Le roi de France se déclare pour Charles de Blois que le feu duc avoit institué son héritier; Édouard prend aussitôt le parti de Jean de Montfort son contendant. La guerre recommence et cesse encore au détriment de Philippe, qui ne sait point profiter des avantages qu'il avoit obtenus. Le supplice d'Olivier de Clisson, que le roi fait exécuter comme coupable de félonie[13], la rallume bientôt, et plus furieuse que jamais. Ici commence cette suite non interrompue de revers dont la France fut accablée sous le règne de ce prince, et sous le règne plus malheureux encore de son successeur. Édouard débarque en Normandie où la trahison lui avoit préparé des voies qui le conduisent jusqu'aux portes de Paris dont il brûle et dévaste les environs[14]. Cependant tout étoit tellement livré au hasard dans les opérations militaires de ce temps-là, que pressé à son tour par Philippe qui le poursuit sans relâche et l'atteint près de Créci, le roi d'Angleterre, qui essayoit de faire sa retraite en Flandre, sembloit perdu sans ressource et ne pouvoir échapper à une entière défaite: la valeur impétueuse et inconsidérée des Français lui procure, dans cette situation désespérée, une victoire complète, décisive, et dont les suites sont terribles. Tout semble perdu; la France consternée ne peut empêcher son ennemi de prendre Calais, après un siége de trois ans, et de se faire ainsi une place d'armes d'où il lui devient facile de conduire, dans quelques jours, une armée jusqu'aux portes de sa capitale et à travers la plus riche de ses provinces; le peuple est foulé et mécontent, la noblesse dispersée et découragée; les campagnes ravagées restent sans culture; les traîtres et les rebelles s'affermissent dans l'alliance de l'étranger, et le royaume entier est en proie à des maux qui, depuis long-temps, lui étoient inconnus.

D'un autre côté, cette application de la loi fondamentale de l'État qui avoit porté sur le trône Philippe-le-Long et Philippe de Valois, au préjudice de deux filles des rois leurs prédécesseurs, n'avoit pu avoir lieu sans faire naître une foule de mécontents; et le premier de ces deux princes s'étoit vu forcé à faire de grands sacrifices pour apaiser les plus puissants. Dans ces diverses transactions, Eudes de Bourgogne, oncle de Jeanne, avoit obtenu en mariage la fille aînée du roi, et pour dot le comté de Bourgogne, ce qui le rendit possesseur des deux grands fiefs de ce nom. Pour se faire donner un si riche présent, Eudes avoit sacrifié entièrement les intérêts de sa pupille; et la fille de Louis Hutin, mariée à Philippe, comte d'Évreux, étoit restée dépouillée de presque tout apanage jusqu'à l'avénement de Philippe de Valois. Ce prince, en montant sur le trône, crut devoir lui rendre le royaume de Navarre, comme une sorte de compensation de la perte qu'elle avoit essuyée; mais cette donation, qui pouvoit être juste dans les idées et les coutumes de ce temps-là, suscita bientôt un ennemi de plus aux rois de France, en créant encore un grand fief; et nous allons bientôt voir Charles, roi de Navarre, fils de Jeanne et de Philippe d'Évreux, appeler à son tour l'Anglois dans le cœur de la France.

Jean commença à régner sous ces tristes auspices, au milieu de cette confusion de tous les droits et de cet oubli de tous les devoirs. Les Flamands, les Bretons et une partie des seigneurs normands introduisoient à l'envi les Anglois jusque dans le cœur de la France, marchoient sous leurs bannières, ou les aidoient de toute leur influence. Mais de tous ces ennemis intérieurs, le plus dangereux étoit ce fameux roi de Navarre, Charles-le-Mauvais, prince qui joignoit malheureusement à tous les vices du cœur toutes les ressources de l'esprit, et dont on ne peut mieux peindre la perversité qu'en disant qu'il a complétement mérité le surnom odieux que lui a conservé l'histoire. Maître en Normandie de plusieurs places fortifiées que le roi lui avoit imprudemment accordées en échange du comté d'Angoulême, et ne cherchant qu'un prétexte pour lever l'étendard de la révolte, il feignit d'être mortellement offensé de ce que le roi avoit donné ce comté au connétable Charles d'Espagne son favori; et se vengeant de cet affront prétendu comme il convenoit à un caractère tel que le sien de le faire, il fit assassiner le connétable, et ouvrit aussitôt aux Anglois toutes ces places qu'il possédoit si près de la capitale du royaume. Réduit à faire un traité honteux avec ce traître, et le cœur toujours ulcéré du meurtre de son connétable, Jean fait arrêter à Rouen et exécuter sur-le-champ les seigneurs qui avoient aidé le Navarrois dans cet assassinat; ce prince est arrêté lui-même à Paris, où il étoit venu, à la prière du dauphin, pour assister à sa réception comme duc de Normandie. «Cette action auroit l'air d'une perfidie, dit le président Hénault, si le roi n'avoit pas été informé que Charles traitoit avec l'Anglois, et avoit voulu séduire jusqu'à son fils: mais le meurtre du connétable n'auroit-il pas été une excuse suffisante à cette vengeance?»

(1356.) L'emprisonnement du roi de Navarre fait courir aux armes son frère Philippe, et les parents des seigneurs qui avoient été exécutés à Rouen; ils appellent à leur secours Édouard III: la trève entre la France et l'Angleterre, tant de fois rompue et renouvelée, se change enfin en une guerre cruelle et ouvertement déclarée.

Le roi Jean marche contre le prince de Galles, l'atteint à Maupertuis, à deux lieues de Poitiers, dans des vignes d'où il lui étoit impossible de se sauver, livre bataille, la perd par cette inconsidération et cette témérité qui lui ont été trop justement reprochées, est fait prisonnier, et laisse son royaume en proie aux factieux, déchiré par la guerre civile et extérieure, et n'ayant pour tout appui, dans de telles extrémités, qu'un jeune prince sans expérience et sans considération personnelle. En effet, on auguroit mal de l'esprit du dauphin pour avoir prêté un moment l'oreille aux séductions du Navarrois, qui vouloit le mettre mal avec son père; de son courage, parce qu'on l'accusoit de s'être retiré du combat dès le commencement de la bataille de Poitiers[15]: telle étoit l'opinion qu'on avoit alors de ce Charles, jeune d'âge et de conseil, comme dit Froissart, et qui fut depuis le sauveur de la France, et l'un de ses plus grands rois.

Ce prince revint à Paris aussitôt après cette funeste bataille, y prit le titre de lieutenant-général du royaume[16], et assembla les états-généraux pour en obtenir des secours et des conseils dans une situation aussi pressante. De telles assemblées, si souvent dangereuses, le sont surtout dans les moments de trouble et de foiblesse du gouvernement. Celle-ci commença par se plaindre de l'administration, des ministres, etc., et fut d'autant plus turbulente, que le tiers-ordre y eut la principale influence[17]. L'arrestation d'un grand nombre de serviteurs du roi[18], et la mise en liberté de Charles-le-Mauvais furent ensuite demandées; on vouloit que le dauphin se fît un conseil pris parmi les membres des états, et que rien ne s'exécutât sans sa participation: c'étoit à ce prix qu'on lui accordoit des troupes et de l'argent. Ce prince, qui sentit l'atteinte que de telles demandes portoient à son autorité, feignit d'être disposé à y consentir, en même temps qu'il cherchoit des mesures pour les déconcerter. Il n'y en avoit point d'autres à prendre que de rompre à l'instant cette assemblée de factieux: c'est ce qu'il fit en leur déclarant qu'il attendoit des ordres du roi, sans lesquels il ne pouvoit rien décider, et qu'il étoit aussi résolu de consulter à ce sujet l'empereur son oncle. L'assemblée se sépara, non sans murmures, et le peuple, à qui on avoit fait concevoir de grandes espérances de la nouvelle administration, commença à éprouver du mécontentement.

Le dauphin partit en effet pour aller trouver l'empereur Charles IV qui étoit alors à Metz, et laissa le duc d'Anjou son frère à Paris, avec le titre de son lieutenant. Avant son départ, il avoit été arrêté entre ces deux princes, que, pendant l'absence du premier, l'autre publieroit une ordonnance sur la mise en circulation d'une monnoie nouvelle où l'espèce étoit altérée; fâcheuse, mais seule ressource qu'il fût possible d'employer, puisqu'on n'avoit obtenu de l'assemblée aucun subside. Une fermentation sourde régnoit dans la ville: il sembloit qu'elle n'attendît qu'un coup d'autorité pour éclater. À peine l'ordonnance fut-elle rendue publique, qu'Étienne Marcel, prévôt des marchands, qui déjà s'étoit fait remarquer dans l'assemblée des états par la violence de ses opinions, et qui va jouer un rôle si odieux dans cette funeste époque de notre histoire, se rendit au Louvre, suivi de quelques factieux, et là parla au duc d'Anjou avec tant de hardiesse et d'insolence, que ce prince intimidé consentit à suspendre l'exécution de cette mesure jusqu'à l'arrivée de son frère.

Instruit par le duc d'Anjou de ce qui se passoit, le dauphin hâta son retour, dévoré d'inquiétudes et fort incertain de ce qui lui restoit à faire. Il sembloit que la France entière fût insensible à ces malheurs et à ces dangers du trône, qui devoient cependant retomber sur elle de tout leur poids: le prince n'avoit trouvé de bonnes dispositions nulle part, excepté dans les états de Languedoc qui arrêtèrent de lui envoyer quelques troupes, mais qui ne purent exécuter cette bonne résolution, parce que leur pays étoit menacé lui-même par les Anglois, maîtres d'une grande partie de la Guienne, et qui infestoient toutes les provinces maritimes de France, depuis la Gascogne jusqu'à la Flandre. Arrivé à Paris, Charles ne tarda point à reconnoître qu'il lui étoit impossible de détruire le crédit que Marcel avoit su prendre sur les Parisiens; il essaya donc de le gagner, car il étoit urgent pour lui de donner cours à la nouvelle monnoie. Une entrevue eut lieu, dans une maison du cloître Saint-Germain-l'Auxerrois, entre plusieurs envoyés du prince et le prévôt des marchands; mais ils essayèrent vainement de le ramener à des sentiments plus modérés: non-seulement Marcel demeura inflexible et sourd à toutes leurs propositions, mais, jugeant très-bien qu'il pouvoit mettre à profit un semblable incident pour accroître encore son influence, il alla, en sortant de cette assemblée, apprendre au peuple tout ce qui venoit de s'y passer.

Il y eut aussitôt un soulèvement général; toutes les boutiques furent fermées; les ouvriers cessèrent leurs travaux; les bourgeois prirent les armes, et l'on n'entendit plus de tous côtés que des injures et des menaces contre le gouvernement. On n'avoit point de troupes à opposer à ce peuple révolté; et ce fut une nécessité de céder pour le moment à l'orage; en conséquence, le dauphin se rendit le lendemain au palais, et là, en présence de Marcel, il annonça la suppression de la nouvelle monnoie et le pardon du tumulte de la veille. Devenu plus audacieux par cet acte de condescendance, le prévôt des marchands demanda de nouveau la proscription des serviteurs du roi, qu'il avoit rendus les objets de la haine publique, ajoutant à cette demande celle de la confiscation de leurs biens, et, d'une seconde convocation des états-généraux: il fallut encore consentir à ces demandes séditieuses.

Ce fut dans cette assemblée que l'autorité du dauphin, déjà si chancelante, reçut les dernières atteintes. Un nouveau conseil lui fut donné, composé de trente-six membres tirés du sein des états, et il n'est pas besoin de dire que Marcel fut le premier choisi. Ce conseil eut l'administration des finances, la conduite de toutes les affaires, et l'on ne laissa au lieutenant-général du royaume d'autre marque d'autorité que la triste prérogative de consacrer les délibérations absolues de ces insolents conseillers, par une ordonnance publiée en son nom. Il avoit été décidé qu'on leveroit un subside pour former une armée: il fut arrêté qu'eux seuls pourroient en disposer. Sur leur demande, les deux cours supérieures du parlement et de la chambre des comptes furent dissoutes, et ils créèrent eux-mêmes un nouveau parlement qu'ils remplirent de gens dévoués à leurs volontés. Tels furent les premiers excès auxquels se livrèrent les factieux pendant la tenue des états; et Robert Lecoq, évêque de Laon, l'un des plus emportés d'entre eux, termina la dernière séance par un discours séditieux qui prouva qu'ils ne comptoient point en rester au point où ils étoient parvenus.

Cependant le roi prisonnier venoit de conclure à Bordeaux une trève de deux années, pendant laquelle on devoit négocier de sa rançon: la nouvelle en fut apportée à Paris par le comte d'Eu, le comte de Tancarville et l'archevêque de Sens. Ces seigneurs étoient en même temps porteurs d'une lettre signée du roi, qui annuloit, en conséquence du nouveau traité, tout ce qu'avoient fait les états, et surtout la levée du subside. Ce fut alors qu'on put voir jusqu'où va l'aveuglement d'un peuple livré à des chefs de parti. Ceux-ci, voyant le coup terrible qu'un tel message alloit porter à leur autorité, trouvèrent le moyen de persuader à cette populace insensée qu'une telle mesure étoit un attentat contre sa propre sûreté; de manière qu'elle s'attroupa de nouveau, demandant la levée du subside avec une fureur qui n'eût été explicable que si l'on eût voulu le maintenir, et qu'elle en eût demandé la suppression. Les députés du roi, menacés pour leur vie, furent forcés de quitter Paris, et le dauphin ne put apaiser le tumulte qu'en publiant, contre l'ordre de son père, la prorogation des états et la levée de l'impôt: ce qui rétablit pour quelque temps un calme apparent dans la capitale.

Cependant Marcel et ses partisans, qui vouloient une révolte déclarée, répandirent le bruit que les députés du roi n'avoient quitté Paris que pour rassembler des troupes contre ses habitants, et que la noblesse des environs avoit pris parti pour ces trois seigneurs: aussitôt le peuple effrayé courut aux armes, et plaça des corps-de-garde et des sentinelles dans les différents quartiers; les portes de la ville furent fermées, des chaînes furent tendues dans les rues et dans les carrefours; on alla plus loin, et, avant d'examiner si le bruit avoit quelque fondement, on entreprit le travail immense d'achever les nouvelles fortifications qui avoient été commencées après la bataille de Poitiers[19], et dont l'objet étoit de renfermer dans la ville une partie des faubourgs bâtis depuis le règne de Philippe-Auguste. Des fossés furent creusés autour de la muraille qui défendoit la partie occidentale, et embrassèrent les faubourgs situés à l'orient; on éleva des parapets, on construisit des redoutes, on plaça sur les remparts des canons et des balistes; et cette terreur panique fit achever en peu de jours des travaux qui, dans une circonstance ordinaire, auroient demandé plusieurs années; travaux que ce peuple aveugle avoit refusé de faire, quelques années auparavant[20], lorsque l'armée anglaise, campée à Poissy, menaçoit de faire le siége de leur ville. Il résulta toutefois de ces mesures extrêmes et violentes qui furent prises dans cette circonstance, que, par la suite, l'autorité du dauphin en fut affermie, ce qui certainement n'avoit pas été le but des factieux.

Ceux-ci, pour soulever le peuple de Paris, avoient suivi la marche des démagogues de tous les temps et de tous les pays, en l'enivrant de vaines illusions, en lui donnant l'espoir d'une félicité jusqu'alors inconnue. Il arriva qu'ils perdirent leur crédit, comme l'ont toujours perdu leurs pareils, par l'impossibilité où ils se trouvèrent de réaliser ces chimériques promesses. Ils rencontrèrent d'abord un obstacle embarrassant dans le clergé et la noblesse, qui résistèrent à toutes leurs séductions, et se séparèrent d'eux, aimant mieux abandonner momentanément les rênes de l'État à ces tyrans subalternes, que d'être, même en apparence, complices de leurs attentats. Plusieurs députés du tiers-ordre ayant reconnu la méchanceté de Marcel et de ses complices, se détachèrent également de leur parti; de manière qu'il ne se trouva plus, du conseil des réformateurs, que dix à douze membres, bourgeois ou échevins de Paris, qui voulussent prendre part aux affaires.

Cependant le clergé et la noblesse refusoient en même temps de contribuer au subside dont le poids entier retomba sur le peuple; il se fit en outre, dans la perception de cet impôt, des dilapidations telles qu'il fut impossible de lever les troupes pour lesquelles il avoit été ordonné; d'où il arriva que Philippe, frère du roi de Navarre, faisant des courses jusqu'aux environs de Paris, et en ravageant les campagnes sous les yeux mêmes des Parisiens, on se trouva sans moyens de défense à lui opposer. Une si fâcheuse situation fit ouvrir les yeux, et les réformateurs commencèrent à tomber dans le mépris.

Le dauphin crut cette circonstance favorable pour secouer le joug sous lequel il gémissoit depuis si long-temps. Marcel, l'évêque de Laon et leurs complices furent mandés au Louvre; et là le prince, leur parlant avec un ton d'autorité qu'il n'avoit osé prendre jusqu'alors, leur déclara qu'il prétendoit gouverner désormais sans tuteurs, et qu'il leur défendoit de se mêler davantage des affaires du royaume. Abandonnés par le peuple, les factieux se montrèrent aussi lâches qu'ils avoient été insolents dans leur puissance usurpée: ils se retirèrent confus et consternés. Mais ils s'étoient trop avancés pour se croire en sûreté dans une entière soumission, et ils ne parurent céder que pour se donner le temps de tramer de nouveaux complots. Abandonnés des deux premiers ordres, qui, en se séparant d'eux, avoient hautement manifesté l'indignation qu'ils ressentoient de leur audace et de leur insolence, ils reconnurent qu'ils étoient perdus, s'ils ne se donnoient un chef dont l'autorité fût assez grande pour les protéger et les maintenir. Le roi de Navarre étoit un homme tel qu'il le leur falloit pour jouer au milieu d'eux ce premier rôle: et dès ce moment toutes leurs vues se fixèrent sur lui.

Cependant, après ce coup d'autorité qu'il s'étoit enfin décidé à frapper, Charles avoit quitté Paris pour aller dans différentes villes du royaume solliciter les secours qu'il ne pouvoit obtenir de cette ville, et qu'exigeoit impérieusement la situation pressante des affaires. Ayant donc pris leurs mesures dans le plus profond secret, les conjurés députèrent vers lui pour l'engager à revenir au milieu d'eux, lui promettant de l'argent en abondance, se rétractant de leurs premières demandes, et lui faisant d'ailleurs de telles protestations de respect et de soumission, qu'il ne poussa pas plus loin son voyage, n'en ayant pas d'ailleurs obtenu les résultats qu'il en attendoit. Mais à peine fut-il rentré à Paris qu'il put reconnoître à quel point il s'étoit trompé en comptant sur le retour sincère de ces traîtres; car, lorsqu'il fut question de réaliser les promesses qu'ils lui avoient faites, Marcel, répondant au nom du conseil, lui déclara qu'ils ne pouvoient rien décider que les états ne fussent convoqués pour la troisième fois. Ils savoient le parti qu'ils pouvoient tirer d'une semblable assemblée. Malgré l'expérience du passé, le dauphin eut encore la foiblesse d'y consentir.

À peine les états étoient-ils ouverts, qu'on apprit l'évasion de Charles-le-Mauvais. Jean de Pecquigny, gouverneur de l'Artois et l'un des chefs de la faction, avoit été chargé par ses complices de le délivrer, et s'étoit acquitté avec bonheur et adresse de cette commission difficile. Les uns disent qu'il surprit de nuit le château d'Arleux en Pailleul[21], où il étoit renfermé, d'autres qu'il se le fit délivrer, ayant profité d'un moment où le gouverneur de cette forteresse étoit absent, et contrefait un ordre du dauphin de le remettre entre ses mains. Quoiqu'il en soit, il réussit dans cette entreprise dont les suites devoient être si funestes, et conduisit sur-le-champ le prince à Amiens. La nouvelle de son évasion ne tarda point à parvenir à Paris: les gens bien intentionnés en frémirent; ce fut la joie et le triomphe des factieux. Ils commencèrent par présenter le roi de Navarre aux Parisiens mécontents comme un ami et un protecteur, de qui ils avoient le droit de tout attendre: lorsqu'ils furent assurés de lui avoir gagné l'affection de la multitude, Marcel, l'évêque de Laon et Pecquigny allèrent, non plus avec une apparence de soumission, mais avec l'audace qu'inspire le succès, demander au dauphin un sauf-conduit sans réserve pour son plus cruel ennemi. Ils l'obtinrent du prince, obligé de dissimuler et accablé d'un tel revers; et le Navarrois, précédé d'une troupe de brigands qu'il avoit recueillis dans les prisons d'Amiens, entra dans la capitale, aux acclamations d'une population immense qui voyoit en lui son libérateur.

Le lendemain de son arrivée, Charles-le-Mauvais, qui étoit allé loger à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, monta sur un échafaud dressé contre les murs de ce monastère, et de là harangua le peuple de Paris qu'il avoit réuni dans le Pré-aux-Clercs. Il s'y trouva plus de dix mille personnes, et le prévôt des marchands y étoit présent lui-même, entouré de plusieurs de ses officiers. Dans ce discours adroit et éloquent, le Navarrois fit une peinture touchante des injustices et des maux qu'il avoit soufferts, pour exciter à son égard la pitié et l'intérêt, parla avec amertume des fautes de l'administration actuelle, afin d'aigrir encore davantage les esprits contre le jeune prince, et finit par protester de son dévouement pour la France, faisant même entendre qu'il y auroit maintenu l'ordre s'il avoit eu quelque autorité.

Le peuple, avide de nouveautés, écouta la harangue du roi de Navarre avec la plus vive satisfaction. Aussitôt Marcel, dont toutes les démarches étoient combinées avec lui, alla trouver le dauphin au Palais, où il venoit de se retirer, et le pria de rendre justice à ce prince sur tous les griefs dont il se plaignoit. Entouré des satellites de ce brigand, il fallut que l'héritier présomptif de la couronne consentît, non-seulement à voir l'ennemi mortel de son père et de toute sa famille, mais encore à lui faire toutes les satisfactions qu'il lui plut d'exiger. L'entrevue eut lieu dans l'hôtel de la reine Jeanne, et dès le lendemain, sur la requête du roi de Navarre, le conseil décida que le dauphin lui donneroit une amnistie entière pour lui et pour tous les seigneurs de son parti; que tous ses biens, terres et forteresses confisqués, lui seroient rendus; qu'on réhabiliteroit la mémoire des seigneurs exécutés à Rouen; et ce qui passe toute croyance et met le comble à l'opprobre d'un semblable traité, que toutes les prisons seroient ouvertes pour en laisser sortir tous les malfaiteurs, quels qu'ils fussent. C'étoit une des conditions expressément exigées par le Navarrois, qui donna lui-même la liste de tous les crimes pour lesquels il demandoit grâce[22]. Cette âme atroce, et qui ne méditoit que des forfaits, sembloit jouir d'avance de son impunité dans celle de ces misérables, qui d'ailleurs pouvoient lui fournir d'utiles instruments de ses coupables entreprises.

Toutefois, malgré ces complaisances, ou pour mieux dire cette extrême foiblesse du dauphin, la paix entre les deux princes ne fut pas de longue durée. Après un très-court séjour à Paris, pendant lequel ils se visitèrent avec une feinte cordialité, et dînèrent même quelquefois ensemble[23], le Navarrois partit pour aller se mettre en possession des places qui lui avoient été restituées par le traité; mais comme ceux qui les gardoient au nom du roi refusèrent de les lui rendre, il saisit ce prétexte pour lever de nouveau des troupes; et, s'avançant vers Paris, il en ravagea les environs, et fit des courses jusqu'aux portes mêmes de la ville.

Le dauphin, vivement touché des désastres auxquels le peuple des campagnes étoit exposé, voulut de son côté lever une armée pour s'y opposer. Les factieux, toujours poursuivis par l'image de leurs crimes, s'imaginèrent que cet armement se préparoit contre eux, et, pour en détourner l'effet, ne trouvèrent d'autre moyen que de jeter de nouvelles alarmes parmi les Parisiens. Ils y réussirent tellement, que, malgré toutes les protestations du prince, il y eut un refus général de recevoir dans la ville aucun homme armé; et tandis qu'ils ôtoient ainsi à ce prince tout moyen de repousser l'ennemi qui désoloit les campagnes environnantes, ces traîtres l'accusoient auprès du peuple de négligence et d'incapacité, et le lui présentoient comme l'auteur de tous les maux dont il étoit accablé. Ces insinuations perfides ayant porté à son comble l'animosité de cette multitude, Marcel crut que le moment étoit venu de donner à son parti un caractère d'indépendance et de révolte déclarée. Il fut convenu que pour s'unir plus étroitement et se distinguer de ceux qu'ils appeloient des traîtres à la patrie, tous ceux qui suivoient la bonne cause prendraient un signe visible qui pût leur servir de ralliement: ce signe étoit un chaperon ou capuce[24], mi-parti de drap rouge et pers. Les sentiments religieux dont le peuple ne cessoit point d'être animé, même au milieu de ses plus grands excès, paroissant aux conjurés propres à fortifier encore leurs attentats politiques, ils érigèrent une confrérie sous l'invocation de Notre-Dame, dans laquelle on vint en foule se faire inscrire. De même on ne vit plus dans les rues que des chaperons de deux couleurs, et personne n'osa plus sortir sans ce signe de salut[25].

Cependant le dauphin, dont l'esprit et le caractère se formoient au milieu de ces orages populaires, osa cette fois-ci lutter ouvertement contre les factieux, et, puisque tout se faisoit par le peuple, essayer de leur disputer son affection. Ayant fait avertir les Parisiens de s'assembler aux halles, il s'y rendit accompagné seulement de cinq personnes. Cette marque de confiance fit d'abord impression sur la multitude; et lorsque ce prince, prenant la parole, eut expliqué les motifs qui l'avoient porté à lever des troupes, et donné sur ses intentions les explications nobles et franches qu'il lui étoit si facile de trouver, on vit ce peuple aussi inconstant dans sa haine que dans son amour, et toujours entraîné par l'impression du moment, lui rendre toute sa faveur et répondre à son discours par les plus vives acclamations.

Mais il ne tarda pas à donner une preuve nouvelle de cette méprisable versatilité: car il arriva que Marcel, justement effrayé de ce changement, l'ayant à son tour harangué le lendemain dans l'église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, regagna aussitôt une partie de cette populace, qui, toujours plus portée à croire les méchants, parce qu'ils flattent ses passions, rejeta cette fois-ci tout ce que le dauphin put dire pour la ramener. Il est vrai qu'il fit la faute de ne pas se rendre lui-même à l'assemblée, et d'y envoyer son chancelier, ce qui ne pouvoit produire la même impression.

Dans cette nouvelle disposition des esprits, il falloit peu de chose pour rallumer le feu de la sédition. Le juste supplice du changeur Perrin Macé[26], qui avoit assassiné, dans la rue, Jean Baillet, trésorier du dauphin, fut la cause accidentelle de nouveaux excès qui passèrent tous ceux qui s'étoient commis jusqu'alors. Le coupable s'étoit sauvé dans l'église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, d'où il fut arraché par ordre du dauphin, qui le fit juger et exécuter sur-le-champ. Aussitôt l'évêque de Paris, qui étoit lui-même un des factieux les plus ardents, se récria contre la violation des immunités ecclésiastiques, redemanda le corps qu'on fut obligé de lui rendre, et auquel il fit faire des obsèques honorables. Le prévôt des marchands y assista suivi d'une foule nombreuse, qui ne voyoit qu'une victime dans ce meurtrier, et s'animoit de plus en plus contre le dauphin.

Vainement ce prince essaya-t-il d'intimider les conjurés en faisant répandre la nouvelle de la délivrance prochaine du roi: ceux-ci, informés, par leurs liaisons secrètes, de ce qui se passoit en Angleterre, ne rabattirent rien de leur insolence. Elle éclata même plus vivement encore, peu de jours après, dans une députation qu'ils lui firent, au sujet de Charles-le-Mauvais, qui, toujours armé et ne cessant de dévaster la campagne de Paris, continuoit à demander l'exécution du traité. Un moine jacobin, nommé frère Simon de Langres, qui étoit à la tête des députés, eut l'audace de signifier au prince qu'il eût à rendre justice au roi de Navarre, ajoutant que, par une délibération faite entre eux, il avoit été arrêté que sur-le-champ toutes ses forteresses lui seroient rendues. Un autre moine, religieux de Saint-Denis, alla plus loin encore, et lui déclara qu'ils étoient déterminés à prendre parti contre celui des deux qui refuseroit de se soumettre à l'arrangement qu'ils venoient de régler. Ils n'ignoroient pas qu'il ne dépendoit pas du dauphin de faire restituer au Navarrois ses places de Normandie[27]; mais ils remplissoient leur but, qui étoit de le rendre odieux au peuple, en le présentant comme l'infracteur du traité; et Charles-le-Mauvais, dans le projet qu'il méditoit, n'étoit point fâché d'un incident qui fortifioit des troubles dont il étoit bien résolu de profiter.

Toutefois de telles violences n'étoient que le prélude d'attentats plus grands que préparoit Marcel; et l'on peut ici remarquer que tous ces vils ambitieux qui cherchent à parvenir au pouvoir suprême par la révolte des peuples, ne manquent jamais de les pousser à quelques crimes atroces, pour leur ôter toute idée de retour au devoir, en leur enlevant tout espoir de pardon. Le jeudi 22 février fut choisi par le prévôt des marchands pour les scènes sanglantes qu'il avoit depuis long-temps concertées. Dès le matin une populace armée et nombreuse, composée en partie de gens de métier, s'assembla, par son ordre, aux environs de l'église de Saint-Éloi dans la Cité. L'intention de ces furieux paroissoit être d'entourer le palais où logeoit alors le dauphin, lorsqu'ils en virent sortir l'avocat-général Regnaut-d'Acy qui s'en retournoit à sa maison, située près de l'église de Saint-Landri. Il est aussitôt désigné, poursuivi jusque près de l'église de la Magdeleine, où les séditieux l'atteignent et le percent de mille coups. Marcel, les voyant échauffés par ce premier meurtre, se met à leur tête, marche vers le palais, en monte les degrés, et entre dans la chambre du dauphin. Le voyant étonné et effrayé de cette multitude qui remplissoit ses appartements: «Sire, lui dit-il, ne vous esbahissés de choses que vous voyez; car il est ordonné et convient qu'il soit ainsi.» Se tournant ensuite vers ses gens: «Allons, continua-t-il, faites en bref ce pourquoi vous êtes venus ici.»

À peine eut-il cessé de parler, que ces furieux se jetèrent sur les maréchaux de Champagne et de Normandie. Le premier, qui étoit le seigneur de Conflans, est massacré à l'instant devant le prince. Robert de Clermont[28], le second de ces deux seigneurs, est immolé dans la chambre prochaine, où il venoit de se sauver. Tous les officiers qui environnoient le dauphin fuient et se dispersent épouvantés, le laissant seul à la merci de ces forcenés. Il crut d'abord un moment qu'on en vouloit à ses jours; on prétend même qu'il s'abaissa jusqu'à demander la vie à Marcel, qui lui dit: «Sire, vous n'avez garde[29];» et sur-le-champ ôtant son chaperon, il le lui mit sur la tête pour gage de sa sûreté.

Cependant les corps des deux seigneurs massacrés furent traînés devant l'infortuné Charles, roulés le long des degrés du palais jusqu'à la pierre de marbre placée sous les fenêtres de son appartement; et là, ils restèrent exposés tout le reste de la journée aux regards et aux insultes de cette vile populace[30].

Dès que cette œuvre fut consommée, Marcel se rendit à l'hôtel-de-ville, entouré des exécuteurs de ses assassinats; et traversant une foule immense qui remplissoit la place, il parut bientôt à une fenêtre, et de là rendit compte au peuple de ce qu'il venoit de faire pour son salut et pour le bien du royaume: on lui répondit par des acclamations générales. Aussitôt il retourne, ou plutôt il est porté au palais, et ose remonter à l'appartement du dauphin pour lui demander son approbation sur ce qui venoit de se passer, disant que tout s'étoit fait par la volonté du peuple. Un refus eût produit de nouveaux crimes. Le prince accorda tout; et pour gage de réconciliation, le prévôt lui envoya, dès le soir même, deux pièces de drap aux couleurs de la faction, dont il fut fait sur-le-champ des chaperons pour lui et pour tous les officiers de sa maison.

Les états avoient tenu avant ces événements, et tinrent depuis plusieurs assemblées, dans lesquelles se trouvèrent quelques députés des provinces, qui n'avoient point encore quitté Paris. Intimidés par les factieux, ils les laissèrent maîtres absolus des délibérations, et ratifièrent toutes les lois que ceux-ci proposèrent pour le maintien de leur autorité, lois qui furent aussitôt portées à la sanction du dauphin, et approuvées par lui, comme il avoit approuvé le meurtre de ses deux maréchaux.

Sur ces entrefaites, le roi de Navarre arriva à Paris, suivi d'une troupe nombreuse de gens armés, et il fut visible qu'il y avoit été appelé par les conjurés; car, le jour même de son arrivée, le prévôt des marchands alla le trouver à l'hôtel de Nesle, où il étoit descendu, et là eut avec lui une très-longue conférence. Toutefois il paroît que ce méchant prince ne trouva pas que les dispositions séditieuses des Parisiens fussent parvenues au point où il désiroit qu'elles fussent amenées; car il consentit à entrer dans une sorte d'arrangement avec le dauphin, qui signa sans contestation tous les articles d'un traité dressé par les chefs de la faction, et notamment par l'évêque de Laon. Alors le Navarrois, sûr de ses complices, et bien persuadé qu'il avoit dissipé toutes les méfiances de Charles, quitta Paris pour aller ourdir ailleurs de nouvelles trames, et attendre une occasion plus favorable d'y rentrer.

Le lendemain de son départ, le dauphin, qui jusque là n'avoit porté que le titre de lieutenant du royaume, ayant atteint sa vingt-unième année[31], prit le titre de régent; et quoique son pouvoir fût plus borné que jamais, il ne paroît pas que personne se soit avisé de lui contester un titre qui appartenoit légitimement à l'héritier présomptif de la couronne. Il arriva seulement que l'éclat de cette nouvelle dignité inquiétant davantage les conjurés, ils multiplièrent les vexations et les affronts de toute espèce dont ils prenoient plaisir à l'accabler, le forçant à recevoir dans le conseil de nouveaux factieux pris parmi les échevins de Paris, le contrariant dans ses moindres résolutions, observant jusqu'à ses moindres démarches. Enfin cette tyrannie alla si loin, et lui devint si insupportable, qu'il résolut de secouer enfin le joug de ces misérables, en sortant de Paris, bien déterminé à ne rentrer dans cette ville que lorsqu'il seroit dans une situation à pouvoir punir les traîtres qui l'avoient soulevée. Ce dessein fut conduit avec mystère et exécuté avec adresse: car dix-huit mois de contrainte et de malheurs avoient appris à ce prince à dissimuler à propos ses sentiments. Dès qu'il fut hors des murs, il se rendit à Compiègne, où toute la noblesse des environs vint aussitôt le trouver. Toute celle qui habitoit Paris abandonna cette ville aussitôt qu'elle eut appris son départ, et se rassembla de même auprès de lui, de manière qu'en peu de jours il se trouva à la tête d'une petite armée, toute composée de gentilshommes. Il reçut en même temps des députés de plusieurs provinces, qui lui offroient des subsides et des secours contre les Parisiens. Enfin, dans l'assemblée des états-généraux qu'il convoqua sur-le-champ dans la ville où il se trouvoit, tout ce qui s'étoit passé dans la capitale fut condamné d'une voix unanime, et l'autorité légitime commença à reprendre sa force et sa dignité.

(1358.) Alors les factieux sentirent renaître leurs frayeurs; ils apprirent en outre que, dans une entrevue que le roi de Navarre venoit d'avoir avec le régent, celui-ci avoit rejeté toutes les propositions que l'autre avoit pu lui faire d'un accommodement avec les Parisiens, et montré la ferme résolution de punir tous ceux qui les avoient entraînés dans la révolte. Ils essayèrent alors de conjurer l'orage en envoyant au régent quelques membres de l'université, qui, au nom de leur corps, l'invitèrent à rentrer dans la ville, lui protestant de la soumission de ses habitants. Charles les reçut avec bonté, et ne refusa point une amnistie générale; mais sous la condition expresse qu'on livreroit entre ses mains cinq ou six des chefs les plus coupables, promettant d'ailleurs de ne point attenter à leur vie.

Marcel et ses complices n'eurent garde d'accepter de semblables conditions: ils ne crurent pas même que le prince fût disposé à les remplir; et prenant, comme tous les grands criminels, une sorte d'énergie dans la terreur même des supplices qu'ils avoient mérités, ils résolurent d'opposer la force à la force, et, s'il falloit succomber, de reculer du moins, à quelque prix que ce fût, le moment de leur perte. Ils marchèrent d'abord vers le Louvre, dont ils s'emparèrent sans éprouver la moindre résistance. On répara les brèches des fortifications, on creusa des fossés, on éleva des remparts dans les parties qui étoient encore découvertes; et toute la multitude, à qui les conjurés avoient persuadé que Charles s'avançoit à la tête de sa noblesse pour exercer sur elle les plus terribles vengeances, secondoit leurs travaux avec une incroyable activité. À cette triste époque, il sembloit qu'une fureur épidémique se fût emparée de tous les esprits. Tandis que les insensés Parisiens se fortifioient ainsi dans leur ville, résolus de s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité, la France entière étoit dans la plus épouvantable confusion: désolée à la fois par les Grandes compagnies[32] et par la révolte frénétique des paysans, connue sous le nom de la Jacquerie[33], elle n'offroit de tous côtés qu'un vaste théâtre de pillages, des massacres et d'incendies.

Cependant l'armée du régent s'accroissoit de jour en jour; il faisoit fortifier les places qui environnoient Paris, et tout annonçoit qu'il ne tarderoit pas à marcher sur cette ville. Les rebelles, au nombre d'environ trois cents, venoient de faire sur la ville de Meaux, alors en son pouvoir, une tentative qui ne leur avoit point réussi; et le comte de Foix, à la tête seulement de vingt-cinq hommes d'armes, avoit repoussé facilement cette troupe mal armée et sans aucune expérience de la guerre. Leur courage fut tellement abattu de ce petit échec, que, pour le ranimer, Marcel se vit dans la nécessité de rappeler le roi de Navarre, qui sembloit avoir compté sur les extrémités où se trouveroient les factieux, et en attendre impatiemment les effets. Il rentra donc dans Paris, suivi d'une petite troupe de soldats, jura de le défendre de toutes ses forces, et reçut le titre de capitaine et de gouverneur général de la ville, titre qui parut, même aux yeux de ses partisans, avilir sa dignité de roi, mais qui servoit le dessein où il étoit d'accoutumer par degrés les Parisiens à sa domination. On l'accuse d'avoir conçu dès ce moment le dessein de monter sur le trône de France; et sa conduite, chef-d'œuvre d'adresse et de perfidie jusqu'à la fin des troubles, ne permet guère d'en douter.

L'armée du régent, nombreuse et aguerrie, étoit déjà sous les murs de la capitale. Le Navarrois fit d'abord, à la tête de six mille hommes, une sortie qui ne réussit pas; et sur-le-champ il demanda une seconde fois à traiter. Vaincu par les sollicitations de la reine Jeanne, le prince voulut bien y consentir. L'entrevue eut lieu entre Vincennes et l'abbaye Saint-Antoine, et là une nouvelle convention fut faite, par laquelle Charles-le-Mauvais s'engageoit de nouveau à s'unir avec lui envers et contre tous, le roi de France excepté. Le régent la signa, intérieurement convaincu que son ennemi ne tarderoit pas à la violer.

En effet, deux jours après il revint à Paris, sous prétexte d'y faire ratifier le traité. Les Parisiens, comme il l'avoit prévu, ou pour mieux dire les chefs de la faction, bien loin de vouloir y accéder, firent une nouvelle sortie, dans laquelle ils furent complètement battus par les troupes royales. Alors le roi de Navarre prétendit que par ce combat le régent avoit enfreint les conditions de l'accommodement, et renouvela ses alliances avec eux.

Quelque temps après, les rebelles, encouragés par un petit succès qu'ils avoient obtenu du côté de Corbeil, sortirent de nouveau, et en très-grand nombre, de Paris, ayant à leur tête le roi de Navarre lui-même; mais, à leur grand étonnement, dès que ce prince eut aperçu les troupes du régent, il s'avança vers leurs chefs, eut une longue conférence avec eux, et ramena ensuite ses gens dans la ville sans avoir combattu. Une telle conduite commença à le rendre suspect. Ses soldats, qui avoient aussi fait partie de l'expédition, furent insultés par le peuple, et ce prince, irrité, ou feignant de l'être, quitta brusquement Paris, et vint s'établir à Saint-Denis.

Cependant la reine Jeanne, toujours médiatrice entre les deux partis, et qui étoit restée auprès du régent, dans l'espérance de renouer les négociations, parvint à l'amener encore une fois à des conférences nouvelles, qui furent tenues à l'extrémité du pont des Carrières, village dans lequel ce prince étoit logé. Dans le traité qui fut alors proposé, le roi de Navarre eut l'air d'abandonner entièrement les Parisiens, qui devoient se remettre à la discrétion du régent, toutefois avec cette clause, qu'il ne seroit rien décidé à leur sujet que d'après l'avis unanime de la reine Jeanne, du roi de Navarre, du duc d'Orléans et du comte d'Étampes. Le Navarrois s'attendoit bien que les rebelles recevroient encore plus mal ce second traité que le premier; et en effet ils ne répondirent que par des menaces et des injures à ceux qui vinrent le leur présenter, non que le peuple ne fût las des maux qu'il souffroit et de ses vains efforts pour maintenir sa rébellion, mais parce que Marcel, désespéré, comprimoit tous les mouvements qui auroient pu le porter à rentrer dans le devoir.

C'étoit à cette situation extrême que le roi de Navarre vouloit amener le traître pour le forcer, lui et les siens, à se remettre entièrement entre ses mains; et c'est ce qui arriva. En effet, le prévôt des marchands, voyant sa ruine inévitable, et dans cette lassitude du peuple et dans les forces redoutables qui se dirigeoient contre lui, alla trouver Charles-le-Mauvais, qui, retiré à Saint-Denis, et toujours flottant en apparence entre les deux partis, attendoit dans ce lieu le succès de son astucieuse politique. La situation du rebelle étoit telle, que son salut dépendoit alors du caprice d'un homme encore plus méchant que lui, et qui ne le regardoit plus que comme un vil instrument de ses méchancetés. Dès qu'il eut pris avec le Navarrois le ton d'un suppliant, celui-ci commença par le dépouiller des trésors qu'il avoit amassés, en exigeant de lui des sommes considérables; il lui fit perdre ensuite par degrés le peu de faveur populaire qui lui restoit, en l'engageant dans de fausses démarches qui aliénoient de plus en plus les esprits, par exemple, en le forçant à délivrer environ cent cinquante Anglois que les Parisiens avoient eux-mêmes emprisonnés au Louvre. Enfin les choses en vinrent au point que Marcel, détesté de ce même peuple dont il avoit été l'idole, et de quelque côté qu'il tournât les yeux, ne voyant plus qu'une mort honteuse et certaine, convint de livrer la ville au Navarrois, et promit de le faire couronner roi de France, s'il vouloit le protéger lui et ses complices, contre les fureurs de ce peuple détrompé.

Marcel, ayant pris toutes les mesures qu'il jugea nécessaires pour l'exécution de son projet, fit avertir le roi de Navarre, qui s'approcha secrètement de la ville avec une troupe nombreuse de soldats. À un signal convenu, les portes devoient lui en être ouvertes; et la nuit qui précédoit le 1er d'août étoit celle qu'ils avoient choisie pour l'exécution de leur complot. En conséquence, le prévôt, accompagné de quelques bourgeois de sa faction, les uns armés, les autres sans armes, se rendit à la porte Saint-Denis, qui étoit une de celles qu'il devoit livrer, en demanda la clef à l'officier du poste, et voulut renvoyer la troupe qui la gardoit pour la remplacer par ses gens. Les bourgeois qui veilloient à cette porte, étonnés de cet ordre nouveau, commencèrent à concevoir des soupçons, et demandèrent à Marcel les raisons qui le portoient à en agir ainsi. Au milieu de la dispute qui s'élevoit entre eux, survint Jean Maillard, compère de Marcel, autrefois l'un de ses partisans les plus dévoués, et qui, ce jour-là même, rompit ouvertement avec lui. Il commandoit cette même nuit le quartier d'où dépendoit le poste où l'on se querelloit et étoit arrivé au bruit, avec Simon Maillard son frère et plusieurs de leurs amis[34].

«Estienne, lui dit-il, que faites-vous ici à cette heure?—Jean, répondit le prévôt, à vous qu'en monte[35] de le savoir? Je suis ici pour prendre garde à la ville, dont j'ai le gouvernement.—Pardieu, reprit Maillard, il n'en va mie ainsi, ains n'êtes ici à cette heure pour nul bien, et je vous montrerai, continua-t-il, en s'adressant à ceux qui étoient auprès de lui, comme il tient les clefs de la porte en ses mains pour trahir la ville.—Jean, vous mentés, répliqua le prévôt.—Mais vous, Estienne, mentés, s'écria Maillard;» aussitôt il monte à cheval, fait flotter une bannière royale, et suivi des siens, parcourt les rues en criant: Montjoie Saint-Denis au roi et au duc; puis s'arrêtant quelque temps aux halles, il y donne l'alarme au peuple. Cependant le prévôt conserve, dans cette situation périlleuse, toute sa présence d'esprit; et trompant par une ruse ceux qui auroient pu l'arrêter, il répète avec ses gens ce même cri de Montjoie Saint-Denis; et tous se dirigent à grande hâte, et toujours criant, du côté de la porte Saint-Antoine.

Pendant cette altercation de Marcel et de Maillard, le sire Pepin Désessarts, et le sire Jean de Charny, avoient eu, dit Froissard, comme par inspiration divine, quelque révélation du coup qui se préparoit. Sans rien savoir de ce qui se passoit, sans avoir avec Maillard aucune intelligence, ils s'arment; et Martin Désessarts, frère de Pepin, et Jacques de Pontoise, huissier d'armes, se joignent à eux. À leur premier appel se rassemblent autour de ces braves un grand nombre de leurs amis et de bourgeois restés fidèles au roi et au dauphin. D'abord ils se précipitent dans la maison de Joseran de Marcon, trésorier du roi de Navarre, agent de ce prince à Paris, et l'un des principaux conspirateurs: ils ne le trouvent point; déjà il étoit auprès de Marcel. Soudain ils courent à l'hôtel-de-ville: le chevalier Désessarts y saisit une bannière royale et se met à la poursuite du prévôt, en criant avec ses amis: Montjoie Saint-Denis au roi et au duc: meurent les traîtres. En un moment ils sont à la porte Saint-Antoine; ils y surprennent Marcel, tenant entre ses mains les clefs de Paris, et l'interpellent brusquement. Là comme à la Bastille Saint-Denis commencent de violents débats; les esprits s'échauffent: les menaces suivent les injures; déjà Maillard étoit arrivé avec ses amis, et leur troupe avoit grossi celle des fidèles. Les amis de Marcel se mettent en défense; on se mêle, on se frappe en tumulte. Le peuple attroupé poussoit contre eux des cris: À mort, à mort; tuez, tuez le prévôt et ses alliés; car ils sont traîtres. Philippe Giffart, échevin, étoit bien armé et le casque en tête: il vendit chèrement sa vie. Marcel, voyant tout perdu, étoit monté sur les degrés de la Bastille; il alloit s'enfuir: le sire de Charny s'élance à sa poursuite, l'atteint, lui décharge un coup de hache sur la tête, et le renverse mourant. Pierre Fouace et d'autres bourgeois se jettent sur lui et l'achèvent à coups d'épée et de hallebarde. Simon le Paumier et beaucoup de ses satellites, percés de mille coups, expirent sur son corps plus noblement qu'il n'appartenoit à de tels scélérats. On cherche de tous côtés les partisans de Marcel; tous ceux que l'on rencontre sont massacrés; beaucoup sont pris dans leurs demeures, chargés de fers et traînés en prison. La populace exerce mille outrages sur le corps du traître et sur ceux de ses complices les plus criminels; les autres périrent, les jours suivants, par la main du bourreau, et, à l'exception de l'évêque de Laon, pas un seul n'échappa[36].

Trois jours après ce grand événement, le régent rentra dans la ville soumise et repentante, au milieu de mille cris de joie, et alla loger au Louvre. Le gouverneur de ce château, nommé Pierre Caillard, eut la tête coupée pour l'avoir mal défendu contre Marcel.

Cependant le roi de Navarre, voyant ses projets avortés du côté des Parisiens, se livre tout entier au roi d'Angleterre, avec lequel il avoit toujours négocié, même dans le temps qu'il faisoit avec le régent traité sur traité; et cessant dès lors de garder aucune mesure à l'égard de ce prince, lui déclare une guerre ouverte, bloque Paris avec une nombreuse armée, et ravage ses environs. La situation du dauphin parut en ce moment plus difficile que jamais. Il avoit beaucoup de peine à lever les troupes nécessaires pour combattre avec succès un ennemi aussi acharné: car la noblesse étoit rentrée dans ses foyers aussitôt qu'elle l'avoit vu maître de Paris; et, dans les désordres qu'une licence générale faisoit naître en France, chaque ville, forcée de songer à sa propre sûreté, ne s'empressoit guère à lui fournir des soldats. D'un autre côté, il n'osoit s'éloigner de la capitale, où il y avoit encore des mécontents et de nouveaux complots à craindre, où son autorité étoit loin d'être bien affermie. Il en fit dans ce temps-là même une assez fâcheuse expérience: douze bourgeois accusés d'intelligence avec le roi de Navarre avoient été arrêtés par son ordre. Cette arrestation excita de grands murmures; et tel étoit l'esprit de méfiance et de mutinerie qui régnoit encore, que ce prince fut obligé de se rendre sur la place de Grève, et là, monté sur les degrés de la croix, de se justifier devant le peuple de cet acte d'autorité, en donnant la preuve que ces hommes étoient coupables. Bien qu'ils fussent convaincus, il n'osa pas ensuite les punir.

Toutefois ce prince mit dans sa conduite un tel mélange de douceur et de fermeté; il montra tellement, par toutes ses démarches, qu'il n'avoit en vue que le bien de l'État, qu'il parvint peu à peu à se concilier tous les esprits, et qu'il obtint des états-généraux, qui furent convoqués peu de temps après, des forces suffisantes pour tenir tête au Navarrois. (1359) Alors celui-ci osa encore proposer de faire un traité; et tel étoit le malheur des temps, que le dauphin jugea avantageux de l'accepter, et même reçut dans Paris, avec toutes sortes d'honneurs et de caresses, un perfide qui ne méditoit que sa ruine, qui même, en signant cette paix frauduleuse, continuoit en effet la guerre: car son frère Philippe de Navarre avoit refusé, d'accord avec lui, d'entrer dans l'accommodement, et venoit de réunir aux troupes du roi d'Angleterre les soldats qu'il commandoit, lesquels appartenoient réellement à Charles-le-Mauvais[37].

Peu de temps après, fut présenté aux États assemblés le traité négocié en Angleterre pour la liberté du roi Jean: les conditions en étoient si honteuses, qu'il excita une indignation générale et fut rejeté d'une voix unanime. Édouard irrité rentre dans la France désolée par tant d'ennemis intérieurs, l'attaque par l'Artois, la Champagne et la Bourgogne, ne trouve de résistance nulle part, et s'avance jusqu'aux portes de Paris, chassant devant lui les habitants de la campagne qui se réfugièrent dans ses murs. Ce fut dans cette circonstance que le dauphin donna ordre de mettre le feu aux maisons qui étoient hors de l'enceinte, du côté méridional[38], afin que les Anglois ne pussent pas s'y loger. Ceux-ci, après être demeurés huit jours devant la ville, furent forcés de décamper, faute de vivres[39]. Édouard se retira dans la Beauce avec son armée, et l'année d'après, le traité de Brétigni[40] rendit la liberté au roi Jean. Charles-le-Mauvais fit en même temps sa paix avec ce prince, par la médiation du roi d'Angleterre.

(1360.) Ce fut le 13 décembre de cette année que le roi rentra enfin dans sa capitale, après une absence de quatre années. Il y fut reçu au milieu des transports de la plus vive allégresse. Les Parisiens, à son aspect, sembloient oublier tous les maux qu'ils avoient soufferts, et se livroient, pour l'avenir, aux plus douces espérances. De nouvelles calamités les attendoient: une famine affreuse, suite ordinaire des guerres civiles, vint désoler la ville et y causa de grands ravages. La misère du peuple étoit à son comble, et cependant il falloit fournir les sommes énormes[41] qui avoient été promises à l'Anglois par un des articles du traité. Fidèle observateur de sa parole, Jean rejeta constamment tous les moyens qu'on put lui offrir de l'éluder; mais ceux qu'il employa pour l'accomplir attestent la situation extrême à laquelle il se trouvoit réduit. Il n'en trouva point d'autres qu'une nouvelle altération des monnoies, et le rappel des Juifs, toujours riches, quoique sans cesse dépouillés, et aspirant toujours à rentrer dans un pays où ils devoient s'attendre à chaque instant à une nouvelle proscription. Un tel phénomène moral étonne d'abord, mais s'explique ensuite facilement, si l'on considère qu'eux seuls connoissoient l'industrie et le commerce; et que les François d'alors, oisifs, ignorants et fastueux, étoient, par leurs passions et par leur paresse, une proie qui se livroit d'elle-même aux usures sans cesse renaissantes de ces habiles traitants. Ils donnèrent donc avec empressement une somme très-forte pour la rançon du roi, se soumirent à un tribut annuel non moins considérable, et, à ces conditions, obtinrent la liberté de rentrer en France et d'y demeurer pendant vingt années. Ce fut ainsi qu'on parvint à exécuter cette clause du traité, bien onéreuse sans doute, mais moins fatale que celles par lesquelles le roi cédoit aux Anglois les plus belles provinces de la France[42], leur livroit les points les plus importants de ses côtes, et consentoit à les établir jusque dans le cœur de ses états.

Il se passa, du reste, peu d'événements importants à Paris pendant les dernières années du règne du roi Jean. Il n'y fut point fait d'autres fondations que celles des colléges de Boissi, de Boncourt, de Justice, des petites écoles, et de l'hôpital du Saint-Esprit pour les pauvres orphelins. Ce prince, aidé des sages conseils de son fils s'occupa à rétablir la police dans cette grande ville. Il réorganisa le parlement, dont les désordres de la régence avoient suspendu les séances et dispersé les membres les plus éclairés et les plus vertueux. Il fit aussi des réglements pour une meilleure organisation du guet de Paris[43]. (1363) Une contagion horrible enleva, cette année, près de la moitié de ce qui restoit d'habitants dans cette capitale.

Cependant le royaume continuoit d'être en proie à tous les maux de la guerre, au sein de cette paix si chèrement achetée que le retour de son roi lui avoit procurée. Toujours perfide dans sa politique à l'égard de la France, Édouard n'avoit pas voulu rappeler en Angleterre les soldats, la plupart Allemands, Brabançons, Gascons, etc., qui composoient les garnisons des places que le traité l'obligeoit de rendre; il avoit même négligé à dessein d'acquitter leur solde, de manière que ces troupes, abandonnées à elles-mêmes au milieu de nos provinces, se joignirent aux brigands qui déjà les désoloient, et y accrurent cette terrible armée si connue sous le nom de grandes compagnies, l'un des plus cruels fléaux dont la France eût encore été accablée. Ils se répandirent en Champagne, en Bourgogne, dans le Lyonnois, dans la Franche-Comté, exterminèrent une armée de gentilshommes que l'on envoya contre eux, ce qui jusqu'alors étoit sans exemple, dévastèrent tout le pays qu'ils parcoururent, pénétrèrent jusqu'aux portes d'Avignon où ils rançonnèrent le pape épouvanté, et continuèrent leurs courses et leurs ravages dans l'est de la France, jusque sous le règne suivant, où elle en fut enfin délivrée.

En 1364, Jean, dont la bonne foi est devenue célèbre dans l'histoire, retourna en Angleterre, pour traiter de la rançon du duc d'Anjou son fils qui s'en étoit évadé, et y mourut peu de temps après son arrivée: «C'étoit un prince peu avisé,» dit le président Hénault, qui loue, ainsi que tous les autres historiens, son grand courage, et cette bonne foi, le trait le plus remarquable de son caractère[44]. Qu'il fût peu avisé, rien ne le prouve plus qu'un des derniers actes d'autorité qu'il exerça avant de quitter pour toujours son royaume. En 1361, Philippe de Rouvre, dernier duc de Bourgogne de la première maison souveraine de ce duché, étoit mort âgé de quatorze ans. Jean avoit réuni ce grand fief à la couronne par le droit du sang, comme étant le plus proche parent de ce jeune prince. Tout sembloit lui faire une loi de le garder, pour réparer, du moins en partie, les brèches énormes que le traité de Brétigni avoit faites au territoire de la France. Cependant, par une inconcevable imprudence et un mouvement de tendresse aveugle que ses enfants payèrent bien cher par la suite, au lieu de conserver un domaine aussi important, il le donna à Philippe-le-Hardi son quatrième fils, à titre d'apanage. Cette donation fut faite le 6 septembre 1363. Ce prince réunit depuis la comté-pairie de Flandre à la branche de Bourgogne, par son mariage avec Marguerite, dernière héritière des comtes de cette province; et un nouveau vassal s'éleva au milieu du royaume, plus puissant et plus redoutable encore que tous ceux qui le désoloient depuis si long-temps.

Cette belle France étoit au dernier degré d'abaissement lorsque Charles V monta sur le trône. Elle avoit perdu tout ce que Philippe-Auguste avoit conquis sur les Anglais; les peuples étoient ruinés, les campagnes dévastées et sans culture, le trésor obéré, l'autorité royale avilie, les troupes découragées. Ce fut par une faveur spéciale de la Providence qu'elle obtint un chef d'une prudence aussi consommée, d'un esprit aussi ferme et aussi pénétrant. Cet esprit supérieur et cette prudence salutaire lui fournirent les moyens de réparer tous les maux qui avoient affligé le royaume sous le règne de son père. Le nouveau roi n'étoit point un prince guerrier: la foiblesse de sa complexion et les infirmités dont il étoit accablé ne lui permettoient point les exercices militaires, et jamais il ne parut à la tête de ses armées. Mais tandis que, dans le fond de son cabinet, il méditoit des plans pour le bonheur de son peuple et la gloire de son règne, un général, le plus habile de son siècle, et qu'il eut l'adresse de s'attacher, les exécutoit avec le plus rare bonheur. Qui ne connoît les faits d'armes presque fabuleux de l'héroïque connétable Duguesclin, et cette suite non interrompue de victoires qui rendirent à la France presque tout ce qu'elle avoit perdu sous Philippe de Valois et le roi Jean; la fin du règne d'Édouard aussi malheureuse que le cours en avoit été heureux et brillant; tant de merveilles opérées dans six campagnes, et Charles, dans cinq années de paix, ramenant l'abondance au sein de ses États, rétablissant l'ordre et la prospérité dans ses finances, se créant des armées valeureuses et disciplinées? En même temps qu'il forçoit l'étranger à sortir de ses provinces, les ennemis intérieurs furent subjugués, entre autres le Navarrois, toujours perfide, toujours uni aux ennemis de la France, et combattant tour à tour à force ouverte et par des assassinats. Sous ce règne mémorable, les provinces se virent enfin délivrées de l'horrible fléau des grandes compagnies, que le connétable sut employer utilement, en les emmenant à la conquête de l'Espagne[45]. Les lettres fleurirent[46]; l'agriculture se ranima; et si le ciel eût accordé une vie plus longue à un si grand roi, il est hors de doute que les malheurs affreux qui désolèrent le règne de son successeur ne seroient jamais arrivés.

Sous de tels princes, les capitales des empires sont assez heureuses pour n'offrir que peu de pages à l'histoire. Le théâtre de la guerre est loin d'elles: une sage police y maintient l'ordre, et rarement il s'y passe de grands événements. Paris eut ce bonheur tant que vécut Charles V. Sa tranquillité ne fut troublée que par quelques querelles qui s'élevèrent entre les écoliers de l'Université et les fermiers de l'impôt du vin. Malgré les fraudes dont ceux-ci les accusoient, ils furent maintenus dans le droit de franchise de cet impôt, dont ils jouissoient de temps immémorial. Le prévôt de Paris, Hugues Aubriot, qui sembloit vouloir tenir tête à l'Université elle-même, en différant de prêter le serment qu'il lui devoit, ne put également soutenir une lutte aussi inégale contre un corps si puissant et si spécialement favorisé du monarque. (1366) Il fut obligé de se rendre le 10 octobre dans l'assemblée générale des quatre facultés, qui se tint aux Bernardins, et là, de faire publiquement le serment par lequel il s'engagea à conserver les priviléges de l'Université tant qu'il seroit en charge.

(1368.) La cinquième année du règne de ce prince fut remarquable par l'établissement des religieux hospitaliers de l'ordre de Saint-Antoine à Paris, et par la naissance du dauphin, depuis l'un de nos plus malheureux rois, sous le nom de Charles VI. Quelques jours après sa naissance, ce prince fut porté avec une pompe extraordinaire dans l'église de Saint-Paul, et tenu sur les fonts baptismaux par Charles de Montmorenci et par la reine douairière Jeanne d'Évreux. Le roi donna le Dauphiné en apanage à son fils aussitôt qu'il eut reçu le jour. Il fut ainsi le premier des enfants de France qui porta, en naissant, le titre de dauphin[47].

(1369.) Assemblée mémorable du parlement, le 9 mai, veille de l'Ascension, dans laquelle comparurent les comtes d'Armagnac, de Foix, et plusieurs autres seigneurs, appelants au roi contre Édouard, roi d'Angleterre. Ce prince y est cité comme vassal de la couronne, et n'ayant pas comparu, les terres qu'il possédoit en France sont confisquées. Ce fut la cause d'une guerre nouvelle que le roi prévoyoit, et à laquelle il se préparoit depuis long-temps. Ce fut alors que l'abbé de Saint-Germain, ayant reçu l'ordre de fortifier son abbaye, fut obligé, pour le mettre à exécution, de démolir la chapelle de Saint-Martin-des-Orges, dépendante de l'Université, et même de disposer de quelques arpents de terrain qui appartenoient également à cette compagnie, à laquelle il donna en échange le droit de patronage sur la cure de Saint-Germain-le-Vieux[48].

(1370.) Cette année, Hugues Aubriot, prévôt de Paris, pose la première pierre des fondements de la Bastille. Cette énorme forteresse ne fut achevée que sous le règne suivant. Cependant les Anglais, qui s'étoient avancés dans l'intérieur de la France, pénètrent jusqu'aux portes de la capitale, et se présentent en bataille entre Ville-Juif et Paris. Le roi, qui n'avoit que douze cents hommes d'armes, reste renfermé dans la ville, et permet seulement une légère escarmouche du côté du faubourg Saint-Marceau. L'ennemi est battu, et décampe le même jour pour se retirer en Anjou.

(1371.) Le roi confirme les habitants de Paris dans le droit qu'ils avoient de temps immémorial de jouir de tous les priviléges de la noblesse[49]. Mort de la reine Jeanne d'Évreux.

(1374.) On continue l'enceinte de la ville commencée sous la régence; elle ne fut achevée que sous Charles VI. Le prévôt de Paris fait en même temps rétablir le grand pont qui s'étoit rompu. On croit que le pont Saint-Michel fut bâti sous le même règne et quelques années après.

Cette même année est mémorable par l'ordonnance de Charles V, du mois d'août, qui fixe la majorité de nos rois à quatorze ans. L'Université, le prévôt des marchands et les échevins de la ville furent présents à l'enregistrement qui en fut fait au parlement[50].

(1378.) Entrée solennelle de l'empereur Charles IV, qui vint à Paris accompagné de son fils Venceslas, roi des Romains[51]. Le motif du voyage de ce prince étoit d'acquitter un vœu qu'il avoit fait de visiter l'abbaye de Saint-Maur à Paris. Il mourut quelques mois après. Des assassins envoyés par le roi de Navarre pour attenter à la vie du roi sont arrêtés et exécutés.

(1379.) Le roi confisque la Bretagne sur le comte de Montfort, et la réunit à son domaine pour crime de félonie, sauf les droits des enfants de Charles de Blois[52]. Commencement du schisme qui, pendant quarante ans, divisa l'Église, et dont nous examinerons plus tard les funestes conséquences. Après la mort de Grégoire XI, Urbain VI avoit été élu par les cardinaux qui étoient alors à Rome. Plusieurs étant sortis de la ville prétendirent que l'élection n'avoit pas été libre, parce qu'effectivement ils avoient été contraints par le peuple d'entrer au conclave; et s'assemblant de nouveau, ils élurent Clément VII, qui se retira à Avignon. L'Université de Paris, consultée par le roi, reconnut ce dernier pape qu'il favorisoit.

(1380.) La santé du roi avoit toujours été languissante depuis la maladie terrible qu'il avoit eue pendant sa régence, maladie dont on attribua la cause au poison qui lui avoit été donné par Charles-le-Mauvais. Un médecin en suspendit l'effet en lui ouvrant le bras, et déclara que, quand cette plaie se refermeroit, le prince mourroit. La plaie se referma, et Charles V mourut le 16 septembre de cette année, âgé de quarante-trois ans.

Ce prince avoit acheté, pendant la prison du roi son père, une maison appartenante au comte d'Étampes, et située près de l'église Saint-Paul. Il appeloit ce palais l'hôtel solennel des grands ébattements, et l'habitoit de préférence à toutes les autres demeures royales. Nous donnerons en son lieu une description de cet hôtel, qu'il orna de tout ce que le luxe de ce temps-là put lui faire imaginer de plus magnifique. «L'argent immense qu'il y dépensa, dit le président Hénault, dans des temps si malheureux, pourroit étonner; aussi donna-t-il des lettres, en 1364, pour que cet hôtel fût réuni au domaine. Mais ce fut l'effet d'une plus sage administration: car ayant trouvé, à la mort de son père, le trésor épuisé, il répara les finances, ses troupes furent bien payées, il gagna les princes ses voisins, il bâtit plus qu'aucun de ses prédécesseurs, et il ne mit pas d'impôts[53]

Sous le règne de Charles V furent fondés les colléges de Bayeux, de Daimville et de Beauvais.

Gouvernée par un prince si sage, la France avoit respiré un moment; elle commençoit à se remettre des blessures profondes qu'elle avoit reçues sous les premiers Valois, lorsqu'un nouveau règne, plus malheureux qu'aucun de ceux qui l'avoient précédé, la replongea dans des désastres plus grands encore, et la réduisit à de telles extrémités, qu'il s'en fallut peu que, devenue une des provinces de son plus implacable ennemi, elle cessât d'être comptée au nombre des nations. Dans ce tableau, dont nous allons rassembler les principaux traits, on verra réunis tous les fléaux dont la vengeance du ciel peut affliger un peuple qu'elle a résolu de punir: une minorité orageuse, et le long règne d'un roi en démence; des princes avides et ambitieux, se disputant le pouvoir; la France entière divisée en factions, au gré de ces tyrans subalternes; l'ennemi extérieur prenant part à nos guerres civiles, et introduit dans le sein même de l'État par ceux qui devoient le défendre; l'honneur et la foi bannis de tous les cœurs; la fureur aveugle, le vil intérêt, tous les genres de corruption infectant toutes les classes de la société; enfin, ce qui passe tant d'horreurs, ce qui est presque sans exemple dans les annales du monde, une reine à la fois voluptueuse et cruelle, femme coupable, mère dénaturée, qui trahit son époux malheureux, qui conspire contre son propre fils, le proscrit, se ligue avec l'étranger pour lui ravir son héritage, satisfaite de le voir chasser du trône de ses ancêtres, si elle peut obtenir une part de ses dépouilles: le règne de Charles VI offre le spectacle de toutes ces calamités.

Les trois frères de Charles V lui avoient survécu: ils étoient encore dans la force de l'âge, tous les trois ambitieux, et cette passion se joignoit, dans le duc d'Anjou, à la cruauté et à une insatiable avarice; dans le duc de Berri les mêmes vices étoient tempérés par une indolence qui faisoit le fonds de son caractère; le duc de Bourgogne étoit le seul dont l'ambition, plus dangereuse peut-être, étoit ennoblie par quelques qualités brillantes, et par des sentiments moins indignes de sa naissance et de son rang.

Les vives contestations qui s'élevèrent entre ces trois princes au sujet d'une régence qui ne devoit durer que deux années, furent un triste pronostic des troubles et des divisions auxquels la France alloit être livrée. À peine Charles eut-il les yeux fermés que les ducs de Berri et de Bourgogne se rendirent à Melun, où ils s'emparèrent de la personne de l'héritier du trône et de ses frères, alors dans cette ville. Quant au duc d'Anjou, il courut à Paris se saisir des trésors du feu roi. On convoqua ensuite une assemblée, où fut appelé tout ce qu'il y avoit de plus grand dans l'État: là, après une contestation très-longue et très-animée, dans laquelle le duc d'Anjou fit éclater les prétentions les plus immodérées, on nomma des arbitres qui lui déférèrent la régence et la présidence du conseil. L'éducation du roi et la surintendance de sa maison furent confiées au duc de Bourgogne et au duc de Bourbon, oncle maternel du jeune prince; mais il fut arrêté en même temps que, pour le bien de la chose publique et pour le bon gouvernement du royaume, le roi seroit émancipé et sacré avant l'âge.

Cependant la ville de Paris étoit entourée de soldats, que les princes, dans ces circonstances difficiles, avoient jugé à propos d'y appeler. Le duc de Bourgogne, qui les commandoit, pressoit journellement le duc d'Anjou de payer leur solde sur les fonds dont il s'étoit emparé: non-seulement le régent refusoit de le faire, mais il levoit encore sur les Parisiens de nouveaux impôts, dont il accroissoit les sommes immenses qu'il avoit déjà amassées. Il en résulta que les soldats, privés de leur paie, ravagèrent les campagnes, et que les paysans, dépouillés et maltraités par eux, vinrent encore augmenter la misère des Parisiens en se réfugiant dans la ville. Le mécontentement que fit naître, dans une circonstance aussi fâcheuse, cette augmentation d'impôts, s'accrut encore de la rigueur avec laquelle on les exigeoit. Des murmures on en vint aux menaces. Les violences des percepteurs continuant toujours, la populace se soulève, et s'assemblant tumultuairement, force le prévôt des marchands de marcher à sa tête, et de la conduire au palais, où elle demande à grands cris l'abolition des impôts, ordonnée en mourant par le feu roi. Le duc d'Anjou savoit prendre des mesures violentes et tyranniques, mais il n'avoit point dans le caractère assez de vigueur pour les soutenir. Il plia devant les rebelles, accrut par là leur insolence, et dès lors on put prévoir un soulèvement général, si toutes les demandes qu'ils avoient faites ne leur étoient accordées. Tels furent les premiers effets de l'avarice et de la foiblesse du régent.

Le sacre du jeune roi fit naître des espérances qui parurent calmer quelques instans les esprits. Cette cérémonie eut lieu le 4 novembre, et le même jour le duc d'Anjou quitta le titre de régent; mais il n'en resta pas moins à la tête du conseil, dont il dirigeoit toutes les opérations. L'influence qu'il y conservoit se fit bientôt reconnoître par les nouvelles exactions dont la France entière, et particulièrement la ville de Paris, furent accablées, et aussitôt la sédition se ralluma. Un nouveau rassemblement se forme: les mutins tirent l'épée, s'emparent encore du prévôt des marchands qu'ils entraînent avec eux au palais, et demandent à grands cris que le roi, ou le duc d'Anjou, se présente pour entendre leurs plaintes. Le duc paroît, monte sur la table de marbre, écoute le prévôt forcé de parler dans le sens de la multitude, et fait une réponse vague, dans laquelle il fait entendre à ces furieux qu'on pourra avoir égard à leurs demandes lorsqu'ils cesseront d'employer la violence pour les obtenir. De semblables paroles annonçoient le dessein de résister à la rébellion, et en même temps trop peu de courage d'esprit pour l'exécuter. Le peuple se retira en effet, mais enhardi par ce qui venoit de se passer, et bien résolu de se porter aux dernières extrémités, si l'on cherchoit encore à l'amuser de vaines promesses. Du reste, toutes ces demandes, si coupables dans la forme, étoient justes en effet; et c'étoit le régent qui poussoit le peuple au désespoir.

Cependant le conseil du roi s'étoit rassemblé, et l'on délibéroit sur les demandes des séditieux, dont le nombre augmentoit à chaque instant. Enfin l'avis le plus timide, et par conséquent le plus mauvais, prévalut. Il fut décidé qu'on annonceroit une abolition de tous les nouveaux subsides imposés en France depuis le règne de Philippe-le-Bel; et telle étoit la frayeur de la cour, que le chancelier, en publiant cette ordonnance à la multitude assemblée, le fit en des termes pleins de douceur et de bienveillance, déclarant que le roi abolissoit ces impôts pour récompenser l'obéissance et la fidélité de son peuple. L'effet d'un tel discours fut de porter au dernier degré l'insolence de cette populace. À peine le chancelier avoit-il cessé de parler, qu'un cri général s'éleva pour demander l'expulsion des juifs, dont plusieurs étoient au nombre des receveurs publics. Le chancelier, déconcerté, retourne au conseil faire part de cet incident; et sur-le-champ, sans attendre une nouvelle délibération, la foule se porte aux maisons de ces malheureux, enfonce les portes, brise les caisses, pille les meubles et l'argent, massacre tous ceux qu'elle peut rencontrer, sans distinction de sexe ni d'âge. La plupart d'entre eux se sauvèrent au Châtelet, où les cachots leurs servirent d'asile. Cependant ce nouvel attentat resta encore impuni. On se contenta de rétablir les juifs dans leurs demeures, et d'exiger des Parisiens une restitution des effets pillés, à laquelle personne n'obéit.

(1380.) Dans les états-généraux, qui furent tenus peu de temps après, les princes tentèrent vainement de rétablir les impôts qu'ils avoient été forcés de supprimer. Non-seulement ils n'obtinrent rien de cette assemblée, mais il arriva ce qui est un effet assez ordinaire de ces sortes de réunions sous un gouvernement foible et corrompu: c'est que les députés, qui sentirent l'avantage qu'ils avoient sur un ministère inhabile et incertain dans ses résolutions, parlèrent et agirent dans le sens des factieux, demandant un changement total dans l'administration, proposant des réformes, réclamant les anciennes franchises et libertés de la nation, imaginant des plans de constitution, etc., toutes choses inexécutables, dont la plupart furent cependant adoptées par ce conseil imprudent et pusillanime, qui, loin de diriger les événements, se laissoit entraîner par l'impulsion journalière qu'il en recevoit. Il en résulta que le peuple, bercé d'espérances chimériques, conçut, de l'inexécution de ces projets absurdes, un mécontentement profond que rien ne put apaiser, et qu'on peut regarder comme la source principale de tous les désordres qui se succédèrent jusqu'à la fin de ce règne déplorable.

(1381.) Le duc d'Anjou venoit d'être appelé au trône de Naples par l'adoption de la reine Jeanne. Avant de sortir de France, il voulut faire encore quelques tentatives pour en arracher des sommes nouvelles: il sembloit que ce fût une proie qu'il n'abandonnoit qu'à regret. Dans le conseil, c'étoit toujours sur les besoins de l'État et sur la création de nouveaux impôts qu'il ramenoit toutes les délibérations; il essaya même quelques tentatives auprès de la multitude, à qui il envoya Philippe de Villiers et Jean Desmarets, avocat du roi, dont le crédit étoit très-grand auprès d'elle; mais, loin de persuader le peuple par les discours qu'ils lui tinrent à ce sujet, ils ne tirèrent d'autre fruit de leur éloquence que d'exciter tout à coup une nouvelle sédition. À peine les Parisiens eurent-ils connu les intentions de la cour, qu'ils déclarèrent ennemi public quiconque entreprendroit de rétablir les impôts abolis par le roi. Ils ne s'en tinrent pas à cette déclaration; ils prirent les armes, se saisirent des portes, tendirent des chaînes, et se formèrent en compagnies pour la sûreté commune. Plusieurs autres villes, où l'on voulut exercer les mêmes actes d'autorité, se livrèrent aux mêmes excès, entre autres la ville de Rouen. La révolte y prit même un caractère si grave et si inquiétant qu'on jugea nécessaire d'en faire un exemple éclatant, et qui pût intimider les autres. En conséquence il fut résolu que le roi partiroit sur-le-champ avec une armée pour faire justice de la ville rebelle. Il y fut suivi de ses oncles et de toute la cour.

Le duc d'Anjou crut cette circonstance favorable pour réaliser ses projets financiers, principalement pour rétablir les aides, dans lesquelles on lui avoit accordé un droit; mais par une supercherie ridicule, et qui prouve l'extrême foiblesse de son caractère, il avoit ordonné que, pendant son absence, le bail en fût proclamé à huis clos dans les cours du Châtelet. Il le fut en effet; des adjudicataires osèrent se présenter, et le lendemain l'adjudication en fut publiée, au milieu du marché, par un homme à cheval, qui s'enfuit ensuite à toute bride. Le jour suivant, les receveurs se présentèrent aux halles: le premier qui entra en exercice s'étant approché d'une pauvre fruitière, et voulant lever sur sa marchandise ce droit qui n'étoit que d'un denier, elle appela à son secours, et sur-le-champ il fut mis en pièces. Le soulèvement, déjà préparé, sembloit n'attendre qu'un premier meurtre pour éclater avec plus de violence que jamais. Cinq cents hommes de la lie du peuple se trouvent rassemblés dans un moment: armés de bâtons, de fourches et de tous les instruments que le hasard peut leur présenter, ils poursuivent les collecteurs, les massacrent partout où ils les rencontrent, jusqu'au pied des autels, où plusieurs d'entre eux s'étoient réfugiés; leurs maisons sont pillées et démolies; à chaque instant le nombre des séditieux augmente, et les quartiers les plus fréquentés en sont inondés. Leur audace s'accroissant avec le nombre, ils courent à l'hôtel-de-ville, en enfoncent les portes, se saisissent des habillements de guerre, des armes, et particulièrement de maillets[54] de plomb fabriqués sous le règne précédent, et déposés dans cet édifice. Il manquoit un chef à ces mutins: ils se souvinrent que Hugues Aubriot, ancien prévôt des marchands, accusé peu de temps auparavant par l'Université qui le haïssoit, et condamné sur ses poursuites à une prison perpétuelle, étoit alors enfermé dans les cachots de l'évêché. Ils allèrent aussitôt l'en tirer, et le mirent à leur tête. Mais ce magistrat donna, en cette circonstance, une grande preuve de fidélité: car, la nuit suivante, il trouva le moyen de s'échapper de leurs mains, et sortit de Paris.

De l'hôtel-de-ville les séditieux se rendirent en appareil de guerre à l'abbaye Saint-Germain, où on leur avoit dit que plusieurs partisans et un grand nombre de juifs s'étoient réfugiés avec les deniers royaux. Ce monastère étoit alors revêtu des fortifications commencées sous le dernier règne, et ils y livrèrent vainement plusieurs assauts, dans lesquels, malgré leur acharnement, ils furent toujours repoussés. Les plus emportés proposèrent alors d'aller piller et raser les maisons royales: on ne sait ce qui les détourna de cette résolution.

La nuit vint suspendre leur fureur; mais le lendemain ils se rassemblèrent de nouveau, et plus animés que jamais, ils sortirent en foule de la ville, dans l'intention d'aller couper le pont de Charenton, pour fermer le retour aux troupes royales. La crainte d'être enveloppés par les gens de guerre qu'ils aperçurent dans la campagne fit qu'ils rentrèrent précipitamment, sans avoir pu exécuter ce projet.

Cependant, tout ce qu'il y avoit de citoyens aisés et paisibles étoit dans les plus vives alarmes; dix mille bourgeois s'étoient armés, résolus d'opposer la force à la force, si cette populace tentoit le pillage de la ville, et les deux partis en présence s'apprêtoient à s'entr'égorger. Dès le commencement de l'émeute, l'évêque, les principaux magistrats, tous ceux qui, par leur autorité ou leur influence, auroient pu arrêter les progrès de la sédition, s'étoient enfuis, dans la crainte d'en être les victimes: Jean Desmarets eut seul le courage de rester, et cet acte de dévouement apaisa l'orage. Il étoit éloquent; le peuple l'aimoit et le respectoit; il osa lui parler et essayer de le ramener à l'obéissance. Mêlant avec adresse des menaces de la vengeance du roi à la promesse de l'abolition des impôts, intimidant à la fois et donnant des espérances à ces furieux, il parvint à les calmer un peu, et à les déterminer à attendre qu'on fît droit à leurs demandes.

(1382.) La nouvelle du soulèvement de Paris parvint à Rouen, où le roi étoit resté quelque temps, après avoir tiré une vengeance exemplaire de la rébellion de cette ville. Aussitôt le conseil fit marcher des troupes vers la capitale, résolu de faire subir un châtiment non moins terrible à ses habitants. Ceux-ci, de leur côté, instruits de ce qui venoit de se passer à Rouen, étoient bien déterminés à se défendre jusqu'à la dernière extrémité, et surtout à ne point entendre parler de subsides. Ils avoient posé des corps-de-garde dans les principaux quartiers ainsi qu'aux portes de la ville, et le feu de la révolte paroissoit prêt à se rallumer. Cependant les bourgeois de Paris, étrangers à tous ces mouvements, placés entre les fureurs de la populace et les ressentiments de la cour, qui pouvoit les confondre dans sa vengeance, pensoient à apaiser la colère du roi. Ils obtinrent en conséquence qu'on lui envoyât une députation composée de membres de l'Université, à la tête de laquelle l'évêque de Paris s'offrit de marcher. Elle fut introduite auprès du prince, auquel elle présenta les supplications de cette classe fidèle de citoyens en des termes si touchants, qu'il en fut profondément ému, et accorda en leur faveur la suppression des impôts si ardemment désirée, et une amnistie générale, de laquelle il exceptoit cependant les auteurs de la révolte. Cette grâce fut publiée aussitôt dans Paris par Desmarets lui-même, qui, accablé d'années et d'infirmités, se fit porter en litière, pour avoir la joie d'annoncer une si heureuse nouvelle à ce peuple coupable; mais il eut la douleur de le trouver insensible à cet acte de clémence: l'esprit de révolte étoit si loin d'être éteint, que les mutins s'opposèrent ouvertement à l'exécution de quelques-uns de leurs chefs, que le prévôt des marchands vouloit envoyer au supplice. Un nouveau soulèvement étoit sur le point d'éclater, si la cour n'eût ordonné de suspendre ces exécutions; on fut obligé de faire noyer[55] secrètement les plus criminels.

Le roi, ne jugeant pas à propos de rentrer à Paris, à cause de ces mauvaises dispositions du peuple, parcourut diverses villes peu éloignées de cette capitale, telles que Compiègne, Meaux, Pontoise, et partout son conseil eut des conférences avec les députés des provinces pour le rétablissement des impôts; partout il éprouva une résistance que soutenoit l'exemple donné par les Parisiens. On tenta alors avec ceux-ci de nouvelles négociations, dans lesquelles ils se montrèrent aussi intraitables qu'auparavant. Ils refusèrent l'établissement des gabelles, auquel le conseil réduisoit ses demandes, comme ils avoient refusé celui des aides. Enfin le duc d'Anjou, voyant qu'il étoit impossible de vaincre l'obstination de cette multitude, prit la résolution de faire revenir les troupes, et de leur abandonner la campagne de Paris. Les dégâts qu'elles y commirent retomboient principalement sur les riches bourgeois de la ville, c'est-à-dire sur ceux qui n'avoient pris aucune part à la révolte; mais il en résulta que, par leur entremise, les conférences furent renouées, et que, par un accord qui satisfit à la fois et le peuple et la cour, le roi rentra dans Paris, sous la condition qu'il ne seroit plus parlé des impôts, source de toutes ces querelles, mais que la ville lui paieroit une somme de cent mille francs[56], à titre de présent. Cette somme fut encore livrée au duc d'Anjou, mais ce fut la dernière de ses exactions; il partit enfin pour la conquête de Naples, où l'on sait qu'il perdit et ses trésors et la vie. Le duc de Bourgogne le remplaça dans la direction suprême des affaires. Quant au duc de Berri, il gouvernoit alors le Languedoc, dont il étoit à la fois le spoliateur et le tyran.

Peu de temps après, le roi marcha avec une armée au secours, de Louis de Male, comte de Flandre, dont les sujets s'étoient révoltés. Le duc de Bourgogne, héritier par sa femme de ce comté, commandoit les François, et gagna sur les Flamands la bataille de Rosebecq, qui les força à rentrer sous le joug de l'autorité légitime.

Pendant cette expédition, les Maillotins, toujours inquiets sur les dispositions de la cour, crurent l'occasion favorable pour recommencer leurs désordres. Il y eut de nouveaux rassemblements de factieux, dans lesquels il n'étoit question de rien moins que de raser le Louvre et la Bastille; mais ils en furent détournés par un marchand nommé Nicolas le Flamand, qui leur conseilla d'attendre l'issue de la guerre de Flandre, qu'ils espéroient devoir être fatale au roi. Cette circonstance ne fit qu'accroître la colère de ce prince, qui, revenant sous les murs de Paris avec une armée triomphante, résolut enfin de faire un exemple éclatant de cette ville rebelle.

On n'osa pas, cette fois, lui en disputer l'entrée; elle se fit par la porte Saint-Denis, dont toutes les barrières furent arrachées. Une députation voulut en vain arrêter le jeune roi, qui s'avançoit au milieu de ses oncles et de toute sa cour. Il passa outre sans daigner l'écouter, se rendit à la cathédrale, et de là au Palais. L'armée, distribuée dans les différents quartiers, s'empara des corps-de-garde, des places publiques et de tous les lieux où les rebelles avoient coutume de s'assembler.

Alors les habitants reçurent l'ordre de déposer leurs armes au Palais et au château du Louvre[57]. On procéda en même temps à la recherche des plus coupables, qui furent arrêtés au nombre de trois cents; deux furent exécutés sur-le-champ, et les autres conduits en prison. La duchesse d'Orléans, l'Université en corps tentèrent vainement de fléchir le monarque, que son oncle, le duc de Berri, maintenoit dans son inflexibilité.

Les jours suivants on noya un grand nombre de rebelles arrêtés. Nicolas le Flamand eut la tête tranchée. Son supplice étoit juste sans doute[58], et tous ces actes de rigueur étoient nécessaires; mais cette vengeance légitime que le prince tiroit de ses sujets fut souillée par le meurtre du vertueux Desmarets. Ce magistrat vénérable, plus que septuagénaire, l'organe des lois, l'honneur et l'amour de ses concitoyens, fut condamné à subir la même peine que les factieux dont il avoit si souvent arrêté les excès. On lui faisoit un crime de ce qui auroit dû lui mériter des récompenses, d'être resté au milieu de ces mutins. Son véritable crime étoit de s'être attiré la haine des ducs de Berri et de Bourgogne, en prenant hautement contre eux le parti du duc d'Anjou. Il protesta de son innocence sur l'échafaud, et son supplice couvrit d'une honte éternelle ceux qui l'avoient condamné.

Ces exécutions terribles n'étoient que les préliminaires d'une scène plus effrayante encore, mais dont les suites furent moins funestes. On avoit dressé un trône sur les degrés du Palais. Charles VI y parut accompagné des princes, du conseil et d'un grand nombre de seigneurs. Une foule immense remplissoit la cour: dès que le roi eut pris place, le chancelier d'Orgemont prononça un discours véhément, dans lequel il remit sous les yeux de cette multitude tous les crimes dont elle s'étoit rendue coupable, et rappela les exécutions déjà faites, ajoutant que tout n'étoit pas fini, et qu'un grand nombre subiroient encore la mort qu'ils avoient méritée. À ces mots, les oncles du roi se jetèrent à ses genoux, en le priant d'avoir pitié de son peuple. Les dames et les demoiselles de Paris, sans coiffure, échevelées, demandèrent la même grâce, tandis que les hommes, prosternés, crioient miséricorde. Alors le jeune roi, dont la leçon étoit faite, dit qu'il pardonnoit aux Parisiens, et qu'il convertissoit la peine criminelle en civile, c'est-à-dire en amendes. L'avarice des princes avoit imaginé ce honteux expédient; et de ces amendes, qui furent excessives, il n'en entra pas un tiers dans le trésor royal.

Du reste, les aides, les gabelles et autres impôts furent rétablis sans la moindre opposition; la charge du prévôt des marchands supprimée et réunie à celle du prévôt de Paris; l'échevinage aboli, ainsi que les quarteniers, dixainiers et autres officiers de ce genre, etc. C'est ainsi que se terminèrent ces premiers troubles; mais il étoit aisé de voir qu'ils avoient laissé dans les cœurs de profonds ressentiments, et que la moindre occasion suffiroit pour les faire renaître.

Il y eut une trêve d'un an entre la France et l'Angleterre, qui reprirent ensuite les armes à l'occasion du schisme. Tandis que le pape Urbain, pour qui tenoit l'Angleterre, publioit dans ce pays une espèce de croisade contre la France, Clément VII, que le clergé français avoit reconnu, et qui avoit établi son siége à Avignon, tenta de lever sur tous les bénéfices du royaume une taxe à laquelle l'Université s'opposa de toutes ses forces. Le roi défendit la levée du subside imposé; et le pape, malgré ses plaintes et ses menaces, se vit forcé d'y renoncer.

La mort du comte de Flandre commença cette puissance formidable des ducs de Bourgogne. Philippe-le-Hardi, son gendre, lui succéda dans les comtés de Flandre, de Bourgogne, d'Artois, de Rethel, de Nevers, etc. L'année d'après, ce prince fit sa paix avec les Flamands, qui n'avoient pas cessé d'être en révolte ouverte contre leur dernier souverain. Cette même année, un projet de descente en Angleterre, habilement concerté par le connétable de Clisson, manqua par la faute du duc de Berri, qui arriva trop tard au rendez-vous. On prétend que ce prince avare avoit été gagné par Richard II, que cette expédition eût perdu sans ressource. L'hiver suivant, on fit de nouveaux préparatifs, toujours dirigés par Clisson, sujet fidèle et grand capitaine. Cette fois-ci, le monarque anglois s'adressa au duc de Bretagne, qui croyoit avoir quelque sujet de se plaindre du connétable: poussé par son animosité personnelle, plus encore que par le désir de plaire à Richard, le duc attira Clisson dans ses états, et l'y retint prisonnier. Son premier projet avoit été de le faire mourir; mais revenu à des sentiments plus humains, sans se montrer cependant entièrement généreux, il le rendit au roi de France, moyennant une forte rançon, et en se faisant céder quatre ou cinq places. Cet événement déconcerta encore les projets formés contre l'Angleterre.

Ce fut à cette époque que commencèrent les querelles entre l'Université et les Jacobins, au sujet de l'immaculée conception de la Vierge, que ces derniers refusoient d'admettre. L'Université porta la question au pied du trône pontifical, où elle fut jugée en sa faveur. Les Jacobins s'étant obstinés, malgré cette décision, à la rejeter, furent retranchés du corps enseignant, et forcés par l'autorité temporelle à se rétracter. Ce ne fut qu'après seize ans de querelles et de persécutions qu'ils parvinrent enfin à se réconcilier avec l'Université, qui leur permit de rentrer dans son sein, et de continuer à donner des leçons[59]. On ne peut nier que dans cette controverse cette compagnie n'ait montré plus d'animosité contre les Dominicains que de véritable zèle pour la vérité.

L'attentat du duc de Bretagne auroit eu des suites funestes pour lui, si les ducs de Berri et de Bourgogne, jaloux du crédit de Clisson, n'eussent apaisé la colère du roi et ménagé une négociation dont le résultat fut que le duc remettroit au connétable l'argent et les places qu'il lui avoit extorqués. Ce prince vint ensuite à Paris, où il rendit hommage au roi, et fit à Clisson une simple réparation civile, qui ne rétablit entre eux qu'une vaine apparence d'amitié. Cette année fut remarquable par la mort de Charles-le-Mauvais[60].

(1389.) La reine Isabelle de Bavière, que le roi avoit épousée quatre ans auparavant, fait son entrée à Paris. Cette princesse, qui devint depuis un objet de haine et d'horreur pour tous les bons Français, en étoit alors l'amour et l'espérance. Elle avoit déjà donné un dauphin, et étoit enceinte lorsqu'elle fit cette entrée, qui surpassa en magnificence tous les spectacles de ce genre offerts jusqu'alors à la curiosité des Parisiens.

Peu de temps après le roi voulut enfin prendre les rênes de l'État, que les ducs de Bourgogne et de Berri avoient si long-temps sacrifié à leur ambition et à leur intérêt. Ces deux princes, malgré leur mécontentement, se virent forcés de céder un pouvoir emprunté, et se retirèrent, l'un dans son gouvernement de Languedoc, l'autre dans ses États de Flandre. Les nouveaux ministres, à la tête desquels fut placé le duc de Bourbon, oncle du roi, avoient de l'habileté et de bonnes intentions: ils réformèrent de nombreux abus dans l'administration de la justice et des finances; une partie des impôts fut supprimée. D'un autre côté, le connétable n'attendoit que l'expiration d'une trève faite avec les Anglois pour achever de les chasser de France, et leur rendre ensuite les maux qu'ils nous avoient faits, en portant la guerre dans leur propre pays. Tout sembloit annoncer un règne glorieux et fortuné: cet espoir ne fut pas de longue durée. La nuit du 13 au 14 juin 1392, ce seigneur, sortant peu accompagné de l'hôtel Saint-Paul, est attaqué, dans la rue Culture-Sainte-Catherine, par vingt hommes armés, que Pierre de Craon, favori du duc d'Orléans, frère du roi, avoit apostés pour l'assassiner[61]. Clisson, après s'être long-temps défendu, aidé par un seul domestique, qui eut le courage de ne point l'abandonner, tomba sur le seuil d'une porte entr'ouverte, où il reçut encore plusieurs coups d'épée de ses assassins, qui le crurent mort et se retirèrent. Cependant il n'étoit point blessé mortellement, et guérit. Trois des complices de Craon ayant été saisis, firent bientôt connoître le principal auteur du crime, qui se sauva aussitôt de Paris et alla se réfugier en Bretagne. Le duc, sommé de le rendre, répondit qu'il avoit passé sur ses terres, mais qu'il n'y étoit plus. Le roi, que les liaisons de ce vassal avec l'Angleterre, et sa mauvaise foi dans l'exécution du traité conclu avec Clisson, avoient déjà fort indisposé, résolut aussitôt de porter la guerre dans ses états. Les ducs de Berri et de Bourgogne, à qui il envoya l'ordre de venir le joindre avec les troupes qu'ils devoient fournir, obéirent, mais en criant hautement que cette guerre étoit injuste. Le 5 d'août l'armée partit du Mans et prit la route de Nantes; on prétend qu'on remarquoit, depuis trois ou quatre jours, quelque égarement dans l'esprit et dans les yeux du roi: une espèce d'apparition qui s'offrit à lui[62] pendant qu'il traversoit la forêt du Mans augmenta le désordre dans lequel il étoit plongé, et peu d'instants après il fut frappé d'un coup de soleil qui acheva de le rendre furieux. On le vit tout à coup s'élancer, l'épée à la main, sur ceux qui l'environnoient; et, avant qu'on eût pu le saisir et le désarmer, il tua, dit-on, quatre de ses officiers. Tels furent les premiers signes de cette démence qui, pendant un long règne, ne lui laissa que quelques intervalles de raison, et plongea l'État dans les malheurs inouïs dont il nous reste à parler.

Dès ce moment il ne fut plus question de faire la guerre au duc de Bretagne; on ramena le roi à Paris: les ministres qu'il s'étoit choisis furent chassés et persécutés par les ducs de Berri et de Bourgogne, qui s'emparèrent de nouveau du gouvernement; on ne pensa plus à profiter des troubles dont l'Angleterre étoit agitée; une trève de vingt-huit ans fut signée avec Richard II. Sur la demande de ce prince, Pierre de Craon obtint sa grâce, et cet assassin revint à la cour en même temps qu'on en bannissoit Clisson, et qu'on le dépouilloit de toutes ses charges.

Depuis cette époque jusqu'à celle de la mort du duc de Bourgogne, il se passa peu d'événements importants à Paris. De temps en temps l'état du roi sembloit donner des lueurs d'espérances qui ne tardoient pas à s'évanouir; les processions, les prières publiques, l'exposition des reliques, tout ce que le zèle religieux des peuples pouvoit imaginer étoit inutilement employé pour obtenir du ciel sa guérison; les moyens humains n'étoient pas plus efficaces, et l'art des médecins s'étoit vainement épuisé à chercher des remèdes à cette funeste maladie[63]. Cependant les ducs de Berri et de Bourgogne continuoient à gouverner et à dépouiller la France. Le duc d'Orléans, non moins ambitieux et peut-être encore plus avide, ne voyoit qu'avec une extrême jalousie le pouvoir de ces deux princes, et se plaignoit de ce qu'étant frère du roi, et par conséquent plus près du trône que ses oncles, il n'avoit cependant qu'une très-petite part dans l'administration. Il haïssoit surtout le duc de Bourgogne, plus actif et plus entreprenant que l'autre; et cette haine, qui bientôt devint réciproque, fut dès lors poussée à un tel point, que les deux rivaux rassemblèrent des troupes aux environs de Paris, et qu'il s'en fallut peu qu'ils ne donnassent à ses habitants le spectacle d'un combat où le sang françois seul auroit coulé. La reine et les autres princes du sang parvinrent avec beaucoup de peine à rétablir entre eux une apparente réconciliation. Toutefois, le conseil, assemblé par ordre du roi dans un de ces moments de calme que lui laissoit son mal, décida que le duc de Bourgogne auroit la principale administration, parce qu'effectivement il avoit plus d'expérience, et paroissoit moins disposé à abuser de l'autorité que le duc d'Orléans, qu'entraînoient la fougue de ses passions, et un goût de dépense effréné. Celui-ci, forcé de céder, en conserva un ressentiment profond; dès lors ce ne fut plus que cabales et intrigues de la part de ces deux princes, cherchant mutuellement à se supplanter, à s'arracher le pouvoir; la reine soutenoit son beau-frère, les ministres et le peuple donnoient la préférence au duc de Bourgogne. Tel fut le prélude des désordres que devoit produire la longue rivalité de ces deux maisons, rivalité dans laquelle on vit la nation françoise, toujours légère, enthousiaste quelquefois jusqu'à l'imbécillité, déchirer elle-même son propre sein pour soutenir l'odieuse querelle de princes qui ne combattoient qu'afin d'usurper le droit d'être ses tyrans.

(1399.) Révolution en Angleterre. Richard II est détrôné par son cousin germain le duc de Lancastre, qui fut proclamé roi sous le nom de Henri IV, et qui le fit mourir peu de temps après avoir usurpé son trône. Richard avoit épousé la fille aînée de Charles VI, et dans toute autre situation ce monarque eût sans doute tiré vengeance de son assassinat; mais l'avis du duc de Bourgogne fut de reconnoître l'usurpateur, et il prévalut. Cependant l'occasion eût été favorable pour rompre une trève onéreuse, et enlever aux Anglois le peu de places et de châteaux qui leur restoient en France. Dans ses courts intervalles de bon sens le roi revenoit sans cesse à cette pensée; il ordonnoit d'envoyer des troupes en Guienne, et des secours aux mécontents; mais ces ordres restoient sans exécution, parce qu'il retomboit presque aussitôt dans sa déplorable démence.

(1402.) Naissance du cinquième fils de Charles, lequel fut roi depuis sous le nom de Charles VII. Les deux aînés étoient morts en bas âge; les deux autres vivoient encore.

(1404.) Nous touchons à cette époque où il n'y a plus ni patrie, ni roi, ni nation. Le duc de Bourgogne meurt le 7 avril de cette année à Hall, dans le Brabant. Jean, dit Sans peur, son fils aîné, après avoir pris possession de ses nombreux états, vient à la cour, où la reine et le duc d'Orléans, maîtres absolus de l'esprit du malheureux roi tour à tour imbécile ou furieux, ne se servoient de l'autorité entièrement remise entre leurs mains que pour assouvir leur avarice et leurs voluptés. Le mécontentement étoit extrême et général; le nouveau duc de Bourgogne, qui venoit de marier sa fille aînée au dauphin, et le comte de Charolois son fils avec une des filles du roi, appuyé de cette double alliance et de sa qualité de prince du sang, demanda dans le conseil une place qu'on ne put lui refuser. Il s'en servit habilement pour détruire le crédit de son rival, en s'élevant fortement contre les impositions nouvelles que celui-ci ne cessoit d'y proposer; par là il gagna la faveur des Parisiens, tandis que leur haine croissoit à chaque instant contre le duc d'Orléans. Quelque temps après il se retira de la cour, comme s'il lui eût été impossible de supporter plus long-temps le spectacle des profusions de la reine et de son beau-frère, et leurs indécentes familiarités[64].

Cependant le désordre augmentoit de jour en jour davantage; la misère du peuple étoit à son comble; on murmuroit de tous les côtés contre le luxe insolent de la cour, et contre cette avidité du duc d'Orléans, que rien ne pouvoit assouvir. Un moine augustin, prêchant devant la reine, osa se rendre l'organe de ces plaintes populaires; on essaya de l'effrayer, mais il n'en parla qu'avec plus de force devant le roi, qui avoit désiré de l'entendre[65]. Ce prince, dont le cœur étoit droit et les intentions bonnes, fut frappé du discours du prédicateur, et comme il se trouvoit alors dans un moment où son mal lui laissoit quelque relâche, il assembla lui-même le conseil pour délibérer sur la situation de l'État. Il s'y trouva des conseillers assez hardis pour confirmer tout ce qu'avoit dit le moine; dès lors une réforme fut résolue, et l'on manda le duc de Bourgogne. Il partit pour Paris aussitôt qu'il en eut reçu l'ordre; mais il eut soin de se faire suivre par un gros corps de troupes, et cette opération fut conduite avec un tel mystère, que, lorsque la nouvelle en parvint à la cour, son armée étoit déjà sous les murs de la capitale.

Le roi venoit de tomber dans un accès plus violent qu'aucun de ceux qu'il avoit éprouvés jusqu'alors; on ne pensoit déjà plus aux projets de réforme, et la reine, ainsi que le duc d'Orléans, étoient alors plus puissants que jamais. Cette arrivée subite du duc de Bourgogne les frappa de terreur. Ils n'avoient aucune force à lui opposer; le peuple les détestoit; presque tout le conseil étoit contre eux, et ils se trouvoient en quelque sorte à la merci de leur ennemi. Dans cette situation extrême, le duc d'Orléans ne vit d'autre parti à prendre que celui de la fuite; et la reine, qui n'eut pas honte de le suivre, chargea, avant son départ, Louis de Bavière son frère, et quelques seigneurs qui lui étoient attachés, d'enlever le dauphin. Elle les attendoit à Corbeil, où le duc d'Orléans étoit allé la joindre; mais le duc de Bourgogne, instruit à temps de cet enlèvement, avoit volé aussitôt sur les traces des ravisseurs, et ramené le jeune prince, qui d'ailleurs ne s'étoit décidé à les suivre qu'avec la plus grande répugnance. Alors la reine et son beau-frère, plus effrayés que jamais, quittèrent Corbeil et se réfugièrent à Melun. Le dauphin, conduit par le duc de Bourgogne, rentra dans Paris aux acclamations de tous ses habitants.

Cependant le duc d'Orléans faisoit fortifier Melun, et envoyoit des ordres dans toutes les provinces pour faire lever des troupes; en même temps le parlement recevoit de lui des lettres, dans lesquelles l'action du duc de Bourgogne étoit traitée d'attentat contre la majesté souveraine. Bientôt il se trouva à la tête de vingt mille hommes, avec lesquels il s'approcha de la capitale. Son ennemi prenoit, de son côté, des mesures pour défendre cette ville, et il étoit secondé par ses habitants. Les chaînes et les armes qu'on leur avoit enlevées lors de la révolte des Maillotins leur furent rendues; on mit le Louvre et la Bastille en état de défense; plus de vingt-cinq mille soldats furent rassemblés dans l'enceinte de la ville, sans compter les corps répandus dans les villages circonvoisins. On s'attendoit à une bataille, dont l'issue ne pouvoit qu'être funeste à la France, quel qu'eût été le vainqueur. Les princes du sang sentirent alors toute l'étendue du péril; ils se firent médiateurs entre les deux rivaux, et, après deux mois de mouvemens et d'alarmes, on parvint enfin à conclure à Vincennes un traité dans lequel le duc de Bourgogne fut admis à partager avec le duc d'Orléans l'autorité de lieutenant-général du royaume.

(1406.) Cette paix hypocrite dura une année, pendant laquelle les deux princes, à la tête des deux armées qu'on avoit levées pour achever d'expulser les Anglois du royaume, se montrèrent aussi mauvais capitaines qu'ils étoient habiles en intrigues et en factions. (1407.) Ils reparurent ensuite dans le conseil, où leur animosité réciproque sembla avoir pris de nouvelles forces. Toujours opposés l'un à l'autre dans les débats, soutenant leur avis avec aigreur et emportement, on trembloit à chaque instant qu'ils n'en vinssent à quelque violence, et les princes n'étoient occupés que du pénible soin d'apaiser ces fougueux ennemis. Cependant on étoit loin de s'attendre à la catastrophe qui étoit sur le point d'arriver. Le duc de Bourgogne avoit formé, depuis six mois, le dessein de faire assassiner le duc d'Orléans. On prétend qu'une indiscrétion de ce dernier, qui s'étoit vanté d'avoir obtenu les faveurs de la duchesse de Bourgogne, contribua plus encore que leur haine politique à pousser l'époux outragé à cet horrible attentat. Quoi qu'il en soit, il fut médité et conduit avec un sang-froid et une patience qui le rendent encore plus exécrable. Les assassins, au nombre de dix-huit, entrèrent, le 6 novembre, dans une maison portant l'enseigne de Notre-Dame, près la porte Barbette, et y restèrent cachés pendant dix-sept jours. Le 20 du même mois il se fit, par les soins du duc de Berri, une nouvelle réconciliation entre les deux princes; et l'on ne peut raconter sans frémir que, conduits tous les deux aux Augustins par leur médiateur, ils y communièrent à la même messe, et que mille témoignages de confiance et d'amitié succédèrent à cette pieuse cérémonie.

Trois jours après, le duc d'Orléans, qui avoit passé une partie de la journée à l'hôtel Saint-Paul, se rendit à l'hôtel Barbette, où demeuroit la reine, alors en couches; il y soupa. Vers huit heures, Schas de Courte-Heuse, valet de chambre du roi, et l'un des conjurés, se fit annoncer, et lui dit que ce prince le demandoit à l'instant à l'hôtel Saint-Paul pour une affaire de la plus grande importance. Le duc fit seller sa mule et partit sur-le-champ, accompagné seulement de deux écuyers montés sur le même cheval, et précédé de quelques valets de pied qui portoient des flambeaux. Les assassins étoient rangés le long d'une maison située au-dessus de l'hôtel Notre-Dame: aux premiers mouvements qu'ils firent, le cheval qui portoit les deux écuyers prit le mors aux dents, et ne s'arrêta qu'à l'entrée de la rue Saint-Antoine. Le duc fut aussitôt enveloppé par cette troupe de scélérats, qui l'attaqua en criant: À mort!—Je suis le duc d'Orléans, dit-il en élevant la voix. Tant mieux, repartit un des meurtriers, c'est ce que nous demandons, et en même temps un coup de hache lui abattit la main gauche, dont il tenoit le pommeau de sa selle. Plusieurs coups de glaive et de massue s'étant rapidement succédés, il tomba bientôt de cheval, épuisé par le sang qu'il perdoit, et se défendit encore quelque temps à terre, relevé sur ses genoux, et parant avec le bras les nouveaux coups qu'on lui portoit. Qu'est ceci? d'où vient ceci? s'écrioit-il de temps en temps. Enfin un dernier coup de massue lui fit sauter la cervelle, et l'étendit roide mort sur le pavé[66]. Les assassins, en se retirant, mirent le feu à la maison qui leur avoit servi de retraite, et semèrent des chausses-trapes pour arrêter ceux qui voudroient les poursuivre.

Cependant les écuyers revinrent; les domestiques qui étoient restés à l'hôtel Barbette arrivèrent[67]; ils relevèrent le cadavre défiguré de leur maître, et le portèrent dans l'hôtel du maréchal de Rieux, situé vis-à-vis de l'endroit où le meurtre venoit de se commettre. Dans un moment la funeste nouvelle est répandue: la reine, à demi morte de douleur et d'effroi, se fait transporter à l'hôtel Saint-Paul. Dès la pointe du jour les princes s'assemblent à l'hôtel d'Anjou, rue de la Tixeranderie; on fait fermer les portes de la ville; des corps-de-garde sont placés dans les rues, et l'on commence la recherche des assassins. Le corps du duc d'Orléans fut alors transféré dans l'église des Blancs-Manteaux, où les princes allèrent le visiter. Aucun d'eux ne donna plus de signes de douleur, ne manifesta une plus vive indignation que le duc de Bourgogne; il croyoit son crime bien caché: en effet, on n'eut garde de jeter les soupçons sur lui, et ils errèrent pendant plusieurs jours sur diverses personnes que le duc d'Orléans avoit offensées. Enfin le prévôt de Paris ayant appris qu'un des assassins s'étoit réfugié dans l'hôtel de Bourgogne, vint sur-le-champ au conseil, et demanda des ordres pour être autorisé à faire des perquisitions dans les palais des princes du sang. Le duc, qui jusque là avoit joué son rôle avec toute l'audace d'un scélérat consommé, perdit alors contenance. Frappé comme d'un coup de foudre par cet incident, auquel il étoit loin de s'attendre, prévoyant quelle seroit la décision du conseil et les suites terribles qu'elle alloit avoir, il conduisit le duc de Berri à l'une des extrémités de la salle, et là, d'une voix tremblante et la pâleur sur le front, il lui confessa son crime et sortit. L'horreur qu'un tel aveu inspira à ce prince ne lui permit de prendre à l'instant même aucune mesure contre l'assassin. Le lendemain on voulut, mais trop tard, s'assurer de sa personne; il étoit déjà loin de Paris et hors de toute atteinte[68].

(1407.) Les suites furent loin de répondre au premier mouvement d'indignation qu'avoit produit un crime aussi atroce. Vainement la duchesse d'Orléans[69], qui étoit à Château-Thierry lorsqu'elle apprit cette fatale nouvelle, accourut à Paris se jeter aux pieds du roi et lui demander vengeance; vainement l'infortuné monarque, alors dans son bon sens, lui jura de faire un grand exemple du coupable: le duc de Bourgogne, qui ne voyoit de salut pour lui que dans son audace, du fond de ses États où il rassembloit toutes ses forces, menaçoit déjà ses ennemis, et leur faisoit éprouver toutes les terreurs dont il avoit été un moment frappé. Non-seulement on n'avoit point de troupes à lui opposer, mais la reine et les princes voyoient avec douleur que les Parisiens, satisfaits de la mort du duc d'Orléans, étoient disposés à favoriser son assassin, que ses déclamations contre les impôts avoient rendu cher à la populace. On se vit donc bientôt dans la triste nécessité de négocier avec celui qu'on avoit voulu punir: les conférences se tinrent à Amiens, et le duc de Bourgogne s'y montra tellement intraitable, que le duc de Berri et le roi de Sicile[70], qu'on avoit envoyés auprès de lui pour obtenir qu'au moins il demandât pardon au roi de son crime, s'en revinrent sans avoir pu rien terminer. Alors il s'approcha de la capitale avec son armée, résolu d'y entrer de vive force, si l'on tentoit de lui opposer quelque résistance.

À l'approche du meurtrier de son époux, la duchesse d'Orléans sortit de Paris. Le Bourguignon y entra comme dans une place conquise, au milieu de la consternation de la cour, et des transports de joie du peuple, qui voyoit en lui son libérateur. Il osa non-seulement se présenter aux yeux du roi, mais demander à justifier l'assassinat du duc d'Orléans. Cette justification inouïe eut lieu dans la grande salle de l'hôtel Saint-Paul; l'assemblée étoit composée des princes du sang, des prélats, des seigneurs, des cours souveraines, du prévôt des marchands et des principaux bourgeois. Un cordelier nommé Jean Petit, dont la mémoire doit être encore plus exécrable que celle du duc, y parut en son nom, et prononça une harangue dans laquelle il osa étaler et soutenir les maximes les plus abominables du tyrannicide. Un morne silence régnoit dans l'assemblée pénétrée d'horreur. Le lendemain, l'infâme orateur répéta son discours sur un échafaud dressé au milieu du parvis de Notre-Dame; et la populace assemblée l'écouta avec les plus vifs applaudissements.

La reine effrayée s'enfuit précipitamment à Melun avec le dauphin et ses autres enfants; les princes du sang la suivirent. C'étoit ce que demandoit le duc de Bourgogne, qui, devenu par là l'arbitre suprême du gouvernement, n'éprouva plus aucun obstacle pour arracher à un monarque en démence cette approbation qu'il désiroit avec tant d'ardeur. Charles VI signa en effet des lettres, dans lesquelles il déclaroit que le duc de Bourgogne n'avoit tué son frère que par le fervent et loyal amour et bonne affection qu'il a eu à lui et à sa lignée.

(1408.) Le triomphe de ce prince fut court; et c'est une chose remarquable, dans ces temps de désastres, que cette alternative de bons et de mauvais succès, signe évident de la foiblesse des deux factions. Tandis que le duc de Bourgogne dominoit à Paris, la reine et la duchesse d'Orléans rassembloient leurs partisans; le duc de Bretagne leur amenoit une armée; et bientôt leurs forces furent telles que ces deux princesses menacèrent à leur tour la capitale, et que leur adversaire ne chercha qu'un prétexte honorable pour leur céder la place. Il le trouva dans la révolte des Liégeois contre leur souverain. Celui-ci l'appeloit à son secours: il y vola. Alors la reine, la duchesse et les princes entrèrent à Paris, où ils ne trouvèrent que haine et ressentiment contre eux, tandis qu'on y regrettoit ouvertement le duc de Bourgogne. À peine furent-ils arrivés, qu'ils firent indiquer un lit de justice, où la mémoire du duc d'Orléans fut justifiée, et une accusation intentée contre son meurtrier. On alloit le condamner, lorsqu'on apprit la nouvelle de la victoire signalée qu'il venoit de remporter sur les Liégeois dans la plaine de Tongres. Ce succès jeta l'effroi au milieu de cette cour foible et incertaine, en même temps qu'il accrut l'insolence et l'animosité des Parisiens. On vit à son tour le duc de Bourgogne se rapprocher en vainqueur des murs de la capitale, et forcer de nouveau ses ennemis à la fuite; mais cette fois-ci ils jugèrent à propos d'emmener avec eux le malheureux Charles, et cette cour fugitive prit la route de la Touraine, tandis que le duc rentroit à Paris.

Le départ du roi déconcerta ce prince: quel que fût pour lui l'attachement des Parisiens, il avoit besoin de la présence du monarque pour ôter à sa conduite une apparence de révolte qui auroit fini par lui enlever tous ses partisans. Cette circonstance le rendit disposé à écouter les propositions qui lui furent faites par ses ennemis, non moins embarrassés que lui. Une nouvelle négociation fut donc entamée, et la mort de la duchesse d'Orléans[71], qui arriva sur ces entrefaites, la rendit plus facile qu'on ne l'avoit d'abord espéré. Enfin on conclut à Tours un traité dans lequel la paix devoit être scellée par le mariage du comte de Vertus, fils puîné du duc d'Orléans, avec une fille du duc de Bourgogne[72], et la ville de Chartres fut choisie pour le lieu de l'entrevue. Elle se fit dans la cathédrale; le duc s'y prosterna aux pieds du roi, et lui demanda pardon. Se présentant ensuite devant les jeunes fils du duc d'Orléans[73], il les pria d'ôter de leur cœur tout souvenir de son crime. Les réponses, concertées d'avance, furent favorables; on s'embrassa mutuellement, et chacun se sépara conservant dans son cœur sa haine et ses projets de vengeance. Le roi revint alors à Paris, accompagné du duc de Bourgogne, et les princes d'Orléans retournèrent à Blois.

(1409.) Pour ne point voir le triomphe de son ennemi, la reine se retira de nouveau à Melun, emmenant avec elle le dauphin qui entroit dans sa quatorzième année; et, par une politique mal entendue, elle affecta de ne paroître à la cour que dans les intervalles de santé dont jouissoit quelquefois le roi. C'étoit ce que demandoit le duc de Bourgogne: il mit à profit ces instants précieux pour regagner la confiance des princes; des recherches sévères qu'il affecta de faire sur les dilapidations des financiers, et le supplice du surintendant Montagu[74], qui fut la suite de cette enquête, lui acquirent de nouveaux droits à l'attachement des Parisiens; enfin il trouva le moyen d'endormir la reine elle-même dans une fausse sécurité, en ayant l'air de n'oser rien entreprendre sans la consulter, en lui faisant part de toutes les délibérations. Par cette conduite habile et modérée, il parvint à se faire nommer surintendant de l'éducation du dauphin, et maître absolu des affaires, au point que la haine et la jalousie des princes se réveillèrent avec une nouvelle fureur. Tel fut le motif (1410) de leur première confédération, tenue à Gien le 15 avril de cette année. L'intérêt de l'État, le maintien de la justice, le service du roi étoient les prétextes de cette ligue; l'expulsion du duc de Bourgogne en était le véritable objet. Ce fut à cette conférence qu'on arrêta le mariage du duc d'Orléans, qui venoit de perdre son épouse, avec Bonne, fille du comte d'Armagnac. Ce seigneur, l'un des plus grands hommes de son temps, devint alors l'âme du parti auquel il étoit attaché; il eut le funeste privilége de lui donner son nom, et en fut par la suite l'une des plus illustres victimes.

Le duc de Bourgogne se préparoit, de son côté, à recevoir ses ennemis. Il rassembloit des troupes, il s'assuroit des alliés, et entre autres le duc de Bretagne, qu'il avoit trouvé le moyen de détacher du parti contraire. Cependant les Armagnacs, car il faut maintenant employer ce mot et celui de Bourguignons pour désigner les deux factions qui s'apprêtoient à déchirer l'État, les Armagnacs s'avançoient des bords de la Loire vers Paris, ravageant impitoyablement tout le pays. Arrivés à Chartres, les princes écrivirent au roi une lettre dans laquelle ils déclaroient n'avoir pris les armes que pour l'affranchir, ainsi que le dauphin, de la tyrannie du duc de Bourgogne. Le conseil y répondit par une injonction de mettre bas les armes; le roi, qui trouvoit toujours juste le parti entre les mains duquel il étoit, vouloit lui-même marcher contre les rebelles, dont l'armée, divisée en trois corps, campoit déjà sous les murs de Paris.

Cependant tant de préparatifs formidables, car chaque armée s'élevoit à près de cent mille combattants, ne produisirent rien de décisif. L'hiver approchoit, et les princes craignoient le manque de vivres et la dissolution de leurs troupes: de son côté, le duc de Bourgogne étoit peu sûr d'alliés rangés sous ses drapeaux pour un intérêt qui leur étoit étranger; et il éclatoit déjà dans son armée des germes de divisions qui lui donnoient de vives inquiétudes. Un nouveau traité fut donc encore conclu au château de Wicestre[75] par les soins du duc de Berri, le médiateur accoutumé. Les conditions de ce traité, que dictoit l'impuissance de se nuire, furent que les chefs des deux partis se retireroient de la cour, et ne pourroient y reparoître sans un ordre du roi. Ils s'engageoient en outre à ne point armer avant Pâques de l'année 1412, époque à laquelle on espéroit que le dauphin seroit en état de gouverner par lui-même.

(1411.) Cette paix fut rompue presque aussitôt que signée, et l'on ne peut dissimuler que le duc d'Orléans fut l'infracteur du traité[76]. Les deux partis arment de nouveau. Pour prévenir les malheurs dont on étoit menacé, la reine veut faire déclarer le dauphin régent du royaume. Le vieux duc de Berri, toujours ambitieux et jaloux, s'oppose à cette mesure, qui auroit pu sauver l'État. Cependant l'animosité des Armagnacs et des Bourguignons éclatoit par les menaces et les injures les plus violentes. Les premiers avoient passé la Seine, et s'avançoient vers Paris, ravageant le Beauvoisis et le Soissonnois, tandis que le duc de Bourgogne rassembloit ses forces dans le Vermandois. De nouvelles conférences tenues à Melun n'eurent aucun succès; et le duc de Berri, par la partialité qu'il y montra pour la faction orléanoise, perdit toute la confiance des Parisiens; on le soupçonna même de vouloir leur livrer la ville, ce qui le força d'en sortir. Dans cet état de trouble et d'inquiétude, le corps municipal et les principaux bourgeois, craignant le retour des horreurs dont ils avoient déjà été les témoins, crurent bien faire en nommant à la place de gouverneur de Paris, vacante par la retraite du duc, le comte de Saint-Pol, zélé partisan du Bourguignon; et en cela, loin de détruire le mal, ils l'aggravèrent. Pour favoriser le parti auquel il étoit attaché, le nouveau gouverneur de Paris voulut rendre sa domination indépendante de la cour, et ce fut dans les dernières classes du peuple qu'il chercha des instruments propres à l'exécution d'un tel projet. Une compagnie, composée de bouchers, d'écorcheurs et d'un ramas de misérables pris dans la plus vile populace, fut rassemblée sous le commandement des Goix, des Sainctyon, des Thibert, propriétaires de la Grande-Boucherie de Paris[77]. Ce corps reçut le nom de Milice royale, et ce fut à lui que la garde de Paris fut confiée. Il s'en rendit bientôt la terreur: ces hommes féroces parcoururent la ville, répandant le sang humain comme celui des animaux qu'ils étoient accoutumés à verser. Le nom d'Armagnac devint un signe de proscription; et quiconque le recevoit d'un de ses ennemis étoit, sur-le-champ, et sans examen, assommé, noyé ou massacré. Il suffisoit de déplaire à ces scélérats ou d'exciter leur avidité pour éprouver leurs fureurs; et s'ils épargnoient quelques-uns des plus riches citoyens, c'étoit pour les traîner en prison, et leur faire acheter chèrement leur liberté. Toutes les autorités se taisoient devant eux; ils assiégeoient journellement le palais du souverain, les diverses juridictions, et il ne se publioit plus d'ordonnances qu'au gré de cette insolente milice; enfin leurs excès allèrent au point qu'on ne crut pas le roi et le dauphin en sûreté à l'hôtel Saint-Paul, et qu'on jugea nécessaire de les transférer au Louvre. Des citoyens paisibles s'étoient exilés de la ville, espérant trouver un asile dans les campagnes: des dangers plus grands encore les y attendoient. Les paysans, à qui le roi avoit permis, l'année précédente, de s'armer pour résister aux gens de guerre qui les opprimoient, étoient devenus eux-mêmes des brigands qui prenoient le nom de Bourguignons pour se livrer impunément au meurtre et au pillage; et l'on vit se renouveler, non-seulement aux environs de Paris, mais dans la France entière, toutes les horreurs de la Jacquerie.

Ce n'étoit pas assez pour ces indignes princes d'avoir armé les malheureux François les uns contre les autres, et de détruire ainsi la France par les mains de ses propres enfants, on les vit appeler à cette destruction nos plus implacables ennemis. Les deux partis mendièrent bassement le secours des Anglois, qui, malgré la trève, ne cessoient de désoler nos côtes; et le duc de Bourgogne eut le honteux avantage d'en obtenir les premiers secours. Par suite d'un traité qu'il signa avec le roi d'Angleterre Henri IV, six mille archers lui furent envoyés sous la conduite du comte d'Arundel. Il fit depuis avec Henri V un traité encore plus infâme, dont nous ne tarderons pas à parler.

Cependant les troupes orléanoises s'avançoient dans l'intention de s'emparer de Paris; mais il n'y avoit pas d'apparence qu'elles pussent y entrer autrement que de vive force, car la cour, entourée de la faction bourguignonne, n'avoit pas la liberté du choix; et, assiégée dans le Louvre par les factieux, elle se voyoit dans la nécessité de se déclarer pour leur parti. Les princes apprirent alors que le duc de Bourgogne, après avoir pris d'assaut la ville de Ham, et réduit toutes les places environnantes, marchoit à leur rencontre: ils lui évitèrent la moitié du chemin, et les deux armées se trouvèrent en présence près de Montdidier. Une bataille décisive sembloit inévitable; mais un incident qui résultoit de la mauvaise discipline militaire de ces temps-là les empêcha encore d'en venir aux mains. Les Flamands, qui faisoient la principale force du duc, se retirèrent tout à coup de son armée, alléguant que le temps pour lequel ils s'étoient engagés venoit d'expirer. Prières, menaces, promesses, rien ne put les retenir, et le duc, frémissant de rage, fut obligé de faire lui-même une prompte retraite devant ses ennemis.

Alors les troupes orléanoises, traversant l'Oise, se dirigèrent rapidement sur Paris, qu'elles regardoient comme une proie assurée. À leur approche, toutes les villes ouvrirent leurs portes, excepté Saint-Denis, qui bientôt fut forcé de capituler. Il n'en fut pas de même de la capitale: vainement les princes y envoyèrent des hérauts d'armes pour annoncer la fuite du duc de Bourgogne, et protester de la pureté de leurs intentions. Cette horde de brigands, qu'avoit armée le comte de Saint-Pol, se composoit alors de presque tous les artisans de la ville; aux Goix, aux Thibert et autres chefs s'étoient joints Jean de Troyes, chirurgien, et un écorcheur nommé Caboche[78], d'où les nouveaux factieux furent appelés Cabochiens. Ces misérables exerçoient un empire absolu, et les crimes atroces qu'ils avoient commis, ceux qu'ils commettoient encore tous les jours, ne leur laissoient d'autre ressource que de se défendre en désespérés. La reine, que le départ du duc de Bourgogne avoit déterminée à revenir à Paris pour essayer d'y ressaisir l'autorité, s'y trouvoit alors traitée en captive; la cour, tremblante devant cette troupe forcenée, rendoit contre les princes ordonnances sur ordonnances; les chaires retentissoient d'invectives et d'anathèmes contre eux: et ces déclamations augmentoient encore la haine des Parisiens, toujours religieux, même au milieu de leurs plus grandes fureurs. Ils demandèrent à grands cris de faire une sortie contre les Armagnacs, qui campoient alors tranquillement à leurs portes: le comte de Saint-Pol et le prévôt de Paris Désessarts, cédant à leur désir, les conduisirent vers un poste ennemi; mais ils furent complètement battus, quoique six fois plus nombreux. Peu de jours après ils s'en vengèrent en allant mettre le feu au château de Wicestre, qui appartenoit au duc de Berri. Cependant il n'y avoit pas d'apparence qu'une populace presque sans armes et nullement aguerrie pût faire lever le siége à une armée telle que celle des princes, lorsque le duc de Bourgogne, qui venoit d'être joint par les troupes que le roi d'Angleterre s'étoit engagé à lui fournir, accourut au secours de la capitale, où il entra, non sans quelque danger.

À son arrivée tout changea de face: une nouvelle ordonnance plus précise et plus sévère que celles qui l'avoient précédée fut rendue contre les princes ligués et leurs adhérents; ils y furent déclarés ennemis publics et criminels de lèse-majesté. La publication qu'on en fit porta un coup mortel à la faction orléanoise; la désertion commença à se mettre parmi ses partisans, et devint en peu de temps si forte, que, se trouvant dans l'impossibilité de défendre les postes qu'il avoit enlevés, le duc d'Orléans fut à son tour obligé de songer à une retraite, qui de jour en jour devenoit plus urgente. Elle fut exécutée de nuit, et l'armée marcha sans se reposer jusqu'à Étampes. À peine fut-elle partie, que les Bourguignons se répandirent dans la campagne de Paris, achevant d'y dévaster ce qui avoit échappé au brigandage des Armagnacs. Ils s'emparèrent ensuite de Dourdan et d'Étampes, où le parti ennemi avoit laissé une forte garnison. De leur côté, les troupes orléanoises remportèrent près de Tours un avantage assez considérable sur le comte de la Marche[79].

(1412.) Ce fut alors que les princes négocièrent ouvertement avec l'Angleterre, pour la détacher du parti bourguignon. Tandis qu'ils prenoient l'engagement de lui livrer une portion considérable de la France, en renouvelant les principales clauses du traité de Brétigni, le duc de Bourgogne se servoit à Paris de cette indigne transaction pour prouver au roi et à la France entière que la faction orléanoise avoit formé le projet de le détrôner. L'animosité des partis parut alors plus furieuse que jamais: plusieurs provinces devinrent tour à tour le théâtre de la guerre, entre autres le Berri, dans lequel le roi s'avança à la tête de cent mille hommes. Toutes les villes lui ouvrirent leurs portes, et il arriva en maître irrité devant Bourges, dont le siége fut aussitôt entrepris. Le duc de Berri épouvanté fit faire des propositions d'accommodement, que le Bourguignon voulut d'abord faire rejeter; mais telle étoit alors la mauvaise constitution des armées, que les vainqueurs se trouvoient en peu de temps aussi embarrassés que les vaincus. L'armée royale manquoit de vivres, et étoit sur le point de se dissoudre. On saisit donc avec empressement cette ouverture d'une nouvelle paix, qu'on espéroit enfin rendre plus durable que les précédentes. Le dauphin, gendre du duc de Bourgogne, força en quelque sorte ce prince à une entrevue avec le duc de Berri, par suite de laquelle fut signé un nouveau traité, qui renouvela toutes les conditions de celui de Chartres. On le ratifia peu de temps après dans une assemblée solennelle tenue à Auxerre, où se trouvèrent tous les grands du royaume et des députés de toutes les cours souveraines[80]. Les deux partis y renoncèrent à toute alliance étrangère, surtout à celle de l'Angleterre. Enfin des tournois et des fêtes brillantes terminèrent ce congrès de manière à faire espérer un avenir meilleur, si l'on n'avoit pas eu une si triste expérience du passé.

Les méfiances et les haines étoient en effet bien loin d'être apaisées; et déjà auprès des deux partis existants s'en élevoit un troisième plus imposant, auquel chacun des deux autres essaya de se rattacher: ce parti étoit celui du dauphin. Ce jeune prince, d'un caractère altier et bouillant, commençoit à s'indigner de cette ambition de son beau-père, qui ne cessoit d'attaquer un pouvoir dont il devoit un jour hériter. Pour la combattre avec avantage, il imagina de favoriser les partisans de la maison d'Orléans, tandis que le duc de Bourgogne, qui ne désiroit rien tant que la rupture du traité, leur suscitoit mille difficultés pour en éluder les conditions et aigrir leurs ressentiments. Il étoit aussi de son intérêt de jeter dans le peuple de nouveaux ferments de révolte contre la cour; et pour y parvenir il provoqua une assemblée des états-généraux, dans laquelle l'administration désastreuse des finances fut exposée au grand jour, et attaquée surtout par les députés du tiers-état. Un moine nommé Eustache de Pavilly y lut un mémoire, dans lequel aucun des agents de ce ministère ne fut épargné; ce qui jeta une telle terreur parmi eux, que la plupart s'enfuirent, entre autres Désessarts, le plus coupable de tous. Long-temps créature du duc de Bourgogne, il s'étoit attiré la haine de ce prince en le trahissant[81], et cette haine étoit devenue plus violente encore depuis qu'il s'étoit attaché ouvertement au parti du dauphin.

(1413). Ce changement fit sa perte: par suite de cette nouvelle liaison, il quitta, l'année suivante, la ville de Cherbourg, où il s'étoit retiré, se rapprocha de Paris, et trouva le moyen de s'emparer de la Bastille. Son dessein, concerté avec le dauphin, étoit, dit-on, d'enlever ce jeune prince et de le mettre à la tête du parti orléanois, qui devoit ensuite lui fournir les moyens de rentrer en maître dans la capitale. Alors le duc de Bourgogne, poussé à bout, ne balance plus à lever le masque: ses partisans s'assemblent, c'est-à-dire cette troupe de brigands qui avoit déjà désolé la ville; ils soulèvent le peuple; on court à la Bastille, où Désessarts, surpris et déconcerté, consent à se livrer, avec Antoine Désessarts[82] son frère, entre les mains du duc, après en avoir obtenu la promesse qu'il ne leur seroit fait aucun mal. Les deux prisonniers furent sur-le-champ conduits au Louvre.

Devenue plus insolente par ce premier succès, la populace furieuse se précipite vers l'hôtel de Guienne, où logeoit le dauphin, en brise les portes et pénètre jusqu'à l'appartement du prince. On saisit devant lui plusieurs de ses officiers[83], que l'on conduit en prison dans l'hôtel même du duc de Bourgogne; quelques-uns sont massacrés avant d'y arriver. Le lendemain les séditieux demandent à grands cris qu'on leur livre Désessarts; et le duc, malgré la foi jurée, l'abandonne à ces forcenés. Il est plongé dans les cachots du Châtelet. Alors se renouvelèrent, avec des excès plus grands encore, les horreurs des premiers mouvements populaires; et la plume fatiguée se refuse presque à retracer ce tableau monotone des mêmes violences et des mêmes assassinats. Le dauphin est retenu prisonnier dans l'hôtel Saint-Paul; de nouvelles listes de proscriptions sont dressées; les factieux osent violer ce qu'ils avoient jusqu'alors respecté, l'appartement même du roi. Ils y entrent armés, et s'emparent à ses yeux des plus grands seigneurs de sa cour[84], et de vingt dames ou demoiselles attachées au service de la reine. Les proscrits, sans distinction de sexe ni d'âge, sont liés deux à deux, placés sur des chevaux, et dans cet état conduits en prison, au milieu des huées et des outrages de la multitude; et l'on force le roi à publier des ordonnances qui autorisent ces attentats. Un grand nombre de ces infortunés sont noyés pendant les ténèbres ou massacrés dans les cachots. Un nouveau code dicté par ces scélérats parut alors sous le nom d'ordonnances cabochiennes; et le roi, accompagné des princes et du conseil, ayant sur la tête le chaperon blanc, nouveau signe de ralliement adopté par la faction, fut forcé d'aller au parlement faire enregistrer ces monuments de crime et de licence. Désessarts, qui, dans des circonstances à peu près pareilles, avoit condamné Montagu à mort, périt du même supplice et par un jugement non moins inique, mais qu'on peut regarder comme un juste châtiment de la Providence. Enfin les excès de cette populace en vinrent à un tel point, que le duc de Bourgogne, principal moteur de toutes ces atrocités, commença à en craindre pour lui-même les aveugles effets, et crut prudent d'éloigner de cette ville désolée le duc de Charolois son fils, et le seul espoir de sa race.

Il résulta de cette inquiétude du duc de Bourgogne, et de la situation violente du dauphin, qu'on poussoit au désespoir, un changement dans les affaires plus prompt qu'on ne pouvoit l'espérer. Ce jeune prince avoit vainement tenté de s'échapper: on le gardoit à vue; et tous les jours en butte à de nouveaux outrages[85], il n'attendoit désormais son salut que de la faction des princes, avec laquelle il trouvoit le moyen d'entretenir des relations secrètes. Leur ligue, qui s'étoit fortifiée par la jonction du roi de Sicile et du duc de Bretagne commençoit aussi à alarmer leur ennemi. La guerre sembloit prête à renaître: cependant, avant de commencer les hostilités, ils jugèrent convenable de proposer à la cour de nouvelles négociations, basées sur les conditions de la paix d'Auxerre. Elles furent tenues à Pontoise; et le duc de Bourgogne, placé entre des ennemis puissants, les ressentiments du dauphin et une multitude effrénée qu'il ne pouvoit plus maîtriser, se vit forcé d'y envoyer des députés. Un projet de pacification, dont le principal article fut la soumission entière des princes à l'autorité du souverain, fut présenté au roi et ratifié par le parlement, auquel la cour crut devoir l'envoyer, afin d'en imposer aux mutins par un acte aussi éclatant. Il eut tout l'effet qu'on en pouvoit désirer. Les citoyens honnêtes, qui gémissoient en silence de tant de calamités, se ranimèrent dès qu'ils virent l'autorité disposée à les soutenir; on tint dans divers quartiers des assemblées dont le but étoit de chercher des moyens de désabuser le peuple sur les scélérats qui l'entraînoient dans l'abîme. Il fut moins difficile à persuader qu'on ne l'avoit craint d'abord; et le désir de la paix commençoit à devenir général, lorsque le traité qu'on avoit renvoyé aux princes fut remis, ratifié par eux, entre les mains du roi.

Alors les chefs des rebelles tentèrent un dernier effort: ils se rendirent à l'hôtel Saint-Paul, et demandèrent qu'on leur communiquât les articles. Sur le refus qu'on leur en fit, ils coururent s'emparer de l'hôtel-de-ville; et dans ce poste, où ils étoient les plus forts, ils décidèrent qu'à l'instant la ville délibéreroit sur le traité; mais ils ne purent empêcher que cette délibération ne fût remise à la pluralité des voix recueillies dans les quartiers. Ce fut là le coup mortel porté à la faction bourguignonne. Il se trouva, par un heureux hasard, qu'une partie de sa milice étoit sortie de la ville pour une expédition, sous la conduite de Jacqueville, ce qui les empêcha de tenter de nouvelles violences. Vainement le chirurgien de Troyes essaya-t-il le lendemain de haranguer le peuple assemblé: un cri de paix qui s'éleva de tous côtés le força bientôt à se taire. Le parlement, les cours souveraines, l'université se rendirent à l'hôtel Saint-Paul, où le roi leur donna audience des fenêtres du palais. Là il fut supplié d'ordonner l'exécution du traité de Pontoise, et l'élargissement des prisonniers.

Alors les factieux désespérés se rassemblèrent au nombre d'environ trois mille hommes près de Saint-Germain-l'Auxerrois, résolus de marcher vers l'hôtel Saint-Paul. Mais la troupe qui accompagnoit le dauphin et le duc de Berri, grossie à tous moments par les bourgeois armés qui venoient s'y réunir en foule, s'élevoit déjà à plus de trente mille hommes, et le duc de Bourgogne, jugeant que la partie n'étoit pas égale, fit avertir ces furieux de se retirer. On le vit lui-même, s'efforçant de faire bonne contenance, venir se joindre aux deux princes, qu'il accompagna toute la journée; mais il comptoit si peu qu'il y eût désormais quelque sûreté pour lui à Paris, qu'il s'enfuit peu de jours après, abandonnant à la rigueur des lois ceux de ses partisans qui avoient différé de se sauver[86]. Alors les Armagnacs rentrèrent en vainqueurs; et par cette révolution subite, qui suivoit toujours le succès de l'un ou de l'autre parti, les ministres et officiers institués par le duc de Bourgogne furent destitués et remplacés par des créatures des princes; de nouvelles déclarations faites par le roi abolirent toutes celles qu'il avoit publiées contre eux; enfin le gouvernement absolu de l'État fut tout entier entre les mains de la faction triomphante.

Jusqu'ici les Bourguignons et les Armagnacs, tour à tour oppresseurs ou opprimés, n'ont excité aucun intérêt, soit dans leurs succès, soit dans leurs revers. Cependant si, dans cette lutte de factieux qui cherchent à s'arracher un pouvoir usurpé, on éprouve moins d'indignation contre un des deux partis, ce parti est sans contredit celui des princes de la maison d'Orléans. Sans parler de l'assassinat qui rend le duc de Bourgogne si détestable, et qui légitime en quelque sorte la haine et la vengeance de ses ennemis, entre deux partis dont l'un emploie sans cesse les fureurs de la populace, les massacres, les supplices, toutes les violences pour assurer ses succès, tandis que l'autre a dans ses intérêts tous ceux qui, dans les désordres publics, ont quelque chose à perdre, il est difficile de rester long-temps indécis.

Presque tous ceux qui ont écrit l'histoire de France nous semblent n'avoir pas établi avec assez de discernement les caractères si différents de ces deux factions. Incertains dans leurs jugements, vagues dans leurs récits, ils les confondent sans cesse dans le même mépris, dans la même indignation, ce qui est injuste dans toutes les époques de leurs longs débats, ce qui l'est surtout dans la catastrophe à jamais exécrable dont il nous reste à parler.

Le dauphin manquoit de jugement et de caractère; il étoit livré à ses plaisirs, foible et emporté tout à la fois; enfin, sous tous les rapports, incapable de gouverner dans des temps aussi difficiles. Cependant il étoit avide du pouvoir; et c'étoit pour en avoir été écarté par le duc de Bourgogne, qu'il avoit appelé le parti orléanois à son secours. Les chefs de ce parti, parmi lesquels se trouvoit un homme supérieur, le comte d'Armagnac, sentant l'incapacité de ce jeune prince, l'éloignèrent également des affaires. Cette conduite lui sembla tyrannique et insupportable. Un acte de rigueur exercé par sa mère contre quelques seigneurs[87], compagnons de ses plaisirs, acheva de pousser sa patience à bout; et, changeant aussitôt de parti, au gré de ses passions insensées et impétueuses, il ne cessa d'écrire lettres sur lettres au duc de Bourgogne, pour l'inviter à venir le délivrer de cette servitude. Celui-ci étoit alors dans ses états de Flandre, où il songeoit déjà à réparer l'échec qu'il avoit essuyé, en levant des impôts et des soldats. Il saisit avec avidité ce prétexte de recommencer la guerre, et s'avança de nouveau vers Paris à la tête d'une nombreuse armée, annonçant hautement le projet d'arracher le dauphin à ses tyrans. Ici commence une nouvelle suite de malheurs que nos historiens n'ont pas manqué de rejeter sur cette prétendue tyrannie des Armagnacs: cependant que pouvoient-ils faire? Placés entre un roi imbécile, une reine ambitieuse et avare, un ennemi aussi atroce que perfide, un jeune prince sans prudence et sans énergie; entourés d'une multitude aveugle et dévouée au parti contraire, devoient-ils abandonner et le salut de la France et le soin de leur propre sûreté à des mains incapables d'en répondre? N'étoient-ils pas réellement les seuls protecteurs des citoyens honnêtes et paisibles? Les vit-on jamais commettre des assassinats pour maintenir leur autorité? Ne falloit-il pas que l'État fût gouverné; et ne valoit-il pas mieux qu'avec les mêmes droits et de meilleures intentions que le duc de Bourgogne, les princes de la maison d'Orléans s'emparassent de ce gouvernement?

Mais si l'on pouvoit prouver en outre que, dès cette époque, l'infâme Bourguignon avoit conclu avec le roi d'Angleterre[88] un traité par lequel il reconnoissoit ses droits au trône de France, et s'engageoit à lui livrer son roi et son pays, est-il possible alors de balancer un seul instant? ne faut-il pas voir désormais dans les Armagnacs les défenseurs de la patrie, le vrai parti de l'État, et un insensé dans le jeune prince qui appelle à son secours l'ennemi le plus dangereux de sa famille, un traître digne du dernier supplice? Ce traité existe[89]; excepté le père Daniel et Villaret, aucun de nos historiens ne semble l'avoir connu; et, pour en avoir ignoré la véritable date, ni l'un ni l'autre n'en tire les conséquences qu'il est nécessaire d'en tirer. Cependant la face des choses est entièrement changée par l'existence et surtout par la date de cette pièce. Elle explique et les mesures prises contre l'aveuglement du dauphin et la violence des poursuites exercées contre le duc de Bourgogne, et la mort subite du second dauphin; elle fait comprendre l'entreprise, folle en apparence, de Henri V, abordant les côtes de France avec une armée peu nombreuse, non plus pour rentrer dans la possession de quelques villes, mais avec la résolution manifeste de s'emparer du royaume.

Reprenons la suite des faits: le duc de Bourgogne arriva à Saint-Denis avec une armée trop peu nombreuse pour faire le siége de Paris; mais il comptoit sur l'affection que lui portoit toujours la multitude, et sur le parti que pouvoit avoir le dauphin: il en arriva autrement qu'il ne l'avoit espéré. Il avoit affaire à un homme d'un grand caractère; et le comte d'Armagnac prit sur-le-champ le parti qu'il falloit prendre. Il força le dauphin de désavouer son beau-père; un messager que celui-ci osa adresser au roi fut renvoyé sans être entendu, et menacé de mort s'il osoit reparoître. En même temps qu'une ordonnance du monarque déclaroit ce prince ennemi de l'État, des mesures sévères contenoient le peuple, toujours prêt à se soulever. Les artisans et autres gens de peine eurent défense d'approcher des remparts, sous peine de mort; tous les habitants indistinctement furent désarmés; on leur ôta de nouveau les chaînes qui leur avoient été rendues; des soldats parcouroient les rues, marchant en bataille, enseignes déployées, prêts à fondre sur les mutins au premier signal; et c'est alors que l'on put juger combien il étoit facile de contenir cette multitude, si terrible lorsqu'elle a brisé ses entraves. Personne n'osa remuer; mais les Parisiens en conçurent contre le comte d'Armagnac une haine implacable.

(1414.) Des mesures si vigoureuses déconcertèrent le duc de Bourgogne, qui s'enfuit précipitamment dans ses États, où il fut poursuivi par une armée nombreuse que commandoit le roi en personne. Battu sur tous les points, réduit aux dernières extrémités, il se vit contraint à demander lui-même une paix qu'il falloit lui refuser, que jamais les princes, et surtout le comte, ne lui eussent accordés, mais que l'impatient dauphin sut faire accepter à son père, parce qu'il croyoit y trouver une occasion de secouer ce qu'il appeloit la tyrannie des Armagnacs.

Cette nouvelle paix fut signée à Arras; mais si l'on en considère les articles, il n'est pas difficile de voir que le dauphin, mécontent du parti d'Orléans, ne se méfioit pas moins du duc de Bourgogne, dont il connoissoit sans doute alors les liaisons avec le roi d'Angleterre. Entre autres conditions extrêmement dures, il fut expressément enjoint à ce prince de ne point approcher de Paris sans la permission du roi et du dauphin: il s'y soumit; mais tout étoit déjà préparé pour l'horrible trahison qu'il méditoit depuis long-temps.

Pendant l'absence de Charles, des ambassadeurs de Henri V étoient venus à Paris demander la princesse Catherine sa fille en mariage pour le nouveau roi; et par une audace que la trahison du duc de Bourgogne peut seule expliquer, ils réclamèrent en même temps le rétablissement des clauses du traité de Brétigni. Le duc de Berri, qui les reçut, les renvoya, en leur disant qu'il ne pouvoit rien décider par lui-même. Le roi d'Angleterre fit, dès ce moment, ses préparatifs pour porter la guerre en France.

Après la paix d'Arras, les princes et le dauphin revinrent ensemble à Paris, mais déjà divisés entre eux. Armagnacs et Bourguignons, tout étoit également odieux au fils de Charles VI; il vouloit le pouvoir sans partage, et son parti entièrement détaché des deux autres parut bientôt à découvert. Cependant les premières tentatives qu'il fit pour secouer le joug ne lui réussirent point[90], et les ducs d'Orléans et de Bourbon, instruits à temps, rompirent ses mesures. Alors le jeune prince, outré de dépit, sort de Paris et se rend à Bourges. La reine et les princes effrayés lui écrivent dans les termes les plus pressants pour l'engager à revenir; il a l'air de se rendre à leurs sollicitations, leur indique un rendez-vous à Corbeil; et par une ruse hardie qu'on étoit loin d'attendre de son caractère, tandis que toute la cour l'attendoit dans cette ville, il force sa marche vers Paris, fait lever, en passant, le pont de Charenton, arrive au Louvre, s'empare de la ville, dont il fait fermer les portes, et envoie sur-le-champ ordre à tous les princes, le duc de Berri excepté, de se retirer dans leurs terres.

Devenu maître par ce coup d'autorité, le dauphin s'abandonna, dès ce moment, à toute la fougue de son caractère altier et violent, à son goût effréné pour les plaisirs et pour la dissipation. Les trésors de l'État furent prodigués aux compagnons et aux ministres de ses voluptés; mais ce qui prouve, contre l'avis de plusieurs historiens, que le duc de Bourgogne n'étoit pour rien dans l'entreprise qu'il venoit de faire, c'est qu'un des premiers essais qu'il fit de son pouvoir fut de reléguer à Saint-Germain la dauphine, fille de ce prince, afin de se livrer sans contrainte à ses déréglements.

(1415.) Il étoit impossible qu'un semblable caractère pût se maintenir dans les circonstances plus critiques encore où la France alloit se trouver, et lui-même parut le sentir. En effet, Henri V venoit de débarquer à Harfleur[91], dont il s'étoit emparé; et, maître de la campagne, il s'avançoit à travers la Picardie, demandant hautement la couronne de France, en vertu des droits d'Édouard. Dans cette extrémité il fallut songer à remettre la défense de l'État à l'un des deux partis: quels que fussent les ressentiments du dauphin à l'égard des princes d'Orléans, il n'hésita pas un seul instant à leur donner la préférence sur un perfide dont la trahison étoit maintenant dévoilée à ses yeux; le duc osa faire des offres de services[92], qui furent rejetées avec mépris. Enfin, après la malheureuse bataille d'Azincourt[93], plus sanglante que décisive, il tenta de nouveau de séduire et le roi et le dauphin, en leur offrant une armée qu'il s'engageoit à mettre entièrement à leur disposition; mais il fut de nouveau repoussé; on lui défendit de paroître à la cour autrement qu'avec sa suite ordinaire, et les villes reçurent l'ordre de refuser passage à ses troupes.

Ce fut pendant le cours de cette négociation, où le duc de Bourgogne tenta vainement de ramener à lui le dauphin, que ce jeune prince mourut d'un mal subit et violent qui l'emporta en six jours. On soupçonna qu'il avoit été empoisonné, et les deux factions s'en accusèrent réciproquement: mais parmi leurs chefs, lequel avoit le plus besoin de cette mort? qui, du Bourguignon et des princes d'Orléans, étoit le plus accoutumé à commettre des assassinats?

À ce dauphin Louis succédoit le prince Jean son frère, âgé de dix-sept ans. Il étoit alors à Valenciennes, auprès du comte de Hainaut, dont il avoit épousé la fille. Le nouveau dauphin, d'un esprit borné et d'un caractère encore plus foible que son frère, ne faisoit rien que d'après les conseils de son beau-père. Il refusa de revenir à la cour où on le pressoit de se rendre, si le roi ne faisoit sa paix avec le duc de Bourgogne, auquel le duc de Hainaut étoit entièrement dévoué.

Cependant le comte d'Armagnac, appelé à Paris par Charles, venoit de recevoir de sa main l'épée de connétable et le titre de premier ministre. Tout plioit sous ses ordres, et pour la première fois les rênes de l'État se trouvèrent dans une main capable de les diriger. C'est une grande inconséquence de la part du continuateur de Vély d'avoir accusé ce grand homme de hauteur et d'inflexibilité dans la situation extraordinaire où il se trouvoit. Cet historien n'avoit pas vécu au milieu des discordes civiles: s'il en eût fait la triste expérience, il eût su que ce n'est point par la confiance et la douceur que l'on peut ramener des esprits qu'une longue licence a livrés à tous les genres de corruption. Paris fut tranquille, parce que l'administration fut sévère et même dure; et en effet il ne s'agissoit point ici de se faire aimer, mais de se faire craindre. Le nouveau ministre employa, pour déconcerter les traîtres, étouffer les complots, tous les moyens de rigueur nécessaires, l'exil, l'emprisonnement, les supplices: il fit ce qu'il devoit faire, et il faut en accuser le malheur des temps. Tandis qu'il maintenoit ainsi la tranquillité dans Paris, la défense du royaume n'étoit point oubliée: il faisoit réparer les forteresses, méditoit des plans pour chasser les Anglois du continent, et s'efforçoit de rétablir l'ordre dans les finances. Enfin il résulta des mesures prises par le connétable, que le duc de Bourgogne, cantonné dans la Brie[94], où une foule de petits combats fatiguoient inutilement son armée, attendant vainement quelque mouvement favorable des partisans qu'il avoit dans la ville, se vit dans la nécessité de se faire donner, par le dauphin, un ordre de désarmer, afin de couvrir au moins la honte de sa retraite.

La fin de cette année fut remarquable par l'arrivée de l'empereur Sigismond à Paris. Ce prince, qui venoit, en apparence, dans l'intention de faire cesser les divisions de la France et de l'Angleterre, prit en effet des engagements contre elle avec Henri V et le duc de Bourgogne, trouva le moyen de mécontenter tout le monde pendant le court séjour qu'il fit dans la capitale[95], et partit ensuite pour Calais, d'où il alla à Londres continuer ses intrigues.

(1416.) Les conspirations renaissoient à chaque instant; les partisans du duc de Bourgogne, toujours nombreux, toujours actifs, malgré les rigueurs employées contre eux, profitèrent d'un moment où le connétable étoit allé en Normandie, pour tenter une nouvelle entreprise. Elle devoit être décisive: il ne s'agissoit pas moins que de massacrer le roi et la reine, les princes, et sans distinction tous les partisans de la faction orléanoise. Cet horrible complot fut découvert par la femme d'un changeur nommé Michel Laillier. Les conjurés périrent dans les supplices, et avouèrent avant de mourir que toutes ces horreurs avoient été non-seulement approuvées, mais commandées par le duc de Bourgogne.

À la première nouvelle de cet événement, le connétable revint précipitamment à Paris, où sa présence porta de nouveau la terreur dans le parti contraire. Ce fut alors que la Grande-Boucherie, berceau de toutes les séditions, et point de rassemblement des factieux, fut rasée jusqu'aux fondements. Les taxes furent augmentées; on multiplia les proscriptions, les emprisonnements, les supplices: personne n'osa murmurer. On ne peut assez admirer le généreux courage de ce grand ministre, qui, dans une situation aussi terrible, entouré d'ennemis intérieurs qu'il avoit tant de peine à contenir, n'en rejetoit pas moins avec une noble fierté toute espèce de trève avec les Anglois, qu'il vouloit absolument chasser de France. Il partit en effet de nouveau pour aller faire le siége de Harfleur, qu'il fut bientôt forcé d'abandonner, trahi dans cette entreprise hardie par la fortune plus que par son génie; et c'est alors que Henri, ne trouvant plus d'obstacles, se disposa à rentrer en France; que le Bourguignon alla à Calais renouveler l'infâme traité de 1414; et que tout se prépara pour consommer la ruine de ce malheureux royaume.

Le duc de Berri, oncle du roi, mourut cette année à Paris, dans son hôtel de Nesle. Ce prince, l'un des principaux artisans des malheurs publics, étoit alors sans pouvoir et sans considération. Personne ne le regretta; sa mort même ne fit aucune sensation; mais le connétable en profita pour commencer à produire le jeune Charles, comte de Ponthieu, second fils du roi; il le fit nommer gouverneur de Paris.

Cependant le dauphin refusoit toujours de se rendre à la cour; et le comte de Hainaut sur les nouvelles sollicitations qui furent faites à ce jeune prince, osa venir lui-même à Paris signifier qu'on ne devoit point compter sur son retour, si l'on ne faisoit la paix avec le duc de Bourgogne. On savoit que ce seigneur étoit la seule cause de cette obstination insensée: on résolut de l'arrêter. Instruit de ce dessein, il se retira précipitamment à Compiègne, où il trouva, à son arrivée, le dauphin expirant. On ne douta point qu'il n'eût été empoisonné, et les soupçons tombèrent tour à tour sur la reine, sur le connétable, sur le roi de Sicile, beau-père du nouveau dauphin, sur le duc de Bourgogne. Les présomptions des historiens se portent principalement sur le roi de Sicile: mais l'homme qui avoit déjà commis et médité tant d'assassinats; qui, dans ce moment même, venoit de jurer la perte de toute la famille régnante, ne doit-il pas être plus justement soupçonné d'un crime qui ne pouvoit être utile qu'à lui? Le comte de Ponthieu devint par cette mort l'héritier présomptif du trône et l'unique espoir de la France.

Henri V venoit de descendre à la Touques, en Normandie; le duc de Bourgogne s'avançoit, de son côté, à la tête d'une armée nombreuse, appelant les peuples à la défense de la patrie, publiant des manifestes contre les Armagnacs, dans lesquels il nioit impudemment ses liaisons avec l'étranger. Partout où il passoit il abolissoit les impôts; et la multitude, se laissant prendre à cet appât frivole et usé, combloit de bénédictions un perfide qui n'avoit pour objet que de faire ainsi une diversion en faveur de l'Angleterre. Cependant le connétable, entouré de tant d'ennemis, manquant d'argent pour lever des soldats, forcé d'abandonner la campagne à l'Anglois et au Bourguignon, avoit encore à lutter contre les jalousies de la reine, avide de pouvoir et incapable de commander; contre l'orgueil des grands, qu'humilioit la hauteur de son caractère et l'excès de sa puissance. Dans ce temps malheureux, où il n'y avoit plus ni honneur ni patrie, on haïssoit, on vouloit perdre le seul homme capable de tout sauver. (1417.) La reine surtout, dévorée d'ambition au milieu de la vie molle et voluptueuse qu'elle menoit au château de Vincennes, étoit son ennemie la plus acharnée et la plus redoutable[96]. Ce fut pour prévenir ses mauvais desseins qu'il avertit le roi de ses intrigues galantes avec Boisbourdon, son grand-maître d'hôtel. On arrêta Boisbourdon; il fut mis à la question où il avoua tout, cousu dans un sac et jeté dans la rivière. Isabelle fut reléguée à Tours; et le dauphin, d'après l'avis du connétable, se saisit, pour les besoins de l'État, des trésors qu'elle avoit amassés. Depuis l'assassinat du duc d'Orléans, elle ne pouvoit entendre prononcer le nom du duc de Bourgogne sans frémir: cet horreur céda au désir de se venger; et, quoique gardée à vue, elle trouva le moyen de lui écrire pour implorer son secours. Depuis deux mois le traître rôdoit aux environs de Paris, s'éloignant, s'approchant, et assiégeant les petites villes des environs. Sa faction étoit si puissante dans cette capitale, que le connétable et le dauphin n'osoient presqu'en sortir, ce qui favorisoit les progrès des Anglois en Normandie[97]. À la réception de cette lettre, il part à la tête de quinze cents cavaliers choisis, arrive à Tours avec une diligence inconcevable, délivre la reine et la conduit à Troyes. Elle y établit sa cour, prend le titre de régente, crée une chambre souveraine à Amiens, après avoir cassé le parlement de Paris et les autres cours supérieures, et défend de reconnoître l'autorité du roi et du dauphin, sous le prétexte si souvent employé qu'ils ne jouissoient pas de leur liberté.

(1418.) Pendant ce temps les hostilités continuoient aux portes mêmes de Paris. On se prenoit mutuellement des villes; on se harceloit par de petits combats; dans les murs, les conspirateurs ne cessoient point de s'agiter, et leurs conspirations sans cesse avortées produisoient de nouvelles rigueurs, qui augmentoient encore le nombre des mécontents. Cependant les Anglois s'avançoient rapidement dans l'intérieur de la France, et la réunion de tous les membres de la famille royale, si elle eût été possible, pouvoit seule sauver le royaume. Quelques évêques s'entremirent pour tâcher d'arriver à ce but si désirable. La prétendue régente et le duc de Bourgogne nommèrent des députés; le dauphin en nomma de son côté. Ces députés tinrent plusieurs assemblées au village de la Tombe, entre Montereau et Bray-sur-Seine, dans lesquelles on finit par convenir que la décision des principaux articles seroit remise à deux légats du Saint-Siége qui étoient venus offrir leur médiation. Ces légats assistèrent donc aux conférences, et dressèrent ensuite un traité qui portoit que le dauphin et le duc de Bourgogne gouverneroient conjointement le royaume. Le connétable et le chancelier de Marle détournèrent hautement le roi et le dauphin de ratifier une semblable transaction[98]; et tout espoir de rapprochement fut rompu de nouveau et sans retour.

La vigilance et la vigueur d'esprit du connétable étoient telles, qu'on peut présumer que le duc de Bourgogne n'eût point recueilli de ses crimes tout le fruit qu'il en attendoit, si une trahison tramée par un petit nombre de citoyens obscurs, et par cela même aussi inattendue qu'impénétrable, n'eût renversé en un instant toutes les mesures prises par son redoutable adversaire. Il arriva que, dans un moment où presque toutes les troupes royales étoient sorties de la ville pour essayer de reprendre Marcoussy, Montlhéry et quelques autres villes enlevées par le parti bourguignon, un certain Perrinet Leclerc, fils d'un marchand de fer sur le Petit-Pont, fut maltraité par les gens d'un des seigneurs du parti d'Armagnac, et n'en put obtenir justice du prévôt de Paris. Outré de ce refus, il résolut de se venger, s'associa quelques complices, et fit savoir à Lisle-Adam, qui commandoit dans Pontoise pour le duc de Bourgogne, que, s'il vouloit s'approcher secrètement de la ville, il espéroit pouvoir l'y introduire par la porte de Bucy. Dans la nuit du 28 au 29 mai, ce seigneur s'y présenta, accompagné de huit cents hommes d'armes. Perrinet Leclerc, qui en avoit dérobé les clefs sous le chevet du lit de son père, l'un des quarteniers de la ville, et gardien de cette porte, la lui ouvrit à un signal convenu. Lisle-Adam entre avec sa troupe; ils marchent en silence jusqu'au Châtelet, où cinq cents bourgeois, avertis par les émissaires de la faction bourguignonne, venoient de se rassembler, et se joignent à eux. Tous s'écrient à l'instant: La paix! la paix! vive le roi et Bourgogne! et, se partageant en plusieurs corps, se répandent dans les quartiers, où ces cris sont répétés. La populace se précipite aussi des maisons dans les rues en faisant retentir l'air des mêmes acclamations, et, s'armant aussitôt de tout ce qu'elle peut trouver, se joint aux conjurés. Ils vont à l'hôtel Saint-Paul, éveillent le roi, l'obligent de s'habiller, de marcher à cheval à leur tête, et le promènent ainsi dans les rues, pour faire croire qu'il approuve l'entreprise. Tanneguy-du-Châtel, prévôt de Paris, tremblant aux premiers cris pour les jours du dauphin, avoit volé à son hôtel. Ce jeune prince dormoit tranquillement: il l'enveloppe dans un de ses draps, l'enlève de son lit, et est assez heureux pour arriver à la Bastille, chargé de ce précieux fardeau. Le lendemain il le conduisit à Melun. Cependant les chefs des conjurés dirigent leurs hordes sur les hôtels du chancelier, des ministres et des principaux partisans de la faction contraire. Le chancelier de Marle, l'archevêque de Reims, plusieurs évêques, une foule de seigneurs et de membres des cours souveraines sont arrachés de leurs lits, chargés de fers et traînés en prison. Le comte d'Armagnac qu'on avoit vainement cherché dans sa demeure, ne tarda pas à être découvert et arrêté[99]. Toutefois, pendant la première nuit et les deux jours qui la suivirent, il y eut peu de sang de répandu. On attendoit le retour d'un courrier expédié au duc de Bourgogne, alors à Dijon, lorsque Tanneguy-du-Châtel, le maréchal de Rieux et les autres seigneurs qui s'étoient emparés de la Bastille, rentrèrent dans cette forteresse, avec seize cents hommes d'armes, et de là se jetèrent dans la ville, espérant surprendre les Bourguignons, et délivrer le connétable, mais ils rencontrèrent ceux-ci préparés à les recevoir, et il se livra, au milieu de la rue Saint-Antoine, un combat opiniâtre dans lequel, accablés par la supériorité du nombre, ils furent forcés de se retirer, après avoir laissé quatre cents des leurs sur la place. La Bastille se rendit alors à composition. Sur ces entrefaites, l'horrible milice des bouchers, proscrite et bannie de la ville par les Armagnacs, y rentra, ne respirant que la vengeance et le crime; et le 10 juin arrivèrent enfin les nouvelles que l'on attendoit du duc de Bourgogne. Aussitôt les bruits les plus sinistres et les plus alarmants sur les projets des partisans du dauphin sont répandus parmi le peuple, dont on allume à dessein la fureur; ces bruits s'accroissent en volant de bouche en bouche, et cette multitude est bientôt persuadée que son salut dépend de l'entière extermination des Armagnacs. Enfin le 12 juin, jour à jamais exécrable, parvenue au dernier degré de la rage, elle court d'abord à la Conciergerie, en enfonce les portes, en fait sortir tous les prisonniers, et, quels qu'ils soient, Armagnacs, Bourguignons, criminels, débiteurs, les égorge tous, sans épargner ni le sexe, ni l'âge; dans un moment la cour du palais est inondée de sang et couverte de cadavres; le chancelier, six évêques, un grand nombre de membres du parlement expirent percés de mille coups; le connétable est au nombre de ces illustres victimes. Les mêmes atrocités se renouvellent dans toutes les prisons. Au Grand-Châtelet, les prisonniers, au désespoir, veulent résister, et du haut de ses tours essaient de repousser leurs assassins: on y met le feu, et on les force à se précipiter eux-mêmes sur la pointe des piques et des épées placées en bas pour les recevoir. Ces scènes abominables se terminèrent par le spectacle peut-être plus horrible encore des outrages que ces barbares exercèrent sur les restes mutilés de leurs victimes. Les cadavres du connétable et du chancelier, après avoir été traînés pendant trois jours dans les rues, furent jetés à la voirie.

Le 14 juillet, la reine et le duc de Bourgogne arrivèrent à Paris. «Ils y firent, disent les historiens, une entrée triomphante; le peuple jetoit des fleurs sur leur passage; on n'entendoit de tous côtés qu'un cri général d'acclamation et d'allégresse; la joie brilloit sur tous les visages.» Entourés de ces bandes d'assassins, cortége bien digne d'eux, ils allèrent descendre à l'hôtel Saint-Paul, où l'infortuné Charles, entièrement privé de sa raison, reçut Isabelle comme l'épouse la plus tendre et la plus vertueuse, et le duc de Bourgogne comme le sujet le plus affectionné et le plus fidèle.

«Le ciel, dit Saint-Foix, purgea Paris de ses infâmes habitants[100]; avant la fin de l'année il en mourut plus de cent mille, presque tous de la populace et meurtriers[101]

Les événements qui terminèrent ce malheureux règne n'appartiennent plus qu'indirectement à l'histoire de la ville de Paris, désormais soumise aux tyrans qu'elle s'étoit choisis, et n'osant plus secouer un joug dont elle commença aussitôt à sentir toute la pesanteur. Le roi d'Angleterre s'avançoit en conquérant dans la Normandie, où cependant la résistance héroïque de la ville de Rouen le retint assez long-temps, et lui fit perdre assez de monde pour qu'on pût juger qu'il n'eût retiré de son expédition que des revers et de la honte, si la France n'eût pas été d'avance trahie et livrée entre ses mains. Tandis que l'armée angloise étoit occupée à ce siége, le dauphin, qui résistoit à peine au duc de Bourgogne, voyant un nouvel ennemi prêt à fondre sur lui, essaya de traiter avec Henri, qui accepta la négociation, la fit durer tout le temps qu'il jugea nécessaire à ses intérêts, et la rompit en faisant des propositions absurdes qu'il fallut rejeter. (1419.) Déjà les Anglois étoient répandus dans l'Île-de-France, et faisoient des incursions jusque dans les faubourgs de Paris. Le dauphin, au désespoir, ne voit plus de ressources que dans une réconciliation avec le duc de Bourgogne: il fait faire auprès de lui des démarches qui sont accueillies; il en résulte une entrevue à Poissy-le-Fort, où les deux princes se donnent des témoignages très-vifs de confiance et d'amitié qui pouvoient être sincères de la part du dauphin, mais qui, suivant toutes les probabilités, n'étoient qu'une nouvelle perfidie de l'infâme Bourguignon. Ils signèrent un traité dans cette conférence, et il y fut convenu qu'ils se reverroient le 18 août suivant à Montereau-Faut-Yonne. Dans cette seconde entrevue, Jean-sans-Peur est poignardé par les gens de la suite du dauphin. Les historiens ont tellement varié sur les circonstances de ce meurtre, qu'on ignorera probablement toujours s'il étoit prémédité, et si le jeune prince fut réellement ce complice d'un assassinat que rien ne peut justifier, quoiqu'il eût été commis sur un des hommes les plus exécrables qui aient jamais existé. Son caractère, naturellement doux et humain qui ne se démentit pas un seul instant dans tout le cours de sa vie, porte à croire qu'il n'avoit aucune connoissance du complot, et qu'il l'eût empêché, s'il l'avoit connu. D'ailleurs, pourquoi supposer un complot? N'est-il pas plus naturel de penser que le duc de Bourgogne, accoutumé à tous les crimes, ayant voulu commettre ici le plus détestable de tous en s'emparant de ce dernier rejeton de la famille royale, dont il avoit d'ailleurs promis la ruine à l'usurpateur, fut tué dans le cas d'une légitime défense[102]?

Quoi qu'il en soit, ce meurtre, loin d'avancer les affaires du dauphin, les rendit encore plus mauvaises. L'odieuse Isabelle se lia contre son propre fils avec Philippe-le-Bon, fils et successeur de Jean-sans-Peur; et ce jeune prince, aveuglé par la vengeance, n'eut pas honte de seconder les projets formés par le roi d'Angleterre pour la destruction de sa propre maison. Le résultat de leur triple alliance fut cette convention inouïe signée à Troyes le 21 mai, par laquelle Henri V, devenu l'époux de la princesse Catherine, est déclaré régent et héritier du royaume après la mort de Charles VI.

(1420.) Cette même année les deux rois firent leur entrée à Paris le premier dimanche de l'Avent. Charles VI fut conduit à l'hôtel Saint-Paul, où la coupable Isabelle, désormais sans honneurs et sans crédit, fut obligée de le suivre. Le roi d'Angleterre se logea au Louvre. Bientôt les taxes multipliées, les outrages et les violences de toute espèce apprirent aux Parisiens la différence qu'il y a entre le règne du souverain légitime et celui de l'étranger. Insolents et mutins sous l'autorité paternelle de leurs rois, ils se montrèrent dociles et même rampants sous celle de leurs oppresseurs. Telles sont les bassesses du cœur humain, lorsqu'il est livré à sa corruption.

Le 23 décembre, le roi tient un lit de justice où dominent les juges vendus à Henri V. Les auteurs de l'assassinat du duc de Bourgogne y sont déclarés criminels de lèse-majesté, et par conséquent indignes de toute succession. Le roi, dans cette déclaration, ne parle du roi d'Angleterre qu'en le qualifiant de son très amé fils, héritier et régent du royaume, tandis que, parlant de son propre fils, il le nomme sans cesse Charles, soit-disant dauphin[103].

Cependant ce jeune prince ne se laissoit point abattre à des coups aussi rudes, et songeoit à reconquérir par la force un bien qui lui appartenoit si légitimement. Il faisoit fortifier les villes d'au-delà de la Loire, transportoit à Poitiers le parlement et l'université de Paris, et prenoit hautement le titre de régent du royaume. «Ainsi, disent nos historiens, on vit en même temps en France deux rois, deux reines, deux parlements, deux universités de Paris.»

(1421.) La bataille de Beaugé, gagnée par le maréchal de La Fayette sur le duc de Clarence, lieutenant-général de Normandie, qui y fut tué, en l'absence de Henri V son frère, repassé en Angleterre, rassure le dauphin. Le comte de Douglas, qui lui avoit amené sept mille Écossais, eut grande part à cette victoire, et fut fait connétable.

(1422.) Henri V repasse la mer et accourt pour se venger de la défaite de Beaugé; il livre plusieurs combats, et meurt à Vincennes le 31 août, âgé de trente-six ans. Il laisse la régence de France à son frère le duc de Bedfort, et celle d'Angleterre à son cadet le duc de Glocester.

Charles VI le suivit de près. Sa mort sauva la France, comme celle de Jean-sans-Terre avoit sauvé l'Angleterre.


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